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— La grâce, voyons ! Je ne suis venu que pour cela !
— Le vôtre, Ternant ?
Le Prévôt de Paris haussa les épaules :
— La grâce, naturellement, sire Connétable !
— Et toi, Rostrenen ?
— La grâce, Monseigneur ! C'est justice ! affirma le capitaine breton.
Richemont ne fit même pas mine de demander l'avis des chevaliers d'Auvergne, mais ceux-ci n'entendaient pas se laisser oublier. Leur clameur éclata en faux-bourdon vaguement menaçant, reprenant le mot déjà par trois fois répété :
— La grâce ! La grâce !
— Allons délivrer Montsalvy, tonna Renaud de Roquemaurel, et partons ! On nous attend chez nous !
Selon le géant blond, la cause était entendue et il n'y avait plus qu'à courir jusqu'à la Bastille pour en extraire le prisonnier.
Mais Richemont ne l'entendait pas de cette oreille.
— Un instant, sire chevalier ! Tout n'est pas dit encore. Maître Michel de Lallier n'a pas rendu son verdict et vous savez que la sentence dépend de lui et de lui seul, quel que soit notre avis à tous !
Allons, sire Prévôt, ajouta-t-il vivement, voyant l'œil menaçant dont les Roquemaurel couvaient le vieillard, que décidez- vous ? Le capitaine de Montsalvy doit-il vivre ou doit-il mourir ?
— Vivre, Monseigneur, avec votre permission. Je ne reconnais à personne, en de telles circonstances, le droit de le condamner. Mais j'aimerais tout de même qu'il sache que ce n'est pas à sa qualité seigneuriale, ni même au côté respectable de sa vengeance qu'il doit votre clémence et la mienne... mais bien à l'ombre suppliciée d'un brave homme d'orfèvre que, peut-être vivant, il ne regarderait même pas et rougirait d'appeler son beau- père !
— Il le saura, promit Richemont. Je vous le promets...
— Dans ce cas, je vais vous demander permission de me retirer car il me faut, maintenant, gagner la Maison aux piliers pour y rendre compte de ma décision à nos échevins. Je suis certain qu'ils l'approuveront pleinement.
— Pensez-vous que le peuple fera de même ?
Le vieil homme haussa légèrement les épaules avec une moue pleine de bonhomie.
— Je haranguerai le peuple dès ce soir et lui dirai que je vous ai moi-même proposé de vous délier de votre parole, Monseigneur, et demandé la grâce du coupable.
— Direz-vous la raison de cette grâce ? demanda Catherine presque timidement.
— Naturellement, Madame ! Le peuple, au nom duquel j'agis, doit comprendre. Il admettra fort bien que la vie de l'un des siens ait payé pour la vie d'un autre des siens, alors que dans l'état de surexcitation où il se trouve encore, il ne l'aurait peut-être pas accepté pour celle d'un jeune seigneur. Maintenant, avant de vous quitter et si vous m'y autorisez, je voudrais dire, Madame, que je suis heureux de vous avoir connue... et fier aussi d'avoir vu qu'une fillette de Paris pouvait devenir si haute et belle dame. Voulez-vous me donner la main ?
Spontanément,
Catherine
offrit
sa
joue
et
embrassa
chaleureusement le vieillard.
— Merci, seigneur Prévôt ! Merci de tout mon cœur ! Je ne vous oublierai pas et je prierai Dieu pour
vous.
Tandis que Michel de Lallier s'éloignait sous les ombrages du jardin, escorté des Auvergnats, de Jean de Rostrenen et des deux seigneurs bourguignons qui avaient salué Catherine aussi gravement et respectueusement que si elle avait encore régné sur le cœur du Grand-duc d'Occident, Richemont détacha doucement Catherine de la main du Bâtard et l'attira auprès de lui sur le banc de pierre.
— Venez vous asseoir auprès de moi maintenant que vous avez vaincu, ma belle guerrière, et laissez-moi vous regarder à mon aise !
Dieu que vous êtes belle, Catherine ! Plus éclatante que les genêts de ma Bretagne quand le soleil les caresse et qu'ils illuminent toute la lande ! En vérité, si je n'aimais si fort ma douce épouse, je crois bien que je serais devenu amoureux de vous !
Il lui souriait franchement, avec une lueur joyeuse au fond de ses yeux bleus, toute colère et toute rancune envolée, sincèrement heureux de pouvoir se laisser aller de nouveau à l'amitié retrouvée.
Mais Catherine avait encore sur le cœur la « clientèle » des Montsalvy et elle tenait à en tirer une petite vengeance.
— Eh quoi, Monseigneur ? Vous faites asseoir auprès de vous la fille d'un orfèvre... dont peut-être les vôtres furent jadis clients, eux aussi ?
Il éclata de rire.
— Touché ! Je l'ai mérité ! Pardonnez-moi, Catherine, cette affaire m'irritait comme une piqûre de moustique ! Vous savez bien que vous êtes de celles, très rares je l'avoue, chez qui la naissance importe peu.
Vous étiez digne de naître sur les marches d'un trône et, en vous élevant au rang où l'on vous voit aujourd'hui, le Destin ne vous a rendu que petitement justice ! Parlez- moi de vous, maintenant, de ma filleule Isabelle et de votre beau pays au secours duquel je vais envoyer, de crainte que votre sauvage escorte soit insuffisante à le libérer...
— J'irai, si vous voulez ! proposa Dunois. Montsalvy et moi aurons vite remis à la raison une bande de seigneurs pillards !
— Il n'en est pas question ! J'ai besoin de vous, sire Bâtard ! Ne m'enlevez pas tout mon monde ! Et puis, le sang d'Orléans pour corriger une poignée de routiers crasseux, ce serait trop. Je réglerai cela tout à l'heure, dès que le sire de Montsalvy nous aura rejoints.
— Il va venir ? s'écria Catherine soudain rose d'une joie qui fit sourire le prince breton.
— Naturellement, il va venir ! Rostrenen est allé le chercher et la Bastille n'est pas si loin ! Pensiez-vous, pauvrette, que j'aurais eu le cœur de vous retenir ici, à m'écouter vous conter fleurette quand je sais que vous tremblez d'impatience de « le » revoir ? Mais je veux m'accorder la joie de vous réunir. J'ai bien le droit, il me semble, à une récompense !...
— À toutes les récompenses, Monseigneur, et à toute notre gratitude ! Grâce à vous, j'aurai enfin retrouvé la paix, le bonheur, la quiétude de l'âme et du cœur...
— Mais vous ne les retrouverez vraiment que lorsque votre époux apparaîtra ! fit le Connétable en constatant que Catherine fouillait déjà des yeux les profondeurs du jardin, guettant l'apparition d'une grande silhouette familière.
Elle lui sourit, un peu confuse.
— C'est vrai ! J'ai hâte de le voir.
— Prenez patience ! Il sera là dans un instant.
Un instant plus tard, en effet, Rostrenen reparaissait mais seul et donnant de tels signes d'agitation que, tandis qu'il traversait le verger en courant, Catherine se leva machinalement, saisie d'un funeste pressentiment.
Non moins machinalement, Richemont l'imita, étonné de la voir tout à coup si pâle.
— Eh bien, Montsalvy ? jeta-t-il avec irritation.
— Enfui... Évadé ! jeta Rostrenen hors d'haleine d'avoir couru depuis la Bastille. Un moine inconnu l'a aidé... et ils ont tué cinq hommes !
Le jardin fleuri, le gai soleil printanier s'engloutirent pour Catherine dans le flot sombre du désespoir. La douleur qu'elle éprouva fut presque physique et lui coupa le souffle. Elle ferma les yeux, souhaitant éperdument mourir dans la minute suivante, mais le Ciel ne lui accorda même pas la miséricorde d'un évanouissement. Il lui fallait subir jusqu'au bout...
Enfermée dans sa chambre d'auberge et la tête enfouie dans ses bras repliés, Catherine pleurait depuis une grande heure, sans bien savoir si elle existait encore. Le coup qu'elle avait reçu dans le jardin de l'hôtel du Porc-épic, suivant de si près un merveilleux sentiment de délivrance, l'avait assommée et, depuis que Tristan l'Hermite l'avait ramenée précipitamment à l'Aigle en lui enjoignant de ne pas bouger et d'attendre les nouvelles qu'il lui rapporterait, elle se sentait comme morte, sans réactions, sans plus de perception aux choses extérieures, sans plus rien de vivant en elle qu'une petite pensée tenace et lancinante, cruelle comme une aiguille fouillant une blessure : « Tout est perdu... tout est perdu !... »
Ces mots dansaient dans sa tête un épuisant ballet, croisant et décroisant leurs spirales jusqu'à perdre à peu près toute signification.
Mais elle trouvait, à les ressasser, une espèce d'amer plaisir.
Comme un animal blessé qui cherche seulement le refuge de sa tanière, elle avait refusé l'invitation du Bâtard qui, ému de sa détresse, lui offrait l'hospitalité du palais des Tournelles afin qu'elle se sentît moins seule.
Mais ne fallait-il pas qu'elle reprît l'habitude d'être seule ? Après sa folle évasion qui avait coûté plusieurs vies humaines, Arnaud ne serait plus qu'un proscrit, mis au ban de la noblesse et pourchassé autant qu'il serait possible dans un royaume encore ravagé par la guerre et l'anarchie.
Qu'allait-il advenir, alors, de sa femme, de ses enfants si, pour punir le coupable, Richemont obtenait du Roi qu'on leur ôtât leur seigneurie pour l'offrir à un autre, ou, simplement, qu'on oubliât de la reprendre aux Apchier ? Où iraient-ils chercher refuge quand les armes du loup du Gévaudan leur interdiraient l'accès de Montsalvy ?
Au fond de son chagrin, Catherine croyait entendre encore la voix du Connétable, si affectueuse l'instant précédent et redevenue tout à coup si froide, si lourde de menaces :
— L'imbécile ! Quelle folie a pu le pousser à créer ainsi l'irréparable ? Des hommes sont morts, des hommes qui étaient nôtres.
Même si je le voulais, je ne pourrais plus rien, maintenant, que faire donner la chasse à cet insensé et le ramener mort ou vif.
Mort ou vif ! Les mots terribles avaient frappé comme des glaives, si durement que Catherine, épuisée par l'effort qu'elle venait de fournir, n'avait pu trouver ni une parole, ni même une pensée excusant Arnaud si peu que ce soit.
Et, sans Dunois, sans Tristan, elle fût peut-être morte en ce jardin, simplement parce qu'elle n'avait même plus le courage de respirer encore.
Mais les deux hommes l'avaient soutenue, ramenée doucement chez elle, confiée à Maîtresse Renaudot qui l'avait aidée à gagner sa chambre et voulait la déshabiller et la coucher.
Mais Catherine ne voulait plus rien, ni personne. Elle voulait être seule, seule avec cette espèce de malédiction qui pesait sur sa vie et qui, depuis toujours, interposait la guerre et la violence des hommes chaque fois qu'elle pensait avoir enfin atteint le bonheur.
Une main lui releva doucement la tête, tandis qu'une fumée chaude et odorante atteignait ses narines.
— Buvez cela, pauvre dame ! fit la voix amicale de l'hôtesse, cela vous fera du bien.
Catherine voulut refuser, mais elle n'avait plus de force et, déjà, le hanap était contre ses lèvres et le goût du vin chaud, bien sucré et additionné de cannelle, coulait sur sa langue. Elle n'y résista pas, prit le récipient à deux mains et sans même ouvrir les yeux se mit à boire à petits coups prudents, car le liquide était brûlant.
— Doux Jésus ! gémit Dame Renaudot en face du visage ravagé que la jeune femme venait de découvrir, si c'est permis de se mettre dans des états pareils !...
Avec sa discrétion naturelle de brave femme habituée à des clients de toute sorte, elle ne posait pas de questions mais s'affairait avec une légèreté étonnante pour le volume de sa personne, cherchant de l'eau fraîche, du linge fin et en bassinant avec une espèce de tendresse la figure gonflée de sa cliente.
Les yeux clos, Catherine se laissait faire maintenant et continuait à absorber son vin en imaginant que c'était Sara qui lui prodiguait ainsi les soins maternels dont elle avait tellement besoin.
Jamais elle n'avait éprouvé cette effrayante impression d'abandon.
Tout s'était englouti d'un seul coup. Elle était seule au creux d'un univers hostile qui ne lui offrait plus ni refuge ni rémission. 11 n'y avait plus de vrai que cette flamme odorante qui coulait dans sa gorge, chaude et amicale, réveillant jusqu'aux entrailles son corps transi.
Quand elle eut vidé le hanap, elle entrouvrit les yeux, considéra maîtresse Renaudot d'un air navré et réclama :
— Encore !
— Encore ? s'étonna la bonne dame. Vous n'avez pas peur que ce soit trop ? La tête tourne vite avec ce vin-là.
— C'est justement ce que je désire : qu'elle tourne... et le plus vite possible... pour que j'en arrive à ne plus savoir du tout qui je suis !...
— Vous ne voulez plus savoir qui vous êtes ? Pourquoi ?... Est-ce que cela vous pèse tellement ?
— Beaucoup ! approuva Catherine gravement. Moi, j'ai eu trois noms ! Quand on n'en a plus du tout, on doit se sentir beaucoup mieux... Allez me chercher de ce vin ! Il est très bon !
La rasade qu'elle avait avalée faisait éclater dans son estomac vide une espèce de feu d'artifice qui lui procurait une ivresse légère.
Tandis que son hôtesse disparaissait à regret pour chercher ce qu'elle lui avait demandé, elle ouvrit tout à fait les yeux, regarda autour d'elle. Une sorte de brouillard devait être entré dans la chambre, estompant les murs blanchis à la chaux, la grosse charpente brune et noueuse, les petits carreaux verdâtres de la fenêtre et le lit habillé de rouge vif qui, dans son coin, avait l'air d'une énorme fraise mûre, rassurante et douillette.
Catherine eut envie, tout à coup, de s'y blottir, de s'enfoncer dans les profondeurs moelleuses de ses couettes. Le lit c'était encore ce qu'on avait trouvé de mieux sur la terre pour qui souffrait dans son corps ou dans son cœur. On pouvait, tout à loisir, y suer de fièvre ou y gémir de douleur, y délirer de joie ou de maladie, y oublier dans le sommeil le monde, la guerre, l'injustice et la folie des hommes, y mettre au monde les enfants préparés dans son ombre protectrice, y faire l'amour...
Parvenue à ce stade de la songerie nuageuse que lui valaient sa lassitude et le vin conjugués, Catherine éclata de nouveau en sanglots convulsifs et alla s'enfouir dans les courtepointes qui la tentaient si fort pour y pleurer tout à son aise.
L'amour !... pour elle, s'écrivait Arnaud ! Cela commençait par la même majuscule... mais cela s'achevait tellement plus mal. Et pourquoi donc fallait-il qu'il n'y eût au monde que cet homme égoïste, violent et jaloux pour incarner l'amour aux yeux de Catherine ? Elle avait tant souffert de lui, déjà ! De sa haine et de son mépris quand il ne voyait en elle, justement, que l'une de ces Legoix qu'il haïssait ; de son orgueil allant jusqu'à la plus cruelle abnégation quand, se croyant atteint de la lèpre, il lui avait refusé le bonheur de se confondre avec lui dans l'horreur et dans la mort peut- être, mais aussi dans un bonheur terrible et purifié ; de sa sensualité violente quand, à Grenade, elle l'avait retrouvé dans les bras de la dangereuse et trop belle Zobeïda ; de son goût des batailles et du sang versé enfin pour l'assouvissement duquel il l'avait encore quittée après tant de promesses, pour courir les aventures viriles qu'il aimait plus que tout au monde. Et maintenant encore, avait-il pensé à elle, sa femme, qui durant des années l'avait suivi, cherché jusqu'au bout du monde et jusqu'au bout d'elle-même ? Y avait-il pensé, même un instant, quand, au mépris des ordres donnés, il n'avait écouté que sa vengeance ? Y
avait-il pensé à la Bastille, durant ces dernières heures quand, au lieu d'attendre un jugement que l'amitié de ses frères d'armes aurait sans doute rendu plus clément, il se vouait lui-même à la proscription et s'enfuyait, sans même peser les conséquences et sans hésiter à laisser derrière lui une trace sanglante ?
Où donc, après Orléans assiégée, après les basses- fosses de Sully, après les pièges fleuris d'Al Hamra, faudrait-il maintenant aller le chercher ? Dans quelque grotte inaccessible au flanc des volcans d'Auvergne, ou sur l'échafaud tendu de drap noir ?
Mais cette minute même où, engloutie dans son désespoir et sa lassitude, Catherine repoussait, avec le peu de forces qui lui restaient, l'idée de poursuivre sa quête éternelle et exténuante, elle savait déjà que, dans un jour, dans une heure ou dans un instant, elle se traînerait hors de ce lit pour repartir en avant, toujours plus loin et toujours plus profond à la poursuite de son mirage familier jusqu'à ce qu'elle s'abatte pour ne plus se relever, parce que, tant qu'il lui resterait un souffle de vie, elle chercherait, elle appellerait le cœur d'Arnaud, les mains d'Arnaud, le corps d'Arnaud et que, pour une
seule nuit d'amour, elle était encore prête à jouer sa vie à qui perd gagne !
Quand Tristan l'Hermite revint quelques instants plus tard, il trouva l'hôtesse debout au milieu de la chambre, un pot fumant à la main et contemplant avec stupeur le lit bouleversé, chaos rouge d'où émergeaient ici et là un flot de velours noir ourlé d'hermine, un bout de dentelle blanche et une longue tresse blonde dénouée.
Il tourna vers maîtresse Renaudot un regard interrogateur :
— Que lui apportez-vous là ?
— Du vin chaud à la cannelle ! Je lui en avais apporté un hanap pour la remettre et elle l'a bu tout entier... Mais... elle m'a prié de lui en apporter d'autre et je me demande si cela ne risque pas de la rendre malade.
— Je comprends ! Donnez-moi ça et disparaissez. Ah ! J'oubliais !
Tout à l'heure, les chevaliers d'Auvergne, qui sont déjà venus ce matin, vont revenir. Faites- les attendre un instant et venez me prévenir.
Quand elle eut refermé la porte, Tristan commença par avaler la moitié du hanap en contemplant d'un œil perplexe le lit d'où montaient encore quelques hoquets gémissants.
Puis, jugeant que Catherine avait eu suffisamment le temps de s'étendre sur son malheur et que, dans son cas, la manière forte serait encore la plus efficace, il reposa le pot sur la table, marcha vers le lit, y plongea les bras et en sortit une Catherine dépeignée et doublement rouge, à la fois d'avoir pleuré et de la cochenille de la courtepointe que les larmes avaient fait déteindre sur sa joue. Le large décolleté de sa robe avait glissé et découvrait, jusqu'à la douce ombre de l'aisselle, une épaule dorée et un sein si impertinent que le Prévôt, soudain aussi rouge que la jeune femme, se hâta de le recouvrir. Ce n'était vraiment pas le moment de se laisser induire en tentation par cette diablesse aux yeux violets qui, même échevelée, même barbouillée comme une gamine tombée dans les confitures, trouvait encore le moyen de faire battre le sang beaucoup trop vite.
Cependant, elle le regardait d'un air à la fois malheureux et offensé, puis demandait, tendant vers le hanap une main incertaine :
— Donnez-moi à boire, ami Tristan !
— Vous avez bien assez bu comme ça. Regardez- vous : vous êtes plus qu'à moitié ivre !
— Peut-être !... Et tant mieux ! Il me semble que je suis moins malheureuse. Le vin m'a fait du bien. Grâce à lui on oublie un peu...
Donnez-moi encore du vin, ami Tristan !
— Non !
Puis, comme il voyait s'abaisser les coins de sa bouche, il dit, plus doucement, craignant qu'elle ne se remît à pleurer :
— Que souhaitez-vous si fort oublier, Catherine, et pourquoi ?...
Ce n'est pas tout à fait l'heure, pourtant... Ne savez-vous pas que votre époux a plus que jamais besoin de vous ?
Elle secoua violemment sa tête comme si elle luttait contre la tempête et les longues mèches échappées de ses tresses dansèrent et se tordirent autour d'elle comme des lianes d'or.
Arnaud a toujours besoin de moi, s'écria-t-elle, toujours ! Mais jamais personne ne songe à se demander si moi je n'ai pas besoin d'Arnaud.
Je suis son bien, son repos et sa récréation, la maîtresse de sa maison et sa première vassale, sa maîtresse et sa servante, et tout le monde trouve normal, équitable et juste que j'accomplisse sans faiblir toutes ces tâches. Sans faiblir... et sans avoir jamais envie de jouer un autre rôle, unique, celui de la femme aimée. Pourquoi ne puis-je jamais prendre, mais toujours être prise ? Il m'a emprisonnée, Arnaud, rivée à lui avec son nom, sa terre, ses enfants... ses caresses ! Je suis "sa"
femme... au point qu'à certains moments, tels que celui-ci, il m'oublie complètement pour n'écouter que sa folie égoïste ! Que venez-vous alors me dire qu'il est "mon" époux ? Il est celui de la guerre, un point c'est tout...
Subitement, elle s'abattit sur la poitrine de Tristan, glissa ses bras autour de son cou en se dressant sur la pointe des pieds et se serra contre lui.
— C'est un esclavage qu'un tel amour, ami Tristan, et le pire de tous. Il y a des moments où je voudrais tellement, tellement le briser, m'en libérer. Ne voulez- vous pas m'aider ?
L'impassible Flamand se sentit frémir. Il s'était attendu à trouver une femme effondrée, réduite par la douleur à l'état de loque humaine, mais certes pas cette Catherine plus qu'à demi ivre de vin et de colère, exhalant pêle-mêle sa rancune, sa colère et son besoin d'amour dans un désordre vestimentaire qui lui donnait le vertige.
Troublé par le parfum de féminité dont elle l'enveloppait et furieux de sentir sa propre chair s'émouvoir plus que de raison au contact de ce corps trop doux, il essaya de l'écarter de lui, mais elle se cramponna plus farouchement que jamais à son cou...
Au supplice, il chuchota, la voix enrouée :
— Catherine, vous divaguez ! Le temps presse !
— Tans pis ! Je ne veux plus savoir, je ne veux plus lutter... je ne veux plus être un chef de guerre. Je veux être une femme... rien qu'une femme... et je veux qu'on m'aime.
— Catherine, revenez à vous ! Lâchez-moi...
— Non ! Je sais que vous m'aimez... depuis longtemps, et j'en ai assez d'être seule ! J'ai besoin que l'on s'occupe de moi, que l'on vive pour moi, avec moi. Qu'ai-je à faire d'un homme qui ne songe qu'à tuer ou à se faire tuer au nom de la gloire ?
Ce que vous en avez à faire ? Pour le moment, vous avez à essayer de le sauver du pire en vous en sauvant vous-même, à conserver un père à ses enfants et, à vous-même... le seul maître que vous admettrez jamais ! Quant à moi, Catherine, vous vous trompez en essayant de me tenter. Je vous aime, c'est vrai, mais je suis fait du même bois que Montsalvy, je suis comme lui ! Pire peut-être car moi je rêve de puissance ! Revenez à vous et à lui ! Que croyez-vous qu'il penserait s'il pouvait vous voir en ce moment ? Que vous vous comportez en grande dame ?
Elle renversa la tête, lui offrit ses yeux noyés de brume et sa bouche humide, entrouverte sur ses petites dents brillantes.
— Je ne suis pas une grande dame, murmura-t-elle en s'étirant contre lui comme une chatte, je suis une fille du Pont-au-Change...
Une fille toute simple comme tu es un homme tout simple, Tristan !
Nous ne sommes pas nés sur les sommets, nous autres ! Alors, pourquoi ne pas nous aimer un peu ? Peut-être que tu parviendras à me faire oublier mon impitoyable seigneur...
Le souffle court et le cœur battant comme un bourdon de cathédrale, Tristan sentit qu'un instant de plus dans cette intolérable situation le perdrait, qu'il en arrivait au point où il ne lui serait plus possible de revenir en arrière s'il ne dominait pas le désir furieux qu'il avait d'elle.
Elle lui faisait jouer le rôle grotesque d'un Joseph sourcilleux et encombré de préjugés en face d'une adorable Putiphar qui, d'ailleurs, n'avait même pas conscience de sa naïve dépravation.
Quelques secondes encore, peut-être, et il arracherait cette robe en désordre qui livrait à ses yeux tant de choses fascinantes, il jetterait Catherine sur le lit pour y trouver le secret de sa féminité et y oublier jusqu'à son honneur d'homme, profitant d'un moment d'aberration passagère que l'on regretterait ensuite. Mais l'endurance de Tantale avait tout de même ses limites et Tristan sentit qu'il allait sombrer...
délicieusement.
Un grattement discret contre le bois de la porte le sauva juste à temps. La sueur trempait son front, collait ses cheveux et il frissonnait comme s'il avait une grosse fièvre.
D'un effort désespéré, il força brutalement les bras noués à son cou à le libérer.
— En voilà assez ! gronda-t-il. Vous n'entendez pas qu'on frappe ?
On faisait mieux que frapper. À travers la porte, la voix feutrée de maîtresse Renaudot l'informait que les chevaliers d'Auvergne attendaient en bas et qu'ils étaient pressés.
Alors, sans plus rien vouloir écouter des protestations de Catherine, Tristan courut vers la cruche d'eau, emplit une cuvette et se mit, à l'aide d'une serviette, à en asperger le visage et le cou de Catherine tout en criant à l'hôtesse :
— Donnez-leur à boire votre meilleur vin et faites- les patienter encore un instant ! Madame avait perdu conscience. Je la ranime !
— Vous n'avez pas besoin d'aide ?
— Non. Ça ira très bien.
Tout en parlant, le Flamand s'improvisait camériste. Serrant les dents, mais avec une habileté dont personne ne l'eût cru capable, il rajustait la robe de Catherine, la secouait pour la défroisser et s'attaquait à la chevelure, la peigna avec une vigueur qui lui attira les protestations de sa victime. Rapidement, il refit les nattes, les roula sur les oreilles et, saisissant le voile détaché du hennin depuis longtemps tombé à terre, en enveloppa les épaules, la tête et le cou de la jeune femme.
Puis, la tenant à bout de bras, il déclara :
— Voilà qui est mieux ! Vous êtes tout à fait présentable.
Hormis les plaintes qu'il lui avait arrachées, Catherine s'était laissé faire sans plus réagir qu'une poupée de son, mais, à mesure que Tristan la soignait, son regard perdait peu à peu l'espèce de brume trouble qui l'avait envahi pour retrouver toute sa netteté. L'ivresse, à vrai dire légère, se dissipait pour laisser place à une gêne profonde qui ressemblait beaucoup à de la honte.
