158261.fb2
Une fois sortie de l’église par la porte de la sacristie, Arlette ne se retourna pas une fois. L’abbé la vit passer comme une ombre au-delà du presbytère, puis disparaître à sa vue. Il ne l’accusa pas de duplicité. C’est lui qui s’était trompé. Une païenne! Malgré sa peau très blanche, avec ses cheveux et ses yeux noirs, ses lèvres d’un rouge foncé, elle avait l’air d’avoir une goutte de sang sarrasin dans les veines. Sans même un soupir, il l’abandonna à son sort.
Arlette se dirigea rapidement vers Escampobar comme si elle croyait n’y arriver jamais assez vite; mais en approchant du premier champ enclos elle ralentit le pas, et après un moment d’hésitation, elle s’assit entre deux oliviers, près d’un mur au pied duquel poussait une herbe épaisse. «Et si vraiment, se raisonnait-elle, j’ai été possédée comme l’affirme l’abbé, quelle importance cela a-t-il pour celle que je suis devenue maintenant? L’esprit du mal avait chassé mon être véritable de mon propre corps et avait ensuite rejeté mon corps. J’ai vécu des années sans rien en moi. Rien n’avait de sens pour moi.»
Mais maintenant son être véritable, mûri par ce mystérieux exil, lui était revenu, rempli d’espérance, avide d’amour. Elle était certaine qu’il n’avait jamais été très éloigné de ce corps rejeté que Catherine avait dernièrement déclaré n’être pas fait pour les bras d’un homme. La pauvre vieille n’y connaissait pas grand-chose, pensa Arlette, non avec mépris mais plutôt avec pitié. Elle savait mieux elle-même à quoi s’en tenir; elle avait demandé au ciel de l’éclairer durant sa longue prostration, ses ardentes prières et son moment d’extase devant cet autel sans cierges.
Elle en connaissait bien la signification et aussi celle d’un autre instant – celui d’une révélation terrestre qui lui était apparue ce jour-là, à midi, tandis qu’elle servait le repas du lieutenant. Tous les autres étaient dans la cuisine; Réal et elle étaient plus seuls tous les deux qu’ils ne l’avaient jamais été de leur vie. Ce jour-là, elle n’avait pu se refuser le plaisir qu’elle ressentait à être près de lui, à l’observer à la dérobée, à l’entendre peut-être prononcer quelques mots, à éprouver la conscience étrangement réconfortante de sa propre existence, que seule la présence de Réal pouvait lui donner; une sorte de félicité, de chaleur, de courage, de confiance sans passion mais qui l’absorbait toute!… Elle s’était écartée de la table de Réal et s’était assise en face de lui, les yeux baissés. Un grand silence régnait dans la salle, à l’exception d’un murmure de voix venant de la cuisine. Elle avait d’abord jeté un ou deux coups d’œil à la dérobée, puis en regardant de nouveau entre ses cils pour ainsi dire, elle l’avait vu poser les yeux sur elle avec une expression particulière. Jamais cela ne s’était produit auparavant. Elle s’était levée d’un bond, croyant qu’il désirait quelque chose, et comme elle se tenait debout devant lui, la main posée sur la table, il s’était baissé tout à coup et avait, de ses lèvres, pressé cette main contre la table, la baisant passionnément, en silence, interminablement… Plus effrayée d’abord que surprise, puis infiniment heureuse, elle commençait à haleter, lorsqu’il s’était interrompu et s’était rejeté en arrière sur sa chaise. Elle s’était éloignée de la table et s’était rassise pour le regarder franchement, fixement, sans un sourire. Mais lui ne la regardait pas. Il serrait l’une contre l’autre ses lèvres passionnées et son visage avait une expression de grave désespoir. Ils n’avaient pas échangé une parole. Il s’était levé brusquement en détournant les yeux et était sorti, sans même achever son repas.
