158261.fb2 Le Fr?re-De-La-C?te - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 14

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XII

D’une allure lente et raide, Catherine sortit de la cuisine et, dans le corridor, trouva Arlette qui l’attendait, une bougie allumée à la main. Son cœur se remplit d’une désolation soudaine à la vue de ce jeune et beau visage autour duquel la tache de lumière mettait un halo et qui, se détachant sur l’obscurité, semblait avoir pour fond la muraille d’un cachot. Sa nièce la précéda aussitôt dans l’escalier, en murmurant avec fureur entre ses jolies dents: «Il s’imagine que je vais pouvoir dormir. Vieil imbécile!»

Peyrol ne quitta pas des yeux le dos droit de Catherine jusqu’à ce que la porte se fût refermée sur elle. Alors seulement il s’accorda le soulagement de laisser l’air s’échapper entre ses lèvres pincées et son regard errer librement tout autour de la pièce. Il saisit la lampe par l’anneau qui en surmontait la tige et passa dans la salle, en refermant derrière lui la porte de la cuisine plongée dans l’obscurité. Il posa la lampe sur la table même où le lieutenant Réal avait pris son repas de midi. Elle était encore recouverte d’une petite nappe blanche et la chaise était restée placée de biais telle qu’il l’avait repoussée en se levant. Une autre des nombreuses chaises de la salle était visiblement placée de façon à faire face à la table. Peyrol, à cette vue, se dit amèrement: «Elle sera restée là à le contempler comme s’il était tout couvert de dorures, avec trois têtes et sept bras attachés au corps», comparaison empruntée à certaines idoles qu’il avait vues dans un temple indien [90]. Sans être iconoclaste, Peyrol éprouva positivement un malaise à ce souvenir et il s’empressa de sortir. Le grand nuage s’était divisé et ses immenses débris s’en allaient d’une marche imposante vers l’ouest, comme chassés devant la lune qui se levait. Scevola, qui s’était étendu de tout son long sur le banc, se redressa soudain et se tint très droit.

«On a fait un petit somme en plein air?» lui dit Peyrol tout en regardant vaguement l’espace lumineux derrière l’arrière-garde des nuages qui s’éloignaient en se bousculant là-haut.

«Je ne dormais pas, répondit le sans-culotte. Je n’ai pas fermé l’œil, pas un instant.

– C’est probablement que vous n’aviez pas sommeil», répondit tranquillement Peyrol dont la pensée restait fixée fort loin de là sur le navire anglais. Son œil intérieur se représentait la silhouette noire de la corvette se découpant sur la grève blanche des Salins, dont la courbe étincelait sous la lune; cependant il poursuivit lentement: «Car ce ne peut pas être le bruit qui vous a empêché de dormir.» Sur le terre-plein d’Escampobar, déjà les ombres s’allongeaient sur le sol, tandis que le flanc de la colline de guet demeurait sombre encore, mais bordé d’une lueur croissante. Et la douceur de cette paix était telle qu’elle adoucit un moment l’attitude intérieure de dureté qu’avait Peyrol à l’endroit de l’humanité en général, y compris le commandant du navire anglais. Au milieu de ses préoccupations, le vieux flibustier savoura ce moment de sérénité.

«C’est un endroit maudit!» déclara soudain Scevola.

Sans même tourner la tête, Peyrol lui jeta un regard de côté. Bien qu’il se fût redressé assez rapidement de sa position allongée, le citoyen semblait tout avachi: il était assis, ramassé sur lui-même, les épaules arrondies, les mains sur les genoux. Avec son regard fixe, il avait, dans le clair de lune, l’air d’un enfant malade.

«C’est un endroit fait à souhait pour fomenter des trahisons. On s’y sent plongé jusqu’au cou.»

Il frissonna et poussa un long et irrésistible bâillement nerveux qui fit luire, dans une bouche rétractée [91] et béante, de longues canines inattendues, qui révélaient l’inquiète panthère tapie dans l’homme.