Elle avait conscience maintenant de s'être conduite beaucoup plus comme une fille avide d'amour que comme une honnête femme dont le mari court les routes et les dangers. Mais elle avait trop de franchise pour ne pas reconnaître ses torts et, comme son compagnon l'entraînait vers la porte, elle résista :
— Non, ami Tristan, je ne veux pas encore descendre... pas sans vous avoir dit... que j'ai honte de moi ! Le vin... la colère... J'avais perdu la tête, je crois. Et je n'ose pas imaginer ce que vous pouvez penser de moi à cette heure.
Il se mit à rire, la prit aux épaules et, fraternellement, l'embrassa sur le front.
— Je pense que vous n'avez aucune raison d'avoir honte... et que vous avez dit, sans vous en douter, de grandes vérités, mon cœur.
C'est vrai que je vous aime... et depuis longtemps ! Depuis Amboise, je crois bien. Et si vous voulez tout savoir, si dame Renaudot n'était venue frapper, je crois bien qu'à cette minute je serais en train de vous demander pardon ! Maintenant... il faut oublier tout ceci. Rien ne s'est passé... et nous sommes amis comme devant ! Venez ! Il faut les rejoindre car, en vérité, le temps presse et nous avons des décisions à prendre.
Dans la salle de l'auberge, momentanément interdite aux clients habituels par un barrage de soldats, Tristan l'Hermite fit, devant le cercle sombre des chevaliers, le récit de l'enquête rapide qu'il avait menée à la Bastille.
Cela tenait en peu de mots : approximativement à l'heure où Catherine se rendait avec Jean d'Orléans à l'hôtel du Porc-épic, un cordelier s'était présenté à la Bastille avec un ordre signé et scellé aux armes de messire Jacques du Chastellier, évêque de Paris, qui lui donnait accès auprès du prisonnier nommé Arnaud de Montsalvy, dont il était le confesseur et dont il souhaitait préparer l'âme à une repentance chrétienne de ses fautes. On avait donc introduit le moine dans la tour de la Bertaudière où Arnaud se morfondait et l'on avait refermé la porte sur les deux hommes.
Au bout de quelques minutes, les cris du moine avaient attiré le geôlier qui, persuadé que le prisonnier étranglait le saint homme, s'était rué à son secours. Il avait ouvert la porte... et était tombé aussitôt frappé d'un coup de dague en plein cœur. Alertés par le bruit, deux gardes étaient accourus et avaient été abattus aussitôt à coups d'épée car, apparemment, sous sa robe, le moine transportait un véritable arsenal, en plus d'un second froc dont Arnaud s'était revêtu.
Ainsi accoutrés, les fugitifs atteignirent la cour, puis le corps de garde où deux hommes veillaient à la poterne. C'étaient des archers appartenant à la troupe du Bâtard d'Orléans et ils connaissaient parfaitement le sire de Montsalvy. Un faux mouvement, à la minute où il allait mettre le pied sur le pont dormant, avait fait glisser le capuchon d'Arnaud et découvert son visage. Aussitôt reconnu, il avait frappé. Le cri poussé par les gardes avait été le dernier : en quelques secondes, ils étaient massacrés et les deux hommes, sautant sur des chevaux qui attendaient, tenus en bride par une troupe composée de trois ou quatre hommes, disparaissaient dans un nuage de poussière en direction du village de Charonne...
— Mais enfin, s'écria Catherine quand Tristan eut achevé son rapport, ce moine, porteur d'un ordre de l'évêque, qui peut-il être ?
Quelqu'un l'a-t-il vu ?
— Ceux qui l'ont vu de près n'ont plus de voix pour le décrire, fit Tristan sombrement. Mais les archers qui veillent aux créneaux et qui ont assisté de là-haut à la fuite des deux hommes prétendent qu'il s'agit d'un garçon blond, d'une vingtaine d'années, et que les hommes qui l'attendaient au-dehors n'avaient sur eux aucun signe distinctif.
— C'est maigre comme description, grogna Renaud de Roquemaurel. On ne sait rien de plus ?
Tristan appuya sur Catherine un regard empli de pitié et déclara, d'une voix presque basse :
— Si, on sait quelque chose de plus ! Le rôtisseur de la porte Saint-Antoine, qui plumait ses oies devant sa porte, a vu les cavaliers lui filer presque sous le nez. Il a entendu l'un des deux faux moines crier à l'autre : "Par ici, Gonnet ! la route est libre..."
Un silence de mort tomba, mais ne dura qu'un instant.
— Gonnet ! balbutia Catherine atterrée. Gonnet d'Apchier ! Il est arrivé !... et il a réussi ! Mon Dieu, Arnaud est perdu!
Le poing énorme de Renaud s'abattit sur la table renversant les gobelets qui sautèrent.
— Pourquoi perdu ? Et qu'a réussi ce failli chien bâtard ?
— Je vais vous le dire.
En face de cet auditoire frémissant, Catherine fit, d'une voix lasse, le récit rapide mais précis de ce qui s'était passé sous les murs de Montsalvy et de la déshonorante mission dont s'était chargé le bâtard d'Apchier.
— J'ai cru follement, soupira-t-elle en conclusion, que j'avais réussi à le gagner de vitesse. J'espérais qu'il se serait attardé quelques jours à Saint-Pourçain auprès du Castillan, mais je me trompais. Il était déjà là ! Il savait bien avant moi ce qui s'était passé et il préparait déjà ses batteries, tendant le piège trop facile que la folie d'Arnaud mettait à sa portée... et qui n'a que trop bien réussi ! Mais quant à savoir comment il a pu parvenir à l'entraîner à sa suite, comment il s'est procuré cet ordre, sans doute falsifié, de l'évêque ?...
— On s'en moque ! coupa Renaud qui réussit à dominer les cris indignés d'un auditoire dont les réactions étaient aussi brutales qu'immédiates. Comment ce truand s'y est pris, on en reparlera plus tard, à la veillée ! Pour le moment, il y a mieux à faire : il faut leur courir sus, les rattraper, enlever de gré ou de force Montsalvy à ce faux ami qui va lui tordre le cou au coin d'un bois par une nuit bien noire, sans doute ! Allez, vous autres, en selle !
— Le sire de Rostrenen galope déjà sur leurs traces, grogna Tristan. Le Connétable lui a donné ordre de les ramener morts ou vifs
!
Le grand Roquemaurel fit un pas en avant, se planta en face du Prévôt et se pencha pour le regarder sous le nez car il avait une bonne tête de plus que lui.
— Morts ou vifs ? Et vous vous imaginez que ça nous arrange ?
Autrement dit, entre Apchier et votre Rostrenen, Montsalvy n'a pratiquement plus une chance de s'en tirer entier ? Si le chien bâtard n'a pas encore eu le temps de l'assassiner, l'envoyé de Monseigneur s'en chargera, car, pour imaginer qu'il se laissera ramener paisiblement, il faut que vous ne connaissiez pas Montsalvy.
— Mais si, je le connais et...
— Je vous ai dit qu'on était pressés. Alors, vous permettez !
Maintenant, sire Prévôt, mettez-vous bien ça dans la tête : nous qui voulons retrouver notre chef en bon état, nous allons avoir l'honneur de donner la chasse à vos Bretons aussi bien qu'aux fugitifs. Nous entendons les gagner de vitesse... et leur taper dessus s'ils sont arrivés avant nous. Vous pouvez allez dire ça au Connétable !
— Je m'en garderai bien... A moins, bien entendu, que vous ne me donniez votre parole de ramener les prisonniers ici...
— Vous voulez rire ? Vous n'avez pas l'air de vous rappeler que nous avons deux comptes à régler avec les Apchier. Aussi, après avoir pendu Gonnet au premier arbre venu, on ira tout droit nettoyer Montsalvy du reste de la bande. Et pour ça, il nous faut le légitime seigneur : autrement dit Arnaud de Montsalvy. Quand tout sera rentré dans l'ordre, vos juges et vos conseillers pourront discutailler à perte de vue sur son cas, le condamner tout à leur aise et venir le chercher dans nos montagnes si ça les amuse ! Mais prévenez-les tout de même qu'on les attendra. Vous avez compris ?
— A merveille ! C'est un plaisir de vous entendre, fit Tristan goguenard. Ce que je comprends moins... c'est pourquoi vous vous attardez ici... à discutailler ?
D'abord interloqué, Renaud éclata de rire, allongea au Prévôt une bourrade qui lui démolit l'épaule puis, se tournant vers Catherine :
— Allez vous préparer, Dame Catherine ! On vous emmène !
— Sûrement pas ! s'indigna Tristan. Vous rêvez, Roquemaurel !
Une femme n'a rien à faire au milieu des combats qui vous attendent.
En outre, elle est exténuée et vous retarderait. Enfin... elle a encore quelque chose à faire pour son mari. Filez ! Nous saurons bien, en temps voulu, lui donner une escorte pour qu'elle regagne l'Auvergne en toute sécurité.
— Je vous en supplie, s'écria Catherine, laissez-moi partir avec eux. Vous savez bien que je ne vis plus.
Il la regarda sévèrement, puis articula :
— C'est votre époux qui n'aura plus la moindre chance de vivre décemment si vous ne restez ici. D'ailleurs, je vous donne le choix : ou ces messieurs partent sur l'heure, sans vous, et je ferme les yeux, ou bien j'appelle le guet et les fais arrêter dans la minute.
Vaincue, Catherine, qui s'était relevée, se laissa choir de nouveau sur le banc.
— Partez, mes amis, soupira-t-elle... mais, je vous en conjure, Renaud, dites à mon époux...
— Que vous l'aimez ? Sapristi, Dame Catherine, vous ferez ça beaucoup mieux que moi. A bientôt ! Prenez soin de vous et laissez-nous faire.
En quelques secondes l'auberge, pleine à craquer la minute précédente, se vida tumultueusement comme un tonneau dont on a lâché la bonde.
Les chevaliers d'Auvergne envahirent la rue Saint- Antoine, enfourchèrent leurs chevaux et sans même crier « gare ! » lancèrent au galop leurs lourdes montures qui fauchèrent passants et animaux, semant la terreur sur le passage de leur furieuse cavalcade. Bientôt il n'y eut plus, au pied des tours de la Bastille et sous la voûte de la porte Saint-Antoine, qu'un épais nuage de poussière qui retomba lentement tandis que les victimes des Auvergnats se relevaient en maugréant.
Catherine et Tristan, qui étaient venus jusqu'au seuil de l'auberge pour assister à ce départ en trombe, regagnèrent la grande salle. Mais la dame de Montsalvy ne rentrait qu'à regret.
— Pourquoi m'avez-vous empêchée de les suivre ? reprocha-t-elle.
Vous savez bien que je ne veux pas rester ici un moment de plus.
— Vous y resterez cependant... cette nuit pour reprendre encore un peu de force. Demain, je vous en fais promesse, vous partirez, mais pas pour l'Auvergne où l'on n'a aucun besoin de vous.
— Pour où, alors ?
— Pour Tours, mon enfant. Pour Tours où le Roi se rendra dans la semaine et où se célébreront dans un mois les noces de Monseigneur le Dauphin Louis avec Madame Marguerite d'Ecosse ! C'est là que vous serez le plus utile à votre époux, car seul le Roi peut faire grâce quand le Connétable a condamné. Allez au Roi, Catherine ! Les noces d'un prince sont le moment le plus favorable pour obtenir une grâce difficile. Il faut à Montsalvy des lettres de rémission si vous ne voulez pas qu'il vive proscrit.
— Me les accordera-t-on ? murmura la jeune femme sceptique. Le Connétable, vous venez de le dire, a condamné Arnaud.
— Il ne peut pas faire autrement, car il est au milieu de ces Parisiens chatouilleux qui vont crier comme veaux à l'abattoir. Mais, les réactions des Parisiens, le Roi s'en moque peu ou prou. Il n'a pas gardé d'eux si bon souvenir. Il leur a pardonné, certes, mais du bout des lèvres et vous pouvez constater qu'il n'est pas tellement pressé de les venir voir. Si vous savez le lui demander, il fera grâce. On oubliera quelque temps Montsalvy dans ses montagnes et tout sera dit. Il s'en tirera avec une légère peine d'exil dans ses terres, destinée surtout à marquer une sanction quelconque et, dans un an, il reviendra à la Cour où tout le monde l'embrassera, le Connétable tout le premier !
A mesure que son ami parlait, Catherine sentait son cœur se dégonfler. En quelques mots, quelques phrases optimistes, il avait éclairci son horizon, chassé les nuages et ramené l'espoir.
Une gratitude infinie prenait peu à peu la place de l'anxiété dans l'âme de la jeune femme. Elle comprenait l'étendue de l'amitié de Tristan, dont le devoir, de stricte observance, eût été d'empêcher les Auvergnats de partir par tous les moyens, car ils n'avaient pas caché leur intention de suivre le fugitif dans l'unique but de parfaire son évasion et de lui permettre de regagner son domaine sain et sauf.
Dans un geste charmant, elle prit la main du Flamand et l'appuya contre sa joue.
— Vous savez toujours mieux que moi ce qu'il est bon de faire, ami Tristan ! Je devrais le savoir depuis longtemps et, au lieu de me rebeller sans cesse contre vos conseils, je ferais beaucoup mieux de les suivre sans même chercher à comprendre.
— Je n'en demande pas tant. Mais puisque vous êtes en de si bonnes dispositions, demandez donc à Renaudot de nous servir à dîner ! J'ai si faim que je mangerais mon cheval.
— Moi aussi, fit Catherine en riant. Quant à Bérenger... Mais, au fait, où est-il celui-là ? Je ne l'ai pas vu de la matinée et j'avoue que je l'avais oublié.
— Je suis là ! fit une voix lamentable qui avait l'air de sortir de l'énorme cheminée où mijotait doucement une énorme potée de choux au lard.
Quelque chose s'agita dans le renfoncement, ménagé de chaque côté de l'âtre et agrémenté d'un banc de pierre où l'on pouvait s'asseoir pour se chauffer. La mince silhouette du page, serrée dans son surcot de laine brune, émergea de l'ombre et s'avança vers la lumière pauvre dispensée par les petits carreaux.
— Çà, Bérenger, s'indigna Catherine, où étiez-vous passé ? Ce matin, je vous ai cherché, attendu, et...
Elle s'arrêta tout net, saisie de la tristesse profonde qui marquait le jeune visage. Le dos rond, la tête basse, les coins de ses lèvres s'abaissant spasmodiquement comme s'il allait pleurer, Bérenger était l'image même du chagrin.
— Mon Dieu ! Mais qu'avez-vous ? On dirait que vous avez perdu un être cher.
— Laissez, ma chère, coupa Tristan. Je crois que je sais de quoi il s'agit !
Puis, s'adressant au garçon « désolé » :
— Est-ce que vous êtes arrivé trop tard ? Lui était-il arrivé...
quelque chose ?
Bérenger fit non de la tête, puis comme à regret :
— Rien, messire ! Tout a très bien marché. J'ai donné la lettre que vous m'aviez remise et on l'a relâché immédiatement.
— Alors ? Vous devriez être content ?
— Content ? Oui... bien sûr ! Oh, je suis content, messire, et je vous ai grande gratitude mais...
— Si vous me disiez de quoi il s'agit? protesta Catherine, qui avait suivi avec étonnement le dialogue, pour elle parfaitement obscur, du page et du Prévôt.
— D'un étudiant turbulent, un certain Gauthier de Chazay que vous avez vu arrêter hier et auquel ce garçon s'intéressait...
Tristan raconta alors comment, la veille au soir, quand il était revenu à l'auberge pour annoncer à Catherine son audience du lendemain, le jeune Roquemaurel lui avait parlé, fort timidement d'ailleurs, de l'échauffourée dont lui-même et sa maîtresse avaient été témoins quelques heures auparavant dans les environs du Petit Châtelet. Il avait dit l'intérêt de Madame de Montsalvy pour l'étudiant roux et la promesse qu'elle avait faite de tenter quelque chose pour essayer de tirer d'affaire un paladin aussi manifestement preux et dévoué au service des dames. Promesse qui, tout naturellement, lui était sortie de l'esprit, chassée par de plus graves soucis mais que lui, Bérenger, dans son admiration spontanée pour sa « lumière du monde
», n'avait pas oubliée.
Pensant vous faire plaisir à tous les deux, conclut Tristan, j'ai donc fait porter ce matin à ce garçon, pour qu'il ait le plaisir de procéder lui-même à la libération, un ordre d'élargissement en faveur du sieur Chazay que messire de Ternant n'a d'ailleurs fait aucune difficulté pour me délivrer à titre amical. Aussi suis-je un peu surpris de la mine longue que fait votre page. Je ne vous cache pas que je pensais le trouver attablé ici, ou en quelque autre cabaret, en train de s'enivrer superbement avec son nouvel ami pour fêter l'événement.
— On dirait que vous vous êtes trompé ! Si vous nous expliquiez ce qui s'est passé exactement, Bérenger, au lieu de nous regarder avec des yeux gros de larmes ? Est-ce que ce garçon n'était pas content d'être délivré ?
— Oh si ! Il était très content. Il m'a demandé qui j'étais et comment je m'étais débrouillé pour le tirer de prison. Je le lui ai dit.
Alors il m'a embrassé... puis il s'est sauvé à toutes jambes en me criant : "Grand merci, l'ami ! On se reverra peut-être quelque jour !
Pour le moment, tu voudras bien m'excuser, mais je cours chez Marion l'Ydole. Elle me doit quelque chose et, avec elle, il ne faut jamais laisser traîner les créances !..." Et il a disparu du côté de la rue Saint-Jacques.
— Eh bien ! grogna Tristan, comme remerciement, c'est un peu maigre. Donnez-vous donc du mal pour les gens. Qu'avez-vous fait, alors, pour rentrer si tard ?
— Rien... Je me suis promené sur les grèves en regardant passer les barges et les chalands. Je me sentais tout seul... un peu perdu.
J'avais envie de voir des gens. Ensuite, je suis allé du côté des grands collèges...
— Et puis, continua Catherine en souriant, comme vous n'avez pas rencontré ce garçon qui vous tient si fort à cœur, vous vous êtes tout de même décidé à rentrer. N'ayez pas de peine, Bérenger, vous avez fait une bonne action et vous l'avez faite gratuitement puisque l'on ne vous a pas accordé cette amitié que vous souhaitiez tellement.
— C'est vrai ! J'aurais tant voulu devenir son ami ! Je sais bien qu'auprès d'un étudiant parisien je ne suis rien qu'un petit paysan ignare...
Vous êtes surtout un brave garçon qui en a fait beaucoup trop pour un fanfaron ingrat. Oubliez-le comme je l'oublierai moi aussi. Je m'étais intéressée à lui simplement parce qu'il me rappelait un ami perdu. N'y pensons plus ! Demain, dès l'ouverture des portes, nous partirons pour Tours.
— Pour Tours ?
— Mais oui. Vous n'aurez pas l'amitié d'un escholiers rebelle, mais vous verrez peut-être le Roi, fit Catherine avec un sourire plein de mélancolie. Ceci vaut bien cela... encore que notre sire ne soit pas d'une grande beauté.
— Le Roi ? Oui... bien sûr ! soupira sans enthousiasme un Bérenger décidément difficile à consoler.
Néanmoins, son détachement des choses de la terre n'allant pas jusqu'à lui couper l'appétit, il dévora son dîner aussi voracement que la veille. Puis, tandis qu'après le départ de Tristan l'Hermite sa maîtresse s'en allait à l'église Sainte-Catherine-du-Val-des-Escholiers afin d'y prier longuement, il s'offrit un nouveau tour dans Paris. Cette promenade devant être la dernière, puisque l'on repartait le lendemain, il l'allongea autant qu'il le put.
Le soir venu, l'Aigle d'Or s'emplit de bruit et de tumulte. L'auberge retrouvait d'emblée auprès des libérateurs le succès qu'elle s'était taillé avec les occupants et, quand le crépuscule commença de descendre sur la ville, maints soldats s'installèrent autour des tables tachées de vin et de chandelle pour y souper, y vider force pichets et y jouer aux dés.
Prudemment, Catherine et Bérenger se firent servir dans la chambre de la jeune femme puis, la dernière bouchée avalée, et tandis que la servante ôtait les restes du repas, Catherine renvoya son page et se prépara à se coucher.
Le départ devant avoir lieu très tôt, la nécessité d'un long repos se faisait sentir. Dès l'angélus de l'aube, Tristan l'Hermite serait là dans l'intention d'escorter les voyageurs jusqu'à Longjumeau.
Calmement, Catherine procéda à sa toilette de nuit. Le long moment passé dans l'ombre mouvante de l'église lui avait rendu la sérénité et une pleine maîtrise de soi. Un prêtre, auquel elle avait demandé de l'entendre en confession, l'avait délivrée du souvenir gênant de son ivresse passagère et de la scène de séduction qu'elle avait imposée à ce malheureux Tristan. Enfin, elle avait réussi à faire silence dans son cœur.
Il lui était possible, maintenant, de regarder en face et avec une certaine impassibilité la tâche qui l'attendait à Tours et qui, tous comptes faits, ne lui semblait pas si difficile. Elle avait pleine confiance dans les amis qu'elle possédait à la Cour et surtout, bien entendu, elle ne doutait pas un seul instant d'obtenir l'aide totale de la reine Yolande, sa protectrice de toujours.
Quant à ce qu'il en était d'Arnaud, de ce côté-là aussi ses angoisses s'affaiblissaient. Elle connaissait trop bien les chevaliers de Haute Auvergne et, surtout, ces Roquemaurel indomptables dont le courage et l'entêtement pouvaient abattre des montagnes.
Durant tout le jour, elle avait suivi par la pensée leur chevauchée sur la trace des fugitifs et peut-être qu'à l'heure présente ils avaient déjà rejoint Arnaud et son dangereux compagnon. Si cela était, Gonnet d'Apchier devait avoir cessé de vivre et sa victime éventuelle galopait tranquillement en direction de Montsalvy avec ses amis retrouvés.
Peut-être même le bâtard était-il mort sans avoir eu le temps de répandre ses calomnies et d'accuser Catherine d'adultère. Une chevauchée folle n'est pas une atmosphère propice aux confidences....
Bercée par toutes ces pensées consolantes, Catherine se coucha sans attendre que le couvre-feu fût sonné et, à peine la tête sur l'oreiller, elle s'endormit d'un sommeil d'enfant, tandis qu'à quelques pas d'elle, Bérenger, à peu près mort de fatigue, ronflait déjà avec l'application d'un vieux routier. Ils n'entendirent pas les soldats quitter l'auberge en maudissant le règlement des villes qui oblige à se coucher tôt, ni les servantes qui fermaient les volets, ni l'escalier grinçant sous le double poids de maître Renaudot et de sa femme qui regagnaient leur grand lit conjugal.
Matines n'étaient pas encore sonnées au couvent voisin, quand la rue s'emplit d'ombres compactes qui marchaient en silence et vinrent s'attrouper devant la porte de l'Aigle d'Or.
Un outil crissa dans la serrure, mais la porte barricadée de l'intérieur ne céda pas. Alors, d'un coup de pied vigoureux, l'une des ombres fit voler une fenêtre en éclats et une autre se glissa prestement à l'intérieur. Un instant plus tard, la porte s'ouvrait, livrant passage à un fleuve noir qui, lentement, envahit l'auberge.
Quand maître Renaudot, en bonnet de coton, sa chandelle d'une main et retenant de l'autre ses braies mal attachées, descendit pour voir ce qui se passait, il recula d'horreur devant les visages qui, à la lueur de deux torches, se levaient vers lui.
Larges, rouges, coiffant de bonnets de cuir des têtes hirsutes, ces faces sauvages avaient toutes en commun la glace impitoyable du regard et le pli cruel de bouches souvent privées de dents. A leurs tabliers de cuir, tachés de sang, aux tranchets luisants et aux larges coutelas passés dans les ceintures, le malheureux aubergiste les identifia immédiatement.
— Les bouchers... fit-il d'une voix bégayante. Que... que voulez-vous ?
L'un des hommes sortit du rang. Ses énormes bras nus étaient cerclés de fer comme des tonnelets et sa face suante était plus repoussante encore que les autres.
— On ne te veut rien à toi, aubergiste ! Rentre dans ton lit et n'en bouge pas, quoi que tu entendes !
— Mais enfin j'ai le droit de savoir ! Que cherchez- vous ici ?
— Pas toi, sois tranquille ! Ce qu'on cherche, c'est une dame. Une noble dame. Tu as bien ça chez toi, n'est-ce pas ?
— Ou...i, mais...
Pas de mais ! C'est à elle que nous avons affaire ! Alors toi, tu vas gentiment retrouver ta bourgeoise qui doit suer de peur à l'heure qu'il est dans ses couettes et, si tu veux retrouver ton auberge intacte, tu ne t'occuperas que d'elle, tu m'entends ?
— De... ma bourgeoise ? A son âge ?
— Et alors ? Chez nous y en a des pires ! Et puis on s'en moque.
Dis tes prières ou fais-lui l'amour, mais ne bouge pas de ta chambre.
Sinon... nous brûlons ta maison et toi dedans ! Compris ?
Le malheureux aubergiste claquait des dents et avait bien du mal à se soutenir, mais l'idée de sa jeune cliente, si blonde, si fragile, aux mains de ces brutes, lui donna un peu de courage. De plus, la pensée de ce que lui ferait Tristan l'Hermite s'il arrivait malheur à celle qu'il lui avait confiée n'avait rien de réjouissant. Aussi tenta- t-il de parlementer.
— Écoutez, articula-t-il péniblement, je ne sais pas ce que vous a fait cette jeune dame, mais elle est bien douce, bien gentille...
— C'est à nous d'en juger ! File !
— Et puis... elle m'a été tout spécialement recommandée par messire Tristan l'Hermite, le Prévôt des maréchaux. C'est un homme dur, impitoyable. Il n'est pas nommé depuis longtemps et vous ne le connaissez peut-être pas encore, car il n'est pas d'ici, mais dans l'armée chacun a déjà appris à le redouter. Croyez-moi, ne vous attaquez pas à lui...
— Nous ne nous attaquons pas à lui. Et nous n'avons peur de personne. Quant à toi, file si tu ne veux pas que nous te mettions rôtir immédiatement dans ta cheminée. Regarde un peu le beau feu !
Comme il brûle bien !
L'un des envahisseurs, en effet, s'occupait à ranimer les braises, enfouies sous la cendre comme chaque soir. Déjà des flammes s'élevaient, léchant les fagots et les bûches sèches que l'on y jetait.
