158267.fb2 Les Habits Noirs Tome II - C?ur D’Acier - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

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Deuxième partie Monsieur Cœur

I Mélanges sur Cœur d’Acier

Dix années ont passé: nous sommes au mois de décembre 1842 et notre histoire se renoue à l’intérieur de cette maison du quartier de la Sorbonne devant laquelle Roland tomba, épuisé et mourant, dans la nuit de la mi-carême.

L’extérieur de la maison n’avait point changé. C’était toujours un corps de logis assez vaste, flanqué de deux étroits pignons à l’apparence misérable et délabrée. Rien n’annonçait encore aux alentours la féerique transformation qui, depuis lors, a mis tout à coup une ville neuve à la place de ces curieuses masures, racontant à notre siècle étonné les ténébreuses légendes du Moyen Âge.

Au centre du corps de logis et sous les fenêtres crasseuses du premier étage, le vent, égaré dans ces ruelles, balançait comme autrefois, un tableau, le même tableau, représentant un artiste barbu, en costume d’Iroquois, balayant une toile où deux lutteurs s’escrimaient, entourés de bêtes apocalyptiques. Et comme autrefois la légende de ce tableau criait:

Cœur d’Acier, peintre d’enseignes, fait les grands tableaux pour MM. les saltimbanques et artistes en foire

Avant de franchir la porte basse et surmontée d’une niche ogivale, qui doit nous ramener à notre drame, jetons un regard de l’autre côté de la rue. Là, s’élève une maison moderne, largement reculée et marquant l’espoir d’un alignement ultérieur. Cette maison est proprette, bourgeoise et percée de petites fenêtres bien carrées. Quatre des cinq croisées du premier étage sont grillées du haut en bas et laissent voir une population d’oiseaux, comme si l’appartement tout entier, déserté par l’homme, formait une immense volière.

Pour le moment, nous n’avons rien autre chose à dire de la maison d’en face, récemment bâtie par un rentier modeste et rangé, nommé M. Jaffret, et connu dans le quartier sous le nom du «bon Jaffret». Il occupe le premier étage; les oiseaux sont à lui et il est aux oiseaux: trois fois par jour, il paraît à la cinquième croisée et tous les moineaux de la rive gauche, partageant énergiquement l’opinion du voisinage, viennent lui manger dans la main. Excellent cœur!

Il était neuf heures du matin. Un rayon de soleil d’hiver faisait sourire au bout de la rue les charmantes toitures de l’hôtel de Cluny, laissant dans l’ombre la façade de la maison Cœur d’Acier. Les oiseaux du bon Jaffret chantaient et les moineaux libres voltigeaient impatients, attendant l’ouverture de la cinquième fenêtre.

L’escalier qui menait chez Cœur d’Acier, peintre d’enseignes, était de pierre et tombait presque en ruine. La belle rampe de fer forgé se rongeait sous la rouille. Les marches, couvertes d’une poussière humide, et les murailles salpêtrées exhalaient une odeur de cave. Une fois sur le carré, on poussait un battant vermoulu et l’on entrait de plain-pied dans un des plus remarquables ateliers de Paris, et le seul de cette capitale, comme le disait hautement M. Baruque, rapin d’un âge mûr, premier élève du fameux Tamerlan, le seul qui pût montrer, festonnant ses murailles, une guirlande de rats empaillés, mesurant soixante-douze aunes, et composée de huit cent quatre-vingt-trois sujets, tous tués dans l’établissement, sans le secours des chats!

Il ne faudrait pas croire que nous franchissons ici le seuil d’un séjour fantastique ou seulement inconnu. Beaucoup de poètes vont criant que Paris perd une à une toutes ses vieilles physionomies; il y a du vrai là-dedans, mais l’atelier Cœur d’Acier subsiste encore, heureux et glorieux. Il ne mourra pas de si tôt. L’admirable équilibre établi entre son but et ses moyens d’exécution en fait une chose quasi éternelle.

Il changera de place, poursuivi par la démolition et par l’alignement, mais il ne mourra jamais, dût-il exiler sa guirlande de rats hors des fortifications et baraquer sa gloire au milieu de la plaine Saint-Denis. Il répond à un besoin. Pour toute une population intéressante et nombreuse, «MM. les artistes en foire», il est le temple même de la peinture et le moindre de ses tableaux vaut deux travées de notre exposition nationale.

À quelle époque fut-il fondé? À quel esprit hardi doit-on cette manière à la fois enfantine et sublime, naïve comme Cimabué, colossale comme Michel-Ange? Aucune académie, jusqu’au jour où nous sommes, n’a institué de prix pour éclaircir ce mystère. Il est français, voilà le fait, et postérieur à la découverte de l’Amérique, car ses toiles contiennent beaucoup de coton: il est français comme Paillasse son client, et comme le charbon d’Yonne son émule, qui trace des profils de soldats sur les murs nouvellement blanchis, malgré l’énergique défense des autorités.

S’appelait-il de son petit nom, ce grand peintre, ce fondateur, Barbacolozzo ou Pfafferspiegelbeer, l’atelier est français et s’en fait honneur. Parcourez les autres pays et l’univers et cherchez des portraits en pied de la femme-colosse, comparables à ceux de Muchamiel, qui était le Cœur d’Acier régnant à la fin de l’Empire! On en paye encore les lambeaux au poids du cuivre! M. Malpaigne, directeur des premiers théâtres européens, qui chante la romance de L’Éclair dans un porte-voix, de façon à vous tirer des larmes, et qui avale un cent de clous à crochet sans répugnance, possède dans sa galerie, rue de la Goutte-d ’Or, une cuisse et une joue de Mlle Cuiraseu, jeune géante de quatorze ans, malheureusement enlevée à la France par les alliés en 1819. Le portrait était de Tamerlan, mort victime de son intempérance. M. Malpaigne a refusé neuf francs de ces débris. «Rien que dans la joue, dit-il avec une douce gaieté, il y a pour dix francs de viande.»

Eh bien! M. Baruque est l’élève de ce même Tamerlan! Et Gondrequin passe pour avoir plus de talent que M. Baruque! Gondrequin, surnommé Militaire!

Revenons sur cette pittoresque appréciation de M. Malpaigne, non seulement directeur des premiers théâtres européens, mais premier pédicure aussi de toutes les premières cours étrangères et dont les prospectus portent ce cri du cœur: Sauver ou mourir!

«Rien que dans la joue, il y a pour dix francs de viande!» L’explication du succès séculaire de l’atelier Cœur d’Acier est tout entière là-dedans. C’est une maison où l’on n’épargne rien pour contenter les pratiques. On vous y livre des pies voleuses grosses comme des dindons sans augmentation de prix. Personne n’est sans avoir admiré le tableau des frères Poitrail, premiers éleveurs de canons. On y voit Poitrail le jeune tenant sur chacun de ses bras tendus, neuf artilleurs à la brochette. Quelle Rossinante, auprès de Poitrail, que le cheval des fils Aymon! On doit cette page à Quatrezieux, qui était Cœur d’Acier sous Louis XVIII, un roi d’esprit. Quatrezieux est également l’auteur du tableau de Mme Leduc, où cette célèbre artiste est représentée au moment où l’Arlésien, son mari par le cœur, lui casse des pavés sur le creux de l’estomac, à l’aide d’un marteau de forge. Cela étonne fortement l’imagination. L’Arlésien broyait du macadam avec ses dents et pratiquait l’art de se couler du plomb fondu dans les oreilles. Le tableau de Quatrezieux montrait tout cela dans les coins et laissait voir au fond plusieurs villageois, chaussés de sabots, qui dansaient sur le ventre de Mme Leduc. Elle riait, cette femme véritablement supérieure à son sexe, et semblait dire: «Allez, la musique!»

Au ciel qui était complet, portant à la fois toutes ses décorations, le soleil, la lune et les étoiles, deux anges enlevaient le mouton à six pattes de Mme Leduc et se disaient entre eux, le long de deux rubans qui sortaient de leurs bouches: Il faut le voir pour le croire!

Nous ne sommes pas ici dans le grand monde, mais ces personnages, pourtant, ont leur éclat. Mme Leduc était première femme sauvage et son mouton était premier mouton.

Quand Mme Leduc fut mangée par son premier lion, Quatrezieux en fit un petit tableau qu’on accrochait sous le grand. Tout le corps de Mme Leduc était dans le lion, excepté les jambes qui gigotaient hors de la bouche. Le monde entrait, espérant que c’était là le spectacle du jour.

Quatrezieux finit très convenablement, grâce aux soins de M. Malpaigne, qui lui fit boire la médecine du tigre. Sa fille lui succéda en dépit de la loi salique. Son tableau de l’enfant encéphale a fait le tour du monde. Elle était malheureusement passionnée, et s’asphyxia pour un Hercule ingrat, qui n’en valait pas la peine.

Mais l’immortel atelier trouva Tamerlan tout prêt, et après Tamerlan un autre:

Cœur d’Acier est mort, vive Cœur d’Acier! Il eût suffi d’un mannequin pour perpétuer la dynastie.

En entrant par l’escalier de pierre, il y avait d’abord une chambre assez vaste dont les croisées regardaient celles du bon Jaffret, de l’autre côté de la rue, vers l’ouest. Le mur oriental de cette chambre avait été supprimé dans sa presque totalité, ménageant une énorme baie qui donnait accès sur un hangar, lequel aurait pu servir d’église, tant il était haut et large. Le jour venait d’en haut et pouvait être modifié par des toiles d’emballage, disposées sous les châssis. Ces toiles, dont quelques-unes étaient à matelas, produisaient de beaux effets, variés par ces draperies naturelles qui sont l’œuvre de la patiente et cruelle araignée. Un poêle de fonte, chauffé à la tourbe, dégageait d’austères odeurs. Par les ouvertures du hangar, à droite, à gauche et au fond, on voyait des arbres, car ce monument était bâti dans un jardin, dont il occupait à peine le quart. Le jardin, admirablement planté, rejoignait la rue des Mathurins-Saint-Jacques et contenait plusieurs dépendances, entre autres un petit pavillon renaissance, qui se nommait dans le quartier la Tour-Bertaut. Bertaut, le poète, avait habité cette maison, au dire de ceux qui s’occupent de pareilles fadaises; cela était égal à M. Gondrequin, et M. Baruque s’en battait l’œil avec franchise.

En l’année 1842 où nous sommes, le Cœur d’Acier régnant, autrement dit «M. Cœur» faisait sa demeure dans ce pavillon.

Car tout ici appartenait à Cœur d’Acier, la maison, le hangar, les jardins, les dépendances. Il payait ce domaine douze cents francs, en quatre termes de trois cents francs l’an. Le présent siècle prend des allures qui ne plaisent ni à M. Baruque, ni à Gondrequin-Militaire.

C’était là le bon temps, le temps de cocagne. Rien ne manquait dans l’atelier, où le nécessaire abondant admettait même un luxueux superflu. Outre la guirlande de rats empaillés déjà mentionnée, et qui festonnait orgueilleusement les murailles, une quantité d’objets curieux, donnés en payement ou offerts par l’amitié, meublaient le temple. On ne songeait pas à les vendre, quoiqu’il y eût là pour plus de cinquante écus de bragas qui eussent encombré dix grandes voitures de déménagement: des guenilles pailletées, des squelettes d’animaux, des appareils fantasmagoriques hors d’usage, des volailles rôties en carton et plusieurs automates admis à la retraite.

Le tout, couvert d’une respectable poussière, s’amalgamait avec un mobilier industriel dont nulle habileté de plume ne saurait dire le prodigieux désordre.

L’usine, cependant, marchait en pleine activité. Une armée de rapins jeunes et vieux, vêtus d’impossibilités, coiffés chimériquement et fiers au plus haut point de leur absurde apparence, brossaient à la vapeur des toiles mal assujetties ou balayaient des châssis simplement étendus sur le plancher. La couleur ruisselait à flots, produisant des choses indescriptibles, dessinées selon un ferme parti pris d’insulte à la raison. La plupart des soldats composant ce turbulent bataillon ignoraient les principes les plus élémentaires de l’art, mais ils étaient dirigés par des caporaux à l’œil sûr, à la main terrible, rompus au métier de mal peindre et qui savaient, les criminels, qui savaient comment on plaque une pelouse, comment on fige une rivière, comment on disproportionne un corps, comment on fausse un mouvement. Ceux-là étaient des artistes, si jamais il y en eut.

Au-dessus des artistes, les maîtres: deux demi-dieux, M. Baruque, dit Rudaupoil, et M. Gondrequin, surnommé Militaire.

M. Baruque était un petit homme de cinquante ans, maigre, sec et sérieux, froidement mystificateur et ami de toutes les charges d’atelier, sous son apparence sévère; Gondrequin était un bon grand gaillard, naïf et convaincu, estimant haut la position sociale où l’avaient élevé son talent et la bonté de la Providence. On l’appelait Militaire, non point parce qu’il avait eu l’honneur d’appartenir à l’armée, mais à cause du fol amour qui l’entraînait vers la gloire martiale. Le dimanche, M. Gondrequin se déguisait en demi-solde, «dont il avait la moustache», pour employer les expressions de Cascadin l’apprenti. Cascadin l’accusait en outre de glisser sous sa redingote un foulard rouge, pour en laisser passer un coin par sa boutonnière, ce qui le décorait sans garantie de gouvernement.

M. Baruque et M. Gondrequin étaient les deux lieutenants de Cœur d’Acier. M. Baruque avait des vues d’ensemble et groupait les grandes masses, M. Gondrequin tirait l’œil.

Chaque tableau destiné à MM. les artistes en foire contient un ou plusieurs objets qui doivent tirer l’œil. Great attraction! vocifère l’affiche du saltimbanque anglais. La France, toujours plus délicate, demande à Gondrequin un portrait flatté de son phoque ou de son jeune enfant à deux têtes. Gondrequin excellait surtout dans l’albinos, et quoiqu’il méprisât l’anatomie, ses hommes-squelettes faisaient autorité.

Au-dessus des demi-dieux, Jupiter gouvernait l’Olympe: Cœur d’Acier, le maître des maîtres, jeune, beau, brillant: à tous ces dons, il ajoutait l’attrait du mystère. MM. les artistes en foire ne l’avaient jamais vu. On disait qu’aux heures où la journée finie faisait de l’atelier une vaste solitude, il descendait parfois de ses nues pour enlever un raccourci impossible, pour creuser une perspective rebelle, pour fondre les flots gelés d’un océan. On le disait; c’était la légende, mais nul ne connaissait l’invisible successeur des Muchamiel, des Tamerlan et des Quatrezieux. Supérieur à la nature humaine, «M. Cœur» exerçait de haut sa royale influence. Il était la poésie de tout un peuple. À la fête des Loges, à Saint-Cloud, à la foire au pain d’épices, sa radieuse image visitait les rêves de toutes les héritières baraquées, aux heures mystiques où la grosse caisse ne bat plus…

Ce matin, outre plusieurs enseignes figurant le cygne de la croix, le cheval blanc ou le coq hardi – bagatelles – outre divers tableaux, destinés à la tente de la somnambule parisienne, à la cabane de la jeune géante, à l’antre de la femme sauvage qui dévore des serpents empaillés – simples frivolités -, l’atelier Cœur d’Acier exécutait deux pages magistrales, deux grands tableaux d’histoire: la Tour de Nesle et les exercices de la famille Vacherie. La famille Vacherie, riche d’une vingtaine de membres, posait à gauche avec ses ustensiles et son tigre marin, apporté dans un baquet. La Tour de Nesle était à droite: trois scènes, séparées par des piliers; la taverne, le magicien, le cachot. Au premier aspect, cela paraît tout simple, mais le dictateur du théâtre forain, imagination audacieuse et habile, avait commandé trois fenêtres ouvertes: une dans la taverne, une dans le palais de Louis le Hutin, une dans la prison. C’était pour donner une idée de ses intermèdes. La première fenêtre devait montrer les jeux zygomatiques, le Patagon jonglant avec ses deux enfants; la seconde fenêtre laissait voir une lutte du Midi entre Arpin et Marseille, la troisième servait de cadre à la prise de la citadelle d’Anvers.

Allez demander des choses pareilles aux fainéants qu’on expose dans le palais de l’Industrie!

Sur une estrade se tenaient trois modèles: un misérable petit garçon posant pour les enfants du Patagon, et deux hommes dont l’un avait les jambes nues, tandis que l’autre découvrait orgueilleusement son torse dépouillé.

Ces deux hommes, coupés par le milieu du corps et ressoudés, le torse de l’un aux jambes de l’autre, devaient former un Hercule complet: un premier Hercule. Les jambes s’appelaient Similor, le torse avait nom Échalot. Ils possédaient en commun Saladin, le misérable enfant, et c’était toute leur fortune.

– Faites vos grâces, Mademoiselle Vacherie, et montrez vos talents, ordonna Gondrequin-Militaire en prenant le pinceau des mains d’un caporal. C’est vous qui devez tirer l’œil ici, au coin de droite. Eh! loup! Flambez!

Mlle Vacherie, noir et rouge comme une taupe qu’on aurait saupoudrée de sciure de campêche, plaça un poignard en équilibre sur le bout de son nez camard et se campa. Elle était laide à donner la chair de poule, mais Similor, l’homme pour les mollets, la contemplait avec un coupable plaisir.

Échalot, l’autre moitié d’athlète, souriait au petit Saladin, qui grouillait comme un ver sur l’estrade.

Un silence claustral régnait dans l’atelier où chacun travaillait ferme, sinon bien.

De temps en temps, M. Baruque élevait la voix pour dire:

– Bouchez vos becs et allez de l’avant, tout le monde! hein, là-bas!

Militaire ajoutait fièrement:

– Le temps fuit, car il a des ailes! au galop!

Et la chiourme, en effet, allait de l’avant. Parmi le désordre poudreux de ce Capharnaüm, un ordre parfait dirigeait la besogne. Chacun avait son poste de combat. Impossible de fabriquer de plus affreux produits avec plus de zèle et plus de méthode.

Seuls, MM. Baruque-Rudaupoil et Gondrequin-Militaire avaient le droit d’allumer leurs pipes et de parler haut. Les autres glissaient à peine dans l’oreille du voisin quelques vieux calembours appartenant au théâtre du Panthéon. Les modèles eux-mêmes chuchotaient timidement, et l’ours de la famille Vacherie, horrible vieillard dont la férocité tombait en enfance, laissait faire son portrait sans révolte, n’osant bâiller qu’à demi.

M. Baruque avait dit:

– Courte et bonne! La séance ne durera pas jusqu’à deux heures, à cause qu’on célèbre la fête patrimoniale de M. Cœur, au jour d’aujourd’hui, dans le sein de notre famille.

– Festin de Balthazar, réjouissances et verres de couleurs! avait ajouté M. Gondrequin-Militaire. Celui qui n’est pas invité à la noce pourra venir dans la rue des Mathurins voir le feu d’artifice pardessus la muraille. On ne paye rien pour ça. Allons-y! Le temps fuit, car il a des ailes. Sans compter qu’on sera peut-être dérangé aujourd’hui par l’inspection des loups-cerviers qui ont acheté la maison et les terrains, et qui vont nous démolir! eh! houp!

– Ceux-là, on a l’honneur de les connaître, les loups-cerviers, dit orgueilleusement Similor, l’homme aux jambes, tandis qu’Échalot, modèle pour le torse, poussait un profond soupir.

À ce moment, de l’autre côté de la rue, le bon Jaffret ouvrit sa cinquième fenêtre, celle qui n’était pas grillée, et aussitôt les moineaux se mirent à voltiger alentour comme un essaim de mouches. Mais ils se sauvèrent en piaulant, parce que le bon Jaffret n’était pas seul.

La cinquième fenêtre de cet homme doux pour les bêtes dépassait un peu le plan nord de la maison Cœur d’Acier. Elle avait ainsi vue sur le jardin et sur le pavillon Bertaut, situé au bout de l’allée qui descendait vers la rue des Mathurins-Saint-Jacques.

Un pâle rayon de soleil d’hiver traversait le pavillon, éclairant un jeune homme élégant et beau, qui dormait tout habillé sur un lit de repos.

Le bon Jaffret avait à la main une lorgnette de spectacle et disait à son compagnon:

– Ce Lecoq nous tenait la tête sous l’eau; maintenant qu’il est mort et bien mort, nous sommes les maîtres. Je sais que vous avez vos affaires comme tout le monde, mon cher monsieur Comayrol, et je ne vous aurais pas dérangé pour une bagatelle. Mettez ma jumelle à votre point, et attendez seulement que ce beau garçon-là se retourne: vous verrez que la chose en vaut la peine!

II Deux amies de pension

– Rosette!

– Nita!

Ce furent deux jolis petits cris de joie qui se croisèrent à l’angle des rues Cassette et du Vieux-Colombier. La voiture de la jeune princesse d’Eppstein s’arrêta court, sur un ordre donné avec pétulance, et Nita, rouge de plaisir, se pencha à la portière, disant:

– Monte vite, ou je vais descendre!

Mlle Rose de Malevoy était à pied, conduite par une femme de chambre qui portait un livre de prières. Nita ouvrit elle-même la portière, avant que le valet de pied eût quitté son siège. La dame de compagnie qui l’escortait s’écria scandalisée:

– Princesse! oh! princesse!…

Mais comme Rose hésitait à monter, la princesse Nita ne fit ni une, ni deux; elle sauta sur le pavé et se jeta dans les bras de son amie.

