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Benvolio. – Je t'en prie, bon Mercutio, retirons-nous; la journée est chaude; les Capulets sont dehors, et, si nous les rencontrons, nous ne pourrons pas éviter une querelle: car, dans ces jours de chaleur, le sang est furieusement excité!
Mercutio. – Tu m'as tout l'air d'un de ces gaillards qui, dès qu'ils entrent dans une taverne, me flanquent leur épée sur la table en disant: Dieu veuille que je n'en aie pas besoin! et qui à peine la seconde rasade a-t-elle opéré, dégainent contre le cabaretier sans qu'en réalité il en soit besoin.
Benvolio. – Moi! j'ai l'air d'un de ces gaillards-là?
Mercutio. – Allons, allons, tu as la tête aussi chaude que n'importe quel drille d'Italie; personne n'a plus d'emportement que toi à prendre de l'humeur et personne n'est plus d'humeur à s'emporter.
Benvolio. – Comment cela?
Mercutio. – Oui, s'il existait deux êtres comme toi, nous n'en aurions bientôt plus un seul, car l'un tuerait l'autre. Toi! mais tu te querelleras avec un homme qui aura au menton un poil de plus ou de moins que toi! Tu te querelleras avec un homme qui fera craquer des noix, par cette unique raison que tu as l'œil couleur noisette: il faut des yeux comme les tiens pour découvrir là un grief! Ta tête est pleine de querelles, comme l'œuf est plein du poussin; ce qui ne l'empêche pas d'être vide, comme l'œuf cassé, à force d'avoir été battue à chaque querelle. Tu t’es querellé avec un homme qui toussait dans la rue, parce qu'il avait réveillé ton chien endormi au soleil. Un jour, n'as-tu pas cherché noise à un tailleur parce qu'il portait un pourpoint neuf avant Pâques, et à un autre parce qu'il attachait ses souliers neufs avec un vieux ruban? Et c'est toi qui me fais un sermon contre les querelles!
Benvolio. – Si j'étais aussi querelleur que toi, je céderais ma vie en nue-propriété au premier acheteur qui m'assurerait une heure et quart d'existence.
Mercutio. – En nue-propriété! Voilà qui serait propre!
Entrent Tybalt, Pétruchio et quelques partisans.
Benvolio. – Sur ma tête, voici les Capulets.
Mercutio. – Par mon talon, je ne m'en soucie pas.
Tybalt, à ses amis. – Suivez-moi de près, car je vais leur parler. (À Mercutio et à Benvolio.) Bonsoir messieurs: un mot à l'un de vous.
Mercutio. – Rien qu'un mot? Accouplez-le à quelque chose: donnez le mot et le coup.
Tybalt. – Vous m'y trouverez assez disposé, messire, pour peu que vous m'en fournissiez l'occasion.
Mercutio. – Ne pourriez-vous pas prendre l'occasion sans qu'on vous la fournît?
Tybalt. – Mercutio, tu es de concert avec Roméo…
Mercutio. – De concert! Comment! nous prends-tu pour des ménestrels? Si tu fais de nous des ménestrels, prépare-toi à n'entendre que désaccords. (Mettant la main sur son épée.) Voici mon archet; voici qui vous fera danser, sangdieu, de concert!
Benvolio. – Nous parlons ici sur la promenade publique; ou retirons-nous dans quelque lieu écarté, ou raisonnons froidement de nos griefs, ou enfin séparons-nous. Ici tous les yeux se fixent sur nous.
Mercutio. – Les yeux des hommes sont faits pour voir: laissons-les se fixer sur nous: aucune volonté humaine ne me fera bouger, moi!
Tybalt, à Mercutio. – Allons, la paix soit avec vous, messire! (Montrant Roméo.) Voici mon homme.
Mercutio. – Je veux être pendu, messire, si celui-là porte votre livrée: Morbleu, allez sur le terrain, il sera de votre suite; c'est dans ce sens-là que votre seigneurie peut l'appeler son homme.
Tybalt. – Roméo, l'amour que je te porte ne me fournit pas de terme meilleur que celui-ci: Tu es un infâme!
Roméo. – Tybalt, les raisons que j'ai de t'aimer me font excuser la rage qui éclate par un tel salut… Je ne suis pas un infâme… Ainsi, adieu: je vois que tu ne me connais pas. (Il va pour sortir)
Tybalt. – Enfant, ceci ne saurait excuser les injures que tu m'as faites: tourne-toi donc, et en garde!
Roméo. – Je proteste que je ne t'ai jamais fait injure, et que je t’aime d'une affection dont tu n'auras idée que le jour où tu en connaîtras les motifs… Ainsi, bon Capulet… (ce nom m'est aussi cher que le mien), tiens-toi pour satisfait.
Mercutio. – Ô froide, déshonorante, ignoble soumission! Une estocade pour réparer cela! (Il met l'épée à la main.) Tybalt, tueur de rats, voulez-vous faire un tour?
Tybalt. – Que veux-tu de moi?
Mercutio. – Rien, bon roi des chats, rien qu'une de vos neuf vies; celle-là, j'entends m'en régaler, me réservant, selon votre conduite future à mon égard, de mettre en hachis les huit autres. Tirez donc vite votre épée par les oreilles, ou, avant qu'elle soit hors de l'étui, vos oreilles sentiront la mienne.
Tybalt, l'épée à la main. – Je suis à vous.
Roméo. – Mon bon Mercutio, remets ton épée.
Mercutio, à Tybalt. – Allons, messire, votre meilleure passe! (Ils se battent.)
Roméo. – Dégaine, Benvolio, et abattons leurs armes… Messieurs, par pudeur, reculez devant un tel outrage: Tybalt! Mercutio! Le Prince a expressément interdit les rixes dans les rues de Vérone. Arrêtez, Tybalt! cher Mercutio! (Roméo étend son épée entre les combattants. Tybalt atteint Mercutio par-dessous le bras de Roméo et s'enfuit avec ses partisans.)
Mercutio. – Je suis blessé… Malédiction sur les deux maisons! Je suis expédié… Il est parti! Est-ce qu'il n'a rien? (Il chancelle.)
Benvolio, soutenant Mercutio. – Quoi, es-tu blessé?