Épouvanté, Renaudot se voyant déjà ficelé comme un mouton à sa propre broche, se signa précipitamment trois ou quatre fois, puis regrimpa son escalier à toutes jambes, priant éperdument Monsieur saint Laurent, patron des rôtisseurs, d'avoir pitié de lui, de son auberge et de sa cliente... L'idée lui venait déjà que, peut-être, il pourrait, à l'aide de ses draps, se laisser tomber par sa fenêtre et courir chercher le guet quand l'homme qui l'avait interpellé ajouta :
— Va donc avec lui, Martin. Et surveille-le jusqu'à ce qu'on te rappelle. Des fois qu'il aurait l'idée de filer chercher son fameux Prévôt ! Allez, vous autres, on monte aussi. Quatre hommes avec moi pour chercher la donzelle !
— On fait trop de bruit, Guillaume le Roux, protesta l'un des bouchers. On va réveiller tout le quartier.
— Et après ? Même s'ils se réveillent, ils ne bougeront pas. Tous des couards. Ils se cacheront sous leurs couvertures pour ne rien entendre.
Un instant plus tard, Catherine, réveillée par la horde qui avait envahi sa chambre avec la brutalité d'une éruption volcanique, était arrachée de son lit, enlevée par une dizaine de mains calleuses qui se refermèrent sans douceur sur ses épaules, ses cuisses et ses reins, descendue dans la salle et déposée sans douceur sur celle des grandes tables qui était le plus près de la cheminée.
L'apparition de cette femme nue1 dont les longues tresses dorées de ses cheveux ne cachaient rien d'un corps visiblement fait pour l'amour fit naître une sorte de rugissement au fond des poitrines de tous ces hommes. Les flammes de la cheminée l'enveloppaient toute d'une lumière si chaude qu'elle semblait faite d'or pur.
Mal réveillée, Catherine se releva sur ses deux mains. Ses grands yeux, dilatés d'horreur, regardèrent autour d'elle. Elle était entourée d'un cercle de regards luisants comme braise, de babines humides qui se pourléchaient, de mains qui déjà se tendaient vers sa chair.
— Bon Dieu, qu'elle est belle ! fit quelqu'un. Avant de la tuer, faut au moins y goûter. J'en veux ma part, moi, de la belle fille.
1 L'usage des chemises de nuit était encore très peu fréquent.
T'as raison, renchérit un autre. Moi aussi j'en veux ma part. Regarde-moi ces seins ! Ces cuisses ! Jamais on n'en aura des pareils !
— Vos gueules, tonna l'homme qui paraissait le chef. On parlera de ça après ! Moi aussi, j'ai envie de lui dire un mot. Mais avant, faut la juger.
Catherine avait enfin réalisé qu'elle ne se débattait pas au milieu d'un cauchemar. Que tous ces hommes étaient réels, bien trop vivants.
Elle sentait encore la meurtrissure de leurs mains brutales sur sa taille et sur ses jambes.
Une folle terreur s'empara d'elle, une de ces paniques insensées qui annihilent les réflexes et figent le sang dans les veines. Qu'allaient-ils lui faire ? Et il y avait ce feu dont la chaleur, peu à peu, se faisait pénible.
Elle recula sur la table afin de lui échapper, mais, aussitôt, le chef la saisit et l'immobilisa.
— Allons, la belle ! Reste tranquille ! On a à te causer.
Brusquement, la jeune femme retrouva l'usage de ses cordes vocales qui, jusqu'à cet instant, lui avaient refusé tout service tant elle avait peur.
— Mais enfin que me voulez-vous ? Vous avez dit que vous vouliez me juger ? Mais pour quoi ? fit-elle d'une petite voix qui lui parut étrangère à elle-même.
— On va te le dire ! Allez, Berthe ! Amenez-vous !
Une femme sortit de cette horde de mâles. Maigre et Noiraude, les cheveux gris fer et le teint jaune, elle était toute vêtue de noir, sertie de noir, d'un noir qui laissait voir seulement sa longue figure où seuls les yeux verdâtres semblaient vivants. Mais dans ce regard-là ce n'était pas la concupiscence qui apportait la vie, c'était la haine, une haine implacable, bornée, au-delà de tout raisonnement sensé. La haine d'une femme aux idées courtes, à l'esprit étroit ranci dans la piété mal comprise, les rancœurs de bonnes femmes et le souci des écus amassés lentement.
Déjà, malgré les années, Catherine l'avait reconnue, cette femme : c'était Berthe Legoix, la femme de Guillaume, homme qu'Arnaud avait tué... et elle comprit que c'était sa mort qui approchait.
Avec une solennité qui eût été risible si elle n'avait été si lourde de menaces, la femme vint jusqu'à la table, se pencha et, violemment, comme un serpent jette son venin, elle cracha au visage de Catherine.
— Putain ! grinça-t-elle. Tu vas payer pour ce que tu as fait et pour le crime de ton mari.
— Qu'est-ce que je vous ai fait ? riposta la jeune femme furieuse tout à coup.
Elle avait toujours détesté Berthe Legoix qui, même lorsqu'elle était jeune, n'avait jamais dû posséder un cœur et que ses servantes craignaient comme le feu parce que pour un oui, pour un non, elle les battait et les privait de nourriture.
— Ce que tu as fait ? Tu es venue... Tu as été faire la chatte avec ce grand âne bâté de Connétable, tu as couché avec lui sans doute et, comme par hasard, ton bâtard de mari s'est enfui de la Bastille. Alors, tu vas payer ! Puisque je ne peux pas avoir la peau du meurtrier, j'aurai la tienne. Pâques-Dieu ! J'ai cru étouffer de fureur quand le vieux Lallier a annoncé qu'il avait rendu sa parole à Richemont, puis, après, quand on a annoncé l'évasion. Alors, j'ai réuni tous ces bons garçons, moyennant finance... Heureusement, j'ai encore un peu d'argent... et tu vas voir ce qui va se passer.
— Il ne se passera rien du tout, hurla Catherine d'autant plus exaspérée qu'elle sentait une peur horrible lui mordre le ventre, nous sommes à Paris ici. Il y a une autorité, un guet, un prévôt ! Si vous osez me toucher, vous n'aurez pas trop de toute votre vie pour le regretter !
— Si tu es crevée avant, on s'en moque de payer le prix, ricana la femme Legoix. Et puis, faudrait nous retrouver... Dès qu'on t'aura réglé ton compte, on disparaît. Allez, vous autres, saignez-moi cette femelle et jetez-la au feu.
Eh là, doucement, la Berthe ! fit celui que l'on avait appelé Guillaume le Roux. Rien ne presse et on peut bien prendre le temps de s'amuser un peu. Vous ne nous aviez pas dit que c'était une belle fille comme ça...
La femme haussa les épaules avec fureur.
— Tas de pourceaux ! Je ne vous paye pas pour forniquer avec cette femme, mais pour me venger. Qu'elle soit belle ou non, peu importe. Tuez-la, vous dis-je ! Nous ne pouvons passer la nuit ici. Et si vous ne le faites pas sur l'heure...
Arrachant, d'un geste nerveux, le coutelas qui pendait à la ceinture de Guillaume, elle le brandit et allait se jeter sur Catherine quand la porte, que les bouchers avaient négligé de barricader de nouveau, s'abattit sur le dallage avec un bruit de tonnerre, tandis que, par la fenêtre enfoncée aussi bien que par la porte ainsi ouverte, une bande hurlante, brandissant des bâtons et des haches, faisait irruption dans la salle d'auberge. Un grand garçon aux cheveux rouges les menait. Il se jeta sur les bouchers en braillant à pleins poumons dans le meilleur style militaire :
— Chazay à la rescousse ! Hardi, les gars ! Boutons hors cette ribaudaille !
En un instant, la mêlée devint générale. Berthe Legoix reçut un choc violent qui la précipita dans la huche à pain où elle s'affala à moitié assommée, tandis qu'à l'étage au-dessus, maître Renaudot qui avait suivi avec angoisse ce qui se passait dans sa salle, sous la garde du boucher Martin, aussi intéressé que lui, se ruait à la fenêtre en hurlant :
— A l'aide ! A la garde !... Allez chercher le guet !
Cette fois, la rue s'éveilla au vacarme. Les maisons s'éclairaient et en jaillissaient des bourgeois à peine vêtus qui accouraient aux nouvelles.
L'auberge de maître Renaudot brillait dans la nuit, comme un feu de joie, illuminée qu'elle était par l'intérieur d'où partaient les bruits mats des coups et les hurlements des combattants.
Catherine profita du tumulte pour descendre de sa table et regrimper l'escalier afin de retrouver ses vêtements. À mi-hauteur, elle s'était trouvée nez à nez avec Bérenger, enfin tiré de son premier sommeil, et qui descendait en s'étirant et en bâillant à se décrocher la mâchoire.
La vue de sa maîtresse escaladant les marches, aussi nue que la main, lui fit ouvrir de grands yeux et lui arracha un hoquet de stupeur.
Mais, déjà, l'apparition insolite l'avait bousculé et, sans lui dire un mot, s'était engouffrée dans sa chambre, le laissant collé contre le mur, totalement privé de voix et déjà persuadé que cette étrange vision était le fruit d'une imagination surchauffée par le petit vin de Cahors dont on avait assez généreusement arrosé le souper.
Une voix joyeuse, qu'il reconnut avec un battement de cœur, arracha Bérenger à sa méditation.
— Hé ! l'ami ! Qu'est-ce que tu fais dans ton escalier, planté comme une souche ? On dirait que tu as vu le Diable ! Allez, viens donc nous donner un coup de main !
— J'arrive, Gauthier, j'arrive !
Et le page de Catherine, sans même savoir pourquoi il se battait et avec qui, mais uniquement conscient de faire plaisir à son ami l'étudiant, plongea de confiance dans la mêlée et se mit à taper à tour de bras sur tout ce qui lui tombait sous la main.
La lutte était si chaude que, peut-être, la maison de maître Renaudot ne s'en fût pas remise, si le chevalier du guet ne s'était décidé enfin à paraître avec ses hommes. L'effet fut magique. Dès que les casques des archers brillèrent à l'entrée de la rue, quelqu'un cria :
— Voilà le guet !
Et ce fut un sauve-qui-peut général, bouchers et étudiants s'égaillant comme une volée de moineaux.
Seuls quelques malheureux, qui avaient écopé d'un coup de bâton ou d'un coup de couteau, demeurèrent sur le dallage aux pieds de Renaudot éperdu.
Guillaume le Roux, qui avait pris un coup de tabouret sur la tête et gisait plié en deux contre un pilier de l'âtre, était de ceux-là, et aussi la femme Legoix que l'un des archers alla tirer sans douceur de sa huche à pain. Tous deux devaient être déférés sans tarder à Messire Jean de La Porte, lieutenant criminel du Châtelet.
En présence du chevalier du guet, qui était alors messire Jean de Harlay, Renaudot retrouva tout son aplomb. Il accusa formellement les deux prisonniers d'avoir envahi son auberge dans l'intention d'y mettre à mal l'une de ses clientes, à lui confiée par messire Tristan l'Hermite, Prévôt des maréchaux (que Dieu garde en santé ) afin d'assouvir une obscure vengeance qui n'était, en fait, qu'une rébellion caractérisée, puisqu'elle allait à l'encontre d'un jugement rendu par Monseigneur le Connétable et Maître Michel de Lallier (que Dieu nous veuille garder tous deux !). Déclaration qui faisait aussi grand honneur à l'excellence des oreilles de l'aubergiste qu'à son sens de la déduction.
Il n'avait, en effet, rien perdu de ce qui se passait dans sa salle, grâce à la bonne volonté du nommé Martin, lequel Martin n'avait aucune envie d'aller s'enfermer dans une chambre trop chaude avec une paire d'aubergistes, quand il se préparait, en bas, un spectacle de si haut goût... Se contentant de le garder à vue, il avait donc permis à son prisonnier de demeurer assis en haut des marches. La vue n'y était pas excellente, mais elle était possible. Quant à l'acoustique, elle était parfaite.
La magnanimité et la curiosité de Martin permirent donc à maître Renaudot un rapport très complet des événements, truffé de nombreuses invocations à la Sainte Vierge et à tous les saints avec lesquels le digne homme semblait entretenir des relations de courtoisie.
Ensuite, ayant flétri ses « lâches agresseurs », Renaudot entama les louanges des sauveurs de son auberge qui, d'après la description enthousiaste qu'il en fit, ne pouvaient qu'appartenir à quelque légion céleste spécialement dépêchée du Paradis par Monsieur saint Antoine, patron du quartier et de Renaudot lui-même.
Jean de Harlay, qui avait écouté sans rire le panégyrique de l'aubergiste, se contenta de lui faire remarquer qu'en fait d'anges il s'agissait tout uniment d'étudiants du collège de Navarre, ainsi que l'attestaient les deux ou trois malheureux restés sur le carreau et qu'il fit, sur l'heure, transporter à l'Hôtel-Dieu.
— Peut-être bien, messire ! consentit Renaudot qui tenait à son idée, mais ils étaient commandés par un garçon aux cheveux de flamme qui brillaient comme le soleil lui-même et qu'à sa vaillance j'ai reconnu pour être au moins un archange. D'ailleurs, il a totalement disparu, comme vous pouvez voir...
En effet, Gauthier de Chazay, qui n'aimait guère messire de Harlay avec lequel il avait eu maille à partir tout récemment, au cours d'une rixe au cabaret de la Mule, rue Saint-Jacques, dont il était l'un des piliers, avait préféré abandonner ses lauriers et se retirer discrètement dans le réduit de son ami Bérenger qui lui avait offert une hospitalité étroite mais venue droit du cœur.
Pour la forme, le chevalier du guet entendit Catherine lui confirmer les dires de l'aubergiste et demander généreusement l'indulgence pour une ennemie « rendue sans doute folle de douleur par la mort d'un homme qui sans doute ne méritait pas si grand chagrin, mais n'en était pas moins son époux ».
Charmé d'une telle magnanimité, messire de Harlay offrit à la jeune ferme les excuses du Grand Châtelet et du Prévôt de Paris, puis se retira avec ses prisonniers toujours inconscients, laissant Renaudot réparer, avec de grands « hélas ! », les dégâts, à vrai dire minimes, de son auberge.
A peine le pas ferré des archers du guet se fut-il éloigné dans la rue Saint-Antoine, que Bérenger et Gauthier reparaissaient comme par enchantement.
Mis en face du héros à cheveux rouges, maître Renaudot fut bien obligé d'admettre qu'il n'avait pas été l'objet des attentions particulières d'un envoyé du Ciel. Mais tout terrestre qu'il fût, Gauthier de Chazay n'en eut pas moins droit à sa reconnaissance enthousiaste qui se traduisit par l'apparition d'un superbe jambon fumé, escorté d'un chanteau de pain et d'un énorme pichet de chambertin, devant lesquels le généreux aubergiste invita les deux garçons à prendre place, chose qu'ils ne se firent pas répéter deux fois.
L'étudiant, pour sa part, était si affamé qu'il avait atteint l'os du jambon le temps de dire un Ave Maria. C'était plaisir de le voir dévorer et Bérenger, si bien pourvu qu'il fût en matière d'appétit, ne pouvait entrer en lutte avec son ami.
Fascinés par ce spectacle, maître Renaudot, sa femme et ses deux servantes restaient là, bouche bée, regardant les deux garçons faire disparaître les victuailles avec une célérité digne d'une compagnie de termites.
Catherine aussi regardait, mi-amusée, mi-apitoyée par la grande faim de ce garçon. Elle attendit qu'il se fût pleinement rassasié, puis, quand il ne resta plus une bribe du jambon, une miette du pain, ni une goutte du chambertin, elle vint près des deux compagnons et, gentiment, remercia le jeune Chazay de l'avoir sauvée d'un sort affreux.
En voyant tout à coup devant lui la femme qu'il avait vue, quelques instants auparavant, dans une tenue si sommaire et si troublante à la fois, Gauthier de Chazay rougit violemment et se leva aussitôt...
— Vous ne me devez rien... je veux dire aucun remerciement, noble dame, fit-il gauchement. Je n'ai fait... que payer ma dette ! Vous m'aviez tiré de prison.
— La prison pour avoir cherché noise au soldat du guet, ce n'était pas bien grave et vous en seriez sorti sans moi ! D'ailleurs, c'est Bérenger qui a obtenu votre libération. Mais moi, vous m'avez sauvée d'une mort horrible. Dites-moi comment je pourrais vous en remercier.
Mais je ne veux pas de remerciements ! s'écria le garçon presque en colère. Quand le vieux Lallier a harangué la foule aujourd'hui, depuis la Maison aux Piliers, j'ai surpris le jeu de la Legoix qui racolait des bouchers, sur la Grève même, sans plus de pudeur qu'une ribaude dans la rue Pute-y-musse'. J'ai écouté, j'ai compris qu'il s'agissait d'une vilaine affaire. Et puis ils ont prononcé votre nom... et c'était celui de la dame à qui je devais la liberté. Alors moi aussi j'ai racolé les camarades... et Dieu a permis que nous arrivions à temps.
— Et moi qui croyais que nous ne t'intéressions pas, qui te traitais d'ingrat ! gémit Bérenger prêt à pleurer. Pendant ce temps-là...
— Pendant ce temps-là, reprit Gauthier avec une grande franchise, je faisais l'amour à Marion l'Ydole. C'est après, quand l'heure est venue pour moi d'aller tourner du côté des rôtisseurs de la porte Baudoyer, que je suis tombé sur le discours du père Lallier. Je me suis dit que c'était le moment de payer mes dettes ou jamais. Et toi, tu ne vas pas te mettre à pleurer comme une fille. Si tu veux qu'on soit amis, faudrait voir à montrer plus de virilité. C'est tout ce qui compte chez un homme, la virilité !
— D'accord, approuva Catherine en riant. Mais cela ne me dit toujours pas ce que je pourrais faire pour vous ?
Le garçon cessa de bouchonner, à l'aide d'une serviette, le nez de Bérenger et, soudain grave, fit face à la jeune femme. Il la regarda droit dans les yeux.
— Vous voulez vraiment faire quelque chose pour moi, Madame ?
— Mais bien sûr, je le veux.
— Alors, emmenez-moi ! Bérenger m'a dit que vous partiez demain...
Catherine eut un haut-le-corps.
— Que je vous emmène ? Vous voulez vraiment quitter Paris ?
Mais... et le collège de Navarre ? Et vos études ?
Le visage de l'étudiant se crispa sous ses taches de rousseur.
1 Actuelle rue du Petit-Musc par une déformation du nom.
— J'en suis excédé... aussi bien des études que du collège. Je hais le grec, le latin et tout le reste. Pâlir interminablement sur de vieux grimoires poussiéreux et lourds comme le diable, passer des jours assis dans la paille, boire de l'eau et crever de faim dix mois sur douze, recevoir le fouet, comme un marmot, quand le maître est mal luné, vous croyez que c'est une vie pour un homme ? J'ai dix-neuf ans, Dame... et je meurs d'ennui dans ce collège. D'ennui... et de rage !
Au cri de colère de l'étudiant répondit celui, presque indigné, du page :
— Mais c'est la vie dont je rêvais, moi ! Étudier ! Devenir sage, savant ! Voilà des années que je le désire !
— Pauvre idiot ! fit Gauthier avec mépris. On voit bien que tu ne sais pas de quoi tu parles. Belle vie, en vérité ! Toi, tu as le grand air, le ciel libre, la montagne, la vallée, le ruisseau, tout l'espace ! Tu es page, tu seras écuyer, tu auras le droit de porter des armes, puis tu deviendras chevalier, capitaine, peut-être, c'est-à-dire grand, fier, indomptable, un homme, quoi ! Tandis que moi et mes pareils, nous continuerons à nous courber sur nos parchemins, toujours un peu plus seuls, toujours un peu plus vieux... et toujours un peu plus gras, il est vrai, pour ceux qui, définitivement, auront choisi l'Église...
— Moi, je hais la guerre et les armes et tout ce qui la représente. Je hais l'arrogance des capitaines, leur cruauté, les douleurs du pauvre peuple, cria le page devenu soudain très rouge. Comment peut-on souhaiter passer sa vie à se battre ou à battre les autres ?
— Quand on a passé des années à ânonner Socrate, Sénèque ou Caton l'Ancien sans parvenir à se mettre d'accord avec eux ! J'en sais assez comme ça et, comme je ne veux être ni curé, ni chat-fourré1, je veux m'en aller.
1 Magistrat.
Emmenez-moi, Dame ! ajouta-t-il sur un ton suppliant. Je suis fort, courageux, je crois, et il n'est pas bon pour une dame de haut rang de courir les routes en la seule compagnie d'un moutard !
— Je ne suis pas un moutard, se rebiffa Bérenger. Je me suis déjà battu, moi, et contre des hommes d'armes encore. Demande à Dame Catherine !
— C'est vrai, admit la jeune femme en souriant. Bérenger s'est comporté comme un preux dans une circonstance difficile.
— Voilà une bonne nouvelle, s'écria l'étudiant en assenant une tape affectueuse sur le dos de son compagnon. Nous pourrons ferrailler ensemble... si ta maîtresse veut bien de moi. D'ailleurs, ajouta-t-il avec un drôle de sourire où l'ironie n'effaçait pas une certaine mélancolie, si elle refuse, il faudra tout de même que je parte d'ici... ou que je me fasse truand.
— Quelle horreur ! s'écria Catherine. Pourquoi truand ?
— Croyez bien que cela ne me tente guère, mais si je veux manger, même un peu, il faudra bien que j'en passe par là. Le supérieur du collège de Navarre veut me chasser. Il dit que je suis un mauvais sujet, une brebis galeuse parce que j'aime les filles et le vin.
Comme si j'étais le seul ! Simplement, ma tête ne lui revient pas et, en fait de brebis galeuse, il va faire de moi son bouc émissaire.
— Dites-moi encore une chose : que diront vos parents de tout cela
? S'ils vous ont mis au collège, ils devaient avoir une raison ?
— La meilleure : se débarrasser de moi à tout jamais ! Je n'ai plus de parents, douce dame. Rien qu'un oncle fort riche qui gère le peu de bien qui me reste, car notre manoir et notre terre de Chazay ont été brûlés, détruits totalement par la guerre. Or, l'oncle Guy a un fils et il n'est jamais las d'amasser : il a donc décidé que je serais clerc, puis ordonné quand le temps en serait venu, afin que mes biens aillent grossir le patrimoine de son fils. C'est simple, vous voyez...
Très simple, admit Catherine. Et, à vous dire le fond de ma pensée, j'ai très envie de vous emmener avec moi. Mais vous souhaitez faire carrière dans les armes ?
— En effet, c'est mon plus cher désir.
— Avez-vous songé, alors, qu'en entrant à mon service, vous entrez à celui de mon époux... c'est-à-dire d'un prisonnier évadé, d'un proscrit ?
Gauthier de Chazay se mit à rire, d'un rire si joyeux qu'il faisait plaisir à entendre.
— De nos jours est proscrit aujourd'hui qui sera maréchal demain.
L'ennemi du matin devient le frère du soir et l'ami du soir est exécré quand revient l'aube. Nous vivons un temps de folie, mais l'heure viendra où tout rentrera dans l'ordre, où le royaume connaîtra son renouveau et refleurira plus beau qu'avant. Jusque-là, il y a encore des coups à donner et à recevoir : j'en veux ma part. Et puis, quoi que vous en pensiez, gracieuse dame, et même si cela vous fâche un peu...
c'est à votre service que je veux entrer, c'est vous que je veux servir, défendre, vous surtout !...
Catherine ne répondit pas tout de suite. Quelque chose en elle s'était ému à cette profession de foi inattendue. Ce garçon ne saurait jamais à quel point il lui rappelait Gauthier, le grand, Gauthier Malencontre dont, toujours, la rencontre avait été fatale aux ennemis qui s'étaient dressés devant elle.
Lui aussi avait regimbé à l'idée d'accepter la férule d'Arnaud. Il se voulait son serviteur, à elle, uniquement, son serviteur et son rempart, ce qui d'ailleurs ne l'avait pas empêché de se dévouer bien souvent pour le maître de Montsalvy, ne fût-ce que sur l'esplanade de Grenade, quand ronflaient les tambours d'Allah.
Une voix timide du fond de son cœur lui soufflait que ce jeune homme qui portait son prénom recelait aussi en lui un peu de l'âme de son vieil ami, que c'était lui, peut-être, qui par-delà la mort le lui envoyait...
Nul plus que Gauthier au sang viking n'avait eu ce goût du combat et de la violence appliqués à une juste cause. Et Catherine trouvait une étrange douceur à se dire qu'elle aurait désormais auprès d'elle ce garçon qui lui rappelait tellement l'autre, celui qui, tout de même, avait emporté avec lui une partie de son cœur.
— C'est chose dite ! s'écria-t-elle en tendant spontanément sa main à son nouveau serviteur. Vous êtes désormais l'écuyer de la dame de Montsalvy. Maître Renaudot va vous donner un coin où dormir et, demain matin, au petit jour, vous irez avec Bérenger au marché aux chevaux, près d'ici, afin de vous procurer une monture et quelques vêtements plus solides pour affronter les intempéries.
Les hardes de Gauthier, en effet, montraient plus de trous et d'effilochures que de bon lainage. Mais l'étudiant était bien au-delà de ces délicatesses vestimentaires. Les yeux brillants de joie, il vint simplement s'agenouiller devant la jeune femme, sans se douter qu'il accomplissait le même geste qu'avait eu, jadis, l'autre Gauthier. Et ce fut presque dans les mêmes termes qu'il voua sa vie à sa nouvelle maîtresse.
Le lendemain, quand le soleil fut haut dans le ciel d'un beau jour de mai, il éclaira, non loin des moulins de Montrouge, dont les grandes ailes tournaient doucement au vent léger du matin, une troupe de cavaliers qui s'en allait vers le sud.
La dame de Montsalvy, flanquée de Bérenger de Roquemaurel, de Gauthier de Chazay et escortée par Tristan l'Hermite suivi de quelques soldats, quittait Paris après une halte de deux jours dont elle n'avait tiré qu'amertume et déception et qui ne lui laissait aucune envie de revoir un jour sa ville natale.
Elle allait vers la Loire pour y chercher à la fois le salut d'Arnaud et le droit, pour les gens de Montsalvy et pour elle-même, de vivre en paix.
— Non, Dame Catherine... c'est impossible ! Je ne puis vous accorder ce que vous me demandez ! Il est temps... grand temps que ce royaume retrouve l'ordre et que sa noblesse réapprenne l'obéissance. Je suis désolé, mais je dois dire non.
Agenouillée au pied du trône, dans la posture qui convenait à son rôle de suppliante, Catherine leva vers le Roi un visage inondé de larmes et joignit les mains.
— Sire, je vous en supplie ! Ayez pitié !... Qui donc peut faire grâce si vous n'y consentez ?