«Oui, il y a bien de la trahison dans l’air. Vous ne concevez pas ça, citoyen?

– Assurément non», déclara Peyrol avec un mépris serein. «Quelle trahison complotez-vous donc?» ajouta-t-il négligemment sur le ton de la conversation tout en savourant le charme du soir au clair de lune.

Scevola, si éloigné qu’il fût de s’attendre à cette réplique, n’en réussit pas moins à émettre presque aussitôt une sorte de rire grinçant.

«Elle est bien bonne! Ha, ha, ha!… moi!… comploter… pourquoi moi?

– Ma foi! fit tranquillement Peyrol, nous ne sommes pas si nombreux ici à pouvoir fomenter des trahisons. Les femmes sont montées se coucher: Michel est en bas sur la tartane. Il y a moi, et vous n’oseriez tout de même pas me soupçonner de trahison. Alors? Il ne reste guère que VOUS.»

Scevola se secoua. «Ce n’est pas là une plaisanterie. J’ai fait la chasse à la trahison, moi. Je…»

Il se calma. Il était en proie à des soupçons sentimentaux. Peyrol évidemment ne lui parlait ainsi que pour l’irriter et se débarrasser de lui; mais dans l’état particulier de ses sentiments, Scevola avait une conscience aiguë de chaque syllabe de ces remarques offensantes. «Ah! pensa-t-il, il n’a pas mentionné le lieutenant.» Cette omission parut au patriote d’une immense importance. Si Peyrol n’avait pas mentionné le lieutenant, c’est qu’ils avaient tous deux ensemble comploté quelque trahison, tout l’après-midi à bord de cette tartane. C’est pourquoi on ne les avait vus ni l’un ni l’autre de presque toute la journée. En fait, Scevola avait, lui aussi, vu Peyrol revenir à la ferme dans la soirée, seulement il l’avait vu d’une autre fenêtre qu’Arlette. C’était quelques minutes avant qu’il n’essayât d’ouvrir la porte du lieutenant, pour voir si Réal était dans sa chambre. Il s’était à regret éloigné sur la pointe des pieds, et en entrant dans la cuisine il n’y avait trouvé que Catherine et Peyrol. Aussitôt qu’Arlette les eut rejoints, une inspiration soudaine le fit monter en hâte mettre de nouveau la porte à l’épreuve. Elle était ouverte à présent! Preuve évidente que c’était Arlette qui s’y était enfermée. En découvrant qu’elle entrait ainsi dans la chambre du lieutenant comme chez elle, Scevola reçut un choc si douloureux qu’il pensa en mourir. Il était maintenant hors de doute que le lieutenant avait passé son temps à conspirer avec Peyrol à bord de cette tartane; qu’auraient-ils pu aller y faire d’autre? «Mais pourquoi Réal n’était-il pas remonté ce soir avec Peyrol?» se demandait Scevola, assis sur le banc, les mains jointes serrées entre ses genoux… «C’est une ruse de leur part», conclut-il soudainement. «Les conspirateurs évitent toujours de se faire voir ensemble. Ah!»