– Méchante! dit-elle, les larmes aux yeux, oh! méchante! y a-t-il longtemps qu’on ne t’a vue!

Rose de Malevoy, émue aussi, lui rendit son baiser et glissa un rapide regard à l’intérieur de la calèche.

– Ah! fit-elle, tandis que son beau front s’éclairait, Mme la comtesse n’est pas là?

– Non, répliqua Nita. Nous serons seules avec la bonne Favier, et j’ai tant de choses à te dire! si tu savais!…

La dame de compagnie, personne considérable, amplement ouatée et fourrée, descendit à son tour avec l’aide du valet de pied. Loin de moi la prétention d’apprendre à mes lecteurs que Paris n’en demande pas tant pour ameuter quatre ou cinq douzaines de ses badauds sur le trottoir. Les badauds s’ameutèrent et regardèrent comme s’ils n’eussent jamais vu rien de si surprenant en leur vie.

– Princesse… fit la dame de compagnie qui commençait toujours et achevait rarement, je ne sais en vérité s’il est convenable…

– Ma chère Favier, l’interrompit Nita, pourquoi êtes-vous descendue? vous vous êtes donné une peine inutile. Mlle de Malevoy est ma meilleure amie, et mon tuteur sera très content de la voir. Remontez, s’il vous plaît.

Rose de Malevoy hésitait encore.

– Dœs she speak english? demanda-t-elle tout à coup à voix basse en désignant la dame de compagnie d’une rapide œillade.

– Not at all! even a single word! répondit Nita en riant. Viens! Le comte va nous rejoindre rue des Mathurins-Saint-Jacques, et nous te remettrons chez toi en revenant.

Rose se tourna vers sa femme de chambre et lui dit:

– Rentrez à la maison, Julie, et prévenez mon frère que je suis avec la princesse d’Eppstein – qui n’est pas accompagnée par Mme la comtesse.

– Et mille amitiés de ma part pour mon cher notaire, ajouta Nita gaiement.

Nita fit asseoir Rose auprès d’elle, et la grosse dame de compagnie prit place sur le devant, roide, silencieuse et grave. Le magnifique attelage, impatient et battant du pied sur place, reprit sa course vers Saint-Sulpice. Les badauds allèrent à leurs affaires.

Soit dit sans manquer au respect que nous devons à Mlle Nita de Clare ou plutôt à Mme la princesse d’Eppstein, car elle était damée par son titre d’Altesse gros comme le bras, Rose et elle formaient bien la plus délicieuse paire de jolies filles qu’on puisse voir. Mlle de Malevoy avait vingt ans; elle était brune avec de grands yeux d’un bleu sombre, un peu trop pâle de teint et aussi un peu trop élancée de taille, mais l’harmonie charmante de ses traits en rachetait la pâleur et l’on ne pouvait qu’admirer la grâce enchantée de cette frêle taille. Rose possédait au degré suprême cette qualité peu définie qui s’appelle la «distinction». Comme chaque couche sociale se fait une idée particulière de la distinction, nous dirons que celle de Rose était la bonne.

Mais Nita avait mieux que cela, en vérité. Quoi qu’on puisse croire, la distinction est une qualité subalterne, et le mot lui-même l’indique énergiquement, désignant comme il le fait ce don vague qui marque un visage au milieu de la foule. Entendîtes-vous jamais dire qu’une reine est distinguée? Certes, ce serait un non-sens.

Nita n’était pas, ne pouvait pas être de la foule. Bien entendu, nous faisons abstraction ici de sa naissance, de sa fortune, nous la débarrassons de cette guirlande de titres qui se nouait pompeusement autour de son nom. Nous la prenons telle que Dieu l’avait créée et telle que son éducation l’avait faite. Nita était belle admirablement, d’une beauté franche, riante et hardie. Quelque nuage avait pu passer sur la joyeuse splendeur de cette jeunesse; quelque deuil, et sa sombre toilette le disait encore, avait pu éteindre pour un instant le noble feu de ce regard, mais la peine ne pouvait courber longtemps ce front véritablement royal. Elle devait se redresser dans sa force et dans son bonheur; elle devait régner partout où la femme gagne les batailles de l’amour et de la vie.

Nous la vîmes enfant, autrefois, dans le cloître glacé, où la mère Françoise d’Assise expiait les gloires du passé vaincu. Elle était alors étrange plutôt que belle avec ses yeux trop grands qui envahissaient la maigreur de ses traits. L’âge avait changé tout cela. L’heure de la floraison éclatait, magnifique et presque imprévue. Chaque jour apportait en elle un charme, un parfum, un épanouissement. Elle éblouissait ceux qui l’aimaient et ceux qui la détestaient.

Elle avait une prodigue chevelure, d’un blond obscur et tout plein de mystérieux reflets que la lumière dorait comme une auréole; ses sourcils, plus foncés et dessinés nettement, selon la courbe aquiline, donnaient de l’autorité à ses grands yeux, rieurs et doux, dont le regard semblait noir, quand l’émotion changeait, comme la baguette d’une fée, l’insouciante expression de sa physionomie. Son nez grec ouvrait ses narines délicates et fines comme des feuilles de rose; sa bouche était d’un enfant, quand elle souriait, montrant la gaieté perlée de ses dents; mais, dès qu’elle ne souriait plus, sa bouche, plus fraîche qu’une fleur, rapprochait ses lèvres hautaines, et, sans parler, disait: «Je veux!»

Elle était d’une année plus jeune que Rose; leurs tailles se ressemblaient, quoiqu’il y eût plus de ressort dans celle de Nita. Et quoique Nita fût plus hautement, plus profondément belle, Rose, auprès d’elle, gagnait en charme et en beauté. Elles donnaient à elles deux je ne sais quel accord, juste et plein, qui enchantait l’œil et faisait vibrer le cœur.

Quand elles furent assises, la princesse Nita prit les mains de Rose entre les siennes.

– Moi, je t’aime toujours, dit-elle; moi, je pense toujours à toi. Tu as été mon bon ange pendant un an quand on me mit au Sacré-Cœur après… après…

Elle n’acheva pas, et ses yeux s’emplirent de larmes.

On l’avait mise au Sacré-Cœur après la mort du général duc de Clare.

– Pauvre bon père! murmura-t-elle. Il y a eu vendredi deux ans… et son deuil n’était pas fini que ma vieille tante, la religieuse de Bon-Secours, est partie aussi. C’était la dernière, celle-là: je suis seule.

– Je vous ferai observer, princesse, prononça doucement la dame de compagnie, que vous n’êtes pas seule du tout: Mme la comtesse est pour vous une seconde mère.

– Bien, Favier, répondit Nita avec un mouvement d’impatience. Quand j’attaquerai Mme la comtesse, il sera temps de la défendre, ma bonne.

Puis elle ajouta en se rapprochant de sa compagne:

– Pourquoi m’as-tu abandonnée, Rosette? Je t’ai bien désirée, va!

– Parce que, répondit Mlle de Malevoy après avoir hésité et en anglais, mon frère ne veut pas que j’aille à l’hôtel de Clare.

La dame de compagnie rougit; ses yeux placides eurent une étincelle. Nita tourna vers elle un regard tout brillant de bonté et lui dit:

– Je n’ai pas souvent l’occasion de repasser mes leçons d’anglais. Permettez-vous, ma bonne?

– Mme la comtesse et le vicomte Annibal parlent anglais tous les deux, répliqua la dame de compagnie. En vérité, ce ne sont pas les occasions qui manquent à Madame la princesse pour repasser ses leçons!

Elle croisa son boa sous les brides de son chapeau et prit une attitude résignée. Rose toucha légèrement le coude de son amie. Elles échangèrent une rapide œillade qui contenait beaucoup de paroles: question et réponse.

Le regard de Mlle de Malevoy voulait dire: Tout à l’heure je t’ai demandé si elle comprenait l’anglais: tu m’as répondu: «Non, pas du tout.» Es-tu bien sûre de ne point te tromper?

Le coup d’œil de Nita confirmait pleinement sa première assertion, et répétait: Not at all! Elle reprit vivement et non sans une petite pointe de colère, toujours en anglais:

– M’est-il permis de demander pourquoi Monsieur mon notaire ne veut pas que tu viennes à l’hôtel de Clare?

Rose répondit:

– Il a connu Mme la comtesse, autrefois, dans sa jeunesse.

– Et il t’a dit?… commença Nita. Que t’a-t-il dit?

– Rien, l’interrompit froidement Rose. Il ne veut pas, voilà tout, et il est le maître.

Il y eut un silence. La dame de compagnie avait fermé les yeux. Rose mit ses lèvres tout contre l’oreille de Nita et murmura:

– Écoute… mon frère aurait besoin de te voir sans témoins. Ne me réponds pas et parlons d’autre chose. Tu feras ce que tu voudras; moi, j’ai fait ce que je devais.

Les yeux de la bonne Favier se rouvrirent. Rose ajouta en français, négligemment:

– Je te croyais à Rome, Nita.

– Nous comptions y passer tout l’hiver, répondit la princesse qui avait peine à cacher son trouble. Une dépêche de Paris est venue et nous avons plié bagages du jour au lendemain.

Favier toussa et dit sèchement:

– La dépêche avait trait aux intérêts de Madame la princesse. Elle fit le signe de la croix, parce qu’on passait devant la porte latérale de Saint-Sulpice. Les deux jeunes filles l’imitèrent.

– As-tu quelquefois entendu parler de l’atelier Cœur d’Acier? s’écria tout à coup Nita en jouant la gaieté.

– Non, répliqua Rose pensive. Qu’est-ce que c’est que l’atelier Cœur d’Acier?

– C’est un mystère de Paris, figure-toi, et fort à la mode, comme tous les mystères de Paris… Tu as lu Les Mystères de Paris, d’Eugène Sue, je suppose?

– Non, répondit Mlle de Malevoy. Je n’ai jamais lu de romans.

– Eh bien! tu n’es pas curieuse! Ma bonne Favier ne voulait pas que je les lise, mais la comtesse a dit: «Pourquoi non! ça ne peut faire ni bien ni mal.»

– Madame la princesse est une enfant gâtée, prononça lentement Favier en regardant Rose. Mme la comtesse fait tout ce que Madame la princesse veut.

Rose sourit d’un air de doute et dit tout bas en anglais:

– Es-tu heureuse?

Nita éclata de rire.

– Ma chérie, répondit-elle, tu ne lis pas de romans, c’est possible, mais tu en penses! Voyons! J’ai dix-neuf ans et je m’appelle la princesse d’Eppstein. Si je criais au secours avec le contralto que j’ai, accompagné par mon demi-million de rentes, on m’entendrait des antipodes! Crois-tu encore aux tuteurs féroces, toi, ma pauvre Rosette?

– Es-tu heureuse? répéta Mlle de Malevoy.

– Mais oui, parfaitement heureuse, en vérité.

Rose dit avec simplicité:

– Tant mieux; j’avais peur que tu ne fusses pas heureuse.

Nita n’aurait point su définir l’émotion qui la gagnait. Elle baissa la voix à son tour pour demander, toujours en anglais:

– Sais-tu pourquoi M. Léon de Malevoy a besoin de me voir?

– Nous parlons bien souvent de toi, repartit Rose, mais il y a des choses que mon frère ne dit à personne.

– Tu es devenue bien sérieuse, depuis le temps! pensa tout haut Nita.

– C’est vrai… c’est vrai! prononça par deux fois Mlle de Malevoy. Mon frère pâlit et souffre. Il me semble que je ne sais plus rire.

Le radieux visage de Nita s’assombrit.

– Sois franche avec moi, murmura-t-elle. Il y a quelque chose?

Elle vit une larme sous les paupières baissées de Rose et la pressa vivement contre son cœur.

– Princesse, commença la dame de compagnie, qui semblait à la torture, les convenances…

– Ne me grondez pas, ma bonne, l’interrompit Nita. Je n’ai jamais eu qu’une amie!

– Mme la comtesse n’est-elle pas votre meilleure amie, princesse? voulut protester Favier.

– Certes, certes, mais ce n’est pas la même chose.

Et, sans s’excuser davantage, elle se tourna de nouveau vers Rose pour lui dire, en anglais, toujours:

– Est-ce à cause de ton frère que tu pleures!

Mlle de Malevoy secoua la tête sans répondre.

– L’as-tu jamais revu! demanda la princesse, dont l’accent changea brusquement.

Ceci ne se rapportait point au frère, car Rose tressaillit sans relever les yeux.

– Tu l’aimes!… prononça Nita en baissant la voix. Ne mens pas!

– Je ne l’ai jamais revu qu’une fois, dit Mlle de Malevoy d’un ton lent et qui voulait être froid. Je n’aime personne. Mon frère est tout pour moi, ici-bas.

Si elle eût regardé la princesse en ce moment, elle aurait vu ses yeux briller et une nuance plus rose monter à ses joues.

– Moi, je l’ai revu, dit Nita; au bois, plusieurs fois, monté sur un beau cheval, et seul, toujours seul, ne saluant personne… Il semblerait qu’il est inconnu au monde entier, car personne n’a jamais pu me dire son nom. Et pourtant je l’ai bien souvent demandé!

– T’a-t-il reconnue? interrogea Rose.

– Je ne sais, répliqua la princesse, en vérité je ne sais.

Sa voix trembla en prononçant ces mots. Les paupières de Rose se relevèrent comme malgré elle. Leurs regards se croisèrent. Le rouge vint jusqu’au front de Nita, tandis que Rose pâlissait.

Cette dernière demanda, en français, et sans réussir à cacher l’effort pénible qu’elle faisait:

– Pourquoi me parlais-tu de cet atelier Cœur d’Acier?

– Ah! s’écria Nita, saisissant la balle au bond et heureuse d’étendre son bavardage, comme un voile protecteur, sur son irrésistible émotion, j’étais sûre que tu voudrais savoir! C’est extrêmement curieux, à ce qu’il paraît: un vrai campement de sauvages au milieu de Paris? Des choses de l’autre monde qu’on ne croirait pas si les voyageurs les rapportaient de la Chine. Le Louvre de la foire, enfin! et des mœurs! Ces messieurs disent que les Iroquois ne sont rien auprès de nos saltimbanques, et Cœur d’Acier est le peintre ordinaire de Biboquet. Il a une réputation, une gloire. On l’a découvert tout récemment dans un quartier qui est à cent pieds sous terre, et les vaudevillistes vont le mettre au théâtre. Mais tout cela n’est rien; il y a quelque chose de bien plus intéressant. Ces Hurons sont des anges, au fond, quoiqu’ils n’en aient pas l’air. Ils ont recueilli autrefois par une terrible nuit d’hiver un héros de roman, beau comme les amours, qui gisait dans la rue, mourant de froid, de faim… attends donc! non! il était blessé, plutôt. Ils l’ont soigné, ils l’ont guéri; ils ont fait de lui leur fils, leur maître, leur roi; ils lui ont meublé un petit palais auprès de leur taudis. C’est maintenant un jeune homme élégant, distingué, montant à cheval, allant dans le monde… Rose sourit.

– Et c’est pour visiter de pareilles curiosités que la princesse Nita d’Eppstein s’est mise en campagne de si bonne heure? dit-elle.

– Tu m’écoutais donc? fit Nita d’un air moqueur. Vrai, je te croyais dans le pas des rêves, et c’était pour ma bonne Favier que je parlais… Eh bien! non, Mademoiselle, vous êtes très loin du compte. Il s’agit d’affaires; nous sommes sorties pour affaires; ne vous ai-je pas dit que j’allais rejoindre le comte, mon tuteur? C’est toute une histoire. Le gouvernement va nous acheter l’hôtel de Clare un peu malgré nous; pour faire le remploi de mes fonds, mon tuteur a jeté les yeux sur le vaste terrain qui accompagne l’atelier Cœur d’Acier.

– Dans un quartier situé à cent pieds sous terre? l’interrompit Rose avec une sorte d’amertume.

– Bravo! tu m’écoutais, décidément! s’écria la princesse pendant que la dame de compagnie, scandalisée, se pinçait les lèvres: dans un quartier qui va être mis en valeur par d’admirables percées. Les plans sont faits; nous les avons eus de l’hôtel de ville, Nous aurons façades sur deux rues et un boulevard. Le nouvel hôtel de Clare couvrira les dépenses de sa construction par les maisons de rapport qui vont l’entourer… Je comptais bien consulter ton frère… quoique le comte, mon tuteur, soit entouré de personnes tout à fait compétentes…

– Va, Rosette, ma pauvre Rosette, s’interrompit-elle traduisant tout à coup sa pensée en anglais, peut-être sans y songer, je voudrais bien m’intéresser à ces choses-là. Je suis seule! horriblement seule!

Comme Mlle de Malevoy ouvrait la bouche pour répondre, la voiture, engagée dans une rue étroite, s’arrêta. La portière de gauche touchait presque le vieux mur de l’hôtel de Cluny; la portière de droite s’ouvrit et un homme d’apparence respectable présenta sa tête nue, coiffée de cheveux blonds grisonnants.

Cet homme, nous le connaissons, et cependant, il nous faudra quelques lignes pour le présenter au lecteur, car le changement produit en lui par ces dix années tenait presque du miracle. Nous dirons tout de suite que c’était Joulou, notre Joulou, «la Brute» de Marguerite Sadoulas; nous ajouterons que rien ne restait, rien absolument du sauvage et hardi cuisinier de la belle pécheresse, rien de l’étudiant de dixième année, rien du féroce lutteur qui, debout sur une table de marbre, avait soutenu contre un officier de marine ce combat historique et terriblement fou, illustre dans le légendaire des écoles.

Rien: c’était M. le comte du Bréhut de Clare, un homme modéré, tiède, riche, grandi dans l’opinion par la position princière de sa pupille et en passe de devenir pair de France.

C’était en outre le mari de Mme la comtesse du Bréhut de Clare, ou mieux de Clare tout court: une créature d’élite, celle-là, une femme supérieurement belle et très forte, qui avait exhumé d’archives plus profondes que des puits ce droit à porter le nom de Clare, et conquis ainsi pour son mari, dans un conseil présidé judiciairement, la tutelle de la princesse d’Eppstein, malgré l’opposition de feu la mère Françoise d’Assise, qui était morte en gardant certains préjugés entêtés.

Le principal de ces préjugés était une défiance incurable à l’endroit de Mme la comtesse.

Au physique, M. le comte du Bréhut de Clare était plus vieux que son âge et paraissait au moins quarante-cinq ans. Son athlétique constitution avait considérablement fléchi; autrefois, ses épaules larges et hautes auraient fatigué l’habit noir qu’il portait aujourd’hui comme tout le monde. Sa taille était un peu courbée; il avait l’air souffrant et surtout triste. Mais la transformation était principalement dans ses traits et dans l’expression de sa physionomie.

Sa figure restait large, son teint terne; seulement la maigreur, sculptant à nouveau les plans de cette face fruste qui jadis semblait une grossière ébauche, avait dégagé les lignes nettes et presque nobles. Les yeux agrandis pensaient, le front dégarni méditait.

À l’aspect d’une étrangère dans la calèche, le premier mouvement de M. le comte fut une sorte de tressaillement craintif. Il avait la vue très basse et demanda:

– Qui donc avez-vous là, princesse?

Nita lui tendit la main familièrement au lieu de répondre, et Mme Favier murmura d’un ton de rancune:

– La princesse n’est plus une enfant, elle fait ce qu’elle veut, Dieu merci!

– Quoi qu’on vous dise ou qu’on vous fasse entendre, Madame, l’interrompit le comte avec une sévérité froide, vous êtes aux ordres de ma pupille, ne l’oubliez jamais!

Il serra la main de Nita dans ses deux mains. Son regard exprimait un respect tendre et bon. En descendant, Nita lui donna son front à baiser et prononça tout bas le nom de son amie.

Il y eut de la surprise dans les yeux demi-baissés de Rose, pendant que le comte la saluait avec une bienveillante courtoisie. La dame de compagnie pinça ses grosses lèvres et se prépara à descendre.

– Restez, lui dit le comte du Bréhut. Vous attendrez ici.

Il ajouta, en offrant sa main à Rose:

– Soyez la bienvenue, Mademoiselle de Malevoy; je ne suis pas de ceux qui accusent votre frère.

– Qui donc accuse mon frère, Monsieur? demanda Rose qui lui retira sa main d’un geste plein de hauteur.

– Ceux que ton frère accuse, peut-être, répondit Nita dont les grands yeux rêvaient.

Et M. le comte du Bréhut murmura:

– Entre votre frère et ceux-là, Mademoiselle, je crains que la lutte ne soit pas égale.

Ils étaient à la porte même de l’atelier Cœur d’Acier, sous le fameux tableau que la bise balançait. La calèche attendait au bout de la rue. Le comte se découvrit et fit passer les deux jeunes filles. Avant d’entrer, il leva la tête pour jeter un regard à la cinquième fenêtre du joli appartement du bon Jaffret. À cette fenêtre deux têtes curieuses étaient penchées. M. le comte agita son chapeau en s’inclinant gravement.

