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La rencontre du lieutenant et de Peyrol, à minuit, se fit dans un parfait silence. Peyrol, assis sur le banc devant la salle, avait entendu des pas monter le chemin de Madrague bien avant que le lieutenant ne devînt visible. Mais il ne fit pas le moindre mouvement. Il ne le regarda même pas. Le lieutenant, débouclant son ceinturon, s’assit sans prononcer une parole. La lune, seul témoin de cette rencontre, semblait éclairer deux amis si identiques de pensée et de sentiments qu’ils pouvaient entrer en communion sans rien dire. Ce fut Peyrol qui parla le premier.
«Vous êtes à l’heure.
– Ç’a été toute une affaire que de dénicher les gens et de faire timbrer le certificat. Tout était fermé. L’amiral du port donnait un grand dîner, mais il est venu me parler quand on lui eut dit mon nom. Et tout le temps, voyez-vous, canonnier, je me demandais si je vous reverrais jamais de ma vie. Même une fois le certificat dans ma poche, quelle qu’en soit la valeur, je me le demandais encore.
– Que diable pensiez-vous qu’il allait m’arriver?» grommela Peyrol sans conviction. Il avait jeté sous le banc étroit la fourche mystérieuse et, avec ses pieds, il la sentait là, posée contre le mur.
«Non, ce que je me demandais, c’était si je reviendrais jamais ici.»
Réal tira de sa poche une feuille de papier pliée en quatre et la jeta sur le banc. Peyrol la prit négligemment. Ce papier n’était destiné qu’à jeter de la poudre aux yeux des Anglais. Le lieutenant, au bout d’un moment de silence, reprit avec la sincérité d’un homme qui souffre trop pour garder par-devers lui ses ennuis:
«J’ai eu à soutenir un rude combat.
– Il était trop tard», déclara Peyrol fort catégoriquement. «Vous deviez revenir ici, ne fût-ce que par pudeur; et maintenant que vous voilà revenu, vous n’avez pas l’air bien heureux.
– Ne vous occupez pas de quoi j’ai l’air, canonnier. Je suis décidé.»
Une pensée féroce, encore qu’assez agréable, traversa l’esprit de Peyrol. C’était que cet homme venu en intrus dans la sinistre solitude d’Escampobar où, lui, Peyrol, avait réussi à maintenir l’ordre, était en proie à une illusion. Décidé! Bah! Sa décision n’avait rien à voir avec son retour. Il était revenu parce que, selon l’expression de Catherine, «la mort lui avait fait signe». Cependant, le lieutenant Réal souleva son chapeau pour essuyer son front moite.
«J’ai décidé de jouer le rôle de courrier. Comme vous l’avez dit vous-même, Peyrol, impossible d’acheter un homme – je veux dire un homme honnête – il vous faut donc me trouver le bâtiment et je me charge du reste. Dans deux ou trois jours… Vous êtes moralement obligé de me confier votre tartane.»
Peyrol ne répondit rien. Il songeait que Réal avait reçu son signe, mais qu’annonçait-il: mourir de faim ou de maladie à bord d’un ponton anglais, ou de quelque autre manière? On ne pouvait le dire. Cet officier n’était pas un homme à qui il pût se fier; à qui il pût raconter, par exemple, l’histoire de son prisonnier et ce qu’il en avait fait. À vrai dire, l’histoire était complètement incroyable. L’Anglais qui commandait cette corvette n’avait aucune raison visible, concevable, ni vraisemblable, d’envoyer une embarcation dans la crique plutôt que dans n’importe quel autre endroit. Peyrol lui-même avait peine à croire que ce fût arrivé. Et il se disait: «Si j’allais lui raconter cela, ce lieutenant me prendrait pour un vieux coquin qui est traîtreusement en intelligence avec les Anglais depuis Dieu sait combien de temps. Je ne pourrais pas le persuader que cela a été pour moi aussi imprévu que si la lune tombait du ciel.»
«Je me demande», dit-il brusquement, mais sans élever la voix, «ce qui a bien pu vous faire revenir ici tant de fois!» Réal s’adossa au mur et, croisant les bras, prit son attitude habituelle pour leurs conversations à loisir.
«L’ennui, Peyrol», dit-il d’un ton lointain. «Un satané ennui.»
Peyrol, comme s’il eût été incapable de résister à la force de l’exemple, prit aussi la même pose et répondit:
«Vous avez l’air d’un homme qui ne se fait pas d’amis.
– C’est vrai, Peyrol. Je crois que je suis ce genre d’homme.
– Quoi, pas le moindre ami? Pas même une petite amie d’aucune sorte?»
Le lieutenant Réal appuya sa tête contre le mur sans rien répondre. Peyrol se leva.
«Oh! alors, si vous disparaissiez pendant des années à bord d’un ponton anglais, personne ne s’en inquiéterait. Donc, si je vous donnais ma tartane, vous partiriez?
– Oui, je partirais tout de suite.» Peyrol se mit à rire bruyamment en renversant la tête en arrière. Soudain son rire s’arrêta court, et le lieutenant fut stupéfait de le voir chanceler comme s’il avait reçu un coup dans la poitrine. En donnant ainsi libre cours à son amère gaieté, l’écumeur de mer venait d’apercevoir le visage d’Arlette à la fenêtre ouverte de la chambre du lieutenant. Il se laissa retomber lourdement sur le banc sans pouvoir articuler un mot. La surprise du lieutenant fut telle qu’il en détacha la tête du mur et se mit à le regarder. Peyrol, se baissant soudain, commença à tirer la fourche de sa cachette. Puis il se leva et s’appuya sur l’outil, tout en regardant Réal qui, la tête levée, le considérait avec une surprise nonchalante. Peyrol se demandait: «Vais-je l’embrocher au bout de cette fourche, et descendre en le portant ainsi pour le jeter à la mer?» Il éprouva soudain une pesanteur dans les bras et dans le cœur qui lui rendait tout mouvement impossible. Ses membres raides et impuissants lui refusaient tout service… C’était à Catherine de veiller sur sa nièce. Il était sûr que la vieille femme n’était pas loin. Le lieutenant le vit absorbé à examiner soigneusement les crocs de la fourche, il y avait quelque chose de bizarre dans tout cela.
«Eh bien! Peyrol! Qu’y a-t-il?» ne put-il s’empêcher de lui demander.
«Je regardais tout simplement, répondit Peyrol. Une des dents est un peu ébréchée. J’ai trouvé cet instrument dans un endroit invraisemblable.»
Le lieutenant le considérait toujours avec curiosité.
«Oui, je sais! Elle était sous le banc.
– Hum!» dit Peyrol qui avait repris un peu d’empire sur lui-même. «Elle appartient à Scevola.
– Vraiment?» dit le lieutenant en s’accotant de nouveau au mur.
Son intérêt paraissait épuisé, mais Peyrol ne bougeait toujours pas.
«Vous allez et venez en faisant une figure d’enterrement!» remarqua-t-il soudainement d’une voix grave. «Bon sang! lieutenant, je vous ai entendu rire une ou deux fois, mais du diable si je vous ai jamais vu sourire. C’est à croire qu’on vous a ensorcelé au berceau.»
Le lieutenant Réal se leva comme mû par un ressort. «Ensorcelé», répéta-t-il en se tenant très raide. «Au berceau, hein!… Non, je ne crois pas que ç’ait été si tôt que cela.»
Le visage impassible et tendu, il s’avança droit sur Peyrol comme un aveugle. Surpris, celui-ci s’écarta et, tournant les talons, le suivit des yeux. Le lieutenant, comme attiré par un aimant, poursuivit sa marche vers la porte de la maison. Peyrol, les yeux fixés sur le dos de Réal, le laissa presque atteindre la porte avant de crier avec hésitation: «Dites donc, lieutenant!» À son extrême surprise, Réal fit brusquement demi-tour comme si on l’avait touché.
«Ah, oui!» répondit-il à mi-voix lui aussi. «Il faudra que nous discutions cette question demain.»
Peyrol, qui s’était avancé tout près de lui, murmura avec une intonation qui parut absolument farouche: «Discuter? Non! Il faut que la chose soit mise à exécution demain. Je vous ai attendu la moitié de la nuit rien que pour vous le dire.»
Le lieutenant Réal fit un signe d’assentiment. Son visage avait une expression si figée que Peyrol se demanda s’il avait compris. Il ajouta:
«Ça ne va pas être un jeu d’enfant.» Le lieutenant allait ouvrir la porte lorsque Peyrol l’arrêta: «Un moment!» Et de nouveau le lieutenant se retourna en silence.
«Michel dort quelque part dans l’escalier. Voulez-vous simplement le réveiller et lui dire que je l’attends dehors? Il faut que nous passions, lui et moi, la fin de la nuit à bord de la tartane et que nous nous mettions à l’ouvrage au lever du jour pour la tenir prête à prendre la mer. Oui, lieutenant, à midi. Dans douze heures vous direz adieu à la belle France.»
Les yeux du lieutenant Réal qui le regardaient par-dessus son épaule avaient au clair de lune l’aspect vitreux et fixe des yeux d’un mort. Mais il entra. Peyrol entendit bientôt à l’intérieur quelqu’un tituber dans le corridor et Michel s’élança dehors, tête baissée; mais après avoir trébuché une ou deux fois, il se mit à se gratter la tête et à regarder de tous côtés dans le clair de lune sans apercevoir Peyrol qui, à cinq pieds de là, le regardait. À la fin, Peyrol lui dit:
«Allons, réveille-toi! Michel! Michel!
– Voilà, notre maître.
– Regarde ce que j’ai ramassé, dit Peyrol. Va me ranger ça.»
Michel ne faisait pas mine de vouloir toucher la fourche que lui tendait Peyrol.
«Qu’est-ce qui ne va pas? demanda Peyrol.
– Rien, rien! Seulement la dernière fois que je l’ai vue c’était sur l’épaule de Scevola.» Il regarda vers le ciel. «Il y a un peu plus d’une heure.
– Que faisait-il?
– Il allait dans la cour pour ranger la fourche.
– Eh bien, c’est toi qui vas maintenant aller dans la cour pour la ranger, lui dit Peyrol, et ne traîne pas.» Il attendit, la main au menton, que son séide eût reparu devant lui. Mais Michel n’était pas revenu de sa surprise.
«Il allait se coucher, vous savez, dit-il.
– Et après? Il allait… il n’est pas allé dormir dans l’écurie, par hasard? Cela lui arrive quelquefois, tu sais.
– Je sais. J’ai regardé. Il n’y est pas», dit Michel tout à fait réveillé maintenant et les yeux ronds.
Peyrol se mit en route vers la crique. Après avoir fait deux ou trois pas il se retourna et vit Michel immobile à l’endroit où il l’avait laissé.
«Allons! s’écria-t-il, il va nous falloir mettre la tartane en état de prendre la mer dès le lever du jour.»
Debout dans la chambre du lieutenant, juste en arrière de la fenêtre ouverte, Arlette écouta leurs voix et le bruit de leurs pas diminuer en descendant la pente. Avant que ce bruit ne se fût tout à fait dissipé, elle se rendit compte qu’un pas léger s’approchait de la porte de la chambre.
Le lieutenant Réal n’avait dit que la vérité. Pendant qu’il était à Toulon, il avait pensé à mainte reprise qu’il ne retournerait pas à cette ferme fatale. Il était dans un état d’esprit tout à fait lamentable. L’honneur, les convenances, tous les principes lui interdisaient de se jouer des sentiments d’une malheureuse créature dont l’esprit avait été obscurci par une aventure terrifiante, atroce et en quelque sorte coupable. Et voilà qu’il s’était laissé aller soudain à une vile impulsion et qu’il s’était trahi en lui baisant la main! Il reconnut avec désespoir que ce n’était pas là un jeu, mais que cette impulsion était née des profondeurs mêmes de son être. C’était là une terrible découverte pour un homme qui, au sortir de l’enfance, s’était imposé une ligne de conduite rigoureusement droite, au milieu des passions désordonnées et des erreurs bruyantes de la Révolution qui semblaient avoir détruit en lui toute capacité d’éprouver de tendres émotions. Taciturne et circonspect, il n’avait noué de liens intimes avec personne. Il n’avait aucun parent. Il s’était gardé de toute espèce de relations sociales. C’était dans son caractère. Il était d’abord venu à Escampobar parce qu’il n’avait pas d’autre endroit où aller quand il était en permission, et quelques jours dans cette ferme le changeaient complètement de la ville qu’il détestait. Il goûtait la sensation d’être loin de l’humanité ordinaire. Il s’était pris d’affection pour le vieux Peyrol, le seul homme qui n’eût eu aucune part à la Révolution, qui ne l’avait même pas vue en action. L’insoumission ouverte de l’ex-Frère-de-la-Côte était rafraîchissante. Celui-là n’était ni un hypocrite ni un sot. S’il avait volé ou tué, ce n’était pas au nom des sacro-saints principes révolutionnaires ni par amour de l’humanité.
Réal n’avait pas été sans remarquer tout de suite les yeux noirs profonds et inquiets d’Arlette et ce vague sourire qu’elle avait perpétuellement sur les lèvres, ses mystérieux silences et le timbre rare d’une voix qui faisait de chaque mot une caresse. Il avait entendu quelques bribes de son histoire, racontées à contrecœur par Peyrol qui n’aimait guère en parler. Cette histoire éveillait en Réal plus d’amère indignation que de pitié. Mais elle stimulait son imagination et le confirmait dans ce mépris et ce furieux dégoût qu’il avait ressentis dès l’enfance pour la Révolution et qu’il n’avait cessé depuis lors de nourrir secrètement. L’aspect inaccessible d’Arlette l’attirait. Il s’efforça ensuite de ne pas remarquer que, pour parler vulgairement, elle lui tournait autour. Il l’avait surprise souvent à le regarder à la dérobée. Mais il était dénué de fatuité masculine. C’est un jour, à Toulon, qu’il avait soudain commencé à découvrir ce que l’intérêt muet qu’elle montrait pour sa personne pouvait bien signifier. Il était assis à la terrasse d’un café à siroter une boisson quelconque en compagnie de trois ou quatre officiers, sans prêter aucune attention à une conversation dépourvue d’intérêt. Il s’étonna d’avoir eu cette sorte d’illumination ainsi, dans de telles circonstances, d’avoir pensé à elle alors qu’il était assis, là, dans la rue, parmi ces gens et pendant une conversation plus ou moins professionnelle! Et voilà qu’il avait soudain commencé à comprendre que, depuis des jours, il ne pensait guère qu’à cette femme.
Il s’était levé brusquement, avait jeté sur la table le prix de sa consommation et, sans un mot, quitté ses compagnons. Mais il avait une réputation d’excentrique et ils ne firent même pas la moindre remarque sur sa façon brusque de les quitter. La soirée était claire. Il était sorti tout droit de la ville, et cette nuit-là, il avait poussé jusqu’au-delà des fortifications sans faire attention où il allait. Toute la campagne était endormie. Il n’avait pas aperçu le moindre être humain en mouvement et dans cette partie désolée du pays qui s’étendait entre les forts, sa marche n’avait été signalée que par l’aboiement des chiens dans quelques hameaux ou quelques habitations disséminées.
«Que sont devenus ma droiture, mon respect humain, ma fermeté d’esprit?» se demandait-il comme un pédant [102]. «Me voici devenu la proie d’une passion indigne pour une simple enveloppe mortelle dénuée d’esprit et que le crime a souillée.»
Son désespoir devant cette terrible découverte fut si profond que s’il n’eût pas été en uniforme, il eût peut-être tenté de se suicider avec le pistolet qu’il avait dans sa poche [103]. Il recula devant cet acte et, à la pensée de la sensation qu’il produirait, des racontars et des commentaires qu’il soulèverait, des soupçons déshonorants qu’il provoquerait: «Non, se dit-il, ce qu’il va falloir que je fasse, c’est de démarquer mon linge, de mettre des vêtements civils usagés, de m’en aller à pied bien plus loin, à plusieurs milles au-delà des forts, d’aller me cacher dans quelque bois ou quelque trou envahi de végétation et là, de mettre fin à mes jours. Les gendarmes ou un garde-champêtre en découvrant, après quelques jours, le corps d’un parfait inconnu sans marques d’identité, dans l’impossibilité de trouver la moindre indication à mon sujet, me feraient enterrer obscurément dans quelque cimetière de village.»
Ayant pris cette résolution, il rebroussa chemin brusquement et il se retrouva à l’aube devant la porte de la ville. Il dut attendre qu’on l’ouvrît et la matinée était déjà si avancée qu’il lui fallut se rendre directement à son travail de bureau, à l’Amirauté de Toulon. Personne ne remarqua rien de particulier en lui ce jour-là. Il accomplit sa tâche quotidienne sans se départir de son calme extérieur, mais il ne cessa cependant de discuter avec lui-même. À l’heure où il revint à son logement, il était arrivé à la conclusion qu’officier en temps de guerre, il n’avait pas le droit de disposer de sa vie. Ses principes ne lui permettaient pas de le faire. En raisonnant ainsi, il était parfaitement sincère. Au cours de ce combat mortel contre un implacable ennemi, sa vie appartenait à son pays. Mais à certains moments, sa solitude lui devenait intolérable, hantée qu’elle était par la vision interdite d’Escampobar et la silhouette de cette jeune fille démente, mystérieuse, imposante, pâle, irrésistible dans son étrangeté, qui glissait le long des murs, apparaissait dans les sentiers de montagne, regardait par la fenêtre. Il avait passé des heures d’angoisse solitaire, enfermé chez lui, et l’opinion se répandit parmi ses camarades que la misanthropie de Réal commençait à passer les bornes.
Un jour, il lui apparut clairement qu’il ne pouvait supporter cela plus longtemps. Sa faculté de penser en était affectée. «Je vais me mettre à raconter aux gens des bêtises, se dit-il. Un pauvre diable n’est-il pas, jadis, devenu amoureux d’un tableau ou d’une statue? [104] Il s’en allait la contempler. Son infortune ne peut se comparer à la mienne! Eh bien, j’irai la contempler comme une peinture moi aussi, une peinture qu’on ne pourrait pas plus toucher que si on l’avait mise sous verre.» Et il saisit la première occasion de faire un séjour à Escampobar. Il se fit une expression repoussante, ne quitta à peu près pas Peyrol, resta assis sur le banc avec lui, tous deux les bras croisés à regarder devant eux. Mais chaque fois qu’il voyait Arlette traverser son champ de vision, il avait l’impression que quelque chose s’agitait dans sa poitrine. Et pourtant ces brefs séjours avaient tout juste rendu sa vie tolérable; ils lui avaient permis de s’occuper de son travail sans se mettre à dire des bêtises aux gens. Il se crut assez fort pour résister à la tentation, pour ne jamais outrepasser les limites; mais là-haut dans sa chambre, à la ferme, il lui était arrivé de verser des larmes de pure tendresse quand il pensait à son destin. Ces larmes éteignaient momentanément le feu rongeur de sa passion. Il arbora l’austérité comme une armure et, par prudence en fait, il ne regardait que rarement Arlette, de peur qu’on ne le vît faire.
Quand il apprit qu’elle s’était mise à se promener la nuit, il en fut bouleversé tout de même, parce que pareille chose était inexplicable. Il en eut un choc qui ébranla non pas sa résolution, mais son courage. Ce matin-là, tandis qu’elle lui servait son repas, il s’était laissé surprendre à la regarder, et perdant toute maîtrise de soi, il lui avait déposé son baiser sur la main. À peine l’eut-il fait qu’il en fut épouvanté. Il avait outrepassé les limites. Étant donné les circonstances, c’était un désastre moral absolu. Il n’en prit conscience que lentement. En fait, ce moment de fatale faiblesse était une des raisons pour lesquelles il s’était laissé expédier avec si peu de cérémonie par Peyrol à Toulon. Dès la traversée, il avait pensé que la seule chose à faire était de ne jamais revenir. Pourtant, tout en luttant contre lui-même, il n’en poursuivit pas moins l’exécution du plan. Une amère ironie présida à ce dédoublement. Avant de quitter l’amiral qui l’avait reçu, en grand uniforme, dans une pièce qu’éclairait une seule bougie, il se laissa tout à coup aller à dire: «Je suppose que s’il n’y a pas d’autre moyen, vous m’autorisez à y aller moi-même?»
Et l’amiral avait répondu: «Je n’avais pas envisagé cela, mais si vous y consentez, je n’y vois aucune objection. Je vous conseillerais seulement d’y aller en uniforme, dans le rôle d’un officier chargé de porter des dépêches. Le gouvernement, sans aucun doute, ferait le nécessaire en temps utile pour vous échanger, mais ne perdez pas de vue qu’il s’agirait d’une longue captivité et n’oubliez pas que cela pourrait affecter votre avancement.»
Au pied de l’escalier d’apparat, dans le vestibule illuminé de ce bâtiment officiel, Réal pensa tout à coup: «Et maintenant, il faut que je retourne à Escampobar.» Il lui fallait, en effet, aller à Escampobar, car les fausses dépêches se trouvaient dans la valise qu’il y avait laissée. Il ne pouvait retourner auprès de l’amiral et expliquer qu’il les avait perdues. On le regarderait comme d’une indicible imbécillité ou on le croirait devenu fou. Tout en se dirigeant vers le quai où l’attendait la chaloupe, il se disait: «En vérité, c’est ma dernière visite en ce lieu d’ici bien des années, peut-être de ma vie.»
Dans la chaloupe, en revenant, quoique la brise fût très légère, il ne laissa pas armer les avirons [105]. Il ne voulait pas revenir avant que les femmes ne fussent allées se coucher. «Ce qu’il y avait de convenable et d’honnête à faire, se disait-il, c’était de ne pas revoir Arlette.» Il arriva même à se persuader que le geste impulsif qu’il n’avait pu réprimer n’avait pas eu de sens pour cette malheureuse créature sans intelligence. Elle n’avait ni tressailli, ni poussé d’exclamation; elle n’avait pas fait le moindre signe. Elle était restée passive, et ensuite elle avait reculé et repris sa place tranquillement. Il ne se rappelait même pas qu’elle eût changé de couleur. Quant à lui, il avait eu assez de maîtrise pour se lever de table et sortir sans la regarder à nouveau. Elle n’avait pas non plus fait le moindre signe. De quoi pourrait s’émouvoir ce corps sans esprit? «Elle n’y a prêté aucune attention», pensait-il en se méprisant lui-même. «Un corps sans esprit! un corps sans esprit!» se répétait-il avec une coléreuse dérision dirigée contre lui-même. Et tout aussitôt il pensait: «Non, ce n’est pas cela. Tout en elle est mystère, séduction, enchantement. Et alors… Je ne me soucie pas de son esprit!»