Mercutio. – Oui, oui, une égratignure, une égratignure, Morbleu, c'est bien suffisant… Où est mon page? Maraud, va me chercher un chirurgien. (Le page sort.)
Roméo. – Courage, ami: la blessure ne peut être sérieuse.
Mercutio. – Non, elle n'est pas aussi profonde qu'un puits, ni aussi large qu'une porte d'église; mais elle est suffisante, elle peut compter: demandez à me voir demain, et, quand vous me retrouverez, j'aurai la gravité que donne la bière. Je suis poivré, je vous le garantis, assez pour ce bas monde… Malédiction sur vos deux maisons!… Moi, un homme, être égratigné à mort par un chien, un rat, une souris, un chat! par un fier-à-bras, un gueux, un maroufle qui ne se bat que par règle d'arithmétique! (À Roméo.) Pourquoi diable vous êtes-vous mis entre nous? J'ai reçu le coup par-dessous votre bras.
Roméo. – J'ai cru faire pour le mieux.
Mercutio. – Aide-moi jusqu'à une maison, Benvolio, ou je vais défaillir… Malédiction sur vos deux maisons! Elles ont fait de moi de la viande à vermine… Oh! j'ai reçu mon affaire, et bien à fond… Vos maisons! (Mercutio sort, soutenu par Benvolio.)
Roméo, seul. – Donc un bon gentilhomme, le proche parent du Prince, mon intime ami, a reçu le coup mortel pour moi, après l'outrage déshonorant fait à ma réputation par Tybalt, par Tybalt, qui depuis une heure est mon cousin!… Ô ma douce Juliette, ta beauté m'a efféminé; elle a amolli la trempe d'acier de ma valeur
Rentre Benvolio.
Benvolio. – Ô Roméo, Roméo! le brave Mercutio est mort. Ce galant esprit a aspiré la nuée, trop tôt dégoûté de cette terre.
Roméo. – Ce jour fera peser sur les jours à venir sa sombre fatalité: il commence le malheur, d'autres doivent l'achever.
Rentre Tybalt.
Benvolio. – Voici le furieux Tybalt qui revient.
Roméo. -Vivant! triomphant! et Mercutio tué! Remonte au ciel, circonspecte indulgence, et toi, furie à l'œil de flamme, sois mon guide maintenant! Ah! Tybalt, reprends pour toi ce nom d'infâme que tu m'as donné tout à l'heure: l'âme de Mercutio n'a fait que peu de chemin au-dessus de nos têtes, elle attend que la tienne vienne lui tenir compagnie. Il faut que toi ou moi, ou tous deux, nous allions le rejoindre.
Tybalt. – Misérable enfant, tu étais son camarade ici-bas: c'est toi qui partiras d'ici avec lui.
Roméo, mettant l'épée à la main. – Voici qui en décidera. (Ils se battent. Tybalt tombe.)
Benvolio. – Fuis, Roméo, va-t'en! Les citoyens sont sur pied, et Tybalt est tué… Ne reste pas là stupéfait. Le Prince va te condamner à mort, si tu es pris… Hors d'ici! va-t'en! fuis!
Roméo. – Oh! je suis le bouffon de la fortune!
Benvolio. – Qu'attends-tu donc? (Roméo s'enfuit.) Entre une foule de citoyens armés.
Premier Citoyen. – Par où s'est enfui celui qui a tué Mercutio? Tybalt, ce meurtrier par où s'est-il enfui?
Benvolio. – Ce Tybalt, le voici à terre!
Premier Citoyen. – Debout, monsieur, suivez-moi: je vous somme de m'obéir au nom du Prince.
Entrent le Prince et sa suite, Montague, Capulet, lady Montague, lady Capulet et d'autres.
Le Prince. – Où sont les vils provocateurs de cette rixe?
Benvolio. – Ô noble Prince, je puis te révéler toutes les circonstances douloureuses de cette fatale querelle. (Montrant le corps de Tybalt.) Voici l'homme qui a été tué par le jeune Roméo, après avoir tué ton parent, le jeune Mercutio.
Lady Capulet, se penchant sur le corps. – Tybalt, mon neveu!… Oh! l'enfant de mon frère! Oh! Prince!… Oh! mon neveu!… mon mari! C'est le sang de notre cher parent qui a coulé!… Prince, si tu es juste, verse le sang des Montagues pour venger notre sang… Oh! mon neveu! mon neveu!
Le Prince. – Benvolio, qui a commencé cette rixe?
Benvolio. – Tybalt, que vous voyez ici, tué de la main de Roméo. En vain Roméo lui parlait sagement, lui disait de réfléchir à la futilité de la querelle, et le mettait en garde contre votre auguste déplaisir… Tout cela, dit d'une voix affable, d'un air calme, avec l'humilité d'un suppliant agenouillé, n'a pu faire trêve à la fureur indomptable de Tybalt, qui, sourd aux paroles de paix, a brandi la pointe de son épée contre la poitrine de l'intrépide Mercutio. Mercutio, tout aussi exalté, oppose le fer au fer dans ce duel à outrance; avec un dédain martial, il écarte d'une main la froide mort et de l'autre la retourne contre Tybalt, dont la dextérité la lui renvoie; Roméo leur crie: Arrêtez, amis! amis, séparez-vous.! et, d'un geste plus rapide que sa parole, il abat les pointes fatales. Au moment où il s'élance entre eux, passe sous son bras même une botte perfide de Tybalt qui frappe mortellement le fougueux Mercutio. Tybalt s'enfuit alors, puis tout à coup revient sur Roméo, qui depuis un instant n'écoute plus que la vengeance. Leur lutte a été un éclair; car, avant que j'aie pu dégainer pour les séparer le fougueux Tybalt était tué. En le voyant tomber, Roméo s'est enfui. Que Benvolio meure si telle n'est pas la vérité!
Lady Capulet, désignant Benvolio. – Il est parent des Montagues; l'affection le fait mentir, il ne dit pas la vérité! Une vingtaine d'entre eux se sont ligués pour cette lutte criminelle, et il a fallu qu'ils fussent vingt pour tuer un seul homme! Je demande justice, fais-nous justice, Prince. Roméo a tué Tybalt; Roméo ne doit plus vivre.
Le Prince. – Roméo a tué Tybalt, mais Tybalt a tué Mercutio: qui maintenant me payera le prix d'un sang si cher?
