143267.fb2 Pi?ge pour Catherine - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

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Épouvanté par l'effet de ses paroles, Gervais n'osait plus bouger et ne répondit pas. Alors, brusquement, elle se déchaîna, bondit sur lui et le saisissant par le col de son justaucorps crasseux, elle se mit à le secouer.

— Quelle preuve ? cria-t-elle. Vas-tu parler ? Quelle preuve ?...

Dis-le ou je te fais arracher la peau !

Avec un gémissement de terreur, Gervais glissa de ses mains et se laissa tomber devant elle, face contre terre. Il balbutia :

— Une de vos chemises... et aussi une lettre... une lettre d'amour...

ou plutôt un morceau de lettre.

Mais la jeune femme avait trop présumé de ses forces. Elle était exténuée et le mouvement violent qui l'avait jetée sur Gervais avait réveillé la douleur de son épaule. Elle ouvrit la bouche pour parler sans qu'aucun son n'en sortît. Alors ses yeux se révulsèrent et, battant l'air de ses bras, elle s'écroula sur les dalles à côté du prisonnier, sans connaissance.

Aussitôt, on se précipita. Bérenger qui durant toute cette scène violente avait conservé l'immobilité et le mutisme d'une statue se jeta à genoux pour soulever sa tête, mais déjà Nicolas Barrai se penchait et, glissant un bras sous les épaules de Catherine, un autre sous ses genoux, l'enlevait de terre aussi aisément que si elle n'eût rien pesé.

— Manquait plus que ça ! grogna-t-il furieux. Elle n'aurait jamais dû assister à cet interrogatoire. C'est un coup à la tuer, ajouta-t-il en considérant avec pitié le visage exsangue, marqué de grands cernes noirs, qui reposait sur son épaule.

L'abbé Bernard hocha la tête.

— De toute façon il aurait fallu lui raconter tout cela ! Emporte-la chez elle, Nicolas, confie-la à Sara, dis à celle-ci ce qui vient de se passer et puis reviens. J'ai encore besoin de toi.

— Qu'est-ce qu'on fait de ça ? demanda Couderc désignant Gervais de la tête. On le pend tout de suite ?

A son tour, l'abbé regarda le prisonnier. Et, dans son regard d'ordinaire si bienveillant et si doux, il n'y avait plus la moindre trace de miséricorde. Visiblement l'homme lui faisant horreur autant que le plan diabolique qu'il venait d'avouer.

— Non, dit-il froidement. On continue ! Gervais a encore bien des choses à nous apprendre. Par exemple, le nom de celui qui nous trahit.

Le danger qui menace messire Arnaud l'a fait oublier momentanément, mais il n'en devient que plus urgent de le connaître.

Le co-seigneur de Montsalvy alla prendre, sur l'escabeau, la place abandonnée par Catherine puis, lissant sur son genou la feuille où il avait noté les précédents aveux du prisonnier, il soupira :

— C'est à moi que tu vas répondre, maintenant, Gervais. Mais ne garde pas d'illusions : mes conditions seront les mêmes que celles de Dame Catherine. A cette différence près que j'y ajouterai l'absolution de tes péchés si tu te repens sincèrement... avant de te faire pendre !

Une heure plus tard, tandis que Catherine, veillée par Sara, dormait profondément sous l'effet d'un calmant généreusement administré, que Gervais, enchaîné, inaugurait l'un des cachots du donjon hâtivement débarrassé de trois saloirs, et que l'abbé Bernard, un pli soucieux au front, regagnait son monastère pour y attendre la suite des événements, Nicolas Barrai, escorté de quatre soldats, frappait à la porte d'Augustin Fabre, le charpentier, puis, n'obtenant pas de réponse, enfonçait ladite porte tandis que le bruit attirait aux fenêtres environnantes ou sur le pas des portes tout un assortiment de visages effarés, coiffés de bonnets de nuit, auprès desquels brillaient les fers de haches et les couteaux que chacun avait empoignés aussitôt, croyant à une attaque par surprise.

Depuis le début du siège, en effet, les gens de Montsalvy ne dormaient plus qu'avec des armes à portée de la main. Chez Gauberte Cairou, même, la meule à affûter tournait tous les jours. Il n'était jusqu'au fuseau de sa quenouille qui ne fût aussi acéré qu'un fer de lance et, dans ses rêves nocturnes, la toilière ambitionnait la gloire de la Pucelle, son héroïne personnelle.

Le jour commençait à se lever. Le cri enroué des coqs éclatait de partout. Pour la première fois depuis longtemps, il était pur de tout nuage et l'étoile du berger y brillait comme un gros diamant bleuté.

Aussi, le premier coup d'œil des citadins tirés de leur sommeil fut pour lui. De ce côté-là, du moins, leurs ennuis semblaient terminés.

Le second fut pour la maison éventrée de Fabre, dont Nicolas et ses hommes ressortaient bredouilles. La maison était vide. Augustin et Azalaïs avaient inexplicablement disparu.

Aussitôt, le sergent et ses hommes furent entourés d'un cercle avide de savoir ce que tout cela signifiait, un cercle vite augmenté de Gauberte qui habitait plus loin et qui accourait, une peau de mouton jetée sur sa chemise et brandissant sa fameuse quenouille.

Les quatre hommes qui avaient participé au coup de main de la nuit arrivèrent à leur tour, remontant du château. Bientôt, la petite place fut remplie de gens à peine vêtus qui parlaient tous à la fois et brandissaient des armes variées sans trop savoir pourquoi.

Nicolas comprit qu'il lui fallait donner les explications sous peine de voir le rassemblement se changer en émeute.

Escaladant la fontaine, il se tint debout sur la margelle de pierre et, les bras étendus, à la manière d'un chef d'orchestre, il tenta d'endiguer le vacarme. Ce n'était pas facile, car tout ce monde criait d'autant plus fort qu'il ne savait pas pourquoi. Mais la curiosité de Gauberte était de celles qui ne se pouvaient museler. Grimpant auprès de Nicolas, elle poussa quelques beuglements si vigoureux que le silence revint comme par enchantement, aucun poumon montsalvois ne pouvant rivaliser avec les siens. Elle laissa alors planer sur l'assemblée un regard satisfait.

— Vas-y, Nicolas ! Dis-nous ce qui se passe !

S'improvisant orateur, ce qui n'alla pas sans peine, le sergent rapporta les événements de la nuit sans rien omettre. Il dit les aveux arrachés à Gervais par la terreur, le piège tendu à Arnaud de Montsalvy, la faiblesse de Catherine et, enfin, comment, acculé dans ses derniers retranchements par l'impitoyable précision des questions de l'abbé, Gervais avait fini par désigner comme ses complices le menuisier, sa fille et la sorcière locale, la Ratapennade, coupable d'avoir fourni le poison dont Gonnet d'Apchier s'était muni. Il dit enfin comment Augustin Fabre, victime des sentiments fort peu paternels que lui inspirait la fille de sa défunte épouse, était tombé entièrement sous l'empire d'Azalaïs. À entendre Gervais, la beauté provocante de la dentellière avait fait de cet homme, jadis honnête et paisible, l'esclave d'un monstrueux désir que la belle manipulait aussi aisément qu'un pantin... pour s'en moquer d'ailleurs quand, avant qu'il ne fût chassé, elle rejoignait Gervais derrière le moulin. Car, en attisant l'ambition de cette fille, en faisant miroiter à ses yeux avides des possibilités d'avenir qu'elle le croyait parfaitement capable de réaliser, en flattant sa vanité, Gervais Malfrat, fort habile aux jeux de l'amour, n'avait pas eu tellement de peine à en obtenir ce qu'elle refusait avec tant de dédain aux autres garçons.

Bien sûr, Fabre ignorait qu'Azalaïs fût la maîtresse du vaurien et c'était lui qui, sur le chemin de ronde, avait tenté d'assassiner la dame de Montsalvy sur l'ordre de son étrange fille : en échange de ce beau service, elle lui avait promis de se donner enfin à lui ! Cette idée avait dû rendre fou le bonhomme et, pour posséder ce corps dont la grâce hantait ses nuits, il eût été aussi bien poignarder l'abbé Bernard en plein milieu de la grand- messe.

Quant à Azalaïs elle-même, c'était elle qui avait non seulement livré à Gervais l'une des chemises de Catherine, dont elle devait réparer la dentelle, mais qui, de plus, avait écrit la fameuse « lettre d'amour » en contrefaisant l'écriture de la châtelaine. Artiste véritable et douée d'une grande habileté, la dentellière savait non seulement écrire, mais dessiner et, de ce double talent, elle avait tiré aisément celui de la contrefaçon. Le tout avait été, comme les autres messages à Gervais, descendu par Fabre, au moyen d'une corde, de nuit et durant ses tours de garde à un point convenu du rempart...

Les clameurs qui saluèrent le discours de Nicolas s'élevèrent si furieusement que, du haut des tours et des chemins de ronde, les guetteurs se penchèrent sur l'intérieur de la ville. La petite place avait l'air d'un chaudron de sorcière et bouillonnait de têtes hurlantes, d'yeux flamboyants et de bras qui agitaient un assortiment hétéroclite d'instruments que la nécessité pouvait rendre meurtriers.

Une fois de plus, ce fut Gauberte qui résuma le sentiment commun

: — L'Augustin et l'Azalaïs, il nous les faut ! brailla-t-elle.

Et, brandissant sa quenouille avec autant de conviction que Jeanne d'Arc son étendard fleurdelisé, elle sauta de la fontaine et fonça vers la maison du charpentier, entraînant après elle un flot tumultueux qui s'engouffra tant bien que mal dans l'atelier, malgré les protestations du sergent qui jurait par tous les saints du Paradis avoir tout passé au peigne fin. Encore dut-il se lancer au secours de la maison bourrée à éclater pour empêcher Gauberte et ses furieux d'y mettre le feu, ce qui n'eût pas manqué de faire flamber la moitié de la ville.

Par ailleurs, force fut de se rendre à l'évidence. Mystérieusement prévenus du danger que leur ferait courir la capture de Gervais Malfrat si elle se produisait, Azalaïs et son père avaient choisi la fuite et disparu comme par enchantement, sans laisser la moindre trace, ni d'ailleurs la moindre marque de précipitation. La maison du charpentier, au moment où Nicolas et ses hommes en avaient enfoncé la porte, était parfaitement en ordre. Les lits n'étaient pas défaits et la vaisselle était en place. Seuls les vêtements et quelques objets personnels avaient disparu...

Quand Gauberte et sa suite ressortirent sur la place, le silence était revenu. Chacun cherchait à comprendre comment Fabre et Azalaïs avaient pu disparaître aussi complètement. Comment, aussi, ils avaient pu être prévenus de ce qui s'était décidé au Conseil, dont le charpentier ne faisait pas partie...

— Faudrait savoir qui les a renseignés, conclut Nicolas. L'un de nous a eu la langue trop longue, c'est sûr...

Sa tête casquée tourna lentement et son regard chercha ceux de tous les « consuls » qui se trouvaient dans la foule, aussi bien ceux qui avaient participé au coup de main de la nuit que les autres. Mais personne ne broncha.

— Bon ! fit-il. Alors on va chercher. Fouillez partout, vous autres !

cria-t-il à ses soldats, et n'oubliez rien, ni cave, ni grenier, ni même les poulaillers ou les étables. Il faut les retrouver !...

— On va t'aider, déclara Gauberte. Cette affaire-là, ça nous regarde tous. Allez, les gars ! Quelques volontaires pour aider les hommes d'armes...

Des volontaires, il y en eut à remuer à la pelle. Tout le monde était prêt à se lancer à la traque d'un traître qui s'était révélé doublé d'un assassin. Mais, avant que Nicolas n'eût distribué les escouades de volontaires hâtivement formées, le cri d'un guetteur éclata dans le ciel rouge de l'aurore :

— Venez voir !

Sans demander davantage, la foule s'élança à l'assaut du rempart.

C'était Martial, l'un des fils Malvezin, qui avait appelé. Agenouillé sur un créneau, sa vouge appuyée contre un merlon, il regardait, en bas des murailles, une chose qu'il désigna du bras. Instantanément, les créneaux se peuplèrent. On se pencha et une même exclamation de stupeur s'échappa de toutes les poitrines : sur le revers du fossé, le corps disloqué d'Augustin Fabre gisait, la face tournée vers le ciel et les yeux grands ouverts, un carreau d'arbalète planté dans la poitrine...

Par habitude, plus que par vrai respect, les bonnets de nuit quittèrent les têtes.

— Comment est-il venu là ? fit quelqu'un. Et où est sa fille ?

La réponse à la première de ces deux questions fut aussitôt trouvée

: au dernier créneau, avant la boursouflure d'une tour, une corde pendait le long de la muraille.

— Il sera tombé ! souffla une voix oppressée. Descendre comme ça d'un rempart, c'était pas un exercice pour un homme de son âge...

— Et le carreau ? riposta Martial Malvezin. Il l'aura ramassé aussi en tombant ?

— On lui aura tiré dessus. Les gens d'en face savaient peut-être pas qu'il travaillait pour eux.

On sentait que tous ces gens étaient troublés par la mort de Fabre.

Il y avait si peu de temps encore qu'il était l'un des leurs sans que personne pût supposer qu'il s'était déjà détaché de la communauté. Il y avait, dans le ton impressionné des voix, une espèce de considération qui révolta Gauberte :

— Ouais ! s'écria-t-elle. Mais il est tout seul sur son fossé, l'Augustin ! Normalement, ils devraient être deux. Où est-ce qu'elle est passée, la belle Azalaïs ? Bien sûr, ça paraît difficile d'imaginer qu'elle ait emprunté le même chemin...

— Et pourquoi donc pas ? C'est un vrai chat cette fille-là ! Elle a le diable au corps et elle doit être capable de passer par le trou d'une aiguille aussi bien que de glisser le long d'une montagne sans se blesser. J'ai toujours dit qu'elle était un peu sorcière, conclut Martial avec humeur.

En effet, il avait longtemps soupiré après la belle dentellière sans rien en obtenir d'autre que des rires et des moqueries dont il lui gardait rancune.

Sans quitter des yeux le corps brisé qui semblait le fasciner, le sergent Barrai repoussa son chapeau de fer et se gratta la tête en soupirant.

— Martial a raison. Quelque chose me dit qu'on ne la retrouvera pas ! En tout cas, voilà le pauvre Fabre péri à la face du Ciel sans que personne se soucie de lui donner une honnête sépulture.

Le cadavre, en effet, avait quelque chose de plus misérable, de plus tragiquement abandonné que tout autre. Il était tombé là, sur le revers boueux du fossé, à mi-chemin de la ville - où son âme s'était perdue aux mains d'une diablesse - et du camp ennemi, tranquille à cette heure, dont cependant il avait attendu autre chose qu'une blessure mortelle. Mais, indifférents à cette misérable dépouille, les routiers vaquaient aux travaux du matin, allumant les feux de cuisine et profitant du beau temps revenu pour sécher leurs hardes et faire un peu de nettoyage.

Le soleil, qui venait de crever l'horizon et de bondir dans le ciel, déversait sur la campagne ravagée une orgie de rayons déjà chauds. Et rien, hormis ce corps sanglant, n'aurait pu laisser supposer qu'entre ce camp bourdonnant d'activité et cette cité momentanément tranquille la haine, la fureur, la peur et la cupidité avaient tendu un rideau de fer.

Mais il y avait le corps avec sa plaie béante, sa face tordue par le dernier spasme, et chaque chose reprenait à la fois sa place et sa signification.

— Espérons que ces faillis chiens l'enterreront, soupira Gauberte en guise de conclusion. Après tout, il a été trahi autant que nous l'avons été par lui et il a payé bien cher. Faudra demander à l'abbé un bout de prière pour sa pauvre âme parce que ce n'est pas lui le plus coupable !