Cette pensée lui arracha un faible gémissement, si bien que le patron lui demanda respectueusement: «Est-ce que vous souffrez, mon lieutenant? – Ce n’est rien», murmura-t-il, et il serra les dents avec la résolution d’un homme soumis à la torture.
Tout en parlant avec Peyrol devant la maison, les mots: «Je ne la reverrai pas» et «un corps sans esprit» bourdonnaient dans sa tête. Lorsqu’il eut quitté Peyrol et monté l’escalier, Réal sentit que son endurance était absolument à bout. Tout ce qu’il désirait, c’était d’être seul. En parcourant le corridor sombre, il remarqua que la porte de la chambre de Catherine était entrouverte. Mais cela n’arrêta pas son attention. Il était dans un état presque complet d’insensibilité. En mettant la main sur la poignée de la porte de sa chambre, il se prit à se dire: «Ce sera bientôt fini.»
Il était si exténué qu’il avait peine à garder la tête droite et, en entrant, il ne vit pas Arlette, qui était debout contre le mur, d’un côté de la fenêtre, mais n’était pas éclairée par la lune et se trouvait dans le coin le plus sombre de la pièce. Il ne s’aperçut de la présence de quelqu’un dans la chambre que lorsqu’elle passa d’un pas léger près de lui avec un bruit presque imperceptible. Il fit deux pas chancelants et entendit derrière lui tourner la clé dans la serrure. Si la maison entière était tombée en ruine en le précipitant sur le sol, il n’aurait pu être plus accablé ni, en quelque sorte, plus complètement privé de tous ses sens. Il recouvra d’abord le sens du toucher, lorsque Arlette s’empara de sa main. Il retrouva l’ouïe ensuite. Elle lui murmurait à l’oreille: «Enfin! Enfin! mais comme vous êtes imprudent! Si Scevola avait été dans cette chambre à ma place, vous seriez mort maintenant. Je l’ai vu à l’œuvre.» Il sentit sur sa main une pression significative, mais il ne pouvait encore voir convenablement la jeune fille, quoiqu’il la sentit toute proche, par toutes les fibres de son corps. «Ce n’était pas hier, il est vrai», ajouta-t-elle à voix basse. Puis tout à coup: «Venez à la fenêtre que je vous regarde», dit-elle.
Le clair de lune faisait sur le plancher un grand carré de lumière. Il se laissa mener comme un petit enfant. Elle s’empara de son autre main qui pendait à son côté. Il était complètement rigide, sans articulations, et il n’avait pas l’impression de respirer. Elle le regardait de tout près, son visage un peu au-dessous du sien, en murmurant avec douceur: «Eugène, Eugène!», et tout à coup l’immobilité livide du visage de l’homme effraya la jeune femme. «Vous ne dites rien. Vous avez l’air malade. Qu’y a-t-il? Êtes-vous blessé?»
Elle abandonna les mains insensibles du jeune homme et le palpa de haut en bas pour chercher des traces de blessure. Elle lui arracha même son chapeau qu’elle jeta au loin, dans sa hâte à s’assurer qu’il n’était pas blessé à la tête; mais, ayant constaté qu’il n’avait subi aucun dommage physique, elle se calma, comme une personne raisonnable à l’esprit pratique. Les mains passées autour du cou de Réal, elle se pencha un peu en arrière. Ses petites dents égales étincelaient, ses yeux noirs, d’une immense profondeur, plongeaient dans les siens, non pas avec un transport de passion ou de crainte, mais avec une sorte de paisible satisfaction, avec une expression pénétrante et possessive. Il revint à la vie en poussant une exclamation sourde et irréfléchie. Il se sentit aussitôt affreusement en danger, tout comme s’il se fût trouvé debout sur une cime élevée, avec le tumulte de vagues déferlantes dans les oreilles, craignant qu’Arlette n’écartât les doigts, qu’elle ne tombât et ne fût perdue à jamais pour lui. Il lui passa les bras autour de la taille et la serra contre sa poitrine. Dans le grand silence, dans cet étincelant clair de lune qui tombait par la fenêtre, ils restèrent ainsi longtemps, longtemps. Il regardait la tête d’Arlette posée sur son épaule. Elle avait les yeux clos et l’expression de son visage grave était celle d’un rêve délicieux, quelque chose d’infiniment éthéré, de paisible et, pour ainsi dire, d’éternel. La séduction de ce visage lui transperça le cœur d’une douceur aiguë. «Elle est exquise. C’est un miracle», pensait-il avec une sorte de terreur. «C’est impossible!»
Elle fit un mouvement pour se dégager et, instinctivement il résista, la pressant plus étroitement contre sa poitrine. Elle céda, puis fit une nouvelle tentative. Il la relâcha. Elle se plaça devant lui à bout de bras et lui mit les mains sur les épaules, et son charme parut soudain à Réal posséder quelque chose de comique, tant son expression sérieuse était alors celle d’une femme capable et positive.
«Tout cela est très bien», fit-elle du ton le plus naturel. «Il va falloir songer au moyen de partir d’ici. Je ne veux pas dire maintenant, à l’instant même», ajouta-t-elle en se rendant compte qu’il avait légèrement sursauté. «Scevola a soif de votre sang.» Elle retira l’une de ses mains pour montrer du doigt le mur du fond de la chambre et baissa la voix. «Il est là, vous savez, dit-elle. Ne vous fiez pas à Peyrol non plus. Je vous regardais tous les deux là dehors. Il a bien changé. Je ne peux plus me fier à lui.» Le murmure de sa voix vibrait dans la pièce. «Catherine et lui se conduisent étrangement. Je ne sais ce qu’il leur est arrivé. Il ne me parle pas. Quand je m’assieds près de lui, il me tourne le dos…»
Elle sentit Réal osciller sous ses mains; inquiète, elle s’arrêta et lui dit: «Vous êtes fatigué.» Mais comme il ne bougeait pas, elle le conduisit carrément à une chaise, l’obligea à s’y asseoir et se mît sur le plancher à ses pieds. Elle appuya la tête contre ses genoux et garda une des mains de Réal entre les siennes. Elle poussa un soupir involontaire. «Je savais bien que cela arriverait», dit-elle à voix très basse. «Mais j’ai été prise au dépourvu.
– Ah! vous saviez que cela arriverait, répéta-t-il faiblement.
– Oui! J’avais prié pour l’obtenir. Vous est-il jamais arrivé d’être l’objet d’une prière, Eugène?» demanda-t-elle en appuyant sur son nom.
«Pas depuis que j’étais enfant», répondit Réal d’un air sombre.
«Oh, oui! On a prié pour vous aujourd’hui. Je suis descendue à l’église…» Réal pouvait à peine en croire ses oreilles. «L’abbé m’a fait entrer par la porte de la sacristie. Il m’a dit de renoncer au monde. J’étais prête à renoncer à tout pour vous.» Réal, en se tournant vers la partie la plus sombre de la pièce, crut voir le spectre de la fatalité qui attendait son heure pour s’avancer et anéantir cette joie calme et confiante. Il écarta la terrible vision, éleva la main de la jeune femme jusqu’à ses lèvres et y posa un long baiser, puis demanda:
«Ainsi, vous saviez que cela arriverait? Tout cela? Oui! Et de moi, que pensiez-vous?»
Elle pressa fortement la main qu’elle n’avait cessé de tenir. «Je pensais ceci.
– Mais que pensiez-vous de ma conduite parfois? Voyez-vous, je ne savais pas ce qui arriverait, moi. Je… j’avais peur, ajouta-t-il à demi-voix.
– Votre conduite? Quelle conduite! Vous veniez, vous partiez. Quand vous n’étiez pas là, je pensais à vous, et quand vous étiez là, je vous regardais tant que je pouvais. Je vous dis que je savais ce qui arriverait. Je n’avais pas peur alors.
– Vous alliez et veniez avec un petit sourire», murmura-t-il, comme on parlerait d’une inconcevable merveille.
«J’avais chaud, j’étais calme», murmura Arlette, comme aux frontières du rêve. De tendres murmures sortaient de ses lèvres et décrivaient un état de bienheureuse tranquillité par des phrases qui semblaient pure absurdité, incroyables et pourtant convaincantes et apaisantes pour la conscience de Réal.
«Vous étiez parfait, continua-t-elle. Chaque fois que vous veniez près de moi, tout semblait différent.
– Que voulez-vous dire? En quoi, différent?
– Entièrement. La lumière, les pierres même de la maison, les collines, les petites fleurs parmi les rochers. Nanette même était différente.»
Nanette était une chatte blanche angora au long poil soyeux qui vivait la plupart du temps dans la cour.
«Ah! Nanette était différente aussi», dit Réal, qui, charmé par les modulations de cette voix, se trouvait coupé de toute la réalité et même de la conscience de soi, tandis qu’il se penchait sur cette tête appuyée contre son genou: la douce étreinte de la main d’Arlette était pour lui le seul contact avec le monde.
«Oui, plus jolie. C’est seulement les gens…»
Elle finit sur une note incertaine. Réal sentit que cette vague d’enchantement avait passé par-dessus sa tête, reculant plus vite que la mer, laissant des étendues d’un sable aride. Un frisson lui monta à la racine des cheveux.
«Quelle sorte de gens? demanda-t-il.
– Ils sont si changés. Écoutez, ce soir, tandis que vous étiez parti – pourquoi êtes-vous parti? – je les ai surpris tous les deux dans la cuisine, qui ne se disaient rien l’un à l’autre. Ce Peyrol, il est terrible.»
Il fut frappé par son intonation de crainte, par sa profonde conviction. Il ne pouvait pas savoir que Peyrol, imprévu, inattendu, inexplicable, avait, rien qu’en survenant à Escampobar, imprimé une secousse morale et même physique à tout cet être, qu’il avait été pour elle une immense figure, comme le messager de l’inconnu entrant dans la solitude d’Escampobar; quelque chose d’immensément fort, dont le pouvoir était inépuisable, que la familiarité n’atteignait pas et qui demeurait invincible.
«Il ne veut rien dire, il ne veut rien entendre. Il peut faire ce qu’il veut.
– Vraiment?», murmura Réal.
Elle se mit sur son séant par terre, hocha la tête à plusieurs reprises comme pour affirmer qu’il ne pouvait y avoir le moindre doute là-dessus.
«A-t-il, lui aussi, soif de mon sang? demanda amèrement Réal.
– Non, non. Ce n’est pas cela. Vous pourriez vous défendre. Je pourrais veiller sur vous. J’ai veillé sur vous. Il y a tout juste deux nuits, j’ai cru entendre des bruits dehors et je suis descendue, parce que j’ai eu peur pour vous; votre fenêtre était ouverte mais je n’ai vu personne, et pourtant j’ai l’impression… Non, ce n’est pas cela! C’est pire. Je ne sais pas ce qu’il veut faire. Je ne peux m’empêcher de l’aimer, mais je commence maintenant à avoir peur de lui. Quand il est arrivé ici au début, et que je l’ai vu pour la première fois, il était exactement le même – si ce n’est que ses cheveux n’étaient pas si blancs – il était fort, tranquille. Il m’a semblé que quelque chose s’agitait dans ma tête. Il était gentil, vous savez, j’étais forcée de lui sourire. C’était comme si je l’avais reconnu. Je me suis dit: «C’est lui, c’est précisément lui.»
– Et quand je suis venu?» demanda Réal avec un sentiment de désarroi.
«Vous! je vous attendais», dit-elle à voix basse, avec une note de légère surprise devant cette question, mais sans cesser pourtant manifestement de penser au mystère de Peyrol. «Oui, je les ai surpris hier soir, Catherine et lui, dans la cuisine, se regardant tous deux et silencieux comme des souris. Je lui ai dit qu’il ne pouvait plus me faire aller et venir à sa guise. Oh! mon chéri, mon chéri, n’écoutez pas Peyrol… ne le laissez pas…»
En s’appuyant légèrement sur le genou de Réal, elle se leva d’un bond. Réal en fit autant.
«Il ne peut rien me faire, marmotta-t-il.
– Ne lui dites rien. Personne ne peut deviner ce qu’il pense, et maintenant je ne sais pas moi-même ce qu’il veut dire quand il parle. C’est comme s’il savait un secret.» Elle mit dans ces mots un tel accent que Réal s’en sentit ému presque jusqu’aux larmes. Il répéta que Peyrol ne pouvait avoir aucune influence sur lui et il sentait qu’il lui disait la vérité. Il était le prisonnier de sa propre parole. Depuis le moment où il avait pris congé de l’amiral en uniforme brodé d’or et impatient de retrouver ses invités, il appartenait à une mission pour laquelle il s’était porté volontaire. Il eut un moment la sensation d’un cercle de fer très serré qui lui étreignait la poitrine. Elle le regardait de tout près: c’en était plus qu’il ne pouvait supporter.
«Bien, bien! je serai prudent, dit-il. Et Catherine est-elle dangereuse aussi?»
Dans la clarté de la lune, Arlette, dont le cou et la tête sortaient du fichu miroitant, visible et fugace, se mit à lui sourire et se rapprocha d’un pas.
«Pauvre tante Catherine, dit-elle… Passez votre bras autour de moi, Eugène… Elle ne peut rien faire. Elle ne me quittait pas des yeux autrefois. Elle croyait que je ne m’en apercevais pas, mais je voyais tout. Et maintenant, on dirait qu’elle ne peut pas me regarder en face. Peyrol non plus, d’ailleurs. Il me suivait toujours des yeux autrefois. Souvent je me suis demandé pourquoi les gens me regardaient comme cela. Pouvez-vous me le dire, Eugène? Mais tout est changé maintenant.
– Oui, tout est changé» dit Réal d’un ton qu’il s’efforça de rendre aussi dégagé que possible. «Catherine sait-elle que vous êtes ici?
– Quand nous sommes montées ce soir, je me suis étendue toute habillée sur mon lit et elle s’est assise sur le sien. La chandelle était éteinte, mais à la clarté de la lune, je pouvais la voir parfaitement, les mains sur les genoux. Lorsqu’il m’a été impossible de rester immobile plus longtemps, je me suis simplement levée et je suis sortie de la chambre. Elle était toujours assise au pied de son lit. Tout ce que j’ai fait, ç’a été de mettre un doigt sur mes lèvres, alors elle a baissé la tête. Je ne crois pas avoir tout à fait fermé la porte… Tenez-moi plus fort, Eugène, je suis lasse… C’est étrange, vous savez! Autrefois, il y a longtemps, avant que je vous eusse jamais vu, je ne me reposais jamais et je n’étais jamais fatiguée.» Son murmure s’interrompit tout à coup et elle leva le doigt pour lui recommander le silence. Elle prêta l’oreille, Réal aussi, il ne savait pas à quoi; et cette soudaine concentration sur un seul point lui donna l’impression que tout ce qui était arrivé depuis son entrée dans la chambre n’était qu’un rêve par son improbabilité et par cette force surnaturelle que les rêves puisent dans leur inconséquence. Et même la femme qui se laissait aller contre son bras semblait n’avoir pas plus de poids que ce n’eût été le cas dans un rêve.
«Elle est là», murmura soudain Arlette, en se levant sur la pointe des pieds pour se hausser jusqu’à son oreille. «Elle a dû vous entendre passer.
– Où est-elle?» demanda Réal du même ton de profond mystère.
«De l’autre côté de la porte. Elle a dû écouter le murmure de nos voix…» lui susurra Arlette dans l’oreille, comme si elle lui rapportait quelque chose d’extraordinaire. «Elle m’a dit une fois que j’étais de celles qui ne sont pas faites pour les bras d’un homme quel qu’il soit.»
À ces mots, il lui passa son autre bras autour de la taille, et regarda ses yeux que l’effroi semblait agrandir, tandis qu’elle se serrait contre lui de toutes ses forces: et ils demeurèrent ainsi longtemps étroitement enlacés, lèvres contre lèvres, sans s’embrasser et le souffle coupé par l’étroitesse de leur contact. Il semblait à Réal que le silence s’étendait jusqu’aux limites de l’univers. «Vais-je donc mourir?» Cette pensée traversa le silence et s’y perdit comme une étincelle volant dans une nuit éternelle. Le seul effet de cette pensée fut qu’il resserra son étreinte sur Arlette.
On entendit une voix âgée et hésitante prononcer le mot «Arlette». Catherine, qui avait écouté leurs murmures, n’avait pu supporter ce long silence. Ils entendirent sa voix tremblante aussi distinctement que si elle eût été dans la pièce. Réal eut l’impression qu’elle lui avait sauvé la vie. Ils se séparèrent silencieusement.
«Va-t’en, cria Arlette.
– Arl…
– Tais-toi», cria-t-elle plus fort. «Tu n’y peux rien.
– Arlette», cria à travers la porte la voix frémissante et impérieuse.
«Elle va réveiller Scevola», fit Arlette à Réal sur un ton posé. Et ils attendirent tous les deux des bruits qui ne vinrent pas. Arlette montra du doigt le mur. «Il est là, vous savez.
– Il dort», murmura Réal. Mais la pensée «je suis perdu» qu’il formulait dans son esprit ne se rapportait pas à Scevola.
«Il a peur», dit Arlette à mi-voix et avec une intonation méprisante. «Mais cela ne veut rien dire. Un moment il tremble de terreur et le moment d’après il est capable de courir commettre un assassinat.»
Lentement, comme attirés par l’irrésistible autorité de la vieille femme, ils s’étaient rapprochés de la porte. Réal, dans la soudaine illumination de la passion, pensa: «Si elle ne s’en va pas maintenant, je n’aurai pas la force de me séparer d’elle demain matin.» Il n’avait pas devant les yeux l’image de la mort, mais celle d’une longue et intolérable séparation. Un soupir qui avait presque l’accent d’un gémissement leur parvint à travers la porte et l’atmosphère autour d’eux se chargea d’une tristesse contre laquelle les clés et les serrures ne pouvaient rien.
«Vous feriez mieux d’aller la rejoindre», murmura-t-il d’un ton pénétrant.
«Bien sûr, je vais y aller», dit Arlette, un peu émue. «La pauvre vieille! Chacune de nous n’a que l’autre au monde, mais je suis la fille des maîtres, ici; elle doit faire ce que je lui dis.» Tout en gardant l’une de ses mains sur l’épaule de Réal, elle colla sa bouche contre la porte et dit distinctement:
«Je viens tout de suite. Retourne à ta chambre et attends-moi», comme si elle ne doutait pas d’être obéie.
Un profond silence s’ensuivit. Peut-être Catherine était-elle déjà partie. Réal et Arlette restèrent immobiles un moment comme s’ils avaient été l’un et l’autre changés en pierre.
«Allez maintenant», fit Réal d’une voix rauque, à peine distincte.
Elle lui donna un rapide baiser sur les lèvres et de nouveau ils restèrent comme des amants enchantés, immobilisés par un sortilège.
«Si elle reste, pensait Réal, je n’aurai jamais le courage de m’arracher, et je serai obligé de me faire sauter la cervelle.» Mais quand enfin elle fit un mouvement, il se saisit d’elle à nouveau et la tint comme si elle avait été sa vie même. Quand il la laissa aller, il fut épouvanté d’entendre un très léger rire, témoignage d’une secrète joie chez Arlette.
«Pourquoi riez-vous?» demanda-t-il d’un ton effrayé.
Elle s’arrêta et le regardant par-dessus son épaule lui répondit:
«Je riais en pensant à tous les jours à venir. Des jours, des jours, et des jours. Y avez-vous pensé?
– Oui», bégaya Réal comme un homme frappé au cœur, et en tenant la porte entrouverte. Il fut heureux de pouvoir se retenir à quelque chose.
Elle sortit dans le doux bruissement de sa jupe de soie, mais avant qu’il eût eu le temps de refermer la porte derrière elle, elle étendit le bras un instant. Il eut juste le temps de presser de ses lèvres la paume de cette main. Elle était froide. Elle la retira brusquement et il eut la force d’âme de fermer la porte derrière elle. Il se sentait comme un homme mourant de soif, enchaîné à un mur, à qui on arracherait un breuvage frais. La pièce était tout à coup devenue obscure. «Un nuage passe sur la lune, pensa-t-il, un nuage, un énorme nuage», et il s’avança d’un pas rigide vers la fenêtre, mal assuré et oscillant comme s’il marchait sur une corde raide. Au bout d’un moment il aperçut la lune dans un ciel où il n’y avait pas la moindre trace de nuage. «Je suppose, se dit-il, que j’ai bien failli mourir à l’instant. Mais non», continua-t-il à penser avec une cruauté délibérée, «mais non, je ne mourrai pas. Je vais seulement souffrir, souffrir, souffrir…».
«Souffrir, souffrir.» Ce ne fut qu’en butant contre le côté du lit qu’il s’aperçut qu’il s’était éloigné de la fenêtre. Aussitôt il s’y jeta violemment, enfonçant la tête dans l’oreiller qu’il mordit pour étouffer le cri de détresse qui allait lui jaillir des lèvres. Les natures formées à l’insensibilité, une fois débordées par une passion maîtresse, sont comme des géants vaincus tout prêts à désespérer. Ainsi donc lui, officier en service commandé, il reculait devant la mort, et ce doute entraînait avec lui tous les doutes possibles sur son propre courage. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il serait parti le lendemain matin. Il frissonna de tout son corps étendu, puis resta immobile, étreignant les draps à pleines mains pour résister à l’envie de bondir sur ses pieds, en proie à une agitation affolante. «Il faut que je m’étende», se disait-il pour se faire la leçon [106], «et que je me repose pour avoir assez de force demain, il faut que je me repose», tandis que le terrible combat qu’il soutenait pour rester immobile inondait son front de sueur. À la fin un oubli soudain dut s’emparer de lui, car il se retourna et se mit en sursaut sur son séant, tandis que le son du mot «Écoutez» retentissait à ses oreilles.