Montague. – Ce ne doit pas être Roméo, Prince, il était l'ami de Mercutio. Sa faute n'a fait que terminer ce que la loi eût tranché, la vie de Tybalt.
Le Prince. – Et, pour cette offense, nous l'exilons sur-le-champ. Je suis moi-même victime de vos haines; mon sang coule pour vos brutales disputes; mais je vous imposerai une si rude amende que vous vous repentirez tous du malheur dont je souffre. Je serai sourd aux plaidoyers et aux excuses; ni larmes ni prières ne rachèteront les torts; elles sont donc inutiles. Que Roméo se hâte de partir; l'heure où on le trouverait ici serait pour lui la dernière. Qu'on emporte ce corps et qu'on défère à notre volonté: la clémence ne fait qu'assassiner en pardonnant à ceux qui tuent.
Juliette. – Retournez au galop, coursiers aux pieds de flamme, vers le logis de Phébus; déjà un cocher comme Phaéton vous aurait lancés dans l'ouest et aurait ramené la nuit nébuleuse… Étends ton épais rideau, nuit vouée à l'amour, que les yeux de la rumeur se ferment et que Roméo bondisse dans mes bras, ignoré, inaperçu! Pour accomplir leurs amoureux devoirs, les amants y voient assez à la seule lueur de leur beauté; et, si l'amour est aveugle, il s'accorde d'autant mieux avec la nuit… Viens, nuit solennelle, matrone au sobre vêtement noir apprends-moi à perdre, en la gagnant, cette partie qui aura pour enjeux deux virginités sans tache; cache le sang hagard qui se débat dans mes joues, avec ton noir chaperon, jusqu'à ce que le timide amour devenu plus hardi, ne voie plus que chasteté dans l'acte de l'amour! À moi, nuit! Viens, Roméo, viens: tu feras le jour de la nuit, quand tu arriveras sur les ailes de la nuit, plus éclatant que la neige nouvelle sur le dos du corbeau. Viens, gentille nuit; viens, chère nuit au front noir donne-moi mon Roméo, et, quand il sera mort, prends-le et coupe le en petites étoiles, et il rendra la face du ciel si splendide que tout l'univers sera amoureux de la nuit et refusera son culte à l'aveuglant soleil… Oh! j'ai acheté un domaine d'amour mais je n'en ai pas pris possession, et celui qui m'a acquise n'a pas encore joui de moi. Fastidieuse journée, lente comme la nuit l'est, à la veille d'une fête, pour l'impatiente enfant qui a une robe neuve et ne peut la mettre encore! Oh! voici ma nourrice…
Entre la nourrice, avec une échelle de corde.
Juliette. – Elle m'apporte des nouvelles; chaque bouche qui me parle de Roméo, me parle une langue céleste… Eh bien, nourrice, quoi de nouveau?… Qu'as-tu là? l'échelle de corde que Roméo t'a dit d'apporter?
La Nourrice. – Oui, oui, l'échelle de corde! (Elle laisse tomber l'échelle avec un geste de désespoir)
Juliette. – Mon Dieu! que se passe-t-il? Pourquoi te tordre ainsi les mains?
La Nourrice. – Ah! miséricorde! il est mort, il est mort, il est mort! Nous sommes perdues, madame, nous sommes perdues! Hélas! quel jour! C'est fait de lui, il est tué, il est mort!
Juliette. – Le Ciel a-t-il pu être aussi cruel?
La Nourrice. – Roméo l'a pu, sinon le ciel… Ô Roméo! Roméo! Qui l'aurait jamais cru? Roméo!
Juliette. – Quel démon es-tu pour me torturer ainsi? C'est un supplice à faire rugir les damnés de l'horrible enfer Est-ce que Roméo s'est tué? Dis-moi oui seulement, et ce simple oui m'empoisonnera plus vite que le regard meurtrier du basilic. Je cesse d'exister s'il me faut ouïr ce oui, et si tu peux répondre: oui, les yeux de Roméo sont fermés! Est-il mort? dis oui ou non, et qu'un seul mot décide de mon bonheur ou de ma misère!
La Nourrice. – J'ai vu la blessure, je l'ai vue de mes yeux… Par la croix du Sauveur… là, sur sa mâle poitrine… Un triste cadavre, un triste cadavre ensanglanté, pâle, pâle comme la cendre, tout couvert de sang, de sang caillé… À le voir je me suis évanouie.
Juliette. – Oh! renonce, mon cœur; pauvre failli, fais banqueroute à cette vie! En prison, mes yeux! Fermez-vous à la libre lumière! Terre vile, retourne à la terre, cesse de te mouvoir, et, Roméo et toi, affaissez-vous dans le même tombeau.
La Nourrice. – Ô Tybalt, Tybalt, le meilleur ami que j'eusse! Ô courtois Tybalt! honnête gentilhomme! Faut-il que j'aie vécu pour te voir mourir!
Juliette. – Quel est cet ouragan dont les rafales se heurtent? Roméo est-il tué et Tybalt est-il mort? Mon cher cousin, et mon mari plus cher! Alors, que sonne la trompette terrible du dernier jugement! Car qui donc est vivant, si ces deux-là ne sont plus?
La Nourrice. – Tybalt n'est plus, et Roméo est banni! Roméo, qui l'a tué, est banni.
Juliette. – ô mon Dieu! Est-ce que la main de Roméo a versé le sang de Tybalt?
La Nourrice. – Oui, oui, hélas! oui.
Juliette. – Ô cœur reptile caché sous la beauté en fleur! Jamais dragon occupa-t-il une caverne si splendide! Gracieux amant! démon angélique! corbeau aux plumes de colombe! agneau ravisseur de loups! méprisable substance d'une forme divine! Juste l'opposé de ce que tu sembles être justement, saint damné, noble misérable! Ô nature, à quoi réservais-tu l'enfer quand tu reléguas l'esprit d'un démon dans le paradis mortel d'un corps si exquis? Jamais livre contenant aussi vile rapsodie fut-il si bien relié? Oh! que la perfidie habite un si magnifique palais!
La Nourrice. – Il n'y a plus à se fier aux hommes; chez eux ni bonne foi, ni honneur ce sont tous des parjures, tous des traîtres, tous des vauriens, tous des hypocrites… Ah! où est mon valet? Vite, qu'on me donne de l'eau-de-vie! Ces chagrins, ces malheurs, ces peines me font vieillir. Honte à Roméo!