Dans le cours habituel des choses, tout autre jour, elle se serait levée pour le suivre, car elle avait toujours cédé à cette fascination qui avait commencé à éveiller ses facultés. Elle serait allée dehors, rien que pour passer une ou deux fois devant lui. Mais ce jour-là, elle n’avait pas obéi à ce qui, en elle, était plus fort que la fascination, à ce qui, au-dedans d’elle-même, la poussait et la retenait à la fois. Elle s’était contentée de lever le bras et de regarder sa main. C’était vrai. C’était donc arrivé. Il avait embrassé cette main. Auparavant, elle ne s’inquiétait pas qu’il eût l’air sombre, du moment qu’il restait à un endroit où elle pouvait le regarder – ce qu’elle faisait à la moindre occasion sans retenue, avec la plus franche innocence. Mais maintenant, elle n’était plus assez naïve pour cela. Elle s’était levée, avait traversé la cuisine, croisé sans aucune gêne le regard inquisiteur de Catherine, et était montée à sa chambre. Quand elle en était redescendue, il était devenu invisible et l’on eût dit que tous les autres étaient allés se cacher aussi: Michel, Peyrol, Scevola… Mais si elle avait rencontré Scevola, elle ne lui aurait pas parlé. Cela faisait maintenant très longtemps qu’elle n’avait pris l’initiative d’aucune conversation avec lui. Elle supputa toutefois que Scevola était allé tout simplement s’étendre dans sa tanière, pauvre pièce étroite qu’éclairait une seule petite fenêtre vitrée placée en haut du mur du fond. C’est là que Catherine l’avait logé le jour même où il avait ramené sa nièce; et depuis lors il l’avait toujours conservée pour son usage personnel. Elle se le représentait même là-haut, étendu sur son grabat. Elle en était désormais capable. Auparavant, pendant des années après son retour, les gens qui étaient hors de sa vue étaient hors de sa pensée [86]. S’ils s’étaient enfuis en l’abandonnant, elle n’eût pas pensé à eux le moins du monde. Elle se serait mise à aller et venir de la maison vide aux champs déserts sans penser à personne. Peyrol était le premier être humain auquel elle eût pris garde depuis des années. Dès son arrivée, Peyrol avait toujours existé pour elle. D’ailleurs le flibustier était généralement très visible, en quelque endroit de la ferme. Cet après-midi-là, néanmoins, Peyrol lui-même restait invisible. L’inquiétude d’Arlette se mit à croître, mais elle éprouvait une étrange répugnance à entrer dans la cuisine où elle savait trouver sa tante assise dans son fauteuil comme le génie tutélaire [87] de la maison, prenant son repos dans une impénétrable immobilité. Pourtant, elle éprouvait le besoin de parler de Réal à quelqu’un. C’est ainsi que l’idée de descendre à l’église lui était venue. Elle parlerait de lui au prêtre et à Dieu. Elle avait subi l’ascendant de ses vieux souvenirs. On l’avait élevée à croire qu’on pouvait tout dire à un prêtre, qu’on pouvait prier le Dieu Tout-Puissant qui connaissait toute chose, et par la prière implorer la grâce, la force, la miséricorde, la protection, la pitié. Elle l’avait fait et elle se sentait exaucée.
Son cœur s’était calmé tandis qu’elle se reposait à l’abri du mur. Elle tira un long brin d’herbe, qu’elle tortilla machinalement autour de ses doigts. Le voile de nuages s’était épaissi au-dessus de sa tête, un crépuscule précoce était descendu sur la terre, et elle n’avait pas découvert ce qu’il était advenu de Réal. Brusquement, elle se leva avec égarement. Mais elle éprouva aussitôt le besoin de se maîtriser. De ce pas léger qui lui était habituel, elle se dirigea vers la maison et, pour la première fois de sa vie, perçut combien celle-ci paraissait sombre et stérile quand Réal ne s’y trouvait pas. Elle se faufila sans bruit par la grande porte du bâtiment principal et monta rapidement l’escalier. Le palier était sombre. Elle passa devant la porte de la chambre qu’elle occupait avec sa tante. Ç’avait été la chambre de son père et de sa mère. L’autre grande chambre était celle du lieutenant pendant ses visites à Escampobar. Sans même un bruissement de sa robe, elle glissa ainsi qu’une ombre le long du corridor, tourna sans bruit la poignée et entra. Après avoir fermé la porte derrière elle, elle prêta l’oreille. Pas le moindre bruit dans la maison. Scevola devait être déjà descendu dans la cour ou bien, les yeux grands ouverts, rester étendu sur son grabat en désordre, rageant avec fureur pour une raison quelconque. Elle l’avait trouvé ainsi une fois par hasard, couché sur le ventre, le visage à demi enfoui dans l’oreiller, un œil allumé d’une lueur sauvage et il l’avait fait fuir épouvantée, en marmottant: «Allez-vous-en, ne m’approchez pas.» Tout cela n’avait eu aucun sens pour elle sur le moment.
Après s’être assurée que l’intérieur de la maison était silencieux comme la tombe, Arlette se dirigea vers la fenêtre, qui pendant les séjours du lieutenant restait toujours ouverte, le contrevent poussé complètement contre le mur. La fenêtre n’avait bien entendu pas de rideaux, et en s’en approchant, Arlette aperçut Peyrol qui redescendait du belvédère. Sa tête blanche, brillante comme de l’argent, se détachait sur la pente du terrain; elle disparut peu à peu de sa vue et Arlette entendit sous la fenêtre le bruit de ses pas. Ils pénétrèrent dans la maison, mais elle ne l’entendit pas monter à sa chambre. Il était allé à la cuisine. Pour voir Catherine. Ils allaient parler d’elle et d’Eugène. Mais qu’allaient-ils dire? Sa découverte de la vie était si récente que tout lui semblait dangereux: conversations, attitudes, regards. La seule idée du silence entre ces deux êtres l’effrayait. C’était possible. Si vraiment ils ne se disaient rien… ce serait terrible.