— Le Connétable, Madame ! Il s'agit de sa parole, de ses ordres et d'une évasion qui s'est produite sous son commandement. Il est le maître absolu de l'armée. Même les princes du sang lui doivent obéissance. Avez- vous donc oublié les pouvoirs que confère l'épée aux fleurs de lys ? Il est de mon devoir de Roi de maintenir, en les soutenant, toutes les prérogatives de mon chef de guerre.
Devoir ! Maintenir ! Quels mots dans la bouche de Charles VII !
Plus étonnée encore que désolée, Catherine regardait le Roi et ne le reconnaissait pas. Que lui était-il donc arrivé ?
Certes, il avait toujours le même physique ingrat, fait d'un visage blême aux lignes tout en longueur, d'un grand nez tombant et d'yeux globuleux. Mais ces yeux- là, jadis ternes et timides, se posaient maintenant sur elle avec-assurance et sévérité. Les lignes du visage semblaient moins molles, plus fermement dessinées sous le grand chapeau de feutre noir, ceint d'une couronne d'or dont les bords se relevaient pour montrer les broderies d'or du revers. On avait même l'impression que le Roi avait grandi. Peut-être parce qu'il se tenait moins mal, beaucoup plus droit, s'étant enfin décidé à abandonner cette contenance inquiète et contrainte qui, si longtemps, lui avait été familière. Il n'était jusqu'à ses épaules, étroites et maigres, qui, sous le pourpoint garni de mahoitres piquées1, semblaient larges et vigoureuses.
Debout devant son trône surmonté d'un dais bleu et or, il redressait la tête avec autorité tout en offrant les doigts aux caresses d'un grand lévrier de Karamanie, blanc comme neige, qui se tenait debout auprès de lui.
Catherine, le cœur serré, comprit qu'elle avait, devant elle, un tout autre homme. Mais elle était venue pour lutter et elle entendait aller jusqu'au bout.
— Que puis-je faire alors, Sire ? demanda-t-elle. Vous voyez mon chagrin, ma détresse... donnez-moi au moins un conseil...
Charles VII parut marquer une légère hésitation qui rappela à Catherine le prince d'autrefois. Le beau visage désolé qui se levait vers lui semblait l'émouvoir... Se décidant, il descendit les trois marches qui surélevaient le trône, vint jusqu'à la suppliante et l'aida doucement à se relever.
— Il vous faut retourner vers le Connétable, ma chère, et le prier aussi doucement que vous pourrez. À l'heure présente, ses hommes ont dû reprendre le fugitif... et peut-être est-il trop tard.
1 Rembourrage qui était alors à la mode.
Non !... Je n'en crois rien. Vous voulez dire, Sire, que mon époux pourrait déjà, à cette heure, avoir cessé de vivre ? C'est impossible !
Le Connétable, je le sais, j'en suis sûre, ne fera pas tomber la tête d'Arnaud de Montsalvy sans avoir eu votre avis à ce sujet. Messire Tristan l'Hermite, son Prévôt des maréchaux, m'en a donné la certitude.
— Je connais ce Tristan ! C'est un homme grave et qui ne parle point à la légère. Hé bien donc, suivez mon conseil et regagnez Paris, priez Richemont et peut-être..
— Mais, Sire, songez que je ne suis qu'une femme, que je tourne depuis des jours dans un cercle vicieux. Si la grâce doit venir de Monseigneur de Richemont, donnez-moi au moins quelques lignes de votre main qui lui conseillent... Je dis bien conseillent, pas ordonnent, de se montrer clément ! Sinon, il me renverra vers vous, peut-être... et alors, que deviendrai-je ? Je suis seule ici, sans appui. Madame la reine Yolande, en qui j'avais mis tous mes espoirs, n'est point encore revenue de Provence où l'on dit qu'elle est souffrante. Mes amis les plus chers sont auprès d'elle ou bien guerroient en Picardie et en Normandie. Je n'ai personne... personne que vous !
— Il est vrai que ma bonne mère était fort malade ces derniers temps mais, depuis hier, les nouvelles sont meilleures et annoncent qu'elle se serait mise en route pour assister aux noces de son petits-fils
! Vous la verrez bientôt...
Puis, tout à coup, criant presque, repris par son ancienne nervosité encore sans doute assez proche de sa nature nouvelle :
— ...Non, je vous en prie, ne pleurez plus ! Vous me mettez au supplice, Catherine ! Vous savez tout le bien que je vous ai toujours voulu ! Vous savez le pouvoir de vos larmes... et vous en profitez pour me forcer la main...
Cette main, Catherine, sentant qu'il fléchissait, que peut-être la victoire était proche, voulut la saisir pour y poser ses lèvres mais, du fond de la salle, une voix se fit entendre, une voix douce et fraîche, une voix ravissante qui, cependant, disait des choses terribles.
— Nul ne doit forcer la main du Roi, Sire... c'est crime de lèse-majesté ! Avez-vous donc oublié, doux ami, les recommandations de votre bonne mère ? Il faut être ferme, Sire ! Il faut maintenir votre autorité... à tout prix ! Sinon, jamais vous ne deviendrez le grand souverain que vous devez être.
Catherine s'était retournée et regardait de tous ses yeux. Sur la jonchée de fleurs fraîches qui couvrait les dalles de pierre, une créature de rêve s'avançait lentement. Longue, mince, souple, c'était une jeune fille qui pouvait avoir dix-sept ans. De longs cheveux, d'un châtain doré qui n'atteignait pas tout à fait les tons roux mais se moirait d'or, tombaient d'une couronne de roses pâles sur des épaules d'une blancheur de lait que le large décolleté d'une robe de taffetas couleur d'azur découvrait généreusement, ainsi que la plus grande partie de deux seins ronds, fermes et neigeux qui semblaient, à tout instant, sur le point de jaillir de leur prison de soie bleue.
Les yeux, très grands sous de longs sourcils minces, étaient de la même teinte céleste. Le front était légèrement bombé, les joues arrondies, la bouche, petite et rouge, ronde comme une cerise mais, surtout, la nouvelle venue possédait la peau la plus blanche, la plus fine et la plus transparente qui fût. C'était elle qui lui donnait cet éclat un peu irréel démenti par l'épanouissement voluptueux du corps.
Consciemment ou inconsciemment, cette fille était un vivant, un continuel appel à l'amour.
Le visage du Roi s'était transfiguré. Comme un page amoureux, il courait vers la belle enfant, saisissait ses deux mains qu'il couvrait de baisers frénétiques. Elle l'accueillit tranquillement, avec un doux sourire.
— Agnès ! Mon cher cœur ! Vous voici donc... Je vous croyais encore au verger à profiter de ce beau soleil.
Elle eut un rire qui ressemblait au roucoulement d'une colombe.
— Le beau soleil noircit la peau et rougit les yeux, mon doux sire...
et puis, je m'ennuyais de vous.
— Comme elle a bien dit ça ! Tu t'ennuyais, mon bel ange, et moi, alors, que faisais-je ? Je languissais, je mourais, car une minute sans toi c'est un siècle d'enfer. Une seule minute sans presser ta main, sans baiser tes lèvres...
Pétrifiée, Catherine regardait cette scène d'amour inattendue. Qui était cette fille dont le Roi semblait fou ? Car il n'y avait pas d'autre terme à appliquer au sentiment qu'exprimait le regard ardent dont il l'enveloppait, ces mains tremblantes qui cherchaient la rondeur de la taille, la gorge offerte.
Son regard, à elle, était lumineux et gai, mais d'une douceur qui dissimulait la domination, une douceur que Catherine jugea dangereuse.
Peut-être la bienséance eût-elle voulu que la dame de Montsalvy se retirât sur la pointe des pieds, car Charles maintenant avait pris Agnès dans ses bras et l'embrassait longuement. Mais elle comprit que, si elle partait, elle ne pourrait plus obtenir une nouvelle audience. Aussi attendit-elle
que
le
baiser
eût
pris
fin
pour
murmurer
respectueusement, mais fermement :
— Sire ! Ne me donnerez-vous point cette lettre que j'implore ?
Charles tressaillit comme un homme que l'on réveille. Il lâcha sa belle amie et tourna vers Catherine un visage mécontent.
— Vous êtes encore là, Madame de Montsalvy ? Je croyais vous avoir fait entendre ma volonté ? Voyez Richemont ! Mais je ne peux rien !
— Sire ! Par pitié...
Non. J'ai dit non et ce sera non ! Je commence à être las de faire grâce à votre époux, Madame ! Souvenez-vous qu'ici même, dans cette salle, j'ai fait brûler par la main du bourreau l'édit qui le condamnait jadis. 11 aurait dû s'en souvenir avant de commettre de nouvelles sottises. Il est de ceux qui se croient tout permis et j'entendsvmoi, qu'il apprenne à obéir. Vous entendez, Madame ? A obéir !... Je vous salue, Madame...
Et, saisissant sa belle amie par la taille, Charles VII s'éloigna" à grands pas vers la porte qui conduisait au verger du château.
Catherine, à peine cette porte franchie, les entendit rire et cela lui fit mal. C'était comme s'ils se moquaient d'elle ! Tirant son mouchoir de sa manche, elle essuya ses yeux, se moucha et, lentement, se dirigea vers la grande porte, celle qui menait directement à la cour.
Cette salle énorme, avec ses murs de six mètres de haut, tendus d'immenses tapisseries, sa cheminée monumentale où, pour le moment, s'entassaient des genêts fleuris, lui fit l'effet d'un décor de cauchemar. Elle ressemblait, dans son immensité, à ces chemins interminables qui, dans les rêves, s'ouvrent devant vous, ces chemins qui s'allongent à mesure que l'on marche et qui n'aboutissent jamais nulle part qu'à un douloureux réveil.
Celui-là s'achevait par une double porte de chêne et de bronze gardée par deux statues de fer, impassibles et comme désincarnées qui, d'un geste machinal, ouvrirent les deux battants lorsque Catherine approcha.
La cour ensoleillée du château de Chinon apparut au bas des larges degrés d'un grand perron. Comme autrefois, les archers écossais veillaient aux portes et aux créneaux, avec les plumes de héron de leurs bonnets qui bougeaient doucement au vent du soir. Tout aurait pu être comme jadis, comme ce jour où Catherine avait gravi ce même perron, annoncée par les longues trompettes d'argent pour recevoir de ce même roi, dans cette même salle, l'annulation d'une injuste condamnation.
Les murs étaient les mêmes, le temps était le même, l'air était le même et le soleil aussi, mais ce jour-là Tristan l'Hermite escortait Catherine et, en haut de ces marches, la reine Yolande l'attendait pour la mener elle- même, à travers toute la Cour assemblée et respectueuse, vers le trône royal. Ce jour-là, Catherine avait triomphé alors qu'aujourd'hui elle allait quitter ce château seule et désemparée, ne sachant plus que faire ni où aller...
Au bas des marches, elle retrouva Gauthier et Bérenger qui l'attendaient avec, en main, les brides des chevaux. Leurs regards interrogateurs l'avaient saisie dès qu'elle était apparue et ne la quittaient plus. Pourtant, son visage défait leur avait déjà répondu.
— Alors ? demanda Gauthier à sa manière brusque. Il refuse ?
Malgré sa peine, Catherine, machinalement, reprit le garçon :
— Le Roi refuse ! Oui, Gauthier... c'est ainsi ! Il dit qu'il ne se reconnaît pas le droit de faire grâce quand le Connétable juge ! Que Monseigneur de Richemont est seul maître de ses soldats et de ses capitaines. Il dit... oh ! est-ce que je sais seulement ce qu'il dit ? Une chose encore est certaine : je n'ai rien à attendre du Roi. Je dois retourner à Paris, supplier encore le Connétable... à moins qu'il ne soit déjà trop tard.
— Retourner à Paris ? s'écria Gauthier. Se moque- t-il ? Et est-ce ainsi qu'un roi doit traiter une noble dame dans la douleur ? Mort-Dieu, quel roi est-ce là ? Son conseil est celui d'un fou... non d'un homme sensé ! Pense-t-il que vous allez passer votre vie à galoper sur les grands chemins entre Paris et ici ?
La colère de son écuyer amena un pâle sourire aux lèvres de Catherine, car elle y trouvait un réconfort. Mais elle lui fit baisser le ton de crainte d'attirer l'attention des gardes.
Ce fut alors Bérenger qui prit la parole :
— Ne retournons pas à Paris, Dame Catherine ! Pour quoi faire ?
Messire Arnaud n'y sera pas revenu. Mes frères l'auront retrouvé, délivré, ramené à Montsalvy. Pourquoi aller encore vous humilier, supplier en vain ? Ces gens-là se moquent de nous. Rentrons chez nous ! Allons retrouver messire Arnaud, le petit Michel et le bébé Isabelle... et, dans nos montagnes, attendons que le Roi veuille bien nous faire justice. Et s'il refuse, nous saurons bien lui tenir tête.
Gauthier regarda son jeune compagnon avec admiration.
— Mais c'est qu'il parle comme un livre ! Tu as raison, garçon, rentrons dans ton pays. Je ne le connais pas, mais je ne demande qu'à faire connaissance. Quelque chose me dit que j'y serai heureux. En tout cas, nous n'avons pas eu raison de venir ici.
C'était vrai et Catherine s'en voulait de n'avoir pas obéi au conseil de Tristan qui lui avait recommandé de se rendre à Tours et d'y attendre le Roi pour profiter des fêtes du mariage.
Mais, quand elle était arrivée dans la grande ville des bords de Loire, quinze jours plus tôt, le Roi n'y était pas et nul ne savait quand il arriverait. Il était à Chinon, sa ville de prédilection, et il n'en viendrait peut-être que juste à temps pour accueillir la princesse d'Ecosse.
La reine Yolande était en Provence et l'on ignorait même si elle viendrait. Quant à Jacques Cœur, sur qui Catherine avait compté pour l'accueillir et qui possédait maintenant des maisons et des comptoirs dans la plupart des villes royales, il n'était pas non plus dans ses magasins de Tours. Ses commis l'attendaient, mais il était sans doute encore à Montpellier.
Catherine, alors, avait attendu, mais le temps passait et au bout de dix jours de désœuvrement, n'ayant reçu non plus aucune nouvelle de Paris et de Tristan, elle s'était décidée à partir pour Chinon, afin d'y voir le Roi plus vite.
Le résultat ayant été ce que l'on sait, elle comprenait maintenant que sa hâte l'avait perdue, qu'elle aurait dû patienter, afin de pouvoir se présenter avec un solide appui devant Charles VII. Maintenant, il était trop tard... Pourtant, elle avait été bien près de réussir. Sans cette fille qui semblait mener le Roi en laisse...
— Rentrons-nous maintenant ? demanda Bérenger. Le soleil baisse déjà à l'horizon et vous avez besoin de repos, Dame Catherine.
Un moment encore ! Je voudrais entrer là une minute... Elle désignait, serrée contre l'énorme donjon du Coudray, la petite chapelle Saint-Martin où, bien souvent, elle avait entendu la messe et prié lorsqu'elle habitait le château après l'écrasement de La Trémoille.
Elle aimait ce petit sanctuaire intime et charmant où Jeanne d'Arc, jadis, avait prié, elle aussi, comme elle seule savait le faire. La prière, pour Jeanne, c'était un bain d'énergie et de foi, l'antidote souverain contre le découragement et la douleur. Elle en ressortait toujours plus forte, plus joyeuse et plus sereine. Et Catherine, au bord du désespoir, pensa que Dieu, peut-être, l'écouterait mieux si elle s'adressait à lui au lieu même où celle qu'il avait envoyée lui parlait autrefois.
L'ombre fraîche de la chapelle lui fit du bien. Le soleil mourant transperçait la rose du portail et criblait la belle voûte angevine de taches rutilantes ou azurées. Le petit autel de pierre et son retable doré en prenaient un éclat nouveau.
On avait, dans cette petite église au format réduit, l'impression d'être au cœur d'un reliquaire. Mais la beauté, si elle avait toujours agi comme un baume sur Catherine, était impuissante ce jour-là à guérir son cœur ulcéré et à adoucir sa déception. Elle avait mis tant d'espoir en ce Roi qui, jusqu'à présent, lui avait toujours montré intérêt et bonté. Elle l'avait servi de toute son âme. Mais il avait toujours été le jouet de favoris plus ou moins avouables. Maintenant, c'était une favorite, qui serait sans doute aussi néfaste que ses devanciers, Giac ou La Trémoille.
En arrivant au château, Catherine avait pensé entrer dans la chapelle Saint-Martin, après l'audience royale, pour y rendre grâces...
mais c'était en désespérée qu'elle y pénétrait pour y choisir, dans le silence, entre un retour aléatoire vers Paris ou bien le départ pour l'Auvergne où elle pourrait rejoindre Arnaud dans sa rébellion.
Choisir, d'ailleurs... était-ce bien sûr ? Elle savait déjà qu'elle n'avait plus de courage pour de nouvelles supplications, ni pour d'autres humiliations... Agenouillée au pied d'un pilier, le front sur la pierre de la table de communion, elle pleurait sur ses mains jointes, aveugle et sourde à ce qui pouvait se passer autour d'elle, quand une main se posa sur son épaule, tandis qu'une voix nette articulait :
— C'est bien de prier... mais pourquoi tant pleurer ?
Vivement redressée, avec l'inconscient battement de cœur de ceux que l'on prend en flagrant délit, elle dévisagea l'adolescent qui se tenait debout auprès d'elle. Il avait un peu changé, depuis leur dernière rencontre, quatre ans plus tôt, mais pas au point qu'elle ne pût reconnaître le dauphin Louis.
Le prince devait être âgé de quatorze ans, maintenant. Il avait grandi. Mais il avait toujours la même silhouette maigre, précocement voûtée, les mêmes épaules osseuses et fortes, la même peau d'ivoire jaunissant, les mêmes cheveux noirs et raides. Simplement, les traits de son visage s'étaient affirmés, durs et sans grâce autour du grand nez agressif et des yeux noirs, profondément enfoncés et pétillants d'intelligence. Il était laid, mais d'une laideur qui avait sa puissance et il se dégageait de ce garçon dépourvu de beauté une singulière et subtile majesté, un charme bizarre qui venait peut-être de son regard pénétrant.
Malgré son costume de chasse en gros drap de Flandre usagé et râpé, le sang royal se devinait à la hauteur du ton et à l'expression impérieuse du visage. Et son langage était celui d'un homme.
Catherine s'abîma dans une profonde révérence, à la fois surprise et gênée de cette rencontre inattendue.
— Dites-moi pourquoi vous pleurez, insista le Dauphin en considérant avec attention le visage désolé de la jeune femme.
Personne, que je sache, ne vous veut de mal ici. Vous êtes la dame de Montsalvy, n'est-ce pas ? Vous étiez des dames de parage de Madame la Reine, ma mère ?
— Votre Altesse m'a reconnue ?
Votre visage n'est pas de ceux qu'on oublie facilement, Dame...
Catherine, il me semble ? Je ne vois guère de différence aux figures des femmes qui m'entourent. La plupart sont sottes ou impudentes...
ou les deux. Vous étiez différente... vous l'êtes toujours.
— Merci, Monseigneur.
— Alors, maintenant, parlez ! Je veux savoir la raison de vos larmes.
Il était impossible de résister à cet ordre, car c'en était un. A regret, Catherine fit le récit des derniers événements, non sans ressentir un peu plus d'angoisse en voyant se froncer le sourcil de Louis quand elle évoqua le meurtre de Legoix et, surtout, l'évasion d'Arnaud.
— Ces féodaux ne changeront donc jamais ! grommela-t-il. Tant qu'ils n'auront pas compris qui est le maître, ils continueront à n'en faire qu'à leur tête. Eh bien, ces têtes, on les fera tomber.
— Le maître est le Roi, notre sire et votre père, Monseigneur, et nul ne songe à le contester, protesta Catherine terrifiée.
Puis, comme elle n'avait vraiment plus rien à perdre, elle osa ajouter :
— ...Pourquoi, hélas, faut-il que d'autres, qui n'y ont aucun droit n'étant pas de rang royal, règnent à travers lui...
— Que voulez-vous dire ?
— Rien d'autre que ce que je viens de voir et d'endurer à mes dépens, Monseigneur.
Et Catherine raconta son entrevue avec Charles VII, l'espoir qui, un instant, l'avait effleurée, vite chassé par l'intervention de la belle inconnue que le Roi nommait Agnès. Mais à peine eut-elle prononcé ce nom, qu'une expression de fureur envahit le jeune visage de son interlocuteur, tandis que, sur les gants de cheval, son poing maigre se crispait.
— Cette putain ! gronda-t-il sans se soucier du lieu où il se trouvait.
Mais cet éclat fit sortir de l'ombre un homme grave et barbu qui, sans un mot, de la main, lui indiqua l'autel. Louis rougit, se signa dévotement et s'agenouilla à même les dalles pour une rapide prière.
Mais cette expéditive marque de regret ne lui avait pas fait perdre le fil de son sujet. Se relevant, il revint à Catherine qui, interdite, attendait.
— Je n'aurais pas dû employer ce mot dans une église, expliqua-t-il, mais le fait demeure le même. Je déteste cette créature dont mon père s'est assotté.
— Qui est-elle ? demanda-t-elle.
— La fille d'un certain Jean Soreau, écuyer, seigneur de Coudun et de Saint-Gérant. Sa mère se nomme Catherine de Maignelais. Elle est de bonne maison, quoique de peu d'illustration. Voici un an, ma tante, Madame Isabelle de Lorraine, nous est venue visiter avant de se rendre à Naples où l'appelaient les affaires de son époux, le duc René, retenu en laide prison par Philippe de Bourgogne. La donzelle était de ses filles d'honneur. Dès que le Roi l'eut vue, il s'en est épris follement, comme un homme qui a perdu le sens...
À nouveau, Jean Majoris, l'homme à la barbe, qui était le précepteur du prince, intervint :
— Monseigneur ! Vous parlez du Roi !
— Que ne le sait-il autant que moi ! coupa durement le Dauphin.
Je dis ce qui est, sans plus : le Roi est fou de cette fille et, par malheur, Madame ma Grand Mère la soutient et protège...
Catherine ouvrit des yeux énormes :
— Qui ? La reine Yolande ?
— Eh oui ! Madame Yolande s'est entichée, elle aussi, d'Agnès Sorel ', sinon dites-moi comment celle-ci eût pu devenir fille d'honneur de ma mère ? Madame Isabelle, bien sûr, ne souhaitait pas emmener tout son monde outre-mer, mais cela ne suffit pas à expliquer le fait que l'on nous ait laissé cette fille.
— La duchesse de Lorraine partait pour longtemps ?
1 À cette époque on appliquait parfois le féminin des noms propres masculins.
Ainsi, la fille de Jean Soreau fut-elle Agnès Sorelle ou Sorel.
Je ne sais. Plusieurs années sans doute, puis qu'elle s'en allait coiffer la couronne de Naples... et le Roi n'a pas pu supporter l'idée d'être si longtemps séparé de sa belle. Elle règne sur lui, comme vous l'avez dit, et vous avez vu à vos dépens ce qu'il en est. Quant à moi, je la hais à cause du déplaisir qu'elle ne peut que causer à ma bonne mère.
Alors, soupira Catherine, nous sommes perdus. Il ne me reste plus qu'à rentrer chez moi pour y attendre que de nouveaux coups frappent ma maison...
Un instant ! Tout n'est peut-être pas dit. Dans quelques jours, vous le savez, le Roi, les Reines et toute la Cour seront à Tours où l'on me marie à Madame d'Ecosse.
L'idée de se marier ne devait guère être de son goût car, en articulant ces mots, il fit une affreuse grimace, comme si, en franchissant sa bouche, ils y avaient laissé un goût amer. Mais il n'en poursuivit pas moins :
Le mariage est fixé au 2 juin. Madame Marguerite est déjà en France depuis plusieurs semaines, car elle a débarqué fin avril à La Rochelle, mais on lui fait si grand accueil qu'elle n'avance pas vite. A cette heure, elle doit être à Poitiers... bien près de nous déjà !
Ce fut lui cette fois qui soupira. S'autorisant de ce soupir, Catherine murmura :
Votre Altesse ne paraît pas heureuse de ce mariage ?
Ce mariage-là ne me déplaît pas plus qu'un autre. Je n'ai jamais vu Marguerite d'Écosse. C'est l'idée de mariage qui m'ennuie. J'ai mieux à faire qu'à m'occuper d'une femme ! Mais laissons cela ! Votre chance, à vous, est justement dans ce mariage : le jour des noces, soyez à la cathédrale, sur le chemin du cortège. C'est à moi que vous demanderez la grâce du comte de Montsalvy. Dans de telles circonstances, le Roi ne pourra pas me la refuser, à moi! Même si la Sorel n'est pas d'accord.
Envahie de reconnaissance, Catherine plia le genou, prit la main du prince et voulut y poser ses lèvres, mais il la retira vivement, comme s'il craignait qu'elle ne le mordît.
— Ne me remerciez pas. Je ne fais pas cela pour vous et moins encore pour sauver votre trublion de mari qui devra, à l'avenir, ne plus faire parler de lui autrement que sur les champs de bataille... surtout lorsque je serai roi. Car, je vous en donne ma parole, je saurai mater ma noblesse.
— Alors, Monseigneur, pourquoi le faites-vous ? Pour battre en brèche cette Agnès ? demanda Catherine audacieusement.
Louis eut un sourire qui lui rendit son âge. C'était celui, espiègle et joyeux, d'un gamin qui s'apprête à jouer un tour à une grande personne.
— Il n'y a aucun doute là-dessus, fit-il avec bonne humeur. Je serai enchanté de montrer publiquement à cette péronnelle qu'elle n'est pas seule maîtresse en ce royaume. Mais ce n'est pas l'unique raison. Voyez- vous, le conseil de venir au Roi vous a été donné par un homme qui me plaît. Messire Tristan l'Hermite est du bois dont on fait les grands serviteurs. Il est sévère, rude et de juste conseil. Quand l'heure en sera venue, je souhaite l'attacher à ma fortune... C'est à lui, qui est votre ami, que je désire faire plaisir. Je ne veux pas qu'il vous ait engagée, à tort, à venir jusqu'ici. Venez, maintenant, je dois rentrer et vous devez quitter le château dont le pont-levis va bientôt être relevé.
Côte à côte, la dame de Montsalvy et le dauphin Louis quittèrent la chapelle. Puis le prince salua courtoisement sa compagne qui revint vers son page et son écuyer.
— Qui est ce garçon mal vêtu ? demanda Bérenger. Il m'a paru laid !
— C'est votre futur souverain. Si Dieu lui prête vie, il sera un jour le roi Louis XI...
— Eh bien, commenta Gauthier, on ne peut pas dire qu'il fera un beau roi.