Ce fut comme si quelqu’un lui avait allumé un feu d’artifice dans le cerveau. Il en fut illuminé, ébloui, confondu, il en eut un sifflement dans les oreilles et des gerbes d’étincelles devant les yeux. Quand il leva la tête, il vit qu’il était seul. Peyrol avait disparu. Scevola crut se rappeler avoir entendu quelqu’un prononcer les mots: «Bonne nuit» et la porte de la salle claquer. Et, en effet, la porte de la salle était maintenant fermée. Une lueur blafarde brillait à la fenêtre la plus proche de cette porte. Peyrol avait éteint trois des becs de la lampe et était maintenant étendu sur l’une des longues tables, avec cette faculté de s’accommoder d’une planche qu’un vieux loup de mer ne perd jamais. Il avait décidé de rester en bas simplement pour être plus accessible et il ne s’était pas allongé sur l’un des bancs le long du mur parce qu’ils étaient trop étroits. Il avait laissé l’une des mèches allumée pour que le lieutenant sût où le trouver, et il était assez fatigué pour penser qu’il pourrait dormir une heure ou deux avant que Réal ne revînt de Toulon. Il s’installa, un bras sous la tête, comme s’il était sur le pont d’un corsaire et il était loin de penser que Scevola regardait à travers les vitres; mais elles étaient si petites et si poussiéreuses que le patriote ne put rien distinguer. Ç’avait été de sa part un mouvement purement instinctif. Il n’eut même pas conscience d’avoir regardé à l’intérieur. Il s’éloigna, alla jusqu’au bout du mur de la maison, revint sur ses pas, marcha de nouveau jusqu’à l’autre bout: on eût dit qu’il avait peur de dépasser ce mur contre lequel il chancelait par moments. «Conspiration, conspiration!» se disait-il. Il était maintenant absolument certain que le lieutenant se cachait encore sur cette tartane et attendait seulement que tout fût tranquille pour se glisser jusqu’à sa chambre où Scevola avait la preuve formelle qu’Arlette était habituée à se sentir comme chez elle. Le dépouiller de ses droits à lui sur Arlette était évidemment une partie du complot.

«Ai-je été l’esclave de ces deux femmes, ai-je attendu toutes ces années pour voir cette créature corrompue s’enfuir ignominieusement avec un ci-devant, avec un conspirateur aristocrate?»

Sa vertueuse indignation lui donnait le vertige.

Les preuves étaient suffisantes pour qu’un tribunal révolutionnaire leur fît couper la tête à tous. Un tribunal! il n’y avait plus de tribunal! Plus de justice révolutionnaire! Plus de patriotes! Dans sa détresse, il heurta le mur de l’épaule avec tant de force que cela le fit rebondir. Ce monde-ci n’était pas fait pour des patriotes.

«Si je m’étais trahi dans la cuisine, ils m’y auraient assassiné.»

Il pensa qu’il en avait déjà trop dit. Trop. «De la prudence! De la précaution!» se répétait-il en gesticulant des deux bras. Tout à coup, il trébucha et il entendit tomber quelque chose à ses pieds avec un bruit métallique stupéfiant. «Ils essayent de me tuer maintenant», pensa-t-il, tremblant de frayeur. Il se résigna à la mort. Un profond silence régnait aux alentours. Il ne se produisit rien d’autre. Il se baissa craintivement pour regarder l’objet et reconnut par terre sa propre fourche. Il se rappela l’avoir laissée à midi appuyée contre le mur. C’était son pied qui l’avait fait tomber. Il se jeta sur elle avidement. «Voilà ce qu’il me faut! murmura-t-il fiévreusement. Je suppose qu’à cette heure-ci le lieutenant pensera que je suis allé me coucher.»

Il se colla bien droit contre le mur, tenant la fourche le long du corps comme un mousquet, l’arme au pied. La lune, dépassant la crête de la colline, inonda soudain de sa froide lumière la façade de la maison, mais il ne s’en rendit pas compte, il s’imaginait encore embusqué dans l’ombre, et il était là, immobile, les yeux fixés sur le sentier qui menait à la crique. Ses dents claquaient d’une sauvage impatience.

Il était si parfaitement visible dans sa rigidité de mort, que Michel, débouchant du ravin, s’arrêta tout net, le prenant pour une apparition surnaturelle. Scevola, de son côté, distingua l’ombre mouvante d’un homme – l’homme! – et il s’élança en avant sans réfléchir, en abaissant les dents de la fourche, comme il eût fait d’une baïonnette. Il ne poussa aucun cri. Il fonça droit devant lui, en grognant comme un chien, et plongea tête baissée avec son arme.

Michel, comme un être primitif qui ne s’embarrassait pas de quelque chose d’aussi incertain que l’intelligence, fit instantanément un bond de côté avec la précision d’un animal sauvage; mais il y avait tout de même assez de l’être humain en lui pour demeurer ensuite paralysé d’étonnement. L’élan de son assaut avait entraîné Scevola de plusieurs mètres dans la descente avant qu’il fût en mesure de faire volte-face et de prendre une attitude offensive. Les deux adversaires se reconnurent alors. Le terroriste s’écria: «Michel?» et Michel s’empressa de ramasser une grosse pierre.