Pourtant elle resta calme comme une personne raisonnable qui sait qu’aller et venir avec agitation n’est pas le bon moyen de faire face à des dangers inconnus. Elle parcourut des yeux la pièce et aperçut dans un coin la valise du lieutenant. C’était en réalité ce qu’elle avait souhaité voir. Il n’était donc pas parti. Mais quand bien même elle ouvrirait cette valise, cela ne lui dirait pas ce qu’il était devenu. Quant à son retour, elle ne le mettait aucunement en doute. Il était toujours revenu. Son attention fut particulièrement attirée par un gros paquet cousu dans de la toile à voiles, avec trois grands cachets rouges sur la couture. Mais elle n’y arrêta pas ses pensées. Celles-ci tournaient toujours autour de Catherine et Peyrol, en bas. Comme ils avaient changé! Avaient-ils jamais cru qu’elle était folle? Elle s’indigna. «Comment aurais-je pu m’en empêcher?» se demanda-t-elle avec désespoir. Elle s’assit au bord du lit, dans sa pose habituelle, les pieds croisés, les mains posées sur les genoux. Sur l’une de ses mains elle sentait encore la trace des lèvres de Réal, impression calmante, rassurante comme toutes les certitudes; mais elle sentait dans son esprit une confusion persistante, une lassitude indéfinie, comme l’effort que fait une vue imparfaite pour distinguer des contours changeants, des formes flottantes, d’incompréhensibles signes. Elle ne put résister à la tentation de reposer, ne fût-ce qu’un bref moment, son corps las.
Elle s’allongea sur le bord même du lit et cacha sous sa joue la main que Réal avait embrassée. La faculté de penser l’abandonna complètement, mais elle demeura les yeux ouverts, tout à fait éveillée. Dans cette position, sans entendre le moindre bruit, elle vit la poignée de la porte s’abaisser à fond, dans un silence absolu, comme si la serrure avait été huilée récemment. Son premier mouvement fut de sauter au beau milieu de la pièce, mais elle se retint, et se contenta de se mettre sur son séant d’un geste vif. Le lit n’avait pas craqué. Elle mit tout doucement les pieds par terre et au moment où, en retenant son souffle, elle appuyait l’oreille contre la porte, la poignée était déjà remontée. Elle n’avait décelé aucun bruit au-dehors. Pas le moindre. Rien. Pas un instant l’idée ne lui vint de mettre en doute le témoignage de ses yeux; mais tout s’était passé dans un tel silence que le plus léger sommeil n’en aurait pas été troublé. Si elle avait été allongée sur l’autre côté, c’est-à-dire le dos à la porte, elle ne se serait sûrement aperçue de rien. Elle attendit encore un peu avant de s’écarter de la porte et de s’asseoir sur une chaise auprès d’une table pesante et ornée de sculptures, meuble de famille qui eût été mieux à sa place dans un château que dans une maison de ferme. La poussière de plusieurs mois en couvrait la lisse surface ovale en bois sombre au grain fin.
«Ce devait être Scevola», pensa Arlette. Ce ne pouvait être que lui. Que pouvait-il bien vouloir? Elle se livra à ses réflexions; mais après tout cela n’avait pas d’importance. Réal absent occupait toute sa pensée. Avec une inconsciente lenteur, son doigt traça sur la poussière de la table les initiales E.A. qu’elle entoura d’un cercle. Puis elle se leva brusquement, ouvrit la porte et descendit. Dans la cuisine, ainsi qu’elle s’y était tout à fait attendue, elle trouva Scevola avec les autres. Aussitôt qu’il la vit, il se leva et courut au premier étage, mais il revint presque aussitôt avec l’air d’avoir rencontré un fantôme et à une question insignifiante que lui posa Peyrol, ses lèvres et même son menton se mirent à trembler avant qu’il ne parvînt à maîtriser sa voix. Il évitait de regarder les autres en face: ceux-ci semblaient aussi ne pas oser s’entreregarder, et on eût dit que le lieutenant absent hantait le repas du soir à l’Escampobar. Peyrol, en outre, devait penser à son prisonnier. L’existence de celui-ci présentait un fort intéressant problème, alors que les manœuvres du navire anglais en constituaient un autre étroitement lié au premier, et plein de perspectives dangereuses. Les yeux noirs et ternes de Catherine semblaient s’être encore enfoncés dans leurs orbites, mais son visage conservait son expression habituelle de sévérité distante. Tout à coup Scevola, comme s’il répondait à l’une de ses propres pensées, se mit à dire:
«Ce qui nous a perdus, c’est la modération.»
Peyrol avala le morceau de pain beurré qu’il mâchait lentement et demanda:
«À quoi faites-vous allusion, citoyen?
– Je fais allusion à la République», répondit Scevola d’une voix plus assurée que d’ordinaire. «Je dis, la modération. Nous autres, patriotes, nous avons arrêté notre bras trop tôt. On aurait dû tuer, avec leurs pères et leurs mères, tous les enfants des ci-devant et tous les enfants des traîtres. Le mépris des vertus civiques et l’amour de la tyrannie sont innés chez tous ces gens-là. En grandissant, ils piétinent tous les principes sacrés… L’œuvre de la Terreur est réduite à néant.