Juliette. – Que ta langue se couvre d'ampoules après un pareil souhait! Il n'est pas né pour la honte, lui. La honte serait honteuse de siéger sur son front; car c'est un trône où l'honneur devrait être couronné monarque absolu de l'univers. Oh! quel monstre j'étais de l'outrager ainsi!
La Nourrice. – Pouvez-vous dire du bien de celui qui a tué votre cousin?
Juliette. – Dois-je dire du mal de celui qui est mon mari? Ah! mon pauvre seigneur, quelle est la langue qui caressera ta renommée, quand moi, ton épousée depuis trois heures, je la déchire? Mais pourquoi, méchant, as-tu tué mon cousin? C'est que, sans cela, ce méchant cousin aurait tué mon Roméo! Arrière, larmes folles, retournez à votre source naturelle: il n'appartient qu'à la douleur, ce tribut que par méprise vous offrez à la joie. Mon mari, que Tybalt voulait tuer, est vivant; et Tybalt, qui voulait tuer mon mari, est mort. Tout cela est heureux: pourquoi donc pleurer?… Ah! il y a un mot, plus terrible que la mort de Tybalt, qui m'a assassinée! je voudrais bien l'oublier, mais, hélas! il pèse sur ma mémoire comme une faute damnable sur l'âme du pécheur. Tybalt est mort et Roméo est… banni. Banni! ce seul mot banni a tué pour moi dix mille Tybalt. Que Tybalt mourût, c'était un malheur suffisant, se fût-il arrêté là. Si même le malheur inexorable ne se plaît qu'en compagnie, s'il a besoin d'être escorté par d'autres catastrophes, pourquoi, après m'avoir dit: Tybalt est mort, n'a-t-elle pas ajouté: Ton père aussi, ou ta mère aussi, ou même ton père et ta mère aussi? Cela m'aurait causé de tolérables angoisses. Mais, à la suite de la mort de Tybalt, faire surgir cette arrière-garde: Roméo est banni, prononcer seulement ces mots, c'est tuer c'est faire mourir à la fois père, mère, Tybalt, Roméo et Juliette! Roméo est banni! Il n'y a ni fin, ni limite, ni mesure, ni borne à ce mot meurtrier! Il n'y a pas de cri pour rendre cette douleur là. Mon père et ma mère, où sont-ils, nourrice?
La Nourrice. – Ils pleurent et sanglotent sur le corps de Tybalt. Voulez-vous aller près d'eux? Je vous y conduirai.
Juliette. – Ils lavent ses blessures de leurs larmes! Les miennes, je les réserve, quand les leurs seront séchées, pour le bannissement de Roméo. Ramasse ces cordes… Pauvre échelle, te voilà déçue comme moi, car Roméo est exilé: il avait fait de toi un chemin jusqu'à mon lit; mais, restée vierge, il faut que je meure dans un virginal veuvage. À moi, cordes! à moi, nourrice! je vais au lit nuptial, et au lieu de Roméo, c'est le sépulcre qui prendra ma virginité.
La Nourrice. – Courez à votre chambre; je vais trouver Roméo pour qu'il vous console… Je sais bien où il est…Entendez-vous, votre Roméo sera ici cette nuit; je vais à lui; il est caché dans la cellule de Laurence.
Juliette, détachant une bague de son doigt. – Oh! trouve-le! Remets cet anneau à mon fidèle chevalier, et dis-lui de venir me faire ses derniers adieux.
Laurence. – Viens, Roméo; viens, homme sinistre; l'affliction s'est enamourée de ta personne, et tu es fiancé à la calamité.
Roméo. – Quoi de nouveau, mon père? Quel est l'arrêt du Prince? Quel est le malheur inconnu qui sollicite accès près de moi?
Laurence. – Tu n'es que trop familier avec cette triste société, mon cher fils. Je viens t’apprendre l'arrêt du Prince.
Roméo. – Quel arrêt, plus doux qu'un arrêt de mort, a-t-il pu prononcer?
Laurence. – Un jugement moins rigoureux a échappé à ses lèvres: il a décidé, non la mort, mais le bannissement du corps.
Roméo. – Ah! le bannissement! Par pitié, dis la mort! L'exil a l'aspect plus terrible, bien plus terrible que la mort. Ne dis pas le bannissement!
Laurence. – Tu es désormais banni de Vérone. Prends courage; le monde est grand et vaste.
Roméo. – Hors des murs de Vérone, le monde n'existe pas; il n'y a que purgatoire, torture, enfer, même. Être banni d'ici, c'est être banni du monde, et cet exil-là, c'est la mort. Donc le bannissement, c'est la mort sous un faux nom. En appelant la mort bannissement, tu me tranches la tête avec une hache d'or, et tu souris au coup qui me tue!
Laurence. – Ô péché mortel! ô grossière ingratitude! Selon notre loi, ta faute, c'était la mort; mais le bon Prince, prenant ton parti, a tordu la loi, et à ce mot sombre, la mort, a substitué le bannissement. C'est une grâce insigne, et tu ne le vois pas.
Roméo. – C'est une torture, et non une grâce! Le ciel est là où vit Juliette: un chat, un chien, une petite souris, l'être le plus immonde, vivent dans le paradis et peuvent la contempler, mais Roméo ne le peut pas. La mouche du charnier est plus privilégiée, plus comblée d'honneur, plus favorisée que Roméo; elle peut saisir les blanches merveilles de la chère main de Juliette, et dérober une immortelle béatitude sur ces lèvres qui, dans leur pure et vestale modestie, rougissent sans cesse, comme d'un péché, du baiser qu'elles se donnent! Mais Roméo ne le peut pas, il est exilé. Ce bonheur que la mouche peut avoir, je dois le fuir, moi; elle est libre, mais je suis banni. Et tu dis que l'exil n'est pas la mort! Tu n'avais donc pas un poison subtil, un couteau bien affilé, un instrument quelconque de mort subite, tu n'avais donc, pour me tuer, que ce mot: Banni!… banni! Ce mot-là, mon père, les damnés de l'enfer l'emploient et le prononcent dans des hurlements! Comment as-tu le cœur toi, prêtre, toi, confesseur spirituel, toi qui remets les péchés et t'avoues mon ami, de me broyer avec ce mot: bannissement?