«Holà, Scevola», cria-t-il, non pas à très haute voix, mais pourtant d’un ton fort menaçant. «Qu’est-ce qui vous prend?… N’approchez pas, ou je vous balance cette pierre sur la tête, et je m’y connais!»

Scevola laissa la fourche reposer à terre avec un bruit sourd. «Je ne te reconnaissais pas, dit-il.

– C’est un mensonge. Qui croyiez-vous donc que j’étais? L’autre peut-être! Je n’ai pas la tête bandée, il me semble?»

Scevola se mit à regrimper la pente. «Quoi? demanda-t-il. De quelle tête parles-tu?

– Je dis que si vous approchez je vous assomme avec cette pierre, répondit Michel. On ne peut pas se fier à vous quand la lune est pleine. Vous ne m’avez pas reconnu! Est-ce une raison pour se jeter sur les gens comme cela. Vous n’avez rien contre moi, n’est-ce pas?

– Non», répondit avec hésitation l’ex-terroriste tout en observant attentivement Michel qui gardait encore la pierre à la main.

«Il y a des années que les gens disent que vous êtes un peu cinglé», déclara Michel avec intrépidité, car l’autre était assez déconfit pour donner du cœur même à un lièvre craintif. «Si on ne peut plus maintenant monter faire un somme sous le hangar, sans s’exposer à être poursuivi à coups de fourche, eh bien!…

– J’allais seulement ranger cette fourche», s’écria Scevola avec volubilité. «Je l’avais laissée contre le mur et je l’ai aperçue tout à coup en passant; alors je me suis dit que j’allais la porter dans l’écurie avant d’aller me coucher. Voilà tout.»

Michel en resta un peu bouche bée. «Que penses-tu donc que je ferais d’une fourche à cette heure-ci de la nuit, sinon la ranger? reprit Scevola.

– Je me le demande!» marmotta Michel qui commençait à n’en plus croire ses sens.

«Tu t’en vas flâner comme un sot et tu t’imagines un tas de choses absurdes, espèce de grand imbécile. Tout ce que je voulais, c’était te demander si tout allait bien en bas, et toi, comme un idiot, tu te jettes de côté en bondissant comme un cabri et tu t’en vas ramasser une pierre. C’est à toi que la lune a dérangé la tête, pas à moi. Allez, jette-moi ça.»

Habitué à faire ce qu’on lui disait, Michel écarta lentement les doigts, sans être tout à fait convaincu, mais en pensant qu’il y avait peut-être du vrai là-dedans. Scevola, comprenant qu’il avait l’avantage, se mit à l’injurier.

«Tu es dangereux. On devrait t’attacher les pieds et les mains, quand la lune est pleine. Qu’est-ce que tu viens de dire à propos d’une tête? Quelle tête?

– J’ai dit que je n’avais pas la tête fracassée.

– C’est tout?» dit Scevola. Il se demandait ce qui avait bien pu arriver en bas pendant l’après-midi pour que quelqu’un eût eu la tête fracassée. Manifestement il devait y avoir eu une bagarre ou un accident; en tout cas, il pensa que c’était pour lui une circonstance favorable, car évidemment un homme à la tête bandée était en position d’infériorité. Il inclinait plutôt à croire que ç’avait été quelque accident stupide et regretta vivement que le lieutenant ne se fût pas tué du coup, il se retourna pour dire à Michel d’un ton acide:

«Maintenant, tu peux aller au hangar. Et n’essaye plus de me jouer un de tes tours, sinon, la prochaine fois que tu ramasseras une pierre, je te tire dessus comme sur un chien.»