Non, mais il fera sans doute un grand roi. En tout cas, j'aurai peut-être par lui la grâce que le Roi m'a refusée. Rentrons à l'auberge, jeunes gens ! Je vous dirai tout à l'heure ce qui s'est passé.
— Est-ce que... nous repartons pour Montsalvy ? demanda Bérenger, une lueur d'espoir dans le regard.
— Non. Ni à Montsalvy, ni à Paris. Nous revenons à Tours où nous allons attendre le jour du mariage, comme nous aurions dû faire si je n'avais été si pressée...
On redescendit la rampe rapide qui, de la forteresse autrefois bâtie par les Plantagenets, ramenait au cœur de la ville, au Grand Carroi, où l'auberge de la Croix du Grand Saint-Mexme accueillait toujours les voyageurs et où le gigantesque maître Agnelet et sa sémillante épouse Pernelle, deux vieilles connaissances de Catherine, régnaient sur un univers de servantes, de marmitons et de casseroles reluisantes.
Chemin faisant, la jeune femme rêvait, laissant la bride sur le cou de son cheval qui se dirigeait tout seul. Le crépuscule était si beau, ce soir, l'air si léger et si pur...
La fraîcheur montait de la rivière et un léger nuage de brume en indiquait les méandres. La surface ridée de l'eau prenait une teinte olive, tandis que le haut des saules était encore doré par le soleil. Les toits d'ardoises et les antiques murailles de la ville, allongée sur la rive de l'Indre, prenaient les teintes adoucies d'une ancienne peinture.
Tout à coup, deux cygnes débouchèrent d'un nid de saules le long de la rivière et gagnèrent le large. Ils nageaient de conserve, les ailes bien repliées, le cou ployé, dédaigneux du courant qu'ils remontaient et qui, au centre de la rivière, se faisait plus fort.
Catherine, un moment, suivit des yeux leur avance gracieuse mais irrésistible et y vit un présage heureux. Ils étaient deux, un couple, sans doute, et parce qu'ils nageaient ensemble, ils étaient plus forts, mieux dépouillés de toute crainte.
Il fallait qu'elle, Catherine, entendît la leçon, qu'elle rejoignît Arnaud, qu'elle ne le quittât plus jamais, où qu'il lui plût d'aller. A ce seul prix, ils deviendraient À Tours, la maison de Jacques Cœur et ses entrepôts s'étendaient le long de la Loire, près de la barbacane du Grand Pont, juste derrière la muraille qui défendait la ville aussi bien contre d'éventuelles agressions que contre les dangereuses crues du fleuve. Ses voisins immédiats étaient le grand couvent des Jacobins et les grosses tours du château royal que venaient lécher les grèves de Saint-Libart.
Le pelletier de Bourges, l'homme qui s'était juré de rendre au royaume santé financière et prospérité et qui, pour le moment, se contentait d'être le plus puissant et le plus imaginatif de ses négociants, possédait là, comme en d'autres villes importantes, une maison et des magasins où tant que durait le jour s'affairaient commis et portefaix.
Lui-même vivait continuellement à cheval, galopant sans cesse d'un comptoir à l'autre, de Bourges à Montpellier, où était la majeure partie de son commerce, de Montpellier à Narbonne, à Marseille, dont le port l'intéressait, à Lyon où il avait noué de puissantes amitiés, à Clermont ou bien à Tours et Angers.
A trente-six ans, Maître Jacques Cœur était un homme mince et élégant, mais d'une exceptionnelle vigueur et qui paraissait doué d'un si grand don d'ubiquité que ses ennemis - il en avait déjà -
chuchotaient qu'il avait dû faire un pacte avec le Diable.
En revenant de Chinon, après sa décevante audience, Catherine eut la joie de le trouver à son comptoir de Tours qui, du fait de sa présence, avait pris une activité dévorante.
Naturellement, Jacques n'avait pas permis que son amie retournât dans une auberge. Il avait exigé qu'elle s'installât chez lui avec ses deux compagnons et l'avait confiée aux soins de Dame Rigoberte, la vigoureuse gouvernante qui tenait sa demeure tourangelle continuellement prête à le recevoir.
Les deux amis s'étaient retrouvés avec une joie profonde. La vieille complicité qui les liait tirait ses racines du cœur lui-même, de l'estime mutuelle et d'une certaine tendresse. C'était un sentiment complexe fait à la fois d'amitié amoureuse, car Catherine n'avait jamais ignoré le désir qu'elle inspirait à Jacques et qui, d'ailleurs, ne la choquait pas, mais tissé aussi de cette qualité forte et joyeuse dont sont faites les amitiés d'hommes.
Jacques Cœur avait recueilli Catherine, Sara et Arnaud, quand ils étaient poursuivis par la haine du tout- puissant La Trémoille. Il leur avait permis de fuir et de regagner leurs terres d'Auvergne. Mais d'autre part, quand Jacques s'était trouvé démuni de tout, après le naufrage de la galée de Narbonne qui le ramenait d'Orient, c'était Catherine qui, en lui confiant le plus beau de ses joyaux, le diamant noir hérité de son défunt époux, Garin de Brazey, lui avait permis de prendre un nouveau départ et de hisser son négoce là où il était parvenu.
Enfin, c'était sur l'un des navires de Jacques Cœur que les Montsalvy avaient pu quitter le royaume maure de Grenade et regagner la France.
C'est dire que les trois premiers soirs du séjour de Catherine avaient été amplement occupés par l'évocation de leurs souvenirs communs et par le plaisir de se redécouvrir après plus d'une année.
Jacques s'émerveillait de retrouver son amie inchangée, toujours aussi belle, bien sûr, mais aussi toujours habitée par la même ardeur de vivre et le même courage en face d'événements capables d'abattre un homme moins brave.
— Si je n'avais Macée et les enfants, lui dit-il un soir, et si vous n'étiez vous aussi mère et épouse, je crois que je vous aurais enlevée, séquestrée, faite mienne par tous les moyens, si haute dame que vous soyez, car les sommets où vous vivez ne me font pas peur et je sais qu'avant peu j'arriverai à vous rejoindre.
— Vous nous dépasserez tous, Jacques. Vous serez l'homme le plus puissant de France, l'un des plus riches d'Europe, sinon le plus riche. Vos projets... ces ports, ces mines que vous ouvrez, ces émissaires que vous envoyez aux quatre coins de l'horizon... tout cela donne le vertige.
— Ce n'est rien encore. Vous verrez dans quelques années... Je bâtirai un palais... que malheureusement je ne pourrai vous offrir...
Mais, ajouta-t-il gaiement, ce que je peux toujours vous offrir maintenant, ce sont quelques sacs de beaux saluts d'or1 sonnants et trébuchants, qui représentent vos revenus... et autre chose encore.
Il se levait, quittait la table où tous deux finissaient de souper. La fenêtre de la pièce ouvrait sur un petit jardin intérieur. Des herbes aromatiques y poussaient, mais aussi le chèvrefeuille et le jasmin, dont la senteur faisait oublier l'odeur des rues, avec leurs ruisseaux charriant des immondices, et celle de la vase du fleuve, où s'attardaient des relents de poisson.
1 Les « saluts » d'or portaient, ciselés, la salutation de l'Ange à la Vierge lors de l'Annonciation.
Demeurée seule, Catherine se laissa aller contre le dossier de son siège garni de coussins pour respirer ce parfum qui entrait avec l'air du soir et le tintement d'une cloche lointaine.
Elle goûtait profondément cet instant de paix. Depuis son arrivée, elle avait laissé ses nerfs se détendre et son corps, moulu par tant de chevauchées, se reposer, dormant interminablement au cœur de cette ruche bourdonnante où elle se retrouvait comme chez elle.
Pas une seule fois, elle n'avait mis le pied hors de la maison, se contentant parfois de s'accouder à une fenêtre pour observer le mouvement de la rue et les allées et venues des commis qui, la plume d'oie à l'oreille et des rouleaux de parchemin entre les doigts, galopaient journellement entre l'entrepôt et le quai hors des murs où accostaient les barges venues de l'amont et les nefs remontées de l'aval.
Elle était seule la plupart du temps. Bérenger et Gauthier, n'éprouvant ni l'un ni l'autre le besoin de tant dormir, couraient la ville et le port durant tout le jour. Ils s'intéressaient aux mouvements du comptoir où les préparatifs du mariage royal entassaient denrées et marchandises destinées aux festins aussi bien qu'aux atours des dames.
Gauthier, qui possédait une belle écriture, avait même apporté à Jacques Cœur un concours aussi inattendu qu'apprécié. Mais, en général, les deux garçons prenaient le large, allaient se baigner dans la Loire ou bien, armés de gaules et de filets, s'en allaient pêcher sur l'une des îles sableuses et chevelues d'herbes folles, à moins qu'au mépris du danger d'enlisement ils n'allassent s'installer sur quelque varenne.
Ils rentraient le soir à moitié morts de fatigue et si repus de grand air qu'ils avalaient comme des somnambules le copieux souper que Dame Rigoberte leur servait dans sa cuisine puis regagnaient leurs soupentes où ils dormaient jusqu'au lever du jour, comme des loirs.
Mais Catherine savait que ces instants de rémission, ces vacances, ne dureraient guère. Dans quelques jours, la ville encore paisible s'emplirait de vacarme et de tout le tohu-bohu d'une cour en déplacement. Les invités et les curieux accouraient déjà du fond des provinces. Le château encore silencieux se couvrirait de bannières et brûlerait dans la nuit comme une colonie de lucioles, tandis que violes et rebecs feraient rage.
Dans quelques jours, peut-être, elle aurait les nouvelles que Tristan l'Hermite lui avait promises au cas où Rostrenen aurait ramené Arnaud, ce qu'elle ne souhaitait pas.
Dans quelques jours enfin viendrait le temps d'aller s'agenouiller sur le passage d'un couple adolescent en face d'une assemblée brillante où elle aurait dû tenir sa place. Ce serait encore une humiliation, mais le salut, elle le savait bien, était à ce prix. Encore devait-elle remercier le Ciel de cette ultime chance qui lui était offerte.
— Mais ce sera la dernière fois, se promettait-elle. La toute dernière ! Jamais plus je ne m'agenouillerai pour prier un être de chair et de sang ; seulement devant Dieu...
De toutes ses forces, pour préserver la douceur de ce soir de mai finissant, elle repoussa l'image d'une Catherine vêtue de noir et à genoux sur les pavés d'un parvis de cathédrale. Jacques, d'ailleurs, revenait. Il quittait l'ombre pour entrer dans la lumière jaune que dispensait le flambeau posé sur la table.
— Regardez ! dit-il.
Catherine crut voir un tour de jongleur. Le négociant avait approché ses mains fermées des chandelles allumées. Puis il les écarta lentement et, dans l'espace qui s'élargissait, la jeune femme vit s'étirer doucement une rangée de perles, les plus belles, les plus pures et les mieux appareillées qu'elle eût jamais vues. Bien rondes, toutes semblables dans leur perfection et d'une délicate teinte rosée, elles offraient à la lumière leur chatoiement irisé. Aucune monture ne brisait leurs petits globes parfaits. Un simple fil de soie les reliait les unes aux autres en les traversant et l'effet, ainsi, en était beaucoup plus séduisant que si elles eussent été, comme d'habitude, serties dans de lourds motifs d'or ou bien unies à quelques gemmes précieuses dont l'éclat, plus brutal, détournait l'œil de leur miroitement plus discret.
C'était, entre les mains de Jacques, comme un lien de douce clarté, un fragment de Voie lactée, un rayon de lune rose.
Le souffle coupé, Catherine regardait les doigts de son ami jouer avec ces joyaux qu'il s'amusait à faire luire dans la lumière.
— Qu'est-ce donc ? chuchota-t-elle comme s'il s'agissait d'un miracle.
— Vous le voyez : un collier de perles.
— Un collier de perles ? Mais je n'en ai encore jamais vu !
— Bien sûr ! Jusqu'à présent personne n'a encore eu cette idée...
charmante, ni d'ailleurs, il faut bien le dire, de grandes possibilités d'appareiller ainsi des perles de même teinte. Il faut, pour cela, vivre auprès d'eaux plus chaudes que celles de nos côtes. Ceci m'a été envoyé récemment par le Soudan d'Egypte.
— Le Soudan d'Égypte ? Vous entretenez des relations avec lui ?
Avec un Infidèle ?
— Fructueuses comme vous pouvez voir. Vous ne devriez pas être si étonnée de me voir commercer avec les Infidèles... Souvenez-vous de notre rencontre à Almeria. Quant au Soudan, je lui procure une matière qui lui fait grand défaut : l'argent. J'entends : le minerai.
— Voilà donc la raison pour laquelle vous rouvrez ces vieilles mines romaines dont vous m'avez parlé... près de Lyon?
— Saint-Pierre-la-Pallu et Jos-sur-Tarare ? En effet ! On y trouve du fer, du kis, des pyrites et un peu d'argent, dans la première tout au moins. Quant à la seconde, elle contient de l'argent... et même un peu d'or, mais tellement difficile à exploiter que je préfère y renoncer.
D'ailleurs, l'argent seul m'intéresse vraiment pour mes échanges. Mais revenons à ce collier. Il vous plaît ? Catherine se mit à rire.
— Quelle question ! Connaissez-vous une seule femme qui vous dirait qu'il ne lui plaît pas ?
— Alors, il est à vous. Votre visite m'évite de le faire porter à Montsalvy... et m'offre le plaisir inattendu de le voir sur vous.
Avant que Catherine ait pu s'en défendre, Jacques, d'un nouveau geste de prestidigitateur, avait passé le collier autour de son cou et en fermait, sur sa nuque, le simple crochet.
— Le soudan a envoyé le collier mais n'a pas pris la peine de le faire monter convenablement. Je vous ferai mettre une agrafe digne de cette rareté.
Sur sa gorge, Catherine n'avait senti qu'une fugitive fraîcheur. Déjà les perles avaient pris la température de sa peau. C'était une sensation nouvelle, comme si tout à coup les perles s'intégraient à elle.
Amusé par sa mine de fillette émerveillée, Jacques lui tendit un miroir :
— Elles sont faites pour vous, remarqua-t-il. Ou plutôt vous êtes faite pour elles.
Du bout des doigts, presque timidement, elle toucha les globes fragiles, doux comme une peau de bébé. On aurait dit qu'elle cherchait à s'assurer de leur réalité. Quelle merveille !... Jacques avait raison : son visage, reposé, prenait à ce voisinage une lumière nouvelle, tandis qu'au contact de sa chair, si délicatement dorée, les perles avaient l'air de vivre...
Mais, brusquement, Catherine reposa le miroir, se détourna.
— Merci, mon ami. Mais je ne veux pas de ces perles, dit-elle fermement.
Tout de suite cabré, Jacques Cœur s'insurgea :
— Et pourquoi donc pas ? Elles sont pour vous et pour aucune autre. Je vous l'ai dit : elles représentent une partie de vos revenus. Ce n'est pas un cadeau.
— Justement. La dame de Montsalvy n'a que faire d'une parure nouvelle quand ses gens et ses paysans sont dans le besoin. Je vous ai dit les ravages de ce printemps chez nous. Us sont tels que, cette année, je comptais vous demander de payer en nature nos revenus : en grains, semences, toiles, laines, cuirs, fourrage, bref en tout ce qui risque de nous manquer le prochain hiver.
Le regard du négociant, sombre et mécontent l'instant précédent, se chargea de tendresse.
— Vous aurez tout cela de surcroît, Catherine ! Me croyez-vous assez sot pour vous laisser endurer la faim et les rigueurs d'un hiver montagnard avec une poignée d'or et un rang de perles pour tout viatique ? Depuis que vous m'avez dit vos besoins, l'autre jour, j'ai déjà pris quelques dispositions. Votre fortune, vous n'avez pas l'air de vous en douter, augmente avec la mienne. Vous êtes ma principale actionnaire et j'emploie chaque année une part de ce qui vous revient.
Vous l'ignorez, bien sûr, mais vous avez désormais des intérêts dans plusieurs maisons de banque : chez Cosme de Médicis, à Florence, à Augsbourg, chez Jacob Fugger et, depuis la paix d'Arras, à Bruges même chez Hildebrand Veckinghusen, de la Hanse de Lubeck, chez qui j'achète du blé prussien, des fourrures, des graisses et du miel de Russie, de la poix et du poisson salé. Bientôt, vous en aurez ici même, à Tours, où je m'occupe de fonder des ateliers de tissage de drap qui, je l'espère, pourront concurrencer les draps de Flandre et, surtout, les draps anglais.
Il était parti, maintenant. Rien ne passionnait davantage Jacques Cœur que ses affaires commerciales et ses immenses projets.
Catherine savait que, si elle le laissait aller, il pourrait continuer ainsi jusqu'au lever du soleil.
Déjà attirée par les éclats de sa voix, Dame Rigobert passait à l'embrasure de la porte sa figure mécontente et curieuse. Il était tard.
Mieux valait couper court à l'éloquence de son ami, car dans une minute il deviendrait lyrique.
— Jacques ! fit-elle en riant. Vous êtes un ami comme on n'en trouve pas. Et je vous soupçonne d'en faire, pour moi, infiniment plus que n'en méritait le prêt que je vous ai fait.
Redescendu brusquement des hauteurs où il planait, Jacques Cœur eut un soupir découragé.
— Je crains que vous n'ayez jamais une idée bien exacte de la valeur de l'argent... ni des choses. Votre diamant valait la rançon d'un roi. J'en ai eu la rançon d'un roi, ou sa valeur. Les intérêts sont en proportion. D'ici quelques années vous serez sans doute la femme la plus riche de France.
—- A condition que le Roi nous laisse nos biens.
— Ce qui est placé chez moi n'a rien à voir avec le Roi. À moins qu'il ne m'arrête moi-même et ne saisisse mes propres biens. Voilà, justement, à quoi est bon le commerçant que dédaigne tellement la noblesse : n'auriez-vous plus une seule acre de terre, plus un seul paysan, que vous seriez encore riche. C'est ça, le crédit ! Maintenant, mettez ces perles dans ce petit sac de peau et rangez-les dans votre aumônière.
Il essayait de les lui mettre de force dans la main, mais elle refusa encore. Du coup, la colère fit gonfler les veines aux tempes du négociant.
— Mais enfin pourquoi ? Vous m'offensez, Catherine.
— Ne le prenez pas ainsi. Je pense seulement que vos perles seront mieux employées ailleurs... et même me seront plus utiles !
— Ailleurs ? Où donc ?
— Au cou de cette jolie fille que le Roi aime... de cette Agnès Soreau... ou Sorel dont vous m'avez dit qu'elle était de vos amies.
En effet, lorsque Catherine avait rapporté à Jacques son entrevue avec Charles VII et la façon dont elle s'était terminée, le négociant s'était contenté de rire. Puis il avait dit :
— Vous vous trompez sur elle, Catherine. C'est une bonne fille.
Elle fait seulement un peu trop de zèle !
Blessée de constater cette indulgence chez un homme en qui elle espérait trouver le reflet exact de ses sentiments, Catherine n'avait pas insisté, pensant à part elle, non sans un peu de peine, que Jacques peut-être, comme le roi Charles, s'était laissé prendre à ce charme nouveau. Jamais depuis ce moment elle n'avait prononcé de nouveau le nom de la favorite.
Cette fois, elle le fit intentionnellement et, fermant à demi les paupières, elle en observa l'effet sur Jacques. Mais il ne parut ni gêné, ni même mal à l'aise. Simplement, il n'eut pas l'air de comprendre. Et d'ailleurs, il le dit :
— Qu'est-ce qui vous prend ? Je n'ai pas eu l'impression, l'autre jour, que vous portiez Agnès dans votre cœur. Et voilà que, maintenant, vous voulez que je lui donne vos perles ? J'avoue que cela me dépasse.
— C'est simple, pourtant. Vous dites vrai quand vous affirmez que je ne l'aime pas. Mais je pense qu'étant donné l'influence qu'elle a sur le Roi un présent de cette valeur pourrait l'inciter à...
— ...plaider la cause de votre époux et vous obtenir ces lettres de rémission qui vous tiennent si fort à cœur ?
— Avec quelque raison, il me semble ! s'écria Catherine avec une involontaire hauteur.
— Ne montez pas sur vos grands chevaux. C'est bien cela, n'est-ce pas ?
— C'est bien cela ! Donnez-lui ces perles... et faites-lui savoir quel prix j'y attache... nous y attachons veux-je dire, puisque, encore une fois, elle est votre amie et pas la mienne.
Jacques ouvrit la bouche pour riposter, mais se ravisa. Se contentant de sourire, il prit Catherine par la main, la mena vers une bancelle garnie de coussins rouges disposés auprès de la fenêtre ouverte, l'y fit asseoir puis, revenant vers la table, remplit deux gobelets de vin de Malvoisie, en offrit un à la jeune femme qui le regardait faire, un peu interdite, puis, tirant à lui un tabouret, il s'installa en face d'elle, de façon à pouvoir la tenir sous son regard souriant.
— Tirons au clair une bonne fois pour toutes l'affaire Agnès !
Vous n'y comprenez rien. Vous pataugez là- dedans comme dans un marais sans fin.
— Y a-t-il quelque chose à comprendre en dehors de la passion soudaine du Roi pour cette jouvencelle ?
— Il y a beaucoup à comprendre. L'autre jour, vous m'avez mentionné avec quelque dépit, vous l'admettrez, les paroles du Dauphin faisant grief à sa grand-mère de s'être « entichée »... c'est bien le mot ?... d'Agnès Sorel. De même vous avez paru surprise, plutôt désagréablement, de constater que j'entretenais avec cette femme des relations amicales, sans plus, d'ailleurs. Mais ce que ni vous, ni le Dauphin qui est jeune pour ces subtilités, ne pouvez comprendre, c'est qu'Agnès, comme moi- même, comme le Connétable et comme jadis la sainte fille de Lorraine, nous ne sommes que des pièces sur l'échiquier de la reine Yolande. Elle nous a pris dans sa main et nous permet d'accomplir notre mission parce qu'elle nous croit utiles pour le royaume.
— Comment osez-vous comparer Jeanne et Richemont... et vous-même à cette fille qui n'a d'autre peine qu'à sourire, et ouvrir son lit au Roi ? D'ailleurs, Jeanne n'est venue de personne... que de Dieu !
Certes ! Et je serai le dernier à le contester. Mais, Catherine, avez-vous jamais réfléchi à cette étrange venue jusqu'au Roi d'une simple fille de paysan ? Pourquoi, au lieu de la renvoyer à ses moutons avec un seau d'eau sur la tête pour la calmer, Robert de Baudricourt lui a-t-il donné... après bien des hésitations, il est vrai, un cheval, une escorte
?... Aucun capitaine n'aurait à ce point pris le risque du ridicule s'il n'en avait reçu l'ordre supérieur. Eh bien, l'ordre est venu de Yolande
! C'est elle qui, sentant l'aide immense que pouvait lui amener cette fille, peut-être inspirée, a aplani le chemin qui, des confins de la Lorraine, menait jusqu'à Chinon, jusqu'au Roi, certes, mais aussi jusqu'à elle, Yolande, qui voulait juger en connaissance de cause.
Vous savez la suite... Le Roi, ma chère, comme tous les mal-aimés, a toujours eu besoin de favoris. On les lui a tués les uns après les autres, avec raison car ils étaient plus néfastes les uns que les autres. Seul La Trémoille, qu'il regrettait toujours amèrement, vit encore. La reine Yolande était inquiète, elle ne savait plus comment arracher Charles à ses regrets quand, l'an passé, la duchesse de Lorraine est venue à la Cour avec sa suite, dont était Agnès.
» L'effet véritablement foudroyant que cette enfant a produit sur le Roi a été pour Yolande une révélation et un trait de lumière : une favorite, surtout génératrice d'un grand amour, pouvait arracher le Roi à ses regrets et, peut-être, à sa mollesse. Mais il fallait que cette favorite fût sa créature, à elle, Yolande. Alors, elle a pris cette petite fille, l'a gardée auprès d'elle quand Madame Isabelle est partie pour Naples. Elle connaissait de longue date sa famille et son caractère.
Elle l'a vêtue, parée, endoctrinée. Agnès est douce, point sotte, douée d'un heureux caractère et elle s'est mise à adorer sa protectrice qui n'a eu aucune peine à la façonner avant de mettre enfin, dans les bras de son gendre, un être parfaitement au point qui, tout en dispensant à Charles les délices d'un corps parfait, lui souffle, entre deux baisers, les idées et les conseils de la Reine. Vous avez trouvé Charles changé, n'est-ce pas ?
— Je l'avoue. Au point de m'être demandé, un moment, si c'était là le même homme...
— C'est l'œuvre d'Agnès et de la reine Yolande. Et il a suffi de bien peu de chose, figurez-vous, pour obtenir ce résultat incroyable.
Un soir, Agnès, en badinant, a dit qu'une devineresse lui avait prédit l'amour du plus grand roi du monde. "Il faudra, a-t-elle dit alors, que j'aille en Angleterre et me fasse présenter au Roi. Car le plus grand roi du monde ne peut être vous, Sire, qui restez à ne rien faire, tandis que l'Anglais vous arrache votre héritage !"
» Cette toute petite phrase a fait sur Charles l'effet d'un révulsif. Le résultat, vous l'avez vu ; et maintenant, je ne crois pas exagérer en affirmant qu'Agnès s'apprête à continuer, à sa manière et avec ses armes à elle, le miracle de Jeanne. Elle fait du Roi un autre homme et c'est tout ce que voulait Yolande.
Soit ! soupira Catherine. C'est d'une moralité un peu étrange, cette histoire, car Madame Yolande me paraît faire vraiment bon marché de sa fille, la reine Marie...
— Allons ! Vous savez bien que, ce miracle, la reine Marie ne le pouvait accomplir. Le Roi l'aime bien. Il lui fait un enfant régulièrement, mais en dehors de cela, je suppose que vous vous souvenez de sa figure ? Je ne sais plus quel ambassadeur a dit, après l'avoir vue : "Madame la Reine a figure à faire peur aux Anglais eux-mêmes !" L'amour maternel est une chose et la résurrection d'un pays une autre.
» Cessez d'en vouloir à cette pauvre Agnès. Je me charge de lui faire savoir qu'elle a commis une sottise. D'ailleurs, la reine Yolande, qui nous arrive prochainement, s'en chargera. Et maintenant, voulez-vous, oui ou non, garder ces perles ? »
Catherine vida son gobelet, le reposa sur la table et se mit à rire.
— Vous êtes plus têtu que vos mules, Jacques !
— C'est comme cela que l'on réussit. Les voulez- vous ?... ou dois-je les jeter dans la Loire ? Car, sur ma vie, aucune autre femme que vous ne les portera ! J'ajoute que je m'arrangerai pour procurer un autre collier... à votre amie Agnès, puisque vous semblez tellement y tenir !