Et, serrant plus étroitement contre elle sa peau de mouton, comme si, tout à coup, elle sentait le froid de la mort s'insinuer en elle, la grosse toilière fourra sa quenouille sous son bras et, sans plus s'occuper de personne, rentra chez elle pour nourrir sa nichée.

Le chemin de ronde se vida silencieusement, à l'exception des hommes de garde qui reprirent leur monotone faction.

Pendant ce temps, au château, Catherine revenait à l'amère réalité que le soleil, entrant à flots rutilants par les vitraux coloriés de sa chambre, ne parvint pas à éclairer. Ce fut pour apprendre de la bouche de Sara que l'abbé Bernard venait d'arriver et la demandait.

— Je peux lui dire de revenir si tu ne te sens pas mieux, proposa Sara. Tu nous as encore fait une belle peur.

— Non. C'est inutile. Moi aussi il faut que je lui parle. S'il n'était pas venu, je l'aurais fait demander.

— Mais dis-moi au moins comment tu te sens ?

La jeune femme eut un sourire sans gaieté :

— Mieux, je t'assure. Ce que tu m'as donné m'a fait du bien. Et puis, tu sais, ce n'est plus guère le moment de m'attendrir sur mon sort ou de me dorloter dans mes draps. Si Gonnet d'Apchier parvient à ses fins, mieux vaudrait pour moi mourir tout de suite.

— Tu me permettras d'en juger autrement. Je vais chercher l'abbé.

— Non. Conduis-le dans mon oratoire. Dans ce que nous allons dire, il vaut mieux que Dieu soit en tiers, car jamais je n'ai eu autant besoin de son secours. Reviens seulement m'apporter quelque chose de chaud. Il me faut reprendre des forces.

Sara eût cent fois préféré que Catherine demeurât dans son lit ; cependant, elle n'insista pas. Elle savait que ce serait peine perdue.

Certes, la jeune femme avait une mine affreuse et les traits tirés, mais il y avait aussi au coin de sa bouche un pli obstiné que l'ancienne fille de Bohême connaissait bien. Lorsqu'il se creusait, Sara sentait qu'il lui fallait abandonner Catherine à elle- même, la laisser aller jusqu'au bout de sa résolution, même si cela signifiait qu'il lui faudrait, du même coup, aller jusqu'au bout d'elle-même, ou peut-être même au-delà.

Elle sortit donc, guida l'abbé Bernard jusqu'à l'oratoire, puis revint avec un bol de lait sucré au miel qu'elle tendit sans un mot.

Pendant sa courte absence, Catherine avait quitté son lit, non sans peine d'ailleurs. Les premiers pas hasardés sur le carrelage rouge et noir de la chambre avaient été plus qu'incertains. La jeune femme sentait que la tête lui tournait, reprise par l'une de ces brusques migraines qui inquiétaient si fort Sara. Mais elle se raidit, obstinée à vaincre sa faiblesse. Il fallait, pour son salut, pour celui d'Arnaud, et surtout pour celui de leur bonheur commun, qu'elle réussît à vaincre ce corps rétif, habituellement si souple et si obéissant, et qui refusait de l'aider au moment où elle en avait le plus besoin. Leur vie, à tous les deux, ne dépendait plus que d'elle seule et il fallait pouvoir combattre. Plus tard, quand l'ouragan serait passé... s'il passait jamais, elle pourrait songer à elle-même, à sa santé, à ses nerfs mis à si rude épreuve...

Elle se cramponna à l'une des colonnes de son lit et debout, refusant la tentation des coussins par peur de ne plus pouvoir s'en arracher, elle attendit que passât le vertige qui faisait tourbillonner les murs.

Quand ils s'arrêtèrent enfin, comme un manège à bout de course, elle alla lentement prendre sa robe brune ourlée de vair et s'y pelotonna plus qu'elle ne s'en revêtit.

Dans la pièce voisine, elle entendit la voix du petit Michel qui répondait avec autorité au joyeux gazouillis du bébé Isabelle. Le grand frère avait décidé de se charger d'inculquer à sa petite sœur les premiers rudiments de la conversation et il se livrait à sa tâche avec le sérieux précoce qu'il apportait dans tout ce qu'il faisait.

Attendrie, Catherine eut la tentation d'aller vers eux pour la joie de les serrer dans ses bras et retremper son courage dans leur tendresse spontanée, mais elle se refusa cette joie pour ne pas les effrayer. Le masque tragique reflété par son miroir n'était pas fait pour les yeux des enfants. Doucement, elle alla fermer plus soigneusement la porte de communication, but le lait que lui tendait Sara en la regardant fixement, puis, d'un pas dont la fermeté apparente devait tout à sa volonté, elle se dirigea vers son oratoire sans que Sara eût même esquissé le geste de lui offrir son bras. Cela aussi serait inutile.

L'oratoire occupait une tourelle. En y pénétrant, Catherine trouva l'abbé Bernard agenouillé devant le petit autel de granit où, sous l'ogive bleue et blonde d'un vitrail, brillait l'or du grand crucifix.

C'était une toute petite chapelle, faite pour les méditations solitaires d'une noble dame, mais elle renfermait, en plus de sa croix orfévrée, le précieux trésor personnel de Catherine : une Annonciation due au pinceau de Jean Van Eyck, le vieil ami de jadis.

Sur un étroit panneau de peuplier, l'artiste avait peint une petite Vierge, étonnamment virginale et pure dans les plis extravagants d'une immense robe de faille bleue sur laquelle se déroulaient les anneaux dorés d'une chevelure à peine retenue autour du front par un cercle serti de pierreries. Le visage légèrement détourné, la main levée dans un joli geste craintif, elle évitait de regarder l'ange somptueux et gentiment gouailleur qui, sourire futé et regard tendre, lui offrait une fleur en inclinant légèrement devant elle sa tête aux longues boucles brillantes, couronnée d'un diadème orfévré. La dalmatique de l'Ange et ses grandes ailes diaprées, toutes cousues de gemmes scintillantes, en faisaient une fabuleuse apparition, contrastant avec la simplicité, relative d'ailleurs, de la petite vierge, mais celle-ci avait le visage de Catherine, ses grands yeux couleur d'améthyste et son incomparable chevelure dorée. C'était une Catherine toute jeune, timide et tendre, semblable à la jeune fille qui, un soir, sur la route de Péronne et en compagnie de son oncle Mathieu, avait ramassé Arnaud de Montsalvy inerte et sanglant dans son armure noire souillée de boue. Et c'était à cause de cela que l'ombrageux capitaine avait laissé s'ouvrir les portes de sa demeure devant un chevaucheur de la Grande Écurie de Bourgogne qui, au matin de la Noël précédente, avait mis pied à terre dans la neige épaisse de la cour d'honneur. L'homme n'était pas seul avec le tableau, soigneusement empaqueté de toiles fines et de laines épaisses, qu'il portait devant lui comme un enfant : des hommes d'armes l'accompagnaient, une forte escorte et sans doute les premiers cavaliers bourguignons qui, depuis la paix d'Arras, eussent foulé le sol de France.

Certes, le premier mouvement d'Arnaud avait été de colère. Le seul nom du duc Philippe avait encore le pouvoir de le jeter hors de lui-même et la vue de ses armoiries lui faisaient toujours l'effet d'un chiffon rouge promené sous le nez d'un taureau grincheux. Mais la lettre qui accompagnait l'envoi n'était pas de la main du prince. C'était Jean Van Eyck lui-même, qui l'avait écrite :

« Celui qui est toujours votre ami fidèle est heureux de pouvoir vous le dire sans passer pour un traître et de vous souhaiter un doux Noël dans un pays où les frères ont cessé de se haïr. Acceptez, par grâce, cette Annonciation qui vous ressemble et qui se veut celle de la paix. La mémoire de votre humble serviteur lui a servi de modèle pour l'exécuter... ainsi que son cœur. Jean. »

L'œuvre était charmante, la lettre aussi. Catherine, les larmes aux yeux, accepta l'une et l'autre non sans remarquer en rougissant :

— Je ne suis plus si jeune... ni si belle.

— Jeune, tu le seras éternellement, avait alors grogné Arnaud, et belle tu l'es chaque jour un peu plus. Mais je suis heureux de voir cette jeune fille entrer dans ma maison car c'est ainsi que tu aurais dû y pénétrer si je n'avais été si stupide...

Et l'Annonciation avait pris place dans l'oratoire où, chaque matin et chaque soir, Catherine venait s'agenouiller un instant devant elle.

C'était une manière comme une autre de se retremper dans sa jeunesse et elle y trouvait toujours la même joie. Le petit Michel, lui, adorait cette image où sa mère et la reine du Ciel se confondaient sur le bois comme elles se confondaient un peu dans son esprit.

En pénétrant dans la minuscule chapelle, le regard de Catherine, tout naturellement, chercha le tableau, s'accrocha au sourire de l'ange et le charme quotidien opéra : elle se sentit mieux, plus forte et l'esprit plus libre, comme si le divin adolescent lui avait insufflé un peu de son ardeur à vivre.

Silencieusement, elle vint s'agenouiller auprès de l'abbé, joignant ses mains froides sur l'accoudoir de velours du prie-Dieu.

Sentant sa présence, il tourna la tête vers elle, fronça les sourcils et constata :

— Vous êtes bien pâle. Ne feriez-vous pas mieux de rester au lit ?

— Je me reproche déjà le temps que m'a fait perdre ma faiblesse de cette nuit. Il ne m'est plus possible,

sachant ce que je sais, de rester au lit. Je ne sais pas s'il me sera encore permis de dormir tant que l'angoisse ne m'aura pas quittée. Voyez-vous, mon Père, quand j'ai su ce que ces... gens ont machiné pour nous perdre, il m'a semblé que la vie se retirait de moi et que...

— Cessez donc de chercher des excuses à votre souffrance, Dame Catherine ! Moi-même, j'ai vacillé un moment, je l'avoue, devant une perfidie si profonde, mais c'est peut-être l'indignation que j'en ai éprouvée qui m'a permis de prendre votre suite sans faiblesse... et sans pitié. Gervais Malfrat n'a fait aucune difficulté pour avouer tout ce que nous désirions savoir. Et sa peau est intacte.

En quelques phrases, Bernard de Calmont d'Olt mit la châtelaine au courant de ce que ses vassaux savaient déjà en y ajoutant la fin lamentable d'Augustin Fabre.

— Il nous reste, fit-il en manière de conclusion, à essayer de retrouver Azalaïs, si la chose est encore possible... et à statuer sur le sort de Gervais. Maintenez- vous la sentence de mort que vous lui avez annoncée ?

— Vous savez bien que je n'ai pas le choix, Votre Révérence !

Personne, ici, ne comprendrait que je fasse grâce et personne ne me le pardonnerait. Je crois que nos gens auraient l'impression qu'on les trahit. Et ce serait inciter Martin Cairou à frapper lui-même, ce qu'aucune force humaine ne pourrait l'empêcher de faire. C'est donc son âme, à lui, que je mettrais en péril si je me laissais aller à une pitié, d'ailleurs parfaitement injustifiée. Gervais sera pendu ce soir.

— Je ne peux vous donner tort et je sais ce qu'il vous en coûte.

J'enverrai l'un de mes frères au donjon, tout à l'heure, pour le préparer à mourir. Mais ce n'est pas cela, n'est-ce pas, qui vous tient le plus à cœur ?

— Non, murmura sourdement la jeune femme. Le péril qui menace mon époux est trop grand. À cette heure, le bâtard d'Apchier galope sur la route de Paris, portant ce que vous savez. Il faut le rattraper. Songez qu'il n'a que trop d'avance.

Quatre jours ! Une avance possible à rattraper si le Ciel est avec nous et si Gonnet rencontre des obstacles sur sa route. Dieu sait qu'il n'en manque pas sur les grands chemins de ce malheureux pays ! Mais notre envoyé ne serait pas davantage à l'abri des mêmes obstacles. Je ne vous cache pas, mon amie, que depuis les aveux de Gervais je ne cesse de tourner et de retourner ce problème dans ma tête... un problème d'autant plus ardu que nous n'avons pas, comme les Apchier, la possibilité de quitter la ville comme nous voulons. Nous sommes assiégés, hélas !

— Tout porte à croire que le siège n'a pas empêché Azalaïs de nous fausser compagnie. Ce qu'une femme a réussi, pourquoi donc un homme ne l'accomplirait-il pas ?

— C'est exactement ce que sont venus me dire quelques-uns de vos vassaux... le jeune Bérenger en tête. Ce garçon, qu'une bataille fait pâlir, n'en est pas moins prêt à courir sus tout seul à un guerrier aussi redoutable que le bâtard pour sauver messire Arnaud. Il prétend n'avoir aucune difficulté à évoluer le long d'un rempart au bout d'une corde et je l'ai laissé piaffer dans la cour attendant votre réponse.

— Ma réponse ? fit Catherine amèrement. Demandez-la au cadavre de Fabre qui va se défaire sous nos yeux, livré aux bêtes et aux intempéries pendant des jours ! Bérenger n'est qu'un enfant : je ne veux pas le sacrifier.

— Quel que soit celui qui tentera de descendre des murailles, il aura bien peu de chances de s'en tirer vivant. L'ennemi fait bonne garde et... Écoutez !...

Un affreux vacarme venait d'éclater au-dehors fait du fracas des armes et des cris qui éclataient de part et d'autre : l'ennemi attaquait, essayant sans doute de profiter de cette espèce de détente qu'avait apportée le retour du soleil.

Un instant, la châtelaine et le prêtre écoutèrent en silence puis, presque en même temps, ils se signèrent.

— Il va encore y avoir des morts et des blessés ! soupira Catherine.

Combien de temps tiendrons-nous ?

— Pas bien longtemps, je le crains. Tout à l'heure, je suis monté au clocher de l'église et j'ai inspecté le camp de l'ennemi. Une partie d'entre les hommes est en train d'abattre des arbres et les charpentiers sont à la tâche : ils vont construire des tours de siège. D'autres tuaient les bêtes que l'on n'a pu faire rentrer dans la ville et les écorchaient pour étendre leurs peaux sur le bois et le mettre à l'abri du feu. Il nous faudrait une aide rapide sinon nous devrons parlementer... et sans doute capituler !

Le pâle visage de la jeune femme devint encore plus blanc.

Capituler ? Elle connaissait déjà les conditions et s'il lui était indifférent de livrer aux griffes des Apchier tout le contenu de sa maison, il n'en allait pas de même pour sa personne. La reddition signerait son arrêt de mort, car elle n'accepterait jamais d'entrer au lit du loup du Gévaudan.

— Dans ce cas, soupira-t-elle, il n'y a plus qu'une solution : c'est moi qui dois emprunter le chemin suivi par la dentellière ! Que je meure là ou de ma propre main pour échapper à Bérault, peu importe.

Et si je réussis, nul n'aura plus de poids que moi auprès de mon époux.

Ma présence, j'imagine, réduira à néant les accusations de Gonnet.

L'abbé hocha la tête, plus soucieux que jamais.

— Je m'attendais à ce que vous me proposiez cela. Mais, Dame Catherine, outre que personne n'accepterait pareil sacrifice ici, ce serait folie dans l'état de faiblesse où vous vous trouvez.

— Je vais mieux... et personne n'a besoin de savoir. Mais puisque je n'ai pas encore tellement de forces, pourquoi ne pas employer le moyen qui avait si bien réussi à saint Paul pour quitter Damas ?

De la plus imprévisible façon à une minute aussi grave, l'abbé Bernard se mit à rire.