III Sevrage de Saladin

Dix heures sonnant, Gondrequin-Militaire poussa un cri aigu auquel M. Baruque répondit par un chant de coq. Aussitôt tous les caporaux imitèrent le gloussement de la poule. C’était à faire illusion. Plusieurs rapins lancèrent la note douce et monotone qui est l’appel d’amour du crapaud au printemps. Mlle Vacherie, qui avait plus d’un talent, imita la chanson du corbeau dans les montagnes solitaires; son oncle, le Patagon, renifla comme un âne entier; le directeur des singes savants chanta La Marseillaise , Similor aboya, Échalot miaula, Saladin, le misérable enfant, exhala des plaintes déchirantes, tandis que l’Albinos, ôtant sa filasse blanche, déclamait le récit de Théramène avec un haut accent méridional. Par-dessus ces livres soli, la grande voix de l’atelier Cœur d’Acier s’éleva, reproduisant tous les bruits de la nature et de la civilisation, depuis le grincement de la scie jusqu’aux cris de canards, qui firent jadis la réputation de la vallée de Tempe.

Tout cela s’exécutait dans un ordre admirable comme le remue-ménage célèbre de l’horloge de Strasbourg à l’heure de midi. Personne ne riait. La gaieté des peintres fait frémir, qu’ils soient élèves de Raphaël ou simplement vitriers de l’école Quatrezieux.

Quand le tapage quotidien et normal eut assez duré, Gondrequin-Militaire appela solennellement:

– Monsieur Baruque Rudaupoil!

– Plaît-il? demanda le second lieutenant; il me semble qu’une voix a murmuré mon nom!

– Le temps fuit, car il a des ailes, répondit Militaire. Sonnez la cloche.

M. Baruque, déposant sa palette et son pinceau, emmanché de long comme un balai, dit:

– Din-don, din-don! c’est la cloche, à cette fin qu’on prenne sa nourriture librement, chacun pouvant en allumer une à sa volonté et bavarder entre soi, sans se fâcher. Rompez les rangs! À la soupe!… qu’on l’augmente aujourd’hui spécialement du quart d’heure de grâce quotidien à cause de la fête de M. Cœur. Eh! là-bas! En avant, les bidons!

Ce discours, religieusement écouté, fut suivi d’un tumulte inexprimable. L’atelier tout entier, officiers, caporaux, soldats et modèles, se débanda bruyamment comme font les enfants après la classe finie. Aucun pays sur la carte humaine n’a des bas-fonds si étranges, des cavernes si profondes, des ravines si perdues que cette lumineuse contrée qu’on appelle l’art. L’art est un géant dont le front noble reçoit en plein les rayons du soleil, mais dont les pieds invisibles trempent on ne sait où, dans des océans de misères. Est-ce encore l’art? demandera-t-on. Et ces pieds appartiennent-ils réellement à cette tête? Je penche à le croire. Voyez la distance qui sépare le comédien-étoile de la pauvre litière humaine, les comparses, sur laquelle on le sert, comme un superbe coq de bruyère sur de la chair hachée. Rien ne ressemble tant à l’atelier Cœur d’Acier que ce bizarre troupeau des comparses, incessamment foulé aux pieds, et vivant d’orgueil, pourtant, prodigieux mystère! L’art est l’art, en bas comme en haut, et la vanité, sang de ce grand corps, descend à l’extrémité la plus infime de ses tristes orteils.

Le savetier, cette moquerie de la pêche parisienne, cette petite bête non mangeable qui grouille dans la glaise du canal de l’Ourcq, est un poisson comme le bar argenté, comme le saumon aux formes magnifiques, comme la lamproie semée de pourpre, et comme le gigantesque esturgeon.

Le barbet crotté est un chien comme le noble blood-hound qu’on prime à l’exposition.

C’étaient des artistes, ces esclaves à vingt-cinq sous pièce. Ils s’étaient fait artistes, parce que la carrière de l’art est libre par excellence. On les commandait comme des enfants à l’école, mais qu’importe cela? Ils étaient libres, puisqu’ils ne faisaient rien d’utile!

Chacun alla à son coin. Il y avait des multitudes de coins. Dans chaque coin, derrière des loques amoncelées, sous les bûches destinées au poêle, entre les châssis et les murs, partout enfin, quelque provende à l’odeur forte, au goût poivré, était cachée. L’art pauvre ne se nourrit pas comme le travail indigent. L’art a besoin de luxe toujours, et les épices sont le luxe de la misère.

Tout le monde eut bientôt son journal et sa bouteille. Le journal est l’assiette offerte à l’art par la civilisation: l’assiette et le buffet. De tous ces journaux bourrés d’esprit, de politique et de littérature, cent parfums redoutables surgirent, parmi lesquels dominait le flair austère et mâle de l’ail. Horace, le cher poète, a fulminé contre l’ail de furieuses imprécations; je n’oserais défendre l’ail contre Horace, et cependant l’ail est bien nécessaire à l’art.

En un instant les journaux dépliés répandirent dans l’atelier une épaisse atmosphère d’ail; ils sentaient tous l’ail uniformément: Le Siècle, tout jeune alors, La Presse , sa sœur aînée, préludant à cette rente de 365 idées qu’elle allait assurer annuellement à ses lecteurs; La Patrie , Siècle du soir, le Courrier français, Patrie du matin, les Débats drapés dans leurs langes doctrinaires, la Gazette de France, mouche piquante, posée sur le nez du roi bourgeois; La Quotidienne , souvenirs et regrets; L’Estafette, Le Temps, Le Globe et vingt autres, les forts et les faibles, les intelligents et les obtus, tous sentaient l’ail. L’ail est le niveau. Une fois tombés à ces profondeurs, les chefs-d’œuvre de l’esprit humain ne respirent plus qu’un souffle: l’ail.

Cependant, auprès du poêle, l’aristocratie mangeait dans des assiettes, M. Baruque, un rognon, sauté par Viot l’aquatique; Gondrequin-Militaire, l’aile d’un poulet maigre, rôti par l’aquatique Rousseau. Autour d’eux, la bourgeoisie et le peuple, disposés dans un joli désordre, tordaient le petit salé ou broyaient le cervelas avec un appétit unanime. On causait, on riait, on chantait. Dans cette foule joyeuse, nous choisirons trois groupes plus particulièrement liés à notre histoire.

Le premier groupe, composé de deux individus seulement, se tenait à l’écart: il était formé par Échalot (pour le torse), et le pauvre vilain petit enfant qui posait pour le bambin-volant dans le tableau des jeux zygomatiques. Les deux moitiés d’athlètes s’étaient en effet séparées; pendant qu’Échalot, cœur véritablement maternel, s’occupait de l’héritier indivis, Similor-les-Mollets, homme de plaisir, avait rejoint Mlle Vacherie et déjeunait avec les saltimbanques.

C’était ici le second groupe, composé du pitre, du premier rôle, de l’Ours, de l’Albinos et du Physicien.

Le troisième groupe ne comptait guère que des artistes de l’atelier et entourait Gondrequin-Militaire, qui avait la parole solennelle, abondante et difficile.

M. Baruque, lui, semblait préoccupé: ses petits yeux gris allaient et venaient.

Saladin pouvait avoir deux ans moins quelques mois; il ne parlait pas encore, mais il se traînait comme un reptile; il était laid, chétif et mal tourné. Échalot le tenait tout frétillant dans ses bras et essayait de lui faire avaler un bon morceau de saucisson au gros poivre. Saladin résistait comme un diable. Échalot lui disait avec cette implacable douceur des gens patients:

– Saladin, tu n’es pas raisonnable! Tu ne peux pas toujours téter jusqu’à l’âge de ta conscription, pas vrai! Avale ça comme un mignon garçon, puisque c’est pour ton bien, ayant consulté un vétérinaire, et qu’il est temps de te sevrer, mioche, pour commencer ta première éducation.

Saladin ne voulait pas. Il faisait d’abominables grimaces et essayait de crier; mais Échalot, qui connaissait la puissance de sa voix et craignait le scandale, lui tenait la bouche à poignée, disant:

– T’as les torts de ton côté. Ton papa ne fait rien pour toi, c’est moi seul qu’en ai toutes les charges. Sois gentil. Le saucisson te communiquera une force virile, bien supérieure au lait qu’est tripoté dans Paris, à l’aide d’amidon et de cervelles d’anciens chevaux de fiacre. N’y a pas plus brigands que les laitiers… Vas-tu l’ouvrir, petite drogue, ta bouche!… Tu vois, Saladin, tu m’as forcé pour la première fois à l’impolitesse à ton égard!

Saladin, qui se roulait comme un serpent, échappa à son étreinte et laboura de dix ongles noirs et crochus qu’il avait la pauvre joue maigre de son père nourricier. Échalot l’embrassa.

– Gamin d’espiègle, grommela-t-il en riant, auras-tu de l’esprit!

Puis, avec une fermeté douce:

– N’empêche que tu devrais remercier le ciel d’être sevré avec du saucisson! Faut que l’homme soit sevré dans sa jeunesse. Tu m’en sauras gré plus tard. Allons, Saladin, sois raisonnable! Ça te fera du bien à ta santé. Voyons! goûte-moi ça! Est-ce que je fête moi? N’y a que toi ici qui fêtes! t’as pas honte!

La sueur coulait de son front; il l’essuya d’un revers de manche et pensa:

«Une idée qu’il a, quoi! si jeune, c’est déjà buté contre le saucisson!»

À quelques pas de là, le galant Similor oubliait son jeune fils; c’était son habitude. Peu lui importait cette opération du sevrage, si délicate et si difficile. Esclave de ses passions, il dissipait son salaire avec Mlle Vacherie. Ce n’était pas un joli garçon, mais il avait une tournure artiste, sous son paletot de peluche trop étroit; les jambes nues, la tête coiffée d’un vieux chapeau gris d’où s’échappaient ses cheveux jaunes en révolte, et il était en train de faire sa cour.

– On a le fil, quoi! disait-il d’un air à la fois scélérat et naïf, on est ce qui s’appelle un roué de la Régence avec tous les divers trucs à sa portée, et susceptible de rendre une petite femme comme le poisson dans l’eau, pour la bouche, la toilette et tout. C’est pas l’embarras, l’amour m’a bien nui dans mes carrières; mais que voulez-vous! on a abusé de tout dans l’existence d’un jeune homme à la mode auprès des belles, sans perdre de vue, toutefois le sentier de l’honneur!

– Vous avez dû tout de même en voir de drôles, Monsieur Similor! soupira Mlle Vacherie qui dévorait du gras-double dans une écuelle de terre brune.

Et combien Similor la trouvait belle ainsi, assise par terre, les pieds sur une chaise et le nez dans sa tasse!

La grosse caisse du Théâtre des Jeunes Élèves, dont le personnel se composait de trente-deux chiens savants, ajouta aigrement:

– Mais comment faites-vous donc, l’enflé, pour gagner tant d’argent!

Tant d’argent! bonté divine! Similor avait enfin trouvé un homme qui le prenait pour un capitaliste, un homme qui lui portait envie! Son cœur grossit dans sa poitrine, sa tête se redressa, rayonnante de fierté.

– Dire que les citoyens naissent tous égaux dans leur berceau, répliqua-t-il d’un ton de professeur, c’est des faiblesses! Voyez Échalot, mon domestique, que j’ai pris pour me suppléer dans les soins de mon enfant abandonné par sa noble mère, qu’appartient à la première société de la Chaussée-d ’Antin, et que je pourrais la perdre de fond en comble rien qu’en disant à son millionnaire d’époux: Psst! hé! là-bas! votre baronne a commis une importunité avec un jeune homme pas mal, qu’est moi, censé, dont j’ai les témoignages dans sa correspondance sur papier de soie où elle m’écrivait: Similor, idole de mon âme! Et que Saladin en est la preuve matérielle d’un caprice coupable en ma faveur, avec quoi on pourrait faire chanter l’orgueilleuse famille sur tous les airs qu’on voudrait, si on n’écoutait pas les sentiments de sa délicatesse!

L’auditoire écoutait bouche béante et Mlle Vacherie oubliait d’avaler, tant elle était contente.

Une chose nous gêne, c’est la peur d’imiter Virgile; Évidemment cette scène ressemble à l’entrevue d’Énée, fils d’Anchise, avec Didon, entourée de sa cour, mais il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Similor posa son chapeau de travers. Son double triomphe d’orateur et de séducteur l’enivrait.

– C’était pour vous faire observer, reprit-il, qu’Échalot a eu les mêmes occasions que moi dans le monde. Pourquoi est-il resté en bas du mur pendant que je montais à l’échelle? C’est les facultés de l’âme. Quant à moi, parti de la danse des salons, dont j’ai tous les certificats et diplômes, j’ai arrivé par les femmes, joint à mon adresse. Tant que vous ne faites pas de tort à l’honneur, vous pouvez marcher la tête levée, c’est connu. La ficelle est permise comme la marque de la pénétration d’un chacun… Oui, ma poule, s’interrompit-il en offrant son cornet de tabac à Mlle Vacherie, j’en ai vu de drôles, et j’ai été mélangé à des machines où il s’agissait de millions de milliasses… Tel que vous me voyez, je déjeunais tous les matins avec Toulonnais-l’Amitié.

– Le fameux M. Lecoq! fit-on à voix basse dans le cercle.

– Celui qui a été guillotiné par la porte d’un coffre-fort, chez le banquier Schwartz! ajouta Mlle Vacherie. Voilà une histoire qui m’a amusée!

Chacun se rapprocha. Ce drame tout récent, et surtout la sauvage étrangeté de la péripétie avaient profondément impressionné la classe populaire, qui en savait plus long à ce sujet que le public ordinaire et même que la justice. Car, plus vous plongez, mieux vous entendez circuler les mélodramatiques rumeurs. Mille versions s’étaient produites après la mort violente de M. Lecoq. La légende des Habits Noirs courait les basses rues et défrayait les pauvres veillées. On était avide de savoir.

Similor siffla un chut retentissant.

– Un quelqu’un d’honnête et rusé qui veut se faire tout doucement sa fortune, reprit-il avec mystère, peut encore trouver des occasions, quoique ça. Les Habits Noirs n’y en a jamais eu! C’est les badauds qu’inventent ces drôleries-là. Ce qu’est vrai, c’est qu’on trouve des gens qui fait un commerce quelconque, dans les brouillards, et qu’ont besoin d’individus pour veiller ou filer les paquets; en tout bien tout honneur; sans savoir de quoi qu’il retourne… Est-ce qu’on a seulement pu faire le moindre chagrin aux maîtres de l’estaminet de L’Épi-Scié où que l’on disait que les Habits Noirs tenaient leurs assemblées? ni vu ni connu, c’était des limonadiers, voilà; on venait chez eux bloquer la poule… Y en a donc deux qu’ont disparu: M. Lecoq et M. Trois-Pattes du Plat-d’Étain…

– Est-ce que vous avez connu Trois-Pattes, vous, Monsieur Similor? demanda la belle Vacherie qui mit dans sa voix rauque une poignée de caresses.

Similor roidit ses magnifiques mollets. Il grandissait à vue d’œil. Son vieux chapeau gris laissait passer des rayons.

– Aussi vrai comme vous êtes la jolie des jolies, répondit-il, je l’ai non seulement connu, mais fréquenté dans sa particularité, ayant notre appartement sur le même carré du sien, dans la propre maison de l’agence Lecoq, et à même de vous dire qu’il recevait des dames, première catégorie, qu’on leur dérobait çà et là une caresse dans l’escalier en passant: histoire de badiner, sans y engager son cœur: que leurs caresses attendaient à la porte, et que malgré leurs falbalas, elles devenaient douces comme des agneaux dès qu’on leur coulait à l’oreille: «Fera-t-il jour demain?»

Similor cessa de parler tout à coup. Il avait vu briller le petit œil gris de M. Baruque.

– Oui, cherche, Rudaupoil! grommela-t-il au lieu de poursuivre. Tu as affaire à plus fin que toi, mon bonhomme!

Et il continua avec emphase:

– Rien dans les mains, rien dans les poches! Je ne crains pas l’investigation de ma carrière, par l’œil jaloux de l’autorité, et, pour quant à mes secrets que j’ai recueillis, je saurais me les conserver au sein des plus cruelles tortures!

M. Baruque avait déjà tourné le dos et s’était perdu parmi les groupes. Dans le silence qui suivit, on put entendre les rapins qui criaient autour du poète:

– C’est ça, Militaire! racontez-nous la naissance de M. Cœur!

Et plus loin, l’organe doux du pauvre Échalot, répétant avec une inépuisable patience:

– Saladin, sois raisonnable. Un jeune homme qui n’aurait pas été sevré, ça serait ridicule. Tu m’en remercieras plus tard!

– Fixe! ordonna Gondrequin-Militaire. C’est une anecdote qui se raconte annuellement à la périodicité de la fête de M. Cœur, pour l’usage des nouveaux. On appelle ça La Naissance de M. Cœur, mais c’est impropre, M. Cœur, ayant dans les vingt-huit à trente ans, à vue de pays; et la chose datant de 1832, nuit de la mi-carême. Seulement, il est né pour nous cette nuit-là, et ça suffit. Y sommes-nous? Oui. C’est bien. Cascadin est chargé de se taire. C’était sous M. et Mme Lampion qui vinrent après Tamerlan: ôtez vos casquettes. M. Lampion avait du talent; mais Madame aimait trop sa bouche: l’atelier ne fructifiait pas. M. Baruque cherchait une place dans le commerce, et moi, je tirais l’œil mollement. Quoi! il faut la réussite pour étayer la capacité. Alors, on avait passé la nuit de la mi-carême à se débaucher à la Renaissance de Cypris, barrière d’Italie, chez Tronçon dont on mangeait l’enseigne. Fixe! ou je me tais! Nous descendions donc, sur le matin, après la bamboche, l’atelier à pied, Monsieur et Madame dans un fiacre et ronds comme des ballons: le fiacre arrivait ici dessous, dans la rue, quand les chevaux s’arrêtèrent court. Rudaupoil cria: allons de l’avant, comme des tigres! moi, je dis: le temps fuit, car il a des ailes! le cocher fouailla, rien n’y fit. En conséquence, je me portai sur le devant du véhicule pour reconnaître l’obstacle qui inconvénientait les chevaux.

– Ce fut moi! l’interrompit M. Baruque.

– Parfait! répliqua Militaire avec humeur. Ce fut vous. Mais lequel de nous deux cria: «Ô ciel! une femme! Pas possible!»

– C’était donc une femme? demanda Cascadin, curieux.

– Oui, blanc-bec, en noir et radicalement évanouie. Les chevaux s’étaient refusés à l’écraser, étant doués de cet instinct par les naturalistes.

– Nous la relevâmes et nous la portâmes ici, et en retrouvant ses sens, le pauvre jeune homme murmura: Ô ma mère!

– Comment! le jeune homme! fit-on de toutes parts. Quel jeune homme?

– Monsieur Gondrequin, déclara Baruque, vous avez raté votre tire-l’œil! Retouchez ça!

– C’était lui! gronda Militaire. Tout le monde avait deviné! N’est-ce pas, les enfants, que vous l’aviez deviné? Néanmoins, j’intercale que la femme en noir était un déguisement sous lequel l’étranger cachait son sexe, et ses malheurs. Est-ce clair maintenant? Personne n’a jamais connu son secret. Si M. Baruque le sait, qu’il le dise: ça me fera plaisir. Après quelques mois de maladie, Monsieur et Madame, séduits par ses bonnes qualités, lui proposèrent la main de Mademoiselle, briguée par M. Baruque, ici présent. Attrape!

– Et par vous, rectifia Rudaupoil, ah! mais!

Militaire exhala un large soupir.

– Elle a mal fini, murmura-t-il, mais elle avait du zest! Je pense à elle annuellement, à la périodicité de la fête de M. Cœur. L’étranger ne voulut pas de Mademoiselle, il eut raison à cause des mœurs. Néanmoins, Monsieur et Madame l’installèrent dans le pavillon du bout à faire des portraits et des paysages, et des frivolités qui sont jolies, si on veut, mais qui ne valent rien en foire.

– M. Cœur est un vrai peintre, voilà tout! laissa tomber Baruque solennellement.

– Rien en foire! répéta Gondrequin. La preuve, c’est qu’ayant été institué à l’unanimité Cœur d’Acier en chef et patriarche de l’atelier après le décès de M. et Mme Lampion, arrivé d’après les lois de la nature, par suite d’excès habituels et ripailles indéfinies, M. Cœur a eu la bonté de nous donner ici et là un coup de fion [3] à nos toiles. C’était superbe. On croyait qu’on allait gagner des sommes. Nisco!

Les clients, quand ils ont vu des jambes en proportion, des yeux posés d’ensemble et des bras bien d’aplomb se sont fâchés tout net, disant: Est-ce qu’on nous prend pour des bourgeois?

«Par conséquence, M. Cœur est l’honneur et le lustre de l’atelier; mais ne faut pas qu’il y touche! Tout va bien, pourvu qu’il ne mette pas la main à la pâte. La foire veut ça; le génie y remplace l’éducation. Vive tout de même M. Cœur! pour le jour de sa fête!