– Que proposez-vous donc de faire là-contre? grommela Peyrol. Inutile de déclamer ici… ou n’importe où, d’ailleurs. Vous ne trouverez personne pour vous écouter, espèce de cannibale», ajouta-t-il avec bonhomie. Arlette, la tête appuyée sur la main gauche, traçait de son index droit sur la nappe des initiales invisibles. Catherine, qui se baissait pour allumer une lampe à quatre becs montée sur un pied de cuivre, tourna par-dessus son épaule sa tête aux traits finement dessinés. Le sans-culotte se dressa brusquement en agitant les bras, il avait les cheveux en broussaille à force de s’être retourné sans dormir sur son grabat. Les manches déboutonnées de sa chemise battirent contre ses bras maigres et velus. Il n’avait plus l’air d’avoir rencontré un fantôme. Il ouvrit une large bouche noire, mais Peyrol leva un doigt vers lui calmement:
«Non, non! Le temps où vos propres parents, là-haut, du côté de la Boyère – ce n’est pas là qu’ils habitaient? – tremblaient à l’idée de vous voir arriver pour leur rendre visite à la tête d’une troupe de patriotes déguenillés, ce temps-là est passé. Vous n’êtes plus à la tête de personne, et si vous vous mettiez à pérorer comme ça en public, les gens se soulèveraient et vous prendraient en chasse comme un chien enragé.»
Scevola, qui avait refermé la bouche, jeta un regard par-dessus son épaule et, comme impressionné de ne se voir appuyé par personne, sortit de la cuisine en titubant comme un homme ivre. Il n’avait pourtant bu que de l’eau. Peyrol regarda pensivement la porte que le sans-culotte indigné avait claquée derrière lui. Pendant ce colloque entre les deux hommes, Arlette avait disparu dans la salle. Catherine, redressant sa haute taille, posa sur la table la lampe à huile avec ses quatre becs fumeux. Elle lui éclairait le visage par en dessous. Peyrol déplaça légèrement la lampe avant de lui dire, en levant les yeux vers elle:
«Il est heureux pour vous que Scevola n’ait pas été accompagné, fût-ce d’un seul autre individu de son genre quand il est arrivé ici.
– Oui, approuva-t-elle. J’ai eu affaire à lui seul, d’un bout à l’autre. Mais vous m’imaginez entre lui et Arlette? À cette époque il délirait terriblement, mais il était éberlué et exténué. Et puis je me suis reprise et j’ai pu discuter fermement avec lui. Je lui disais: «Regarde-la, elle est si jeune et elle ne se connaît pas du tout.» Ma parole, pendant des mois tout ce qu’on pouvait comprendre de ce qu’elle disait, c’était: «Comme il coule! comme il éclabousse!» Lui, il me parlait de sa vertu républicaine. Il n’était pas un débauché. Il attendrait. Il disait qu’elle était sacrée pour lui: et ainsi de suite. Il arpentait la pièce pendant des heures tout en parlant d’elle et je restais à l’écouter en tâtant dans ma poche la clé de la chambre où j’avais enfermé l’enfant. J’ai temporisé, et, comme vous le dites vous-même, c’est peut-être parce qu’il n’avait personne derrière lui qu’il n’a pas essayé de me tuer: ce qu’il aurait pu faire n’importe quand. J’ai temporisé et, après tout, pourquoi aurait-il eu envie de me tuer? Il m’a dit plus d’une fois qu’il était sûr qu’Arlette lui appartiendrait. Plus d’une fois il m’a fait frissonner en m’en donnant la raison. Arlette lui devait la vie. Oh! cette vie terrible et démente! C’est un de ces hommes, voyez-vous, qui peuvent être patients quand il s’agit des femmes.»
Peyrol fit signe qu’il comprenait. «Oui, il y en a comme cela. Les gens de cette sorte n’en sont quelquefois que plus impatients de verser le sang. Je crois pourtant que vous l’avez échappé belle pendant longtemps; au moins, jusqu’à mon arrivée ici.
– Les choses s’étaient arrangées, plus ou moins, murmura Catherine, mais, tout de même j’ai été heureuse de voir arriver ici un homme à cheveux gris, un homme sérieux [88].
– Des cheveux gris, n’importe qui peut en avoir», déclara Peyrol avec un peu d’aigreur.
«Vous ne me connaissiez pas. Vous ne savez rien de moi, même maintenant.
– Il y a des Peyrol qui ont habité à moins d’une demi-journée d’ici», déclara Catherine, évoquant des souvenirs.
«Cela se peut!» répondit l’écumeur de mer, d’un ton si singulier que Catherine lui demanda brusquement – «Que voulez-vous dire? N’êtes-vous pas de cette famille? Peyrol n’est pas votre nom?
– J’en ai eu plusieurs, et c’en était un. Ainsi donc ce nom et mes cheveux gris vous ont plu, Catherine? Ils vous ont inspiré confiance, hein?
– Je n’ai pas été fâchée de vous voir arriver. Scevola non plus, je crois. Il avait entendu dire qu’on poursuivait les patriotes çà et là, et il s’est de moins en moins inquiété. Vous avez prodigieusement éveillé l’enfant.
– Est-ce que cela aussi a fait plaisir à Scevola?