Il se dirigea vers la barrière de la cour qui restait toujours ouverte en lançant cet ordre à Michel par-dessus son épaule: «Va dans la salle. Quelqu’un a laissé de la lumière. On dirait qu’ils sont tous devenus fous aujourd’hui. Porte la lampe dans la cuisine, éteins-la bien et vois si la porte qui donne sur la cour est bien fermée. Je vais me coucher.» Il franchit la barrière, mais ne pénétra pas très avant dans la cour. Il s’arrêta pour regarder Michel exécuter cet ordre. Allongeant prudemment la tête en avant du pilier de la barrière, Scevola attendit d’avoir vu Michel ouvrir la porte de la salle, puis franchit en quelques bonds le terrain plat et s’élança dans le sentier du ravin. Il lui fallut moins d’une minute. Il avait toujours sa fourche sur l’épaule. Son seul désir était de ne pas être dérangé; à part cela, il ne se souciait aucunement de ce que faisaient les autres, de ce qu’ils pensaient ni de la façon dont ils se conduisaient. Il était complètement en proie à son idée fixe. Il n’avait pas de plan, mais il avait un principe d’action: c’était d’atteindre le lieutenant à son insu, et si l’homme mourait sans savoir quelle main l’avait frappé, tant mieux. Scevola allait agir pour la cause de la vertu et de la justice. Ce n’était aucunement là une question de querelle personnelle. Pendant ce temps, Michel, en entrant dans la salle, avait découvert Peyrol profondément endormi sur une table. En dépit de son respect illimité pour Peyrol, sa simplicité était telle qu’il se mit à secouer son maître par l’épaule, comme s’il se fût agi d’un simple mortel. Peyrol passa si rapidement de l’inertie à la position assise que Michel en recula d’un pas et attendit qu’on lui adressât la parole. Mais comme Peyrol se contentait de le regarder fixement, Michel prit l’initiative de prononcer une courte phrase:

«Il s’y met!» Peyrol ne paraissait pas complètement réveillé: «Qu’est-ce que tu veux dire? demanda-t-il.

– Il s’agite pour essayer de s’enfuir.»

Peyrol était maintenant tout à fait réveillé. Il retira même ses pieds de dessus la table.

«Vraiment? Tu n’as donc pas cadenassé la porte de la cabine?»

Michel, très effrayé, expliqua qu’on ne lui avait jamais dit de le faire.

«Non?» remarqua Peyrol paisiblement. «J’ai dû oublier.» Mais Michel ne se calmait pas et murmura: «Il est en train de s’enfuir.

– Ça va bien! dit Peyrol, ne te mets pas martel en tête. Il ne s’enfuira pas bien loin, va.»

Une grimace se dessina lentement sur le visage de Michel. «S’il veut grimper en haut des rochers, il ne tardera pas à se casser le cou, dit-il. Et il n’ira certainement pas très loin, pour sûr.

– Eh bien! tu vois! lui dit Peyrol.

– Et il n’a pas l’air bien solide non plus. Il est sorti à quatre pattes de la cabine, est allé jusqu’au petit tonneau d’eau et il s’est mis à boire, à boire. Il a dû le vider à moitié. Après quoi, il s’est mis sur ses jambes. J’ai déguerpi sur le rivage, aussitôt que je l’ai entendu remuer», continua-t-il d’un ton d’intense contentement de soi. «Je me suis caché derrière un rocher pour l’observer.

– Fort bien», déclara Peyrol. Après cette parole de louange, le visage de Michel arbora en permanence un grand sourire.

«Il s’est assis sur le pont arrière», reprit-il, comme s’il racontait une énorme farce, «les pieds ballants au-dessus de la cale, et que le diable m’emporte s’il ne s’est pas mis à piquer un somme, adossé au tonneau. Sa tête tombait et il se rattrapait, sa grosse tête blanche. Et puis, j’en ai eu assez de regarder ça. Et comme vous m’aviez dit de ne pas rester sur son passage, j’ai pensé qu’il valait mieux monter ici dormir dans le hangar. J’ai bien fait, n’est-ce pas?

– Tout à fait bien, déclara Peyrol. Eh bien, va-t’en maintenant dans le hangar. Ainsi tu l’as laissé assis sur le pont arrière?