La voix de M. Baruque ne se mêla point à l’acclamation générale qui ponctua le discours de Militaire. C’était pourtant un fanatique de M. Cœur. Depuis quelques secondes, il ne s’occupait plus de son rival et ami M. Gondrequin. Le groupe au centre duquel pérorait Similor attirait de nouveau son attention. Pendant que Gondrequin, changeant de sujet, parlait avec tristesse à ses rapins de loups-cerviers, de bande noire, de la maison mise en vente et de l’atelier menacé d’exil, M. Baruque, demi-caché derrière le tuyau du poêle, écoutait attentivement Similor, qui, serré de près par Mlle Vacherie, l’Ours, le Physicien, l’Albinos, le Poète et le premier rôle, disait mystérieusement:

– Méfiance! La chose de «fera-t-il jour demain» est en baisse pour le quart d’heure actuel, mais on peut encore piquer une affaire de temps en temps. J’ai eu cent francs pour m’avoir promené un petit peu au coin de la rue Cassette, le jour qu’ils ont monté chez le notaire du numéro 3 par la fenêtre… Si ça vous va de travailler, on vous présentera, mais pas un mot à l’imbécile, là-bas: c’est pas un homme! Il a descendu au sexe de nourrice!

Il montrait du doigt Échalot, qui, à bout de patience, venait de fourrer d’autorité le morceau de cervelas dans la gorge de Saladin. L’enfant, étouffé, criait avec désespoir. Échalot, heureux de son succès, lui tapait doucement entre les deux épaules, disant:

– Tu vois bien que c’était pas la mer à boire! te voilà sevré sans t’en apercevoir, et tu me le dois, Saladin, pour le reste de tes jours!

Le malheureux enfant fut secoué par une dernière convulsion et resta sans mouvement.

– C’est ça, approuva Échalot. Fais ton petit dodo; moi, je vais déjeuner.

En ce moment, Cascadin, le dernier des derniers, ouvrit à deux battants la porte de l’atelier et s’écria d’une voix retentissante:

– Les loups-cerviers!

Puis il ajouta en tirant sa casquette.:

– C’est pour avoir l’honneur de vous annoncer la bande noire qui vient jouer avec nous à «ôte-toi de là que je m’y mette»! Saluez!

IV La bande noire

Cascadin s’effaça, agitant sa casquette de papier avec un respect ironique, et la bande noire entra. L’atelier Cœur d’Acier avait fini le déjeuner; Gondrequin-Militaire venait justement de flétrir, à son point de vue, les dépeceurs de maisons. Ces pauvres bandes noires ont contre elles tous les gens qu’elles molestent et bien d’autres encore; elles sont rangées a priori parmi les choses haïssables. Du sein d’un nuage épais, alimenté par toutes les pipes allumées, rapins, clients et modèles jetèrent aux nouveaux venus un regard hostile.

La bande noire, ici, était représentée par deux charmantes jeunes filles, portant sous leurs fourrures de fraîches toilettes du matin, et par un homme à l’aspect triste et doux qui, certes ne réalisait point le type du «loup cervier», abominé à tous les étages de l’art. L’atelier Cœur d’Acier, nous le voulons bien, n’occupait aucun étage d’art; il habitait les caves à une très grande profondeur, mais tout rapin possède un grain de chevalerie, lors même qu’il balaye avec une lavette, trempée dans un sceau, les atroces toiles de la foire. La vue de Nita et de Rose avait tout à coup modifié les dispositions de ce peuple étranger qui fit la haie et mit casquette bas.

Seule, Mlle Vacherie, dit en grimaçant de dédain:

– Tiens! c’est deux puces avec un bourgeois! Excusez!

Nous savons que Nita était partie de l’hôtel de Clare avec l’intention de «bien s’amuser»; il s’agissait de voir une des plus grotesques curiosités de la sauvagerie parisienne.

Sa conversation avec Rose, cependant, avait changé son humeur et ramené son esprit à des pensées d’un tout autre ordre. Nita était d’un caractère vaillant, franc et gai; son enfance s’était écoulée près de son père, dans une sorte de solitude errante, au milieu d’un luxe austère et presque royal. Puis était venue cette année de deuil, passée au Sacré-Cœur où tout le monde, maîtresses et pensionnaires, l’avait traitée en princesse. Le premier essai de ce qu’on appelle le «plaisir» avait eu lieu pour elle seulement depuis son retour à l’hôtel de Clare, habité maintenant par le comte et la comtesse du Bréhut. On voyait là une nombreuse et brillante société où Nita, sans y regarder de bien près, découvrait pourtant de bizarres mélanges.

Peut-être n’en était-elle pas encore à creuser ce sujet de réflexions.

Beaucoup de familles, dont les beaux noms sonnaient sans cesse à son oreille du temps de son père, fréquentaient toujours l’hôtel et venaient aux grands lundis de Mme la comtesse; mais il y avait, dans l’intimité, des hôtes dont le blason n’avait certes point pris ses émaux aux croisades. La comtesse elle-même, qui était une femme de grand ton, de grand esprit, avait parfois d’étranges moments, et ressemblait alors à une excellente comédienne que son rôle fatigue.

Une chose avait frappé Nita, ce matin, dans sa conversation avec son amie Rose: M. Léon Malevoy, notaire, ne voulait point permettre à sa sœur l’hôtel de Clare, parce que – c’étaient les propres paroles de Rose – «M. Léon Malevoy avait connu Mme la comtesse dans sa jeunesse.» N’était-ce pas là une singulière et brutale accusation!

En s’interrogeant à ce sujet, Nita trouvait en elle-même de vagues défiances, déjà nées, sans qu’elle eût pu expliquer pourquoi. La femme de son tuteur ne lui avait jamais inspiré de bien ardentes sympathies.

Mais quel abîme entre ces défiances d’enfant et le mépris nettement formulé de M. Léon Malevoy!

Nita se souvenait: en son vivant, M. le duc de Clare professait pour le jeune notaire une singulière estime, et la mère Françoise d’Assise l’avait appelé à sa dernière heure.

D’un autre côté, chez Mme la comtesse, on ne parlait pas bien de M. Léon Malevoy. Nita écoutait peu, quand il était question d’affaires, mais sa tendre affection pour Rose lui avait parfois ouvert l’oreille, et elle avait surpris de graves insinuations. Elle savait que l’intention de Mme la comtesse était de placer en d’autres mains ses intérêts à elle, Nita; elle savait que Mme la comtesse appuyait ce désir sur la crainte d’un danger: à son dire, la position du jeune notaire était sérieusement menacée.

Il faut ajouter tout de suite que cette opinion de Mme la comtesse contrastait avec la croyance commune. Parmi ses confrères, dans sa clientèle et partout, Léon Malevoy, malgré son âge, s’était concilié des sentiments d’estime qui allaient presque jusqu’au respect.

Entre son affirmation et celle de Mme la comtesse du Bréhut, l’instinct de Nita n’eût pas longtemps hésité.

Ce n’est pas au hasard que nous avons prononcé le mot instinct, et il nous reste à déclarer que la majorité du faubourg Saint-Germain d’alors l’eût remplacé par le mot préjugé. Pour le monde, Mme la comtesse du Bréhut de Clare était en effet une de ces femmes accomplies qui savent unir la solide vertu à tous les prestiges de l’élégance. Elle s’était fait une haute réputation de piété; les œuvres charitables, patronnées par elle, l’entouraient comme un rempart; elle avait de nombreux et grands aboutissants; on disait tout bas qu’elle n’était pas étrangère à certaines combinaisons politiques.

Elle était jeune encore, et belle, et remarquablement spirituelle. Elle avait pour son mari souffrant des tendresses de fille ou de mère. Certes, si elle l’eût voulu, elle aurait pris d’assaut le capricieux char de la mode pour le mener à grandes guides. Mais elle ne voulait pas, ou plutôt, elle voulait mieux que cela.

Dans ses rapports avec Nita, sa pupille, le juge le plus sévère n’aurait rien trouvé à reprendre. Il n’y avait là que l’accomplissement d’un sérieux devoir. En elle, Nita n’avait pas retrouvé une mère, mais une amie bienveillante et calme; chez elle, Nita était heureuse et libre. Mme la comtesse semblait se défendre également de toute pression, de tout excès de pouvoir, et de ces tendresses exagérées, qui, vis-à-vis d’une héritière puissamment riche, prennent volontiers physionomie de captation.

C’était simple, c’était honnête et c’était digne. Quand nous avons parlé naguère de comédie et de rôle où la fatigue perçait, il s’agissait de l’intérieur. Devant le monde, le rôle était admirablement tenu. Aussi le monde, après s’être étonné de cette parenté inconnue qui avait surgi à l’improviste et au bon moment, finissait-il par reconnaître que tout était pour le mieux.

Quant à M. le comte, le monde s’occupait peu de lui. Il passait derrière sa femme, et nul ne devinait le terrible travail qui avait fait de cet ancien loup un mouton souffreteux et timide.

Revenons à l’atelier Cœur d’Acier.

La bande noire traversa la chambre d’entrée. Les deux belles jeunes filles marchaient côte à côte, pensives toutes deux. C’est à peine si elles accordèrent un regard distrait aux excentricités du fameux atelier.

Ces équipées doivent être osées dans une certaine disposition d’esprit, avec la volonté de trouver tout drôle et de rire quand même en explorant le pays inconnu.

Il y avait pourtant de quoi rire. Les groupes échelonnés, rapins, clients et modèles, étaient d’incroyables physionomies. Gondrequin-Militaire éprouvait un visible sentiment d’orgueil à exhiber ainsi son peuple.

– Il y a comme ça une légère odeur de pipe dans le local, dit-il en manière d’apologie au comte qui le saluait poliment; mais l’artiste a ses habitudes comme le soldat français, et on ne s’attendait pas à la visite des dames. En plus que le temps fuit, car il a des ailes!

– Vous êtes chez vous, mon cher Monsieur, répondit le comte qui passa. Ne vous dérangez nullement pour nous.

Nita et Rose suivirent, le mouchoir aux lèvres, car la légère odeur de pipe était véritablement suffocante. Rose dit à sa compagne, en regardant la taille courbée du comte:

– Celui-là ne t’aurait jamais fait de mal!

Nita releva sur elle ses grands yeux étonnés.

– Ah çà! murmura-t-elle, qui donc veut me faire du mal?

– Il faut que tu voies mon frère, répliqua Rose à voix basse, car le comte se retournait. Cherche un moyen. Il le faut.

M. le comte dit paisiblement et d’un ton de cicérone:

– Tout ceci est pour être démoli. On achète seulement le terrain.

Une circonstance remarquable, c’est que M. Baruque, d’ordinaire si liant, ne s’était pas joint à Gondrequin-Militaire pour faire les honneurs de l’atelier. Il avait quitté sa place auprès du poêle et fait un grand tour lors de l’entrée des étrangers. Ce tour l’avait amené derrière le groupe, composé de Mlle Vacherie, du Pitre, de l’Ours et autres saltimbanques qui entouraient notre ami Similor. M. Baruque disait de lui-même, quand il était en joyeuse humeur, que sa vocation vraie l’appelait vers la police; il se vantait d’avoir l’oreille longue et l’œil américain.

Dès le matin, M. Baruque avait découvert qu’il existait, pour employer son propre style une «manigance» entre Similor et les modèles, gens sujets à caution. Il voulait savoir, quoique le gouvernement ne lui fit pour cela aucun cadeau annuel. Sa vocation l’entraînait.

Similor n’était pas d’une nature impénétrable. M. Baruque possédait l’adresse et la perspicacité innées de détective. Entre eux, la partie n’était pas égale.

M. Baruque prit un godet à couleurs et se mit à broyer du bleu avec zèle. Il était placé de manière à entendre tout ce que disait Similor.

Celui-ci enflé comme un roué en bonne fortune, murmurait à l’oreille de Mlle Vacherie:

– On vous procurera toutes les voluptés de l’univers, châles boîteux, noces, places de première galerie, et le reste, quoi, c’est la moindre des choses, en regard de vos charmes… n’ayez pas peur!

Et il ajoutait pour le cercle:

– Méfiance! quand on parle du loup, vous savez ce qu’on en voit! Regardez bien ces trois-là: le vieux et les deux jeunesses. La brune, à gauche, c’est la petite sœur du notaire en question, que je faisais le guet pendant que M. Piquepuce et M. Cocotte travaillaient dans son intérieur… La blonde-châtaigne, c’est l’héritière des mille millions, et princesse en plus. Le vieux est son tuteur, et «il en mange»! Méfiance!

– Comment! s’écria Mlle Vacherie, cet homme-là serait un Habit-Noir!

On juge si M. Baruque était tout oreilles. Le cercle se rétrécit autour de Similor.

– Sa comtesse est une rude! continua celui-ci en baissant la voix malgré lui. Moi je n’ai jamais été dans tout ça que comme l’innocent qui vient de naître. Mais on entend parler à droite, à gauche, pas vrai? On finit par savoir. Il en mange; sa comtesse aussi. C’était sa comtesse qui faisait la religieuse à l’hôtel de la rue Thérèse, quand le colonel est mort… et elle était la bonne amie de M. Lecoq, qui passa maître après le décès du colonel… M. Lecoq lui avait promis de la nommer duchesse.

– Aux balais! commanda en ce moment Gondrequin-Militaire.

L’atelier obéissant se remit à la besogne.

Le comte et les deux jeunes filles venaient de sortir par la porte du jardin. M. Baruque regagna silencieusement son poste de combat, déterminé à ne plus perdre de vue ce conspirateur Similor, qui, les mains dans les entournures de son vieux gilet, le chapeau gris sur l’oreille et cambrant vaniteusement ses jambes nues, se rapprocha d’Échalot, son autre moitié d’Hercule. Échalot lui montra d’un geste doux Saladin endormi paisiblement. Tout autre enfant eût été étranglé net par le bon morceau de saucisson qu’Échalot avait fourré dans sa gorge, mais Saladin était à l’épreuve.

– Amédée, dit Échalot avec émotion, l’enfant se souviendra de cette date, qu’est le grand jour de son sevrage. J’ai mangé du pain sec pour lui laisser ma nourriture. Toi qu’es le père naturel, ça n’a pas l’air de t’attendrir!

Similor haussa les épaules et répliqua:

– Tu n’es pas fait pour me comprendre. Je travaille pour lui. Ça n’est pas impossible qu’on l’engage pour le désosser dans la famille Vacherie, où je nous ai ménagé des intelligences.

– Jamais! s’écria Échalot. Je ne veux pas qu’on le désosse!

– Y as-tu des droits? demanda froidement Similor. Reste au niveau de ton rôle, qu’est le dévouement du caniche. Moi, j’ai le don de parvenir à l’aide des femmes et de l’intrigue. Avec toi, l’enfant resterait dans les rangs du peuple: avec moi, il passera faraud et mauvais sujet, qui mène à tout dans le dix-neuvième siècle des lumières!

– Amédée! tu nous perdras! soupira Échalot avec un mélange de reproche et d’admiration. T’es plein de facultés séduisantes, mais ton cœur n’a pas d’entrailles paternelles!

– Fixe! tonna Gondrequin-Militaire. Que tout un chacun soit à son ouvrage! Poussez le nègre mangé par les crocodiles: il va bien. Un coup à la femme-squelette, Monsieur Baruque: les côtes ne coupent pas suffisamment. Puisque les cosaques vont brûler notre atelier, mourons du moins avec gloire. Attention! Mademoiselle Vacherie, montrez vos grâces et vos talents; je vais vous tirer un œil!

L’étrange usine rentra aussitôt en pleine activité. La Tour de Nesle mit en scène toute sa friperie Moyen Age; Similor tendit ses jarrets mémorables, Échalot gonfla ses glorieux pectoraux; Cascadin enleva par une patte l’enfant du malheur, et Mlle Vacherie, effrayante à voir, fit des grâces. En même temps, le Pitre, le Phoque, l’Albinos prirent posture parmi des mannequins de tigres, hideusement pelés, des crocodiles de carton et des poissons empaillés. Gondrequin, saisi par l’inspiration, balayait, M. Baruque brossait, les caporaux écouvillonnaient, les rapins barbouillaient; la couleur nauséabonde ruisselait de toutes parts. C’était un beau spectacle.

Au-dehors le soleil d’hiver éclairait le jardin, passé à l’état de forêt vierge, mais vaste et plein de grands vieux arbres. Partout où le soleil pénétrait, l’herbe reluisait, humide; à l’ombre, la neige restait, percée comme un crible par les larges gouttes du dégel. En sortant de l’atelier, les deux jeunes filles ouvrirent leurs poitrines à l’air libre et respirèrent avec délices. Le comte, au contraire, saisi par le changement de température, ramena en frissonnant les revers de sa pelisse sur sa poitrine rétrécie.

Il toussa péniblement et longtemps. Quand la quinte fut achevée, des gouttes du sueur perlaient à ses tempes, et deux taches rouges marquaient les rudes saillies de ses pommettes, au milieu de ses joues pâles.

– Toute cette masure est à démolir, répéta-t-il en montrant l’atelier. Le principal de l’affaire est ce magnifique terrain.

– Je crois la spéculation bonne, ajouta-t-il, après avoir retrouvé son haleine. Je me suis informé de mon mieux, et j’ai appris les affaires un peu, à cause de vous, princesse, ma chère enfant.

Le regard perçant et grave de Rose était pour lui. Il sourit avec mélancolie et murmura en s’adressant à elle:

– Votre frère ne me connaît pas, Mademoiselle… personne ne me connaît.

Un soupir souleva sa poitrine, et il passa ses mains sur son front.

– Vous sentez-vous mieux, bon ami? demanda Nita avec intérêt.

Elle l’appelait ainsi: c’était lui qui l’avait voulu.

De son mouchoir brodé, elle essuya la sueur de ses tempes. Ce n’était pas un geste filial. Il y avait là de la charité et de la compassion. Le comte, cependant, la remercia en portant à ses lèvres la belle petite main qui tenait le mouchoir.

Il fut sur le point de parler et se retint. Rose dit:

– Monsieur le comte, si vous avez à entretenir la princesse en particulier, je me tiendrai à l’écart. J’ai moi-même besoin de réfléchir.

Nita les regarda étonnée.

– Qu’y a-t-il donc? balbutia-t-elle. Je n’ai jamais éprouvé ce que je ressens ce matin. Vous me faites tous peur!

– Tant mieux, répondit Mlle de Malevoy avec un singulier sourire. La nuit, il ne faut pas être trop brave.

– La nuit!… répéta Nita, tandis que le comte détournait les yeux.

– Faut-il m’éloigner? demanda Rose. C’était comme une prière.

Le comte était ému jusqu’à trembler de tous ses membres.

– Oui… oui, dit-il enfin d’une voix faible et profondément altérée, je crois que je pourrai parler. Éloignez-vous, mon enfant, et que Dieu vous bénisse! Vous êtes bonne et noble comme un ange. Autrefois, j’étais fort… du temps que je n’étais pas bon. Votre frère m’a connu en ce temps-là. Dites-lui ce que vous avez deviné de moi, car vous avez deviné juste, et, pour lui comme pour nous, il est bon que votre frère ne fasse point fausse route.

Rose donna à Nita ce rapide baiser des jeunes filles où presque toujours une parole se glisse.

– Écoute bien, murmura-t-elle, souviens-toi et profite!

Puis elle prit un sentier qui tournait court et disparut presque au même instant.

Le cœur de la princesse battait comme si tout à coup et sans préparation on lui eût montré devant elle, ouverte et béante, l’entrée de quelque mystérieux abîme.

Elle n’avait eu jusqu’alors ni crainte ni soupçon sur quoi que ce fût au monde. Son existence à l’hôtel de Clare lui laissait regretter assurément tous les chers bonheurs de la famille, mais c’est là le sort commun à toutes les orphelines. Elle avait à peine connu sa mère, et rien ne remplace un père; rien, sinon cet autre sentiment providentiel aussi: l’amour qui est l’avenir, comme la piété filiale est le passé.

À cet égard, Nita n’avait confié son secret à personne – si elle avait un secret.

Dans ce grand et noble hôtel qui était son héritage, elle avait les protecteurs que donne la loi; elle était entourée de ces relations secourables, mais froides, auxquelles il faut se résigner quand la mort a moissonné les vraies, les seules affections. Tout lui semblait naturel et simple dans cette vie de deuil qui allait s’éclaircissant peu à peu, selon le cours du temps. Jamais, au grand jamais, elle n’avait eu l’idée de redouter un danger. Et personne ici ne lui parlait encore de danger, mais l’impression de frayeur ou tout au moins de doute était née.

Le comte écouta les pas légers de Rose qui allaient s’éloignant. Il offrit son bras à Nita, après lui avoir baisé la main pour la seconde fois.

– Vous êtes bien jeune pour m’écouter, princesse, dit-il d’une voix plus ferme qu’on ne l’eût attendu de son aspect chancelant, bien jeune, car je ne puis poser qu’une énigme dont moi-même je cherche encore le mot. Il faudrait ici un homme, un homme habile, honnête et fort. Je ne connais pas cet homme-là, et je me hâte de parler aujourd’hui, parce que je ne sais pas si j’aurai l’occasion ou la force de parler demain.