– Avant votre arrivée, elle ne parlait à personne, à moins qu’on ne lui adressât la parole. Elle semblait ne pas se soucier de savoir où elle était. En même temps», ajouta Catherine après un moment, «elle ne se souciait pas non plus de ce qui pouvait lui arriver. Oh! j’ai passé de pénibles heures à réfléchir à tout cela, travaillant dans la journée, et, la nuit quand j’étais éveillée, à écouter son souffle. Et je vieillissais de jour en jour, et, qui sait? peut-être que ma dernière heure était prête à sonner. J’ai souvent pensé que lorsque je la sentirais approcher, je vous parlerais comme je vous parle en ce moment.
– Tiens! Vous avez pensé cela!» dit Peyrol à mi-voix. «À cause de mes cheveux gris, je suppose?
– Oui. Et parce que vous êtes venu d’au-delà des mers», fit Catherine d’un air inflexible et d’une voix ferme. «Ne savez-vous pas que, la première fois qu’Arlette vous a vu, elle vous a parlé, et que c’était la première fois que je l’entendais parler spontanément, depuis le jour où cet homme me l’a ramenée et où j’ai dû la laver des pieds à la tête avant de la mettre dans le lit de sa mère.
– La première fois! répéta Peyrol.
– Ç’a été comme un miracle, reprit Catherine, et c’est vous qui l’avez fait.
– Ce doit être quelque sorcière hindoue qui m’en aura donné le pouvoir», murmura Peyrol, si bas que Catherine ne put l’entendre. Elle n’eut pas l’air de s’en soucier et reprit aussitôt:
«Et l’enfant s’est attachée à vous, étonnamment. Une sorte de sentiment s’était enfin éveillé en elle.
– Oui», acquiesça Peyrol d’un air sombre. «Elle s’est attachée à moi. Elle a appris à parler au… vieillard.
– C’est quelque chose en vous qui semble lui avoir ouvert l’esprit et délié la langue», dit Catherine qui gardait tout en parlant une sorte de maintien royal, comme si elle eût été le chef [89] de quelque tribu. «Souvent, de loin, je vous ai regardés parler tous les deux, en me demandant ce qu’elle…
– Elle parlait comme une enfant», interrompit brusquement Peyrol. «Ainsi, vous vouliez me parler avant que votre dernière heure n’arrive. Voyons, vous ne vous préparez pas encore à mourir?
– Écoutez-moi, Peyrol. S’il y a quelqu’un dont la dernière heure soit proche, ce n’est pas moi. Regardez un peu autour de vous. Il était temps que je vous parle.
– Eh? quoi! Je n’ai pas l’intention de tuer quelqu’un, grommela Peyrol. Vous vous mettez de drôles d’idées en tête.
– C’est comme je vous le dis», insista Catherine sans animation. «On dirait que la mort s’accroche aux jupes de la petite. Elle a fait une course folle avec elle. Évitons qu’elle ne trempe de nouveau ses pas dans du sang humain.»
Peyrol, qui avait laissé sa tête retomber sur sa poitrine, la redressa brusquement. «De quoi diable parlez-vous?» s’écria-t-il avec colère. «Je ne vous comprends pas le moins du monde.
– Vous n’avez pas vu dans quel état elle était, quand je l’ai reprise en main, déclara Catherine. Je suppose que vous savez où est le lieutenant. Qu’est-ce qui l’a fait partir ainsi? Où est-il allé?
– Je le sais, répondit Peyrol. Il reviendra probablement cette nuit.
– Vous savez où il est! Et, naturellement, vous savez aussi pourquoi il est parti et pourquoi il va revenir», dit Catherine d’une voix menaçante. «Eh bien! vous devriez lui dire qu’à moins d’avoir une paire d’yeux dans le dos, il vaut mieux qu’il ne revienne pas ici… qu’il ne revienne pas du tout; car s’il le fait, rien ne pourra le préserver d’un coup perfide.
– Personne n’a jamais été à l’abri de la perfidie», opina Peyrol après un moment de silence. «Je ne vais pas feindre de ne pas comprendre ce que vous voulez dire.
– Vous avez entendu aussi bien que moi ce qu’a dit Scevola avant de sortir. Le lieutenant est l’enfant d’un ci-devant, et Arlette d’un homme qu’on a appelé traître à son pays. Vous pouvez comprendre vous-même ce qu’il avait en tête.
– C’est un bavard et une poule mouillée», dit Peyrol d’un ton méprisant, mais cela ne modifia en rien l’attitude de Catherine, une attitude de vieille sibylle qui se lève de son trépied pour prophétiser avec calme d’horribles désastres. «Tout ça, c’est son républicanisme», expliqua Peyrol avec plus de mépris encore. «Il en a une nouvelle crise en ce moment.
– Non, c’est de la jalousie, dit Catherine. Il a peut-être cessé de s’intéresser à elle au cours de tant d’années. Il y a longtemps qu’il ne m’importune plus. Avec un individu de ce genre, je pensais qu’en le laissant être le maître ici… Mais non! Je sais que, depuis que le lieutenant a commencé à venir ici, il a été repris de ses terribles imaginations. Il ne dort pas la nuit. Son républicanisme est toujours là. Mais ne savez-vous pas, Peyrol, qu’on peut avoir de la jalousie sans amour?
– Vous croyez», dit le flibustier d’une voix grave. Il méditait, empli de son expérience personnelle. «Et en outre il a goûté du sang», grommela-t-il au bout d’un moment. «Vous avez peut-être raison.