Une faible lumière, étrange et froide, remplissait la chambre; une lumière qui lui parut différente de toutes celles qu’il avait vues auparavant, et au pied de son lit se tenait une forme en vêtements noirs, un châle noir sur la tête, avec un visage décharné, et avide, des trous sombres en guise d’yeux, silencieuse, attentive, implacable… «Est-ce la mort?» se demanda-t-il, en la regardant fixement, terrifié. La forme ressemblait à Catherine. Elle prononça de nouveau le mot: «Écoutez.» Il détourna les yeux et, abaissant son regard, il s’aperçut qu’il avait ses vêtements béants sur la poitrine. Il ne voulait pas regarder cette apparition, quelle qu’elle fût, spectre ou vieille femme, et il répondit:
«Oui, je vous entends.
– Vous êtes un honnête homme.» C’était la voix impassible de Catherine. «Le jour se lève. Vous allez partir.
– Oui, dit-il sans lever la tête.
– Elle dort», reprit la forme qui ressemblait à Catherine, «elle est épuisée; il faudrait la secouer dur pour la réveiller. Vous allez partir. Vous le savez!» continuait cette voix inflexiblement; «c’est ma nièce et vous savez qu’elle porte la mort dans les plis de sa jupe et qu’elle a les pieds dans le sang. Elle n’est pas faite pour un homme.»
Réal éprouvait toute l’angoisse de quelque aventure surnaturelle. Cet être qui ressemblait à Catherine et parlait comme un destin cruel, il lui fallait le regarder en face. Il leva la tête dans cette lumière qui lui semblait épouvantable, et comme d’un autre monde.
«Écoutez-moi bien, vous aussi, dit-il. Quand elle aurait sur les épaules toute la folie du monde et le péché de tous les meurtres de la Révolution, je la serrerais encore contre mon cœur. Comprenez-vous?»
L’apparition qui ressemblait à Catherine abaissa et releva lentement sa tête encapuchonnée. «Il fut un temps où j’aurais serré l’enfer même contre mon cœur. Il est parti. Il avait ses vœux. Vous n’avez que votre honnêteté. Vous partirez.
– J’ai mon devoir!» dit le lieutenant Réal d’un ton mesuré, comme calmé par l’excès d’horreur que la vieille femme lui inspirait.
«Partez sans la déranger, sans la regarder.
– Je prendrai mes souliers à la main», dit-il. Il poussa un profond soupir. Il se sentait somnolent. «Il est très tôt, murmura-t-il.
– Peyrol est déjà descendu au puits, déclara Catherine. Que peut-il bien y faire tout ce temps?», ajouta-t-elle d’une voix troublée. Réal, qui avait posé maintenant les pieds sur le plancher, lui jeta un regard à la dérobée; mais elle s’éloignait déjà furtivement et quand il releva les yeux, elle avait disparu de la chambre et la porte était fermée.
Une fois redescendue, Catherine aperçut encore Peyrol près du puits. Il regardait dedans, semblait-il, avec un extrême intérêt.
«Votre café est prêt, Peyrol», lui cria-t-elle du seuil de la porte.
Il se retourna brusquement comme un homme pris à l’improviste et s’avança en souriant.
«Voilà une agréable nouvelle, mademoiselle Catherine, dit-il. Vous êtes descendue de bien bonne heure!
– Oui, dit-elle, mais vous aussi, Peyrol. Michel est-il là? Dites-lui de venir aussi prendre du café.
– Michel est à la tartane. Vous ne savez peut-être pas qu’elle va faire un petit voyage.» Il avala une gorgée de café et mangea un morceau de sa tranche de pain. Il avait faim. Il était resté debout toute la nuit et avait même eu une conversation avec le citoyen Scevola. Il avait aussi travaillé dès l’aube avec Michel; à vrai dire il n’y avait pas eu grand-chose à faire, car la tartane était toujours maintenue en état de prendre la mer. Aussi, après avoir remis sous clé le citoyen Scevola, fort inquiet de ce qui allait advenir de lui, mais qu’il laissa dans l’incertitude, Peyrol était-il revenu à la ferme; il était monté à sa chambre, y était resté un moment à s’occuper de choses et d’autres, puis, redescendant furtivement, était allé au puits, auprès duquel Catherine, levée plus tôt qu’il ne pensait, l’avait aperçu avant d’entrer dans la chambre du lieutenant Réal. Tout en prenant son café, il écouta, sans manifester la moindre surprise, Catherine commenter la disparition de Scevola. Elle était allée regarder dans son galetas. Il n’y avait pas dormi cette nuit-là, elle en était sûre, et on ne l’apercevait nulle part, de tous les points d’observation aux alentours de la ferme, pas même dans le champ le plus éloigné. Il était inconcevable qu’il eût été jusqu’à Madrague où il détestait aller, ni jusqu’au village où il avait peur de se montrer. Peyrol déclara qu’en admettant qu’il lui fût arrivé quelque chose, ce ne serait pas, en tout cas, une grande perte; mais Catherine n’en parut pas tranquillisée.
«Cela vous effraie, dit-elle. Il est peut-être allé se cacher quelque part pour vous sauter dessus traîtreusement. Vous savez ce que je veux dire, Peyrol?
– Ma foi, le lieutenant n’aura plus rien à craindre, puisqu’il s’en va. Quant à moi, Scevola et moi, nous sommes très bons amis. J’ai eu une longue conversation avec lui, il n’y a pas longtemps du tout. Vous pouvez très bien, toutes les deux, vous arranger avec lui; et puis, qui sait, peut-être qu’il est parti pour de bon.»
Catherine le regarda avec effarement, si l’on peut appliquer ce mot à un regard de profonde contemplation. «Le lieutenant n’a rien à craindre de lui?» répéta-t-elle avec hésitation.
«Non, il s’en va. Vous ne le saviez pas?» La vieille femme continuait à le regarder attentivement. «Oui, en service commandé.»
Catherine resta encore une minute ou deux silencieuse, dans la même attitude contemplative. Puis elle triompha de son hésitation. Elle ne put résister au désir de mettre Peyrol au courant des événements de la nuit. Pendant ce récit Peyrol en oublia son bol de café à moitié plein et sa tranche de pain entamée. La voix égale de Catherine parlait avec austérité. Elle était debout, imposante et solennelle, comme une prêtresse paysanne. Il ne lui fallut pas grand temps pour raconter cette aventure dont son âme avait été toute secouée et elle termina par ces mots: «Le lieutenant est un honnête homme.» Et au bout d’un moment elle insista encore: «On ne peut pas le nier. Il a agi en honnête homme.»
Peyrol continua un moment à regarder le café au fond de son bol, puis, brusquement, se leva avec une telle violence que la chaise se renversa derrière lui sur le dallage:
«Où est-il, cet honnête homme?» cria-t-il soudain d’une voix de stentor, qui non seulement fit lever les bras à Catherine mais l’effraya lui-même; et il reprit sur-le-champ un ton simplement résolu: «Où est-il, cet homme? J’ai besoin de le voir.»
Le calme hiératique de Catherine en fut même perturbé.
«Eh bien», dit-elle, d’un air vraiment déconcerté, «il va descendre tout de suite. Voilà son bol de café.»
Peyrol allait sortir de la cuisine, quand Catherine l’arrêta. «Au nom du ciel, monsieur Peyrol», dit-elle, d’un ton à la fois de prière et de commandement, «ne réveillez pas la petite! Laissez-la dormir. Oh! laissez-la dormir! Ne la réveillez pas. Dieu sait depuis combien de temps elle n’a pas dormi convenablement. Je ne peux pas vous le dire. Je n’ose pas y penser.» Elle fut interloquée d’entendre Peyrol déclarer: «Tout cela est parfaitement absurde.» Mais il se rassit, sembla tout à coup apercevoir le bol de café et vida ce qui y restait.
«Je ne veux pas l’avoir sur les bras, plus folle qu’elle n’était», fit Catherine avec une sorte d’exaspération, mais en baissant pourtant la voix. Sous sa forme égoïste, cette phrase exprimait une réelle et profonde compassion pour sa nièce. Elle appréhendait le moment où cette fatale Arlette s’éveillerait et où il faudrait reprendre le fil des terribles complications de la vie que son sommeil avait un moment suspendues. Peyrol s’agita sur son siège.
«Ainsi, il vous a dit qu’il partait? Il vous l’a vraiment dit? demanda-t-il.
– Il a promis de partir avant que l’enfant ne s’éveille… immédiatement.
– Mais, sacré nom d’un chien, il n’y a jamais de vent avant onze heures», s’écria Peyrol d’un air profondément irrité, tout en s’efforçant de maîtriser sa voix, tandis que Catherine, indulgente à ses changements d’humeur, se contentait de serrer les lèvres et de hocher la tête pour le calmer. «C’est impossible de faire quoi que ce soit avec des gens comme cela, marmotta-t-il.
– Est-ce que vous savez, monsieur Peyrol, qu’elle est allée voir le curé?» dit tout à coup Catherine, dressée au-dessus de son bout de la table. Les deux femmes avaient eu une longue conversation avant que la tante pût décider Arlette à se coucher. Peyrol fit un geste de surprise.
«Quoi? Quel curé?… Dites-moi, Catherine», continua-t-il avec une fureur rentrée, «est-ce que vous vous imaginez que tout cela m’intéresse le moins du monde?
– Je ne peux penser à rien d’autre qu’à ma nièce. Chacune de nous n’a que l’autre au monde», continua-t-elle en employant les mots mêmes dont Arlette s’était servie en parlant à Réal. Elle avait l’air de penser tout haut, mais elle remarqua que Peyrol l’écoutait avec attention. «Il avait l’intention de la séparer de nous tous», et la vieille femme joignit ses mains maigres d’un geste brusque. «Je suppose qu’il y a encore des couvents dans le monde.
– La patronne et vous, vous êtes folles toutes les deux, déclara Peyrol. Tout cela montre quel âne est ce curé. Je ne m’y connais pas beaucoup dans ces choses-là, quoique j’aie vu des nonnes dans mon temps et même d’assez étranges, mais il me semble qu’on ne prend généralement pas des fous dans les couvents. N’ayez crainte. C’est moi qui vous le dis.» Il se tut, car la porte du fond venait de s’ouvrir et le lieutenant Réal entra. Son épée était pendue à son avant-bras par le ceinturon, il avait son chapeau sur la tête. Il laissa tomber à terre sa petite valise et il s’assit sur la chaise la plus proche pour chausser les souliers qu’il tenait dans l’autre main. Puis il s’approcha de la table. Peyrol, qui n’avait cessé de le regarder, pensait: «En voilà un qui a l’air d’un papillon qui s’est brûlé les ailes.» Réal avait les yeux caves, les joues creuses et toute la figure avait un aspect aride et desséché.
«Eh bien, vous êtes dans un joli état pour entreprendre de tromper l’ennemi, remarqua Peyrol. Ma foi! rien qu’à vous regarder, personne ne croirait un mot de ce que vous pourriez dire. Vous n’allez pas tomber malade, j’espère. Vous êtes en service commandé. Vous n’avez pas le droit d’être malade. Dites donc, mademoiselle Catherine, sortez-moi la bouteille – vous savez, ma bouteille personnelle…» Il arracha la bouteille des mains de Catherine, versa du cognac dans le café du lieutenant, poussa le bol vers lui et attendit. «Nom de nom» fit-il avec force, «vous ne savez pas pourquoi c’est faire? C’est fait pour boire.» Réal obéit avec une docilité étrange, automatique. «Et maintenant», dit Peyrol en se levant, «je monte chez moi me raser. C’est un grand jour, le jour où nous allons assister au départ du lieutenant.»
Réal, jusqu’alors, n’avait pas prononcé un mot, mais dès que la porte se fut refermée derrière Peyrol, il releva la tête.
«Catherine!» dit-il, et sa voix faisait comme un bruissement dans sa gorge. Elle le regarda fixement; il poursuivit: «Écoutez-moi, quand elle découvrira que je suis parti, vous lui direz que je vais revenir bientôt. Demain. Toujours demain!
– Oui, mon bon monsieur», fit Catherine d’une voix inchangée, mais en serrant convulsivement ses mains. «Je n’oserais rien lui dire d’autre!
– Elle vous croira, murmura farouchement Réal.
– Oui, elle me croira», répéta Catherine d’un ton lugubre.
Réal se leva, passa son ceinturon par-dessus sa tête et s’empara de sa valise. Une légère rougeur vint colorer ses joues.
«Adieu», dit-il à la vieille femme silencieuse. Elle ne lui répondit rien, mais au moment où il se détournait pour partir, elle leva un peu la main, hésita et la laissa retomber. Il lui semblait que la colère divine avait choisi les femmes d’Escampobar pour le châtiment. Sa nièce lui apparaissait comme le bouc émissaire chargé de tous les meurtres et de tous les blasphèmes de la Révolution. Elle-même aussi avait été écartée de la grâce de Dieu. Mais il y avait bien longtemps de cela. Depuis lors, elle avait fait sa paix avec le Ciel. Elle leva de nouveau la main et cette fois fit en l’air le signe de la croix vers le dos du lieutenant Réal.
De la fenêtre de sa chambre, tout en raclant sa large joue à l’aide de son rasoir anglais, Peyrol aperçut le lieutenant Réal dans le sentier qui menait au rivage, et en l’apercevant de cet endroit d’où il découvrait une vaste étendue de mer et de terre, il haussa les épaules avec impatience, sans y être incité par rien de visible. On ne pouvait vraiment pas se fier à ces porteurs d’épaulettes. Ils bourreraient la tête de n’importe qui d’on ne sait quelles idées, pour leur bon plaisir, ou dans l’intérêt du service. Mais c’était un trop vieux singe pour se laisser prendre à des grimaces; d’ailleurs, ce garçon qui s’en allait, raide et perché sur de longues jambes avec ses grands airs d’officier, était en somme assez honnête. En tout cas, il savait reconnaître un marin, bien qu’il eût le sang aussi froid qu’un poisson. Peyrol eut un sourire un peu tordu.
Tout en essuyant la lame de son rasoir qui faisait partie d’une série de douze dans un écrin, il revoyait l’Océan enveloppé d’une brume étincelante et un courrier des Indes avec ses vergues brassées [107] en tous sens et ses voiles en ralingue [108] au-dessus du pont couvert de sang qu’avait envahi une bande de corsaires, et, dominant l’horizon lointain, l’île de Ceylan, comme un mince nuage bleu. Il avait toujours eu envie de posséder un jeu de rasoirs anglais et voilà qu’il l’avait trouvé: il était, pour ainsi dire, tombé dessus: la boîte gisait par terre dans une cabine déjà saccagée. «Pour du bon acier, c’était du bon acier», se disait-il en regardant fixement la lame. Et pourtant, elle était presque usée. Les autres aussi. Cet acier-là! Et il tenait l’écrin dans sa main, comme s’il venait de le ramasser par terre. Le même écrin. Le même homme. Et l’acier était usé.
Il referma brusquement l’écrin, le jeta dans son coffre resté ouvert et laissa retomber le couvercle. Le sentiment qui lui monta au cœur et que des hommes plus conscients que lui [109] avaient éprouvé, c’était que la vie était un songe plus impalpable encore que cette vision de Ceylan, étendue comme un nuage au-dessus de la mer. Un songe qu’on a laissé derrière soi. Un songe qu’on a droit devant soi. Cette philosophie désenchantée prit la forme d’un violent juron: «Sacré nom de nom de nom… Tonnerre de bon Dieu!»
En serrant le nœud de sa cravate, il la mania avec fureur, comme s’il voulait s’étrangler. Il enfonça rageusement un béret mou sur ses boucles vénérables et saisit son gourdin, mais avant de sortir de la pièce il s’approcha de la fenêtre qui donnait vers l’est. Il ne pouvait voir la Petite Passe, masquée par la colline où se trouvait le belvédère, mais à sa gauche, une grande partie de la rade d’Hyères s’étendait devant lui, d’un gris pâle dans la lumière du matin, et, s’élevant au loin, la terre aux abords du cap Blanc [110], dont les détails étaient encore vagues, à l’exception d’un seul objet qui par sa forme aurait pu être un phare, si Peyrol n’avait fort bien su que c’était la corvette anglaise déjà en train de faire route, toutes voiles dehors.
Cette découverte satisfit Peyrol, surtout parce qu’il s’y attendait. Le navire anglais faisait exactement ce qu’il avait escompté, et Peyrol regarda dans la direction de la corvette avec un sourire de triomphe méchant comme s’il se fût trouvé face à face avec le commandant anglais lui-même. Pour on ne sait quelle raison, il s’imaginait le capitaine Vincent avec une longue figure, des dents jaunes et une perruque, tandis que cet officier portait ses cheveux et avait une rangée de dents à faire honneur à une élégante de Londres, ce qui était en réalité la raison secrète pour laquelle le capitaine Vincent arborait si souvent de radieux sourires.
Le navire, à cette grande distance, et naviguant dans sa direction, retint Peyrol à la fenêtre assez longtemps pour que la lumière croissante du matin se transformât en un soleil étincelant qui vint marquer sur le profil uniforme de la terre les teintes des bois, des rochers et des champs, avec les taches claires des maisons pour animer le paysage. Le soleil entourait le navire d’une sorte de halo. Peyrol, après s’être ressaisi, quitta la pièce, fermant doucement la porte. Doucement aussi il descendit de sa mansarde. Sur le palier, il se sentit en proie à un combat intérieur dont il triompha bientôt; après quoi il s’arrêta à la porte de la chambre de Catherine, et l’ayant entrouverte, avança la tête. À l’autre bout de la pièce, il aperçut Arlette profondément endormie. Sa tante avait étendu sur elle un mince couvre-pieds. Ses souliers bas étaient placés au pied du lit. Ses cheveux noirs dénoués s’étalaient librement sur l’oreiller; et le regard de Peyrol fut arrêté par la longueur des cils sur sa joue pâle. Soudain il crut qu’elle avait bougé, il retira vivement la tête, et ferma la porte. Il écouta un moment, et eut envie de la rouvrir, mais jugeant la chose trop risquée, il descendit l’escalier. Lorsqu’il reparut dans la cuisine, Catherine se retourna brusquement. Elle était habillée pour la journée avec un grand bonnet blanc sur la tête, un corsage noir et une jupe brune à gros plis. Elle portait aux pieds une paire de sabots vernis par-dessus ses souliers.
«Pas trace de Scevola», dit-elle en s’avançant vers Peyrol. «Et Michel n’est pas encore venu non plus.»
Peyrol se disait qu’un peu plus petite, avec ses yeux noirs et son nez légèrement recourbé, on l’aurait prise pour une sorcière. Mais les sorcières peuvent lire les pensées des gens, et il regarda franchement Catherine avec la conviction agréable qu’elle ne pouvait pas lire ses pensées.
«J’ai pris soin, dit-il, de ne pas faire de bruit là-haut, mademoiselle Catherine. Quand je serai parti, la maison sera vide et bien tranquille.»
Elle avait un air étrange. Peyrol eut soudain l’impression qu’elle se sentait perdue dans cette cuisine où elle avait régné tant d’années. Il reprit:
«Vous allez être seule toute la matinée.»
Elle avait l’air d’écouter un murmure lointain, et quand Peyrol eut ajouté: «Tout est maintenant en règle», elle fit un signe de tête et au bout d’un moment elle lui dit d’une façon qui, de sa part, était étrangement impulsive:
«Monsieur Peyrol, je suis lasse de la vie.»
Il haussa les épaules et, avec une jovialité un peu sinistre, remarqua:
«Je vais vous dire ce qu’il en est: vous auriez dû vous marier.»
Elle lui tourna brusquement le dos. «Ne vous fâchez pas», s’écria Peyrol d’un ton de tristesse plutôt que d’excuse. «À quoi bon attacher de l’importance aux choses. Qu’est-ce que cette vie? Bah! Personne ne peut même se rappeler la dixième partie de sa propre existence. Prenez mon cas: voyez-vous, je gagerais que si l’un de mes camarades d’autrefois arrivait ici et me voyait comme cela, ici, avec vous – et j’entends un de ces camarades qui prennent fait et cause pour vous dans une bagarre et qui vous soignent si vous êtes blessé – eh bien! je gagerais, répéta-t-il, qu’il ne me reconnaîtrait même pas. Il se dirait probablement: «Tiens! voilà un vieux ménage paisible.»
Il se tut. Catherine sans se retourner et en l’appelant non pas «Monsieur» mais «Peyrol» tout court, remarqua, non pas exactement avec aigreur, mais d’un ton plutôt menaçant, que ce n’était pas le moment de parler pour ne rien dire. Peyrol, toutefois, poursuivit, quoique son ton ne fût pas du tout celui de quelqu’un qui parle pour ne rien dire:
«Mais, voyez-vous, mademoiselle Catherine, vous n’étiez pas comme les autres. Vous vous êtes laissé abattre, et en même temps, vous vous êtes montrée trop dure envers vous-même.»
Tout en courbant son long corps maigre pour manœuvrer le soufflet sous l’énorme manteau de la cheminée, elle acquiesça: «Peut-être bien que nous autres, femmes d’Escampobar, nous avons toujours été dures envers nous-mêmes.
– C’est bien ce que je disais. S’il vous était arrivé des choses comme il m’en est arrivé…
– Mais, vous autres hommes, vous êtes différents. Ce que vous faites n’a pas d’importance. Vous avez votre propre force. Vous n’avez pas besoin d’être durs envers vous-mêmes. Vous passez d’une chose à l’autre avec insouciance.»
Il fixa sur elle un regard pénétrant tandis qu’une expression ressemblant à l’ombre d’un sourire se dessinait sur ses lèvres rasées mais, se tournant vers l’évier où l’une des filles de ferme avait posé un grand tas de légumes, elle se mit en devoir de les éplucher avec un couteau ébréché, non sans conserver, même dans cette occupation domestique, son aspect sibyllin.