«Mon père était un honnête homme, un gentilhomme. Ma mère était une sainte. Moi, j’ai fait le mal: s’ils ne m’avaient pas envoyé à Paris, peut-être que j’aurais été comme mon père et ma mère. La race est bonne; je suis le premier de mon nom qui ait perdu l’estime de lui-même.

– Vous, bon ami, murmura Nita incrédule, vous avez fait le mal! Vous avez perdu l’estime de vous-même!

Le comte poursuivit au lieu de répondre:

– Il y a une femme qui veut se remarier et qui n’est pas encore veuve. Quand elle parle à ces complices, elle appelle l’homme qui lui a donné son nom: Mon premier mari. Vous comprenez bien, n’est-ce pas, princesse? C’est comme si celui-là était déjà mort!

Ils marchaient dans une allée sombre où l’entrecroisement des branches dépouillées épaississait l’ombre comme un feuillage. Nita sentait le bras du comte tressaillir sous le sien.

– De quelle femme parlez-vous, bon ami? demanda-t-elle d’une voix altérée.

– Je ne vous dis rien de ce que je voulais vous dire, murmura le comte qui pressa son front à deux mains. Ma tête est plus faible de jour en jour. Si vous saviez comme j’étais fort autrefois! connaissez-vous quelqu’un? quelqu’un de jeune, quelqu’un de brave qui puisse vous défendre quand je ne serai plus là?

– Me défendre!… balbutia Nita.

– Vous défendre en vous aimant, ma fille. Vous êtes à l’âge où le cœur fait son choix. N’ayez ni scrupule ni fausse honte. Savez-vous quelqu’un qui vous aime et que vous pourriez aimer?

Nita rougit puis pâlit. Elle baissa la tête et garda le silence. Le comte attendit.

– Peut-être n’avez-vous pas confiance en moi, prononça-t-il lentement, ou peut-être comptez-vous sur la loi; mais, je vous le dis: s’ils le veulent, ils tromperont la loi!

Il ajouta en se penchant jusqu’à l’oreille de la jeune fille:

– Ils ont déjà trompé la loi!

– Tenez, s’interrompit-il, j’ai chaud, maintenant; mon corps brûle. C’est toujours ainsi après le frisson… Quand mon père mourut, je fus ivre pendant six semaines; il y avait une chose que je voulais oublier… et pourtant, je me disais en moi-même: tiens-toi droit, Joulou! te voilà comte. Les aïeux sont en haut à te regarder! Mais en bas, en bas ils étaient là, eux et ils criaient: Allons! entonne, la brute! Monsieur le comte, à votre santé!… Le sang avait jailli jusque dans mes yeux, cette nuit-là; je voyais rouge… Et j’étais jaloux! Cette femme tuait mon âme avant de tuer mon corps!

– La même femme? interrogea Nita.

– Quand ma mère mourut, poursuivit encore le comte qui semblait n’avoir pas entendu, je compris que nous étions deux désormais à voir le fond de ma conscience, moi sur la terre, elle dans le ciel. Je la sentis près de moi et au-dessus de moi. Mais ils étaient là et ils me disaient: «Monsieur le comte, nous sommes une grande famille où vous avez le droit d’aînesse. Le pacte fut signé le matin du mercredi des Cendres, Monsieur le comte: signé avec du sang! allons, il n’est plus temps de s’arrêter! Obéissez-nous puisque vous êtes notre maître!…»

– Non, s’interrompit-il de nouveau pour répondre au regard inquiet de Nita, je ne suis pas fou, princesse… La troisième fois que je m’éveillai ce fut quand ils me nommèrent tuteur et gardien d’une jeune fille dont le sang est noble comme celui des rois. Depuis ce jour-là jamais je ne me suis rendormi. Quoi qu’on puisse vous dire contre moi, princesse, ayez confiance en moi, car je vous aime au péril de ma misérable vie!

– J’ai confiance en vous, murmura Nita. Je sais que vous m’aimez, mais…

– Mais vous avez hâte de savoir… ou plutôt vous écoutez avec trouble le rêve confus d’un fiévreux. Il y a des heures où je doute de moi-même, quand il leur plaît de me faire douter. Il y a des heures où elle me force à rire de mes épouvantes… Et pourtant, regardez-moi en face, princesse: n’ai-je pas l’air d’un homme qui va mourir?

– Bon ami, vous êtes souffrant… commença Nita qui lui prit les deux mains.

– Je suis empoisonné! prononça le comte d’une voix basse et brève.

La jeune fille recula terrifiée. Le comte se redressa et ses traits effacés prirent pour un instant une expression virile, pendant qu’il continuait:

– Je suis prêt, ma fille. Voilà déjà du temps que j’ai fait la paix avec Dieu; je suis préparé à mourir.

– Empoisonné! répéta la princesse dont le cœur défaillait, par qui? dans quel but?

– Tant que je vis, répondit le comte, elle ne peut pas être duchesse de Clare.

– Mais il n’y a plus de duc de Clare! s’écria Nita, heureuse d’opposer une impossibilité à ces révélations qui opprimaient sa pensée comme un cauchemar. Bon ami, revenez à vous. Pour qu’elle fût duchesse de Clare, il faudrait un duc de Clare!…

Le comte garda un instant le silence.

Je donnerais la moitié du pauvre sang qui me reste, dit-il d’une voix tranchante et nette, pour que vous aimiez un homme, l’homme dont je parlais, jeune, brave et fort… Écoutez-moi bien, ma fille: moins que personne vous avez le droit d’affirmer qu’il n’y a point de duc de Clare!

Nita rougit et baissa la tête, comme si une lumière soudaine eût éclairé trop brusquement sa plus secrète pensée.

– Et s’il n’y a point de duc de Clare, acheva le comte, peu importe, rien ne résiste à cette femme. À l’heure où je vous parle, elle possède peut-être… elle possède sans doute, comme si elle était Dieu ou le roi, ce qu’il faut pour créer un duc de Clare!

V M. Cœur

Le bon poète abbé Jean Bertaud, qui fut évêque de Séez et premier aumônier de la reine Marie de Médicis, avait fait construire ce pavillon qu’on appelait «la Tour» à cause d’une lanterne octogone qui surmontait sa toiture haute et bien campée. C’était sans doute avant que son talent l’eût conduit à la fortune et aux honneurs. Plus tard, l’hôte admiré du palais que nous nommons aujourd’hui le Luxembourg, avait dédaigné cette modeste retraite.

Voici dix ans à peine, je me souviens d’avoir vu encore ce pavillon, intact et gracieux, derrière le vieux mur de clôture aux pierres tendres, profondément rongées. Il regardait les lucarnes de l’hôtel de Cluny à travers un massif de tilleuls et de faux-ébéniers. À tout prendre, je ne puis produire aucune charte prouvant que l’élève de Ronsard ait élucubré en ce lieu quelques-unes de ses belles poésies, mais la tradition le disait, le nom l’affirmait et le style de la charmante maison portait à le croire. Les briques rouges crucifiant la pierre de liais disparaissaient presque sous le lierre; mais le cintre surbaissé de croisées détachait sa clef fleuronnée derrière le grêle feuillage, des jasmins, et les naïves sculptures de la frise, ombragées vigoureusement par l’avance du toit, bosselé comme un vieux feutre, dataient l’ensemble mieux que ne l’eût fait un chiffre.

Paris est semblable aux vieillards qui gardent un souvenir plus vif aux choses anciennes qu’aux nouvelles choses. Vous trouveriez inévitablement dans le quartier de la Sorbonne nombre de bonnes gens ayant connaissance de la tour Bertaut; peut-être n’en est-il plus un seul pour conserver la mémoire de M. Cœur, son dernier locataire.

Néanmoins, M. Cœur était, en 1842, un personnage presque célèbre. Les tableaux signés de ce nom avaient de la réputation ailleurs qu’au pays latin. Il est vrai que les brocanteurs et marchands ne connaissaient point le peintre, dont les affaires étaient faites par une manière de vieux rapin, drôlement habillé, qui s’appelait M. Baruque ou Rudaupoil, et qui avait le pour rire.

Quand on lui demandait des renseignements sur son patron, cet original de Baruque répondait: Cherche! à moins qu’il n’entamât, à propos de l’atelier Cœur d’Acier, un poème généalogique et confus où brillaient les noms de Muchamiel, Quatrezieux, Tamerlan, M. et Mme Lampion, etc.

C’était grâce à ses vanteries, au sujet de l’atelier Cœur d’Acier, que ce remarquable établissement commençait à exciter la curiosité, en dehors du petit monde à part qui formait sa bizarre clientèle.

Le moment était aux explorations de mœurs. L’exhibition du Tapis-Franc modèle, faite par un très éloquent romancier, avait mis les oisifs en goût de mystères. Il y avait des gens qui regardaient Paris, désormais, comme une immense boîte à double fond, et qui pensaient qu’en soulevant n’importe quel pavé, on devait découvrir une surprise.

Cette délicieuse princesse Nita nous l’a dit: l’atelier Cœur d’Acier était mûr pour la gloire: les vaudevillistes allaient s’occuper de lui!

Mais il y avait loin, quoi qu’on puisse penser, de l’atelier Cœur d’Acier à M. Cœur. M. Cœur ne cherchait point la gloire. C’était un parfait solitaire, vivant avec lui-même, ne donnant à personne aucune part de ses chagrins ni de ses joies. Ce n’est pas qu’il eût élevé un mur entre lui et ces braves rapins qui parlaient de lui avec tant de chaleur; bien au contraire, il leur montrait chaque jour son visage ami et bon; il faisait même mieux et pouvait passer pour la Providence visible de l’insouciant troupeau. Ce n’est pas non plus qu’il se cachât en aucune façon aux gens du dehors ou qu’il étendît un voile quelconque sur ses actions. Il sortait en plein soleil au vu et au su de tout le monde, son magnifique cheval anglais caracolait gaiement dans ces tristes rues qui descendent la montagne Sainte-Geneviève. En outre, quoiqu’il ne suivît point les caprices de la mode avec la minutieuse servilité des dandys, il était toujours mis fort élégamment.

Il eût été difficile de trouver un cavalier plus admirablement beau. Les pauvres filles de la ville des écoles avaient retenu l’heure à laquelle il passait, soucieux et pensif, tenant en bride son anglais fringant. Tout le long de sa route, il y avait bien des minois rougissants et curieux derrière les rideaux de mousseline.

Il avait deux routes. Tantôt il montait la rue de la Harpe et tournait le boulevard extérieur au rond-point de l’Observatoire, tantôt il prenait les quais et s’en allait, suivant la Seine, jusqu’aux Champs-Élysées, dont la grande avenue le menait au bois.

La première de ces deux routes le conduisait au cimetière Montparnasse, qu’il visitait au moins deux fois chaque semaine. Ceux ou plutôt celles qui s’intéressaient à lui savaient bien cela et depuis longtemps. Il laissait son cheval à la garde d’un enfant, qui ne lui manquait jamais à l’heure habituelle, toujours la même, et franchissait la porte du champ de repos.

À droite de la grande allée, il prenait un sentier et s’arrêtait devant une vaste et belle sépulture qui portait l’écusson et le nom des ducs de Clare. Derrière ce fastueux tombeau, il y avait une modeste tombe, entourée de fleurs. C’était là qu’il s’asseyait pensif et muet, pendant des heures entières.

Plus d’une fois, après son départ, un pas furtif s’était approché de la tombe, et deux jolis yeux indiscrets avaient adressé une question au marbre modeste. La tombe silencieuse ne pouvait répondre. Un nom de baptême, seulement, Thérèse, était gravé en creux au-dessus de la légende commune: Priez pour elle.

Le secret de M. Cœur était donc bien gardé de ce côté.

Quand M. Cœur prenait la seconde de ses deux routes, c’était, en apparence, pour faire cette banale promenade qui tourne maintenant autour des lacs et qui, en 1842, allait de la Porte Maillot à l’abbaye de Longchamps. Paris, le gaillard, passe pour inconstant, mais il s’amuse toujours de la même manière. Cependant un observateur examinant les choses de plus près aurait vu que M. Cœur avait un autre but que de faire, deux heures durant, ce long tour d’écureuil qui réjouit quotidiennement notre peuple fashionable. Il y avait une voiture, ou plutôt des dames, car la voiture pouvait changer; les dames appartenaient à la plus riche couche sociale et à la plus noble. Il y avait donc des dames, deux dames, toutes deux souverainement belles, une princesse et une comtesse: la comtesse, femme de trente ans ou un peu plus; la princesse, jeune fille de dix-huit ans.

Quand M. Cœur avait aperçu de loin ces deux dames, il mettait son cheval au pas et suivait, souvent à une large distance, comme s’il eût eu frayeur d’être remarqué.

Nous savons qu’il avait été remarqué.

Bien entendu, il ne saluait jamais ces dames. Du reste, dans toute cette foule brillante qui encombrait le bois alors comme aujourd’hui, M. Cœur n’avait personne à saluer. Tout le monde le connaissait de vue, à cause de sa grande tournure et de son merveilleux cheval; personne n’aurait su mettre un nom sur ses traits.

Il fallait aller loin de là et regagner les rues qui avoisinent la Sorbonne pour trouver la première fillette qui, cachée derrière son rideau, disait, en le voyant revenir:

– Voici M. Cœur qui passe!

Elles ajoutaient, parlant pour elles-mêmes ou pour d’autres:

– Quel amour de joli garçon! Et dire qu’il ne regarde jamais aux fenêtres!

Rentré chez lui, M. Cœur peignait ou pensait, ce qui, pour lui, était parfois une seule et même chose.

Or, le lecteur a deviné dès longtemps quel nom était sous ce pseudonyme de M. Cœur. Nous avons à nous rendre cette justice que rien n’a été fait pour égarer sa perspicacité. Chacun a pu reconnaître dans le grand maître de l’atelier Cœur d’Acier, dans l’auguste successeur de tant de barbouilleurs illustres parmi «MM. les artistes en foire,» notre Roland Buridan, l’amoureux de Marguerite de Bourgogne, le fils de cette pauvre Madame Thérèse morte au n° 12 de la rue Sainte-Marguerite.

Il y a mieux: par suite des conditions de ce récit, le lecteur se trouve en savoir déjà beaucoup plus long que notre héros lui-même. Nous avons assisté, en effet, pendant que Roland dormait l’inerte sommeil des mourants, à ces scènes significatives qui entourèrent son lit de douleur dans le parloir des dames de Bon-Secours. Nous avons vu à son chevet l’émotion de la vieille religieuse qui s’appelait de son nom Rolande de Clare, le trouble et les doutes du vieux duc; nous avons compris que Roland, cette nuit de la mi-carême où il avait dépensé tant d’intelligence et tant de force morale pour fuir, sous les habits de la Davot, échappait, à son insu, non pas au malheur, mais à quelque brillante et facile destinée…

Ainsi faisons-nous, beaucoup d’entre nous, dans le cercle aveugle où tourne notre vie: ainsi prodiguons-nous des efforts ardents, puissants, parfois héroïques pour éviter je ne sais quel fantôme qui, de loin, nous semblait menacer terriblement et qui, si nous lui laissions le temps d’approcher, en déchirant ses voiles, nous montrerait la réalisation de nos plus chers espoirs.

Gondrequin-Militaire nous a raconté à sa façon comment Roland, privé de ses sens et presque mourant, avait été recueilli par l’atelier Cœur d’Acier, revenant de la barrière. À ce point de vue, l’atelier Cœur d’Acier était donc le bienfaiteur de Roland, chose d’autant plus méritoire que cette brave usine, malgré la multiplicité de ses travaux, logeait invariablement le diable dans sa caisse.

Chez Cœur d’Acier, Roland ne fut peut-être pas soigné selon toutes les règles, comme au couvent, de Bon-Secours, mais chacun fit de son mieux, y compris le vétérinaire, ami de la maison, et la riche nature du blessé triompha.

C’étaient de bonnes gens, car ils interrogèrent Roland qui ne voulut point leur répondre, et, nonobstant cela, ils le gardèrent.

Roland restait frappé de cette idée fixe qui l’avait tenu pendant toute sa maladie et qui survécut même à sa complète guérison: l’honneur d’être appelé en justice et de se voir publiquement le héros d’un drame de cour d’assises. Les événements du boulevard Montparnasse lui apparurent longtemps comme un mauvais rêve, et, par le fait, il n’en eut jamais la représentation nette dans son souvenir.

Au contraire, les choses qui s’étaient passées dans le parloir de Bon-Secours lui revenaient souvent comme les reflets d’une vision lointaine mais lucide. Il voyait parfaitement la Davot; il voyait aussi cette religieuse, qui semblait avoir dépassé les limites de l’âge, ce vieillard à l’aspect haut et fier, cette petite fille déjà si belle… Ces trois dernières personnes lui apparaissaient liées entre elles, étroitement et liées encore par je ne sais quel fil invisible à des souvenirs plus anciens qui planaient comme des nuages au-dessus de sa petite enfance…

Gondrequin-Militaire avait dit l’exacte vérité. Il n’était pas au pouvoir de Roland de se rendre matériellement utile dans l’atelier Cœur d’Acier. Tout imbu encore des leçons du plus grand maître de ce siècle, leçons prises à l’époque la plus hardie, la plus radieuse de sa carrière, Roland ne pouvait que gâter les toiles destinées à MM. les artistes en foire. Il essaya consciencieusement, car il voulait gagner sa vie, mais il ne réussit point. De guerre lasse, il choisit un coin du vaste hangar, prit une toile de deux pieds carrés, de vrais pinceaux, de vraies couleurs, et commença un tableau de chevalet, représentant justement une des mille scènes, plaisantes jusqu’au burlesque, qui se passaient là chaque jour sous ses yeux.

Il se trouva que Roland était un peintre et que M. Baruque, dit Rudaupoil, avait le génie du placement. N’oublions pas que cela fait deux génies pour le seul M. Baruque, puisque nous avons déjà constaté chez lui cette faculté d’observation qui crée les grands diplomates et les détectifs aigus. M. Baruque vendit le premier tableau de Roland quarante-cinq francs, et déclara la patrie sauvée.

M. Baruque avait bien deviné. Un an après, Roland faisait restaurer le pavillon Bertaut qui tombait en ruine et y installait son modeste atelier. Les rôles étaient changés déjà. L’atelier Cœur d’Acier, gouverné par les époux Lampion, rois fainéants, languissait et menaçait faillite. Il fut donné à Roland de payer sa dette avec usure.

Si bien que, lors du décès des époux Lampion qui moururent à quelques semaines l’un de l’autre, une députation composée de Gondrequin-Militaire, de M. Baruque, de quatre caporaux et de Cascadin, nommée par le peuple, vint offrir à Roland le sceptre et la couronne.

Le sceptre n’était pas d’or, la couronne avait bien quelques épines, Roland savait tout cela; néanmoins il accepta sans se faire prier et devint «M. Cœur» pour protéger cette association de pauvres vieux enfants, incapables de se gouverner eux-mêmes. Cela lui donna le droit de payer le loyer et de faire des billets pour le flot de mauvaises couleurs qui sans cesse inondait l’atelier.

On le respectait, on lui obéissait tant bien que mal, on l’aimait surtout, non seulement parce qu’il était le salut de la république, mais encore parce que la république se regardait toujours comme sa mère. Rien n’attache comme le rôle de bienfaiteur, et, en définitive, pour avoir payé cent fois sa dette, Roland n’en était pas moins l’obligé de l’atelier Cœur d’Acier, dans le principe.

Non point, certes, par cet esprit de misanthropie qui cherche à toute bonne action un motif égoïste! mais pour aller au fond des choses et dessiner la situation avec une entière vérité, nous dirons que Roland avait ses raisons pour conserver cette posture sociale, bizarre au premier chef, ridicule, gênante pour son présent, compromettante pour son avenir.

Avec les années, Roland s’était accoutumé à sa solitude. Il vivait ici dans une sorte d’oasis, entourée par le désert et où ses plus proches voisins étaient des sauvages. Cela lui plaisait. Avec les années, il n’avait rien perdu de cette terreur que lui inspirait l’idée même de la lumière, faite tout à coup sur certaine époque de sa vie. Sa mère était morte de cela, il le pensait du moins, et il se fût caché sous terre pour fuir l’écho réveillé de ce drame nocturne qui avait eu pour lieu de scène le boulevard Montparnasse.

Bien des gens positifs pourront blâmer cette puérile épouvante. Roland était tout le contraire d’un homme positif. Son regard ne se portait jamais qu’avec une répugnance maladive vers cette nuit du mardi gras qui avait fait de sa vie deux tronçons dont l’un ne pouvait plus se renouer à l’autre.

Avec sa mère, du reste, son passé était mort. Il n’avait eu aucune relation à rompre, il ne regrettait aucun parent, aucun ami, à qui sa disparition eût pu causer l’ombre d’un chagrin.

Il n’avait aimé qu’une femme, et le souvenir de cette femme amenait le rouge de la honte à son front.