– J’ai peut-être raison!» répéta Catherine d’un ton légèrement indigné. «Chaque fois que je vois Arlette près de lui, j’ai peur d’une dispute ou de quelque mauvais coup. Et quand ils sont tous les deux loin de moi, c’est encore pire. Je me demande où ils sont en ce moment. Ils sont peut-être ensemble et je n’ose élever la voix pour appeler Arlette de peur de le rendre furieux.
– Mais c’est au lieutenant qu’il en a», remarqua Peyrol en baissant la voix. «Et je ne peux pas empêcher le lieutenant de revenir.
– Où est-elle? Où est-il?» murmura Catherine d’un ton qui trahissait sa secrète angoisse.
Peyrol se leva tranquillement et passa dans la salle en laissant la porte ouverte. Catherine l’entendit soulever avec précaution le loquet de la porte d’entrée. Et quelques instants après, Peyrol revint, aussi tranquillement qu’il était sorti.
«J’ai mis un pied dehors pour me rendre compte du temps. La lune va se lever et les nuages sont moins épais. On aperçoit une étoile par-ci par-là.» Il baissa considérablement la voix. «Arlette est assise sur le banc en train de fredonner une petite chanson toute seule. Je me demande vraiment si elle s’est aperçue que j’étais à quelques pas d’elle.
– Elle ne veut entendre ni voir personne, excepté un seul homme», affirma Catherine maîtrisant de nouveau complètement sa voix. «Et vous dites qu’elle fredonnait une chanson? Elle qui restait assise des heures sans produire le moindre son. Et Dieu sait ce que pouvait bien être cette chanson!
– Oui, elle a beaucoup changé», reconnut Peyrol en poussant un profond soupir. «Ce lieutenant», reprit-il après s’être interrompu un moment, «s’est toujours conduit avec beaucoup de froideur envers elle. Je l’ai vu souvent détourner la tête quand il la voyait venir vers nous. Vous savez comment sont ces porteurs d’épaulettes, Catherine. Et puis, celui-ci a quelque ver rongeur qui le tourmente. Je me demande s’il a jamais oublié qu’il est le fils d’un ci-devant. Pourtant je crois aussi qu’elle ne désire voir et entendre personne d’autre que lui. Est-ce parce qu’elle a eu la tête dérangée si longtemps?
– Non, Peyrol, dit la vieille femme, ce n’est pas cela. Vous voulez savoir comment j’en suis sûre? Pendant des années, rien ne pouvait la faire rire ni pleurer. Vous le savez vous-même. Vous l’avez vue chaque jour. Croiriez-vous que depuis le mois dernier, il lui est arrivé de pleurer et de rire sur ma poitrine sans savoir pourquoi?
– Cela, je ne le comprends pas, dit Peyrol.
– Moi, oui. Ce lieutenant n’a qu’un geste à faire pour qu’elle coure après lui. Oui, Peyrol. C’est ainsi. Elle n’a ni crainte, ni honte, ni orgueil. J’ai été moi-même presque comme cela.» Son beau visage bruni sembla devenir plus impassible encore, avant qu’elle ne reprit à voix beaucoup plus basse et comme si elle argumentait avec elle-même: «Seulement, moi, je n’avais jamais connu la folie du sang. J’étais digne des bras de n’importe quel homme… Mais aussi cet homme n’est pas un prêtre.»
Ces derniers mots firent tressaillir Peyrol. Il avait presque oublié cette histoire. Il se dit: «Elle sait, elle a passé par là.»
«Écoutez-moi, Catherine», dit-il sur un ton catégorique, «le lieutenant revient. Il sera ici probablement vers minuit. Mais ce que je peux vous dire c’est qu’il ne revient pas pour faire signe à la petite de le suivre. Oh! non! ce n’est pas pour ses beaux yeux qu’il revient.
– Eh bien! si ce n’est pas pour elle qu’il revient, alors c’est que la mort l’a appelé», déclara-t-elle d’un ton de conviction solennelle et compassée. «Un homme à qui la mort a fait signe, rien ne peut l’arrêter.»
Peyrol, qui avait vu plus d’une fois la mort en face, considéra avec curiosité le beau profil brun de Catherine.
«C’est un fait, murmura-t-il, que les hommes qui courent au-devant de la mort ne la trouvent pas souvent. Il faut donc qu’elle vous fasse signe. Quelle sorte de signe serait-ce?
– Comment le savoir?» demanda Catherine, regardant fixement le mur à l’extrémité de la cuisine. «Ceux même à qui la mort le fait ne le reconnaissent pas pour ce qu’il est. Mais ils y obéissent tout de même. Je vous le dis, Peyrol, rien ne peut les arrêter. Ce peut être un regard ou un sourire, ou une ombre sur l’eau, ou une pensée qui vous passe par la tête. Pour mon pauvre frère et ma belle-sœur ç’a été le visage de leur enfant.»