Laurence. – Fou d'amour, laisse-moi te dire une parole.
Roméo. – Oh! tu vas encore me parler de bannissement.
Laurence. – Je vais te donner une armure à l'épreuve de ce mot. La philosophie, ce doux lait de l'adversité, te soutiendra dans ton bannissement.
Roméo. – Encore le bannissement!… Au gibet la philosophie! Si la philosophie ne peut pas faire une Juliette, déplacer une ville, renverser l'arrêt d'un Prince, elle ne sert à rien, elle n'est bonne à rien, ne m'en parle plus!
Laurence. – Oh! je le vois bien, les fous n'ont pas d'oreilles!
Roméo. – Comment en auraient-ils, quand les sages n'ont pas d'yeux?
Laurence. – Laisse-moi discuter avec toi sur ta situation.
Roméo. – Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. Si tu étais jeune comme moi et que Juliette fût ta bien-aimée, si, marié depuis une heure, tu avais tué Tybalt, si tu étais éperdu comme moi et comme moi banni, alors tu pourrais parler alors tu pourrais t'arracher les cheveux, et te jeter contre terre, comme je fais en ce moment, pour y prendre d'avance la mesure d'une tombe! (Il s'affaisse à terre. On frappe à la porte.)
Laurence. – Lève-toi, on frappe… Bon Roméo, cache-toi.
Roméo. – Je ne me cacherai pas; à moins que mes douloureux soupirs ne fassent autour de moi un nuage qui me dérobe aux regards! (On frappe encore.)
Laurence. – Entends-tu comme on frappe?… Qui est là?… Roméo, lève-toi, tu vas être pris… Attendez un moment…Debout! Cours à mon laboratoire!… (On frappe.) Tout à l'heure!… Mon Dieu, quelle démence!… (On frappe.) J'y vais, j'y vais! (Allant à la porte.) Qui donc frappe si fort? D'où venez-vous? que voulez-vous?
La Nourrice, du dehors. – Laissez-moi entrer, et vous connaîtrez mon message. Je viens de la part de madame Juliette.
Laurence, ouvrant. – Soyez la bienvenue, alors.
Entre la nourrice.
La Nourrice. – Ô saint moine, oh! dites-moi, saint moine, où est le seigneur de madame, où est Roméo?
Laurence. – Là, par terre, ivre de ses propres larmes.
La Nourrice. – Oh! dans le même état que ma maîtresse, juste dans le même état.
Laurence. – Ô triste sympathie! lamentable situation!
La Nourrice. – C'est ainsi qu'elle est affaissée, sanglotant et pleurant, pleurant et sanglotant!… (Se penchant sur Roméo.) Debout, debout. Levez-vous, si vous êtes un homme. Au nom de Juliette, au nom de Juliette, levez-vous, debout! Pourquoi tomber dans un si profond désespoir?
Roméo, se redressant comme en sursaut. – La nourrice!
La Nourrice. – Ah! monsieur! ah! monsieur!… Voyons, la mort est au bout de tout.
Roméo. – Tu as parlé de Juliette! en quel état est-elle? Est-ce qu'elle ne me regarde pas comme un assassin endurci, maintenant que j'ai souillé l'enfance de notre bonheur d'un sang si proche du sien? Où est-elle? et comment est-elle? Que dit ma mystérieuse compagne de notre amoureuse misère?
La Nourrice. – Oh! elle ne dit rien, monsieur; mais elle pleure, elle pleure; et alors elle se jette sur son lit, et puis elle se redresse, et appelle Tybalt; et puis elle crie: Roméo! et puis elle retombe.
Roméo. – Il semble que ce nom, lancé par quelque fusil meurtrier, l'assassine, comme la main maudite qui répond à ce nom a assassiné son cousin!… Oh! dis-moi, prêtre, dis-moi dans quelle vile partie de ce squelette est logé mon nom; dis-le-moi, pour que je mette à sac ce hideux repaire! (Il tire son poignard comme pour s'en frapper la nourrice le lui arrache.)
Laurence. – Retiens ta main désespérée! Es-tu un homme? ta forme crie que tu en es un; mais tes larmes sont d'une femme, et ta sauvage action dénonce la furie déraisonnable d'une bête brute. Ô femme disgracieuse qu'on croirait un homme, bête monstrueuse qu'on croirait homme et femme, tu m'as étonné!… Par notre saint ordre, je croyais ton caractère mieux trempé. Tu as tué Tybalt et tu veux te tuer! Tu veux tuer la femme qui ne respire que par toi, en assouvissant sur toi-même une haine damnée! Pourquoi insultes-tu à la vie, au ciel et à la terre? La vie, le ciel et la terre se sont tous trois réunis pour ton existence; et tu veux renoncer à tous trois! Fi! fi! tu fais honte à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Usurier tu regorges de tous les biens, et tu ne les emploies pas à ce légitime usage qui ferait honneur à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Ta noble beauté n'est qu'une image de cire, dépourvue d'énergie vide; ton amour ce tendre engagement, n'est qu'un misérable parjure, qui tue celle que tu avais fait vœu de chérir; ton esprit, cet ornement de la beauté et de l'amour, n'en est chez toi que le guide égaré: comme la poudre dans la calebasse d'un soldat maladroit, il prend feu par ta propre ignorance et te mutile au lieu de te défendre. Allons, relève-toi, l'homme! Elle vit, ta Juliette, cette chère Juliette pour qui tu mourais tout à l'heure: n'es-tu pas heureux? Tybalt voulait t'égorger, mais tu as tué Tybalt: n'es-tu pas heureux encore? La loi qui te menaçait de la mort devient ton amie et change la sentence en exil: n'es-tu pas heureux toujours? Les bénédictions pleuvent sur ta tête, la fortune te courtise sous ses plus beaux atours; mais toi, maussade comme une fille mal élevée, tu fais la moue au bonheur et à l'amour. Prends garde, prends garde, c'est ainsi qu'on meurt misérable. Allons, rends-toi près de ta bien-aimée, comme il a été convenu: monte dans sa chambre et va la consoler; mais surtout quitte-la avant la fin de la nuit, car alors tu ne pourrais plus gagner Mantoue; et c'est là que tu dois vivre jusqu'à ce que nous trouvions le moment favorable pour proclamer ton mariage, réconcilier vos familles, obtenir le pardon du Prince et te rappeler ici. Tu reviendras alors plus heureux un million de fois que tu n'auras été désolé au départ… Va en avant, nourrice, recommande-moi à ta maîtresse, et dis-lui de faire coucher son monde de bonne heure; le chagrin dont tous sont accablés les disposera vite au repos… Roméo te suit.