«Ça fera une bonne soupe à midi, je vois ça», dit soudain le flibustier. Il tourna sur les talons et s’en alla en passant par la salle. Le monde entier s’étendait devant lui – ou tout au moins, la Méditerranée entière, aperçue au bout du ravin, entre les deux collines. Il entendit à sa droite la cloche de la vache laitière de la ferme, qui avait un talent particulier pour rester invisible, mais en dépit de tous ses efforts, il ne put même pas apercevoir les pointes de ses cornes. Il sortit résolument. Il n’avait pas fait vingt mètres dans le ravin qu’un autre bruit le fit s’arrêter comme pétrifié. C’était un faible bruit qui ressemblait fort au grondement caverneux que ferait une carriole vide sur une route empierrée; mais Peyrol leva les yeux vers le ciel et quoique celui-ci fût parfaitement clair, le vieil homme ne sembla pas satisfait de son aspect. Il avait une colline de chaque côté et la crique paisible au-dessous de lui. Il marmotta: «Hum! Le tonnerre au lever du soleil. Ce doit être à l’ouest. Il ne manquait plus que cela!» Il craignit que cela ne fît d’abord tomber la légère brise qui soufflait alors et ne brouillât complètement le temps ensuite. Un moment, on eût dit que toutes ses facultés étaient paralysées par ce faible bruit. Sur cette mer où avaient régné les dieux de l’Olympe, il aurait pu être un de ces navigateurs païens soumis aux caprices de Jupiter: mais, comme un païen révolté, il se contenta de brandir vaguement le poing vers l’espace qui lui répondit par un murmure bref et menaçant. Puis il reprit sa route de son pas balancé jusqu’à ce qu’il pût apercevoir les deux mâts de la tartane, et il s’arrêta pour prêter l’oreille. Il n’entendit aucun bruit d’aucune sorte et continua tout en pensant: «Passer d’une chose à une autre avec insouciance! Vraiment… C’est tout ce que la vieille Catherine en sait.» Il avait, lui, tant de choses à quoi penser qu’il ne savait par où commencer. Il les laissa s’emmêler dans sa tête. Ses sentiments étaient extrêmement confus eux aussi, et il sentait vaguement que sa conduite était à la merci d’un conflit intérieur. C’est probablement la conscience de ce fait qui expliquait son attitude sardonique envers lui-même et, visiblement, envers ceux qu’il apercevait à bord de la tartane; particulièrement envers le lieutenant qu’il aperçut assis sur le pont, appuyé contre la tête du gouvernail; il se tenait de façon caractéristique à l’écart des deux autres hommes qui étaient à bord. Michel, de façon également caractéristique, se tenait debout sur le petit panneau de la cabine, surveillant visiblement la venue de son maître. Quant au citoyen Scevola, assis sur le pont, à première vue, il avait l’air d’être en liberté, mais, en fait, il ne l’était pas. Il était attaché un peu lâche à un étançon [111] avec trois tours de l’écoute [112] de grand-voile dont le nœud était placé de façon qu’il ne pût l’atteindre sans attirer l’attention. Et cette situation semblait elle aussi caractéristique de Scevola, avec son apparence de demi liberté, de demi suspicion, et en quelque sorte de contrainte dédaigneuse. Le sans-culotte, auquel ses dernières aventures avaient presque fait perdre la raison, d’abord à cause de leur incompréhensibilité absolue et ensuite, de l’attitude énigmatique de Peyrol, avait laissé retomber sa tête et croisé les bras sur sa poitrine. Et cette attitude était en même temps ambiguë: elle aurait pu être aussi bien celle de la résignation que celle d’un profond sommeil. Le flibustier s’adressa d’abord au lieutenant:
«Le moment approche», lui dit Peyrol en tordant bizarrement un coin de sa bouche, tandis que sous son bonnet de laine ses boucles vénérables voltigeaient au souffle d’une soudaine brise chaude. «Le grand moment, hein?»
Il se pencha sur la grande barre du gouvernail et sembla suspendu au-dessus de l’épaule du lieutenant.
«Qu’est-ce que c’est que cette compagnie infernale?» murmura celui-ci sans même regarder Peyrol.
«Tous de vieux amis!… quoi?» répondit Peyrol d’un ton familier. «Cette petite affaire restera entre nous. Moins on est, plus il y a de gloire. Catherine est en train de préparer les légumes pour la soupe de midi et la corvette anglaise navigue vers la Passe où elle arrivera vers midi aussi, prête à se faire aveugler. Vous savez, lieutenant, que ce sera votre affaire. Vous pouvez compter sur moi pour vous mettre en route au bon moment. Car qu’est-ce que cela peut bien vous faire? Vous n’avez pas d’amis, vous n’avez pas même une petite amie! Quant à attendre qu’un vieux forban comme moi – oh non! lieutenant! Assurément la liberté est douce. Mais qu’est-ce que vous en savez, vous autres, porteurs d’épaulettes? D’ailleurs, les conversations de dunette et autres amabilités, ça n’est pas mon genre.
– J’aimerais, Peyrol, que vous ne parliez pas tant», dit le lieutenant en tournant légèrement la tête. Il fut frappé de l’étrange expression qu’avait prise le visage du vieux flibustier. «Et je ne vois pas quelle importance a le moment précis. Je vais à la recherche de l’escadre. Tout ce que vous avez à faire, c’est de hisser les voiles pour moi et de sauter à terre.
– C’est très simple», remarqua Peyrol entre ses dents, et il se mit alors à chanter:
Quoique leurs chapeaux soient bien laids, Goddam! Moi, j’aime les Anglais, Ils ont un si bon caractère! mais il s’interrompit brusquement pour interpeller Scevola:
«Hé! citoyen» Puis, à Réal, d’un ton de confidence: «Il ne dort pas, vous savez, mais il n’est pas comme les Anglais, il a un sacré mauvais caractère. Il s’est mis dans la tête», continua Peyrol à haute voix et d’un ton innocent, «que vous l’aviez enfermé cette nuit dans la cabine. Avez-vous remarqué le regard venimeux qu’il vient de vous lancer?»
Le lieutenant Réal et le naïf Michel semblaient tous deux stupéfaits de tant de bruyante gaieté; mais pendant tout ce temps, Peyrol ne cessait de songer: «Je voudrais tout de même bien savoir où en est cet orage et quelle tournure il va prendre. Je ne peux pas m’en rendre compte à moins de monter à la ferme pour jeter un coup d’œil vers l’ouest. Il est peut-être loin, dans la vallée du Rhône; il y est sans doute, et il va en sortir, sacré nom d’un chien. On ne va pas pouvoir compter sur une demi-heure de vent régulier de n’importe où.» Il jeta un regard de gaieté ironique sur les trois visages tour à tour. Michel y répondit avec son habituelle expression de bon chien et sa bouche innocemment ouverte. Scevola gardait le menton enfoui dans la poitrine. Le lieutenant Réal demeurait insensible à toute impression extérieure et son regard absent semblait ne tenir aucun compte de Peyrol. Le flibustier lui-même parut se replonger bientôt dans ses pensées. Le dernier souffle d’air se dissipa dans le petit bassin et le soleil se dégageant au-dessus de Porquerolles l’inonda d’une lumière soudaine qui fit cligner les yeux de Michel comme ceux d’un hibou.
«Il fait chaud de bonne heure», déclara-t-il à haute voix, mais simplement parce qu’il avait pris l’habitude de se parler à lui-même. Il n’aurait pas eu la présomption d’émettre une opinion sans que Peyrol l’y invitât.
La voix de Michel rappela Peyrol à lui-même; aussi proposa-t-il de hisser les vergues à bloc [113] et pria même le lieutenant Réal de l’aider dans cette opération qui se fit sans autre bruit que le léger grincement des poulies. Les voiles restèrent carguées, mais hautes [114].
«Comme ça, fit Peyrol, vous n’aurez qu’à larguer partout et vous aurez tout de suite les voiles dehors.»
Sans lui répondre, Réal retourna prendre sa place près de la tête du gouvernail. Il se disait: «Je pars à la sauvette. Non, il y a l’honneur, le devoir. Et puis, bien sûr, je reviendrai. Mais quand? On m’oubliera complètement et on ne m’échangera jamais. Cette guerre va peut-être durer des années…» Et il regrettait illogiquement de n’avoir pas un Dieu auquel demander l’allégement de son angoisse. «Elle sera désespérée», pensait-il, le cœur torturé par l’image qu’il se faisait d’Arlette devenue folle. La vie, toutefois, avait de bonne heure rempli son esprit d’amertume, et il se disait: «Mais, pensera-t-elle seulement à moi dans un mois?» Aussitôt, il se sentit rempli d’un tel remords qu’il se leva comme s’il avait l’obligation morale de remonter avouer à Arlette cette pensée cynique et sacrilège. «Je suis fou», murmura-t-il, en s’appuyant sur la lisse basse. Ce manque de foi le rendait si profondément malheureux qu’il sentait toute sa force de volonté l’abandonner. Il s’assit et se laissa aller à sa souffrance. Il songeait tristement: «On a vu des hommes jeunes mourir subitement. Pourquoi pas moi? En vérité, je suis à bout de forces, je suis déjà à moitié mort. Oui, mais ce qui me reste de ma vie ne m’appartient plus.»
«Peyrol!», dit-il d’une voix si perçante que Scevola lui-même en releva la tête. Il fit effort pour maîtriser sa voix et reprit en parlant très distinctement: «J’ai laissé une lettre pour le secrétaire général de la majorité [115], demandant que l’on paie à Jean – vous vous appelez bien Jean, n’est-ce pas? – Peyrol, deux mille cinq cents francs, prix de la tartane sur laquelle je pars. C’est correct?
– Pourquoi avez-vous fait cela?» demanda Peyrol extrêmement impassible en apparence. «Pour me causer des ennuis?
– Ne dites donc pas de sottises, canonnier, personne ne se rappelle votre nom. Il est enterré sous une pile de papiers noircis. Je vous prie d’aller là-bas leur dire que vous avez vu de vos yeux le lieutenant Réal s’embarquer pour remplir sa mission.»
Peyrol demeurait toujours impassible, mais son regard se remplit de fureur. «Ah! oui, je me vois allant là-bas. Deux mille cinq cents francs! Deux mille cinq cents foutaises!» Il changea de ton tout à coup. «J’ai entendu quelqu’un dire que vous étiez un honnête homme et je suppose que ceci en est une preuve. Eh bien! au diable votre honnêteté.» Il regarda le lieutenant d’un air furieux, puis il se dit: «Il ne fait même pas semblant d’écouter ce que je lui dis», et une autre sorte de colère, à moitié faite de mépris et à moitié d’un élément d’obscure sympathie, vint remplacer sa franche fureur. «Bah!» dit-il. Il cracha par-dessus le bord et marchant résolument vers Réal, lui tapa sur l’épaule. Celui-ci jeta sur lui un regard absolument dénué d’expression, et ce fut le seul effet du geste de Peyrol.
L’ancien Frère-de-la-Côte ramassa alors la valise du lieutenant qu’il alla porter dans la cabine. En passant, il entendit Scevola articuler le mot: «Citoyen», mais ce n’est qu’en revenant qu’il consentit à lui dire: «Eh bien?
– Qu’est-ce que vous allez faire de moi? demanda Scevola.
– Vous n’avez pas voulu m’expliquer comment vous êtes venu à bord de cette tartane», dit Peyrol d’un ton qui paraissait presque amical, «je n’ai donc pas besoin de vous dire, moi, ce que je vais faire de vous.»
Un sourd grondement de tonnerre suivit de si près ces paroles que l’on aurait pu croire qu’il avait jailli des lèvres mêmes de Peyrol. Il regarda le ciel avec inquiétude. Il était encore clair au-dessus de sa tête, et du fond de ce petit bassin entouré de rochers, on n’avait de vue d’aucun autre côté: mais alors même qu’il regardait en l’air, il y eut une sorte de brève lueur dans le soleil à laquelle succéda un violent, mais lointain coup de tonnerre. Pendant la demi-heure qui suivit, Peyrol et Michel s’affairèrent à terre pour tendre un long câble de la tartane à l’entrée de la crique; ils en attachèrent l’extrémité à un buisson. C’était afin de haler la tartane dans la crique. Ils remontèrent ensuite à bord. Le petit coin de ciel au-dessus de leurs têtes était encore clair, mais tout en avançant avec le câble de halage le long de la crique, Peyrol aperçut le bord du nuage. Le soleil devint tout à coup brûlant et, dans l’air stagnant, la lumière sembla changer mystérieusement de qualité et de couleur. Peyrol jeta son bonnet sur le pont, offrant sa tête nue à la menace subtile de cet air immobile et étouffant.
«Cré Dié! Ça chauffe!» grommela-t-il en relevant les manches de sa veste. De son robuste avant-bras, sur lequel était tatouée une sirène avec une queue de poisson immensément longue, il s’essuya le front. Ayant aperçu sur le pont l’épée et le ceinturon du lieutenant, il les ramassa et, sans autre cérémonie, les lança au bas de l’échelle de la cabine. Comme il passait de nouveau près de Scevola, le sans-culotte éleva la voix.
«Je crois que vous êtes un de ces misérables, corrompus par l’or anglais», s’écria-t-il, comme un homme saisi par l’inspiration. Ses yeux brillants, ses joues rouges, témoignaient du feu patriotique qui brûlait dans son cœur, et il employa cette formule conventionnelle de l’époque révolutionnaire, époque où, enivré de rhétorique, il courait de toutes parts pour donner la mort aux traîtres des deux sexes et de tous âges. Mais sa dénonciation fut accueillie par un si profond mutisme que sa propre conviction en fut ébranlée. Ces paroles avaient sombré dans un abîme de silence et ce qu’on entendit ensuite fut Peyrol parlant à Réal:
«Je crois, lieutenant, que vous allez être trempé, avant longtemps»; puis, tout en regardant Réal, Peyrol se dit avec une profonde conviction: «Trempé! ça lui serait égal même d’être noyé.»
Si impassible qu’il parût, Peyrol n’en était pas moins fort agité intérieurement, il se demandait avec fureur où le navire anglais pouvait se trouver précisément à ce moment et où diable était parvenu cet orage: car le ciel était devenu aussi muet que la terre accablée.
«N’est-ce pas le moment de nous déhaler [116], canonnier?» demanda Réal. Et Peyrol répondit:
«Il n’y a pas un souffle d’air, nulle part, à des lieues d’ici.» Il eut le plaisir d’entendre un grondement assez fort qui roulait apparemment le long des collines, à l’intérieur des terres. Au-dessus du bassin, un petit nuage déchiqueté, attaché à la robe pourpre de l’orage, flottait immobile, mince comme un morceau de gaze sombre.
Là-haut, à la ferme, Catherine, elle aussi, avait entendu ce grondement inquiétant et elle était allée à la porte de la salle. Elle avait pu, de là, voir le nuage violet lui-même, contourné et massif, et l’ombre sinistre qu’il projetait sur les collines. L’arrivée de l’orage ajoutait encore au sentiment d’inquiétude qu’elle éprouvait à se sentir ainsi toute seule à la maison. Michel n’était pas remonté. Bien qu’elle ne lui adressât presque jamais la parole, elle aurait vu Michel avec plaisir, simplement parce que c’était une personne qui faisait partie de l’ordre habituel des choses. Elle n’était pas bavarde, mais elle aurait aimé trouver quelqu’un à qui parler, ne fût-ce qu’un moment. L’interruption de tous les bruits, voix ou pas, aux abords de la ferme, ne lui était pas agréable; mais à voir le nuage, elle pensa qu’avant peu il y aurait suffisamment de bruit. Au moment toutefois où elle rentrait dans la cuisine, elle entendit un son dont le caractère perçant et terrifiant à la fois lui fit regretter cet accablant silence; c’était un cri déchirant qui venait de la partie supérieure de la maison où, à sa connaissance, il n’y avait qu’Arlette endormie. Comme elle s’efforçait de traverser la cuisine pour se diriger vers le pied de l’escalier, la vieille femme eut l’impression d’être tout à coup accablée par le poids des années accumulées. Elle se sentit soudain extrêmement faible et presque incapable de respirer. Et il lui vint tout à coup cette pensée: «Scevola! Est-ce qu’il l’assassine là-haut?» Le peu qui lui restait de force physique en fut paralysé. Que pouvait-ce être d’autre? Elle tomba, comme abattue par un coup de feu, sur une chaise, et se trouva incapable de faire un mouvement. Seul son cerveau continuait à agir; elle porta les mains à ses yeux comme pour repousser la vision des horreurs qui s’accomplissaient là-haut. Elle n’entendait plus aucun bruit venant de l’étage. Arlette devait être morte. Elle pensait que maintenant c’était son tour. Et si son corps tremblait devant la violence brutale, son esprit exténué souhaitait ardemment la fin. Qu’il vienne! Que c’en soit fini de tout cela, qu’elle soit assommée ou frappée d’un coup de poignard dans la poitrine. Elle n’avait pas le courage de se découvrir les yeux. Elle attendit. Mais au bout d’une minute, qui lui parut interminable, elle entendit au-dessus de sa tête un bruit de pas rapides. C’était Arlette qui courait de-ci de-là. Catherine retira ses mains de devant ses yeux et elle allait se lever, quand elle entendit crier au haut de l’escalier le nom de Peyrol, avec un accent désespéré. Puis, presque aussitôt après, elle entendit de nouveau ce cri de: «Peyrol, Peyrol!», puis un bruit de pas qui descendaient précipitamment l’escalier. Elle entendit encore le cri déchirant de: «Peyrol!» de l’autre côté de la porte juste avant que celle-ci ne s’ouvrît. Qui donc la poursuivait? Catherine parvint à se lever. Appuyée d’une main à la table, elle offrit un front intrépide à sa nièce qui se précipita dans la cuisine, les cheveux dénoués, et les yeux remplis d’une expression d’extrême égarement.
La porte qui donnait sur l’escalier s’était refermée avec violence derrière elle. Personne ne la poursuivait et Catherine, étendant son maigre bras bronzé, arrêta la fuite d’Arlette au passage. La secousse fut telle que les deux femmes en trébuchèrent l’une contre l’autre. Elle saisit sa nièce par les épaules.
«Qu’y a-t-il? Qu’y a-t-il, au nom du Ciel? Où cours-tu ainsi?» cria-t-elle. Et l’autre, comme épuisée soudain, murmura:
«Je viens de m’éveiller d’un rêve affreux.»
Le nuage maintenant suspendu au-dessus de la maison rendait la cuisine obscure. Un faible éclair passa, suivi d’un petit grondement au loin.
La vieille femme secoua doucement sa nièce. «Les rêves ne signifient rien, dit-elle, tu es éveillée maintenant…» Et, à vrai dire, Catherine pensait qu’il n’y a pas de rêves aussi affreux que les réalités qui prennent possession de vous pendant les longues heures de veille.
«On le tuait», gémit Arlette qui se mit à trembler et à se débattre dans les bras de sa tante. «Je te dis qu’on le tuait.
– Reste tranquille. Tu rêvais de Peyrol?», Elle se calma immédiatement et murmura: «Non, d’Eugène.»
Elle avait vu Réal attaqué par une bande d’hommes et de femmes tous dégouttant de sang, sous une lumière froide et livide, devant une rangée de simples carcasses de maisons aux murs fissurés et aux fenêtres brisées, au milieu d’une forêt de bras levés qui brandissaient des sabres, des massues, des couteaux et des haches. Il y avait aussi un homme qui faisait des moulinets avec un chiffon rouge au bout d’un bâton, tandis qu’un autre battait du tambour, et ce son retentissait au-dessus d’un bruit effrayant de vitres brisées qui tombaient comme une pluie sur le trottoir. Au tournant d’une rue déserte, elle avait vu Peyrol, reconnaissable à ses cheveux blancs, qui marchait d’un pas tranquille en balançant régulièrement son gourdin. Ce qu’il y avait d’affreux, c’est que Peyrol l’avait regardée bien en face, sans rien remarquer, calmement, sans même froncer les sourcils ni sourire, il était resté aveugle et sourd tandis qu’elle agitait les bras et qu’elle criait désespérément pour qu’il vînt à son secours. Elle s’était réveillée en sursaut, ayant encore le son perçant du nom de Peyrol dans les oreilles et conservant de ce rêve une impression si forte, qu’en regardant avec affolement le visage de sa tante, elle voyait encore les bras nus de cette foule de meurtriers levés au-dessus de la tête de Réal qui s’affaissait peu à peu. Et pourtant le nom qui lui était venu aux lèvres en s’éveillant, c’était celui de Peyrol. Elle s’écarta de sa tante avec une telle force que la vieille femme, chancelant en arrière, dut pour ne pas tomber se rattraper au manteau de la cheminée au-dessus de sa tête. Arlette courut à la porte de la salle y jeta un coup d’œil, revint vers sa tante et cria: «Où est-il?»
Catherine ne savait réellement pas quel chemin le lieutenant avait pris. Elle comprit très bien que «il» voulait dire Réal.
«Il est parti il y a longtemps», dit-elle; et elle s’empara du bras de sa nièce et ajouta en faisant effort pour affermir sa voix: «Il va revenir, Arlette… car rien ne peut le tenir éloigné de toi.»
Arlette murmurait comme machinalement pour elle-même ce nom magique: «Peyrol, Peyrol!»
Puis elle cria: «Je veux Eugène tout de suite. Immédiatement.»
Le visage de Catherine prit une expression d’imperturbable patience. «Il est parti en service commandé», dit-elle. Sa nièce la regardait avec des yeux énormes, noirs comme du charbon, profonds et immobiles, tandis que d’un ton de folle intensité elle disait: «Peyrol et toi, vous avez comploté de me faire perdre la raison, mais je saurai comment faire pour obliger le vieux Peyrol à le rendre. Il est à moi!» Elle fit volte-face avec l’air égaré de quelqu’un qui cherche à échapper à un danger mortel, et elle se précipita dehors tête baissée.