Pour toute réponse, Catherine tendit la main pour qu'il y déposât la petite bourse de daim.
Content d'avoir vaincu et joyeux de son innocente vengeance, Jacques Cœur embrassa son amie sur le front et lui souhaita la bonne nuit.
— Nous sommes le 30 mai, fit-il. Dans trois jours le mariage.
Vous n'aurez plus longtemps à supporter mes caprices.
Mais, deux jours après, lorsque Catherine revint d'une promenade à travers les rues de la ville pour admirer les préparatifs que l'on faisait pour la joyeuse entrée de la Dauphine et pour la cérémonie, elle trouva Jacques au fond du magasin, dans le réduit où il empilait ses gros registres reliés de parchemin. Il était sombre.
— Le mariage est retardé, Catherine !
— Comment ? Mais... pourquoi ?
— Le dernier des enfants royaux, le petit prince Philippe qui nous est né en février, est en train de mourir. Le Roi, la Reine et la Cour sont retenus à Chinon.
— Mais la princesse d'Ecosse ?
— Est arrivée à Chinon où elle attendra, comme les autres. Avec un enfant agonisant, il est impossible de quitter le château.
— Mon Dieu, gémit Catherine, il ne manquait plus que cela. Et... si le mariage allait se célébrer là-bas ?
Jacques, qui bousculait les papiers épars sur son pupitre, se tourna si brusquement vers Catherine qu'il en jeta la moitié par terre.
— Où ? À Chinon ? Pour cela, rien à craindre. Le Roi ne ferait pas un coup pareil à ses bons sujets de Tours, ni à moi-même qui me tourne les sangs depuis un mois à tout préparer ici ! Et puis, que diable, c'est une princesse étrangère qui nous arrive : on ne marie pas la fille du roi d'Ecosse à la sauvette comme une gardeuse de dindons.
Cessez de vous tourmenter à ce sujet. Dès que ce pauvre enfant sera mort, ce qui ne saurait tarder, la nouvelle date du mariage sera choisie et nous en serons les premiers informés. Aycelin !... hurla le négociant à l'adresse de l'un de ses commis qui traversait la cour en courant, Aycelin ! Arrive ici !... Enlève-moi cette pièce de drap jaune de Brabant qui m'encombre et va la ranger. Puis galope au port pour voir si la barge de Saumur est arrivée...
Comprenant qu'elle était de trop, Catherine quitta discrètement le réduit et s'en alla errer mélancoliquement sur les grèves de la Loire pour y remâcher sa déconvenue.
L'attente, qu'elle avait crue terminée, s'allongeait. Mais pour combien de temps ? C'était pécher, bien sûr, qu'espérer la mort d'un petit enfant pour que les choses reprissent leur train. Mais, puisqu'il n'y avait rien à faire pour le sauver, n'était-il pas plus chrétien de prier afin que Dieu abrégeât ses souffrances ?
Mécontente de tout et d'elle-même, Catherine traversa le pont, gagna l'île Aucard et alla s'asseoir dans l'herbe au pied d'un saule pour y tuer le temps en regardant barboter une famille de canards. La vue du grand fleuve paresseux qu'elle connaissait depuis longtemps, et où même, par une aube de désespoir et de honte, elle avait voulu mourir, lui apportait toujours, sinon le réconfort, du moins un certain apaisement. Elle s'y absorba. Il n'y avait plus qu'à attendre que la Loire lui produisît son petit miracle habituel...
Le prince Philippe mourut le lendemain, 2 juin. On apprit peu après que le Roi avait, pour laisser tout de même un peu de délai entre les funérailles et les festivités, fixé au 24 la date du mariage.
— Cela vous fait trois semaines à rester ma prisonnière, Catherine, commenta Jacques Cœur joyeusement, quand ils se retrouvèrent, le soir venu. Mais si vous craignez de vous ennuyer, voulez-vous que je vous mène passer quelques jours à Bourges ? Macée serait heureuse de vous avoir un peu.
— Et vous seriez débarrassé de moi. J'ai peur de vous gêner, mon ami. Après tout, malgré la présence de Dame Rigoberte, il est peut-
être peu convenable que j'habite chez vous. Les mauvaises langues...
— Trouvent toujours de quoi s'agiter, même dans le désert. Quant à me gêner...
Son ton, léger jusque-là, changea brusquement, se fit plus grave, tandis qu'il baissait la voix et murmurait :
— Comme si vous ne saviez pas quel bonheur j'éprouve à vous avoir ici, près de moi... un peu à moi... Ah ! non, je n'ai pas envie de vous voir partir... et pas davantage de vous conduire à Bourges, si vous voulez le savoir, parce que je n'ai pas envie de vous partager.
Ces soirées que nous passons ensemble, en tête-à-tête... elles sont devenues pour moi une douce... une chère habitude. Et votre départ, Catherine, me laissera lourd de regrets.
Chaque soir, en effet, le temps étant devenu très beau, ils se retrouvaient, après souper, sur le banc du petit jardin pour y respirer la fraîcheur du soir et regarder la nuit envahir peu à peu toutes choses.
En général, ils ne se parlaient guère, préférant respirer, dans le silence habité seulement par le clapotis du fleuve et le cri des oiseaux nocturnes, le parfum du chèvrefeuille, en regardant les étoiles s'allumer une à une.
Mais, ce soir-là, Jacques n'avait pas envie de se taire. Lui, si sérieux d'habitude, montrait tout à coup la gaieté d'un enfant. L'idée du départ prochain de sa belle visiteuse lui était peu à peu devenue insupportable et cette prolongation inespérée le comblait d'une joie qu'il ne parvenait pas à cacher. S'il avait parlé de mener Catherine à Bourges, il s'avouait tout bas que c'était pure hypocrisie et simple désir de l'entendre dire qu'elle ne souhaitait pas bouger. Si elle avait accepté, il aurait trouvé mille choses à faire pour ne pas quitter Tours.
Il la regardait avec délices, assise auprès de lui sur le banc de pierre. À cause de la chaleur venue d'un seul coup, elle avait acheté, chez maître Jean Beaujeu, tailleur de la Reine, une robe de léger cendal mauve à ramages blancs qui lui seyait à ravir et lui donnait l'air d'une toute jeune fille. Avec le voile blanc, simplement posé sur ses cheveux massés sur la nuque en lourdes torsades, et le fameux collier de perles qui luisait doucement sur sa gorge, elle ressemblait à une apparition venue d'un autre monde. Mais le parfum qui se dégageait de son corps, une coûteuse essence de roses venue de Perse, dont il lui avait fait présent, montait insidieusement à la tête de Jacques et rendait à la jeune femme toute sa présence terrestre.
Elle n'avait pas répondu tout à l'heure quand, presque malgré lui, ses paroles avaient quitté le ton léger de la plaisanterie pour se charger d'une passion mal contenue. Elle s'était contentée de détourner la tête, ne lui offrant plus, sous le brouillard léger du voile, qu'un profil perdu. Mais, sur la clarté de la robe, il pouvait distinguer la tache plus pâle de ses mains et il crut voir que ces mains tremblaient.
Poussé par une impulsion plus forte que sa volonté, il les emprisonna dans les siennes. Elles étaient froides et, instinctivement, cherchèrent à se dégager.
— Catherine !... fit-il tout bas, vous ne me répondez pas. Est-ce que je vous ai déplu ?
Il semblait si inquiet, tout à coup, qu'elle ne put s'empêcher de lui sourire.
— Non, Jacques. Vous ne m'avez rien dit qui puisse me déplaire. Il est toujours doux, pour une femme, de laisser des regrets, mais n'en dites pas davantage.
— Pourtant...
Vivement, elle dégagea sa main et la lui posa sur les lèvres.
— Non. Taisez-vous ! Nous sommes des amis... de vieux amis.
Nous devons le rester.
Il baisa avec emportement les doigts si imprudemment mis à portée de ses lèvres.
— C'est une duperie, Catherine ! Cette vieille amitié n'est qu'un leurre et vous le savez bien. Voilà des années que je vous aime sans oser le dire...
— Pourtant, vous venez de le dire... malgré ma défense.
— Votre défense ! Savez-vous que, toutes ces années, j'ai vécu du seul souvenir d'un baiser... celui que nous avons échangé à Bourges, dans mon cabinet, quand vous aviez fui Champtocé et les griffes de Gilles de Rais. Je n'ai jamais réussi à l'oublier.
— Moi non plus, répondit Catherine froidement, mais c'est parce que j'en ai eu des remords, car j'ai toujours été persuadée que Macée nous avait surpris.
— Pourtant... vous ne m'aviez pas repoussé. J'ai même cru un instant...
— Que j'y prenais plaisir ? C'est vrai ! Mais, maintenant, je vous en prie, Jacques, brisons là ! Sinon je ne pourrai pas demeurer plus longtemps auprès de vous...
— Non ! Ne partez pas... j'en aurais trop de peine...
— Je resterai si vous me promettez de ne pas recommencer. Vous n'êtes pas vous-même, ce soir. C'est ce jardin, sans doute, ces parfums... la douceur d'une nuit trop belle. Moi aussi cela me trouble.
Elle s'était levée, nerveuse tout à coup, pressée de quitter ce lieu plein d'embûches.
Jacques eut un sourire navré où, cependant, perçait une pointe d'ironie tendre.
— Voilà que vous essayez encore de nous leurrer. Ce n'est pas la nuit, c'est vous, Catherine... et rien d'autre. Dans une masure écroulée, près d'un tas de fumier et sous une pluie battante, vous réussiriez encore à me faire perdre la tête ! C'est ça, je crois, que l'on appelle l'amour...
Mais, si vous préférez l'oublier, je tâcherai de ne plus vous ennuyer !
Dormez bien !
Elle avait déjà quitté le banc et traversait le jardin à pas rapides, comme si elle avait peur de ce qu'elle laissait derrière elle, mais les mots lui parvenaient encore nettement, peut-être parce qu'elle les écoutait toujours.
Elle ralentit au moment de disparaître derrière un rosier, étonnée de se découvrir si vulnérable à cette voix qui résonnait en elle, éveillant des échos inconnus et une sorte de joie. On aurait dit qu'en secret son cœur s'attendait depuis longtemps à entendre ces mots-là, qu'il s'y était préparé et n'en était pas surpris.
En franchissant le seuil de la maison, elle dut se faire violence pour ne pas se retourner et le revoir encore, avec son visage volontaire tendu par la passion et cette drôle de crispation qu'il avait au coin de la bouche qui lui donnait toujours l'air de se moquer de lui-même. Mais si elle s'abandonnait ainsi à son impulsion, le Diable seul pouvait dire comment s'achèverait cette nuit.
N'importe quelle femme, même la plus altière, pouvait se laisser séduire par l'amour d'un tel homme ! Le génie et la puissance intellectuelle étaient, chez lui, presque palpables, comme chez d'autres la sottise et la vanité. C'était un homme de fer aux yeux de visionnaire et, malgré sa roture, au cœur de chevalier de légende. Et c'était un piège si doux, pour un cœur solitaire aux prises avec des épreuves pénibles qu'un amour qui ne déplaît pas !...
Étouffant un soupir où entrait plus de regret qu'elle ne l'admettait, Catherine se dirigea lentement vers sa chambre.
Tout à coup, au tournant de l'escalier, elle se trouva nez à nez avec Gauthier et Bérenger qui, leurs souliers à la main, descendaient sur leurs chausses avec mille précautions. La rencontre leur arracha une exclamation désolée. Visiblement, Catherine était la dernière personne qu'ils souhaitaient rencontrer.
— Eh bien ! fit-elle, mais où allez-vous comme cela ?
L'escalier était mal éclairé, par une torche fichée dans un anneau de fer, mais il l'était assez pour qu'elle pût constater que les deux garçons étaient rouges jusqu'à la racine des cheveux. Même le jeune Chazay semblait avoir perdu de son habituelle assurance.
— Alors ? Vous avez perdu votre langue ? Où allez- vous ?
Ce fut Bérenger qui se dévoua et prit la parole :
— Nous allions... euh... faire un tour dehors. Il fait si chaud, là-haut, que nous n'arrivons pas à dormir...
— C'est vrai, appuya Gauthier, il fait terriblement chaud.
— Tant que cela ? Je n'avais pas remarqué. La journée, en effet, a été assez chaude, mais ce soir il fait presque frais...
— Pas là-haut ! fit Gauthier d'un ton pénétré. Le soleil a tapé toute la journée et le toit a gardé la chaleur. On pourrait même croire qu'il va faire de l'orage.
Mais ces considérations barométriques et thermométriques paraissaient peu claires à Catherine. Elles n'expliquaient pas la rougeur des deux compères, à moins qu'il ne fît vraiment, là-haut, une chaleur de four, ce qui n'était sûrement pas le cas.
Elle se souvint, tout à coup, des protestations indignées de Dame Rigoberte, le matin même, à cause de certain voisinage qu'elle jugeait désobligeant pour une honnête femme : celui d'un cabaret ouvert depuis peu, près de la porte du Grand-Pont, presque en face de la maison, et qui drainait sans peine la clientèle des mariniers et de tous les garçons du comptoir commercial. La femme de charge avait ajouté que le tavernier, un certain Courtot, s'était assuré les services de «
trois filles follieuses » qui remportaient le plus vif succès auprès des clients.
Catherine dévisagea l'un après l'autre les deux garçons, insistant plus particulièrement sur Gauthier.
— Vous n'auriez pas plutôt l'idée d'allez vous... rafraîchir au cabaret de Courtot ? Il n'est pas besoin de tant de précautions pour aller simplement prendre l'air...
Bérenger s'apprêtait déjà à nier, mais son compagnon lui imposa silence :
— Je n'aime pas mentir, affirma-t-il avec une certaine hauteur.
C'est vrai, nous allons chez Courtot. Je ne vous ai jamais caché que j'aime les filles, Dame Catherine. Je vais peut-être vous faire horreur... mais je suis de ceux qui ne peuvent s'en passer. Alors, je vais à la taverne...
La brutale franchise du jeune homme ne choqua pas Catherine, justement parce qu'elle y voyait avant tout de la franchise. Aussi ne fit-elle aucun commentaire se contentant de désigner le page :
— Bérenger n'a pas votre âge... ni vos besoins.
— Je sais. Et je ne voulais pas l'emmener...
— Mais je l'ai menacé de faire tant de bruit qu'il ne pourrait pas sortir, coupa Bérenger sans s'émouvoir. Je n'ai peut-être pas son âge, mais, moi aussi, je suis un homme, Dame Catherine, et à ne rien vous cacher...
— Si vous faites allusion à vos... parties de pêche du côté de Montarnal, Bérenger, j'aime autant vous dire tout de suite que vous ne m'apprenez rien. Mais, entre cela et aller vous encanailler dans une gargote avec des filles faciles, il y a un monde. Je croyais que vous aimiez... votre... compagne de pêche ?
Le page baissa la tête.
— C'est vrai, Dame ! Je l'aime et cela n'a rien à voir. Mais je ne sais quand je la reverrai et il n'y a aucune raison pour que je ne m'amuse pas, moi aussi. Je suis un homme, que Diable !
— Laissez le Diable où il est. Vous n'en avez que faire ! Et répondez-moi plutôt, bien franchement, à une seule question.
— Laquelle ?
— Ces filles du cabaret de Courtot... Avez-vous vraiment envie de les approcher ?
Le jeune garçon jeta à son aîné un regard qui appelait au secours, si ingénument angoissé que l'étudiant se mit à rire. D'un revers de main, il ébouriffa la tignasse du page et se chargea de répondre pour lui.
— Bien sûr que non ! Mais c'est bon, hein, mon gars, quand on n'a pas encore de barbe au menton de s'imaginer qu'on est grand ? Allez, viens te coucher !
— Non ! Je veux aller avec toi...
— Alors, justement, viens !... je vais me coucher. Comme ça, tu seras bien sûr d'avoir vraiment agi en homme.
Après un salut gauche à l'adresse de leur maîtresse, ils remontèrent l'escalier.
La jeune femme les suivit des yeux tant qu'ils furent visibles avec un soulagement profond. Elle était reconnaissante à Gauthier de ce sacrifice fraternel. Il donnait la mesure de la qualité du garçon : violent, courageux, volontiers grossier et hâbleur, le jeune Chazay découvrait parfois, au hasard d'un geste ou d'une parole, un coin d'âme demeuré résolument juvénile.
Avec Catherine, il lui arrivait d'être d'une hardiesse qui frisait l'insolence et, parfois, il avait une façon de la regarder qui lui faisait penser qu'aux yeux de ce garçon elle était beaucoup plus une femme qu'une maîtresse.
Mais, avec Bérenger, qu'il rudoyait souvent, il avait des gestes pleins de délicatesse, comme si lui et le page eussent été frères. Des gestes que, certainement, les aînés Roquemaurel n'auraient pas eus...
Néanmoins, en rentrant chez elle, Catherine était soucieuse. Ces jours qui restaient à vivre avant le mariage royal l'inquiétaient. La chaleur de cette fin de printemps semblait faire éclore les appétits secrets encore beau coup plus vite que les églantines sur les buissons des chemins. L'inaction ne valait rien à personne. Si elle n'y veillait de près, les deux garçons pourraient bien faire quelque sottise...
Quant à Jacques, malgré son labeur de la journée, réussirait-il à tenir la promesse qu'il venait de lui faire, et, encouragé par cette intimité dans laquelle ils vivaient, saurait-il retenir les mots qui, ce soir, lui étaient montés si facilement aux lèvres ?
Et puis, il y avait elle-même. Tout à l'heure, elle avait bien failli se laisser surprendre et il lui avait fallu faire appel à toute son honnêteté, ainsi qu'au souvenir des siens, pour ne pas écouter d'une oreille complaisante une musique somme toute bien agréable. Qui pouvait dire si la tentation ne se ferait pas plus forte ? Depuis le jour de l'Aigle d'Or, où, le vin aux herbes aidant, elle s'était carrément offerte à Tristan, Catherine avait appris à se méfier d'elle-même.
Elle se déshabilla, brossa ses cheveux longuement, opération qui, sans l'aide de Sara, se révélait singulièrement fatigante, les tressa pour la nuit, puis s'agenouilla au pied de son lit afin de dire sa prière du soir.
Elle y puisait, en général, un certain réconfort. Ses résolutions en sortaient mieux trempées. Mais ce soir-là - était-ce après tout la chaleur ? - elle ne parvint même pas à fixer son esprit sur les paroles qu'elle murmurait. Elle défilait les oraisons l'une après l'autre comme une mécanique, sans que son esprit y prît la moindre part. Tant et si bien même qu'elle se trompa, s'embrouilla, voulut recommencer, se trompa encore et, finalement, découragée, souffla sa chandelle et se glissa dans son lit.
Là, étendue sur le dos, les mains croisées sur sa poitrine, elle ferma les yeux et s'efforça de trouver le sommeil sans y parvenir.
De l'autre côté de la cloison où s'appuyait la tête de son lit, quelqu'un marchait en s'efforçant d'assourdir le bruit de ses pas et ce quelqu'un, elle savait parfaitement que c'était Jacques. Il arpentait sa chambre lentement, régulièrement, faisant craquer toujours la même lame du plancher sous le tapis qui le couvrait.
Catherine, la gorge sèche, écoutait, suspendue à cette cadence qui traduisait si bien l'agitation intérieure de son ami. Ce plancher craquait au rythme d'un désir qui se faisait entendre ainsi beaucoup mieux que par des paroles et, derrière le voile de ses paupières closes, Catherine suivait, comme si elle eût été dans la chambre, la marche automatique de Jacques.
Il s'arrêta un instant et elle entendit couler de l'eau. Sans doute cherchait-il à se rafraîchir ou buvait-il quelque chose... Puis la marche reprit, interminable, hallucinante...
Le corps trempé de sueur, Catherine, à coups de pied impatients, rejeta draps et couvertures afin que le vent léger de la nuit vînt la rafraîchir.
Elle avait envie de crier, de frapper, de se déchirer elle-même pour éteindre ce feu qu'elle sentait monter de ses entrailles. Rageusement, elle bourra son oreiller de coups de poing, y enfouit sa tête et serra ses mains sur ses oreilles pour ne plus entendre, appelant de toutes ses forces à son secours le souvenir d'Arnaud, son mari, l'homme qu'elle aimait... le seul !
Comment Jacques osait-il seulement la tenter ? Une femme dont l'époux en fuite, proscrit, risquait sa tête ne devait pas, ne pouvait pas se laisser seulement effleurer par l'amour d'un autre. Mais, cet autre, c'était Jacques et Catherine était bien forcée de comprendre enfin qu'il était plus près de son cœur qu'elle ne l'avait imaginé.
— Qu'il s'arrête ! Mon Dieu, faites qu'il s'arrête ! gémit-elle dans l'épaisseur des plumes. Est-ce qu'il ne comprend pas qu'il me rend folle ?... Oh ! Je le hais... je le hais. Arnaud !... C'est toi que j'aime...
c'est toi, rien que toi ! Mon amour ! Mon unique amour...
Mais son esprit, rebelle, refusait de s'attacher à l'image familière. Dieu était sourd et le Diable au travail ! Alors qu'elle cherchait, de toutes ses forces, à retrouver ses heures d'amour avec son époux, sa mémoire, sur le rythme de ce pas inlassable, ne lui restituait qu'une sensation : la chaleur de la main de Jacques, tout à l'heure, sur la sienne.
Incapable de demeurer plus longtemps sur ce lit qui lui semblait brûlant et où elle se retournait comme saint Laurent sur son gril, Catherine se leva et regarda la porte close. Elle était si proche... et si proche aussi la chambre où l'homme tournait comme un fauve en cage...
Quelques pas et la porte s'ouvrirait, encore quelques pas... et une autre porte serait sous sa main. Et ensuite ?...
Le sang battait comme une cloche aux tempes de Catherine. Cette porte l'hypnotisait. Elle fil un pas vers elle, puis un second... et un autre encore. Le vantail de bois sculpté se dressa devant elle. Sa main se posa sur le loquet forgé...
Mais, dans la chambre voisine, le pas si lent venait de se précipiter.
La porte s'ouvrit, claqua sans que l'on prît aucune précaution pour en amortir le bruit. Puis ce fut, dans le couloir, une course, dans l'escalier, une dégringolade et, au bout d'un temps très court, la porte de la rue retombant lourdement.
Incapable de se maîtriser, Jacques venait de fuir la tentation.
Quelque chose craqua en Catherine. Elle se laissa glisser à genoux et appuya sa tête contre le bois de la porte. Elle se sentait vidée de ses forces, mais délivrée, tandis que regrets et reconnaissance se partageaient son esprit.
— Sauvée ! balbutia-t-elle, sauvée pour cette fois ! Mais il était temps !...
Il était aussi dommage qu'à ce sauvetage inattendu elle trouvât si peu de charme... et même un assez désagréable goût de cendre...
Catherine finit par s'endormir, d'un mauvais sommeil qui la laissa les yeux cernés et la figure pâle. Elle se sentait si lasse et si défaite, au matin, qu'en baignant son visage dans une cuvette d'eau fraîche elle comprit que cet état de choses ne pouvait durer.
L'assaut subi la veille l'avait épuisée plus qu'une longue chevauchée. De plus, elle en sortait découragée, le cœur triste, avec ce goût de cendre dans la bouche...
Il était impossible de vivre encore près de trois semaines en équilibre instable entre l'amour de Jacques et sa volonté propre de demeurer fidèle à son époux.
« Je vais prier Jacques de garder Bérenger et Gauthier, se dit-elle.
Moi, je vais aller attendre les noces au couvent de Sainte-Radegonde, de l'autre côté de la Loire. Le danger est trop grand. Il faut au moins un fleuve et les murailles d'un monastère pour m'en protéger. Et puis, ce sera plus convenable. Il normal qu'une femme dans ma situation fasse retraite. »
Mais quand, forte de cette belle résolution, elle descendit à la cuisine pour s'enquérir du maître de maison, Dame Rigoberte ne lui en laissa même pas le temps.
Avec une petite révérence, elle lui apprit que « Maître Jacques » avait été obligé de partir pour Bourges dès l'aube, appelé par ses affaires.
— Il vous prie, gracieuse Dame, ajouta la gouvernante, de vous considérer maîtresse de cette maison où tous noirs avons reçu ordre de vous obéir en toutes choses. Il espère que vous vous y trouverez bien et il s'est permis d'emmener avec lui, en échange, vos deux jeunes serviteurs.
— C'est une excellente idée ! Les deux garçons tournaient en rond ici, ne sachant trop que faire. L'exercice des grands chemins leur fera tous les biens du monde !
Dame Rigoberte eut un sourire aimable qui révéla des manques fâcheux dans sa dentition.
— N'est-ce pas ? C'était aussi l'avis du maître. D'ailleurs, voilà une lettre qu'il a laissée pour Madame.
Tout en dévorant les tartines de miel trempées dans du lait chaud que lui avait servi la gouvernante, Catherine ouvrit le pli qu'on lui avait remis. Il contenait bien peu de choses mais, dans sa brièveté, il était très explicite.
« C'est moi qui pars, Catherine. Je suis incapable de tenir la promesse que je vous ai faite. Pardonnez-moi ! La maison est à vous.
J'y reviendrai à temps pour les noces. Et pour une fois, mon amour...
laisse-moi te dire que Je t'adore... »
Émue, Catherine relut ce billet une seconde, puis une troisième fois.
Enfin, le repliant sous son coude, elle acheva son déjeuner en silence.
Autour d'elle, Dame Rigoberte allait et venait, les ailes de sa cornette blanche battant comme celles d'une mouette, se préparant à se rendre aux halles pour y faire le marché.
Quand elle eut disparu, Catherine se leva, prit la lettre, la relut encore puis, après une toute légère hésitation, elle s'approcha de la cheminée et la jeta au feu.
Le fragment de parchemin noircit, se tordit et flamba en dégageant une odeur de peau brûlée. Bientôt, il n'y eut plus rien, qu'un peu de cendre sur la plus grosse bûche.
Catherine, alors, se détourna et, à pas lents, gagna le banc du jardin où Jacques ne reviendrait pas et où elle serait seule désormais à regarder tomber la nuit. Elle n'osait pas se demander tout à coup pourquoi elle avait envie de pleurer.
La ville, à mesure que les jours passaient, gonflait comme une rivière qui reçoit une grosse pluie d'orage. Le retard apporté aux fêtes du mariage en était la cause, car ceux qui étaient venus pour le 2 juin étaient restés et ceux qui n'avaient pu venir pour cette date accouraient maintenant, ravis de l'aubaine.