La Nourrice. – Vrai Dieu! je pourrais rester ici toute la nuit à écouter vos bons conseils. Oh! ce que c'est que la science! (À Roméo.) Mon seigneur, je vais annoncer à madame que vous allez venir.
Roméo. – Va, et dis à ma bien-aimée de s'apprêter à me gronder
La Nourrice, lui remettant une bague. – Voici, monsieur un anneau qu'elle m'a dit de vous donner Monsieur accourez vite, dépêchez-vous, car il se fait tard. (La nourrice sort.)
Roméo, mettant la bague. – Comme ceci ranime mon courage!
Laurence. – Partez. Bonne nuit. Mais faites-y attention, tout votre sort en dépend, quittez Vérone avant la fin de la nuit, ou éloignez-vous à la pointe du jour sous un déguisement. Restez à Mantoue; votre valet, que je saurai trouver, vous instruira de temps à autre des incidents heureux pour vous qui surviendront ici… Donne-moi ta main; il est tard: adieu; bonne nuit.
Roméo. – Si une joie au-dessus de toute joie ne m'appelait ailleurs, j'aurais un vif chagrin à me séparer de toi si vite. Adieu. (Ils sortent.)
Capulet. – Les choses ont tourné si malheureusement, messire, que nous n'avons pas eu le temps de disposer notre fille. C'est que, voyez-vous, elle aimait chèrement son cousin Tybalt, et moi aussi… Mais quoi! nous sommes nés pour mourir Il est très tard; elle ne descendra pas ce soir Je vous promets que, sans votre compagnie, je serais au lit depuis une heure.
Pâris. – Quand la mort parle, ce n'est pas pour l'amour le moment de parler. Madame, bonne nuit: présentez mes hommages à votre fille.
Lady Capulet. – Oui, messire, et demain de bonne heure je connaîtrai sa pensée. Ce soir elle est cloîtrée dans sa douleur.
Capulet. – Sire Pâris, je puis hardiment vous offrir l'amour de ma fille; je pense qu'elle se laissera diriger par moi en toutes choses; bien plus, je n'en doute pas… Femme, allez la voir avant d'aller au lit; apprenez-lui l'amour de mon fils Pâris, et dites-lui, écoutez bien, que mercredi prochain… Mais doucement! quel jour est-ce?
Pâris. – Lundi, monseigneur.
Capulet. – Lundi? hé! hé! alors, mercredi est trop tôt. Ce sera pour jeudi… dites-lui que jeudi elle sera mariée à ce noble comte… Serez-vous prêt? Cette hâte vous convient-elle? Nous ne ferons pas grand fracas! un ami ou deux! Car voyez-vous, le meurtre de Tybalt étant si récent, on pourrait croire que nous nous soucions fort peu de notre parent, si nous faisions de grandes réjouissances. Conséquemment, nous aurons une demi-douzaine d'amis, et ce sera tout. Mais que dites-vous de jeudi?
Pâris. – Monseigneur, je voudrais que jeudi soit demain.
Capulet. – Bon; vous pouvez partir… Ce sera pour jeudi, alors. Vous, femme, allez voir Juliette avant d'aller au lit, et préparez-la pour la noce… Adieu, messire… De la lumière dans ma chambre, holà! Ma foi, il est déjà si tard qu'avant peu il sera de bonne heure… Bonne nuit. (Ils sortent.)
Juliette. – Veux-tu donc partir? le jour n'est pas proche encore: c'était le rossignol et non l'alouette dont la voix perçait ton oreille craintive. Toutes les nuits il chante sur le grenadier là-bas. Crois-moi, amour c'était le rossignol.
Roméo. – C'était l'alouette, la messagère du matin, et non le rossignol. Regarde, amour ces lueurs jalouses qui dentellent le bord des nuages à l'orient! Les flambeaux de la nuit sont éteints, et le jour joyeux se dresse sur la pointe du pied au sommet brumeux de la montagne. Je dois partir et vivre, ou rester et mourir.
Juliette. – Cette clarté là-bas n'est pas la clarté du jour je le sais bien, moi; c'est quelque météore que le soleil exhale pour te servir de torche cette nuit et éclairer ta marche vers Mantoue. Reste donc, tu n'as pas besoin de partir encore.
Roméo. – Soit! qu'on me prenne, qu'on me mette à mort; je suis content, si tu le veux ainsi. Non, cette lueur grise n'est pas le regard du matin, elle n'est que le pâle reflet du front de Cynthia; et ce n'est pas l'alouette qui frappe de notes si hautes la voûte du ciel au-dessus de nos têtes. J'ai plus le désir de rester que la volonté de partir, que vienne la mort, et elle sera bien venue!… Ainsi le veut Juliette… Comment êtes-vous, mon âme? Causons, il n'est pas jour.
Juliette. – C'est le jour c'est le jour! Fuis vite, va-t'en, pars: c'est l'alouette qui détonne ainsi, et qui lance ces notes rauques, ces strettes déplaisantes. On dit que l'alouette prolonge si doucement les accords; cela n'est pas, car elle rompt le nôtre. On dit que l'alouette et le hideux crapaud ont changé d'yeux: oh! que n'ont-ils aussi changé de voix, puisque cette voix nous arrache effarés l'un à l'autre et te chasse d'ici par son hourvari matinal! Oh! maintenant pars. Le jour est de plus en plus clair.
Roméo. – De plus en plus clair?… De plus en plus sombre est notre malheur
Entre la nourrice.
La Nourrice. – Madame!
Juliette. – Nourrice!
La Nourrice. – Madame votre mère va venir dans votre chambre. Le jour paraît; soyez prudente, faites attention. (La nourrice sort.)
Juliette. – Allons, fenêtre, laissez entrer le jour et sortir ma vie.