Autour d’Escampobar, l’air était sombre mais calme, et le silence si profond qu’on pouvait entendre les premières pesantes gouttes de pluie frapper le sol. Sous l’ombre inquiétante de la nuée d’orage, Arlette demeura un instant hésitante: mais c’était vers Peyrol, l’homme mystérieux et fort, que se tournaient ses pensées. Elle était prête à se traîner à ses genoux, à le supplier, à le gronder. «Peyrol! Peyrol!» cria-t-elle à deux reprises, et elle tendit l’oreille comme si elle attendait une réponse: puis, de toutes ses forces, elle cria: «Je veux qu’on me le rende!»
Une fois seule dans la cuisine, Catherine alla s’asseoir avec dignité dans le fauteuil à dossier élevé, comme un sénateur qui, dans sa chaise curule attendrait le coup d’un destin barbare.
Arlette dégringola la pente. Le premier signe de sa venue fut un cri faible et aigu que seul, à vrai dire, le flibustier entendit et comprit. Il serra les lèvres d’une façon singulière qui témoignait qu’il appréciait à sa juste valeur cette complication imminente. Un moment après il la vit, juchée sur un rocher isolé et à demi voilée par la première averse perpendiculaire. Arlette qui, en découvrant la tartane et les hommes à son bord, poussa un long cri de triomphe et de désespoir mêlés: «Peyrol! Au secours! Pey… rol!»
Réal se mit d’un bond sur ses pieds, l’air extrêmement effrayé, mais Peyrol l’arrêta d’un bras tendu. «C’est moi qu’elle appelle», dit-il, en regardant la silhouette en équilibre sur le haut du rocher. «Joli saut! Sacré nom…! Joli saut!» et plus bas il murmura à part lui: «Elle va se casser les jambes ou le cou.»
«Je vous vois, Peyrol», cria Arlette, qui semblait traverser l’air en volant. «Ne vous y risquez pas!
– Oui, me voilà!» s’écria le flibustier en se frappant du poing la poitrine.
Le lieutenant Réal se couvrit la figure de ses deux mains. Michel regardait la scène bouche bée comme s’il eût assisté à une représentation dans un cirque; mais Scevola baissa les yeux. Arlette s’élança à bord d’un tel bond que Peyrol dut se précipiter pour la préserver d’une chute qui l’eût assommée. Avec une violence extrême, elle se débattit dans les bras de Peyrol. L’héritière d’Escampobar, ses cheveux noirs sur les épaules, semblait incarner une blême fureur. «Misérable! Ne vous y risquez pas!» Un roulement de tonnerre vint couvrir sa voix; mais lorsqu’il se fut éloigné, on entendit de nouveau Arlette; elle parlait d’un ton suppliant: «Peyrol, mon ami, mon cher vieil ami. Rendez-le-moi», et son corps ne cessait de se tordre entre les bras du vieux marin. «Vous m’aimiez, jadis, Peyrol», cria-t-elle sans cesser de se débattre, et soudain, de son poing fermé, elle frappa à deux reprises le flibustier au visage. Il reçut les deux coups comme si sa tête eût été faite de marbre, mais il sentit avec terreur le corps d’Arlette devenir immobile et rigide entre ses bras. Un grain vint envelopper le groupe réuni à bord de la tartane. Peyrol étendit doucement Arlette sur le pont. Elle avait les yeux fermés, les mains serrées; tout signe de vie avait disparu de ce visage blême. Peyrol se releva et regarda les hauts rochers qui ruisselaient. La pluie balayait la tartane avec un grondement furieux et cinglant, auquel se mêlait le bruit de l’eau dévalant violemment par les replis et les crevasses de ce rivage escarpé, qui, graduellement, échappait à sa vue comme si c’eût été le commencement d’un déluge universel et destructeur: la fin de tout.
Le lieutenant Réal, un genou en terre, contemplait le visage pâle d’Arlette. On entendit, distincte, quoique mêlée encore au faible grondement du tonnerre lointain, la voix de Peyrol qui disait:
«On ne peut pas la mettre à terre et la laisser couchée sous la pluie. Il faut la porter à la maison.» Les vêtements trempés d’Arlette lui collaient au corps, et le lieutenant, sa tête nue ruisselant de pluie, la contemplait comme s’il venait de la sauver de la noyade. Peyrol, impénétrable, baissa les yeux vers la jeune fille étendue sur le pont et l’homme agenouillé. «Elle s’est évanouie de rage contre son vieux Peyrol», reprit-il d’un ton un peu rêveur. «On voit décidément d’étranges choses. Écoutez, lieutenant, il vaut mieux que vous la preniez sous les bras et que vous descendiez à terre le premier. Je vais vous aider. Vous y êtes? Soulevez-la.»
Les deux hommes durent calculer leurs gestes et ne purent avancer que lentement sur la première partie, escarpée, de la pente. Après avoir fait ainsi plus des deux tiers du chemin, ils déposèrent leur fardeau inanimé sur une pierre plate. Réal continuait à soutenir les épaules, mais Peyrol posa doucement les pieds à terre.
«Là! dit-il. Vous pouvez la porter seul pour le reste du trajet et la remettre à la vieille Catherine. Mettez-vous bien d’aplomb, je vais la soulever et vous la mettre dans les bras. Vous pouvez très aisément parcourir cette distance. Là… Soulevez-la un peu plus de peur que ses pieds n’accrochent les pierres.» La chevelure d’Arlette pendait, masse inerte et pesante, bien au-dessous du bras du lieutenant. L’orage s’éloignait, laissant le ciel encore chargé de nuages. Et Peyrol avec un profond soupir se dit: «Je suis las!»
«Comme elle est légère! dit Réal.
– Parbleu, oui, elle est légère. Si elle était morte, vous la trouveriez assez lourde. Allons!, lieutenant. Non! je ne viens pas. À quoi bon? Je resterai ici. Je n’ai pas envie d’entendre les reproches de Catherine.»
Le lieutenant, absorbé par le visage qui reposait dans le creux de son bras, ne détourna pas un instant les yeux, pas même lorsque Peyrol, se penchant sur Arlette, embrassa son front blanc, tout près de la racine de ses cheveux noirs comme l’aile d’un corbeau.
«Que dois-je faire? murmura Réal.
– Ce que vous devez faire? Eh bien! remettez-la à la vieille Catherine. Et dites-lui que je reviens dans un instant. Ça la réconfortera. Autrefois je comptais pour quelque chose dans cette maison. Allez. Le temps presse.»
Après quoi, il se retourna et se mit à descendre lentement vers la tartane. Une brise s’était levée. Il la sentait sur son cou mouillé et accueillit avec satisfaction cette impression de fraîcheur qui le rappelait à lui-même, à sa vieille nature aventureuse qui n’avait connu ni mollesse, ni hésitation devant un quelconque risque de la vie.
L’averse s’éloignait au moment où il mit le pied à bord. Michel, trempé jusqu’aux os, conservait encore la même attitude et regardait vers le sentier. Le citoyen Scevola avait ramené ses genoux vers lui et s’était pris la tête dans les mains; que la pluie, le froid ou quelque autre raison en fût la cause, en tout cas ses dents claquaient: on pouvait en entendre le bruit continuel et agaçant. Peyrol enleva rapidement sa veste lourde d’eau, avec un air étrange, comme si elle ne pouvait plus être d’aucune utilité pour son enveloppe mortelle; il redressa ses larges épaules et, d’une voix grave et calme, donna l’ordre à Michel de larguer les amarres qui retenaient la tartane au rivage. Le fidèle séide en resta ébahi et il ne fallut pas moins d’un «Allez» prononcé par Peyrol d’un ton de commandement, pour le mettre en mouvement. Pendant ce temps, le flibustier, après avoir largué les amarrages de la barre, mettait, d’un air d’autorité, sa main sur la forte pièce de bois qui s’avançait horizontalement de la tête du gouvernail, à peu près à la hauteur de sa hanche. Les paroles et les mouvements de ses compagnons obligèrent le citoyen Scevola à maîtriser le tremblement désespéré de sa mâchoire. Il se démena un peu dans ses liens et articula de nouveau la question qu’il avait eue sur les lèvres depuis des heures:
«Qu’est-ce que vous allez faire de moi?
– Que diriez-vous d’une petite promenade en mer?» demanda Peyrol d’un ton qui n’était pas sans bienveillance.
Le citoyen Scevola, qui, jusqu’alors avait paru complètement abattu et dompté, poussa un cri perçant tout à fait imprévu:
«Détachez-moi. Mettez-moi à terre.»
Michel, occupé à l’avant, se laissa aller à sourire, comme s’il eût eu un sentiment raffiné de l’incongruité. Peyrol demeura sérieux.
«On va vous détacher dans un instant», déclara-t-il au patriote buveur de sang qui avait si longtemps passé pour être possesseur non seulement d’Escampobar, mais de l’héritière d’Escampobar, qu’habitué comme il l’était à vivre sur des apparences, il en était presque arrivé à croire lui-même à cette possession. Aussi hurla-t-il à ce rude réveil. Peyrol éleva la voix: «Embraque l’amarre [117], Michel!»
Comme, une fois les amarres larguées, la tartane avait évité [118] en débordant du rivage, le mouvement que lui donna Michel la porta vers la passe par laquelle le bassin communiquait avec la crique. Peyrol était à la barre, et en un moment, glissant à travers l’étroit couloir, la tartane gardant son erre bondit presque au milieu de la crique.
On sentait une petite brise qui ridait l’eau légèrement, mais au large, la mer assombrie se tachetait déjà de moutons. Peyrol donna la main à Michel pour embraquer les écoutes, puis revint ensuite prendre la barre. Le joli bâtiment, propre comme un sou neuf, si longtemps immobile, se mit à glisser vers le vaste monde. Michel, comme éperdu d’admiration, regardait le rivage. La tête du citoyen Scevola était retombée sur ses genoux tandis que de ses mains sans force il entourait mollement ses jambes. On eût dit la figure même du découragement.
«Hé, Michel! Viens ici et détache-moi le citoyen. Ce n’est que juste qu’il soit libre pour cette petite excursion en mer.»
Une fois son ordre exécuté, Peyrol s’adressa à la forme désolée qui était assise sur le pont: «Comme cela, si la tartane venait à chavirer dans un coup de vent, vous auriez la même chance que nous de sauver votre peau à la nage.»
Scevola dédaigna de répondre. Dans sa rage, il était occupé à se mordre les genoux furtivement.
«Vous êtes venu à bord dans quelque intention meurtrière. À qui en aviez-vous, sinon à moi, Dieu seul le sait. Je me sens parfaitement justifié en vous offrant un petit tour en mer. Je ne vous cacherai pas, citoyen, que cela n’ira pas sans quelque risque de mort ou de blessure. Mais ne vous en prenez qu’à vous du fait d’être ici.»
À mesure que la tartane s’éloignait de la crique, elle obéissait davantage à la force de la brise et elle bondissait en avant d’un mouvement rapide. Un vague sourire de contentement éclairait le visage velu de Michel.
«Elle sent la mer», lui dit Peyrol qui prenait plaisir à la marche rapide de son petit bâtiment. «C’est différent de ta lagune, Michel!
– Pour sûr», dit-il avec la gravité qui convenait.
«Ça ne te parait pas drôle à toi, lorsque tu te retournes vers la terre, de penser que tu n’as rien laissé derrière toi, rien, ni personne?»
Michel prit l’aspect d’un homme auquel on soumet un problème intellectuel. Depuis qu’il était devenu le séide de Peyrol, il avait complètement perdu l’habitude de penser. Des instructions et des ordres étaient choses faciles à saisir; mais une conversation avec celui qu’il appelait «notre maître» était une affaire sérieuse qui réclamait une attention intense et concentrée.
«Peut-être bien», murmura-t-il d’un air étrangement embarrassé.
«Eh bien! Tu as de la chance, crois-moi», dit Peyrol en surveillant la marche de son petit navire qui longeait la pointe de la presqu’île. «Tu n’as pas même un chien à qui tu puisses manquer.
– Je n’ai que vous, maître Peyrol!
– C’est ce que je pensais», répondit celui-ci comme s’il se parlait un peu à lui-même, tandis que Michel, en bon marin, gardait l’équilibre en épousant les mouvements du navire sans quitter des yeux le visage du Frère-de-la-Côte.
«Non», s’écria tout à coup Peyrol après un moment de méditation, «je ne pouvais pas te laisser derrière moi». Il tendit vers Michel sa main ouverte.
«Mets ta main ici», dit-il. Michel hésita un moment devant cette extraordinaire proposition. Il s’exécuta à la fin et Peyrol, serrant vigoureusement la main du pêcheur dépourvu de tout, lui dit:
«Si j’étais parti seul, je t’aurais laissé sur ce rivage comme un homme abandonné pour mourir sur une île déserte.» Une faible perception de ce que la circonstance avait de solennel sembla pénétrer le cerveau primitif de Michel. Les paroles de Peyrol s’associèrent en lui au sentiment de la place insignifiante qu’il occupait au dernier rang de l’espèce humaine; et timidement, avec son regard clair, innocent et sans nuage, il murmura l’axiome fondamental de sa philosophie: «Il faut bien que quelqu’un soit le dernier ici-bas.
– Eh bien! alors, il faudra que tu me pardonnes tout ce qui pourra arriver d’ici au coucher du soleil.»
La tartane, docile à la barre, laissa porter [119] pour mettre le cap à l’est.
Peyrol murmura: «Elle sait encore naviguer.»
Son indomptable cœur, si lourd depuis tant de jours, eut un moment d’exaltation, l’illusion d’une immense liberté.
À ce moment, Réal, étonné de ne plus trouver la tartane dans le bassin, courait comme un fou vers la crique où il pensait que Peyrol devait l’attendre pour lui en remettre le commandement. Il courut jusqu’à ce même rocher sur lequel l’ancien prisonnier de Peyrol s’était assis après son évasion, trop exténué pour se réjouir et cependant ragaillardi par l’espérance de la liberté. La situation de Réal était pire. Il ne distingua aucune forme indécise à travers le léger voile de pluie qui frappait cette nappe d’eau abritée et encadrée par les rochers. Le petit bâtiment avait été enlevé. Comment était-ce possible! Il devait avoir les yeux malades! De nouveau le versant dénudé de la colline retentit du nom de «Peyrol» hurlé par Réal de toute la force de ses poumons. Il ne le hurla qu’une fois, et environ cinq minutes plus tard il parut à la porte de la cuisine, haletant, ruisselant, comme s’il venait de remonter à grand-peine du fond de la mer. Arlette, pâle comme une morte, reposait dans le fauteuil à haut dossier, les membres détendus, la tête sur le bras de Catherine. Il la vit ouvrir des yeux noirs, énormes et comme s’ils n’appartenaient pas à ce monde; il vit la vieille Catherine tourner la tête, entendit un cri de surprise: une sorte de lutte sembla s’engager entre les deux femmes. Il leur cria comme un fou: «Peyrol m’a trahi!» et en un instant, faisant claquer la porte, il disparut.
La pluie avait cessé. Au-dessus de sa tête la masse compacte des nuages se dirigeait vers l’est: il prit la même direction comme s’il était, lui aussi, poussé par le vent, et il grimpa la colline jusqu’au petit observatoire. Quand il y fut parvenu et qu’essoufflé il eut passé un bras autour du tronc de l’arbre incliné, la seule chose dont il eut conscience pendant cette sombre interruption du tumulte des éléments, ce fut l’agitation affolante de ses pensées. Au bout d’un moment, il aperçut à travers la pluie le navire anglais, ses huniers [120] amenés sur les chouquets [121] courant à petite allure à travers l’entrée nord de la Petite Passe. Dans sa détresse il s’attacha de façon insensée à l’idée qu’il devait y avoir une relation entre ce navire ennemi et l’inexplicable conduite de Peyrol. Ce vieux marin avait toujours eu l’intention de partir lui-même! Et quand un moment plus tard, tournant son regard vers le sud, il distingua l’ombre de la tartane qui doublait la pointe, au milieu d’un nouveau grain, il murmura amèrement pour lui-même: «Parbleu!»
Elle avait ses deux voiles établies. Peyrol la pressait effectivement autant qu’il le pouvait, dans son abominable hâte d’aller communiquer avec l’ennemi. La vérité était que dans la position où Réal l’aperçut d’abord, Peyrol ne pouvait encore voir le navire anglais et il tint tranquillement sa route jusqu’au milieu de la Passe. Le navire de guerre et la petite tartane se virent l’un l’autre fort à l’improviste, à une distance qui n’était guère plus d’un mille. Peyrol sentit son cœur tressaillir en se voyant si près de l’ennemi. À bord de l’Amelia on n’y prit d’abord pas garde. Ce n’était qu’une tartane qui allait gagner un abri sur la côte au nord de Porquerolles. Mais quand Peyrol eut tout à coup changé sa route, le quartier-maître [122] du navire de guerre, remarquant la manœuvre, braqua sa longue-vue. Le capitaine Vincent était sur le pont et fut d’avis, comme son quartier-maître, que ce bâtiment agissait de façon suspecte. Avant même que l’Amelia eût pu venir dans le vent sous le fort grain, Peyrol était déjà sous la batterie de Porquerolles et ainsi à l’abri de toute capture. Le capitaine Vincent ne se souciait pas d’amener son navire à portée de la batterie et de courir le risque de faire endommager son gréement ou sa coque pour un simple petit côtier. Toutefois, ce que Symons avait raconté, à bord, du bâtiment caché qu’il avait découvert, de sa captivité et de son étonnante évasion, avait fait de chaque tartane un objet d’intérêt pour tout l’équipage. L’Amelia avait pris la panne [123] dans la Passe, tandis que ses officiers observaient les voiles latines [124] qui couraient des bordées sous la protection des canons. Le capitaine Vincent lui-même avait été frappé de la manœuvre de Peyrol. Les bâtiments côtiers, d’ordinaire, n’avaient pas peur de l’Amelia. Après avoir arpenté la dunette, il fit appeler Symons à l’arrière.
Ce héros d’une aventure unique et mystérieuse qui, depuis vingt-quatre heures, n’avait cessé d’être le sujet de toutes les conversations à bord de la corvette, s’avança d’un pas chaloupé, le chapeau à la main, tout pénétré secrètement du sentiment de son importance.
«Prends la lorgnette, lui dit le commandant, et regarde-moi ce bâtiment sous la côte. Ressemble-t-il un peu à la tartane à bord de laquelle tu dis avoir été?»
Symons ne montra aucune hésitation: «Je jurerais, Votre Honneur, que ce sont bien là les mêmes mâts tout nouvellement peints. C’est la dernière chose que je me rappelle avant le moment où ce scélérat m’a assommé. La lune donnait en plein dessus. Je les distingue maintenant à la lorgnette.» Quant à l’homme qui lui avait raconté que la tartane portait des dépêches et qu’elle avait déjà fait plusieurs voyages, ma foi, Symons priait Son Honneur de vouloir bien croire que l’individu n’était pas alors tout à fait dans son état normal, il dégoisait n’importe quoi. La meilleure preuve, c’est qu’il était allé chercher les soldats et qu’il avait oublié de revenir. Le dangereux vieux scélérat! «C’est que, Votre Honneur, reprit Symons, il pensait qu’il n’y avait pas de chance que je puisse m’enfuir après avoir reçu un coup dont neuf hommes sur dix seraient morts. Aussi est-il allé se vanter de son exploit auprès des gens de la côte; car un de ses copains, un individu encore pire que lui, est descendu du village avec l’intention de me tuer à coups de fourche à fumier, une fourche sacrément grosse, sauf votre respect. C’était un vrai sauvage, celui-là.»
Symons s’interrompit, le regard fixe, comme émerveillé de son propre récit. Le vieux quartier-maître, debout près du capitaine, remarqua avec calme qu’en tout cas cette presqu’île n’était pas une mauvaise base de départ pour un navire qui aurait l’intention d’échapper au blocus. Symons, le chapeau à la main, attendait toujours, tandis que le capitaine Vincent donnait l’ordre à l’officier de manœuvre d’éventer [125] et de venir un peu plus près de la batterie. Ce qui fut fait, et aussitôt l’éclair d’un coup de canon apparut au ras de la ligne de l’eau, et un boulet arriva dans la direction de l’Amelia. Il tomba très court, mais le capitaine Vincent, jugeant que son navire était assez près, donna l’ordre de mettre de nouveau en panne. On demanda alors à Symons de jeter encore un coup d’œil par la lorgnette. Après avoir regardé longtemps, il l’abaissa et dit à son commandant sur un ton solennel:
«Je distingue trois têtes à bord, Votre Honneur, et l’une d’elles est blanche. Je jurerais n’importe où que je connais cette tête blanche.»
Le capitaine Vincent ne répondit rien. Tout cela lui paraissait bien étrange, mais, après tout, c’était possible. Ce navire avait certainement une conduite suspecte. D’un ton à demi vexé il s’adressa au premier lieutenant.
«Il a fait une manœuvre assez habile. Il nous fera des feintes par ici jusqu’à ce que la nuit vienne, et puis il filera. C’est parfaitement absurde. Je ne veux pas envoyer les embarcations trop près de la batterie, et si je le fais, il s’éloignera peut-être d’elles tout simplement et doublera la pointe bien avant que nous ne soyons prêts à lui donner la chasse. L’obscurité sera pour lui le meilleur complice. Tout de même, il faut avoir l’œil sur lui au cas où il serait tenté de nous fausser compagnie à la fin de l’après-midi. S’il en est ainsi, nous ferons de notre mieux pour l’attraper. S’il a quoi que ce soit à bord, j’aimerais m’en emparer. Cela peut être quelque chose d’important, après tout.»
À bord de la tartane, Peyrol de son côté interprétait les mouvements de la corvette. Son but avait été atteint. Le navire de guerre l’avait choisi comme proie. Convaincu sur ce point, Peyrol attendit l’occasion, et profitant d’un grain prolongé dont la pluie était assez épaisse pour brouiller la forme du navire anglais, il abandonna la protection de la batterie pour en faire voir de toutes les couleurs à l’Anglais et jouer le rôle d’un homme qui veut à tout prix éviter de se faire capturer.
Réal, de la position qu’il occupait sur le belvédère, aperçut dans l’averse devenue moins drue les voiles latines contournant la pointe nord de Porquerolles et disparaissant derrière la terre.