Peyrol croisa les bras sur sa poitrine et baissa la tête. La mélancolie lui était tout à fait étrangère. Qu’est-ce que la mélancolie a à faire dans la vie d’un flibustier, d’un Frère-de-la-Côte, vie simple, aventureuse, précaire, exposée aux risques et qui ne laisse de loisir ni pour la réflexion, ni pour cet oubli momentané de soi qu’on appelle gaieté. Une sombre fureur, une réjouissance farouche, il avait connu cela par bouffées passagères venues du dehors: mais jamais ce sentiment profond et secret de la vanité de toutes choses, cette incertitude de la force qui l’habitait.
«Je me demande ce que sera pour moi ce signe», pensait-il; et il se dit avec dédain envers lui-même que pour lui il n’y aurait aucun signe et qu’il lui faudrait mourir dans son lit, comme un vieux chien de garde dans sa niche. Ayant touché le fond de l’abattement, il n’y avait plus devant lui qu’un trou noir dans lequel sa conscience tombait comme une pierre.
Le silence, qui avait peut-être duré une minute après que Catherine eut fini de parler, fut soudain traversé par une voix claire qui disait:
«Que complotez-vous donc là, tous les deux?»
C’était Arlette, plantée à la porte de la salle. Le reflet de la lumière dans le blanc de ses yeux faisait ressortir son regard noir et pénétrant. La surprise fut complète. Le profil de Catherine, debout près de la table, sembla se raidir encore, si possible; on eût dit la statue anguleuse d’une vieille prophétesse de quelque tribu du désert. Arlette fit trois pas en avant. Chez Peyrol, même un étonnement extrême se manifestait par la fermeté. On l’avait connu pour ne jamais avoir l’air pris à l’improviste et l’âge avait accentué en lui ce trait d’un chef né. Il s’écarta un rien du bord de la table et lui dit de sa voix grave:
«Ma foi, patronne! Nous n’avions pas causé ensemble depuis si longtemps.»
Arlette se rapprocha encore. «Oui, je le sais, s’écria-t-elle. C’était horrible. Je vous ai observés tous les deux. Scevola est venu s’asseoir tout près de moi sur le banc. Il s’est mis à me parler, et alors je suis partie. Cet homme m’assomme. Et je vous trouve ici, vous autres, à ne rien dire. C’est insupportable. Qu’est-ce que vous avez tous les deux? Dites-moi, papa Peyrol, est-ce que vous ne m’aimez plus?» Sa voix remplissait la cuisine. Peyrol alla fermer la porte de la salle. En revenant, il fut frappé du rayonnement de vie qui animait Arlette et semblait faire pâlir les flammes de la lampe. Il dit en plaisantant à demi:
«Je ne sais pas si je ne vous aimais pas davantage quand vous étiez plus calme.
– Et ce que vous aimeriez le mieux, ce serait de me voir encore plus calme dans la tombe.»
Elle l’éblouissait. La vitalité s’écoulait de ses yeux, de ses lèvres, de toute sa personne, l’enveloppait comme un halo et… oui, vraiment, la plus faible rougeur du monde était venue colorer ses joues, à peine rosies, comme la lueur d’une flamme lointaine sur la neige. Elle leva les bras en l’air et laissa retomber ses mains de haut sur les épaules de Peyrol, et d’un regard noir et insistant elle arrêta les yeux désespérément fuyants du vieux marin. Il la sentit qui déployait toute sa séduction instinctive, en même temps que s’accroissait la force farouche des doigts qui s’accrochaient à lui.
«Non! Je ne peux plus me contenir! Monsieur Peyrol, papa Peyrol, vieux canonnier, horrible loup de mer, soyez un ange et dites-moi où il est?»
Le flibustier, qui ce matin même s’était montré aussi inébranlable qu’un roc sous l’étreinte du lieutenant Réal, sentit toute sa force l’abandonner sous les mains de cette femme, il répondit d’une voix épaisse:
«Il est allé à Toulon. Il avait besoin d’y aller.
– Pourquoi faire? Dites-moi la vérité.
– La vérité n’est pas bonne à savoir pour tout le monde», marmotta Peyrol avec la sensation affolante que le sol même se ramollissait sous ses pieds. «En service commandé», ajouta-t-il dans un grognement.
Les mains d’Arlette glissèrent soudainement des larges épaules de Peyrol. «En service commandé, répéta-t-elle. Quel service?» Sa voix s’étrangla et les mots: «Ah oui! son service!» parvinrent à peine jusqu’à Peyrol qui, aussitôt que les mains eurent lâché ses épaules, sentit sa force lui revenir et la terre molle redevenir ferme sous ses pieds. Juste en face de lui, Arlette, silencieuse, les bras pendants devant elle, les doigts entrelacés, semblait abasourdie que le lieutenant Réal ne fût pas délivré de tout lien terrestre comme un ange descendu du ciel et n’ayant de comptes à rendre qu’à ce Dieu qu’elle avait imploré. Il lui fallait donc le partager avec un service qui pouvait l’envoyer ici ou là. Elle se sentait une force, un pouvoir, plus grands que tout service.
«Peyrol», s’écria-t-elle doucement, «ne me brisez pas le cœur, mon cœur tout neuf qui vient de commencer à battre. Sentez comme il bat. Qui pourrait supporter cela?» Elle s’empara de la grosse main velue du flibustier et la pressa fortement contre sa poitrine. «Dites-moi quand il va revenir.