– Oui, dit Michel. Mais il était en train de s’animer. Je n’avais pas fait dix mètres que j’ai entendu à bord un terrible coup. Je pense qu’il aura essayé de se lever et qu’il sera dégringolé dans la cale.

– Dégringolé dans la cale? répéta brusquement Peyrol.

– Oui, notre maître. J’ai pensé d’abord à retourner voir, mais vous m’aviez mis en garde contre lui, n’est-ce pas? Et je crois vraiment que rien ne peut le tuer.»

Peyrol descendit de la table avec un air préoccupé qui eût surpris Michel s’il n’eût été absolument incapable d’observation.

«Il faut s’occuper de cela», murmura-t-il, en boutonnant la ceinture de son pantalon. «Passe-moi mon gourdin, là, dans le coin. Et maintenant va dans le hangar. Que diable fais-tu à la porte? Tu ne connais pas le chemin du hangar?» Cette dernière remarque était due au fait que Michel, à la porte de la salle, avançait la tête et regardait de droite et de gauche pour examiner la façade de la maison.

«Qu’est-ce qui t’arrive? Tu ne supposes pas qu’il ait pu te suivre si rapidement jusqu’ici?

– Oh! non, notre maître, c’est tout à fait impossible, mais j’ai vu ce sacré Scevola qui faisait les cent pas par ici. Je n’ai pas envie de le rencontrer de nouveau.

– Il se promenait dehors?» demanda Peyrol d’un air ennuyé. «Eh bien! qu’est-ce que tu crois qu’il peut te faire? Quelles drôles d’idées tu te fourres dans la tête. Tu deviens de pire en pire. Allons, sors.»

Peyrol éteignit la lampe et en sortant, ferma la porte sans le moindre bruit. Apprendre que Scevola circulait ainsi ne lui plaisait guère, mais il pensa que le sans-culotte s’était probablement rendormi et qu’après s’être réveillé il était en train de gagner son lit quand Michel l’avait rencontré. Il avait son idée personnelle sur la psychologie du patriote, et ne pensait pas que les deux femmes fussent en danger. Néanmoins il alla jusqu’au hangar et entendit remuer la paille où Michel se disposait à passer la nuit.

«Debout», lui dit-il à voix basse. «Chut, ne fais pas de bruit. Va dans la maison dormir au pied de l’escalier. Si tu entends des voix, monte à l’étage, et si tu aperçois Scevola, tombe-lui dessus. Tu n’as pas peur de lui, je suppose?

– Non, si vous me dites qu’il ne faut pas», répliqua Michel qui, après avoir ramassé ses souliers (un cadeau de Peyrol), s’en alla pieds nus jusqu’à la maison. Le Frère-de-la-Côte le regarda se glisser sans bruit par la porte de la salle. Ayant ainsi, en quelque sorte, protégé sa base, Peyrol descendit le ravin avec des mouvements prudemment calculés. Quand il fut arrivé au petit creux de terrain d’où l’on pouvait apercevoir les têtes de mâts de la tartane, il s’accroupit et attendit. Il ne savait pas ce que son prisonnier avait fait ni ce qu’il était en train de faire et ne se souciait pas de se trouver par mégarde sur le chemin de sa fuite. La lune d’un jour était assez haute pour réduire les ombres à presque rien et les rochers étaient inondés d’un éclat jaune, tandis que les buissons, par contraste, paraissaient très noirs. Peyrol réfléchit qu’il n’était pas très bien dissimulé. Ce silence continu finit par l’impressionner. «Il est parti», pensa-t-il. Pourtant il n’en était pas sûr. Personne ne pouvait en être sûr. Il calcula qu’il y avait à peu près une heure que Michel avait quitté la tartane; c’était suffisant pour qu’un homme, même à quatre pattes, eût pu se traîner jusqu’au bord de la crique. Peyrol regrettait d’avoir frappé si fort. Il aurait pu atteindre son but avec moitié moins de force. D’un autre côté toutes les manœuvres de son prisonnier, telles que les avait rapportées Michel, semblaient tout à fait rationnelles. L’homme, cela va sans dire, était sérieusement ébranlé. Peyrol éprouvait comme un désir d’aller à bord lui donner quelque encouragement et même lui prêter activement assistance.