Un moment après il vit l’Amelia qui faisait voile d’une façon qui ne laissait aucun doute sur ses intentions de lui donner la chasse. Sa haute voilure disparut bientôt, elle aussi, derrière la pointe de Porquerolles. Quand elle eut disparu, Réal se tourna vers Arlette.
«Allons», dit-il. Stimulée par la brève apparition, à la porte de la cuisine, de Réal, qu’elle avait pris d’abord pour la vision d’un homme disparu qui lui faisait signe de le suivre jusqu’au bout du monde, Arlette s’était arrachée aux bras maigres et osseux de la vieille femme incapable de résister aux efforts de ce jeune corps et à sa fougue violente. Elle avait couru droit au belvédère, quoique rien ne pût l’y guider si ce n’est un aveugle désir de chercher Réal partout où il pouvait être. Il ne s’aperçut pas qu’elle l’avait rejoint avant qu’elle ne lui saisît tout à coup le bras avec une énergie et une résolution dont un être faible d’esprit n’eût pas été capable. Il sentit qu’elle s’emparait de lui d’une façon qui lui ôta du cœur tout scrupule. Accroché au tronc de l’arbre, il passa son autre bras autour de la taille de la jeune femme, et quand elle lui eut avoué qu’elle ne savait pas pourquoi elle avait couru jusqu’à cet endroit plutôt qu’ailleurs, mais que si elle ne l’avait pas trouvé, elle se serait jetée du haut de la falaise, il resserra son étreinte avec une exultation soudaine, comme si Arlette était un don obtenu par la prière et non la pierre d’achoppement de sa conscience puritaine. Ils revinrent ensemble à la ferme. Dans la lumière qui déclinait, les bâtiments inertes les attendaient; les murs en étaient noircis par la pluie, et les grands toits inclinés luisaient sinistrement sous la fuite désolée des nuages. Dans la cuisine, Catherine entendit le bruit de leurs pas mêlés et, raidie dans son grand fauteuil, attendit leur venue. Arlette jeta ses bras autour du cou de la vieille femme, tandis que Réal se tenait de côté et les regardait. Des images se succédaient vertigineusement dans son esprit et s’abîmaient dans un sentiment puissant: le caractère irrévocable des circonstances qui le livraient à cette femme, car, dans le bouleversement de ses sentiments, il inclinait à la croire plus saine d’esprit que lui-même. Un bras passé par-dessus les épaules de la vieille femme, Arlette baisait le front ridé sous la bande blanche du bonnet qui, sur cette tête altière, avait l’air d’un diadème rustique.
«Demain, il faudra que toi et moi, nous descendions à l’église.»
L’attitude austère et digne de Catherine sembla ébranlée par cette proposition d’avoir à conduire devant le Dieu avec qui depuis longtemps elle avait fait sa paix, cette infortunée jeune fille, choisie pour partager la culpabilité des horreurs indicibles et impies qui lui avaient obscurci l’esprit.
Arlette, toujours penchée sur le visage de sa tante, étendit une main vers Réal qui fit un pas en avant et la prit silencieusement dans la sienne.
«Oh! oui, n’est-ce pas, ma tante, insista Arlette. Il faudra que tu viennes avec moi prier pour Peyrol que, toi et moi, nous ne reverrons jamais plus.»
Catherine baissa la tête: était-ce sous l’effet de l’assentiment ou du chagrin? Et Réal éprouva une émotion inattendue et profonde, car il était, lui aussi, convaincu qu’aucune des trois personnes de la ferme ne reverrait jamais Peyrol. On eût dit que l’écumeur des vastes mers les avait abandonnés à eux-mêmes, sous le coup d’une impulsion soudaine faite de mépris, de magnanimité, d’une passion lasse d’elle-même. De quelque façon qu’il l’eût conquise, Réal était prêt à serrer à jamais sur son cœur cette femme que la main rouge de la Révolution avait touchée; car cette femme dont les petits pieds avaient plongé jusqu’à la cheville dans les terreurs de la mort, lui apportait, à lui, le sentiment de la vie triomphante.
En arrière de la tartane, le soleil sur le point de se coucher éclairait d’une lueur rouge terne et cramoisie une bande séparant le ciel couvert de la mer assombrie. La presqu’île de Giens et les îles d’Hyères ne formaient qu’une seule masse qui se détachait toute noire sur la ceinture enflammée de l’horizon; mais vers le nord la côte alpine allongeait à perte de vue ses sinuosités infinies sous des nuages bas.
La tartane semblait s’élancer du même mouvement que les vagues dans l’étreinte de la nuit tombante. À un peu plus d’un mille, par la hanche [126] sous le vent, l’Amelia, sous toutes ses voiles majeures [127] menait la chasse à fond. Elle durait déjà depuis plusieurs heures, car Peyrol, en prenant le large, avait dès le début réussi à gagner de l’avance sur l’Amelia. Tant qu’elle fut sur cette large nappe d’eau calme qu’on appelle la rade d’Hyères, la tartane, qui était vraiment un bâtiment extraordinairement rapide, réussit bel et bien à gagner du terrain sur la corvette. Puis, en enfilant tout à coup la passe qui séparait les deux dernières îles du groupe à l’est, Peyrol avait en fait disparu à la vue du navire qui le poursuivait et dont il fut masqué un moment par l’île du Levant. L’Amelia, ayant dû virer de bord à deux reprises pour la suivre, perdit encore du terrain. En débouchant en pleine mer, il lui fallut virer de bord à nouveau, ce qui l’amena à donner chasse droit de l’arrière, position qui, comme chacun sait, prolonge le temps de la chasse. L’habile navigation de Peyrol avait arraché par deux fois au capitaine Vincent un sourd murmure qu’accompagna un significatif serrement de lèvres. L’Amelia avait été un moment assez près de la tartane pour lui envoyer un coup de semonce. Il fut suivi d’un autre qui passa en sifflant près de la tête des mâts, mais ensuite le capitaine Vincent donna l’ordre d’amarrer de nouveau la pièce. Il dit au premier lieutenant qui, le porte-voix à la main, se tenait près de lui: «Il ne faut à aucun prix couler ce bâtiment; si nous avions seulement une heure de calme, nous pourrions le capturer avec nos embarcations.»
Le lieutenant déclara que, d’ici à vingt-quatre heures au moins, on ne pouvait guère espérer une accalmie.
«Assurément, dit le capitaine Vincent, et d’ici une heure à peu près, il fera nuit; et il peut alors très bien nous fausser compagnie. La côte n’est pas très loin et il y a des batteries des deux côtés de Fréjus; abritée par l’une ou l’autre, cette tartane sera aussi assurée de n’être pas prise que si elle était halée sur la plage. Et voyez», s’exclama-t-il au bout d’un moment, «c’est bien ce que cet homme a l’intention de faire.
– Oui, commandant», dit le lieutenant, les yeux fixés sur la tache blanche qui, devant eux, dansait légèrement sur les vagues courtes de la Méditerranée, «il ne serre pas le vent.
– Nous l’aurons d’ici moins d’une heure», reprit le capitaine Vincent, et on eût dit qu’il allait se frotter les mains de satisfaction, mais il s’accouda soudain à la lisse. «En somme, continua-t-il, c’est une course entre l’Amelia et la nuit.
– Et il fera nuit de bonne heure aujourd’hui», dit le lieutenant en balançant son porte-voix au bout de son cordon. «Faut-il hisser les vergues pour les dégager des galhaubans [128]?
– Non, reprit le capitaine Vincent, il y a un fin manœuvrier à bord de cette tartane. Il fuit tout droit pour l’instant, mais à tout moment il peut encore revenir dans le vent [129]. Ne le suivons pas de trop près, nous perdrions notre avantage actuel. Cet homme a résolu de nous échapper.»
Si ces mots avaient pu par miracle parvenir aux oreilles de Peyrol, ils lui auraient fait venir aux lèvres un sourire ironique d’exultation malicieuse [130] et triomphante. Depuis le moment où il avait posé la main sur la barre de la tartane, toute son ingéniosité et son habileté de marin s’étaient évertuées à tromper le commandant du navire anglais, l’ennemi qu’il n’avait jamais vu, l’homme dont il s’était imaginé l’esprit d’après la manœuvre de son navire. Courbé sur la lourde barre, il rompit le silence de cet épuisant après-midi en interpellant Michel:
«C’est le moment!» dit-il avec calme, de sa voix profonde. «Choque [131] l’écoute de grand-voile, Michel. Un tout petit peu seulement, pour l’instant.»
Quand Michel eut repris la place où il s’était tenu du côté du vent, le flibustier remarqua qu’il gardait les yeux fixés sur lui avec étonnement. Des pensées vagues s’étaient formées lentement, incomplètement, dans le cerveau de Michel. Peyrol répondit à l’innocence absolue de cette question muette par un sourire qui, d’abord sardonique, prit bientôt sur sa bouche mâle et sensible une expression qui ressemblait à de la tendresse.
«C’est comme ça, camarade», dit-il avec une force et un accent particuliers, comme s’il y avait dans ces mots une réponse pleine et suffisante. Fort étrangement les yeux ronds et généralement fixes de Michel clignotèrent comme s’ils étaient éblouis. Il tira lui aussi des profondeurs de son être un sourire bizarre et vague dont Peyrol détourna son regard.
«Où est le citoyen?» demanda-t-il en poussant tout à fait sur la barre et en regardant vers l’avant. «Il n’est pas passé par-dessus bord, j’imagine? Il me semble que je ne l’ai pas vu depuis que nous avons doublé la pointe près du château de Porquerolles.»
Michel, après avoir allongé le cou pour regarder par-dessus le rebord du pont, déclara que Scevola était assis sur la carlingue.
«Va sur l’avant, dit Peyrol, et choque un peu l’écoute de misaine à présent. Cette tartane a des ailes», ajouta-t-il, à part lui.
Seul sur le pont arrière, Peyrol tourna la tête pour regarder l’Amelia. Ce navire, qui tenait le vent [132], croisait maintenant obliquement le sillage de la tartane. En même temps, il avait réduit sa distance. Peyrol estimait pourtant que s’il avait vraiment voulu lui échapper, il avait huit chances sur dix d’y réussir; en pratique c’était le succès assuré. Il contemplait depuis un long moment déjà la haute pyramide de toile dressée contre la bande rouge qui pâlissait à l’horizon quand un gémissement lamentable le fit se retourner. C’était Scevola. Le citoyen avait pris le parti de marcher à quatre pattes, et comme Peyrol le regardait, il roula sous le vent, évita non sans adresse de passer par-dessus bord, et s’accrochant désespérément à un taquet [133], son autre main tendue comme s’il avait fait une découverte étonnante, cria d’une voix caverneuse: «La terre, la terre!
– Certainement», dit Peyrol, tout en gouvernant avec une extrême précision. «Et puis après?
– Je n’ai pas envie d’être noyé!» s’écria le citoyen de la même voix caverneuse, nouvelle chez lui. Peyrol réfléchit un moment avant de lui répondre d’un ton grave:
«Si vous restez où vous êtes, je vous assure que vous…» (Ici il jeta par-dessus son épaule un rapide regard vers l’Amelia) «… vous ne mourrez pas noyé.» (Il imprima à sa tête une secousse de côté.) «Je connais les idées de cet homme.
– Quel homme? Quelles idées?» hurla Scevola avec une impatience et un égarement extrêmes. «Il n’y a que nous trois à bord.»
Mais Peyrol, dans son esprit, contemplait malicieusement la silhouette d’un homme avec de longues dents, une perruque et de grosses boucles à ses souliers. Telle était sa conception idéale de l’apparence que devait avoir le capitaine de l’Amelia. Cet officier dont le visage naturellement aimable était alors empreint d’une expression grave et résolue, avait appelé d’un signe son premier lieutenant.
«Nous le rattrapons, dit-il avec calme. J’ai l’intention de le serrer de près par le côté au vent. Je ne veux pas m’exposer à un de ses tours. On bat difficilement un Français pour la manœuvre, vous le savez. Faites monter quelques fusiliers armés sur le haut du gaillard d’avant. Je crains que le seul moyen de s’emparer de cette tartane ne soit de mettre hors de combat les hommes qui la montent. Je regrette diantrement de ne pouvoir en imaginer un autre. Quand nous serons à portée, faites tirer un feu de salve en visant bien. Il faudra poster aussi quelques fusiliers à l’arrière. J’espère que nous pourrons faire sauter ses drisses; une fois les voiles abattues sur le pont, nous l’aurons rien qu’en mettant une embarcation dehors.»
Pendant plus d’une demi-heure, le capitaine Vincent demeura silencieux, accoudé sur la lisse, sans cesser de regarder la tartane, tandis qu’à bord de celle-ci, Peyrol, silencieux et attentif, naviguait, sentant intensément derrière lui le navire ennemi acharné à son inflexible poursuite. L’étroite bande rouge s’éteignait sur le ciel. La côte française, noire sur la lueur mourante, s’enfonçait dans les ténèbres qui s’amoncelaient sur le bord est. Le citoyen Scevola, un peu apaisé par l’assurance de ne pas mourir noyé, avait pris le parti de rester immobile à l’endroit où il était tombé, sans oser se risquer à faire un mouvement sur ce pont sans cesse agité. Michel, accroupi au vent, avait les yeux fixés intensément sur Peyrol, attendant, à tout moment, un nouvel ordre. Mais Peyrol ne desserrait pas les dents et ne faisait aucun signe. De temps à autre, un paquet d’écume volait par-dessus la tartane ou bien une giclée d’eau embarquait avec un bruit de course rapide.
Ce n’est que lorsque la corvette fut à une bonne portée de fusil de la tartane que Peyrol se décida à ouvrir la bouche.
«Non!» cria-t-il dans le vent comme s’il se soulageait d’une longue et anxieuse méditation. «Non, je ne pouvais pas te laisser derrière moi, sans même la compagnie d’un chien. Je ne crois pas d’ailleurs, le diable m’emporte, que tu m’en aurais su gré. Qu’en dis-tu, Michel?»
Un sourire à demi ahuri s’attardait toujours sur le visage innocent de l’ancien pêcheur. Il affirma ce qu’il avait toujours pensé de toutes les remarques de Peyrol: «Je pense que vous avez raison, maître.
– Eh bien! Écoute, Michel. Ce navire va nous aborder d’ici moins d’une demi-heure. En approchant, ils vont ouvrir sur nous un feu de salve.
– Ils vont ouvrir sur nous…», répéta Michel avec un air de profond intérêt. «Mais comment savez-vous qu’ils vont faire ça, maître?
– Parce que le capitaine de la corvette est obligé d’obéir à ce que j’ai dans la tête», déclara Peyrol d’un ton de conviction absolue et solennelle. «Il le fera aussi sûrement que si j’étais à côté de lui pour lui dire ce qu’il doit faire. Il le fera, parce que c’est un marin de premier ordre, mais moi, Michel, je suis un tout petit peu plus malin que lui.» Un instant, il regarda par-dessus son épaule l’Amelia lancée à la poursuite de la tartane, les voiles gonflées, puis élevant tout à coup la voix: «Il le fera parce qu’à un demi-mille en avant de nous, pas davantage, est l’endroit où Peyrol doit mourir!»
Michel ne tressaillit même pas. Il se contenta de fermer les yeux un moment et l’ancien Frère-de-la-Côte reprit à voix plus basse:
«Il se peut que je sois frappé tout de suite en plein cœur, dit-il, auquel cas, je te permets d’amener les drisses si tu es toi-même en vie. Mais si je vis, j’entends bien mettre la barre dessous [134]. Quand tu me verras le faire, tu laisseras aller l’écoute de la voile de misaine pour aider la tartane à se lancer dans le lit du vent. C’est le dernier ordre que je te donne. Maintenant, va sur l’avant et ne crains rien. Adieu.» Michel obéit sans rien dire.
Une demi-douzaine des soldats de l’Amelia se tenaient alignés sur le gaillard d’avant, les mousquets prêts à tirer. Le capitaine Vincent vint sur l’embelle [135] sous le vent, pour surveiller sa proie. Quand il jugea que le bout-dehors de l’Amelia était à hauteur de l’arrière de la tartane, il agita son chapeau et les soldats déchargèrent leurs mousquets. Apparemment, aucune drisse n’avait été coupée. Le capitaine Vincent remarqua que l’homme à tête blanche qui tenait la barre portait vivement la main à son côté gauche tout en poussant la barre pour lancer d’un coup la tartane sous le vent. Les soldats placés sur la dunette tirèrent à leur tour; toutes les détonations se fondirent en une seule. Des voix sur le pont crièrent que «le type aux cheveux blancs était touché». Le capitaine Vincent hurla au quartier-maître:
«Virez de bord.»
Le marin âgé qui était le quartier-maître de l’Amelia jeta d’abord un coup d’œil expert avant de donner les ordres nécessaires, et l’Amelia se rapprocha de sa proie, tandis que sur le pont retentissaient les sifflets des seconds maîtres de manœuvre et le commandement rauque: «carguer les voiles. Pare à virer!»
Peyrol, étendu sur le dos au-dessous de la barre qui battait d’un bord et de l’autre, entendit les commandements aigus retentir puis se dissiper; il entendit la poussée menaçante de la vague qui précédait l’avant de l’Amelia lorsque celle-ci ne fut plus qu’à dix mètres de l’arrière de la tartane; il vit même ses hautes vergues lui arriver dessus, puis tout disparut dans le ciel obscurci. Il n’y eut plus dans ses oreilles que le bruit du vent, le ressac des vagues battant contre le petit bâtiment privé de direction, et le battement régulier de la voile de misaine dont Michel avait largué l’écoute conformément à ses ordres. La tartane se mit à rouler pesamment, mais Peyrol pouvait se servir de son bras droit et il le passa autour d’une bitte [136] pour éviter d’être projeté de-ci de-là. Un sentiment de paix qui n’était pas sans orgueil vint l’envahir. Tout s’était passé selon ses plans. Il avait voulu jouer un tour à cet homme et maintenant le tour était joué. Mieux joué par lui que n’aurait pu le faire aucun autre vieillard chez qui l’âge s’était insensiblement insinué, jusqu’à ce que le voile de paix se trouvât déchiré au contact d’un sentiment inattendu comme serait un intrus, et cruel comme un ennemi.
La tête de Peyrol roula sur le côté gauche. Tout ce qu’il pouvait voir, c’étaient les jambes du citoyen Scevola qui allaient et venaient mollement suivant le roulis de la tartane, comme s’il eût le corps coincé quelque part. Était-il mort, ou seulement mort de peur? Et Michel? Était-il mort ou mourant, cet homme dépourvu d’amis, que, par pitié, il avait refusé de laisser derrière lui, abandonné sur la terre, sans même la compagnie d’un chien? Peyrol ne se sentait à cet égard aucun remords; mais il pensait qu’il aurait bien aimé voir Michel une fois encore. Il essaya de prononcer son nom, mais rien ne sortit de sa gorge, pas même un murmure. Il se sentait emporté loin de ce monde des bruits humains, où Arlette lui avait crié: «Peyrol, ne vous y risquez pas!» Il n’entendrait plus jamais le son d’une seule voix humaine! Sous ce ciel gris, il n’y avait plus pour lui que le ressac de l’eau et le battement incessant et furieux de la misaine. Cette tartane qui avait été son jouet s’agitait sous lui terriblement, le gouvernail affolé allait et venait juste au-dessus de sa tête, et des paquets de mer embarquaient au-dessus de son corps étendu. Tout à coup, dans une embardée désespérée qui mit toute la Méditerranée avec un grondement féroce à la hauteur du petit pont incliné, Peyrol vit l’Amelia venir droit sur la tartane. La peur, non pas de la mort mais de l’insuccès, étreignit son cœur faiblissant. Est-ce que cet Anglais aveugle allait lui passer dessus et couler les dépêches avec le bâtiment? Dans un effort désespéré de sa force en déclin, Peyrol s’assit et passa le bras autour du hauban du grand mât.
L’Amelia, que son erre avait entraînée d’un quart de mille au-delà de la tartane avant qu’on pût réduire la voilure et brasser les vergues, revenait prendre possession de sa prise. Dans l’obscurité qui s’épaississait et au milieu des vagues écumantes, on eut du mal à distinguer le petit bâtiment. Au moment même où l’officier de manœuvre du vaisseau de guerre promenant anxieusement son regard du haut du gaillard d’avant pensait que la tartane avait dû se remplir et couler par le fond, il l’aperçut qui roulait dans le creux de la lame, et si près qu’elle semblait toucher le bâton de foc [137] de l’Amelia. Le cœur faillit lui manquer: «Tribord toute!» hurla-t-il, et l’ordre fut transmis d’un bout à l’autre de la corvette.
Peyrol, retombant sur le pont dans une nouvelle embardée pesante de la tartane, vit un instant toute la masse de la corvette anglaise se balancer dans les nuages comme si elle voulait se jeter sur sa poitrine même. Une crête de lame [138] fouettée par le vent vint lui balayer bruyamment le visage, suivie par un moment de calme, un silence des eaux. Il vit dans un éclair les jours de son âge d’homme, ses jours de force et d’aventures. Et soudain une voix énorme pareille au rugissement d’une otarie en colère sembla remplir tout le ciel vide d’un cri puissant de commandement: «Steady [139]!» et tandis que ce mot anglais qui lui était familier résonnait à ses oreilles, Peyrol sourit à ses visions et mourut.
L’Amelia ayant mis en panne sous les seuls huniers, se cabrait et retombait avec aisance, tandis qu’à une encablure environ, par sa hanche, la tartane de Peyrol était ballottée comme un cadavre au milieu des lames. Le capitaine Vincent, penché dans son attitude favorite sur la lisse, gardait les yeux fixés sur sa prise. M. Bolt, qu’il avait fait demander, attendit patiemment que son commandant se retournât.