Les auberges, déjà pleines, essayaient de refuser le moins de monde possible. On aménageait des granges. Les hôtelleries des couvents, comme les demeures des particuliers, débordaient. Des marchands arrivaient en foule, par le fleuve ou par les chemins, ainsi que toute la noblesse d'Anjou et de Touraine, encouragée par le temps radieux. On avait même sorti les grandes tentes de campagne et toutes les prairies autour de la ville fleurissaient d'énormes bourgeons pourpres, safran, outremer ou noirs, tandis que des forêts de bannières multicolores poussaient un peu partout.
Il y avait aussi les baladins, danseurs, chanteurs, funambules de plein vent, montreurs d'ours et de chiens savants, jongleurs habiles à lancer des feux follets dans un ciel noir. Ils s'installaient où ils pouvaient, dans un champ ou sous la vieille charpente des halles qui, du moins, leur offrait un toit pour la nuit.
Et, dans les tavernes du port, les ribaudes se multipliaient. On pouvait les voir, à l'heure où le crépuscule verdissait l'eau du fleuve, s'adosser aux portes des tripots, nues sous une robe lâche qu'elles écartaient d'un geste rapide à l'approche des hommes, montrant un éclair de chair pâle. Leurs voix aiguës emplissaient la rue, au grand scandale de Dame Rigoberte qui, dès le coucher du soleil, faisait mettre les volets au magasin et bouclait toutes les portes, comme si elle craignait de les voir s'installer chez elle.
Enfin vinrent les malades. En mémoire de l'enfant qui venait de mourir et peut-être aussi pour consoler ses bons sujets de Tours de la longue attente qu'il leur avait infligée, le Roi avait fait annoncer qu'après la cérémonie du mariage, il se rendrait à l'abbaye Saint-Martin pour y toucher les écrouelles. Et cette grande nouvelle avait fait le tour du pays à la vitesse d'une traînée de poudre. Car le fait était rare.
Depuis, il en arrivait de partout. Non seulement des scrofuleux, mais aussi des stropiats, des cagots, des éclopés, des galeux, toute une humanité terrible et pitoyable, en haillons sanieux que les chemins déversèrent sur la ville.
Ils venaient par bandes, par paquets, par grappes loqueteuses, accrochés les uns aux autres, clamant un espoir effrayant. Si grande, en effet, était la foi dans le mystérieux pouvoir du roi-guérisseur que ces malheureux ne s'attardaient pas à considérer que seuls les scrofuleux pouvaient bénéficier de ce pouvoir. On lui croyait la faculté de guérir tous les maux, comme si l'oint du Seigneur eût été Jésus lui-même. Aussi, voyait-on accourir même ceux qui, à la guerre, avaient perdu un bras, une jambe ou un œil.
Bientôt l'hospice et les granges vides des couvents furent envahis.
Il fallut établir un contrôle sévère aux portes de la ville, car les lépreux, eux-mêmes, quittaient leurs maladreries et accouraient.
A l'abbaye de Saint-Martin, les moines, débordés mais assistés des médecins de la ville, commencèrent à faire un tri sévère et manquèrent déchaîner une révolution. Il fallut appeler le guet, les échevins de la ville eux-mêmes, pour protéger les moines et le sang coula.
1. L'onction du sacre conférait au roi de France un pouvoir guérisseur miraculeux : celui de guérir les scrofuleux qu'il touchait en disant : « Le Roi te touche, Dieu te guérit ! »
Et Tours, qui se parait de banderoles, de guirlandes, de reposoirs et d'estrades fleuries pour les tableaux vivants sans lesquels il n'était pas de joyeuse entrée, se mit à ressembler de plus en plus à un carnaval délirant, à quelque grimaçante danse macabre où la pire misère entraînait le luxe et la splendeur.
Catherine, pour sa part, ne sortait plus, sinon pour se rendre au point du jour, et flanquée de Dame Rigoberte, à la chapelle des Jacobins voisine, afin d'y entendre la messe. Cloîtrée dans la maison de Jacques Cœur, se contentant du petit jardin pour prendre l'air et le soleil, elle craignait autant les foules misérables qui traînaient les rues et réclamaient inlassablement une charité souvent menaçante que les visages connus qu'elle eût pu voir paraître.
Elle se considérait comme exclue de la Cour et ne souhaitait pas frayer avec ses pairs, même ceux qui étaient de chers amis, comme la comtesse de Pardiac, Éléonore de Bourbon, l'épouse de Cadet Bernard qui, à Carlat, donnait asile à ses enfants. Ce n'était pas, de sa part, ingratitude ou indifférence, mais simple désir de ne compromettre personne. Tant que le Roi n'aurait pas pardonné, elle ne pourrait être assurée de l'avenir et, si l'absolution ne venait pas, ceux qui auraient soutenu Montsalvy ou sa femme pouvaient être englobés dans la même réprobation et encourir la colère du Roi.
« Si veut le Roi, si veut la loi... » le vieil adage était toujours valable et Catherine, hors la loi, ne voulait pas y entraîner ses amis.
Seul Jacques faisait exception, mais il l'aimait et elle pouvait réclamer son aide aussi hautement que celle d'un frère. D'ailleurs, il n'aurait pas admis qu'il en fût autrement. Et la seule aide que Catherine eût souhaitée n'arrivait pas.
Chaque matin, en se levant, elle courait à la fenêtre pour interroger la maîtresse tour du château, espérant toujours y voir flotter la grande bannière bleue, pourpre, blanche et or, portant les croix de Jérusalem, le lambel de Sicile, les lys d'Anjou et les pals d'Aragon, la bannière de Yolande, sa protectrice.
Mais, battant mollement sur la lente promenade des sentinelles armées de guisarmes ou de vouges, c'étaient toujours l'étamine rouge et les trois fermaux d'or du sire de Graville, grand maître des arbalétriers de France et gouverneur provisoire du château, qui paraissaient.
Et Catherine, enfermée dans l'espace restreint du comptoir en la seule compagnie d'une vieille femme, se sentait plus retranchée du monde et plus isolée que dans le couvent où elle avait souhaité se retirer. Le temps lui-même semblait s'être arrêté...
Et puis, d'un seul coup, tout se remit en marche. Deux jours avant le mariage, le 22 juin, Jacques reparut à la tête d'une troupe chargée de ballots odorants : les épices indispensables à tout festin digne de ce nom. En même temps, par le cours du Cher, des barges chargées de gibier et d'anguilles arrivaient des forêts et des étangs de Sologne.
En revoyant son ami, Catherine eut un coup au cœur. Ses traits tirés, sa pâleur parlaient pour lui d'un labeur incessant et de nuits sans sommeil. Il lui sourit et l'embrassa, mais son sourire était plus triste que les larmes et ses lèvres froides quand elles se posèrent sur la joue de la jeune femme. Avec lui reparaissaient Bérenger et Gauthier, mais ceux-là n'inspiraient guère la pitié. Manifestement ravis de leur voyage, ils offraient des mines réjouies et des yeux brillants que Catherine, peut- être, eût jugés quelque peu choquants si le page, avec la fougue de son âge, ne s'était précipité vers elle à peine descendu de cheval, bousculant Jacques Cœur sans la moindre vergogne.
— Dame Catherine ! s'écria-t-il. Nous apportons des nouvelles !
Montsalvy est libéré ! Bérault d'Apchier et ses fils ont été chassés !
La châtelaine eut un cri de joie et saisit l'adolescent aux épaules.
— Dis-tu vrai ? Bien vrai ? Mon Dieu ? C'est presque trop beau.
Mais comment avez-vous su ?
Elle secouait Bérenger comme si elle cherchait à en faire tomber les nouvelles, comme on fait tomber les prunes d'un prunier. Mais Jacques s'interposa.
— Un instant ! fit-il sévèrement. Ce n'est pas si simple et vous avez tort, Bérenger, de présenter les choses de cette façon ! Oui, Montsalvy est libre, mais tout n'est pas aussi parfait que vous essayez de le faire croire à votre maîtresse.
— Tout n'est pas non plus aussi sombre que vous le pensez, maître Cœur ! protesta Gauthier qui était presque aussi excité que son camarade. C'est bonne chose, pour Dame Catherine, de savoir tout de suite que les routiers ont lâché prise et que sa ville se remet de ses blessures.
— C'est bonne chose, en effet, mais il n'empêche que vous parlez trop, garçons, et trop vite. La joie n'est vraiment bonne que lorsqu'elle est totale.
— Pour l'amour du Ciel ! s'écria Catherine, cessez de discourir et de vous disputer. Je ne veux pas attendre une seconde de plus pour savoir ce que vous avez appris. Et d'abord, qui vous a renseignés ?
— Un messager arrivé à Bourges, il y a trois jours. Il était à demi mort car il était tombé sur un parti de batteurs d'estrade de Villa-Andrado. Blessé à l'épaule, il a réussi à s'enfuir et à se cacher dans les bois pendant deux nuits avant de reprendre son chemin. Il avait perdu beaucoup de sang, mais la chance a voulu qu'il vînt tomber pratiquement devant la porte de mon beau-père, Lambert de Léodepart. Avant de s'évanouir, il a prononcé le nom de Montsalvy, et Lambert, sachant les liens qui nous unissent, m'a fait prévenir sur l'heure. Grâce à Dieu, l'homme n'était pas mortellement atteint. Nous avons pu le ranimer, le réconforter...
— Qui l'envoyait ? Mon époux ? L'abbé Bernard de Calmont ?
— Ni l'un ni l'autre. Le messager venait de Bourgogne. C'est votre amie, la comtesse de Châteauvillain, qui l'envoyait, avec une lettre que, d'ailleurs, je vous apporte.
— Je ne comprends rien à ce que vous dites, Jacques. Comment un messager d'Ermengarde viendrait-il de Montsalvy?
— Si vous aviez un peu plus de patience ? L'homme a été envoyé, tout naturellement, à Montsalvy par la comtesse. Il ne vous a pas trouvée, mais l'abbé Bernard et le frère de ce garçon, le sire de Roquemaurel, lui ont dit que vous deviez être actuellement à Tours.
Comme son message était urgent, il est reparti.
Machinalement, Catherine prit le pli que Jacques lui tendait, mais le garda dans ses mains sans l'ouvrir. Pour l'instant, ce n'était pas la prose d'Ermengarde qui l'intéressait le plus, même urgente, c'était ce qu'impliquaient les dernières paroles de Jacques.
— L'abbé Bernard, dites-vous, et le sire de Roquemaurel ? Mais où est mon époux ? Où est Arnaud ?
— On ne sait pas ! fit doucement Bérenger. Il y a une autre lettre et c'est l'abbé qui l'a écrite, parce que ni Amaury, ni Renaud ne savent seulement tenir une plume. Cette lettre, nous l'avons lue et...
— Mais tenez donc votre langue, Bérenger ! La voici, Catherine.
Comme le dit cet enfant, je l'ai lue parce que je craignais qu'elle ne vous apportât de nouvelles peines. Des peines que j'aurais voulu vous éviter. Mais c'est impossible. Il faut que vous sachiez tout...
Les jambes coupées, Catherine s'était laissée tomber sur le banc de la cour.
— On ne sait pas où est Arnaud ? répéta-t-elle d'une voix blanche.
Alors... il est mort ! Gonnet d'Apchier a accompli son crime : il l'a tué.
— Peut-être pas... Catherine, essayez de m'écouter un peu calmement. Il faut réfléchir, raisonner... Vous ne pouvez pas conclure de but en blanc à la mort de votre mari, simplement parce que les Roquemaurel ne l'ont pas retrouvé sur leur route...
Il s'était accroupi devant la jeune femme et avait saisi ses deux mains pour mieux essayer de faire pénétrer en elle sa conviction.
— Laissez-moi vous lire la lettre de l'abbé...
Lâchant la jeune femme qui se laissait aller contre le mur de la maison, les yeux à demi fermés et des larmes perlant déjà à ses cils, il déroula le parchemin.
« À notre bien-aimée fille en Jésus-Christ, Catherine, comtesse de Montsalvy, dame de... etc. bénédiction et salut ! Les chevaliers qui étaient partis pour Paris avec votre seigneur et notre ami sont revenus, par la grâce insigne de Dieu, Tout-Puissant, juste à temps pour libérer notre chère cité parvenue au dernier degré de ses forceset prête à se rendre. Bérault d'Apchier, ses fils et sa troupe sontrepartis en Gévaudan et nous avons pu, avec nos frères retrouvés,remercier Dieu en toute humilité et reconnaissance d'avoir permisque vous réussissiez dans votre quête de secours. Mais nous n'avonspas chanté de Te Deum, car messire Arnaud n'est point revenu aveceux..
Messire Renaud de Roquemaurel nous a fait part des événements qui se sont déroulés à Paris. Il nous a dit comment il s'était lancé à la poursuite de son ami et de son dangereux guide, sans jamais parvenir à les rejoindre. Bien avant d'avoir atteint Orléans, il a rencontré le seigneur de Rostrenen, envoyé du Connétable, et ses hommes, quirevenaient sans avoir vu âme qui vive. Et tout le long de la route, il ainterrogé ceux que lui et ses compagnons rencontraient. Personne n'avu ceux que l'on recherchait et aucune trace de leur passage n'a puêtre relevée. L'opinion générale est que, peut- être, l'on a fait erreuren imaginant que, dès sa sortie de la Bastille, messire Arnaud sedirigerait droit sur l'Auvergne et chercherait avant tout à rentrer chezlui. Sans doute a-t-il choisi de se cacher, dans quelque lieu secret, enattendant que les poursuites cessent. Et je crois très sincèrement, mafille, qu'il vous faut vous armer de patience jusqu’ au jour où votreépoux pensera pouvoir, sans courir lui-même ou nous faire courir denouveaux dangers, revenir auprès de vous ! Pour ma part, je prieDieu de toute mon âme pour qu’il en soit ainsi... »
— Vous voyez, s'écria Jacques en cessant sa lecture et en soulignant, de l'ongle, le passage important, l'abbé pense qu'il se cache. Au fond, Catherine, c'est la simple logique : un homme qui s'enfuit ne se précipite pas tout de suite là où l'on viendra immanquablement le chercher : c'est-à-dire chez lui.
Mais Catherine secoua la tête tristement.
— Non, Jacques ! Votre raisonnement serait valable si nous habitions quelque château d'accès facile, en quelque plaine des alentours de Paris. Mais Arnaud sait bien que nulle part mieux que dans ses montagnes il ne sera mieux caché, mieux gardé ! Le Roi et le Connétable hésiteraient, croyez-moi, à engager des troupes dans nos défilés, dans nos gorges ou sur les mauvais chemins de nos volcans !
Et s'il avait préféré ne pas rentrer à Montsalvy même, mon époux sait mille cachettes aux alentours où il pourrait vivre des années, sans que le bailli des Montagnes, lui-même, l'apprît ! Car il n'est homme ni femme de nos terres qui ne se fasse volontairement son complice, à commencer par l'abbé Bernard...
— Pourtant, celui-ci vous dit lui-même...
— Il n'en pense pas un mot ! Il essaie seulement de préserver en moi un peu de courage, mais il connaît Arnaud aussi bien que moi. Je suis certaine qu'en son âme et conscience il le croit mort.
— Mais c'est de la folie. Pourquoi tenez-vous tellement à ce qu'il ne soit plus ?
Elle eut un petit sourire amer
— Je n'y tiens pas, mon ami... mais j'en ai peur. Avez-vous oublié qui est l'homme avec lequel il s'est enfui ? Avez-vous oublié que le but de Gonnet d'Achpier était de tuer Arnaud après l'avoir déshonoré si cela se pouvait ? Soyez sans crainte : ce démon a réussi, pleinement réussi. Il a tué un proscrit, un prisonnier évadé... et demain, peut-être, il viendra réclamer hautement au Roi les biens de l'homme abattu, les biens de mes enfants !...
Elle avait caché sa figure dans ses mains et pleurait doucement. Les trois hommes, interdits, la regardaient, malheureux de se sentir si maladroits et si impuissants en face de cette douleur. Doucement, à l'aide d'un mou choir, Jacques essuyait les larmes qui coulaient à travers les doigts de la jeune femme.
— Ne restez pas ici, Catherine, chuchota-t-il agacé de voir ses commis qui allaient et venaient en lui jetant des regards pleins de curiosité. Laissez-moi au moins vous conduire dans la salle... Dame Rigoberte ! Dame Rigoberte, venez ici !...
La vieille gouvernante surgit de la maison en essuyant ses mains à son tablier. Au même instant, une fanfare de trompettes éclata du côté de l'abbaye Saint-Martin, immédiatement suivie de cris de joie, de vivats et du vacarme de centaines de pieds qui se mettaient à courir.
Machinalement, Jacques leva les yeux vers les tours du château qui s'étaient couronnées d'hommes d'armes dont les lances brillaient dans le soleil. Une immense bannière montait lentement à la hampe fixée au sommet du donjon. Elle était bleue, blanche, rouge et or et de quadruples armoiries s'y déployaient dans l'azur du ciel... Jacques Cœur tressaillit.
— La Reine !... La reine Yolande ! Regardez, Catherine, c'est elle qui arrive ! Ce sont ses trompettes que l'on entend.
Des créneaux, d'autres trompettes répondaient maintenant et, dans tous les clochers de la ville, les cloches s'ébranlaient pour souhaiter la bienvenue à la reine des Quatre Royaumes, suzeraine de ce duché de Touraine. Les acclamations enflèrent et Tours parut éclater en ovations frénétiques. Mais Catherine leva vers le château un regard brouillé par les larmes.
— Il est trop tard... Elle ne peut plus rien pour moi...
Jacques saisit Catherine par les bras et la remit
debout, presque de force.
Vous n'en savez rien. Vous êtes là à pleurer, à vous désespérer alors que personne ne vous a dit que vous étiez veuve. Que diable ! Ce n'est pas parce que le sire de Montsalvy n'est pas rentré chez lui qu'il est mort. Et quand bien même cela serait ? Ces lettres de rémission, il vous les faut, vous entendez ! Il vous les faut pour vos enfants, pour votre fils surtout ! Alors, ce soir même, vous allez m'accompagner au château. Je sais comment me rendre auprès de la Reine sans attirer l'attention...
— C'est inutile, Jacques. Laissez la Reine tranquille ! Rien ne presse tellement, maintenant, pourquoi voulez-vous que j'aille importuner Madame Yolande quand le Dauphin m'a promis son aide ?
Il a été bon pour moi et je ne veux pas le désobliger en paraissant faire fi de sa protection. Vous qui pensez à mon fils, ajouta-t-elle avec un pâle sourire, songez que ce jeune Louis sera un jour son roi et n'en faites pas dès à présent un ennemi de notre maison. Et puis, voici un mois que j'attends ici... je peux encore attendre jusqu'à après-demain...
— Non, Catherine, vous ne pouvez pas attendre. Demain il faut que vous partiez... pour la Bourgogne !
Il tendit la main vers Gauthier, prit la lettre d'Ermengarde que Catherine avait laissée glisser de ses genoux et que le jeune écuyer avait ramassée. Il la mit dans la main de son amie.
— Vous oubliez ce message, Catherine. Il a cependant son importance car, pour vous le délivrer, un homme a failli mourir !
Tout en parlant, il l'entraînait doucement vers la maison. Dame Rigoberte avait pris l'autre bras de la jeune femme comme si elle était quelque grande malade incapable de se soutenir. Avec mille précautions, ils la firent asseoir près de la cheminée, sur un banc bien garni de coussins. Et leurs soins se montraient si attentifs qu'ils frappèrent Catherine.
— Mon Dieu ! fit-elle, vous me traitez comme si j'étais tout à coup devenue très fragile. Et cependant, vous me dites que, dès demain, je dois aller en Bourgogne ? C'est bien cela ?... Je vous avoue que cela me paraît insensé. Que voulez-vous que j'aille faire en Bourgogne ?
— Lisez ! Si nous prenons tant de soin de vous, c'est parce que cette lettre, elle aussi, contient une mauvaise nouvelle.
Une mauvaise nouvelle ?... Ermengarde ! Mon Dieu ! Elle n'est pas...
Non, puisque c'est elle qui vous écrit ; il ne s'agit pas d'elle... mais de votre mère.
Rapidement, Catherine ouvrit le mince rouleau sur lequel du premier coup d'œil elle reconnut l'écriture extravagante de sa vieille amie et son orthographe plus que fantaisiste. En vraie grande dame, Ermengarde de Châteauvillain dédaignait les « délicatesses de gratte-papier ». Mais, en bon ou mauvais français, la comtesse disait des choses surprenantes. Catherine apprit ainsi que sa mère s'était brouillée avec son frère Mathieu. Le drapier dijonnais, se sentant vieillir, avait, tout à coup, découvert en lui la nostalgie du mariage, aidé d'ailleurs dans cette découverte par une certaine Amandine La Verne, marchande à la toilette, mieux pourvue d'appas que d'écus. «
Une grande gaupe sans religion », décrétait vertement Ermengarde, dont il avait fait sa maîtresse et qu'il avait amenée dans sa maison de la rue du Griffon. La cohabitation entre cette femme et Jaquette Legoix s'étant très vite révélée impossible, la mère de Catherine avait quitté une demeure où elle se sentait maintenant étrangère. Elle avait pensé, un instant, se réfugier au couvent des Bénédictines de Tart, dont sa fille aînée, Loyse, était prieure, mais elle se sentait peu de goût pour le cloître.
« Elle aurait bien voulu aller vous rejoindre, ma chère Catherine, car, au fond, elle ne restait auprès de son frère que pour l'aider et tenir sa maison. Combien elle aurait préféré vivre doucement auprès de vous et regarder grandir ses petits-enfants
! Mais la route est longue de Dijon à vos montagnes et sa santé ne lui permettait pas un si long voyage. Alors, elle a accepté l'hospitalité que je lui offrais dans mon vieux Châteauvillain que vous connaissez bien. Je lui ai donné votre chambre, et le soir, à la veillée, nous radotions toutes deux, comme de vieilles bêtesque nous sommes, sur vous, sur les petits et sur votreinsupportable époux.
Nous avons passé de bien bons moments. C'est une si bonne femme que votre mère...
Mais, ce Carême, elle a pris un mauvais froid et depuis je la vois décliner... Et j'ai peur, car elle est chaque jour un peu plus faible.
Alors, je vous écris pour vous demander de venir. Vous êtes jeune, vous êtes forte et les chemins ne vous font pas peur. Vous pouvez faire ce voyage qu 'elle ne fera plus jamais. Et si vous voulez l'embrasser encore une fois, je crois que vous le pouvez si vous ne perdez pas trop de temps ! Venez, Catherine ! C'est moi qui vous ledemande car elle n'oserait jamais le faire et elle vous aime tant... »
Le parchemin glissa des doigts de Catherine, se roula tout seul et tomba sur le sol. Le visage de la jeune femme était inondé de larmes, mais elle ne fit aucun commentaire. Elle ne gémit pas, ne poussa aucune plainte. Simplement, elle se baissa pour ramasser le rouleau puis, relevant sur Jacques un regard noyé de pleurs, mais déterminé :
— La lettre est datée du troisième jour de ce mois, dit-elle d'une voix nette. Vous avez raison, Jacques, il faut que je parte dès demain
! Je voudrais tellement, tellement... ne pas arriver trop tard. Ma pauvre maman ! Je la croyais heureuse, paisible, je l'ai beaucoup négligée.
— Vous ne pouviez pas deviner...
— Quoi ? Qu'en vieillissant, mon oncle Mathieu allait se muer en un vieux fou bêtifiant devant une ! commère plus rusée que les autres ? Comment ne voit-il pas que cette femme n'en veut qu'à ses écus ? Et il a osé laisser partir ma pauvre maman, la jeter à la rue comme une mendiante. Sa sœur ! Sa propre sœur !
— Calmez-vous, Catherine ! Je sais que la meilleure façon de vous faire oublier vos chagrins c'est encore de vous fournir une bonne occasion de vous mettre en colère. Mais, pour le moment, il vous faut songer à votre départ... et à ce qui vous reste à faire avant.
Pour ma part, je vais tout préparer pour vous. Mais, ce soir...
— Oui. J'irai avec vous au château ! C'est la dernière chose que je pourrai faire avant longtemps pour mon époux, s'il vit toujours, et pour mes enfants, s'il n'est plus. Car, ensuite, il me faudra un moment les écarter de ma pensée pour ne songer qu'à celle qui m'appelle et qui a tellement besoin de moi.
Tard, dans la soirée, bien après la tombée du jour, Catherine et Jacques Cœur gravirent la légère pente qui menait au château. Une poterne s'ouvrit devant eux, dès que Jacques eut montré une large médaille qu'il portait à son cou. Puis, dans la cour où régnait une intense activité, ce fut une petite porte rouge donnant accès à une étroite et sombre vis de pierre à peine éclairée, de loin en loin, par une torche.
Enfin, les deux visiteurs se retrouvèrent dans un petit oratoire tendu de velours violet à crépines d'or, sans que personne se fût avisé de leur demander où ils allaient.
— Vous étiez annoncée ! expliqua simplement Jacques, et le chemin m'est familier. Nous avons souvent, la Reine et moi, des conférences secrètes. Elle s'intéresse beaucoup à mes affaires où elle entrevoit déjà la prospérité du royaume ! D'ailleurs, la voici !
Un instant plus tard, Catherine s'agenouillait pour baiser la main que lui tendait une grande femme maigre et blême, dont les voiles noirs étaient retenus par une haute couronne d'or. Sa récente maladie avait laissé des traces profondes sur le visage de Yolande d'Aragon.
Ses épais cheveux, jadis si noirs, étaient maintenant blancs comme neige et mettaient une douceur autour de ce visage encore énergique et beau, mais ravagé par la souffrance. Cependant, les yeux noirs gardaient toute leur vivacité.
Sans un mot, elle releva Catherine et l'embrassa avec une chaude affection. Ensuite, elle la dévisagea attentivement.
— Pauvre enfant ! dit-elle. Quand donc le destin se lassera-t-il de vous accabler ? Je ne connais cependant personne qui, plus que vous, mérite de vivre heureux et en paix !
— Je n'ai pas le droit de me plaindre, Madame. Le destin, en effet, m'a envoyé bien des épreuves, mais il m'a également donné des protections aussi puissantes que généreuses.
— Disons qu'il vous a donné les amis que vous méritez. Pour cette fois, je veux que vous quittiez cette ville en paix sur ce qui concerne votre époux ! Le Roi pardonnera.
— Votre Majesté... sait donc ? s'étonna Catherine.
La Reine eut un sourire et jeta du côté de Jacques
Cœur un coup d'œil ironique.
— J'ai lu, ce soir, la plus longue lettre que Maître Jacques Cœur m'ait jamais adressée. Et croyez-moi, il n'a rien laissé dans l'ombre.