Roméo. – Adieu, adieu! un baiser, et je descends. (Ils s'embrassent. Roméo descend.)
Juliette, se penchant sur le balcon. – Te voilà donc parti? amour seigneur époux, ami! Il me faudra de tes nouvelles à chaque heure du jour, car il y a tant de jours dans une minute! Oh! à ce compte-là, je serai bien vieille, quand je reverrai mon Roméo.
Roméo. – Adieu! je ne perdrai pas une occasion, mon amour, de renvoyer un souvenir.
Juliette. – Oh! crois-tu que nous nous rejoindrons jamais?
Roméo. – Je n'en doute pas; et toutes ces douleurs feront le doux entretien de nos moments à venir.
Juliette. – Ô Dieu! j'ai dans l'âme un présage fatal. Maintenant que tu es en bas, tu m'apparais comme un mort au fond d'une tombe. Ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pâle.
Roméo. – Crois-moi, amour tu me sembles bien pâle aussi. L'angoisse aride boit notre sang. Adieu! adieu! (Roméo sort.)
Juliette. – Ô fortune! fortune! tout le monde te dit capricieuse! Si tu es capricieuse, qu'as-tu à faire avec un homme d'aussi illustre constance? Fortune, sois capricieuse, car alors tu ne le retiendras pas longtemps, j'espère, et tu me le renverras.
Lady Capulet, du dehors. – Holà! ma fille! êtes-vous levée?
Juliette. – Qui m'appelle? est-ce madame ma mère? Se serait-elle couchée si tard ou levée si tôt? Quel étrange motif l'amène?
Entre lady Capulet.
Lady Capulet. – Eh bien, comment êtes-vous, Juliette?
Juliette. – Je ne suis pas bien, madame.
Lady Capulet. – Toujours à pleurer la mort de votre cousin?… Prétends-tu donc le laver de la poussière funèbre avec tes larmes? Quand tu y parviendrais, tu ne pourrais pas le faire revivre. Cesse donc: un chagrin raisonnable prouve l'affection; mais un chagrin excessif prouve toujours un manque de sagesse.
Juliette. – Laissez-moi pleurer encore une perte aussi sensible.
Lady Capulet. – Vous ne sentirez que plus vivement cette perte, sans sentir plus près de vous l'ami que vous pleurez.
Juliette. – Je sens si vivement la perte de cet ami que je ne puis m'empêcher de le pleurer toujours.
Lady Capulet. – Va, ma fille, ce qui te fait pleurer, c'est moins de le savoir mort que de savoir vivant l'infâme qui l'a tué.
Juliette. – Quel infâme, madame?
Lady Capulet. – Eh bien! cet infâme Roméo!
Juliette. – Entre un infâme et lui il y a bien des milles de distance. Que Dieu lui pardonne! Moi, je lui pardonne de tout mon cœur; et pourtant nul homme ne navre mon cœur autant que lui.
Lady Capulet. – Parce qu'il vit, le traître!
Juliette. – Oui, madame, et trop loin de mes bras. Que ne suis-je chargée de venger mon cousin!
Lady Capulet. – Nous obtiendrons vengeance, sois-en sure. Ainsi ne pleure plus. Je ferai prévenir quelqu'un à Mantoue, où vit maintenant ce vagabond banni: on lui donnera une potion insolite qui l'enverra vite tenir compagnie à Tybalt, et alors j'espère que tu seras satisfaite.
Juliette. – Je ne serai vraiment satisfaite que quand je verrai Roméo… supplicié, torturé est mon pauvre cœur, depuis qu'un tel parent m'est enlevé. Madame, trouvez seulement un homme pour porter le poison; moi, je le préparerai, et si bien qu'après l'avoir pris, Roméo dormira vite en paix. Oh! quelle horrible souffrance pour mon cœur de l'entendre nommer, sans pouvoir aller jusqu'à lui, pour assouvir l'amour que je portais à mon cousin sur le corps de son meurtrier!
Lady Capulet. – Trouve les moyens, toi; moi, je trouverai l'homme. Maintenant, fille, j'ai à te dire de joyeuses nouvelles.
Juliette. – La joie est la bienvenue quand elle est si nécessaire: quelles sont ces nouvelles? j'adjure votre Grâce.
Lady Capulet. – Va, Va, mon enfant, tu as un excellent père! Pour te tirer de ton accablement, il a improvisé une journée de fête à laquelle tu ne t'attends pas et que je n'espérais guère.
Juliette. – Quel sera cet heureux jour madame?
Lady Capulet. – Eh bien, mon enfant, jeudi prochain, de bon matin, un galant, jeune et noble gentilhomme, le comte Pâris, te mènera à l'église Saint-Pierre et aura le bonheur de faire de toi sa joyeuse épouse.
Juliette. – Oh! par l'église de Saint-Pierre et par Saint Pierre lui-même, il ne fera pas de moi sa joyeuse épouse. Je m'étonne de tant de hâte: ordonner ma noce, avant que celui qui doit être mon mari m'ait fait sa cour! Je vous en prie, madame, dites à mon seigneur et père que je ne veux pas me marier encore. Si jamais je me marie, je le jure, ce sera plutôt à ce Roméo que vous savez haï de moi, qu'au comte Pâris. Voilà des nouvelles en vérité.
Lady Capulet. – Voici votre père qui vient; faites-lui vous même votre réponse, et nous verrons comment il la prendra.
Entrent Capulet et la nourrice.
Capulet, regardant Juliette qui sanglote. – Quand le soleil disparaît, la terre distille la rosée, mais, après la disparition du radieux fils de mon frère, il pleut tout de bon. Eh bien! es tu devenue gouttière, fillette? Quoi, toujours des larmes! toujours des averses! Dans ta petite personne tu figures à la fois la barque, la mer et le vent: tes yeux, que je puis comparer à la mer ont sans cesse un flux et un reflux de larmes; ton corps est la barque qui flotte au gré de cette onde salée, et tes soupirs sont les vents qui, luttant de furie avec tes larmes, finiront, si un calme subit ne survient, par faire sombrer ton corps dans la tempête… Eh bien, femme, lui avez-vous signifié notre décision?