«Ah! vous voici, monsieur Bolt. Je vous ai envoyé rechercher pour que vous preniez possession du bâtiment. Vous parlez français, et il y a peut-être encore quelqu’un de vivant à bord. Dans ce cas, bien entendu, vous me l’enverrez immédiatement. Je suis sûr qu’il n’y a personne qui ne soit blessé. Il fera en tout cas trop noir pour y voir grand-chose, mais regardez bien partout et prenez-moi tout ce qui vous tombera sous la main en fait de papiers. Bordez [140] la misaine et ramenez-la sous voiles pour prendre la remorque. J’ai l’intention de l’emmener et de la faire fouiller de fond en comble demain matin; d’arracher les rembourrages du carré et le reste au cas où vous ne trouveriez pas tout de suite ce que j’espère…»
Le capitaine Vincent, dont les dents blanches étincelaient dans l’ombre, donna encore quelques ordres à voix basse et M. Bolt s’éloigna rapidement. Une demi-heure plus tard, il était de retour à bord de l’Amelia qui, avec la tartane en remorque, faisait voile vers l’est à la recherche de l’escadre de blocus.
M. Bolt, introduit dans une cabine fort bien éclairée par une lampe suspendue au plafond, tendit à travers là table à son commandant un paquet enveloppé de toile à voiles, ficelé et cacheté, et un morceau de papier plié en quatre qui semblait, expliqua-t-il, être le certificat de nationalité du navire, mais qui, étrangement, ne portait aucun nom. Le capitaine Vincent s’empara avidement du paquet de toile grise.
«Cela m’a tout l’air d’être exactement ce qu’il me faut, Bolt», dit-il tout en retournant la chose entre ses mains. «Qu’avez-vous trouvé d’autre à bord?»
Bolt lui dit qu’il avait trouvé trois hommes morts deux sur le pont arrière et le troisième gisant au fond de la cale découverte, et tenant encore dans sa main le bout dénudé de l’écoute de misaine, «tué, je suppose, juste au moment où il venait de la larguer», ajouta-t-il. Il décrivit l’aspect des corps et rapporta qu’il en avait fait ce qu’on lui avait enjoint de faire. Dans la cabine de la tartane, il avait trouvé une petite dame-jeanne de vin et un morceau de pain dans un coffre; et, sur le Plancher, une valise contenant une vareuse d’officier et du linge de rechange. Il avait allumé la lampe et avait vu que le linge était marqué «E. Réal». Une épée d’officier suspendue à un large ceinturon se trouvait aussi sur le plancher. Ces objets ne pouvaient avoir appartenu à ce vieil homme à cheveux blancs qui était de forte corpulence. «On dirait que quelqu’un est tombé par-dessus bord», remarqua Bolt. Deux des cadavres étaient insignifiants, mais il était hors de doute que ce superbe vieillard était un marin.
«Pour sûr! dit le capitaine Vincent, c’en était un! Savez-vous, Bolt, qu’il a bien failli réussir à nous échapper? Vingt minutes de plus et il y parvenait. Combien de blessures avait-il?
– Trois, je crois, commandant. Je n’ai pas regardé très attentivement, dit Bolt.
– Je répugnais à la nécessité de tuer comme des chiens des gens aussi braves, reprit le capitaine Vincent, mais que voulez-vous, je n’avais pas le choix: il peut y avoir là», continua-t-il en frappant de la main le paquet cacheté, «de quoi me justifier à mes propres yeux. Vous pouvez disposer.»
Le capitaine Vincent ne se coucha pas, mais s’étendit seulement tout habillé sur sa couchette, jusqu’à ce que l’officier de quart, apparaissant à la porte, vînt le prévenir qu’un navire de l’escadre était en vue au vent. Le capitaine Vincent donna l’ordre de faire les signaux de reconnaissance de nuit. Quand il fut monté sur le pont, il vit, à portée de voix, l’ombre massive d’un vaisseau de ligne qui semblait toucher les nuages, et il en sortit une voix qui beuglait dans un porte-voix:
«Qui êtes-vous?
– Corvette Amelia, appartenant à Sa Majesté», cria le capitaine Vincent en réponse. «Quel bâtiment êtes-vous, je vous prie?»
Au lieu de la réponse habituelle, il y eut un moment de silence et on entendit une autre voix crier impétueusement dans le porte-voix:
«C’est vous, Vincent? Vous ne reconnaissez donc pas le Superb [141] quand vous le voyez?
– Pas dans l’obscurité, Keats [142]. Comment allez-vous? Je suis pressé de parler à l’amiral.
– L’escadre a mis en panne», dit alors la voix qui s’appliquait à parler distinctement parmi le bruit des murmures et du ressac de la bande d’eau noire qui séparait les deux bâtiments. «L’amiral reste au sud-sud-est. Si vous marchez jusqu’au lever du jour sur votre route actuelle, vous l’atteindrez en changeant d’amures [143] à temps pour prendre votre petit déjeuner à bord du Victory [144]. Y a-t-il du nouveau?»
Au moindre coup de roulis les voiles de l’Amelia encalminée par la masse du vaisseau aux 74 [145] canons ralinguaient [146] légèrement le long des mâts.
«Pas grand-chose, cria le capitaine Vincent, j’ai fait une prise.
– Vous avez été en action?» demanda immédiatement la voix.
«Non, non, un coup de chance.
– Où est votre prise?» rugit le porte-voix avec intérêt.
«Dans mon secrétaire», répondit en rugissant le capitaine Vincent… «Des dépêches ennemies… Dites donc, Keats, éventez votre navire. Éventez, vous dis-je, ou vous allez me tomber dessus.» Il frappa du pied avec impatience. «Attelez-moi quelques hommes à la remorque tout de suite, et déhalez cette tartane sous notre arrière», cria-t-il à l’officier de quart, «sinon ce vieux Superb va lui passer dessus sans même s’en apercevoir.»
Quand le capitaine Vincent se présenta à bord du Victory, il était trop tard pour qu’on l’invitât à partager le déjeuner de l’amiral. Il apprit que Lord Nelson [147] ne s’était pas encore montré sur le pont ce matin-là, et on vint bientôt lui dire qu’il désirait voir le capitaine Vincent immédiatement dans sa cabine. Une fois introduit, le capitaine de l’Amelia, en petite tenue, l’épée au côté et le chapeau sous le bras, reçut un accueil fort aimable; après avoir salué l’amiral et lui avoir fourni quelques explications, il posa le paquet cacheté sur la grande table ronde à laquelle était assis un silencieux secrétaire vêtu de noir qui venait évidemment d’écrire une lettre sous la dictée de Lord Nelson. L’amiral marchait de long en large et, après avoir salué le capitaine Vincent, il se remit à marcher avec nervosité. Sa manche vide [148] n’était pas encore épinglée sur sa poitrine et oscillait légèrement chaque fois qu’il faisait demi-tour. Ses mèches clairsemées tombaient à plat le long de ses joues pâles et tout son visage avait au repos une expression de souffrance avec laquelle le feu de son œil unique [149] faisait un contraste frappant. Il s’arrêta brusquement et s’écria, cependant que le capitaine Vincent le dominait de sa haute taille dans une attitude respectueuse:
«Une tartane! Vous avez pris cela à bord d’une tartane! Mais comment diable êtes-vous tombé sur celle-là parmi les centaines de tartanes que vous devez voir tous les mois?
– Je dois avouer que j’ai obtenu par hasard un renseignement surprenant, répondit le capitaine Vincent. Tout a été un coup de chance.»
Tandis que le secrétaire éventrait avec un canif l’enveloppe des dépêches, Lord Nelson emmena le capitaine Vincent dehors, sur la galerie arrière. Au calme de cette matinée ensoleillée s’ajoutait le charme d’une brise légère et fraîche: et le Victory, sous ses trois huniers et ses basses voiles d’étai [150], se déplaçait lentement vers le sud au milieu de l’escadre disséminée qui portait en grande partie la même voilure que le vaisseau amiral. On apercevait seulement au loin deux ou trois navires qui, charriant toute la toile, s’efforçaient de rallier l’amiral. Le capitaine Vincent remarqua avec satisfaction que le second de l’Amelia avait dû faire brasser en pointe [151] ses vergues arrière pour ne pas dépasser la hanche de l’amiral.
«Eh quoi!» s’écria tout à coup Lord Nelson après avoir jeté un coup d’œil sur la corvette, «vous avez cette tartane en remorque?
– Je pensais que Votre Honneur aimerait peut-être voir une goélette latine de quarante tonneaux qui a fait mener pareille chasse à la corvette la plus rapide, je crois, de la flotte de Sa Majesté.
– Comment tout cela a-t-il commencé?» demanda l’amiral tout en continuant à regarder l’Amelia.
«Comme je viens de le dire à Votre Seigneurie, j’avais obtenu certains renseignements», reprit le capitaine Vincent qui ne croyait pas utile de s’étendre sur cette partie de l’histoire. «Cette tartane, qui n’est pas très différente d’aspect de toutes celles que l’on peut voir le long de la côte entre Cette et Gênes, était partie d’une crique sur la presqu’île de Giens. Un vieux marin à cheveux blancs était chargé de la mission, et, à vrai dire, on aurait difficilement pu trouver mieux. Il doublait le cap Esterel avec l’intention de traverser la rade d’Hyères. Apparemment, il ne s’attendait pas à trouver l’Amelia sur sa route. C’est pourtant là la seule erreur qu’il ait commise. S’il avait gardé la même route, je n’aurais probablement pas fait plus attention à lui qu’à deux autres bâtiments qui étaient alors en vue. Mais je lui ai trouvé une allure suspecte lorsqu’il est allé se mettre à l’abri de la batterie de Porquerolles. Cette manœuvre, en liaison avec le renseignement dont j’ai parlé, me décida à m’approcher de lui et à voir ce qu’il y avait à bord.» Le capitaine Vincent raconta alors brièvement les épisodes de la poursuite. «J’assure Votre Seigneurie que je n’ai jamais donné un ordre avec autant de répugnance que lorsque j’ai commandé d’ouvrir le feu des mousquets sur ce bâtiment: mais ce vieillard s’était montré si fin manœuvrier et si résolu qu’il n’y avait rien d’autre à faire. D’ailleurs, au moment où l’Amelia était déjà sur lui il fit encore une très habile tentative pour prolonger la poursuite. Il n’y avait plus que quelques minutes de jour et dans l’obscurité il aurait fort bien pu nous échapper. Quand je pense qu’ils auraient très bien pu sauver leurs vies, rien qu’en amenant leurs voiles, je ne peux m’empêcher de les admirer et particulièrement l’homme à cheveux blancs.»
L’amiral, qui pendant tout le temps n’avait cessé de regarder distraitement l’Amelia qui tenait son poste avec la tartane en remorque, lui dit:
«Vous avez là un vraiment bon petit bâtiment, Vincent. Fait à souhait pour l’emploi que je vous ai confié. Il est de construction française, n’est-ce pas?
– Oui, amiral. Les Français sont de grands constructeurs de navires.
– Vous n’avez pas l’air de détester les Français, Vincent?» reprit l’amiral en souriant légèrement.
«Pas quand ils sont de ce genre, amiral», fit le capitaine Vincent en s’inclinant. «Je déteste leurs principes politiques et le caractère de leurs hommes publics, mais Votre Seigneurie admettra que pour le courage et la résolution, nous n’aurions pu trouver nulle part au monde de plus valeureux adversaires.
– Je n’ai jamais dit qu’il fallait les mépriser, répondit Lord Nelson. De l’ingéniosité, du courage, certes oui… Si cette escadre de Toulon m’échappe, toutes nos escadres, de Gibraltar à Brest, seront en danger. Pourquoi ne sortent-ils pas pour qu’on en finisse? Est-ce que je ne me tiens pas assez loin de leur route?» s’écria-t-il.
Vincent, en remarquant la nervosité de ce corps frêle, éprouva un sentiment d’inquiétude qu’augmenta encore la quinte de toux dont fut pris l’amiral et dont la violence l’alarma fort. Il vit le commandant en chef de l’escadre de la Méditerranée suffoquer et haleter de si éprouvante façon qu’il lui fallut détourner les yeux de ce douloureux spectacle, mais il fut frappé aussi de la rapidité avec laquelle Lord Nelson surmonta l’épuisement qui s’ensuivit.
«C’est une rude besogne, Vincent, dit-il. Cela me tue. J’aspire à me reposer quelque part à la campagne, loin de la mer, de l’Amirauté, des dépêches et du commandement, et aussi de toute responsabilité. Je viens de terminer une lettre pour dire à Londres qu’il me reste à peine assez de souffle pour me traîner jour après jour… Mais je suis comme cet homme à cheveux blancs que vous admirez tant, Vincent», continua-t-il avec un sourire las, «je m’acharnerai à ma tâche jusqu’à ce que peut-être un coup tiré par l’ennemi vienne mettre fin à tout… Allons voir ce qu’il peut bien y avoir dans les papiers que vous avez apportés à bord.»
Le secrétaire, dans la cabine, les avait disposés en plusieurs piles.
«De quoi s’agit-il?» demanda l’amiral en se remettant à arpenter nerveusement la cabine.
«À première vue, ce qu’il y a de plus important, amiral, ce sont des instructions à l’intention des autorités maritimes en Corse et à Naples visant à prendre certaines dispositions pour une expédition en Égypte.
– Je l’ai toujours pensé», dit l’amiral dont l’œil luisant restait fixé sur le visage attentif du capitaine Vincent. «Vous avez fait du bon travail, Vincent. Je ne peux rien faire de mieux que de vous renvoyer à votre poste. Oui… l’Égypte… l’Orient… tout tend dans cette direction», continua-t-il en se parlant à lui-même sous les yeux de Vincent, tandis que le secrétaire, ramassant avec soin les papiers, se levait discrètement pour aller les faire traduire et en préparer un résumé pour l’amiral.
«Et pourtant, qui sait?» s’écria Lord Nelson, un moment immobile. «Mais il faudra que le blâme ou la gloire m’appartienne à moi seul. Je ne prendrai conseil de personne.» Le capitaine Vincent se sentait oublié, invisible, moins qu’une ombre en présence d’une nature capable de sentiments aussi véhéments. «Combien de temps peut-il encore durer?» se demandait-il avec une sincère anxiété.
Toutefois, l’amiral ne tarda pas à se souvenir de sa présence et, dix minutes après, le capitaine Vincent quittait le Victory avec l’impression, commune à tous les officiers qui approchaient Lord Nelson, de s’être entretenu avec un ami personnel, et avec un dévouement renforcé pour cette grande âme d’officier de marine logée dans le corps frêle du commandant en chef de l’escadre royale de la Méditerranée. Tandis qu’il regagnait son navire, le Victory envoya un signal général enjoignant à l’escadre de se former en ligne de file au mieux, en avant et en arrière du vaisseau amiral; ce signal fut suivi d’un autre qui donna ordre à l’Amelia de s’éloigner. Vincent fit, en conséquence, établir les voiles et après avoir dit à l’officier de manœuvre de faire route sur le cap Cicié, il descendit dans sa cabine. Il était resté debout presque tout le temps, pendant les trois nuits précédentes et il avait besoin d’un peu de sommeil. Son repos pourtant fut entrecoupé et assez agité. De bonne heure, dans l’après-midi, il se retrouva tout éveillé et occupé à repasser dans son esprit les événements de la veille. Cet ordre de tirer de sang-froid sur trois braves, qui lui avait été terriblement pénible sur le moment, lui pesait encore sur la conscience. Peut-être avait-il été impressionné par les cheveux blancs de Peyrol, par son obstination à lui échapper, par la résolution dont il avait fait preuve jusqu’à la toute dernière minute, par une attitude qui, pendant tout l’épisode, avait révélé un attachement peu ordinaire à son devoir et un esprit de défi audacieux. Doué d’une robuste santé, d’une simplicité bonhomme, et d’un tempérament sanguin que nuançait une légère dose d’ironie, le capitaine Vincent était un homme aux sentiments généreux et aux sympathies aisément mises en éveil.
«Et pourtant, se disait-il, ils l’ont voulu. Cette affaire ne pouvait pas finir autrement. Mais il n’en demeure pas moins qu’ils étaient sans défense et sans armes, particulièrement inoffensifs d’aspect, et en même temps aussi braves que n’importe qui. Ce vieux, par exemple…» Il se demandait ce qu’il y avait de précisément vrai dans le récit des aventures de Symons. Il en arriva à cette conclusion que les faits devaient être exacts, mais que leur interprétation par Symons rendait presque impossible de découvrir ce qu’il y avait véritablement là-dessous. Assurément, ce bâtiment était taillé pour pouvoir forcer le blocus. Lord Nelson s’était montré satisfait. Le capitaine Vincent monta sur le pont, animé de sentiments on ne peut plus bienveillants à l’égard de tous les hommes, vivants ou morts.
L’après-midi se révéla particulièrement beau. L’escadre anglaise venait tout juste de disparaître à l’exception d’un ou deux traînards, chargés de toile. Une brise si légère que l’Amelia seule pouvait naviguer à cinq nœuds, agitait à peine la profondeur des eaux bleues qui s’offraient à la tiède tendresse d’un ciel sans nuages. Au sud et à l’ouest, l’horizon était vide à la seule exception de deux taches éloignées, dont l’une avait un éclat blanc comme un morceau d’argent et dont l’autre semblait noire comme une goutte d’encre. Le capitaine Vincent, l’esprit pénétré de son dessein, se sentait maintenant en paix avec lui-même. Comme il était d’un abord aisément accessible pour ses officiers, le premier lieutenant risqua une question à laquelle le capitaine Vincent répondit:
«Il a l’air bien amaigri et bien épuisé, mais je ne le crois pas aussi malade qu’il pense l’être. Je suis sûr que vous serez tous heureux de savoir que l’amiral est satisfait de ce que nous avons fait hier – ces papiers étaient assez importants, voyez-vous -, et de l’Amelia en général. C’était une singulière poursuite, n’est-ce pas? reprit-il. Il est évident et hors de doute que cette tartane voulait nous échapper. Mais elle n’avait aucune chance contre l’Amelia.»
Pendant la dernière partie de ce discours, le premier lieutenant regarda vers l’arrière comme s’il se demandait combien de temps le capitaine Vincent avait l’intention de traîner cette tartane derrière l’Amelia. Les deux hommes de corvée se demandaient, eux, quand on les ferait rentrer à leur bord. Symons, qui était l’un d’eux, déclarait qu’il en avait assez de tenir la barre de cette sacrée barque. En outre, la compagnie qu’il avait à bord de ce bâtiment le mettait mal à l’aise: car il savait que, conformément aux ordres du capitaine Vincent, M. Bolt avait fait transporter les cadavres des trois Français dans la cabine qu’on avait ensuite verrouillée avec un énorme cadenas qui, apparemment, s’y trouvait accroché, et il en avait emporté la clé à bord de l’Amelia. Pour ce qui était de l’un d’eux, la rancune de Symons le portait à décréter que, tout ce qu’il méritait, c’était d’être jeté sur le rivage pour avoir les yeux arrachés par les corbeaux. En tout cas il ne comprenait pas pourquoi on avait fait de lui, Symons, le patron d’un corbillard flottant, bon sang!… Il ne cessait de grommeler.
Au coucher du soleil, qui est le moment des funérailles en mer, l’Amelia mit en panne, et avec des hommes à la remorque, la tartane fut déhalée le long du bord et les deux hommes de corvée reçurent l’ordre de rentrer. Le capitaine Vincent, accoudé à la lisse, semblait perdu dans ses pensées. À la fin le premier lieutenant demanda:
«Qu’allons-nous faire de cette tartane, commandant? Nos hommes sont rentrés à bord.
– Nous allons la couler à coups de canon», déclara soudain le capitaine Vincent. «Il n’y a pas pour un marin de meilleur cercueil que son navire, et ces gens-là méritent mieux que d’être envoyés par-dessus bord à rouler sur les vagues. Qu’ils reposent en paix au fond de la mer à bord du bâtiment sur lequel ils ont si bien tenu.»
Le lieutenant ne répondit rien, attendant un ordre plus précis. Tout l’équipage avait les regards tournés vers le commandant. Mais le capitaine Vincent ne disait rien, il semblait ne pas pouvoir ou ne pas vouloir encore donner cet ordre. Il sentait vaguement que quelque chose manquait à toutes ses bonnes intentions.
«Ah! monsieur Bolt», dit-il en apercevant le second de l’officier de manœuvre sur l’embelle. «Y avait-il un pavillon à bord de cette tartane?
– Je crois qu’elle avait un petit bout d’enseigne quand la chasse a commencé, commandant, mais il a dû partir au vent. Il n’est plus au bout de la grand-vergue.» Il regarda par-dessus bord. «Pourtant, les drisses sont encore passées ajouta-t-il.
– Nous avons bien un pavillon français quelque part à bord, dit le capitaine Vincent.
– Assurément, commandant», déclara le maître de manœuvre qui les écoutait.
«Eh bien, monsieur Bolt, dit le capitaine Vincent, c’est vous qui avez eu la plus grande part à toute cette affaire. Prenez quelques hommes, frappez le pavillon français sur la drisse et hissez la grand-vergue en tête de mât.» Il adressa un sourire à tous les visages qui étaient tournés vers lui. «Après tout, messieurs, ils ne se sont pas rendus et, ma foi, nous allons les couler, le pavillon haut.»
Un silence profond, mais qui ne marquait aucune désapprobation, régna sur le pont du navire, tandis que M. Bolt avec trois ou quatre hommes s’employait à exécuter l’ordre. Et soudain, au-dessus de la lisse de bastingage [152] de l’Amelia on vit apparaître le bout incurvé d’une vergue latine avec le pavillon tricolore pendant à son extrémité. Un murmure contenu de l’équipage salua cette apparition. En même temps, le capitaine Vincent fit larguer l’amarre qui tenait la tartane accostée et brasser la grand-vergue de l’Amelia. La corvette, dépassant sa prise, la laissa immobile sur la mer, puis, la barre au vent, revint par son travers de l’autre bord. La pièce bâbord-avant reçut l’ordre de tirer un coup, en visant très à l’avant. Ce coup, toutefois, porta juste trop haut, emportant le mât de misaine de la tartane. Le suivant fut plus heureux et frappa la petite coque en pleine ligne de flottaison, pour s’enfoncer profondément sous l’eau de l’autre côté. On en tira un troisième, comme le dit l’équipage, à titre de porte-bonheur, et celui-là aussi atteignit son but: un trou déchiqueté apparut à l’avant. Après quoi on amarra les pièces et l’Amelia, sans toucher un seul bras, revint sur sa route vers le cap Cicié. Tout l’équipage, le dos tourné au soleil couchant qui brillait comme une topaze pâle au-dessus de la gemme bleu cru de la mer, vit la tartane pencher soudain, puis plonger lentement, sans à-coup. Finalement, pendant un moment qui parut interminable, le pavillon tricolore seul resta visible, pathétique et solitaire, au centre d’un horizon débordant. Tout d’un coup, il disparut, comme une flamme que l’on souffle, laissant aux spectateurs la sensation de demeurer seuls face à face avec une immense solitude, soudainement créée. Sur le pont de l’Amelia passa un sourd murmure.