— Vous faire descendre dans un panier ? J'avoue que je n'y aurais pas pensé ! Non, Dame Catherine, c'est impossible ! Mais j'ai peut-

être mieux à vous offrir...

Surprise, elle le regarda plus attentivement. Il y avait, dans ses yeux gris, une lueur combative et sur ses traits une détermination nouvelle.

— Vous admettez donc que j'ai raison de vouloir tenter moi-même de rejoindre Arnaud ?

Aussitôt, il redevint grave et, posant une main sur l'épaule de la jeune femme, il déclara lentement :

— Non seulement je l'admets... mais je vous en aurais priée si vous ne l'aviez proposé. Il est inutile de se leurrer plus longtemps : le secours, quel qu'il soit et à moins que ceux d'Aurillac et le bailli des Montagnes n'acceptent de s'en mêler, arrivera trop tard. Il ne faut pas que Bérault d'Apchier puisse vous trouver ici le jour où il me faudra le laisser entrer. Vous devez donc partir, mais vous ne partirez pas seule

: vos enfants non plus ne peuvent rester ici. Ce serait trop risqué.

— J'avais pensé les cacher parmi ceux d'une ou deux autres familles, sous la garde de Sara...

— Non. Votre absence mettra Bérault dans une suffisante rage.

Son premier soin serait de les faire chercher pour s'en faire un outil de chantage et vous obliger à revenir. Il est rusé et certaines vérifications sont faciles à faire. Non, mon amie, il vous faut m'écouter : vous partirez d'ici avec vos enfants, Sara et même Bérenger. Vous gagnerez Carlat où vous pourrez laisser les enfants et Sara. Ils y seront en sûreté. Ensuite vous continuerez votre chemin vers Paris d'où vous nous rapporterez le salut : nul n'aura plus de pouvoir auprès du Roi et du Connétable pour obtenir une troupe que votre époux ne demanderait peut-être pas par trop grand orgueil. Vous nous reviendrez avec une armée, surtout si Paris tombe... et vous ferez place nette !

A mesure que l'abbé parlait, l'imagination de Catherine suivait le déroulement du plan. Oubliant fatigue et souffrance, elle se voyait déjà courant les grands chemins comme autrefois, gagnant Paris, dénonçant les Apchier et leur bâtard, retrouvant là-bas ses amis et singulièrement Tristan l'Hermite en qui le Connétable de Richemont avait telle confiance. Elle se voyait encore agenouillée devant le roi Charles et réclamant justice, une justice qu'on ne lui refuserait pas, puis revenant vers Montsalvy, en chassant les pillards pour y ramener la paix et le bonheur...

Était-ce le soleil qui maintenant pénétrait à flots dans la petite Chapelle ? La chaleur et la joie qu'il apportait envahirent la jeune femme... pour s'en retirer d'ailleurs aussitôt.

Dehors, le fracas du combat continuait et la rappelait à une dure réalité. Pouvait-elle partir, emmenant ce qui lui était le plus cher, et laisser la ville, « sa » ville, aux prises avec les souffrances qui l'attendaient ? L'abbé venait de dire que Bérault d'Apchier chercherait à se venger sur les enfants de la fuite de leur mère. Qui pouvait dire comment il réagirait en trouvant toute la famille envolée ? Combien de malheureux feraient les frais de sa rage ? Et comment, ensuite, Catherine pourrait-elle regarder en face les parents de ceux qui auraient ainsi payé pour elle ? Pour elle qui les aurait abandonnés au plus fort du danger ?

La main maigre de l'abbé pesa plus lourdement sur son épaule, forçant son attention à revenir vers lui.

— L'autre jour, vous m'avez dit de ne plus voir en vous une femme, mais le seigneur de Montsalvy. Aujourd'hui je vous dis : je suis co-seigneur de cette ville et, outre la charge des corps, j'ai aussi celle des âmes. C'est en pleine connaissance de cause que je vous demande de partir parce que vous êtes la seule à pouvoir faire cesser l'épreuve qui nous attend. Vous devez me faire confiance. Nous « tiendrons » aussi longtemps que cela sera possible, soyez-en certaine ! Mais si nous sommes contraints d'ouvrir nos portes, c'est à moi... à Dieu dont je suis le mandataire, que Bérault d'Apchier aura affaire et il reculera devant la malédiction comme il a déjà reculé devant l'ostensoir, au jour de la mort de notre frère Amable ! J'ai su me battre, jadis, et si j'ai rejeté les armes de guerre, je crois savoir encore parler aux hommes.

Croyez-moi, j'aurai plus facilement raison de Bérault d'Apchier quand vous serez loin et quand je n'aurai plus à compter que sur sa cupidité.

Il n'osera pas porter la main sur moi, d'autant moins qu'il aura à redouter les conséquences de votre fuite. Je lui donnerai tout ce que je pourrai trouver d'or, quitte à piller le monastère, votre château et les plus riches demeures du pays, mais il entendra aussi la voix de la raison.

— Quel genre de raison pensez-vous faire admettre à pareil brigand ?

— Celle des pillards. Je lui ferai craindre le châtiment, les représailles royales et il comprendra que plus il commettra de crimes, plus lourde sera la facture ! Ou je me trompe fort, ou il se contentera d'un profit substantiel. Partez sans crainte. D'ailleurs, il y a encore de la ressource dans cette ville et nous ne sommes pas aux mains de Bérault !

En effet, des cris de triomphe partaient maintenant du rempart, joints à de grosses plaisanteries braillées à pleins poumons à l'intention de l'ennemi. L'assaut devait être encore une fois repoussé...

Décidément, les gens de Montsalvy savaient se battre.

Pour la première fois, un léger sourire vint éclairer le visage tendu de la châtelaine.

— Il est difficile de vous contredire, Révérend Père, quand vous avez décidé de convaincre. Vous savez, en effet, parler aux hommes...

et aux femmes. Pourtant, je dois vous faire toucher du doigt une étrange contradiction dans vos paroles : vous me refusez l'idée que j'ai eue d'imiter saint Paul... et vous me dites de partir avec mes enfants, Sara et Bérenger. Mais comment ? Mais par quel chemin ? Auriez-vous des ailes à nous offrir et pourrons-nous prendre notre vol du haut du donjon ?

Un grand, un magnifique sourire s'épanouit brusquement sur le visage maigre de l'abbé.

— Autrement dit, vous me prenez pour un fou ? Je reconnais, d'ailleurs, que les apparences sont contre moi. Mais venez, j'ai quelque chose à vous montrer.

— Quelque chose ? Quoi donc ?

— Venez toujours, vous verrez bien...

Aiguillonnée par une curiosité plus forte qu'elle- même, Catherine, relevant sa robe à deux mains, allait déjà se précipiter vers la porte basse quand, soudain, elle s'arrêta. Se retournant, elle posa son regard sur l'Annonciation, sa petite Vierge timide et son Ange malicieux.

— Si -Bérault d'Apchier doit piller ma maison, l'abbé, je vous supplie d'en ôter ce tableau et de le cacher. J'y tiens plus qu'à tout le reste ! Il suffira de l'emballer et de le murer dans une cave, mais je ne peux pas supporter l'idée de le savoir sous la griffe des pillards.

— Soyez tranquille, j'y veillerai... Il est des choses que seules des mains pures peuvent toucher.

À la suite de l'abbé, Catherine traversa la cour de l'abbaye qui regorgeait de monde. On apportait, en effet, une dizaine de blessés, victimes du dernier assaut, et on les déposait dans la salle de la maison des hôtes où les moines s'empressaient autour d'eux. Sara aussi était là avec une montagne de charpie, des jarres de vin et d'huile et ses meilleurs onguents.

Mais la châtelaine et le prêtre se contentèrent de s'informer de la gravité des cas, de distribuer l'une quelques bonnes paroles, l'autre quelques bénédictions et poursuivirent leur chemin. Ils franchirent la clôture et pénétrèrent dans le cloître, vide et silencieux.

Le bruit de la cité et même celui qui régnait alors dans les autres parties du monastère semblaient s'arrêter à cette barrière d'ogives basses, courant autour d'un enclos bordé de petit buis.

L'abbé guida sa compagne le long du déambulatoire mais, comme ils atteignaient la section appuyée au chevet de l'église, la jeune femme vit qu'une large dalle avait été levée et se tenait debout, pareille à une sentinelle, le long de l'ouverture rectangulaire qu'elle découvrait. Tout en s'approchant, Catherine aperçut les premières marches d'un escalier qui s'enfonçait sous le cloître.

Comme elle tournait vers l'abbé Bernard des yeux interrogateurs, celui-ci mit un doigt sur ses lèvres puis, rentrant un instant dans la sacristie, en ressortit avec une lanterne allumée.

— Venez, ma fille ! Vous n'aurez pas besoin de beaucoup d'explications pour comprendre !

Le premier, il s'engagea dans l'escalier, levant la lanterne afin de mieux en éclairer les marches et offrant la main à la châtelaine pour l'aider à descendre. Ce ne fut d'ailleurs pas long : une vingtaine de marches et leurs pieds foulèrent le sol de terre battue d'un étroit boyau qui semblait s'enfoncer sous l'église même.

Guidée par le prêtre, qui n'avait pas lâché sa main, Catherine le suivit en tâtonnant un peu. L'atmosphère humide et froide sentait fortement le moisi. On y respirait avec difficulté. Mais, au bout de quelques pas, le sol parut se dérober, tandis qu'un nouvel escalier apparaissait, plus raide que le premier, et sans doute plus long, car la lumière n'en éclairait pas l'extrémité.

Avant de s'y engager, l'abbé Bernard s'arrêta, leva sa lanterne et scruta le visage de sa compagne :

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il avec une nuance d'inquiétude. Je me demande si je n'ai pas trop présumé de vos forces.

Pourrez-vous continuer ?

Elle eut un sourire.

— N'en doutez pas ! J'ai trop envie de voir ce que vous voulez me montrer. La curiosité, mon Père ! Avec elle, on emmène une femme à l'agonie jusqu'au bout de la terre.

Il lui rendit son sourire et baissa la lanterne.

— Allons, alors !

Se contentant de serrer plus fermement la main de la jeune femme, il s'engagea dans l'escalier. A mesure que l'on descendait, des coups sourds se faisaient entendre, joints au glissement soyeux de l'eau courante.

— Est-ce la fontaine que nous entendons ? demanda Catherine.

Celle qui coule sous l'église ?

— C'est bien elle. Dans un instant, nous serons au niveau du puits.

Il y avait, en effet, dans le chœur de l'église du monastère une trappe de bois qui couvrait un puits profond, dont on ignorait la provenance, mais dont le niveau ne baissait jamais. Aussi les moines s'étaient-ils bien gardés de le boucher, car ce puits était infiniment précieux, aussi bien en cas d'incendie qu'en cas de siège, comme cela se présentait alors, les gens de la cité étant toujours assurés, au moins, de ne pas mourir de soif. L'eau, d'ailleurs, en était d'une pureté et d'une fraîcheur remarquables, même au plus fort de l'été.

Cependant, les bruits qui montaient des profondeurs s'amplifiaient et Catherine s'en inquiéta :

— J'entends couler l'eau, dit-elle, mais d'où viennent ces coups sourds ?

— Encore quelques instants de patience et vous comprendrez...

Elle n'insista pas pour ne pas gâcher le plaisir du saint homme qui, de toute évidence, lui réservait une surprise, sans doute ce mystérieux moyen de quitter la ville. Mais, dans ce cas, pourquoi ne l'avait-il pas révélé plus tôt ?... Elle ne prolongea cependant pas ses cogitations intimes car sa curiosité venait de trouver une nouvelle matière à s'exercer : l'escalier longeait un mur qui, sous la lumière fugitive de la lanterne, se révélait peint à fresques. Ou, tout au moins, avait été, jadis, peint à fresques, car de larges plaques de plâtre colorié s'y montraient, dessinant la draperie angulaire d'un vêtement et d'étranges poissons stylisés qui semblaient pris dans un filet.

Mais on était parvenu au bas des marches et l'abbé levait sa lanterne en tournant, très lentement, sur lui- même.

— Regardez, dit-il seulement.

Suivant le trajet du halo lumineux, la jeune femme obéit, non sans une exclamation de surprise.

Elle se trouvait au fond d'une crypte, visiblement taillée dans le rocher dont les parois se montraient brutes sur la majeure partie de la pièce.

Mais ce roc avait des reflets mauves et pourprés qui dénonçaient les filons d'améthystes et composaient un décor aussi barbare que fastueux, encadrant le chœur arrondi d'une chapelle borné d'un arc en plein cintre et de deux demi-piliers ronds.

Là, les fresques reparaissaient, moins abîmées que celles de l'escalier, reproduisant, mêlés à une théorie d'anges naïfs aux longues ailes pointues, les symboles des Quatre Evangélistes. Mais le plus étrange était le fond de cette chapelle : anges et symboles cheminaient vers un étonnant soleil d'or, dont les rayons rigides se bosselaient de toutes les pierres dont était si riche le sous-sol de la vieille Auvergne volcanique : aigues- marines et péridots, quartz roses et améthystes, topazes et citrines. Tout cela brillait doucement dans l'ombre, révélé par le feu de la lanterne, et tout cela brillait pour rien, car au centre du soleil se creusait une niche vide à l'exception d'une épaisse couche de poussière. Devant cette niche, il y avait une table de basalte vert criblé d'olivines, une espèce d'autel barbare où se voyaient encore les coulures noires des cierges qui y avaient brûlé.

De cette niche vide, de cet autel un instant arraché à la nuit sépulcrale par la flamme timide d'une lanterne, émanait une telle tristesse, une si pesante impression d'abandon, que Catherine en frissonna.

— Quel lieu étrange ! Pourquoi n'ai-je encore jamais entendu parler de cette chapelle ?

Parce que personne, ici, hormis moi, c'est-à-dire le dernier des abbés de Montsalvy à cette date, n'aurait pu le faire. Parce que personne, ici... pas même votre époux, ne la connaît. C'est le secret de Montsalvy, celui de sa raison d'être, mais aussi celui de son âme perdue... Vous le voyez, elle est vide. Au cœur de ce soleil, qui résume le monde, il n'y a plus rien... depuis près de deux cents ans.

Mais il reste une légende et cette légende, elle, est vivante au cœur des anciens... et aussi des plus jeunes. Ils croient que ce n'est qu'une légende et ils en sourient mais, tout au fond d'eux-mêmes, ils pensent qu'il y a un peu de vrai, même s'ils ne veulent pas l'avouer et n'en parlent jamais. Ils croient à un secret perdu dans la nuit des temps, mais ils espèrent, confusément qu' « il » est enfoui quelque part, dans quelque grotte perdue ou au fond de quelque abîme. S'ils savaient qu'on nous l'a arraché depuis longtemps et qu'il ne nous reste plus qu'un sanctuaire abandonné, ils seraient trop déçus. Voilà pourquoi les abbés de Montsalvy, s'ils se lèguent le secret de l'un à l'autre au lit de mort, ne le révèlent jamais à personne...

— Pourquoi à moi, alors ?

L'abbé Bernard eut un sourire dans lequel, pour la première fois, Catherine put mesurer l'étendue de l'affection et de l'estime qu'il lui portait.

— Peut-être parce que vous n'êtes pas d'ici, mais aussi parce que vous pouvez comprendre et parce que vous avez l'âme assez haute et assez bien trempée pour accepter la révélation d'un trésor perdu, même le plus précieux, le plus insigne. Cela ne vous empêchera pas d'aller votre chemin la tête haute, droit devant vous... Et puis, il fallait bien que, ce chemin, je le fasse passer par ici...