Dans cet état de lassitude morale, dépourvue de tout espoir et même de tout désir, où il végétait déjà depuis des années, que lui fallait-il? Un refuge. Le hasard lui avait fourni ce refuge, il le gardait. Vis-à-vis de ces questions que la société a le droit de poser à tout homme, si paisible et si retiré qu’il soit, l’atelier Cœur d’Acier lui fournissait une réponse. La société, en effet, dans de certaines sphères, est bien obligée de ne pas pousser trop loin les investigations, à moins de motifs actuels et graves; sans cela il faudrait démolir une moitié de Paris. Roland touchait précisément à ces contrées crépusculaires, et quoiqu’il n’eût jamais trempé dans la bohème le dessous même de la semelle de ses bottes, il bénéficiait du voisinage de la bohème. Il était «M. Cœur»; sous son règne, la turbulente association se tenait tranquille; ceux qui sont chargés de regarder au fond de ces halliers parisiens n’avaient garde de souffler mot.

Au commencement de la huitième année, depuis son entrée dans la maison Cœur d’Acier, survint un événement qui changea tout à coup la situation mentale de Roland. Cet événement sera relaté plus tard. Sans se mêler davantage à la vie extérieure, Roland transforma son mode de solitude. Il prit ces habitudes d’élégance que nous avons décrites; le jour, il déserta volontiers sa retraite; la nuit, il eut des rêves.

Pour la première fois de sa vie peut-être, il spécula sur lui-même et relut le livre fermé de ses souvenirs. L’existence de sa mère, dès qu’il l’eut interrogée, lui apparut sous un jour nouveau. Il y avait là un secret. Pourquoi n’avait-il jamais pris souci de le pénétrer? et pourquoi, justement aujourd’hui le désir de connaître naissait-il en lui?

Une chère et souriante vision, qui enchantait son insomnie, répondait. La belle jeune fille qu’il suivait de loin au bois lui avait inspiré ces curiosités incroyablement tardives.

Il était amoureux pour la seconde fois, amoureux autrement que la première fois, mais avec toutes les ardeurs que la paresse de sa nature réservait pour la passion seule.

Nous le vîmes jadis éperdu et mourant aux pieds de cette splendide Marguerite. Aujourd’hui, son amour brûlait à d’autres profondeurs: c’était un culte.

Il voulait savoir parce qu’il aimait, et parce que, si absurde, si impossible que soit un désir, aussitôt qu’il est né, il lui faut l’espoir. Il fouillait désormais le passé avec des yeux soudainement dessillés. Il découvrait avec un étonnement d’enfant des choses qui n’avaient jamais cessé d’être claires et limpides, mais qu’il n’avait point vues, parce que l’insouciance était sur ses yeux comme un bandeau.

La première de ces choses, c’est que le mystère de sa vie actuelle n’avait fait que succéder à un autre mystère. Ce nom de Roland, qu’il portait jadis, n’était pas plus un nom, dans le sens sérieux et social du mot, que ce sobriquet qui l’avait remplacé. Quel était le vrai nom de sa mère? À quoi avait-elle travaillé si désespérément? De quoi se mourait-elle, cette nuit où il l’avait quittée? Quel nom, quel vrai nom lui eût-elle donné, si elle avait pu, à la place de ce nom de Roland, tout court, qui était devenu M. Cœur?

Sa mère l’avait pris avec elle très peu de temps avant l’époque où commence notre histoire. Elle arrivait d’un pays d’outre-Rhin. Il avait été élevé au petit collège de Redon, au fond de la Bretagne. Une fois, une seule fois, sa mère lui avait dit: «Ne me demande jamais rien; tu sauras tout quand le jour sera venu.»

Dans sa propre pensée, il était le fils d’un général, mort au début de la Restauration, et mort de telle façon que son nom même était pour sa veuve un suprême danger.

Il se reprochait maintenant comme un grand crime de n’avoir rien fait, quand il en était temps encore, pour éclaircir cette nuit complète.

Et il s’étonnait profondément d’avoir ainsi prolongé son enfance jusqu’à l’âge viril.

C’était tout, absolument tout. Il en arrivait sans transition aucune à cette scène qui nous fit aussi savants que lui; cette scène où Madame Thérèse lui donna le portefeuille contenant vingt billets de mille francs.

La forme même des recommandations qui accompagnèrent ce dépôt disait assez à quel point Roland était étranger aux secrets de sa mère.

Il ne savait rien, et en ce moment suprême où elle avait besoin d’un messager sûr, elle ne lui disait rien encore, sinon qu’en échange des vingt billets de mille francs, maître Deban, notaire, devait placer entre ses mains un acte de naissance, un acte de mariage, un acte de décès, tous trois à ce noble nom dont chaque lettre restait gravée dans le souvenir de Roland: «Raymond Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare».

Laborieusement, péniblement, après mille doutes et s’accusant mille fois de folie, Roland avait mis deux années entières à repousser, et par conséquent à établir en lui cette pensée que, pour payer ces trois pièces au prix de ses derniers vingt mille francs – conquis, Roland ne savait par quel sacrifice -, il fallait que ces mystérieux papiers eussent trait étroitement à elle et à lui-même.

Or, la veille du jour où nous sommes, Roland avait reçu une lettre dont l’enveloppe portait le nom de M. Cœur, mais qui à l’intérieur était ainsi conçue:

«Monsieur le duc,

«Deux personnes qui vous connaissent mieux que vous ne vous connaissez vous-même, auront l’honneur de se présenter chez vous demain à deux heures l’après-midi. Faites en sorte d’être libre et de les recevoir sans témoins.»

Il n’y avait pas de signature.

VI Le pavillon

Cette lettre, qui commençait par «Monsieur le duc», avait plongé Roland dans une indicible surprise. Il n’avait confié à personne au monde ses doutes ni ses rêves, et pourtant cette lettre mystérieuse, répondant à sa plus secrète pensée, lui semblait une amère moquerie ou le résultat d’une erreur.

Elle n’était, en réalité, cette lettre, que le premier symptôme du drame, envahissant tout à coup avec une violence folle le calme de son existence.

Après une nuit sans sommeil, il était en train de s’habiller lorsque son domestique lui apporta une seconde lettre, timbrée de Paris comme la première et d’une écriture également inconnue.

Dans la position où Roland s’était mis volontairement, il n’avait aucune espèce de relations et ne recevait jamais de lettres. Jean, son domestique, ancien rapin de l’atelier, semblait aussi étonné que lui, et lui dit:

– Ça va bien, la correspondance! c’est peut-être pour le jour de votre fête, que je profite de l’occasion pour vous la souhaiter bonne et heureuse, monsieur Cœur.

Roland lui donna la pièce et Jean continua:

– Ça n’était pas par intérêt, mais en vous remerciant tout de même. Autre chose encore! Vous savez, le monsieur qui cherche après vous? le muscadin qui se dit envoyé par votre marchand de tableaux, rue Laffite? il est revenu hier. Il veut vous acheter pour des mille et des cents, à ce qu’il prétend.

– Adresse-le à M. Baruque, dit Roland.

– C’est vous qu’il veut. Il évite l’atelier et arrive par la rue des Mathurins. Qu’est-ce que ça vous fait de le voir? Tenez; voilà sa carte.

La Tour-Bertaut, depuis que Roland l’avait appropriée à son usage, avait une entrée particulière sur la rue des Mathurins.

La carte du «muscadin» portait, sous un joli écusson de fantaisie, nageant dans un nuage lilas et timbré d’une couronne de vicomte, ce nom harmonieux: Annibal Gioja.

Et au-dessous, entre parenthèses: (des marquis Pallante).

Roland jeta la carte sur sa toilette.

– Faudra-t-il le recevoir la prochaine fois? demanda Jean.

– Non, répondit Roland. Laisse-moi.

Jean quitta la chambre à coucher. Roland restait seul. Il ouvrit la lettre, après l’avoir tournée et retournée entre ses mains avec une sorte d’effroi. C’était un papier d’affaire, avec une tête lithographiée ainsi conçue: «Étude de maître Léon de Malevoy, rue Cassette, n°3.»

La lettre disait:

«Monsieur Cœur est prié de passer à l’étude pour affaire qui l’intéresse.

«Signé: Urbain-Auguste Letanneur, maître clerc.»

Il ne faut pas s’y tromper: de toutes les missives ce sont ici les plus romanesques, les plus poétiques, les plus éloquentes à l’imagination. Ces quelques paroles concises et froides contiennent pour la plupart des hommes tout un monde de promesses ou de menaces.

Si le lecteur n’a pas oublié l’étrange conciliabule tenu par les clercs de l’étude Deban au cabaret de la Tour de Nesle, ce nom d’Urbain-Auguste Letanneur peut lui être resté familier. Letanneur, alors second clerc, était un gaillard lettré, écrivant dans le journal de son département. Nous pouvons affirmer, sans déprécier son talent peu connu, que jamais scène émouvante d’aucune de ses nouvelles n’avait frappé l’abonné provincial comme ces deux lignes impressionnèrent celui qui les lisait.

Roland resta d’abord les yeux fixés sur la tête imprimée, lisant l’adresse et le nom avec une stupéfaction profonde. «Léon Malevoy, rue Cassette, n° 3!»

Quand une existence a été tranchée à son milieu, tout ce qui avoisine la blessure demeure sensible et douloureux toujours. Les moindres événements de cette soirée du mardi gras étaient gravés en traits indélébiles dans le souvenir de Roland. Sa mémoire pouvait faillir ou s’envelopper d’une brume, après le coup de poignard reçu, mais tout ce qui précédait le coup de poignard était net, profond, cuisant comme une marque de fer rouge. Il eût répété les paroles de sa mère, lors de son départ, il eût peint ressemblant son pauvre dernier sourire. L’aspect de la ville en carnaval était devant ses yeux, le son burlesque des trompes restait dans ses oreilles.

«Rue Cassette, n° 3»! disait la tête de lettre. Roland se vit traversant le carrefour de la Croix-Rouge et arrivant à la porte cochère de ce n° 3 qui logeait alors l’étude Deban. C’était là le but de sa course; les 20 000 francs devaient acheter ici même l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès.

Roland se vit devant la loge du concierge qui ricanait en prononçant le nom de M. Deban.

Il se vit regardant cette bizarre façade, et montant cet escalier dont chaque étage demandait: «Quelle heure est-il?»

Il se vit au dernier étage, enfonçant une porte, et face à face avec ce beau jeune homme qui portait le costume de Buridan. Il vit sur le pied du lit le madras de Marguerite, et son cœur lui fit mal comme si on eût rouvert brutalement une ancienne blessure.

«L’Étude de maître Léon de Malevoy», disait encore la tête de lettre.

Les premiers mots du beau jeune homme déguisé en Buridan avaient été ceux-ci: «Comment vous nommez-vous? Moi, je m’appelle Léon Malevoy; est-ce à moi que vous en voulez?»

Ils devaient se battre le lendemain du mardi gras, tous deux, derrière le cimetière Montparnasse – se battre pour Marguerite.

Aussi en dehors même de la ligne de prose, rédigée par M. Urbain-Auguste Letanneur, le message du notaire remuait un monde dans l’esprit de Roland.

La ligne de prose, cependant, eut son tour et ne produisit pas un moindre effet. Que voulait dire cette invitation de passer justement à cette étude où sa mère l’avait envoyé dix ans auparavant, invitation qui lui était adressée justement par cet homme!

Cet homme le connaissait-il? était-ce un pur effet du hasard? Comment avait-on pu découvrir sa demeure et reconnaître son identité?

Dix ans! Une retraite si profonde! un déguisement si sûr! Le fil brisé allait-il se renouer à l’improviste?

Et cette lettre signée était-elle une conséquence de la lettre anonyme qui l’appelait «Monsieur le duc»?

Nous avons prononcé déjà les deux mots caractérisant la situation, telle qu’elle se présentait à l’esprit de Roland. Il y avait là peut-être des promesses; il y avait là très certainement des menaces.

Roland avait à la fois espérance et crainte: sa crainte d’autrefois, son espérance nouvelle; car il n’y avait pas longtemps que l’ambition était née en lui, et son ambition portait un gracieux nom de jeune fille.

Pendant plus d’une demi-heure, il resta les yeux fixés sur la lettre, puis il reprit le billet reçu la veille au soir. Il compara les deux papiers, les deux écritures, les deux timbres de la poste.

Rien ne se ressemblait. L’intelligence se trouble et s’émousse en face de certaines énigmes. Roland sentait bien qu’il s’acharnait à un travail impossible, et cependant sa tête travaillait toujours.

Il sortit de sa chambre à coucher et passa dans son atelier, pièce assez vaste, très haute d’étage, restaurée avec un goût sévère, dans le style de sa première construction. L’atelier donnait sur le jardin par trois croisées, blindées dans leur partie inférieure, afin de faire le jour favorable, et par une porte-fenêtre, recouverte d’une portière épaisse.

Il y avait là plusieurs tableaux commencés, qui tous étaient d’un véritable artiste, mais dont aucun pourtant ne dépassait le niveau des choses bien faites. Nous ne donnons pas notre Roland pour un peintre de génie.

Il y avait aussi une toile, plus grande que les autres, posée sur son chevalet et recouverte d’un rideau qui la cachait complètement. Cette toile faisait face a la porte-fenêtre.

Roland ouvrit une des croisées pour rafraîchir son front qui brûlait. Le temps était froid et beau. Roland eut un sourire en voyant à quelques pas du pavillon les préparatifs du feu d’artifice enfantin que l’atelier Cœur d’Acier tirait annuellement en son honneur.

Mais son regard distrait se détourna bien vite des gaules plantées dans le gazon et des verres de couleur suspendus aux branches des arbres.

Il avait de la sueur aux tempes, et sa poitrine, malgré lui, se serrait.

La maison Cœur d’Acier et le hangar bâti au-devant lui cachaient presque entièrement la petite maison moderne, située de l’autre côté de la rue, où ce bon Jaffret, rivalisant avec la providence de Dieu, «aux petits des oiseaux donnait la pâture». Une seule fenêtre, sur les cinq qui éclairaient l’appartement Jaffret, était visible, à travers un large vide que le hasard avait laissé entre les arbres: cette fenêtre par conséquent avait pleine vue sur l’atelier de Roland et pouvait plonger à l’intérieur.

Elle était close en ce moment. Roland ne remarqua point qu’à son apparition le rideau de mousseline qui doublait les carreaux remua. À plus forte raison ne put-il point se rendre compte d’un singulier travail auquel le bon Jaffret se livrait derrière la mousseline.

Le bon Jaffret tenait d’une main une lorgnette de spectacle qu’il avait mise au point avec beaucoup de soin, de l’autre une miniature encadrée de velours avec un cercle d’or.

Il regardait tantôt Roland dans la jumelle, tantôt la miniature à l’œil nu.

Et il avait l’air vivement satisfait, le bon Jaffret!

Roland, lui, gardait malgré lui les yeux fixés sur les deux lettres qu’il tenait toujours à la main.

Tout à coup, il tressaillit et se retourna. La porte-fenêtre, d’ordinaire inviolable, venait de s’ouvrir avec bruit et donnait passage à un visiteur.

– Je vous baise les mains, cher et illustre, lui dit le nouveau venu de but en blanc avec un salut du genre mixte: obséquieux et effronté à la fois, je n’ai pas eu besoin d’escalader votre muraille. J’y étais déterminé. Je suis un amateur. Nous autres Napolitains rien ne nous arrête… Le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, pour vous servir passionnément, s’il vous plaît, envers et contre tous, et, sans autre salaire que la joie de vous être agréable!

Second salut, déjà plus familier. La voix de cet homme souriant caressait l’oreille comme une cavatine. Roland n’avait pas changé de place et le regardait, étonné.

Les yeux du vicomte Gioja s’étant fixés sur la lettre qui appelait Roland: «Monsieur le duc», il eut un vrai sourire d’Italie, entre cuir et chair.

C’était un fort joli jeune homme, peau blanche, cheveux noirs, prunelles de jais nageant dans du bleu. Son costume avait une irréprochable élégance; rehaussée par un ruban haché de nuances diverses et résumant tout un ensemble de décorations étrangères. Nous ne saurions dire comme tout cela brillait: le blanc du teint, le noir des cheveux, le jais des prunelles et les prismes des décorations exotiques. Le vernis que les autres gardent pour leurs bottes semblait s’étendre et miroiter sur toute la personne de ce cavalier éblouissant.

M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, ayant salué une troisième fois, s’assit en murmurant:

– Vous permettez?

Il mit la pomme de sa canne, un pur onyx, à ses lèvres et son lorgnon dans son œil. Ainsi campé, il fit la revue de l’atelier d’une œillade admirative.

– Monsieur, lui dit Roland, trop surpris pour avoir déjà de la colère, j’ai coutume de ne recevoir personne chez moi.

– Je le sais pardieu bien! répliqua le vicomte Annibal d’une voix en même temps douce et cristalline, comme est le sucre candi, j’ai eu assez de peine à forcer la consigne: mais, nous autres Napolitains, rien ne nous étonne; nous avons le feu sacré dans l’âme comme dans les yeux, mon cher, mon illustre ami…

– Ami! répéta Roland, qui ne put s’empêcher de sourire.

Le feu sacré qui était dans les yeux du vicomte Annibal s’attisa. Il prit une de ces poses nobles qui courent les rues dans son heureux pays, et poursuivit avec inspiration:

– Connaissez-vous l’Italie? son ciel, ses femmes, ses brises à la fleur d’oranger? ses horizons plus rosés que des gouaches? l’azur dentelé de ses golfes! Nous autres Napolitains, nous avons beau faire, notre cœur est un aimable fou qui se jette à la tête de la beauté ou du génie. Le climat veut cela, le climat de l’Italie, l’amour du monde, le monde de l’amour! Rossini! Pétrarque! Pasta! Les ténors! Le soleil! Ami, je le répète, illustre et cher ami! cessez de peindre des chefs-d’œuvre, si vous ne voulez pas qu’on vous aime!

Ayant parlé ainsi d’un ton sonore, le vicomte Annibal déganta deux mains en marbre de Paros pour rouler une cigarette.

– Monsieur le vicomte, lui dit Roland froidement, je désirerais savoir si je puis faire quelque chose pour vous.

Annibal alluma sa cigarette en répétant: «Vous permettez!» et montra en un sourire blanc le trésor d’ivoire nacré et d’émail rose qu’il avait dans la bouche.

– Fondons la glace, cher et illustre, répliqua-t-il. Je vais vous avouer une chose: je suis ardemment épris de votre manière. Pour nous autres Napolitains, les jouissances d’art arrivent à l’extase, vous savez! Respirer l’air de votre sanctuaire, voir vos ébauches, c’est déjà du bonheur. J’aurais traversé l’épreuve du feu pour cela, mais…

Il se leva et présenta sa main d’une certaine manière à Roland qui ne bougea pas.

– Bon! fit le vicomte Annibal. Vous n’êtes pas initié, mais vous le serez… Êtes-vous amoureux!

Son sourire étincelait d’aimable impudence. Roland fronça légèrement le sourcil. Annibal tourna sur son talon et vint prendre une pose de statue devant une petite toile, presque achevée, qui attendait le vernis. C’était joli comme tout ce que Roland faisait. Annibal l’examina selon l’art des profès et enfila deux ou trois douzaines de ces banalités techniques qui sont désormais à la portée de tout le monde, comme l’argot dévoilé. Ce pauvre pédantisme infecte les ateliers encore plus que la térébenthine. Les feuilletons d’art l’y vont chercher.

– Nous autres Napolitains, prononça le vicomte Annibal du bout des lèvres en quittant le tableau pour passer à un autre, nous aimons sincèrement à rendre un bon office. Nous sommes de vivants traits d’union en amour, en politique, en tout… Voici un coucher de soleil délectable, tenez! Où diable Claude Lorrain avait-il caché sa palette, que vous l’avez retrouvée!… Dites-moi: à laquelle de ces deux dames en voulez-vous, cher et illustre? J’ai mes raisons pour vous demander cela.

Il ne se retourna point. Roland tressaillit et ses yeux semblèrent se dessiller, tandis qu’il examinait le profil perdu de son hôte avec ce regard ébahi qu’on a pour douter des invraisemblances.

– Est-ce à Mme la comtesse? poursuivait paisiblement le reluisant vicomte. Est-ce à cette délicieuse princesse?… Quelle adorable petite scène de genre! dans dix ans, cela vaudra mille louis!… Vous ne me répondez pas?

Tout en parlant et tout en admirant les ébauches, le vicomte Annibal Gioja faisait le tour de l’atelier et s’approchait insensiblement du chevalet qui supportait la toile recouverte d’un voile.

– Cher et illustre, reprit-il en continuant sa revue, si j’étais riche, je sortirais de chez vous ruiné… Est-ce que vous avez toujours porté ce nom de M. Cœur?

– Toujours, répliqua Roland qui désormais semblait s’attendre à quelque chose d’impossible.

– Nous autres Napolitains, dit Annibal, découvrant sa splendide mâchoire en un éblouissant sourire, nous feuilletons, comme si c’était un beau livre, la vie de nos maîtres bien-aimés… Je parie que derrière cette draperie il y a un ravissant secret!

– Je ne sais pas encore pourquoi vous êtes venu chez moi, Monsieur le vicomte, dit sèchement Roland qui fit un pas vers lui. Je crois vous connaître de vue…

Annibal l’interrompit par un signe de tête plein d’aménité.

– J’ai souvent l’honneur d’accompagner ces dames, murmura-t-il du ton le plus engageant, elles vous ont remarqué… toutes deux… et l’une d’elles a l’idée de vous pousser dans le monde.