Lorsque le lieutenant Réal partit avec l’escadre de Toulon pour cette grande croisière stratégique qui devait se terminer par la bataille de Trafalgar, Mme Réal retourna habiter avec sa tante la demeure dont elle avait hérité à Escampobar. Elle n’avait passé que quelques semaines en ville, où on ne l’avait guère vue en public. Le lieutenant et sa femme habitaient une petite maison près de la porte ouest, et bien que le lieutenant fit, jusqu’au dernier moment, partie de l’état-major, sa situation officielle n’était pas suffisamment en vue pour qu’on remarquât l’absence de sa femme aux cérémonies officielles. Mais ce mariage éveilla un intérêt modéré dans les cercles navals. Ceux-là – en majorité des hommes – qui avaient vu Mme Réal chez elle, ne tarissaient pas d’éloges sur son teint éblouissant, ses magnifiques yeux noirs, sa personnalité étrange et attrayante, et sur le costume arlésien qu’elle persistait à porter, même après qu’elle eut épousé un officier de marine, parce qu’elle était elle-même de souche paysanne. On disait aussi que son père et sa mère avaient compté parmi les victimes des massacres qui avaient eu lieu à Toulon après l’évacuation de la ville; mais tous ces récits différaient dans les détails et étaient, en somme, assez vagues. Partout où elle allait, Mme Réal était escortée de sa tante qui éveillait presque autant de curiosité qu’elle; une magnifique vieille femme très droite, dont le visage brun et ridé, à l’expression austère, portait les signes d’une ancienne beauté. On voyait aussi Catherine seule dans les rues où, à vrai dire, les gens se retournaient sur cette silhouette mince et digne, remarquable au milieu des passants que, de son côté, elle ne paraissait pas voir. On racontait de fort prodigieuses histoires sur la façon dont elle avait échappé aux massacres, et elle acquit la réputation d’une héroïne. La tante d’Arlette, on le savait, fréquentait les églises, qui étaient maintenant toutes ouvertes aux fidèles et elle gardait jusque dans la demeure de Dieu son aspect sibyllin de prophétesse et son attitude austère. Ce n’était pas aux offices qu’on la voyait le plus souvent: c’était généralement dans quelque nef déserte; elle se tenait, svelte et droite comme une flèche, à l’ombre d’un pilier imposant, comme si elle venait rendre visite au Créateur de toute chose avec lequel elle avait fait généreusement la paix et dont elle implorait seulement désormais le pardon et la réconciliation pour sa nièce Arlette. Car Catherine resta longtemps inquiète de l’avenir. Elle ne pouvait se défaire de la terreur involontaire que lui inspirait sa nièce, en qui elle vit jusque vers la fin de sa vie l’objet d’élection de la colère divine. Il y avait aussi une autre âme dont elle était en peine. De divers points des îles qui ferment la rade d’Hyères, on avait suivi la poursuite de la tartane par l’Amelia; et du fort de la Vigie [153] on avait vu le navire anglais ouvrir le feu sur l’objet de sa chasse. Le résultat, bien que les deux bâtiments eussent été bientôt hors de vue, ne pouvait faire aucun doute. Un caboteur qui rentra à Fréjus raconta aussi l’histoire d’une tartane canonnée par un navire de guerre gréé en carré; mais cela s’était apparemment passé le lendemain. Tous ces bruits tendaient dans le même sens et ils formèrent la base du rapport fait par le lieutenant Réal à l’Amirauté de Toulon. Que Peyrol avait pris la mer à bord de sa tartane et n’était pas revenu, c’était là bien sûr un fait indéniable.
La veille du jour où les deux femmes devaient retourner à Escampobar, Catherine, dans l’église de Sainte-Marie-Majeure [154], aborda un prêtre, un petit homme rond et mal rasé à l’œil larmoyant, pour lui demander de dire des messes pour les morts.
«Mais pour l’âme de qui devons-nous prier?» murmura le prêtre sur un ton bas et poussif.
«Priez pour l’âme de Jean, dit Catherine. Oui. Jean. Il n’y a pas d’autre nom.»
Le lieutenant Réal, blessé à Trafalgar, mais ayant réussi à n’être pas fait prisonnier, se retira avec le rang de capitaine de frégate et disparut aux yeux du monde naval de Toulon et même du monde tout court. Le signe, quel qu’il fût, qui l’avait ramené à Escampobar au cours de la nuit décisive, ne devait pas l’appeler à la mort, mais à une vie paisible et retirée, obscure à certains égards, mais non pas dénuée de dignité. Quelques années plus tard, Réal fut nommé maire de la commune par les gens de ce même petit village qui avait si longtemps considéré Escampobar comme un foyer d’iniquité, un repaire de buveurs de sang et de femmes perverties.
Un des premiers événements qui vinrent rompre la monotonie de la vie d’Escampobar fut la découverte d’un obstacle volumineux au fond du puits, une année de sécheresse où l’eau faillit manquer. Après avoir eu beaucoup de mal à l’en retirer, on s’aperçut que l’obstruction était causée par un vêtement fait de toile à voile, qui avait des emmanchures et trois boutons de corne devant, et qui avait l’air d’un gilet; mais il était doublé, positivement piqué, d’une quantité surprenante de pièces d’or, d’ages, de valeurs et de nationalités différents. Nul autre que Peyrol ne pouvait l’avoir jeté là. Catherine put donner la date exacte du jour où la chose avait été faite, car elle se rappela avoir vu Peyrol près du puits le matin même du jour où il était parti en mer avec Michel en emmenant Scevola. Le capitaine Réal devina aisément l’origine de ce trésor et il décida, avec l’approbation de sa femme, d’en faire remise au gouvernement comme étant le magot d’un homme mort intestat, sans parents connus et dont le nom même était resté incertain, y compris à ses propres yeux. Après cet événement, ce nom incertain de Peyrol revint de plus en plus souvent sur les lèvres de Monsieur et Madame Réal, qui ne l’avaient jusqu’alors prononcé que rarement, bien que le souvenir de sa tête blanche, de sa placide et irrésistible personnalité, eût continué à hanter le moindre coin des champs d’Escampobar. À partir de ce moment ils parlèrent ouvertement de lui, comme si, de nouveau, il était revenu habiter avec eux.
Bien des années plus tard, par une belle soirée, Monsieur et Madame Réal, assis sur le banc devant le mur de la salle (la maison n’avait subi extérieurement aucun changement, si ce n’est qu’elle était maintenant régulièrement blanchie à la chaux), parlaient de cet épisode et de l’homme qui, venu des mers, avait traversé leurs vies pour disparaître à nouveau en mer.
«Comment s’était-il emparé de tout cet or?» demanda innocemment Mme Réal. «Il n’en avait véritablement pas besoin; et pourquoi, Eugène, l’avoir jeté là?
– Il n’est pas facile, ma chère amie, dit Réal, de répondre à cette question. Les hommes et les femmes ne sont pas si simples qu’ils en ont l’air. Même toi, fermière» (il donnait parfois ce nom à sa femme par manière de plaisanterie), «tu n’es pas si simple que bien des gens pourraient le croire. Je pense que si Peyrol était ici, il ne pourrait peut-être pas répondre lui-même à ta question.»
Et ils continuaient à se rappeler l’un à l’autre en courtes phrases entrecoupées de longs silences les particularités de sa personne et de sa conduite, lorsque, au haut de la montée qui venait de Madrague, apparurent d’abord les oreilles pointues puis tout le corps d’un âne minuscule à la robe d’un gris clair tacheté de noir. De chaque côté de son corps, jusqu’en avant de sa tête, s’allongeaient deux morceaux de bois de forme étrange qui avaient l’air des très longs brancards d’une charrette. Mais l’âne ne traînait aucune charrette derrière lui. Il portait sur son dos, sur un petit bât, le torse d’un homme qui semblait n’avoir pas de jambes. Le petit animal, bien soigné, et qui avait une intelligente et même impudente physionomie, s’arrêta devant Monsieur et Madame Réal. L’homme, qui se tenait adroitement en équilibre sur le bât, ses jambes rabougries croisées devant lui, se laissa glisser à terre, retira vivement ses béquilles de chaque côté de l’âne, s’appuya dessus et de sa main ouverte donna à l’animal une tape vigoureuse qui le fit partir en trottant vers la cour. L’infirme de Madrague, en sa qualité d’ami de Peyrol (car le flibustier avait souvent fait son éloge devant les femmes et le lieutenant Réal: «C’est un homme, ça!»), faisait partie de la maison d’Escampobar. Son emploi consistait à parcourir le pays pour faire les courses emploi peu adapté en apparence à un homme dépourvu de jambes. Mais l’âne se chargeait de la marche, tandis que l’infirme apportait de son côté sa vivacité d’esprit et son infaillible mémoire. Le pauvre diable ayant enlevé son chapeau qu’il tenait d’une main contre sa béquille droite, s’avança pour rendre compte de l’emploi de sa journée par ces simples mots: «Tout a été fait selon vos instructions, madame.» Puis il s’attarda là, serviteur privilégié, familier mais respectueux, sympathique, avec ses bons yeux, sa longue figure et son sourire douloureux.
«Nous parlions justement de Peyrol, déclara le capitaine Réal.
– Ah! l’on pourrait parler de lui bien longtemps, dit l’infirme. Il m’a dit une fois que si j’avais été complet (je suppose qu’il voulait dire avec des jambes, comme tout le monde), j’aurais fait un bon camarade là-bas sur les mers lointaines. C’était un grand cœur.
– Oui», murmura Madame Réal d’un air pensif. Puis se tournant vers son mari, elle demanda: «Quelle sorte d’homme était-ce réellement, Eugène?» Le capitaine Réal restait silencieux. «Vous êtes-vous jamais posé cette question? insista-t-elle.
– Oui, lui dit Réal. Mais la seule chose certaine que l’on puisse dire de lui, c’est que ce n’était pas un mauvais Français.
– Tout est là» murmura l’infirme avec une ardente conviction, dans le silence qui tombait sur les paroles de Réal et sur le petit sourire d’Arlette habitée par le souvenir.
La surface bleue de cette Méditerranée qui enchanta et déçut tant d’hommes audacieux gardait le secret de son sortilège, embrassait dans son sein paisible les victimes de toutes les guerres, de toutes les calamités et de toutes les tempêtes de son histoire sous la merveilleuse pureté du ciel au soleil couchant. Quelques nuages roses flottaient bien haut au-dessus de la chaîne de l’Esterel [155]. Le souffle de la brise du soir vint rafraîchir les rochers brûlants d’Escampobar; et le mûrier, seul grand arbre au bout de la presqu’île, dressé comme une sentinelle à la porte de la cour, soupira doucement de toutes ses feuilles frémissantes, comme s’il regrettait le Frère-de-la-Côte, l’homme aux sombres exploits, mais au grand cœur, qui souvent, à midi, venait s’étendre là pour dormir à son ombre.
1923
<a l:href="#_ftnref102">[102]</a> À plusieurs reprises, Conrad décrit Réal comme un pédant. Dans une lettre à son ami Garnett écrite le 24 décembre 1923, il parlait encore de ce personnage comme «l’enfant de la Révolution […] avec son tour d’esprit et de conscience austère et pédant» (Letters from Conrad. 1895-1924, Londres, 1928, p. 298-299). Réal n’est pourtant pas enclin à faire étalage de son savoir. On est tenté de se demander si Conrad n’a pas confondu pédant et pointilleux, ou pédantisme et puritanisme.
<a l:href="#_ftnref103">[103]</a> La tentation suicidaire se rencontre souvent dans les romans de Conrad, qui avait lui-même attenté à ses jours à Marseille en février 1878.
<a l:href="#_ftnref104">[104]</a> Allusion évidente à Pygmalion, dont le nom était particulièrement familier en Angleterre depuis que Bernard Shaw avait fait représenter et publier une brillante pièce sous ce titre en 1912.
<a l:href="#_ftnref105">[105]</a> Les disposer pour ramer ou nager, de manière que les hommes n’aient qu’à agir dessus, quand ils en recevront l’ordre.
<a l:href="#_ftnref106">[106]</a> Dans le texte, on trouve ici un deuxième emploi de l’adverbe pedantically (voir note n. 103).
<a l:href="#_ftnref107">[107]</a> Un navire dont les vergues sont brassées c’est-à-dire orientées n’importe comment est désemparé.
<a l:href="#_ftnref107">[108]</a> La ralingue étant un cordage cousu en renfort sur le côté d’une voile, une voile est en ralingue quand elle est disposée de manière que le vent la frappe dans la direction de sa ralingue de chute qui est au vent, c’est-à-dire de manière que la voile ne soit ni pleine ni coiffée et n’ait aucune influence sur la marche du navire.
<a l:href="#_ftnref109">[109]</a> L’idée que la vie est un songe a été exprimée à maintes reprises par des poètes comme Shelley, Poe, Longfellow, Browning, sans parler de Shakespeare, tous plus conscients et cultivés que Peyrol.
<a l:href="#_ftnref110">[110]</a> La Petite Passe sépare la presqu’île de Giens de l’île de Porquerolles. Le cap Blanc, au sud du cap Bénat, se trouve à l’extrême est de la rade d’Hyères.
<a l:href="#_ftnref111">[111]</a> Étance grossière et forte; une étance est une sorte d’épontille en bois sommairement équarri qu’on place sous le pont pour le soutenir à des endroits où il risquerait de fléchir.
<a l:href="#_ftnref111">[112]</a> Cordage destiné à tendre le bord inférieur d’une voile.
<a l:href="#_ftnref113">[113]</a> Bien que l’anglais emploie pour désigner cette manoeuvre l’expression to masthead the yards, il est évident que les vergues ne sont pas toutes en tête de mât.
<a l:href="#_ftnref113">[114]</a> Carguer une voile, c’est en retrousser les angles inférieurs (en agissant sur les cordages nommés cargue-joints) pour la soustraire en partie à l’action du vent.
<a l:href="#_ftnref115">[115]</a> Lieu où étaient les bureaux du major de la Marine, officier qui présidait à l’établissement de la garde dans l’Arsenal.
<a l:href="#_ftnref116">[116]</a> Déhaler, c’est haler en dehors (généralement, tirer d’une position fâcheuse). Se déhaler, c’est se sortir d’une situation d’immobilité, telle qu’un échouement.
<a l:href="#_ftnref117">[117]</a> Embraquer (ou abraquer) un cordage, c’est haler dessus pour le tendre ou en faire disparaître le mou.
<a l:href="#_ftnref118">[118]</a> Éviter (sur son ancre), c’est pour un navire au mouillage changer de direction sous l’action du vent ou d’un courant.
<a l:href="#_ftnref119">[119]</a> Changea de direction pour gonfler ses voiles et prendre de la vitesse.
<a l:href="#_ftnref120">[120]</a> Un hunier est une voile carrée fixée à la vergue d’un mât de hune (surmontant un bas mât).
<a l:href="#_ftnref120">[121]</a> Un chouquet est un billot quadrangulaire en bois, cerclé de fer et solidement fixé au tenon du sommet d’un mât.
<a l:href="#_ftnref122">[122]</a> Gradé choisi parmi les matelots de 1re classe et exerçant, sous les ordres des officiers, une autorité directe sur les hommes de l’équipage.
<a l:href="#_ftnref122">[123]</a> Avait arrêté le navire en orientant les voiles de façon qu’elles ne prennent plus le vent.
<a l:href="#_ftnref122">[124]</a> Voiles triangulaires.
<a l:href="#_ftnref125">[125]</a> Éventer, ou faire servir, c’est manoeuvrer un navire pour lui faire quitter la panne, en sorte qu’il fasse route.
<a l:href="#_ftnref126">[126]</a> La hanche est la partie d’un navire comprise entre les porte-haubans d’artimon et la poupe.
<a l:href="#_ftnref126">[127]</a> Le texte dit: under all plain sail, ce qui désigne toutes les voiles établies normalement par temps ordinaire, sans prendre de dispositions particulières pour forcer l’allure.
<a l:href="#_ftnref128">[128]</a> Longues manoeuvres dormantes (cordages fixes) servant à assujettir, par le travers et vers l’arrière, les mâts supérieurs.
<a l:href="#_ftnref129">[129]</a> Adopter l’allure du plus près, c’est-à-dire la direction de sa route approchant de celle du vent.
<a l:href="#_ftnref130">[130]</a> Le mot anglais malicious employé dans le texte signifie généralement «méchant» ou «hostile». Conrad semble lui donner ici plutôt le sens du français «malicieux» (malin, taquin, railleur).
<a l:href="#_ftnref131">[131]</a> Choquer, c’est relâcher progressivement la tension d’un cordage ou d’un câble.
<a l:href="#_ftnref132">[132]</a> Gouvernait près du vent.
<a l:href="#_ftnref132">[133]</a> Morceau de bois dur ou de métal portant deux cornes et fixé en divers endroits du navire pour y tourner des cordages.
<a l:href="#_ftnref134">[134]</a> Placer la barre du gouvernail du côté sous le vent.
<a l:href="#_ftnref135">[135]</a> Partie comprise entre les gaillards d’avant et d’arrière; milieu d’un navire.
<a l:href="#_ftnref136">[136]</a> Solide montant vertical destiné à supporter l’effort des câbles d’amarrage ou de mouillage.
<a l:href="#_ftnref137">[137]</a> Nom donné par abréviation au bout-dehors de foc (un foc est une sorte de voile triangulaire ou latine établie sur une draille (cordage) tendue entre les mâts de beaupré et de misaine).
<a l:href="#_ftnref138">[138]</a> En anglais, de façon expressive, seatop («haut de mer»); cette crête est arrachée par le vent.
<a l:href="#_ftnref138">[139]</a> Le mot, laissé en anglais à cause du contexte, pourrait se traduire par «Droit(e) la barre!», ordre visant à obtenir que la barre ne se trouve ni d’un côté ni de l’autre du navire, mais au milieu, dans le sens de la quille du bâtiment.
<a l:href="#_ftnref140">[140]</a> Fermez l’angle que forme cette voile par rapport à l’axe longitudinal du navire.
<a l:href="#_ftnref141">[141]</a> Un navire de ce nom faisait effectivement partie de la flotte britannique au large de Toulon.
<a l:href="#_ftnref142">[142]</a> Le commandant du Superb s’appelait Sir Richard Goodwin Keats (1751-1834); il s’était distingué pendant la guerre contre la France de 1793 à 1801 et fut nommé amiral en 1825.
<a l:href="#_ftnref143">[143]</a> Les amures sont des cordages destinés à fixer le point inférieur (d’une basse voile) qui se trouve au vent. Changer d’amures, c’est virer de bord pour recevoir le vent du côté du navire qui, auparavant, était sous le vent.
<a l:href="#_ftnref143">[144]</a> Nom historique du célèbre navire amiral de Nelson, cinquième et dernier du nom dans la marine britannique, lancé en 1765, achevé en 1778. C’est à bord du Victory que Nelson mourut à Trafalgar, en 1805, et c’est le Victory qui rapporta sa dépouille à Londres.
<a l:href="#_ftnref145">[145]</a> Le Superb portait 74 canons.
<a l:href="#_ftnref145">[146]</a> Ralinguer, ou faseyer, pour une voile, c’est se mettre en ralingue.
<a l:href="#_ftnref147">[147]</a> Rappelons que c’est en 1801 que Nelson avait été élevé à la pairie.
<a l:href="#_ftnref147">[148]</a> Nelson avait perdu le bras droit en 1797.
<a l:href="#_ftnref147">[149]</a> Nelson avait perdu un oeil à Calvi en 1793.
<a l:href="#_ftnref150">[150]</a> Une voile d’étai est enverguée (fixée) à un étai (gros cordage tendu entre la tête d’un mât et un point du pont situé en avant pour consolider ce mât contre les efforts de l’avant vers l’arrière).
<a l:href="#_ftnref150">[151]</a> Agir sur les bras qui étaient du côté du vent pour orienter ces vergues de façon à ralentir l’allure.
<a l:href="#_ftnref152">[152]</a> Lisse située au-dessus du niveau du garde-corps principal.
<a l:href="#_ftnref153">[153]</a> Selon J. H. Stape, ce fort se trouve sur la côte sud-est de l’île de Port-Cros (une des îles d’Hyères), mais, construit en 1810-1811, ne s’y trouvait pas encore au moment de l’action décrite dans ce passage (c’est-à-dire en 1804).
<a l:href="#_ftnref154">[154]</a> La cathédrale de Toulon, construite au XIIe siècle et appelée parfois Sainte-Marie-Majeure, a retrouvé son nom de Sainte-Marie-de-la-Seds (c’est-à-dire du siège). D’après les historiens de Toulon, la ville cessa à plusieurs reprises d’être le siège d’un évêché, au bénéfice d’Hyères en 1381 et de nouveau au XVe siècle, au bénéfice de Fréjus en 1790, d’Aix en 1802. C’est seulement en 1958 que Sainte-Marie-de-la-Seds est redevenue cathédrale à part entière. (Renseignements dus à Gufflemette Coulomb, conservateur au Musée du Vieux Toulon.)
<a l:href="#_ftnref155">[155]</a> Cette désignation surprend, Le cap de l’Esterel ne porte aucune chaîne de montagnes; la seule «chaîne» qu’on puisse apercevoir dans la situation décrite en ce passage est le massif des Maures.