Le fabuleux soleil fascinait Catherine qui ne pouvait en détacher ses yeux. Cette légende, dont parlait l'abbé, personne jusqu'à présent ne la lui avait contée. Peut-être parce qu'elle n'était encore qu'une châtelaine de trop fraîche date. Mais Arnaud, sans doute, la connaissait et lui non plus n'avait rien dit... Il y avait là un mystère.

— Mon Père, articula-t-elle nettement, me direz- vous qui est « il »

?... — Oui, je vous le dirai, mais tout à l'heure. Il ne faut pas nous attarder ici. On pourrait nous chercher. Venez, vous n'avez pas encore vu ce qui est le plus important pour vous.

Il se dirigeait déjà vers une étroite ouverture pratiquée dans l'un des piliers, une porte dont le battant de pierre demeurait ouvert et d'où partaient les coups sourds qui continuaient à se faire entendre. Mais elle le retint.

— Le puits '? demanda-t-elle. Où est-il ? Je ne le vois pas.

— Là, répondit l'abbé en désignant sous l'escalier une mince ouverture grillée. Si vous approchez de cette espèce de meurtrière, avec une lumière, vous verrez l'eau briller presque sous vos yeux, mais c'est, je pense, inutile.

Sans rien ajouter, il s'engagea dans l'ouverture. C'était celle d'un long souterrain qui semblait remonter en pente douce vers la surface.

Le bruit de l'eau courante s'y fit plus fort, comme si un ruisseau coulait de l'autre côté du mur de gauche. De loin en loin, une large marche se dessinait, basse et plate, dallée de schiste comme tout le long couloir dans lequel s'échelonnaient des tas réguliers de décombres.

Soudain, une lumière jaune brilla, celle de deux torches fichées dans le mur, et, sous cet éclairage, Catherine vit deux moines armés de pelles et de pioches qui, les manches retroussées, attaquaient vigoureusement un éboulis rocheux qui obstruait complètement le souterrain.

À l'aide d'une brouette, ils déblayaient au fur et à mesure et formaient d'autres tas. Cette fois, l'abbé n'attendit pas que sa compagne posât des questions. Il s'arrêta et, lui désignant les travailleurs, il expliqua :

Ce souterrain, dit-il, reliait jadis l'abbaye à l'ancien château des Montsalvy, au Puy de l'Arbre. Il débouchait sous la chapelle par un mécanisme semblable à ceux qui commandent la dalle du cloître et l'ouverture du pilier. Mais quand les troupes royales ont détruit et brûlé le château, il y a quatre ans, tout s'est brisé et les décombres ont en partie obstrué le souterrain. Mes frères sont, vous le voyez, occupés à l'ouvrir de nouveau. C'est par là que vous quitterez la ville, très prochainement, je l'espère, car nous sommes presque au bout : la nuit prochaine, peut-être, ou celle d'après. Il faut faire vite. Un instant, Catherine contempla en silence les hommes au travail. L'un d'eux était le frère Anthime, le trésorier du monastère qu'elle connaissait bien.

L'autre était le frère Joseph : c'était sans doute le plus vigoureux et le plus doux des moines... mais il était sourd et muet.

— Le frère Joseph ! murmura-t-elle. C'est à cause de son infirmité que vous l'avez choisi ? A cause du secret ?

— Oui. Quant au frère Anthime, il me succédera, si Dieu lui prête vie, à la tête de l'abbaye. Je pouvais le lui révéler. D'ailleurs, il est de la race des martyrs qui, même dans les tourments, ne parlent jamais.

La jeune femme hocha la tête.

— Je comprends ! dit-elle. Mais une chose m'inquiète, cependant.

Le camp d'Apchier est établi entre les murs de la ville et les ruines du Puy de l'Arbre. Comment pouvez-vous être certain de ne pas attirer l'attention des assaillants lorsque vous arriverez à la surface ? Rien que le bruit des pioches doit pouvoir s'entendre...

— Non. Nous sommes trop bas pour être entendus. Quant à la surface, nous n'irons pas jusque-là : ce serait trop long et trop dangereux. À la hauteur de la sixième marche de l'escalier s'ouvre un couloir rocheux. Le ruisseau qui alimente le puits l'a creusé jadis et il coule encore au fond, mais on peut le suivre et remonter ainsi jusqu'à une grotte bien cachée où le ruisseau surgit des profondeurs de la terre. Vous sortirez par cette grotte, hors de vue de l'ennemi. Frère Anthime vous accompagnera. Il vous fera longer le Goul, puis le val d'Embène d'où vous gagnerez Carlat, tandis qu'il reviendra. Bien sûr, il vous faudra marcher et le chemin sera rude : huit lieues par des sentiers muletiers, mais je crois que cela ne vous fait pas peur. Vous avez compris, maintenant ?

— Oui, Père, j'ai compris... et je ne vous remercierai jamais assez, ajouta-t-elle en lui dédiant un sourire bien proche des larmes. De mon côté, je ne vous décevrai pas : je réussirai à vous ramener le salut.

Eh ! Je le sais bien ! Rentrons, maintenant. Il est temps de songer à vous reposer. Vous aurez besoin de vos forces...

Sans plus parler, ils refirent en sens inverse le chemin parcouru. La dalle du déambulatoire se rouvrit comme par enchantement sous la main du prêtre et se referma sans faire le moindre bruit.

Le soleil, qui inondait le cloître et faisait briller les schistes gris des toits, leur sauta au visage comme un chien familier en même temps que les rumeurs de la cité.

Catherine, comme l'abbé, marchait les yeux baissés, les mains au fond de ses larges manches, songeant à cet étrange monde souterrain qu'elle venait de découvrir et qui lui montrait le chemin de la liberté.

Elle revoyait la chapelle, étrange et dérisoire, veuve d'une immense et mystérieuse présence qu'elle ne parvenait pas à définir, mais qu'elle aimait et redoutait à la fois, grâce à cette sensibilité extrême, presque médiumnique, qui était en elle.

Le secret de l'abbé l'obsédait et, comme tous deux revenaient dans la cour d'entrée, elle releva brusquement les yeux vers lui.

— Quand pourrai-je partir, mon Père ? Cette nuit ?

— Mieux vaudrait dans la nuit de demain. Il faut que Frère Anthime puisse achever son ouvrage et reconnaître le chemin. Après vous, si le danger se fait trop pressant, j'essaierai de faire partir les femmes, celles qui accepteront toutefois, et les enfants. Il me suffira de masquer la chapelle. On s'y attellera dès que le souterrain sera ouvert de nouveau.

— Toute une nuit et tout un jour à attendre encore ? Père, souvenez-vous que Gonnet poursuit sa route...

Je sais, mais nous ne pouvons nous permettre un échec. Si l'ennemi vous découvrait, nous serions tous, et à tout jamais, perdus. Prenez patience, ma fille ! Pour vous y aider, je viendrai ce soir, quand nous aurons rendu nos morts à la terre, et je vous raconterai la grande histoire inconnue de votre ville. Il faut que vous, au moins, la connaissiez afin qu'elle ne soit pas complètement perdue car... il se peut que vous ne revoyiez ni moi, ni frère Anthime lorsque vous reviendrez...

— Père ! s'écria-t-elle tout de suite alarmée.

Mais il l'apaisa d'un sourire tranquille.

— Allons ! Je n'ai pas dit que c'était certain, mais que c'était possible ! Nous sommes tous dans la main de Dieu, Dame Catherine, et vous y serez encore lorsque vous aurez quitté cette ville. Autant et peut-être plus que nous, vous aurez besoin de son secours. Mon histoire vous rendra le courage plus facile car vous comprendrez alors que le Seigneur ne peut se détourner complètement d'une terre qui fut ainsi bénie ! À vous revoir, ma fille... En attendant, faites vos préparatifs, mais n'avertissez personne, hormis ceux qui vous accompagneront. Après votre départ seulement, je ferai connaître ce que nous avons décidé.

Aussitôt, elle protesta :

— Mais cela aura l'air d'une fuite ! La moindre des choses n'est-elle pas que je réunisse le Conseil et le mette au courant ?

— Ce ne serait pas la moindre, mais bien la dernière chose à faire.

N'oubliez pas qu'Augustin Fabre a été averti de ce qui se tramait pour prendre Gervais. Celui qui a parlé l'a fait par sottise ou par amitié, je ne sais... mais nous ne pouvons douter qu'il n'appartienne au Conseil.

Nous ne pouvons prendre ce risque. Et... rassurez-vous : lorsque j'aurai parlé, personne n'aura l'idée d'imaginer que vous avez pris la fuite. Vous promettez de vous taire ?

— Bien sûr ! Mais ce ne sera pas facile. Je les aime...

— Aimez-les, ils le méritent, mais beaucoup sont comme des enfants dont le cerveau est plein de lumière, d'une lumière qui vacille parfois. Il faut les aimer sans faiblesse pour assurer leur bonheur et ne pas toujours leur dire pourquoi...

Des enfants ? Catherine n'eut même pas le temps d'apprécier cette idée à sa juste valeur, pas plus que d'en saluer l'auteur, car Josse Rallard leur arrivait dessus à la vitesse d'un boulet de canon, un Josse visible ment hors de lui, hirsute et les vêtements en désordre comme s'il sortait d'une échauffourée.

— Où étiez-vous passée, bon Dieu ! criait-il. Voilà une éternité que je vous cherche ! Il se passe des choses terribles...

— Quoi encore ? L'ennemi revient-il à la charge ?

— S'il n'y avait que ça ! Oui... Bérault d'Apchier lance une nouvelle vague d'assaut et nous la soutenons. Mais ceux qui ne sont pas à la défense des remparts se lancent à l'attaque de votre donjon...

chez vous... au château !...

— Le donjon ? s'exclama l'abbé. Mais pourquoi ? Que veulent-ils

?

La grande bouche de Josse remonta jusqu'à ses oreilles en une affreuse grimace qui n'était rien d'autre qu'un sourire amer.

— Pas difficile à deviner : la peau de Gervais ! Ils braillent que c'est un scandale qu'il ne soit pas encore pendu. Martin les mène... et ils y vont au bélier.

Catherine et l'abbé entendirent à peine les derniers mots. Ils couraient déjà vers le château d'où partaient des cris de mort rythmés par les « bang ! » du bélier frappant sur l'épaisse porte armée de fer.

Mais bientôt Catherine, plus faible, fut distancée et, prise d'un point de côté, dut accepter le bras de Josse qui venait derrière eux.

Cependant, l'abbé Bernard courait comme si tous les diables de l'enfer étaient à ses trousses...

Mais, en fait, c'était bien vers une espèce d'enfer qu'il se précipitait ainsi, car une foule tumultueuse, hurlante et glapissante battait les murs neufs du donjon, comme une grande marée. Sans ralentir sa course, l'abbé s'engouffra sous la poterne et, quand Catherine et Josse débouchèrent à leur tour dans l'enceinte seigneuriale, il avait déjà percé la cohue et, les bras en croix dans un geste de défense, il interposait sa robe noire et son corps maigre entre le lourd vantail et le bélier que retenaient à peine huit paires de bras musculeux et qui, porté par la fureur d'une foule aveugle, pouvait l'écraser d'une seconde à l'autre.

La voix hargneuse de Martin Cairou domina le tumulte.

— Ôtez-vous de là, l'abbé ! Ça ne vous regarde pas !

— Ton âme me regarde, Martin, car tu es en train de la mettre en danger. Que veux-tu faire ?

— Justice ! Elle n'a que trop tardé ! Nous voulons pendre Gervais le malfaisant ! Ôtez-vous de là, vous dis-je, ou nous continuons à taper...

Avec l'aide vigoureuse de Josse qui lui frayait un passage sans douceur dans la foule excitée, Catherine parvint à rejoindre l'abbé. Un rapide coup d'œil lui montra que le danger était réel : profitant de l'assaut, Martin avait recruté ses troupes parmi deux catégories d'individus : d'une part les plus brutaux des valets de ferme, gardiens de bestiaux ou tueurs de boucherie ; et d'autre part des paresseux, comme il en traîne toujours dans toutes les villes et tous les cabarets du monde, et celui de Montsalvy en possédait son contingent, tout comme un autre.

Or, il y avait là, autour du bélier menaçant, des yeux bien luisants pour n'être animés que par l'amour sacré de la Justice et la châtelaine n'était pas certaine qu'une arrière-pensée de pillage fructueux n'était pas cachée derrière leur ardeur. Martin savait ce qu'il faisait en enrôlant ces gens-là. Aussi l'interpella-t-elle durement :

— La Justice, c'est moi qui la rends, Martin Cairou ! Arrière !...

Fais reculer tes hommes ou prends garde qu'elle ne s'adresse à toi aussi... toi qui oses porter les armes contre la demeure de ton seigneur absent et à l'heure même où ta ville est en danger ! C'est là crime de haute trahison et tu risques la corde ! Le sais-tu ?

Le toilier lâcha la tête du bélier, une poutre maîtresse prise à l'atelier du château, et vint se planter jambes écartées, mains crochées au ceinturon de cuir qui serrait sa blouse noire, en face de la châtelaine qu'il dévisagea audacieusement, mais non sans grandeur.

Pendez-moi ! s'écria-t-il, mais donnez-moi ce que je réclame ! Je mourrai heureux si, avant de rendre le dernier soupir, j'ai pu contempler le cadavre de l'homme qui a perdu ma fille et vendu la cité.

La haine résonnait dans cette voix âpre, mais aussi la douleur. Et un désespoir si authentique, si poignant que, négligeant la révolte, la dame de Montsalvy fit un pas vers cet homme qu'elle savait juste et loyal. Doucement, elle posa sa main sur la blouse noire où s'attachaient de minces brins de chanvre.

— Je vous ai promis que Justice entière serait rendue, Martin !

Pourquoi tant de hâte ? Pourquoi... tout ceci ? ajouta-t-elle en désignant la poutre et la meute qui s'y cramponnait.

— Montez au rempart, Dame Catherine ! Et regardez chez l'ennemi ! Il est las d'attendre, lui aussi ! Alors, il abat nos arbres et, de leur bois, il construit des machines de siège... une chatte... un bélier bien plus puissant que celui-ci pour enfoncer nos portes, un chasteil pour s'approcher de nos chemins de ronde et même les dominer ! Le danger augmente d'heure en heure et, demain peut-être, nous serons débordés, balayés par la horde furieuse ! Les gens meurent ! Trois ce matin, sans compter messire Donat que l'on portera en terre ce soir et ceux qui tombent peut-être à cette heure sous la tour comtale ! Pendant ce temps, dans sa prison, le Malfrat vit toujours, à l'abri des mauvais coups, priant le Diable, son maître, que ses amis arrivent à temps pour le sauver. Il attend ! Et vous aussi vous attendez... Quoi ?...

Il y eut un grand silence fait d'expectative et de respirations retenues. Catherine hésitait. Son orgueil la poussait à lutter encore, à tenter de mater la révolte par sa seule volonté, car il lui était pénible de paraître céder à la force.

Indécise, elle tourna les yeux vers l'abbé, mais il baissait la tête et, tandis que ses mains se joignaient sur sa croix pectorale, elle vit au mouvement de ses lèvres qu'il priait. Elle comprit, du même coup, qu'il ne voulait pas l'influencer, qu'il la laissait prendre seule une décision que son état de prêtre lui interdisait d'endosser.

Enfin, elle regarda le visage torturé de Martin et, songeant qu'elle allait devoir s'éloigner d'eux tous, les laisser en face du danger, pour les sauver peut-être, mais les laisser seuls comme des enfants perdus, elle sentit que la vie d'un homme n'était rien en face de leur désespoir et de leur désappointement. Ils avaient acquis un droit imprescriptible à cette justice sévère qu'ils réclamaient.

Relevant la tête, elle planta son regard dans celui du toilier qui ne cilla pas :

— Gervais Malfrat sera pendu ce soir, au coucher du soleil !

déclara-t-elle d'une voix ferme.