En prononçant ces derniers mots, il aviva le feu sacré de ses yeux jusqu’à produire des étincelles. Sa main disparut derrière son dos et saisit la draperie qui glissa sur sa tringle en produisant un petit bruit métallique.

Le vicomte Annibal opéra un quart de conversion et lança un coup d’œil triomphant au tableau.

Mais l’heureuse expression qui égayait son visage disparut soudain. Roland avait fait un pas de plus. La main du vicomte Annibal ne put achever son travail, prise qu’elle était et arrêtée dans un étau de fer.

Roland avait refermé ses doigts sur le poignet du vicomte, et le vicomte cessa incontinent de briller. Ce fut comme l’éteignoir posé sur une bougie. La physionomie du malheureux trait d’union exprima désormais deux sentiments bien accusés: le désappointement et la frayeur.

Le désappointement naissait de ce fait que la draperie, en glissant sur sa tringle, avait découvert une figure inconnue, au lieu de celle que le vicomte Annibal s’attendait à voir.

La frayeur venait tout uniment de la pression vigoureuse qui lui écrasait le poignet, combinée avec la sauvage colère décomposant les traits du jeune peintre.

Le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, avait rôdé bien longtemps autour du pavillon de M. Cœur avant de s’y pouvoir introduire; mais, maintenant, il regrettait sa réussite. Il eût doublé le double louis donné à ce bon Jean pour être dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques, où sa voiture l’attendait.

– Nous autres Napolitains, balbutia-t-il pourtant, blême et entrechoquant ses belles dents, seize contre seize, nous n’avons peur de rien. Et d’ailleurs, je suis ici dans votre intérêt, mon cher Monsieur Cœur. Lâchez-moi, je vous prie. Vous avez un très robuste poignet!

Roland ne le lâcha pas avant d’avoir donné un coup d’œil au tableau que le rideau, à demi tiré, coupait juste à son milieu.

Un sourire traversa sa colère quand il vit l’état où les choses restaient.

– Allez au diable, gronda-t-il, et ne revenez pas!

Ses doigts se desserrèrent. Le vicomte recula aussitôt de plusieurs pas, balbutiant:

– Cher et illustre… corbac! ce garçon est fort comme un bœuf!

Au-delà du seuil, et seulement au-delà, il dit:

– Celle qui m’envoie aurait pu changer une moitié de saltimbanque en grand seigneur! Mon bon, vous venez de manquer votre fortune, et vous entendrez parler de moi!

Roland lui avait déjà tourné le dos.

Trois minutes après il ne songeait plus à M. le vicomte.

Il avait laissé la porte ouverte et le tableau découvert à demi.

La tête lourde et fatigué qu’il était d’une nuit entière d’insomnie, il s’était jeté sur son divan. Malgré le sommeil qui le cherchait, son esprit travaillait et son regard appesanti parcourait de temps en temps les deux lettres: la lettre anonyme et la lettre du notaire.

Ce fut à ce moment que le bon Jaffret ouvrit sans bruit sa cinquième fenêtre et offrit sa jumelle à l’ancien maître clerc de l’étude Deban, l’ex-roi Comayrol, en le prévenant qu’il ne s’agissait pas d’une petite affaire.

Le passage du temps avait produit sur ces deux hommes de talent des effets fort différents. Malgré ses mœurs pures et la paix de sa conscience, le bon Jaffret s’était notablement racorni. Il était jaune de teint; ses yeux clignotaient, sa taille se déjetait, son excellent sourire d’autrefois tournait à la grimace. Un physionomiste imprudent, qui n’eût point connu sa belle conduite à l’égard des oiseaux, aurait pu le prendre pour un coquin. Comayrol, au contraire, avait fleuri: il était gras, il était propre et sain, son linge s’étalait, ses joues fleurissaient, il portait avec une incomparable grâce ce grain de beauté des pères nobles et des premiers comiques, les majestueuses, les coquettes, les fascinantes lunettes d’or!

Ce n’est pas très cher, notez bien, et c’est suprême. Un vrai roi, à notre époque, mettrait de côté la poule au pot trop vantée du Béarnais, et rêverait, comme signe béni de la prospérité publique, des lunettes d’or à tout son peuple!

Comayrol avait non seulement des lunettes d’or, mais encore cette forte habitude du coup de doigt qui pique la monture entre les deux yeux et dénote, comme Vénus est trahie par son tour de hanches (Virgile), le capitaliste endurci.

Comayrol était, en effet, un personnage solvable, le bon Jaffret aussi; la famille, fondée par ce grand M. Lecoq au cabaret de la Tour de Nesle, dans la nuit du mardi gras, dix ans auparavant, avait prospéré. Les vingt billets de mille francs, contenus dans le portefeuille de Madame Thérèse, s’étaient multipliés comme les pains de l’Évangile.

Ayant mis ses lunettes d’or au bout de la jumelle, Comayrol la braqua sur le pavillon et laissa échapper une exclamation de surprise.

– On l’a donc fait exprès pour nous! murmura-t-il.

Il quitta la jumelle pour examiner la miniature que lui tendait le bon Jaffret.

– Quand on regarde bien, dit-il, on voit des différences; mais l’air de famille saute aux yeux. Vayadioux! si c’était vraiment notre Grand d’Espagne, ce polisson-là! hé?

Le bon Jaffret haussa les épaules.

– Élevé dans une caverne, alors! répliqua-t-il, comme le jeune Gaspard Hauser!

– Un bâtard peut-être, continua Comayrol. Cela s’est vu. Un frère…

– Possible! fit Jaffret, mais, après tout, que nous importe? La ressemblance suffit; en apparence, l’âge se rapporte parfaitement.

Pour la seconde fois, Comayrol se servit de la lorgnette.

– Il faut voir ce beau garçon, dit-il, et lui parler.

– On le verra, répondit Jaffret, on lui parlera.

– Dès demain… continua Comayrol.

– Dès aujourd’hui.

– Mais, le temps de prendre des renseignements?

– Ils sont pris.

– Le temps de lui fixer une entrevue?

– Il a la lettre qui fixe l’entrevue.

– Comment avez-vous pris sur vous d’aller si vite en besogne, maître Jaffret? demanda Comayrol, qui se retourna pour lui jeter un regard sévère.

L’ami des petits oiseaux répondit en se frottant les mains doucement:

– Mme la comtesse a encore été plus vite que nous, et son Annibal était tout à l’heure là-bas, en conférence avec le jeune homme, au bout de ma lorgnette!

VII Le tableau

Ils attendaient tous, les petits oiseaux, et avec quelle impatience! ils attendaient l’audience du bon Jaffret.

Quand nos deux anciens clercs de l’étude Deban eurent achevé leur conférence, ils se séparèrent en se donnant rendez-vous pour deux heures après midi.

Tous les passereaux de Paris et de la banlieue arrivèrent alors à tire-d’aile, formant un essaim bruyant et tourbillonnant. Leur bienfaiteur était seul enfin! Les gamins du quartier se rassemblèrent dans la rue pour voir le bon Jaffret distribuer ses aumônes. Ce fut la joie de tous les jours, car le bon Jaffret donnait spectacle et les moineaux effrontés venaient chercher les mies de pain jusque dans sa bouche.

Il y avait en bas des philosophes pour dire:

– Les moineaux, ça s’y connaît! celui qu’est bon avec les bêtes n’est jamais méchant avec le monde!

Or, écoutez, il faut croire les philosophes, soit qu’ils aient un éditeur pour débiter leurs découvertes, soit qu’ils prêchent leurs naïvetés dans le ruisseau.

La fenêtre se referma. Les petits oiseaux s’en retournèrent dans leurs quartiers respectifs, gazouiller les louanges de Jaffret qui alla à ses affaires.

Dans le pavillon, Roland dormait enfin pour tout de bon. Il était couché sur son divan, vis-à-vis de la fenêtre donnant sur le jardin et un blanc rayon du soleil de décembre, passant à travers les arbres nus, venait jouer avec son sourire.

Car il souriait – à un rêve sans doute.

Les deux lettres échappées de ses mains gisaient sur le parquet.

Il y a, dit-on, des hommes trop beaux et que cette beauté même marque au sceau d’une fatalité. Roland n’était pas ainsi; quoique son adolescence et sa jeunesse eussent connu bien peu de jours véritablement heureux, quoiqu’il y eût dans sa vie des souvenirs d’une indélébile tristesse, il était impossible de concevoir, à son aspect, une idée de condamnation ou de misère. Il était de ceux qui semblent riches au milieu de la gêne, et dont la physionomie, en dépit des chances contraires, parle de bonheur à venir.

Il était plus jeune que son âge de beaucoup, parce qu’il était admirablement fort et qu’il n’avait point vécu. Prisonnier d’une crainte puérile, d’une répugnance exagérée dans laquelle la science eût démêlé peut-être les résultats morbides de ce choc qui l’avait renversé, demi-mort et blessé à l’âme autant qu’au corps, il s’était caché comme un criminel, fuyant un fantôme et parquant, de parti pris, son existence dans un milieu obscur où les plus actives recherches ne devaient point le découvrir.

La loi, qu’il redoutait follement, ne le cherchait point. Ceux qui l’avaient cherché si longtemps avaient les mains pleines de richesses et d’honneurs qui étaient son héritage.

Mais ceux-là étaient morts. Et la loi endormie s’éveille à la longue souvent, interrogeant tout à coup des pistes à demi effacées.

Le danger, illusoire dix ans auparavant, pouvait devenir réel. Et à la place des amis décédés les ennemis surgissaient dans l’ombre, poursuivant à tâtons, non point Roland lui-même, mais une immense fortune que le hasard jetait en proie à l’intrigue. Et, sans le savoir, Roland s’était couché en travers du chemin qui menait à cette fortune.

Il n’avait point changé: tel nous l’avons vu il y a dix ans, tel il restait sous ce rayon qui éclairait son front mâle et doux, baigné dans la profusion de ses cheveux noirs; vous l’eussiez reconnu d’un coup d’œil, songeant malgré vous à cette féerie qui garda pendant un siècle les seize ans de la Belle au bois-dormant. Tout avait changé, cependant, autour de lui, le temps ni la mort ne s’arrêtent jamais. Il y a dix ans, celle qui passait aujourd’hui, radieuse jeune fille, dans son rêve, n’était encore qu’une enfant.

Il souriait. Ses lèvres s’entrouvraient. Il songeait qu’il parlait d’amour.

Un amour aussi jeune, aussi neuf, aussi ardent que cette belle passion prodiguée par lui et perdue jadis aux pieds d’une femme indigne!

L’amour vaut par le cœur qui l’exhale, indépendamment de son objet. Que nous importe cette Marguerite si profondément tombée? Il s’agit de Roland, noble, loyal, vaillant comme la vingtième année d’un chevalier. C’était un bel amour, parce que Roland était une belle âme.

Et cet amour, maintenant, au lieu de descendre, s’élevait, planant vers le bleu d’un ciel pur où brillait son étoile.

Le même amour, oh! certes, l’amour de Roland, ou plutôt Roland tout entier, cet être franc, généreux et brave qui, par fortune, s’était un jour baptisé ou affublé de ce nom: M. Cœur, nom burlesque ou charmant selon le point de vue.

Mais charmant surtout, et nullement burlesque, dès qu’il s’appliquait à cette sève cordiale, à cette jeunesse vigoureuse et gracieuse, à ce noble corps, enveloppé d’une conscience noble.

Il dormait depuis un quart d’heure à peine, et Dieu sait le chemin que son rêve avait fait déjà dans le pays des enchantements, où la folie de nos souhaits se change en réalités enivrantes, lorsqu’un pas lent, mais léger, effleura le sable de l’allée voisine, rendue sonore par le froid. Une jeune fille parut au détour du sentier, pensive et sérieuse.

Rose de Malevoy se promenait seule, ayant laissé, comme nous l’avons vu, son amie, la princesse d’Eppstein, en tête à tête avec le comte du Bréhut de Clare.

Rose allait, la tête penchée, songeant peut-être à cette rencontre imprévue qui l’avait rapprochée ce matin d’une personne chère et tenant une large place dans l’existence de l’homme qui était toute sa famille. Mlle de Malevoy avait en effet une affection sans bornes pour son frère, lequel, depuis son enfance, l’entourait d’une tendresse paternelle. Ils étaient orphelins.

La veille de ce jour, Léon de Malevoy lui avait dit:

– Écris à la princesse ou vois-la. J’ai un besoin pressant de lui parler. Il y va de tout son avenir.

Mais ce n’était pas de la veille seulement que le jeune notaire était triste et visiblement inquiet.

Il avait eu la confiance entière du feu duc de Clare et aussi celle de la mère Françoise d’Assise, qui l’avait fait appeler à sa dernière heure; mais, depuis la nomination du comte du Bréhut en qualité de tuteur de Nita et l’entrée de cette dernière dans sa nouvelle famille, on s’était éloigné de lui graduellement.

Il n’y avait là rien que de naturel. Léon avait opposé, en effet, une résistance énergique à la mesure qui faisait de M. le comte et de sa femme les gardiens de l’héritière de Clare. Et il avait motivé son opposition de manière à rendre une rupture inévitable.

La rupture, cependant, était un symptôme, mais non point encore un acte légalement accompli. Les affaires courantes de la jeune princesse se menaient en dehors de Léon Malevoy, on projetait même de larges mouvements de fonds, sans l’avoir ni consulté ni averti; mais les papiers de la succession de Clare restaient à l’étude de la rue Cassette.

Malgré la victoire remportée, Mme la comtesse semblait hésiter avant d’entamer une guerre effective. De son côté, Léon attendait. Nous savons qu’il avait défendu à sa sœur la porte de l’hôtel de Clare.

Il y avait dans cette situation de graves menaces qu’un événement mystérieux aggravait encore. Depuis que Mlle de Malevoy avait quitté le pensionnat, son frère lui avait donné toutes ses heures de liberté, montrant qu’aucun lien ne l’occupait au monde en dehors d’elle, car il semblait avoir renoncé à une passion sans espoir dont Rose était l’unique confidente, et c’était au point que Rose se reprochait parfois de n’avoir pas un cœur si complètement libre à mettre dans la communauté.

Deux semaines environ avant le jour où reprend notre histoire, les choses avaient brusquement changé. Un choc s’était évidemment produit dans l’esprit de Léon, un choc violent. Après l’avoir quitté un soir gai, vivant, plein de confiance dans l’avenir, Rose l’avait retrouvé le lendemain pâle, brisé, malade d’esprit et de corps.

Et, chose plus étrange, étant donné la liaison si tendrement étroite du frère et de la sœur, aucune confidence n’avait suivi cette transformation.

Certes, il y avait là de quoi méditer, et Rose de Malevoy était trop bonne, trop véritablement dévouée à son frère, pour qu’il soit possible de penser que cet ordre d’idées restât étranger à sa rêverie, quand surtout la princesse Nita de Clare et le comte du Bréhut s’entretenaient à quelques pas d’elle et s’entretenaient peut-être des causes inconnues qui motivaient la tristesse de son frère.

Et pourtant il nous faut bien avouer que d’autres pensées venaient à la traverse de cette préoccupation. Si quelqu’un eût écouté les mots entrecoupés qui tombaient de ses lèvres, tandis qu’elle tournait le coude du sentier désert, ce quelqu’un eût bien vu qu’il ne s’agissait point des affaires de l’étude, en ce moment, pour Rose de Malevoy.

Elle murmurait, sans savoir qu’elle parlait, et ses grands yeux s’imprégnaient d’une mélancolie profonde.

– Elle l’a revu au bois plusieurs fois… monté sur un beau cheval, et seul, toujours seul!

C’étaient les propres paroles prononcées par la princesse d’Eppstein, dans sa voiture, ce matin même, et prononcées en anglais pour échapper aux curiosités très légitimes de la dame de compagnie.

– L’a-t-il reconnue? ajouta Rose en ralentissant sa promenade. Cette question apportait avec soi un trouble et une tristesse. Les yeux de Rose se baissèrent; elle devint plus pâle, pendant qu’elle pensait tout haut:

– Elle a dit: «Je ne sais», mais sa voix a tremblé… et le rouge lui a monté aux joues. Combien elle est plus belle qu’autrefois!

Mlle de Malevoy s’arrêta soudain dans sa promenade. Le massif dépassé venait de démasquer pour elle le pavillon qui était la demeure de Roland. Elle était juste en face de la porte ouverte de l’atelier. Le soleil tournant vers le midi caressait déjà d’un regard oblique la toile à demi découverte par la main indiscrète du vicomte Annibal Gioja.

Les yeux de Rose rencontrèrent tout naturellement cette toile, et une stupéfaction profonde se peignit d’abord sur ses traits.

– Moi! fit-elle en reculant de plusieurs pas. C’est moi! Est-ce que je rêve?

L’idée essaya de naître en elle qu’une glace se trouvait au fond de cette chambre qui semblait déserte; mais un raisonnement rapide comme l’éclair lui démontra que son image, là-bas, était en fraîche toilette d’été, tandis qu’en ce moment, elle portait des fourrures sur sa robe d’hiver.

– Moi! répéta-t-elle. Mon portrait!

Ses beaux sourcils se froncèrent et son œil s’assombrit; mais ce fut pour briller l’instant d’après, pour éclater, faut-il dire plutôt, en un splendide sourire d’allégresse.

Pendant une seconde, sa jeune beauté rayonna de joie; pendant cette seconde, Nita elle-même n’aurait pu l’emporter sur elle, par-devant le berger qui jugeait les déesses.

Mais le feu de ses yeux s’éteignit bientôt et sa paupière se baissa.

– Je suis folle, dit-elle en rougissant de pudeur et de fierté.

Elle passa la main sur son front. La pâleur était déjà revenue à ses joues.

– Et pourtant, reprit-elle, en jetant désormais vers le pavillon des regards inquiets, il est peintre, j’en suis sûre; n’avait-il pas son crayon à la main et son album ouvert sur ses genoux, là-bas, au cimetière?

Elle sourit. Sa prunelle s’alanguit derrière la frange de ses longs cils d’ébène.

– Comme il m’a faite jolie! murmura-t-elle d’une voix tremblante.

Et tout bas, si bas que le vent n’aurait pu cueillir ce mot sur ses lèvres:

– Il n’a fait que moi! nous étions deux, pourtant!

Était-ce un aveu? Il n’y avait qu’elle, en effet, sur la toile: une adorable jeune fille svelte dans une robe de mousseline fleurie. Et c’était bien elle; seulement elle ne savait pas être si charmante.

– Il me voit donc ainsi! dit-elle encore, tandis qu’une larme de gratitude passionnée diamantait le bord de sa paupière.

Doucement, bien doucement, sur la pointe de ses pieds de fée, elle approcha du pavillon. Quand elle fut tout près de la porte, elle écouta. Au-dedans, on n’entendait rien; au-dehors, outre les bruits rares de la rue et le murmure indistinct que laissait sourdre l’atelier Cœur d’Acier, on pouvait ouïr au lointain les pas de Nita et de son tuteur, continuant leur promenade dans les allées du jardin.

Rose, la main sur son cœur pour en réprimer les battements précipités, monta les deux degrés qui conduisaient au pavillon. Elle avait peur, mais son désir était bien plus fort que sa crainte.

Ce qu’elle voulait, certes, elle n’aurait point pu le dire. Le bonheur mettait une adorable couronne à ses traits si suaves et si nobles. Elle était heureuse, voilà le vrai. Elle espérait encore plus de bonheur.

Sa tête effarouchée et souriante dépassa le montant de la porte. Elle parcourut tout l’atelier d’un seul regard et redescendit les deux marches en chancelant. Elle avait vu Roland endormi.

– Oh! fit-elle, prête à défaillir, moi, je ne l’avais jamais revu… qu’une fois! Rien qu’une fois!

L’idée de fuir la saisit, si pressante et si forte, qu’elle s’élança dans l’allée; mais, en tournant l’angle du massif, elle voulut jeter en arrière un dernier regard. De là, on ne pouvait point voir Roland. Le tableau seul apparaissait, creusant de plus en plus ses saillies, à mesure que le soleil avançait dans sa course, l’éclairait mieux et plus favorablement.

Rose s’arrêta encore, hélas! et ce fut pour envoyer à celui qu’elle n’apercevait plus un baiser plein de tendresse et de pudeur.

Il n’y avait nul témoin. Pourquoi craindre? Il dormait.

Et s’il s’éveillait, quel danger? Rose n’avait-elle pas ici protection et droit? Ceux qui l’avaient amenée étaient à portée de l’entendre.

Il ne faut pas des arguments bien vigoureux pour convaincre un cœur qui désire. Rose revint sur ses pas, plus hardie, cette fois, quoique plus émue. L’ivresse donne soif; elle voulait boire encore à cette coupe qui l’enivrait de joie.

Comme ce souvenir vivait en elle énergique et cher! Et pourquoi ce souvenir avait-il laissé une empreinte si profonde? Toute mémoire obstinée suppose un fait, un drame, un choc. Ici il n’y avait rien eu.

Rien! une rencontre fortuite, une parole échangée…

Et Rose ne devait jamais oublier cette heure triste et bien-aimée, ce lieu mélancolique, dont le tableau parlait tout bas, car la rencontre avait eu lieu au cimetière, et parmi les arbres pleureurs qui fuyaient au fond du tableau, on devinait vaguement des tombes.