Un coup de canon venu de la mer vint lui couper la respiration, pendant qu’il était là à méditer. Une minute plus tard, un second coup envoya une autre vague de bruit sourd parmi les rochers et les collines de la presqu’île. Le silence qui suivit fut si profond qu’il sembla pénétrer jusque dans l’intérieur de la tête de Peyrol et engourdir un moment toutes ses pensées. Mais il avait commencé de se traîner jusqu’au rivage. Le navire appelait son homme.

En fait, ces deux coups de canon avaient bien été tirés par l’Amelia. Après avoir doublé le cap Esterel, le capitaine Vincent vint mouiller court [92] devant la plage, exactement comme Peyrol l’avait supposé. Entre six et neuf heures environ l’Amelia resta là avec ses voiles larguées sur les cargues [93]. Juste avant le lever de la lune le commandant monta sur le pont et après un court entretien avec son premier lieutenant donna l’ordre à l’officier de manœuvre d’appareiller et de remettre le cap sur la Petite Passe. Il descendit alors et on fit aussitôt passer l’ordre que le capitaine demandait M. Bolt. Quand le lieutenant parut à la porte de sa cabine, le capitaine Vincent lui fit signe de s’asseoir.

«Je crois que je n’aurais pas dû vous écouter, dit-il. Pourtant, l’idée était séduisante, mais ce que d’autres en penseraient, je me le demande. La perte de notre homme est le pire de l’affaire. J’ai idée que nous pourrions le rattraper. Peut-être a-t-il été pris par des paysans, ou a-t-il eu un accident. Il est intolérable de l’imaginer affalé au pied d’un rocher avec une jambe cassée. J’ai donné l’ordre d’armer les canots numéros 1 et 2 et je me propose de vous en confier le commandement, pour entrer dans la crique, et s’il le faut, vous avancer un peu dans l’intérieur pour faire des recherches. À ma connaissance, il n’y a jamais eu de troupes sur cette presqu’île. La première chose que vous ferez, c’est d’examiner la côte.»

Il lui parla encore un moment, lui donnant des instructions plus détaillées, puis il monta sur le pont. L’Amelia avec ses deux canots à la remorque, au long du bord, s’avança à mi-chemin de la Passe et les deux canots reçurent, alors, l’ordre de continuer. Juste avant qu’ils ne débordassent [94], on tira deux coups de canon très rapprochés.

«Comme cela, Bolt», expliqua le capitaine Vincent, «Symons devinera que nous sommes à sa recherche et s’il se cache quelque part près du rivage, il ne manquera pas de descendre à un endroit où vous pourrez le voir.»


  1. <a l:href="#_ftnref90">[90]</a> Dans les temples indiens, les figures ayant plus de deux bras (par exemple quatre, ou six, ou dix) ne sont pas rares; les trois têtes sont fréquentes; cependant un brahma de Kuruwatti (près de Madras) a quatre têtes et quatre bras, et une statue d’Aripacan-Maiijuru, au Bengale, trois têtes et six bras. Un nombre impair de bras serait plus insolite.

  2. <a l:href="#_ftnref91">[91]</a> Le mot retracted employé ici est rare en anglais, surtout en ce sens, mais il se rencontre plusieurs fois dans Victoire quand l’auteur décrit Ricardo.

  3. <a l:href="#_ftnref92">[92]</a> En anglais: dropped an anchor under foot. L’intention est de s’amarrer momentanément, sur une seule ancre et de façon précaire.

  4. <a l:href="#_ftnref92">[93]</a> Les cargues sont les cordages servant à retrousser les voiles sur elles-mêmes.

  5. <a l:href="#_ftnref94">[94]</a> Déborder: s’éloigner du flanc du navire.