Oui, je sais tout. Je sais que votre Arnaud a encore fait des siennes.
Et, sincèrement, Catherine, il y a des moments, tel celui-ci, où je regrette que vous n'ayez pu épouser Pierre de Brézé. Celui-là vous aurait donné une existence digne de vous. Le comte de Montsalvy est insupportable.
— Madame ! protesta Catherine scandalisée, songez qu'à cette heure il est probablement mort.
— Lui ? Mort ? Allons donc ! Vous n'en croyez pas un mot, ni moi non plus. Quand cet homme mourra, il se passera sûrement quelque chose : inondation ou tremblement de terre, je ne sais, mais il y aura quelque événement inouï qui en avisera l'univers. Ne me regardez pas ainsi, Catherine ! Vous savez très bien que j'ai raison : cette race d'homme est comme la mauvaise herbe : impossible à détruire. Sur les champs de bataille, ce sont des héros, mais ils sont indomptables et, dans la vie quotidienne, ils sont impossibles, car il leur faut le bruit et la fureur pour se sentir à l'aise. Et une discipline est la dernière chose qu'ils acceptent.
— Mais alors, où est-il ?
Cela, je l'ignore. Mais un homme qui a subi ce qu'il a subi sans y laisser la vie, jusques et y compris un séjour dans une léproserie et une captivité chez les Sarrasins, ne va pas se laisser assassiner bêtement au coin d'un bois par un boucher de village. Croyez-moi, Catherine, votre Arnaud est toujours vivant. Ceux qui me connaissent bien prétendent que j'ai le pouvoir d'interroger l'avenir, que ses brumes parfois se déchirent devant moi. Ce n'est pas vrai... ou pas tout à fait vrai. Pourtant, je vous dis : partez sans vous tourmenter, allez vers votre mère qui, plus que tout autre, a besoin de vous.
Si puissante était la volonté de cette femme, si grand son ascendant, que Catherine laissa la confiance et l'espoir l'envahir de nouveau.
Yolande d'Aragon, à sa connaissance tout au moins, ne se trompait jamais. Il y avait tant d'années qu'avec une sûreté de visionnaire elle arrachait lentement la France à la profonde ornière où elle s'enlisait !
Jamais elle n'hésitait sur le choix d'un instrument, d'un serviteur et jamais, non plus, les événements ne s'étaient avisés de lui donner tort...
— Alors, demanda-t-elle timidement, je peux espérer recevoir du Roi les lettres de rémission ?
Yolande se mit à rire :
— Les recevoir ? Que non pas, ma belle ! Il est bon que messire Arnaud soit un peu à la peine, lui aussi, et qu'il ne laisse pas tout reposer sur votre pauvre dos. Quand vous l'aurez retrouvé, ou quand vous saurez où il se trouve, faites-lui parvenir ce sauf-conduit et envoyez-le-moi. Je m'en charge et c'est lui-même qui ira demander sa grâce au roi Charles. Soyez tranquille : cette grâce il l'aura sans peine.
Il lui suffira de plier le genou. Enfin, en ce qui concerne mon petit-fils, ne vous mettez pas non plus en peine. Je dirai au Dauphin la douleur qui vous frappe et vous oblige à partir. Je lui dirai aussi toute ma satisfaction pour l'accueil qu'il vous a fait... et je lui expliquerai certaines choses qu'il est temps de lui apprendre. C'est un garçon remarquable et je fonde sur lui les plus grands espoirs, mais ceux qui voudront l'atteindre devront s'adresser beaucoup plus à son intelligence, qui est grande, qu'à son cœur, qui est... secret.
Catherine, de nouveau, s'agenouilla :
— Madame et ma Reine, dit-elle émue, n'ai-je aucun moyen de vous prouver ma reconnaissance ?
La Reine ébaucha un geste de dénégation mais, se ravisant, elle considéra un instant Catherine d'un air songeur. -
— Vers quelle partie de Bourgogne vous dirigez- vous ? Est-ce Dijon ?
— Non, Madame. C'est Châteauvillain où la comtesse Ermengarde a recueilli ma mère malade, mais ce n'est pas très loin de Dijon et, d'ailleurs, j'ai l'intention de m'y rendre. J'ai, en effet, un compte à régler avec mon oncle.
— Vraiment ? Vous irez ?
— Sans aucun doute... et le plus tôt possible. Je n'aime pas laisser traîner mes affaires et je veux que ce vieil homme égaré entende la voix de la raison.
— Alors...
La Reine hésita encore un instant. Une lumière soudaine s'était allumée dans ses yeux et un peu de rose montait à ses pommettes. Une idée lui était venue, une idée qui lui souriait...
— Mon fils, René, dit-elle enfin, duc de Lorraine et roi de Naples, est, vous le savez sans doute, toujours retenu en prison par le duc Philippe. Il se trouve à Dijon, dans l'une des tours du palais ducal.
— En effet, dit Jacques Cœur. Mais je sais aussi qu'à l'heure présente le Connétable de Richemont a dû rejoindre, à Saint-Omer, son beau-frère de Bourgogne 1 pour discuter avec lui des modalités de la libération du prince.
Yolande hocha la tête d'un air plein de doute.
— Vous êtes toujours l'homme le mieux informé de France, Maître Cœur ! Vos renseignements sont bons. En effet, le Roi et moi-même avons prié Arthur de Richemont de s'entremettre mais, à vous dire le fond de ma pensée, je ne crois pas
1 La femme du Connétable était sœur du duc.
qu'il obtienne dès maintenant satisfaction. Le duc n'est même pas sensible à l'idée d'une forte rançon.
— Il doit pourtant avoir besoin d'argent. Ne s'apprête-t-il pas à attaquer Calais révoltée ?
— En effet. Mais il a tout l'argent qu'il veut. Les bourgeois de Gand ont ouvert largement leur bourse et fourbissent leurs armes pour l'aider dans son entreprise. Je sais que le Connétable fera de son mieux, mais je ne « sens » pas encore venir la liberté de mon fils.
Alors, Catherine, si vous allez à Dijon, vous donneriez une grande joie à mon cœur de mère en acceptant de lui porter une lettre. Vous avez gardé, à la Cour de Bourgogne, un grand crédit... même si vous ne vous en servez pas. À tout le moins, on vous laissera approcher le prisonnier et lui remettre ma lettre.
Catherine tendit la main.
— Donnez la lettre, Madame, je vous jure qu'elle parviendra à son destinataire !
Yolande s'approcha de la jeune femme, prit son visage entre ses mains et l'embrassa sur le front.
— Merci, mon enfant. Vous m'aurez rendu au centuple le peu que je fais pour vous ! Soyez sans crainte, je tirerai votre Arnaud de ce mauvais pas et il n'aura même pas à venir jusqu'ici. Il se peut qu'il puisse faire sa paix avec le Roi sans presque sortir de chez lui.
— Comment cela ?
— Le Roi va bientôt quitter ce pays pour un voyage en Guyenne, en Languedoc et en Provence. Il se fait tirer l'oreille car il n'aime guère les grandes routes mais... on l'y pousse activement. Et, d'ailleurs, la mort du comte de Foix, qui a rendu son âme à Dieu le 4
mai dernier, rend ce voyage indispensable et urgent, car il faut régler la succession. Et puis, le Languedoc a besoin de secours car les écorcheurs et les routiers de tout plumage le ravagent à l'envi... Le Roi doit aller là-bas pour châtier et ramener la paix. Il traversera l'Auvergne. La suite me paraît claire. Allez, maintenant... conclut-elle en tendant sa main à Catherine qui plongeait déjà dans sa révérence, je vais écrire cette lettre et la ferai porter
dans la nuit chez Maître Cœur ! Je vous verrai demain, mon ami, fit-elle à l'adresse du négociant. Nous ferons ensemble le compte de ces fêtes...
Catherine et son guide repartirent aussi rapidement qu'ils étaient venus. Chemin faisant, Jacques accablait sa compagne de recommandations : il allait la munir de son mieux pour le voyage, mais elle devrait se garder continuellement. Le pays qu'elle allait traverser était dangereux, plein d'embûches, car les écorcheurs ne ravageaient pas seulement le midi de la France.
— Vous aurez des armes et les deux garçons aussi. Mais j'ai grande envie de vous donner une escorte...
Elle tressaillit, le regarda comme si elle sortait d'un rêve. En fait, elle n'écoutait pas, mais ce mot d'escorte l'avait frappée.
— Une escorte ? Non pas ! Il est plus facile de passer inaperçu à trois qu'à dix.
— Mais vous n'aurez avec vous qu'un gamin et un garçon courageux certes, mais totalement dépourvu d'expérience des armes !
— Je n'ai nullement l'intention de livrer bataille. Je sais comment on voyage dans ces régions. Je l'ai déjà fait en venant d'Auvergne et, même, j'ai déjà fait la route de Châteauvillain à Orléans, pendant le siège. Ne craignez rien : je saurai me garder...
Elle se tut, n'ayant plus envie de parler. Dans sa main, elle serrait très fort le sauf-conduit que Yolande lui avait remis pour Arnaud.
C'était ça l'important ! C'était ça qu'elle était venue chercher. Elle pouvait maintenant courir auprès de sa mère d'un cœur allégé et tout disposé à ne s'occuper que d'elle. La confiance de Yolande avait pris possession de son cœur et, maintenant, elle croyait de toutes ses forces que son époux vivait encore.
Jacques, lui non plus, ne disait plus rien. Mécontent, jaloux de sentir qu'elle lui échappait de nouveau, qu'Arnaud de Montsalvy triomphait encore, il la regardait à la dérobée avec un sourd désespoir. Ses yeux brillaient comme des étoiles, simplement parce qu'elle avait sauvé la tête d'un homme dont, pour le moment, elle ignorait même où il se trouvait, d'un homme qui n'hésiterait jamais à mettre sa femme et sa famille dans les pires embarras ! Et demain, elle allait partir, traverser un pays pavé de dangers, dans le seul espoir d'embrasser sa mère une dernière fois, au risque d'arriver trop tard et d'avoir joué sa vie pour rien.
Mais elle était ainsi : pour ceux qu'elle aimait, rien n'était jamais trop pénible ou trop difficile.
« Si seulement un jour... un seul jour, elle pouvait m'aimer de cette façon-là ! Je serais l'homme le plus riche et le plus heureux du monde
! Mais c'est un autre qu'elle aime et, cet autre, je l'envie, je le déteste...
je voudrais le voir mort ! »
Abrité par la nuit qui les enveloppait, Jacques Cœur haussa les épaules et offrit au ciel étoilé un sourire plein d'amertume. C'était vrai, il haïssait Arnaud de Montsalvy... mais dès demain il lancerait les nombreux agents qu'il possédait par tout le royaume dans le but de le retrouver. Simplement, pour ne plus voir pleurer Catherine...
Une partie de la forêt flambait sur la voûte noire et opaque du ciel, une nuée rouge montait, zébrée de longues flammes éclatantes. Une épaisse fumée roulait sur les cimes encore intactes, rabattue par le vent d'est qui venait de se lever.
C'était une nuit faite pour le Diable ! L'air chargé de flammèches était étouffant, avec une odeur âcre où le bois brûlé se mêlait à la chair calcinée.
Là-bas, vers le cœur brûlant de l'incendie, les cris se faisaient encore entendre, mais plus faibles et plus déchirants. Ce n'étaient plus les hurlements de tout à l'heure, où la peur se mêlait à la douleur.
C'étaient de longues plaintes haletantes, d'affreux gémissements arrachés à des corps repus de souffrance qui n'avaient plus la force de crier vraiment. De loin en loin, un grondement de tonnerre se faisait entendre, menaçant comme un avertissement céleste, mais il ne couvrait qu'un instant les bruits affreux du village saccagé...
Tapis dans un fourré épais, Catherine et ses jeunes compagnons n'osaient bouger, retenant même leur souffle comme si les bandits au travail avaient pu les entendre. La jeune femme fermait les yeux et appuyait ses mains sur ses oreilles de toutes ses forces pour ne plus voir, ne plus entendre, recrue à la fois d'horreur et de fatigue. Jamais elle n'avait imaginé que ce voyage haletant se muerait en une descente aux Enfers, une effroyable chute au fond de l'horreur qui durerait des jours...
Le cauchemar avait commencé dès que l'on eut passé la Loire, à Gien. Jusque-là, à travers les sables et les plates forêts solognots, il n'avait été que monotone. Mais après... Terres désolées s'étendant à perte de vue, villages réduits à des carcasses noircies et désertes, récoltes brûlées, ruines calcinées, cadavres à demi décomposés pourrissant à la face du Ciel sans que personne songeât seulement à leur donner une sépulture, moutiers croulants sur l'herbe séchée des cimetières, châteaux rasés quand leurs murailles n'étaient pas assez fortes pour résister à la horde, puits souillés, gonflés de cadavres entassés, tout cela, ces misères, cette horreur, c'étaient les traces laissées par ceux que l'on nommait, avec épouvante, les Ecorcheurs.
Plus féroces peut-être que n'avaient été jadis les Grandes Compagnies, ils étaient apparus quelques semaines, à peine, après la signature du traité d'Arras qui avait mis fin à la guerre entre France et Bourgogne.
Jusque-là gens de guerre au service de l'un ou l'autre chef, la paix pour eux signifiait une tranquillité et une vie rangée dont ils ne voulaient pas. Le goût de l'aventure, l'impossibilité de trouver d'autres moyens d'existence, l'habitude aussi de vivre sur le pays en rançonnant, pillant et détroussant indifféremment amis ou ennemis, transformèrent les troupes mercenaires en routiers, brigands, impitoyables bandits qui à leurs victimes laissaient à peine la peau sur le dos, en Écorcheurs enfin !
Us étaient français, allemands, espagnols, flamands ou écossais, mais tous se lançaient à la curée et le royaume, qui avait déjà tant souffert de la guerre, allait souffrir plus encore de la paix.
Le traité d'Arras, pour ces gens, n'était qu'un chiffon déshonorant et ce fut avec un appétit aiguisé qu'ils se jetèrent sur les terres bourguignonnes en clamant, pour se donner meilleure conscience, qu'en cette affaire d'Arras, le Roi avait été volé. Et puis, meilleur prétexte encore, l'Anglais tenait toujours certaines bastilles et, en allant les attaquer, on ravageait d'un cœur joyeux le pays traversé.
Mais le parti Bourgogne avait aussi ses Ecorcheurs, seulement ceux-là étaient installés depuis longtemps. Ils se nommaient Perrinet Gressart, qui depuis des années tenait La Charité-sur-Loire, François de Surienne, dit l'Aragonais, maître de Montargis et toujours solidement accroché, Jacques de Plailly, dit Fortépice, une vieille connaissance de Catherine, dont les griffes rapaces écorchaient toujours les alentours du château de Coulanges- la-Vineuse, d'où, jadis, Catherine et Sara s'étaient tirées avec tant de peine.
Instruite par l'expérience, la jeune femme avait évité de son mieux ces points dangereux qu'elle connaissait bien. Hormis quelques haltes dans de grandes abbayes ou des villes fortes comme Auxerre, Tonnerre ou Châtillon, elle avait choisi les routes écartées, les chemins creux à l'abri des guetteurs, ou encore les grands espaces redevenus sauvages où plus rien ne pouvait tenter le plus acharné rapace. Les provisions dont Jacques les avait munis tous trois leur permettaient de ne chercher nulle part leur nourriture.
Le plus dangereux peut-être, c'étaient les forêts. Les malheureux paysans chassés de leurs maisons brûlées, privés de tout moyen d'existence y cherchaient refuge. Ils menaient là une vie sauvage, devenus loups plus encore que ceux auxquels ils disputaient leurs pâtures.
Deux fois, Catherine et ses compagnons avaient dû la vie à la rapidité de leurs montures. La troisième fois, c'était Gauthier qui avait sauvé la situation en laissant tomber derrière lui le sac qui contenait ses propres provisions dans les jambes d'une troupe de spectres humains barbus et haillonneux qui s'étaient lancés à leur poursuite.
— C'était cela ou tirer l'épée, expliqua-t-il à Catherine. Et j'ai vu des enfants parmi ces pauvres gens...
Plus de dix fois, depuis qu'ils avaient atteint ces terres de misère, le jeune homme avait supplié Catherine de rebrousser chemin, de renoncer à avancer davantage à travers un pays où il n'y avait plus que bourreaux et victimes, les unes aussi dangereuses que les autres.
— Nous arriverons trop tard ! disait-il. Une femme sur le point de mourir ne peut attendre si longtemps ! Et c'est péché, de la part de votre amie, que vous faire traverser de tels dangers.
— Vous avez peur, messire le futur capitaine ?
— Pas pour moi, vous le savez bien, Madame, mais pour vous.
Combien avons-nous vu de femmes violées, éventrées et abandonnées au bord des chemins ?
— Je sais, Gauthier. Mais n'aurais-je qu'une chance même très faible de revoir ma mère que je la saisirais. Et je crois que je la reverrai. Elle m'attendra.
Et l'on continuait, Catherine les dents serrées, s'efforçant de voir le moins possible, le cœur ravagé de pitié et de dégoût, Bérenger muet d'horreur, Gauthier ronchonnant sans arrêt.
A voir ce qu'enduraient les confins du duché de Bourgogne, ses sentiments pro-bourguignons se réveillaient. La fréquentation de Jacques Cœur les avait assoupis, mais devant ces ravages qui constituaient une violation flagrante du fameux traité, il jetait feu et flamme à longueur de route, vouant le Roi, ses ministres et ses capitaines à toutes les chaudières du Diable, tant et si bien que Catherine, exaspérée, avait fini par lui poser un ultimatum : Ou bien vous vous tairez, Gauthier de Chazay, ou bien je vous renvoie. Vous pouvez repartir, aller où vous voulez, je ne vous retiens pas. À Paris, quand vous m'avez demandé de vous emmener, vous m'avez juré fidélité, à moi, malgré ce que je vous ai dit de mon époux.
Retenez bien ceci : proscrits ou non, les Montsalvy servent le roi Charles, l'ont toujours servi et le serviront toujours ! Si vous préférez le duc Philippe, personne ne vous retient. Entrez dans la prochaine ville, allez trouver le gouverneur et proposez-lui vos services. Il vous félicitera, vous offrira un superbe tabard vert orné d'une croix de Saint-André blanche... et vous pourrez oublier que vous êtes né à l'ombre de la cathédrale de Chartres et tirer allègrement l'épée contre votre suzerain légitime...
Cette algarade fut efficace. Douché, Gauthier gardait, depuis, un silence aussi profond mais moins terrifié que celui de Bérenger. Et ainsi, disputant, se cachant, fuyant ou cherchant quelques heures de sécurité derrière les murs d'une ville pleine à craquer, on avait usé le chemin, atteint l'immense forêt de Châtillon. Il ne restait plus qu'à peine trois lieues à couvrir avant de voir paraître l'éperon rocheux et les tours de Châteauvillain, quand le drame avait éclaté.
Les trois voyageurs suivaient, à travers la forêt, le cours d'une petite rivière que Catherine connaissait bien. C'était l'Aujon dont les eaux emplissaient les douves du château d'Ermengarde. La nuit commençait à tomber, mais on avait décidé que, ce soir-là, on ne s'arrêterait qu'au but.
— Nous sommes si près maintenant que ce serait dommage de faire halte ! Nous coucherons au château...
— Nous sommes près, mais le temps se gâte, fit Gauthier. Voilà deux fois qu'au loin j'entends le tonnerre et il me semble bien voir, là-bas, un nuage fort sombre.
Toute la journée il avait fait une chaleur de four. Plusieurs fois, on s'était arrêté au bord des ruisseaux rencontrés pour se rafraîchir, du moins quand ils n'étaient pas à sec. L'air brûlant était chargé d'électricité. Catherine haussa les épaules :
— L'orage est inévitable, Gauthier, mais, pour ma part, je le souhaiterais. Il me semble qu'une bonne averse nous ferait le plus grand bien. Et puis... je veux arriver ce soir, même si cela vous demande un effort, à l'un et à l'autre.
— Moi, je ne demande pas mieux, fit Bérenger. Je serai heureux d'arriver et je suis d'accord pour l'averse.
— Va pour l'averse ! conclut Gauthier avec bonne humeur. Je me sens si sec que je pourrais prendre feu si l'on approchait une torche à un pied de moi.
C'est alors qu'ils avaient vu, dans l'eau limpide de la rivière, la sinistre traînée rouge et, mêlée aux longues feuilles pâles des roseaux, l'empennage d'une flèche qui dépassait, une flèche qui, pour se tenir aussi droite, devait être plantée dans de la chair humaine.
Peut-être, habitués qu'ils étaient à de tels spectacles, auraient-ils poursuivi leur chemin si, tout près d'eux, un gémissement ne s'était fait entendre et, à quelque distance, le vacarme de ce qui semblait être une bataille.
Vivement Gauthier retint son cheval, sauta à terre, descendit au bord de l'eau et se baissa parmi les roseaux.
— Viens m'aider ! jeta-t-il à Bérenger. Il y a là un homme et il n'est pas mort.
Tandis que Catherine, inquiète, rassemblait les brides des chevaux et faisait entrer les animaux sous le couvert de la forêt pour les attacher à un arbre, Bérenger courut rejoindre son ami.
A eux deux, ils parvinrent à tirer sur la berge un homme de grande taille, vêtu d'un sarrau et de braies de grosse toile, dont l'eau dégouttait comme d'une fontaine. La flèche était plantée dans sa poitrine et son visage, barbu et blême, était un masque de souffrance.
Une mousse rosâtre se gonflait à ses lèvres décolorées qui, maintenant, faisaient entendre un petit gémissement continu.
Catherine vint s'agenouiller auprès d'eux et, avec son mouchoir, essuya les lèvres du blessé.
— Va-t-il mourir ?
— Sûrement ! fit Gauthier qui examinait la blessure, la flèche est trop profondément enfoncée pour que je puisse l'arracher. S'il y avait une chance, je couperais l'empennage et je la pousserais à fond, pour la faire ressortir par le dos. Mais la mort fait déjà son œuvre...
Le visage de l'homme, en effet, se plombait. Vivement, Catherine fouilla dans l'aumônière pendue à sa ceinture, en sortit un petit flacon qu'elle approcha des lèvres du mourant. C'était un mélange de vin de Chypre où avaient macéré des aromates et d'une faible partie de la fameuse « eau ardente de maître Arnaud », un cordial quasi miraculeux dont Jacques Cœur l'avait munie parmi bien d'autres choses.
La liqueur chaleureuse s'insinua entre les lèvres du blessé. Un frisson le secoua et il ouvrit les yeux. Son regard brun semblait noyé de brume. Il tourna un instant, comme égaré, puis se posa sur le visage de la jeune femme et s'agrandit. Ses mains battirent l'air comme s'il cherchait quelque chose où s'accrocher, puis ses lèvres s'agitèrent, mais sans résultat.
— On dirait qu'il veut parler ! souffla Bérenger.
Catherine lui donna encore une goutte de cordial.
Alors le blessé balbutia :
— Fuyez... Le village... Ne pas.... y aller ! Les... les É... corcheurs
! — Encore, gronda Gauthier. Qui est-ce, cette fois ?
L'homme tourna vers lui son regard plein d'ombre.
— Je... ne sais pas ! Un... inconnu ! On l'appelle... capitaine... La Foudre... Un... lieutenant du... Damoiseau de Commercy... Allez...
vous-en ! Vite... Vite !
Il eut un hoquet, se renversa en arrière dans un dernier spasme, tandis qu'un flot de sang jaillissait de sa bouche, et il ne bougea plus.
— Il est mort, fit Bérenger d'une voix blanche en laissant reposer à terre la tête hirsute dont Catherine, pieusement, fermait les yeux.
Gauthier déjà s'était relevé et considérait le grand cadavre avec un mélange de colère et de pitié.
— La Foudre ! grogna-t-il. Le Damoiseau de Commercy ! Qui sont encore ces bandits ?
La Foudre, je ne sais pas, dit Catherine. Mais je peux vous dire qui est le Damoiseau. Il est beau comme une femme, noble comme un prince, vaillant comme César, jeune... comme vous Gauthier car il doit avoir votre âge, et cruel comme un bourreau mongol ! Il s'appelle Robert de Sarrebruck, comte de Commercy, un archange aux yeux de jouvencelle et à l'âme de démon. Par lui vous pouvez juger de son lieutenant ! D'ailleurs, regardez... écoutez...
Il faisait nuit, maintenant, sous les arbres et, dans les profondeurs de la forêt, des hurlements éclataient, tandis que les premières lueurs de l'incendie rougeoyaient au coude de la rivière.
— Nous ne pourrons pas passer, décida Gauthier entraînant Catherine vers l'endroit où elle avait attaché les chevaux. Il faut cacher les bêtes, nous cacher nous- mêmes, attendre. Quand ils auront tout brûlé... ils s'en iront sans doute. Le tout est de savoir si ce village est important. En avez-vous une idée, Dame Catherine ?
La jeune femme fronça les sourcils, rassemblant ses souvenirs.
— Ce doit être Coupray... ou Montribourg.
— De gros villages ?
— Encore assez ! Deux cents âmes, peut-être.
— Hum ! Ça peut être long. De toute façon, il faut attendre, rien que pour voir de quel côté se dirigera l'incendie, car il n'y a pas que le village. La forêt elle aussi brûle...
Les chevaux dissimulés dans un fourré, ils s'étaient eux-mêmes cachés dans le taillis voisin et depuis ils attendaient, le cœur serré, l'âme au supplice, que ce village ait fini de mourir...
L'orage se rapprochait mais n'éclatait pas vraiment. De grands éclairs livides balayaient le ciel qui grondait presque sans interruption, mais il ne tombait pas une seule goutte d'eau.
— Si seulement il pleuvait ! marmonna Gauthier. On aurait une chance de voir s'éteindre ce feu. Le vent le pousse juste dans la mauvaise direction. Il nous barre déjà la route qui nous permettrait de contourner le village. De l'autre côté, il y a la rivière et elle semble rapide, dangereuse.
— Mieux vaut risquer la noyade que tomber aux mains de ces gens-là, protesta Bérenger.
Catherine ne disait rien. A travers les arbres, elle regardait s'agiter des lueurs inquiétantes, tandis que les cris et les jurons se rapprochaient.
— Quelqu'un a dû s'enfuir, souffla-t-elle. Écoutez ! On le poursuit... Mon Dieu ! Ils viennent par ici !...
— A cheval ! décida Gauthier. Nous ne pouvons plus rester là et le choix est tout fait : il faut traverser !
— Cela ne sera pas facile. On voit la berge de l'autre côté. Elle est presque abrupte.
— Nous traverserons en diagonale. Regardez là-bas, Un peu avant le coude de la rivière, il y a une petite grève.