– Écoutez, patronne, il vaut mieux que vous montiez chez vous», commença Peyrol avec un grand effort et en retirant brusquement sa main captive. Il recula un peu en chancelant tandis qu’Arlette lui criait:
«Non! Vous n’allez plus m’envoyer promener comme vous le faisiez autrefois.» Dans toutes ses transformations, de la supplication à la colère, il n’y avait pas la moindre fausse note, si bien que ce débordement d’émotion avait le pouvoir déchirant d’un art inspiré. Elle se tourna avec violence vers Catherine qui n’avait ni bougé ni proféré un son. «Tout ce que vous pouvez faire tous les deux n’y changera rien désormais.» Et aussitôt elle se retourna vers Peyrol: «Vous me faites peur avec vos cheveux blancs. Allons!… Faut-il me mettre à genoux devant vous… Là!»
Peyrol la prit sous les coudes, la souleva de terre et la remit sur ses pieds comme si c’eût été un enfant. Aussitôt qu’il l’eut lâchée, elle se mit à frapper du pied.
«Êtes-vous donc stupide? s’écria-t-elle. Vous ne comprenez donc pas qu’il s’est passé quelque chose aujourd’hui?»
Pendant toute cette scène, Peyrol avait conservé son sang-froid le plus honorablement du monde, un peu comme un marin surpris par un grain blanc sous les Tropiques. Mais à ces mots une douzaine de pensées se précipitèrent à la fois dans son esprit à la poursuite de cette étonnante déclaration. Il était arrivé quelque chose. Où? Comment? À qui? Quoi? Cela ne pouvait s’être passé entre elle et le lieutenant. Il n’avait, lui semblait-il, pas perdu le lieutenant de vue depuis la première heure où ils s’étaient rencontrés le matin jusqu’au moment où il l’avait envoyé à Toulon en le poussant littéralement par les épaules: si ce n’est pendant qu’il dînait dans la pièce voisine, la porte ouverte, et pendant les quelques minutes qu’il avait passées à parler avec Michel dans la cour. Ce n’avait été là que quelques minutes et, aussitôt après, la vue du lieutenant assis sur le banc, l’air lugubre comme un corbeau solitaire, ne donnait guère l’impression d’une exaltation, d’une agitation, ni de toute autre émotion ayant trait à une femme. Devant ces difficultés, l’esprit de Peyrol se trouva soudain vide.
«Voyons, patronne», dit-il, incapable de rien trouver d’autre à dire, «qu’est-ce que c’est que toute cette agitation? Je l’attends de retour ici vers minuit.»
Il fut extrêmement soulagé de voir qu’elle le croyait. C’était la vérité. Il ne savait à vrai dire ce qu’il aurait pu inventer à l’improviste pour se débarrasser d’elle et la décider à aller se coucher. Elle le gratifia d’un froncement de sourcils farouche; et d’un ton terriblement menaçant, s’écria: «Si vous m’avez menti… Oh!»
Il eut un sourire indulgent. «Calmez-vous. Il sera ici peu après minuit. Vous pouvez aller dormir tranquille.»
Elle lui tourna dédaigneusement le dos et dit sèchement: «Allons, ma tante!» et elle se dirigea vers la porte menant au couloir. Arrivée là elle se retourna un moment, la main sur la poignée.
«Vous avez changé. Je ne peux plus me fier ni à l’un ni à l’autre de vous. Vous n’êtes plus les mêmes.»
Elle sortit. Alors seulement Catherine détacha son regard du mur pour croiser le regard de Peyrol. «Vous l’avez entendue? Nous, changés! C’est elle…»
Peyrol hocha la tête à deux reprises et il y eut un long silence pendant lequel les flammes de la lampe elles-mêmes demeurèrent immobiles.
«Suivez-la, mademoiselle Catherine», dit-il enfin avec une nuance de sympathie dans la voix. Elle ne bougea pas. «Allons, du courage», insista-t-il avec une sorte de déférence. «Essayez de la faire dormir.»
<a l:href="#_ftnref86">[86]</a> Allusion à un dicton: Out of sight out of mind (analogue à notre «Loin des yeux loin du coeur») popularisé par le poème «That Out of Sight» dans Songs in Absence (Chants de l’absence) d’Arthur Hugh Clough (1819-1861).
<a l:href="#_ftnref86">[87]</a> La formule anglaise presiding genius («génie qui préside») semble assez courante; elle l’est peut-être devenue sous l’influence d’une lettre du poète John Keats à son ami B.H. Haydon, où il parlait de «a good genius presiding over you» («un bon génie qui préside au-dessus de vous», c’est-à-dire qui vous dirige et vous protège).
<a l:href="#_ftnref88">[88]</a> Catherine dit en anglais a grey-haired man, serious; la place du deuxième adjectif est tout à fait contraire à l’usage anglais; bien entendu, le gallicisme est ici délibéré.
<a l:href="#_ftnref89">[89]</a> Le narrateur emploie ici le mot chieftainess, féminin archaïque de chieftain, terme lui-même assez rare.