Lady Capulet. – Oui, messire; mais elle refuse; elle vous remercie. La folle! je voudrais qu'elle fût mariée à son linceul!…
Capulet. – Doucement, je n'y suis pas, je n'y suis pas, femme. Comment! elle refuse! elle nous remercie et elle n'est pas fière, elle ne s'estime pas bien heureuse, tout indigne qu'elle est, d'avoir, par notre entremise, obtenu pour mari un si digne gentilhomme!
Juliette. – Je ne suis pas fière, mais reconnaissante; fière, je ne puis l'être de ce que je hais comme un mal. Mais je suis reconnaissante du mal même qui m'est fait par amour.
Capulet. – Eh bien, eh bien, raisonneuse, qu'est-ce que cela signifie? Je vous remercie et je ne vous remercie pas… Je suis fière et je ne suis pas fière!… Mignonne donzelle, dispensez-moi de vos remerciements et de vos fiertés, et préparez vos fines jambes pour vous rendre jeudi prochain à l'église Saint Pierre en compagnie de Pâris; ou je t'y traînerai sur la claie, moi! Ah! livide charogne! ah! bagasse! Ah! face de suif!
Lady Capulet. – Fi, fi! perdez-vous le sens?
Juliette, s'agenouillant. – Cher père, je vous en supplie à genoux, ayez la patience de m'écouter! Rien qu'un mot!
Capulet. – Au diable, petite bagasse! misérable révoltée! Tu m'entends, rends-toi à l'église jeudi, ou évite de me rencontrer jamais face à face: ne parle pas, ne réplique pas, ne me réponds pas; mes doigts me démangent… Femme, nous croyions notre union pauvrement bénie, parce que Dieu ne nous avait prêté que cette unique enfant; mais, je le vois maintenant, cette enfant unique était déjà de trop, et nous avons été maudits en l'ayant. Arrière, éhontée!
La Nourrice. – Que le Dieu du ciel la bénisse! Vous avez tort, monseigneur, de la traiter ainsi.
Capulet. – Et pourquoi donc, dame Sagesse?… Retenez votre langue, maîtresse Prudence, et allez bavarder avec vos commères.
La Nourrice. – Ce que je dis n'est pas un crime.
Capulet. – Au nom du ciel, bonsoir!
La Nourrice. – Peut-on pas dire un mot?
Capulet. – Paix, stupide radoteuse! Allez émettre vos sentences en buvant un bol chez une commère, car ici nous n'en avons pas besoin.
Lady Capulet. – Vous êtes trop brusque.
Capulet. – Jour de Dieu! j'en deviendrai fou. Le jour, la nuit, à toute heure, à toute minute, à tout moment, que je fusse occupé ou non, seul ou en compagnie, mon unique souci a été de la marier; enfin je trouve un gentilhomme de noble lignée, ayant de beaux domaines, jeune, d'une noble éducation, pétri, comme on dit, d'honorables qualités, un homme aussi accompli qu'un cœur peut le souhaiter, et il faut qu'une petite sotte pleurnicheuse, une poupée gémissante, quand on lui offre sa fortune, réponde: Je ne veux pas me marier je ne puis aimer je suis trop jeune, je vous prie de me pardonner! Ah! si vous ne vous mariez pas, vous verrez comme je vous pardonne; allez paître où vous voudrez, vous ne logerez plus avec moi. Faites-y attention, songez-y, je n'ai pas coutume de plaisanter. Jeudi approche; mettez la main sur votre cœur, et réfléchissez. Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami; si tu ne l'es plus, va au diable, mendie, meurs de faim dans les rues. Car, sur mon âme, jamais je ne te reconnaîtrai, et jamais rien de ce qui est à moi ne sera ton bien. Compte là-dessus, réfléchis, je tiendrai parole. (Il sort.)
Juliette. – N'y a-t-il pas de pitié, planant dans les nuages, qui voie au fond de ma douleur? Ô ma mère bien-aimée, ne me rejetez pas, ajournez ce mariage d'un mois, d'une semaine! Sinon, dressez le lit nuptial dans le sombre monument où Tybalt repose!
Lady Capulet. – Ne me parle plus, car je n'ai rien à te dire; fais ce que tu voudras, car entre toi et moi tout est fini. (Elle sort.)
Juliette. – Ô mon Dieu!… Nourrice, comment empêcher cela? Mon mari est encore sur la terre, et ma foi est au ciel; comment donc ma foi peut-elle redescendre ici-bas, tant que mon mari ne l'aura pas renvoyée du ciel en quittant la terre?… Console-moi, conseille-moi! Hélas! hélas! se peut-il que le ciel tende de pareils pièges à une créature aussi frêle que moi! Que dis-tu? n'as-tu pas un mot qui me soulage? Console-moi, nourrice.
La Nourrice. – Ma foi, écoutez: Roméo est banni; je gage le monde entier contre néant qu'il n'osera jamais venir vous réclamer; s'il le fait, il faudra que ce soit à la dérobée. Donc, puisque tel est le cas, mon avis, c'est que vous épousiez le comte. Oh! c'est un si aimable gentilhomme! Roméo n'est qu'un torchon près de lui!… Un aigle, madame, n'a pas l'œil aussi vert, aussi vif, aussi brillant que Pâris. Maudit soit mon cœur si je ne vous trouve pas bien heureuse de ce second mariage! Il vaut mieux que votre premier Au surplus, votre premier est mort, ou autant vaudrait qu'il le fût, que de vivre sans vous être bon à rien.
Juliette. – Parles-tu du fond du cœur?
La Nourrice. – Et du fond de mon âme; sinon, malédiction à tous deux!
Juliette. – Amen!
La Nourrice. – Quoi?
Juliette. – Oh! tu m'as merveilleusement consolée. Va dire à madame qu'ayant déplu à mon père, je suis allée à la cellule de Laurence, pour me confesser et recevoir l'absolution.
La Nourrice. – Oui, certes, j'y vais. Vous faites sagement. (Elle sort.)
Juliette, regardant s'éloigner la nourrice. – Ô Vieille damnée! abominable démon! Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que je me parjure, ou de ravaler mon seigneur de cette même bouche qui l'a exalté au-dessus de toute comparaison tant de milliers de fois… Va-t'en, conseillère; entre toi et mon cœur il y a désormais rupture. Je vais trouver le religieux pour lui demander un remède; à défaut de tout autre, j'ai la ressource de mourir. (Elle sort.)