Et tandis qu'éclatait l'enthousiasme, elle ramassa ses jupes et, se jetant dans la foule qui s'écarta devant elle, Catherine s'élança vers le logis seigneurial où elle s'engouffra.

Sans ralentir son élan, elle courut jusqu'à son lit où elle s'abattit, secouée de sanglots convulsifs venus, non d'un quelconque mouvement de pitié pour Gervais Malfrat qui avait amplement mérité son sort, mais d'un affreux sentiment de faiblesse et d'insuffisance.

Elle n'était pas faite pour ce rôle effrayant de chef de guerre, de maîtresse d'un grand fief avec tout ce que cela comportait de responsabilités impitoyables ! Et, si elle se savait capable de tuer un homme sans hésiter, sous l'empire de la colère ou de la nécessité, elle découvrait que c'est toujours une terrible épreuve que signer une condamnation à mort.

Elle pleura longtemps, trouvant d'ailleurs une sorte de soulagement dans cette explosion de ses nerfs tendus à l'extrême. Mais quand, enfin, elle releva une pauvre figure tuméfiée aux yeux gonflés, elle vit à travers les longues mèches qui retombaient devant ses yeux Sara et Josse qui la regardaient sans rien dire. Cela lui fit l'effet d'un révulsif.

Honteuse d'avoir été surprise au plus fort d'un accès de faiblesse, elle se redressa, rejetant avec impatience sa chevelure en arrière, et les apostropha :

— Eh bien ? Que faites-vous là ? Qu'avez-vous à me regarder ainsi

?

Habituée, Sara s'assit sur le lit et se mit à lui tamponner les yeux avec un linge imbibé d'eau fraîche.

— Il fallait que tu ailles jusqu'au bout de tes larmes. Tu en avais trop besoin ! Cela dit, l'abbé Bernard désire que le départ ait lieu cette nuit même. Il pense qu'à minuit ce sera possible et te fait dire de te tenir prête. D'ailleurs, il viendra ici, comme il te l'a promis, après les funérailles. Il faut qu'à l'aube nous ayons déjà fait du chemin, car il se peut qu'il soit obligé de commencer les négociations plus vite qu'il ne le croyait...

— Ah !... Il vous a dit ?

— Oui, fit Josse, et nous lui avons donné pleinement raison. Dans l'impasse où nous sommes... où vous êtes, votre départ est la seule solution valable. Il faut que vous rejoigniez messire Arnaud au plus vite ! Et nous serons secourus.

— Vous êtes d'accord parce que vous êtes mes amis, fît Catherine tristement. Mais ceux d'ici ? Que vont-ils dire ? Que j'ai fui ? Que je les ai abandonnés ?...

— Mais non, tête de mule ! grogna Sara. Non seulement ils comprendront, mais ils te béniront et ils prieront pour toi ! D'autant plus que rien ne t'empêchera, à Aurillac, de voir les consuls, l'évêque et le bailli des Montagnes et d'essayer de leur arracher une aide.

Personne ne sait, comme toi, manier un homme rétif.

— Ayez confiance, Dame Catherine, renchérit Josse. Tout ira bien

! Pourtant...

Il rougit brusquement et, détournant les yeux, se mit à tripoter la cordelière d'or qui retenait les rideaux aux colonnes du lit.

— ...Pourtant ?...

II se décida et la regarda brusquement avec ce curieux sourire, fermé sur une profonde pudeur.

Je voudrais vous mander d'emmener Marie avec vous. Elle resterait à Carlat avec Dame Sara ! Voyez- vous, j'ai grande confiance dans le seigneur abbé. Je sais qu'avec lui le Bérault d'Apchier et ses soudards seront solidement tenus en laisse s'il faut capituler, qu'il fera ce qu'il faut. Mais... on ne sait jamais ! Et puis... Marie est si jolie. Elle en a vu assez comme ça !

Le grand amour qu'il vouait à sa jeune femme imprégnait chacune de ses phrases timides, mais il aimait tellement sa petite Marie que l'ardeur même de cette dévotion lui faisait un peu honte, comme si lui, l'ancien truand des pavés de Paris, à l'esprit trop agile et aux mains trop habiles, se trouvait indigne d'un sentiment si pur et si haut. Il osait à peine l'exprimer.

— J'emmènerai Marie, décida Catherine qui, venant à lui, l'embrassa fraternellement. Je l'emmènerai si elle accepte de me suivre, ce dont je ne suis pas du tout sûre. Marie vous aime, Josse.

Elle n'acceptera pas facilement de vous abandonner...

— Pour une fois, fit-il avec un sourire confus, j'userai de l'autorité du mari. J'espère qu'elle obéira... surtout si vous aussi vous ordonnez...

Cette suggestion en forme de prière amusa Catherine.

— Je ferai ce que vous voulez, Josse ! Marie me suivra, soyez tranquille !

— Je ne serai tranquille que lorsqu'elle sera hors d'ici.

Quand la nuit tomba, la cloche de l'abbaye sonna en glas pour le repos de l'âme valeureuse de messire Donat de Galauba et des trois autres morts, plus obscurs, tombés comme lui à la défense de Montsalvy.

Puis, quand les dalles de la chapelle du château se furent refermées sur le vieux maître d'armes qui, voici bien des années, avait placé une petite épée de bois entre les mains d'Arnaud enfant, que ceux qui n'étaient pas de garde aux murailles se furent enfermés chez eux pour y prendre quelque repos et y remercier Dieu d'avoir vécu un jour de plus, Catherine et les siens regagnèrent le logis pour s'y préparer au départ.

L'abbé Bernard suivit la châtelaine. L'heure choisie pour le départ étant minuit, les deux amis prirent place, pour cette dernière veillée, devant la cheminée de la grande salle comme cela leur était arrivé si souvent quand le seigneur de Montsalvy était chez lui. Mais ce soir, ils étaient seuls, la châtelaine et l'abbé, assis chacun dans une haute chaire d'ébène, baignés par la chaleur du feu, à la lisière de la grande flaque rougeoyante qui faisait reculer les ombres de l'énorme salle vide... tellement vide et tellement noire dans ses profondeurs que Catherine avait l'impression qu'elle s'en était déjà éloignée.

Un moment, ils gardèrent le silence, chacun d'eux cherchant dans le cœur brûlant des flammes matière à nourrir sa rêverie. Au-dehors, les bruits de la cité, ceux de la guerre aussi, s'étaient tus. On n'entendait que le cri des guetteurs se répondant aux créneaux et, plus lointains, les chants de l'ennemi qui faisait bombance après une expédition de pillage du côté de Junhac qui avait dû être fructueuse. Pour Catherine, c'était une veillée d'armes...

Tout à l'heure, comme tant de fois déjà elle l'avait fait, elle irait revêtir des chausses, des bottes et un justaucorps d'homme. Elle entourerait ses reins d'une épaisse ceinture de cuir à laquelle elle suspendrait une bourse de cuir contenant de l'or... pas beaucoup, peu de bijoux, dont l'émeraude gravée aux armes de Yolande d'Aragon, qui ne quittait jamais sa main. Ne fallait-il pas que l'abbé Bernard, s'il devait négocier, pût remplir le ventre éternellement creux de Bérault le pillard ? Peut-être parviendrait-il, en lui offrant plus qu'il n'espérait, obtenir enfin qu'il déguerpît avec ses vautours ? Toute la richesse du château devait être à la disposition de cette cause-là...

Ce fut la châtelaine qui rompit le silence. Au surplus, il devenait pesant.

— Vous m'avez promis une histoire, dit-elle doucement. Je crois qu'il est temps...

— Nous avons encore deux grandes heures, mais vous avez raison

: il est temps...

Et, comme si son silence n'avait été fait que du choix des mots qu'il allait dire, l'abbé Bernard commença aussitôt :

— Nous sommes, vous le savez depuis longtemps, une "sauveté".

Terre d'asile que bornent quatre croix occitanes tournées vers les quatre points cardinaux, notre terre opposait à la brutalité et à la sauvagerie une barrière de mansuétude et de charité. Chez nous, les victimes des guerres, les pauvres, les vagabonds, les voleurs et tous les malheureux sur qui s'acharnait le sort trouvaient un abri, un réconfort et un répit avant de reprendre un difficile chemin, à moins qu'ils ne choisissent de demeurer. Et nous sommes toujours ce lieu privilégié...

ou nous devrions l'être.

» Mais nous ne sommes plus vraiment le mont du Salut, la montagne sainte érigée au flanc de l'Auvergne, cette vieille terre de refuge où, de tout temps, les hommes poursuivis par l'Infidèle, qu'il soit Normand ou Sarrasin, venaient s'abriter. Nombreux étaient les couvents et les monastères entre Limagne et Rouergue mais, de tous, nous étions jadis le plus sacré... et le plus caché, car la relique insigne qui faisait notre sainteté, nous ne pouvions la proclamer et encore moins l'exposer, on nous l'eût bien vite arrachée.

» Tout a commencé il y a bien longtemps, avant même que le vénérable Gausbert ne fondât ce monastère pour en faire, au moins en apparence, le gardien des passes dangereuses, le secours des voyageurs égarés et des âmes en peine.

» Un soir, vers la fin de l'an 999, alors que le pays tout entier, et l'Europe avec lui, attendaient dans la crainte que sonnât l'heure fatidique de l'An Mil, annoncée comme devant être la dernière de ce monde, un homme, un voyageur, arriva ici, alors presque un désert. Il se nommait Mandulphe et il venait de Rome... »

L'abbé s'interrompit. Sara venait d'entrer portant sur un plateau l'habituel vin aux herbes et quelques fouaces sucrées au miel et encore chaudes. Elle déposa le tout sur la pierre de l'âtre, tisonna vigoureusement le feu, puis, consciente soudain du silence qui s'était établi à son entrée, regarda tour à tour l'abbé immobile et Catherine qui, les yeux brillants et une flamme aux joues, semblait attendre quelque chose. Elle se releva et secoua son tablier.

— Je vous laisse, soupira-t-elle. On dirait que je tombe mal ! Mais il faut que vous mangiez quelque chose, tous les deux, toi surtout, Catherine. La nuit sera longue...

La jeune femme releva sur elle un regard absent :

— Tout est-il prêt ?

— Oui. Marie et Bérenger achèvent leurs préparatifs et les miens le sont. Les enfants dorment bien. Quand on les emportera, ils ne se réveilleront qu'à peine. Je reviendrai tout à l'heure...

Et elle disparut, un peu vexée que ni Catherine ni l'abbé n'eussent fait un geste pour la retenir. Mais la jeune femme était trop passionnée par le récit de son compagnon.

— Alors ? fit-elle, continuez !

Il sourit de cette juvénile impatience, celle-là même des enfants auxquels on raconte une belle histoire. Michel avait la même et Catherine, à cette minute, lui ressemblait incroyablement.

— À Rome, reprit-il, un enfant de chez nous venait de se hisser au trône de Pierre. Il avait pris le nom de Sylvestre II, mais il avait été cet étrange moine Gerbert dont vous avez déjà maintes et maintes fois entendu raconter la vie fabuleuse... et souvent fort romancée. Ce qui est vrai c'est qu'il était simplement un petit berger des montagnes quand il entra, pour y faire profession, à l'abbaye Saint-Géraud d'Aurillac. Mais c'était un garçon bizarre, sachant bien des secrets de la nature que sa curiosité et les grandes solitudes lui avaient fait découvrir tout jeune.

» À l'abbaye, il se jeta dans l'étude avec un incroyable appétit de savoir. Mais il eut tôt fait de dépasser ses maîtres et, bientôt, il fut si savant, si brillant, que les bons moines commencèrent à le regarder de travers et à se demander si, pour savoir tant de choses que personne n'avait pu lui apprendre, il n'avait pas fait quelque pacte avec le Malin.

» Gerbert, alors, quitta le monastère pour courir le vaste monde, seule école à la mesure de son esprit universel. Il voulait aller plus loin, plus haut et plus profond tout à la fois. Il gagna la Catalogne.

Mais ce n'était pas le hasard qui lui avait fait choisir cette terre, si peu de temps auparavant encore grattée par les Maures : il voulait y fouiller les secrets des anciens rois wisigoths, ariens, hérétiques mais savants et dépositaires d'antiques secrets, et cela dans un but bien défini. Dans son Auvergne natale, en effet, les vieux contaient encore la grande peur qui s'était levée, cinq siècles plus tôt, à l'approche d'Euric, le Clovis wisigoth, l'homme qui avait conquis le Portugal, la Haute Espagne, la Navarre, la Gaule méridionale, mis le siège devant Clermont et battu les Bretons à Bourges.

» Arien convaincu, mais sans hostilité pour le christianisme, puisqu'il avait fait de saint Léon son meilleur conseiller, Euric ne se déplaçait jamais sans un mystérieux trésor qu'il traînait à sa suite comme un roi captif et qu'il faisait garder étroitement comme si la présence auprès de lui de cet objet garantissait sa vie elle-même. La légende dit qu'un horrible ulcère qu'il portait au flanc réapparaissait dès qu'il lui fallait s'éloigner un moment de ce trésor...

» Quand il mourut, à Arles, en 484, son fils, Alaric, monta sur le trône. Il était, lui, un hérétique sans nuances et le merveilleux trésor de son père, il l'eût peut-être fait disparaître si son beau-père, le grand Théodoric, roi d'Italie, ne s'en était emparé et ne l'avait emporté à Ravenne, sa capitale.

» Alaric mourut jeune, tué par Clovis à la bataille de Vouillé, et Théodoric régna sur les terres wisigothes durant la minorité de son petit-fils Amalaric. Mais il conserva pour lui l'insigne relique car Amalaric était encore pire que son père : une bête sauvage, dont l'épouse Clotilde devait périr de ses mauvais traitements. Et le fameux trésor disparut avec Théodoric qui l'avait fait placer secrètement dans le tombeau monumental que, tel un pharaon, il s'était préparé à Ravenne...

à Ravenne où, bien plus tard, Gerbert devenu archevêque de la ville devait le retrouver...

» Patiemment, longuement, notre moine avait poursuivi à la fois ses études, ses recherches et sa carrière. À Reims, dont il était devenu l'un des maîtres, il avait élevé un roi avant d'en devenir l'archevêque et sa réputation de magicien, d'homme surnaturel avait grandi avec les honneurs qui lui venaient. Mais il était hanté par le trésor d'Euric dont il espérait bien qu'un jour il tomberait entre ses mains. C'est ce qui advint quand il fut nommé au siège de Ravenne. Mais il n'y resta que fort peu de temps et, peu après, il était élu pape.

» Parvenu au pontificat suprême, il ne voulut pas conserver à Rome l'objet qu'il avait cherché toute sa vie. Il craignait qu'après sa mort il n'y fût encore exposé au pire, puisque c'était à Rome que les Barbares d'Alaric Ier1 s'en étaient emparés. Parce qu'il en connaissait la grande foi et l'indéfectible fidélité, il voulut en faire don à son pays d'Auvergne qu'il ne reverrait jamais. Alors, il le confia à un homme dont il était sûr, à ce Mandulphe, né sur la terre des volcans et qui était son ami depuis longtemps.

» Mandulphe revint ici. Il connaissait bien ce pays où il avait vu le jour et, au lieu de remettre la relique, comme Gerbert le lui avait conseillé, au monastère de Saint-Géraud, il préféra un abri plus sûr, une cachette plus profonde.

» Il choisit donc un ancien oppidum qui s'était dressé jadis sur le Puy de l'Arbre et en releva les ruines. La terre en était d'ailleurs alleu de Saint-Géraud. Il en fit un fort château, creusa le souterrain, la chapelle secrète. II ne restait plus qu'à bâtir un monastère pour qu'une garde consacrée fût donnée au trésor. Ce fut Gausbert qui, continuant l'œuvre de Mandulphe, s'en chargea et notre sainte maison s'éleva sur la chapelle enfouie... »

1. Ancêtre d'Euric, prit et pilla Rome en 410.

L'abbé Bernard s'arrêta un instant pour reprendre haleine et, peut-être aussi, pour calmer l'émotion qu'il éprouvait à évoquer ainsi les débuts de son monastère.

Catherine, qui l'avait écouté sans oser émettre un son, en profita pour poser la question qui la brûlait.

— Mais enfin, Révérend Père, ce trésor, cet objet, cette relique...

qu'était-elle ? Il fallait qu'elle soit incroyablement précieuse.

— Plus encore que vous n'imaginez ! Pourtant ce n'était qu'un vase bien modeste, un simple gobelet d'argent terni par le temps... mais c'était celui où, au soir de la Cène, le Seigneur...

Catherine tressaillit.

— Vous voulez dire que ce qu'il y avait dans la chapelle... c'était le Graal ?

L'abbé eut un sourire triste, comme résigné, et haussa les épaules.

— On l'appelle ainsi. Oui, c'était le Graal, le vrai qui n'est ni taillé dans une énorme émeraude, ni fait de matière surnaturelle. Avant que le Christ n'y vînt, il n'était qu'un gobelet comme les autres, parmi les autres dans une maison de Jérusalem. C'est le divin contact, le miracle de la première messe qui en a fait un trésor d'exception, unique au monde. Après le Calvaire, Joseph d'Arimathie le confia à Pierre qui s'en allait évangéliser le monde et c'est sous le pauvre vêtement de laine du Grand Pécheur qu'il traversa les mers et commença sa quête à travers notre pauvre terre. D'autres ont prétendu qu'au pied de la croix Joseph d'Arimathie s'en était servi pour recueillir le sang du Crucifié.

C'est faux. Le sang divin, il l'avait contenu avant, quand Jésus offrit le gobelet à ses disciples rassemblés... Oui, Dame Catherine, c'était le Graal dont nous étions gardiens parce que c'était lui que Mandulphe rapporta, un soir d'hiver, dans nos montagnes. Et notre Montsalvy n'est autre que le Montsalvat de la légende. Hélas... nous ne l'avons plus.

— Qu'est-il devenu ? Il était si bien caché... Comment a-t-il pu quitter sa chapelle ?

On nous l'a pris ! Oh ! ce ne fut pas un voleur... ou du moins pas un voleur ordinaire ! Voyez-vous, dans la suite des temps s'installèrent, par toute la France, des gens qui s'entendaient, eux aussi, à percer les secrets les mieux gardés : c'étaient les chevaliers du Temple. Une puissante commanderie prit racine à Carlat et elle eut vite connaissance des légendes de la région. Comment les Templiers en vinrent-ils à la vérité sur Montsalvy ? Par quelle magie... ou quelle complicité ? Je l'ignore, mais un jour de l'année 1274, l'abbé d'alors, Guillaume de Pétrole, vit arriver le commandeur de Carlat guidant une imposante troupe. Cette troupe, si majestueuse et si puissante, escortait Guillaume de Beaujeu, le nouveau Grand Maître du Temple qui s'en revenait du Concile de Lyon et se rendait en Angleterre pour y recouvrer les énormes créances que l'Ordre possédait sur le roi Edouard.

» Guillaume de Beaujeu s'enferma dans l'église avec l'abbé de Montsalvy, bien timide et bien angoissé en face d'un si haut personnage. Pourtant, la discussion dura longtemps, longtemps, et l'on imagine que le pauvre abbé dut se défendre pied à pied. En fait, on ne sait rien des arguments qui formèrent la plaidoirie du Grand Maître.

Invoqua-t-il les périls courus par la mystique, l'Ordre devenu trop riche, trop puissant et où les déviations se faisaient nombreuses ? Ou bien fut-ce la grande misère de la Terre Sainte retombée presque totalement au pouvoir de l'Infidèle ? Toujours est-il que la chapelle souterraine se trouva vide quand le Grand Maître reprit sa chevauchée vers le nord...

» Depuis, le vase a disparu sans que nous puissions savoir ce qu'il est devenu, et il nous faudrait un nouveau Gerbert !... »

Un soupir de regret accompagna les derniers mots préludant à un nouveau silence. Catherine, fascinée, l'avait écouté avec une passion qui l’étonnait-elle- même. Mais ces choses étranges trouvaient dans son âme un écho profond. C'était la seconde fois, dans sa vie, qu'elle retrouvait sur sa route les chevaliers du Temple.

Elle s'était servie d'eux et de l'appât de leur fabuleux trésor pour attirer dans le piège de Chinon son ennemi Georges de La Trémoille.

Et elle se revoyait, sous la teinture et la défroque de la bohémienne Tchalaï, enchaînée au fond d'une basse-fosse du château d'Amboise, promise à la mort mais distillant à un gros homme cupide le merveilleux mensonge en forme de mirage doré qui l'avait mené à sa perte. Ce qu'elle lui avait raconté, alors, c'était une ancienne tradition des Montsalvy, car l'un d'entre eux, au moment de la chute du Temple, était l'un de ses membres les plus estimés et c'était lui qui avait été chargé de mettre à l'abri son incroyable fortune. Il y avait là, au moins, une coïncidence.

— C'est étrange, murmura-t-elle, que vous n'en ayez jamais rien su. Mon époux m'a raconté, il y a longtemps déjà, qu'au temps où le roi Philippe avait écrasé le Temple, l'un de ses ancêtres avait été chargé de mettre en lieu sûr le trésor de l'Ordre. Il est, selon moi, certain que la coupe devait en faire partie. Je ne crois pas à un trésor uniquement composé d'or et de richesses terrestres. Il devait y avoir des objets sacrés, des archives, des secrets...

Et vous avez pleinement raison. C'est en effet Hughes de Montsalvy qui, avec Guichard de Beaujeu, petit-neveu du Grand Maître Guillaume, fut chargé de ce redoutable honneur, mais il mourut, peu après, dans des circonstances assez mystérieuses, alors qu'il se cachait loin d'ici pour essayer d'échapper à la terrible justice royale. Le secret du trésor est mort avec lui et nous n'avons jamais pu savoir si, parmi toutes ces richesses, se trouvait notre bien perdu. Mais le Temple possédait-il encore la coupe sainte ? Ou bien le geste autoritaire du Grand Maître l'arrachant à son refuge secret pour en faire l'instrument de ses intérêts attira-t-il sur l'Ordre la malédiction du Ciel ? Je ne sais.

Toujours est-il que Guillaume de Beaujeu fut le premier des trois derniers Grands Maîtres, que des liens familiaux liaient à Jacques de Molay et qu'entre la nuit de Montsalvy et celle de l'arrestation, en 1307, il ne s'écoula que trente- trois ans... la durée exacte de la vie terrestre du Christ !

Il y avait là une coïncidence étrange. Catherine hocha la tête puis, se penchant, prit l'une des fouaces sur la pierre de.l'âtre qui lui avait conservé une douce chaleur et se mit à la grignoter machinalement, tandis que l'abbé remplissait les gobelets. Le parfum du vin aromatisé envahit le coin du feu. Mais Catherine se nourrissait sans y penser.

Elle voguait encore, en esprit, à travers les mirages du passé où elle venait de pénétrer à la suite du prêtre. Et celui-ci l'entendit murmurer : Si l'on pouvait "le" retrouver... le ramener ici- Très doucement, pour ne pas troubler le rêve intérieur

qui accordait à la jeune femme, avant des heures sans doute pénibles, un ultime instant de rémission, il répondit :

— Nul plus que moi n'en serait heureux, mais il y a bien longtemps que j'ai perdu l'espoir de "le" voir un jour ! Voyez-vous, Dame Catherine, je crois qu'il habite maintenant une cachette trop profonde et trop pure pour que la main des hommes puisse l'atteindre... à moins d'un miracle. Et il est bon peut-être qu'il en soit ainsi, car des hommes l'ont cherché et le chercheront encore, ceux, du moins, qui préfèrent les grands rêves à la réalité du monde, ceux qui ont besoin d'absolu et d'impossible pour se sentir à l'aise dans leur forme humaine. Au fond, cette quête, c'est, sous une forme poétique, la recherche de Dieu lui-même et...

Il s'interrompit. Sara venait d'apparaître à nouveau au seuil de la porte que, cette fois, elle ne franchit pas.

— C'est l'heure ! dit-elle seulement. Minuit vient de sonner à l'abbaye. Ne l'avez-vous pas entendu ?

— Non, sourit Catherine. C'est que, vois-tu, nous étions partis si loin.

— Peut-être, mais le moment est venu de te rendre ailleurs. Viens

! Tes vêtements sont préparés...

L'abbé Bernard se leva :

Je vous laisse. Vous me rejoindrez dans un moment à la petite porte de l'abbaye que je laisserai entrouverte. Je vais voir, de mon côté, si tout est terminé.

Il disparut comme une ombre dans celles, plus épaisses, de la grande salle vide. Une demi-heure plus tard, un petit cortège quittait discrètement le château.

Catherine, sous un costume noir de garçon, venait en tête, accompagnée de Marie vêtue de la même façon. A sa ceinture, elle portait une bourse de cuir assez bien remplie et une dague. Mais cette dague, elle l'y avait passée par nécessité et avec indifférence : celle à l'épervier d'argent qui, si longtemps, avait été la compagne de ses dangereuses aventures avait disparu lors du drame de Grenade, quand Arnaud avait été traîné en prison pour avoir tué Zobeïda, la sœur du calife qui voulait faire exécuter Catherine.

Sara venait ensuite, portant la petite Isabelle dans un grand panier transformé en berceau pour la circonstance. Le bébé y dormait aussi confortablement que dans le petit lit qu'elle venait de quitter.

Bérenger suivait, le petit Michel installé sur son dos dans un grand sac à grain garni d'un oreiller où il n'avait fait aucune difficulté pour se rendormir, après avoir seulement entrouvert les yeux. Pour leur part, Catherine et Marie portaient chacune un sac dans lequel on avait mis les choses de première urgence pour tout le monde.

Josse fermait la marche. Il devait accompagner le groupe jusqu'à l'abbaye afin de s'assurer que l'on y parviendrait sans être aperçu.

Heureusement, la distance était très courte, mais on rasa tout de même les murs. La nuit était sombre, relativement douce. Un vent léger soufflait sur le haut plateau, véhiculant pour la première fois des senteurs de printemps que chacun, en temps normal, eût accueilli avec joie. Mais les cœurs étaient trop serrés pour laisser place à la moindre impression de gaieté et Catherine, le nez dans son manteau, marchait sans regarder autour d'elle, remâchant le sentiment pénible qu'elle éprouvait à quitter sa ville clandestinement, presque comme une coupable. Malgré tout ce qu'on lui avait dit, elle ne par venait pas à se tirer de l'esprit l'idée qu'elle était en train de déserter...

Quand on fut à l'abbaye, Josse, sans un mot, prit sa femme dans ses bras, serra les mains des autres et, tournant les talons, repartit vers le château sans un regard en arrière. La nuit l'absorba d'un seul coup.

Contre son épaule, Catherine sentit Marie se raidir et l'entendit renifler doucement. Elle comprit qu'elle pleurait.

— Nous reviendrons bientôt, chuchota-t-elle pour la consoler.

— Je sais... mais j'ai peur ! J'aurais tellement préféré rester avec lui...

— Il s'y oppose. Tu le gênerais, Marie. Pour les jours qui vont venir, Josse a besoin de se sentir célibataire. Et je te jure que je n'ai aucune inquiétude pour lui. C'est un homme qui sait se défendre.

Allons, viens ! Carlat n'est pas si loin et tu pourras peut-être revenir avant moi.

Passant un bras autour des épaules de la jeune femme, elle poussa, du pied, la porte qui s'ouvrit sans un grincement révélant au-delà les robes noires de l'abbé et du Frère Anthime qui arrivaient.

Tout le monde s'engouffra dans la cour et gagna le cloître où la dalle de l'escalier avait déjà été levée et attendait. Tout était noir dans le monastère. Aucune lumière n'y brillait et le clocher de l'église se découpait vaguement contre le ciel opaque.

Un faible pinceau lumineux apparut quand l'abbé découvrit une lanterne sourde posée auprès de l'escalier. Il l'éleva et scruta alternativement tous les visages tendus, sculptés d'ombres tragiques.

— Descendez, maintenant, murmura-t-il. Frère Anthime va prendre la tête. Que Dieu vous garde tout au long de cette route !

Vous avez huit lieues à faire pour atteindre Carlat et vous, Dame Catherine bien plus encore. Ne nous attardons pas en adieux ; ils amollissent le courage. Je prierai le Seigneur qu'il nous permette de nous revoir bientôt...

Il leva deux doigts dans un geste de bénédiction qui dura jusqu'à ce que le dernier des fugitifs eût disparu dans l'escalier souterrain. Puis, quand il eut reçu l'assurance que tous étaient parvenus au premier palier, il referma la dalle et regagna son oratoire privé où il devait rester en prière toute la nuit, pour ceux qui partaient, pour ceux que l'on avait portés en terre dans la soirée... et aussi pour Gervais Malfrat que l'on avait pendu avant les funérailles et dont le corps se balançait doucement sous le vent nocturne à la potence que l'on avait dressée sur la tour comtale, afin que l'ennemi n'en ignorât rien.

Celui-là surtout avait grand besoin de prières. Il était mort comme il avait vécu : en lâche, pleurant, suppliant que l'on voulût bien lui laisser la vie et se débattant si fort que fort que Nicolas Barrai avait dû l'assommer pour lui passer la tête dans l'anneau de chanvre.

Enfin, Bernard pria encore pour quelqu'un d'autre, pour la Ratapennade, la vieille sorcière malfaisante, tapie dans sa cachette forestière d'où elle continuait à faire planer une menace sur les habitants de la ville. Non pour que la grâce la touchât : c'était à peu près impossible car le Diable ne lâche pas facilement ce qu'il tient, mais pour que la mort cessât de l'oublier et la prît au fond de son trou avant qu'Arnaud de Montsalvy ne revienne chez lui. Car, à ce moment, l'abbé Bernard savait bien que rien ni personne ne pourrait sauver la vieille du bûcher... et c'était un spectacle que le prêtre ne pouvait supporter.

Pendant ce temps, les voyageurs suivaient leur route souterraine d'où ils émergèrent sans accident au bout d'une demi-heure. Quand on eut atteint la grotte où débouchait le souterrain, Catherine prit une profonde respiration, emplissant ses poumons du grand air libre et ses oreilles du bruit joyeux du Goul qui coulait en torrent au creux de la vallée.

Le frère Anthime se pencha vers elle :

— Vous sentez-vous bien ? Le Père Abbé était inquiet à cause de votre blessure...

Il y a longtemps que je ne me suis sentie aussi bien, mon frère ! Du moment que je puis lutter, je ne demande rien de plus. Maintenant, il faut que je rejoigne sinon mon époux, du moins Gonnet d'Apchier qui le menace et, croyez-moi, j'y parviendrai !

Saisissant alors avec décision l'un des bâtons qui avaient été préparés par l'abbé à la sortie du souterrain pour faciliter la marche, elle commença à descendre le sentier qui menait vers le lit du torrent.

Il était inutile de se retourner pour un dernier regard : l'épaulement rocheux de la vallée lui cachait entièrement la ville endormie et le camp de l'ennemi.

En arrivant près des hauts murs du couvent des Jacobins, au voisinage de la porte Saint-Jacques, Catherine guida son cheval jusqu'à un petit tertre couronné d'un calvaire qui se dressait au milieu des vignes. Puis, rejetant le capuchon qui retombait jusqu'à ses yeux, elle laissa la pluie lui fouetter le visage et regarda Paris...

Il y avait maintenant vingt-trois ans qu'elle n'avait pas revu sa ville natale. Vingt-trois ans, à un mois près, qu'après les émeutes cabochiennes qui avaient coûté la vie à son père, l'orfèvre Gaucher Legoix, au jeune Michel de Montsalvy, le frère aîné d'Arnaud, et à pas mal d'autres personnes, elle avait vu s'écrouler dans le sang, les larmes et la souffrance son univers paisible de petite-bourgeoise insouciante pour se lancer sur la route d'un destin exceptionnel, étrange et parfaitement inattendu.

Derrière elle, la jeune femme perçut la respiration de son jeune compagnon qui se faisait plus courte et comme attentive. Il murmura :

— Voici donc la ville capitale du royaume ! Voici Paris qui fut tant d'années aux mains de l'Anglais et que Monseigneur le Connétable vient de libérer presque sans coup férir ?

La nouvelle, en effet, les avait atteints alors qu'ils approchaient d'Orléans. Un chevaucheur de la Grande Écurie Royale, lancé comme un boulet de canon en direction d'Issoudun où se trouvait alors le roi Charles VII, l'avait hurlée joyeusement à leurs oreilles dans le vent du matin.

— Noël ! Noël ! Le Connétable de Richemont est entré dans Paris !

La ville est nôtre !...

Il faisait un temps affreux, bouché, dégoulinant d'une pluie fine et têtue qui se glissait partout, mais le cri du chevaucheur avait atteint les deux voyageurs fatigués comme une bouffée de printemps, comme une pleine coupe de rosée offerte à une plante en train de mourir.

C'est que la route avait été dure et longue... Au moment de cette merveilleuse rencontre, il y avait quinze jours que Catherine et son page avaient quitté Carlat, au matin suivant leur arrivée, sur les chevaux que leur avait donnés messire Aymon du Pouget, le gouverneur, à la garde duquel la dame de Montsalvy avait confié ses enfants, Sara et Marie.

Malgré la fatigue causée par une marche de huit lieues depuis le départ nocturne de Montsalvy, Catherine n'avait pas voulu attendre plus longtemps pour se lancer aux trousses de Gonnet d'Apchier. Son épaule, vigoureusement soignée par Sara, allait mieux et son énergie naturelle, stimulée par la joie de pouvoir agir et par ce danger qui courait devant elle, lui avait rendu la pleine possession de ses moyens.

Dans la cour de Carlat, elle avait enfourché le cheval qu'un écuyer lui tenait en bride, avec un sentiment de liberté presque sauvage, une grisante sensation de puissance retrouvée. Elle n'était plus la châtelaine ravagée d'angoisse sur l'échiné de laquelle pesaient de trop lourdes responsabilités. Elle redevenait Catherine des grands chemins, une femme accoutumée à saisir la vie par ses défenses et, à la manière des bouviers auvergnats, à lui faire plier les jarrets. Maintenant, c'était affaire entre elle et Gonnet d'Apchier : l'un des deux devrait s'avouer vaincu et Catherine était bien décidée à ce que ce ne fût pas elle.

Néanmoins, malgré l'impatience qui la talonnait, elle avait pris le temps de s'arrêter à Aurillac pour tenter d'obtenir des consuls quelque secours pour sa ville en danger. Mais elle comprit vite que l'espoir, bien faible à dire vrai, qu'elle avait mis en eux, devait être abandonné, car elle trouva ville, évêques et consuls claquant des dents de terreur et se préparant fébrilement à la pire des visites : celle du capitaine espagnol Rodrigue de Villa-Andrado, cette vieille connaissance de Catherine.

Après avoir pillé et rançonné le Limousin durant la saison froide, Rodrigue se disposait, à ce que l'on prétendait, à s'en aller mettre le siège devant les fortes bastilles du Périgord, Domme et Mareuil, où l'Anglais s'accrochait encore fermement et défiait depuis longtemps les troupes du comte d'Armagnac.

— Nous ne pouvons distraire ni un archer, ni un sac de grain, avaient répondu les consuls d'une seule et même voix, il se peut que nous en ayons d'un instant à l'autre le plus cruel besoin. Heureux si nous pouvons satisfaire le Castillan avec un peu d'or !

Catherine avait senti alors que, même si Villa- Andrado ne se montrait pas sous Aurillac, les habitants de la cité épiscopale ne lèveraient pas le petit doigt pour aider Montsalvy. Elle savait, comme tout un chacun en Auvergne et en Languedoc, qu'à l'automne précédent, Villa-Andrado avait réuni au mont Lozère tous les chefs de routiers du Midi et conclu avec eux un traité d'aide et d'assistance mutuelle dont les conséquences pouvaient être graves pour une ville éprise de paix, car les quatre Apchier assistaient à ce concile démoniaque et les gens d'Aurillac savaient bien que la meilleure manière d'attirer sur eux l'attention du Castillan était encore de s'attaquer à l'un de ses associés.

Le seul désir des Aurillacois était que l'ennemi gagnât la Dordogne sans chercher à vérifier l'état des finances de l'évêque et de ses consuls. Une prudente neutralité s'imposait donc.

Avec un haussement d'épaules, la dame de Montsalvy s'était détournée de ces gens trop prudents et avait repris son chemin pour une dernière tentative. Elle gagna Murât, dans l'espoir d'y rencontrer Jean de La Roque, seigneur de Sénézergues et bailli des Montagnes d'Auvergne. La seigneurie du bailli en faisait un proche voisin de Montsalvy et les tours de son castel, niché au creux d'une gorge, s'apercevaient lorsque l'on allait de Montsalvy à Roquemaurel.

Catherine pensait que, peut-être, la vieille entente née d'un terroir commun jouerait en sa faveur et parlerait plus haut que la politique.

Mais elle avait frappé en vain à la porte du bailli des Montagnes : Jean de La Roque, à ce qu'on lui avait dit, s'était rendu au Puy-en-Velay, pour les fêtes de Pâques, afin d'escorter son épouse, Marguerite d'Escars, qui avait fait à Notre-Dame un vœu sacré. On ne le reverrait pas avant plusieurs semaines, car il avait décidé de profiter de ce pieux voyage pour visiter certaines maisons de sa parentèle.

— Décidément, nous n'avons rien à attendre de ceux d'ici, soupira Catherine à l'adresse de Bérenger. Nous aurons meilleur temps à nous adresser au Roi en personne plutôt qu'à courir tous les mauvais chemins des montagnes à la poursuite de messire de La Roque.

— Y pensiez-vous donc, Dame Catherine ? Je croyais que vous souhaitiez retrouver surtout ce failli chien de bâtard ? Et il me semble que nous perdons du temps !

— Je devais le faire, Bérenger, car je n'avais pas le droit de négliger la plus faible chance de secourir l'abbé Bernard et tous nos braves gens. Quant au temps, nous n'en avons guère perdu puisque nous suivons le chemin qu'a emprunté Gonnet d'Apchier.

La trace du bâtard n'était que trop facile à suivre, en effet, même après une semaine, car c'était une trace sanglante. Hameaux brûlés, bêtes éventrées et à demi dépecées achevant de pourrir au revers du chemin, cadavres à demi calcinés branchés au-dessus des restes noirs d'un feu ou misérables dépouilles sans têtes mal enfouies sous quelques cailloux, tout cela racontait sinistrement la chevauchée de ce garçon de vingt ans qui n'avait de l'homme que l'apparence.

Les bonnes gens que Catherine interrogeait confirmaient qu'il s'agissait bien de Gonnet. Ils s'approchaient sans trop de crainte de ce beau cavalier blond, tout vêtu de noir et suivi d'un adolescent monté en graine, qui interrogeait si doucement et dont la main gantée, en se retirant, laissait une trace d'argent dans les paumes rugueuses. Bergers des montagnes et paysans des vallées semblaient tous avoir gardé au fond de leurs prunelles effarées l'image terrifiante du bâtard, de ce garçon aux cheveux clairs et au regard trop pâle qui portait à l'arçon de sa selle une cognée de bûcheron et une tête coupée qu'il renouvelait de temps en temps.

Six hommes à la mine féroce le suivaient, comme des loups derrière le meneur infernal, et malheur à la métairie isolée, au paysan écarté avec son troupeau, aux filles revenant du moutier voisin ou de la fontaine : Gonnet et ses hommes ne connaissaient pas d'autre moyen que la torture et la mort pour se procurer le nécessaire à leur voyage et pour charmer les longueurs de la route.

Ils ne se pressaient pas d'ailleurs, et quand les murailles de Clermont surgirent des brumes du soir à l'orée de l'immense horizon de la Limagne, Catherine apprit qu'elle avait déjà gagné deux jours sur son ennemi et s'élança avec plus d'ardeur que jamais sur sa trace.

Malheureusement la chance, qui l'avait servie jusque-là sans faiblir, parut se refuser à l'aider plus longtemps car, en arrivant en vue du beffroi de Saint-Pourçain, les voyageurs virent flotter le plus inattendu et le moins souhaitable des emblèmes : la bannière rouge timbrée des barres et des croissants de ce même Villa-Andrado que les consuls d'Aurillac croyaient sur le point de fondre sur leur ville.

En réalité, après une campagne assez rude et plutôt décevante en Limousin, l'empereur des pillards avait choisi de redescendre vers la large et facile vallée de l'Allier et installé ses quartiers dans l'antique abbaye, à demi ruinée, d'ailleurs, où le malheureux prieur Jacques le Loup le supportait comme il pouvait, c'est-à-dire plutôt mal. Mais il n'avait pas le choix.

Depuis la cité encore florissante des bords de la Sioule, Rodrigue étendait ses griffes sur tout le pays à plusieurs lieues à la ronde et, parmi les terribles dégâts causés par ses routiers, il n'était plus possible de distinguer les méfaits de Gonnet d'Apchier. Force avait donc été à Catherine de faire un détour important pour éviter de tomber dans des mains dont elle ne serait pas sortie aisément.

La mort dans l'âme, elle s'éloignait donc en direction de Montluçon, quand une remarque de Bérenger lui avait rendu tout son courage.

Depuis le départ, le jeune Roquemaurel n'avait pas beaucoup prononcé de paroles. Son cher luth sur le dos, il suivait sa maîtresse en s'efforçant de cacher les douloureuses courbatures que lui causait cette interminable chevauchée. Parfois, cependant, il essayait de couper les longueurs du voyage avec une chanson.

Comme Catherine, plongée dans ses pensées, voyageait silencieusement, c'étaient à peu près les seules paroles qu'il prononçât.

Mais, en revanche, il regardait beaucoup et il écoutait en conséquence.

Tout était nouveau pour ce garçon dont l'univers, jusqu'à présent, s'était limité à la contrée bornée par les murs d'Aurillac et par la vallée du Lot.

Aussi, après que Catherine, les larmes aux yeux, lui eut expliqué pourquoi il fallait fuir la cité étendue devant eux et se diriger vers l'ouest au lieu de continuer droit vers le nord, Bérenger s'était contenté de remarquer calmement :

— Si j'ai bien compris ce que vous m'avez dit quand nous avons quitté Aurillac, les Apchier sont au mieux avec ce Castillan, puisqu'ils se sont unis à lui par cette espèce de serment prêté au mont Lozère ?

— En effet.

— Alors, même si nous sommes obligés d'allonger notre chemin, la présence de ce Rodrigue ne nous sera peut-être pas si mauvaise. Il aura reçu, avec honneur et amitié, l'un de ses frères en piraterie. Il lui aura certainement offert bombances et peut-être quelques distractions de choix sous forme d'une ou deux opérations fructueuses. Cela prend du temps et comme le bâtard ne sait pas que nous sommes sur ses traces, il n'est pas pressé. Il est possible que, grâce à ce chef d'Écorcheurs, nous ayons regagné encore une partie de notre retard et même, en nous dépêchant, il se peut que nous arrivions à Paris en même temps que lui...

Pour un peu, Catherine aurait embrassé son page. Et ce fut avec une ardeur accrue qu'elle s'élança sur le chemin qui, par Bourges et Orléans, la mènerait jusqu'à la capitale assiégée. Il valait mieux, en effet, cesser de se préoccuper du chemin parcouru par Gonnet et tenter de le gagner de vitesse.

La rencontre du chevaucheur royal avait achevé de leur donner des ailes. On avait traversé Orléans où, cependant, Catherine comptait de nombreux amis, sans s'arrêter plus des quelques heures de repos exigées par les montures et leurs cavaliers et sans s'y faire reconnaître.

La nouvelle de la libération de Paris emplissait le cœur de la jeune femme d'une joie et d'une espérance nouvelles : puisque la grande ville était retombée au pouvoir de son légitime souverain, il serait certainement possible au maître de Montsalvy de reprendre rapidement le chemin de ses terres et d'en chasser l'envahisseur.

Certes, de nombreuses places restaient encore aux mains de l'Anglais, autour de la capitale, mais, pour ces opérations de nettoyage, le Connétable pourrait se passer d'Arnaud.

A Corbeil, on avait rencontré les avant-postes de l'armée royale. Les troupes de Richemont avaient repris la ville depuis peu, au cours d'un mouvement d'encerclement. Et maintenant Paris, Paris lui-même s'étendait devant les yeux de Catherine et de son compagnon, avec ses vagues de toits dévalant des hauteurs du faubourg Saint-Jacques jusqu'au brouillard humide sur lequel flottaient des flèches d'églises et des tours, et qui masquait la Seine et ses îles.

Du fond de la mémoire de Catherine, une voix éteinte depuis longtemps se leva, celle de Barnabé le Coquillart, le vieux truand de la Cour des Miracles qui l'avait aimée comme un père et qui avait fini par mourir pour elle. Il y avait longtemps, maintenant... Pourtant elle se souvenait encore si clairement de ce jour de juillet où, dans un chaland chargé de poteries, ils avaient ensemble remonté la Seine en direction de Montereau pour gagner ensuite Dijon et la maison de l'oncle Mathieu où la veuve et les filles de Gaucher Legoix devaient trouver un second foyer.

C'était drôle, mais à cette minute où elle revoyait Paris, elle retrouvait en même temps les vers d'Eustache Deschamps que le Coquillart avait jetés si joyeusement, si orgueilleusement aussi dans la brise ensoleillée du fleuve :

C'est la cité sur toutes couronnée Fontaine et puits de science et de clergie, Sur le fleuve de Seine située Vignes, bois, terres et prairies De tous les biens de cette mortelle vie A plus qu'autres cités n'ont. Tous étrangers l'aiment et l'aimeront, Car pour déduit etpour être jolie Jamais cité telle ne trouveront, Rien nese peut comparer à Paris...

Un soupir de Bérenger rappela la jeune femme à la réalité et elle s'aperçut qu'elle avait pensé tout haut quand elle l'entendit murmurer

: — Ce qui est terrible, avec les poètes, c'est qu'ils voient toujours tout en beau et qu'on ne peut guère leur faire confiance ! Cette ville est si triste... C'était vrai et Catherine s'avoua qu'elle non plus ne reconnaissait pas sa ville natale. Le sang souillait ses rues quand elle l'avait quittée ; pourtant elle en avait gardé un souvenir ébloui car les yeux des enfants sont plus lumineux et plus tendres encore que ceux des poètes.

Hélas ! la cité qu'elle avait sous les yeux ne correspondait plus à ses souvenirs, non plus qu'aux vers du poète. Certes, Paris était toujours vaste et imposant mais, en le regardant plus attentivement, on éprouvait l'impression singulière de se trouver en face d'une apparence, d'une ville fantôme, privée de substance, malgré les volutes de fumée qui moussaient aux cheminées.

Le temps brumeux et gris était sans doute pour quelque chose dans cette impression démoralisante, mais il avait tout de même l'avantage de brouiller les lignes et d'estomper les réalités. Et, ces réalités que l'œil découvrait peu à peu, c'étaient les grandes murailles capétiennes, qui se lézardaient dangereusement, montrant, ici et là, des éboulements que personne, apparemment, ne songeait à relever.

Sur la gauche de Catherine, la porte Saint-Michel était en si mauvais état qu'on l'avait purement et simplement bouchée avec des parpaings et barricadée de madriers et de grandes planches clouées.

Quant à la tour sur laquelle flottait, pour la première fois depuis treize ans, l'étendard aux fleurs de lys, elle était amputée de quelques créneaux, cependant qu'au-delà du rempart, nombre de toits montraient la trame de charpentes dépouillées de leurs ardoises.

Avec un soupir, Catherine quitta son poste d'observation et dirigea sa monture vers la porte Saint-Jacques, grande ouverte à cette heure de la matinée et gardée par des archers.

Une théorie de mendiants déguenillés la franchissait à cette minute, se dirigeant vers le grand couvent à la porte duquel un Jacobin venait d'apparaître avec une corbeille pleine de miches de pain. Mais en s'approchant d'eux, Catherine vit que ces gens ne ressemblaient en rien à ces mendiants, plus ou moins professionnels, qu'elle avait connus dans le royaume du roi de Thune : c'étaient, pour la plupart, des femmes, des enfants, des vieux couples aussi qui marchaient en se soutenant mutuellement et la misère était marquée profondément sur tous ces visages, dont beaucoup n'avaient plus d'âge.

La cloche du couvent se mit à sonner. Ce fut comme un signal et, des autres clochers de Paris, un appel identique s'envola. Catherine se souvint alors que l'on était le 1er mai et que c'était l'heure de la grand-messe. Elle hésita, un instant, à pénétrer dans la chapelle des Jacobins, mais sa hâte de retrouver son époux et d'en finir avec la menace de malentendu qui planait sur eux fut la plus forte.

Elle poussa son cheval sous la voûte noire de la porte. Une puissante odeur d'urine et d'huile rance y régnait et lui fit faire la grimace, mais elle ne s'en arrêta pas moins devant le poste des sentinelles. Deux soldats y montaient une garde nonchalante : l'un, assis sur un tabouret, se curait les dents en contemplant rêveusement les poutres noires du plafond et l'autre, debout contre la porte, crachait avec application en direction d'une grosse pierre.

Ce fut à lui que Catherine s'adressa :

— Je désire voir Monseigneur le Connétable. Où puis-je le trouver

? demanda-t-elle.

L'homme cessa ses exercices, repoussa en arrière son chapeau de fer et contempla les deux cavaliers avec un intérêt non déguisé. Le résultat de l'examen ne fut sans doute pas trop favorable, car il se mit à rire, montrant des dents qu'il avait cependant tout intérêt à cacher.

— Ben, dites donc, vous n'y allez pas de main morte, mon petit ami ! Voir le Connétable ? Rien que ça ? Mais vous savez qu'on ne le montre pas comme ça à tout le monde, notre grand chef, et faudrait voir un peu...

Je ne vous ai pas demandé comment je pourrais voir Messire de Richemont, je vous ai demandé où je pourrais le voir. Répondez-moi et cessez d'essayer de m'apprendre ce que je sais depuis longtemps.

Le ton impératif de la jeune femme incita l'archer à réviser son jugement sur ces arrivants dans l'aspect desquels il n'avait d'abord remarqué que la poussière accumulée et la mine exténuée. Il découvrit que, sous tout cela, les vêtements étaient élégants et que la mine de ce jeune gentilhomme à la voix trop douce annonçait un personnage accoutumé à se faire obéir.

Il remit son chapeau d'aplomb, rectifia la position et grogna :

— Monseigneur a pris logis en l'hôtel du Porc-Épic, dans la rue Percée, près l'église Saint-Paul...

— Je sais où cela se trouve, fit Catherine en rendant la main à son cheval. Merci, mon ami...

— Eh ! Attendez ! Tudieu, qu'est-ce que vous êtes pressé, mon jeune seigneur ! Si vous allez à l'hôtel du Connétable, vous ne risquez pas de l'y rencontrer...

— Et la raison ?

— Dame ! C'est qu'il n'y est point !

— Et où est-il, s'il vous plaît ?

— Au prieuré Saint-Martin-des-Champs, avec tous ses capitaines, une partie de son armée et un grand concours de gens d'ici. Il y a cérémonie...

La jeune femme ne chercha même pas à savoir de quelle cérémonie il pouvait bien s'agir. Le soldat avait prononcé un mot magique « les capitaines »... Cela voulait dire qu'Arnaud, lui aussi, se trouvait là-bas.

Jetant joyeusement une pièce de monnaie au soldat qui l'attrapa avec une prestesse de chat, elle quitta l'abri de la porte fortifiée et commença de descendre la rue Saint-Jacques, retrouvant du même coup la pluie insistante et fine.

— C'est loin, ce prieuré ? demanda Bérenger qui avait espéré que l'on trouverait rapidement un abri.

— A l'autre bout de la ville, mais c'est tout droit. Il n'y a qu'à suivre cette rue, traverser la Seine et continuer jusqu'au mur d'enceinte...

— Je vois, fit le jeune garçon avec résignation, une petite lieue...

Mais il cessa aussitôt de soupirer en contemplant le spectacle qu'on lui offrait. Catherine, elle aussi, connaissait des mots magiques :

— Cette rue devrait vous plaire, Bérenger. Nous sommes sur la fameuse montagne Sainte-Geneviève, le quartier des escholiers, et voici les collèges, de chaque côté de la rue. Celui-ci est le collège des Cholets, là-bas, à main droite, le collège du Mans et voici, droit devant vous, le fameux collège du Plessis dont on dit merveille.

Bérenger regardait de tous ses yeux ces bâtisses revêches et délabrées qui, pour la grâce extérieure, tenaient moitié de la prison et moitié du couvent, mais dont il ne voyait ni les murs verdis, ni les fenêtres dépourvues de carreaux, ni les détritus qui, encombrant le ruisseau central, s'étageaient de façon peu décorative au bas des murs.

C'étaient, pour lui, les lieux où soufflait l'esprit, les endroits où le savoir s'acquérait tout en laissant place à une certaine liberté. Et le jeune Auvergnat n'était pas loin de se croire là aux portes mêmes du Paradis.

Un paradis singulièrement agité tout de même, car, à quelques pas du collège du Plessis, un étudiant, reconnaissable à sa courte robe noire, à sa mine famélique et à l'écritoire qui pendait à sa ceinture auprès d'une bourse visiblement fort plate, haranguait une assemblée de ses confrères et quelques bourgeois désœuvrés. Grimpé sur le montoir à chevaux de la taverne du Barillet, un garçon d'une vingtaine d'années, roux comme une carotte et long comme un jour sans pain, se démenait avec conviction, accroché d'une main à la charpente du cabaret pour ne pas glisser de son étroit perchoir.

Il ne devait pas manger tous les jours à sa faim, car sa taille était celle d'une guêpe et sa figure, aux traits allongés, mais plutôt agréables, montrait une belle ossature sous fort peu de chair. Un nez immense, arrogant, en formait le principal ornement avec une paire d'yeux gris foncé, singulièrement vifs, nichés à l'ombre de sourcils aussi touffus qu'irréguliers, celui de gauche remontant sur le front un bon doigt plus haut que son confrère, ce qui conférait au garçon une expression de perpétuelle ironie.

Mais le fait que l'étudiant avait manifestement le ventre creux n'enlevait rien à la puissance de sa voix. Il avait un organe digne d'un héraut d'armes, dont les éclats tumultueux, semblables à ceux de quelque bourdon de cathédrale, se répercutaient majestueusement aux horizons étroits de la rue. Naturellement, en bon universitaire qui se respecte, l'orateur était un mécontent et Catherine eut tôt fait de démêler qu'il appelait son auditoire à la rébellion.

— Que croyez-vous, bonnes gens, que vont faire ce matin le Connétable de Richemont et ses gens ? Une œuvre pie ? Une action d'éclat ? Nullement ! Ils vont rendre hommage à l'un de nos pires ennemis ! Tous ces jours-ci, on a bien convenablement remercié Dieu, mené procession sur procession, chanté messe sur messe et c'était fort bonne chose, car il convient de rendre à Dieu ce qui lui appartient. En même temps, on a commencé de remettre de l'ordre dans notre cité, de relever les murailles du côté du nord et cela aussi, c'est bonne chose. Mais, ce qui l'est moins, ce sont les honneurs que l'on s'apprête à rendre aux ossements pourris de la bête sauvage qui a jadis chassé nos amis bourguignons et fait régner sur nous autres, gens de Paris, une insoutenable terreur... Qui peut tolérer que l'on encense aujourd'hui l'envoyé du Diable, le maudit connétable d'Armagnac dont tous avons si durement pâti ?...

L'un des bourgeois qui l'écoutaient, le nez en l'air et les mains au dos, se mit à rire et lui coupa la parole :

— Nous ? Tu exagères, l'ami ! Tu nous parles de choses qui datent de vingt ans au moins ! Tu n'as pas dû en pâtir beaucoup toi-même...

— Dans le ventre de ma mère, je savais déjà ce que c'est que l'injustice ! clama superbement le garçon. Et, si jeune que j'aie été, j'ai senti que le jour où nous avons fait justice de ce chien d'Armagnac était un grand jour.

En tout cas, nous, les escholiers, entendons demeurer fidèles à notre ami, à notre père, à Monseigneur Philippe, duc de Bourgogne que Dieu veuille garder et nous allons de ce pas...

Mais le bourgeois avait encore quelque chose à dire :

— Eh ! qui parle de lui être infidèle ? Tu retardes, Gauthier de Chazay, ou bien tu as de mauvais yeux ! N'as-tu pas vu parader tous ces jours-ci, aux côtés de Monseigneur de Richemont, la bannière et la personne de messire Jean de Villiers de l'Isle Adam, qui commande ici les troupes bourguignonnes venues prêter main-forte pour balayer l'Anglais ? Si le Connétable rend aujourd'hui les honneurs à l'un de ses prédécesseurs, il le fait en plein accord et courtoisie avec Bourgogne...

— Accord de principe, acceptation du bout des lèvres ! Le seigneur de l'Isle Adam ne veut pas prendre sur lui d'écorner le premier le parchemin tout neuf, où l'encre du traité d'Arras n'est pas encore tout à fait sèche. Je suis certain qu'il a accepté de mauvais gré et qu'il serait heureux d'entendre s'élever la voix des gens sensés.

Venez tous avec moi ! Nous allons nous aussi nous rendre à Saint-Martin-des-Champs pour que l'on sache ce que nous pensons d'un tel sacrilège...

Catherine, qui avait d'abord écouté la diatribe du garçon avec quelque indignation, sentit ses sentiments évoluer curieusement quand le bourgeois prononça le nom de l'étudiant.

Il se nommait Gauthier, et ce nom-là, celui du meilleur ami qu'elle eût jamais eu, demeurait et demeurerait toujours cher à son cœur. Et puis, il y avait autre chose, une vague ressemblance peut-être... la hauteur de la taille, encore qu'il y eût pour le volume autant de différence qu'entre un balai et un madrier, la couleur et la nature des cheveux, aussi roux et aussi raides que ceux de Gauthier le Normand.

Lui aussi, d'ailleurs, avait les yeux gris, encore que d'une nuance beaucoup plus claire...

Et puis, il y avait cette violence, cette ardeur de jeunesse, cette âpreté à se jeter sur l'obstacle qui habitaient son maigre corps comme elles avaient jailli, jadis, de la forme puissante du forestier de Louviers.

C'était un lien de plus. Enfin ce nom de Chazay lui disait quelque chose, quelque chose que sa claire mémoire lui restitua presque sans recherches. Elle se revit, quelques jours après le bûcher de Jeanne d'Arc, cinq ans plus tôt, enfermée, au cours de l'été brûlant, avec Sara et Gauthier dans Chartres assiégé par la peste. Un homme les avait aidés à en sortir par le quartier des tanneries en leur montrant la grille qui barrait la rivière. C'était un garçon maigre et narquois, vêtu de rouge, qui s'appelait Anselme l'Argotier. Il leur avait dit :

« Je suis de Chazay, près de Saint-Aubin-des-Bois, un village des environs... »

Était-ce de ce même Chazay que le bouillant escholier portait le nom ?

La question mentale resta, bien entendu, sans réponse. Alors Catherine eut tout à coup l'impression que le garçon s'apprêtait à commettre quelque énorme sottise, mais que rien ni personne ne l'empêcherait de s'y jeter jusqu'au bout.

Aussi, quand il sauta de sa borne, hurlant comme un Philistin à l'assaut de Gaza et entraînant à sa suite une poignée d'étudiants aussi faméliques que lui-même, Catherine décida-t-elle de le suivre.

D'autant qu'ils allaient tous au même endroit et que l'observation des agissements estudiantins ne la détournerait pas de son chemin.

Les bourgeois, eux, regagnèrent leurs logis respectifs avec un haussement d'épaules ennuyé, mécontents de s'être fait mouiller pour écouter des paroles aussi creuses...

Pourtant, à l'instant même où la troupe s'ébranla, le temps parut se mettre de son côté. La pluie cessa progressivement. Bientôt, elle ne s'attarda plus qu'aux feuilles des arbres et aux rebords des toits où les gargouilles déversaient encore de minces filets d'eau claire.

Le jeune Gauthier menait sa troupe au pas de charge et les chevaux des deux voyageurs pouvaient les suivre à une allure qui leur convenait. Il était d'ailleurs impossible de dépasser les étudiants qui, s'étant pris par le bras, se déployaient sur toute la largeur de la rue et rasaient les murailles.

Chemin faisant, ils entretenaient leur colère en braillant des cris de guerre, d'ailleurs légèrement périmés :

-— Vive Bourgogne ! Mort à l'Armagnac !

Cela ne produisait pas grand effet sur les bonnes gens qui se rendaient à Saint-Benoît-le-Bétourné pour la grand-messe. Ils regardaient cette troupe hirsute et dépenaillée avec la commisération méfiante et vaguement inquiète que l'on réserve à des fous dont on ignore s'ils ne vont pas devenir dangereux d'un instant à l'autre. Ils se signaient, à tout hasard, et se hâtaient de gagner l'entrée protectrice de l'église où l'orgue retentissait déjà.

Personne, en tout cas, ne songea à se mêler de contester les opinions rétrogrades des escholiers.

Les choses se gâtèrent quand on eut passé le Petit Pont et pris pied dans la Cité. Aux abords du Palais, les perturbateurs se trouvèrent soudain nez à nez avec une escouade d'archers du guet qui rentraient au Petit Châtelet et qui n'y rentraient pas seuls : au milieu de leurs rangs marchait une superbe fille brune.

Les mains liées derrière le dos, la masse noire de ses cheveux répandue sur ses épaules, elle avançait fièrement, la tête haute, sans songer un seul instant à voiler de sa chevelure les deux seins arrogants surgis du large décolleté de sa robe de velours vermillon quelque peu déchirée. Elle souriait, au contraire, à tous les hommes qui la croisaient et leur lançait des plaisanteries à faire rougir un truand tout en plantant dans leurs yeux un regard étincelant, aguicheur et effronté. Mais sa vue eut le privilège de porter la fureur des étudiants à un paroxysme.

— Marion ! hurla Gauthier de Chazay, Marion l'Ydole ! Qu'est-ce que tu as fait ?