Il y avait longtemps déjà. Rose aurait pu dire combien de mois, combien de jours s’étaient écoulés depuis lors. C’était un matin de la fin du printemps, une belle et chaude matinée; le bleu du ciel pâlissait sous les vapeurs légères qui le marbraient délicatement, jetant un voile de langueur au-devant des regards du soleil. Chacun de nous a connu cette heure d’ardente et molle fatigue, où tel chant lointain serre tout à coup le cœur, où la tête ne saurait supporter le parfum d’une rose effeuillée.

Rose et Nita étaient au couvent.

Nita, orpheline depuis trois mois, voulut visiter la tombe de son père; elle pria son amie de l’accompagner, et toutes deux partirent sous la garde d’une religieuse.

La sépulture monumentale des ducs de Clare gardait un air d’abandon qui frappa Nita dès son arrivée et d’autant plus que derrière le funèbre édifice, une pauvre simple tombe, marquée seulement par une table de marbre blanc, s’entourait d’un étroit parterre, tout brillant de fleurs nouvelles.

Assis sur un banc de gazon, au pied de la petite tombe, se tenait un jeune homme très beau qui ne s’aperçut point de leur approche, tant sa douloureuse rêverie le tenait. Il avait un crayon à la main et un album sur ses genoux. L’album ouvert montrait un croquis commencé: des arbres et des tombeaux.

Rose n’avait accordé au beau jeune homme qu’un regard distrait, mais Nita éprouva une sorte d’étonnement à son aspect et se demanda, comme si elle eût poursuivi en vain un fugitif souvenir: où donc l’ai-je rencontré déjà!…

À cette question, sa mémoire ne voulut point répondre. Elle s’agenouilla et pria.

Nita portait sa robe de deuil, Rose n’avait point le costume de pensionnaire ce jour-là. Son frère l’avait demandée pour une fête de famille. Elle était charmante dans sa simple et fraîche toilette de ville. Elle pria d’abord comme Nita. La religieuse avait atteint son chapelet. Toutes trois restaient ainsi à genoux, dans l’ombre froide de la sépulture. Mais le vent qui passait sur l’humble jardin où le beau jeune homme rêvait, apportait de chaudes senteurs.

Nita dit:

– Mon pauvre bon père n’a pas de jardin, lui!

Des larmes coulaient sur sa joue. Rose la baisa.

On dit que les grains du chapelet prédisposent parfois à un repos salutaire.

La religieuse dormait.

Un mouvement léger se fit dans les arbustes voisins. Nita et Rose tournèrent la tête en même temps. Le beau jeune homme était debout, à l’angle du monument, et les regardait.

Je ne sais pourquoi ce regard ne sembla ni indiscret ni coupable.

Le beau jeune homme, pourtant, se retira, inclinant avec respect sa haute taille. Une nuance rosée montait aux joues de Nita; Mlle de Malavoy avait pâli.

Rose s’assit. Nita s’agenouilla de nouveau pour la prière d’adieu. Elle s’accusait d’être distraite; malgré elle, Rose rêvait: on ne voyait plus le beau jeune homme, mais elles savaient toutes deux qu’il était là.

Elles se levèrent et s’embrassèrent encore. Elles s’entraînaient davantage et ne savaient pas pourquoi.

Avant d’éveiller la religieuse pour le départ, Nita murmura:

– J’aurais voulu avoir quelques fleurs pour laisser un bouquet à mon père.

Elles tressaillirent toutes deux. Le jeune homme était près d’elles et tenait des fleurs à la main.

– Acceptez-les, dit-il d’une voix douce qui remuait le cœur. Elles sont à ma mère.

Ce fut Rose qui les prit machinalement, mais Nita dit: «Merci».

Roland s’éloigna aussitôt: elles demeurèrent seules et n’échangèrent plus une parole.

Le bouquet fut déposé sur la tombe, fidèlement, sauf une clochette qui tomba d’une campanule azurée, et que Rose vola.

On éveilla la religieuse, et l’on partit.

Ce fut tout. Est-il, cependant, besoin d’autre chose?

Rose rit beaucoup à la fête de famille. Elle s’étonnait de sa gaieté. En revenant elle pleura et s’irrita contre ces larmes sans motif.

Nita, au contraire, resta triste tout le jour et souffrit de sa solitude.

Elles parlèrent souvent du beau jeune homme: Rose, froidement; Nita, avec moins de réserve. Nita gardait cette vague pensée de l’avoir rencontré quelque part, autrefois.

Rose avait un médaillon qui contenait quelques reliques chéries. La clochette bleue s’y dessécha.

Pendant le séjour de la princesse au couvent, elle obtint quatre fois la permission d’aller voir son père. Chaque fois Rose l’accompagna. Le jardin qui était autour de la petite tombe restait frais, grâce à des soins évidemment journaliers, mais elles n’y virent plus jamais le beau jeune homme.

Son offrande lui fut rendue, cependant, au centuple. Par trois fois, chacune des deux jeunes filles déposa un bouquet sur la table de marbre blanc.

Un soir de la semaine pascale, six mois après avoir quitté le couvent, Mlle de Malevoy, pieuse et cherchant dans ses pratiques de dévotion un remède contre je ne sais quel mal, dont personne n’avait le secret, se trouva tout à coup face à face avec Roland, au sortir du Salut de Saint-Sulpice.

Il était debout près du bénitier. Rose resta interdite, oubliant de faire le signe de la croix. Elle attendait, en vérité, une parole, comme s’il n’eût pas été un étranger pour elle, comme s’il avait eu le droit de lui parler.

Et, par le fait, il y avait un mot sur les lèvres de Roland. Il ne le prononça point; seulement, une muette prière jaillit de son regard.

Quelle était cette prière? question bien souvent ressassée aux heures de solitaire rêverie, question toujours insoluble.

Mais, maintenant, la question avait sa réponse éloquente et claire. Il n’était plus temps de douter. Le tableau parlait là-bas, caressé par son pâle rayon de soleil.

Le tableau disait à Rose: «Tu es aimée, bien-aimée; ton image est là, embellie, adorée. On a fait de toi le bon ange de cette retraite!»

Elle remonta les deux marches du pavillon, et certes, ce n’était point pour éclaircir un doute. Son bonheur l’éblouissait. Pour douter, il eût fallu être aveugle.

Mais la curiosité des jeunes filles est insatiable; cette portion du tableau, cachée par la draperie, l’attirait comme un mystérieux aimant. Elle voulait voir d’abord, tout voir, et puis remettre le voile, car d’autres allaient venir, et elle se sentait le droit de cacher ce secret qui était désormais le sien.

Elle traversa l’atelier d’un pas léger, belle de sa joie profonde, gracieuse comme les bien-aimées. En passant devant Roland toujours endormi, elle pressait le médaillon chéri contre son cœur, et son regard était déjà celui d’une fiancée.

Sa main toucha le rideau qui glissa sans bruit sur sa tringle, découvrant d’un seul coup tout le reste de la toile.

Rose y porta des yeux souriants, mais le sourire se glaça aussitôt sur ses lèvres. Elle chancela et tomba brisée en murmurant:

– Ayez pitié de moi, mon Dieu, c’est elle qu’il aime!

VIII Mystères

Le tableau dont Rose de Malevoy venait de découvrir la seconde moitié représentait deux jeunes filles. Nous avons dit que M. Cœur n’était pas un grand peintre: pourtant il avait produit un chef-d’œuvre.

Ces choses arrivent, soit qu’on manie le pinceau ou le ciseau, soit qu’on se serve de la plume. Chaque homme peut avoir son jour de génie, quand son cœur jaillit tout à coup hors de sa poitrine, son propre cœur.

Il avait reproduit sa rencontre avec les deux jeunes filles, au cimetière Montparnasse.

Roland avait jeté son cœur sur la toile, le rêve de son cœur, du moins la poésie entière de son existence.

C’était bien cette matinée douce et tiède, ce ciel voilé, cette atmosphère où les premières ardeurs de l’année s’épandent comme une languide volupté. Sais-je pourquoi le jardin des morts chantait tout bas une plainte amoureuse? Il y avait là, certes, de grandes mélancolies, mais adoucies par de chères tendresses. Il semblait que ceux qui n’étaient plus, assistaient, derrière cette brume de gaze transparente comme un pieux souvenir, à la fête invisible des fiançailles.

Car l’époux ne se montrait point, et pourtant on le devinait. Cette suave, cette fière enfant dont un trouble divin fleurissait la joue, était éclairée par un regard qu’on ne voyait pas, comme le soleil caché illuminait avec mystère tous les objets d’alentour.

Elle portait le deuil, et le peintre avait vaincu avec un bonheur inouï cette difficulté de marier l’étoffe noire de sa robe à la blanche toilette de sa compagne et aux pâles profils d’un mausolée.

Il faut, dit-on, une scène pour faire un tableau. Je ne crois pas. Ici, il n’y avait point de scène. Un livret d’exposition eût dit tout simplement: «Jeune fille qui s’apprête à déposer un bouquet sur une tombe».

Il n’eût pas même mis «jeunes filles» au pluriel, le livret, car ce délicieux portrait de Rose qui, tout à l’heure, semblait être le tableau tout entier, s’effaçait, dès que la draperie repoussée découvrait l’adoré sourire de Nita. Nita était le tableau, Nita était l’épousée de ces mystiques fiançailles.

Nita laissait tomber sur le bouquet un regard, profond comme un aveu, doux comme un baiser.

Nita… Mais n’avons-nous pas tout dit à l’avance et d’un seul mot? À la vue de Nita, Mlle de Malevoy, tombant du haut de son triomphe, s’était sentie mourir et avait dit:

– C’est elle qu’il aime!

Elle ne se trompait point. Pour lire cela sur la toile, il n’était même pas besoin d’un regard rival et jaloux. Nita ici était le parfum, le rayon, l’âme.

Elle ressortait, belle et réelle, au-devant de sa compagne embellie. La ressemblance tenait du prodige. Pour peindre ainsi de souvenir, il faut vivre avec l’adoré modèle.

Au moment où la draperie avait glissé sur sa tringle, découvrant ce secret d’amour, toutes ces pensées avaient étreint le cœur de Mlle de Malevoy comme une main de torture. Toutes et d’autres encore; elle s’était affaissée en demandant pitié à Dieu, car ses espérances étaient mortes.

Elle fit effort pour fuir; elle ne put: sa détresse l’enchaîna; elle resta, privée de sentiment, à la place même où elle était tombée.

Quand elle reprit ses sens, elle était couchée sur le divan où Roland dormait naguère.

Celui-ci et le comte du Bréhut se tenaient debout à ses côtés; Nita, agenouillée près d’elle, lui donnait des soins.

La pensée lui revenant avec la vie, elle jeta un regard inquiet vers le tableau qui devait révéler son secret à ceux qui l’entouraient, comme il lui avait révélé, à elle, le secret du jeune peintre. La draperie avait été remise en place: on ne voyait plus le tableau.

Après ce premier éclair d’intelligence, elle baissa les yeux et porta ses deux mains froides à son front.

– Te voilà mieux! dit Nita. Mon Dieu! comme tu m’as fait peur! Que t’est-il donc arrivé?

Mlle de Malevoy ne répondit point; mais comme Nita se penchait pour parler à son oreille, elle l’attira convulsivement contre son cœur.

Puis elle la repoussa, et sa poitrine exhala un grand soupir.

Les deux spectateurs de cette scène restaient immobiles et muets. Le jeune peintre faisait de vains efforts pour cacher son émotion.

Le comte du Bréhut semblait frappé violemment, et sur son pâle visage on lisait la confusion de ses pensées.

– Je vous prie, Monsieur, dit-il à Roland d’une voix qui chevrotait dans sa gorge, un mot! Il faut absolument que je vous parle.

Depuis son entrée dans l’atelier, son regard n’avait pas quitté Roland. Roland répondit:

– Monsieur, je suis à vos ordres.

Ils s’éloignèrent tous deux et gagnèrent la partie la plus reculée de l’atelier, mais Roland se plaça de manière à ne point perdre de vue la princesse d’Eppstein.

– Que s’est-il passé? demanda rapidement celle-ci à Rose, qui gardait les yeux baissés.

– Rien, répondit Mlle de Malevoy. Ou plutôt, je ne sais, ma tête est si faible. Je suis entrée ici au hasard.

– Il n’y avait personne? demanda Nita. Rose sembla hésiter.

– Non, répliqua-t-elle pourtant d’une voix mal assurée; il n’y avait personne.

– Il n’est entré qu’après nous, murmura Nita, nous t’avons trouvée là, évanouie…

Le souffle de Rose sortit plus libre de sa poitrine.

– Alors, dit-elle, il n’a pas été seul avec moi?

Elle mentait pour la première fois de sa vie, car elle devinait bien que Roland n’avait pu s’éveiller sans la voir.

– Si fait, répliqua Nita. Il a dû être seul avec toi, mais qu’importe?

– Oh! certes, fit Rose machinalement, qu’importe?

– Quand il est entré, poursuivit la jeune princesse, il ne venait point du dehors, et il apportait de l’eau, des sels, tout ce qu’il fallait pour te secourir: donc il t’avait vue.

– C’est clair, prononça Mlle de Malevoy de ce même accent machinal: donc il m’avait vue.

Son regard glissa vers le tableau voilé. Il y avait encore une chose qu’elle voulait savoir.

– Je me sens mieux, dit-elle sans aborder de front la question qui la préoccupait, et je me souviens un peu plus: cette odeur de peinture, la chaleur… J’ai senti que ma tête tournait.

– Cela ne t’arrive jamais? demanda Nita.

– Oh! jamais. Il me reste deux angoisses sourdes… là… et là.

Elle montrait son front et son cœur.

– C’est drôle, reprit-elle poursuivant son but selon la diplomatie naïve des enfants, est-ce que tout était ici comme maintenant?

– Oui, tout, répliqua la princesse.

– C’est drôle! j’avais cru voir… Est-ce qu’il y avait une draperie sur ce grand tableau?

– Certes.

– Tu as raison, elle y était; ma pauvre Nita, je suis comme au sortir d’un rêve.

Elle la baisa au front pour la seconde fois, et ajouta tout bas, en se forçant à sourire:

– Est-ce qu’il t’a parlé?

– Non, répondit Nita, qui rougit.

Il y eut un silence. À l’autre bout de la chambre, Roland et M. le comte du Bréhut s’entretenaient à voix basse.

– Monsieur, avait dit le comte en commençant et non sans un visible effort pour garder son calme, j’ai plusieurs choses à vous demander. Je vous prie d’être indulgent vis-à-vis de moi: je m’exprime avec peine, et je souffre beaucoup… n’avez-vous aucun souvenir de moi?

Roland le regarda en face et répondit avec un parfait accent de vérité:

– Aucun, Monsieur.

Les sourcils du comte se froncèrent.

– Cherchez, Monsieur, je vous en prie, insista le comte. Roland regarda encore. Un nuage passa sur son front, un doute dans ses yeux. Cependant, il reprit, d’une voix ferme:

– Je suis sûr, Monsieur, de vous voir pour la première fois. Les yeux du comte se baissèrent. Il murmura:

– Je donnerais tout ce que j’ai au monde et la moitié de mon sang pour le revoir vivant!

– Vous cherchez quelqu’un qui me ressemble? demanda le jeune peintre froidement.

– Qui vous ressemblait, rectifia son interlocuteur d’un ton morne.

L’expression de son pâle visage changea et il sembla fouiller sa pensée.

– Étiez-vous à Paris, il y a dix ans? interrogea-t-il encore.

– Non, répliqua Roland sans hésiter.

L’idée lui venait que cette enquête se rapportait à la grande frayeur de toute sa vie: l’affaire du boulevard Montparnasse. Et il mentait de parti pris. Il mentait, comme il avait fui, au risque de tomber mort dans la rue, le parloir de la maison de Bon-Secours.

– Je suppose que vous êtes M. Cœur, reprit tout à coup le comte, comme s’il eût voulu fixer au passage une idée qu’il allait perdre.

– Je suis, en effet, M. Cœur, repartit le jeune peintre.

– Moi, Monsieur, je suis le comte Chrétien Joulou du Bréhut de Clare, tuteur de Mme la princesse d’Eppstein. En cette qualité, je viens ici pour acheter l’immeuble dont vous occupez la majeure partie, comme locataire. Il dépend de moi de rompre le marché: je le romprai, si vous voulez. Tenez-vous à votre habitation?

– Je comptai la quitter, répondit Roland. Est-ce tout?

Cette question fut faite avec une certaine brusquerie.

– Non, répondit le comte sans se formaliser; je vous prie d’être patient avec moi. J’en ai besoin: j’ai beaucoup souffert et je voudrais faire quelque bien avant de mourir.

Roland le regarda étonné. Il y avait sur les traits frustes et comme effacés de cet homme un vague reflet de grandeur d’âme.

– J’ai fait le mal autrefois, reprit le comte, répétant sans le savoir les paroles dites à Nita, mais mon père était un gentilhomme; ma mère était une sainte. Veuillez m’écouter avec attention: je vous ai prévenu que j’avais plusieurs choses à vous communiquer. Vous êtes jeune, fort, intelligent, cela se voit. Vous devez être brave. J’espère que vous avez le cœur généreux. Tout à l’heure, vous avez pâli en regardant la princesse d’Eppstein, ma pupille, et la princesse d’Eppstein a rougi en vous regardant. La connaissez-vous?

Roland garda le silence.

– Un grand danger la menace, poursuivit lentement le comte, celui qui la défendra courra un danger plus grand: la connaissez-vous?

– Oui, répondit Roland qui releva la tête, je la connais, Monsieur.

– Voilà qui est bien parlé! dit le comte en se redressant aussi comme malgré lui. C’est une noble enfant. Moi, je l’aime parce qu’en elle j’ai retrouvé ma conscience. Le mal s’expie par le bien… N’avez-vous jamais été blessé d’un coup de poignard?

Il prononça ces derniers mots d’un ton timide. Roland laissa échapper à dessein un geste d’impatience; mais les yeux du comte s’étaient détournés de lui et il poursuivit comme on cause avec soi-même:

– Pour le bien reconnaître, il me faudrait le voir couché, la nuit: moi penché sur lui et ma figure tout près de la sienne…

Puis, s’adressant à Roland qui réussissait mal désormais à feindre l’indifférence, il continua en élevant la voix et avec une soudaine chaleur:

– Le jeune homme qu’on soigna au couvent de Bon-Secours, c’était lui. Il ne mourut pas; il s’enfuit. On trouva un mort, cette nuit-là, qui était la nuit de la mi-carême, dans la rue Notre-Dame-des-Champs. Ce n’était pas lui. Sur l’honneur, ce n’était pas lui, j’en suis sûr, car j’allai voir le mort; la police était là, aussi la justice; je risquais gros, moi, l’assassin…

Il tressaillit de la tête aux pieds et s’arrêta.

– Ai-je dit que j’étais un assassin? murmura-t-il, tandis que ses cheveux se hérissaient sur son crâne. Il ne faut pas me croire. Nous étions armés tous deux; ce fut un duel… et je croyais, oh! oui, je croyais qu’il avait volé vingt mille francs à Marguerite!

Roland dit, et c’était le résumé d’un monde de pensées:

– Comment êtes-vous le tuteur de la princesse d’Eppstein?

– Un homme comme moi, n’est-ce pas? s’écria le comte avec un éclair de vive intelligence dans les yeux: une fille comme elle! c’est impossible! Mais Marguerite l’a voulu. Ce que Marguerite veut arrive toujours.

– Et qui est cette Marguerite? demanda Roland dont les cheveux étaient baignés de sueur.

Le comte ne répondit point. Un vague effroi parut dans son regard.

– Répondez! ordonna le jeune homme. Je vous ai demandé: qui est cette Marguerite?

Il ajouta en baissant la voix:

– J’ai le droit de savoir!

Le comte murmura pour la seconde fois:

– Je donnerais tout ce que j’ai au monde, et mon sang, tout mon sang pour le revoir en vie! Où en étais-je? Le mort de la rue Notre-Dame-des-Champs avait été tué d’un coup de pistolet à bout portant. Quand on me le montra, il avait encore son déguisement de carnaval: un costume de Buridan… mal attaché, c’est vrai, et qu’on semblait lui avoir mis après sa mort. Le juge qui était venu dit cela. Moi, le costume de Buridan me donna d’abord à penser… Vous vous êtes déguisé ainsi, en Buridan, une fois ou l’autre, Monsieur Cœur?

Son regard, empreint d’une singulière expression de ruse, interrogea Roland.

– Jamais! répondit celui-ci péremptoirement.

– Jamais! répéta le comte. Vous ne voulez pas guérir la conscience d’un malheureux homme! Si je le voyais vivant, il me semble que je n’aurais plus ce poids qui écrase ma poitrine. Et pourtant, c’était bien un duel, allez! Il avait comme moi son poignard à la main; nous étions en Buridan tous deux… vous souvenez-vous, Monsieur Cœur, comme il y avait des Buridan cette année?

C’était une chose étrange: en prononçant ces derniers mots, il joignit les mains avec un geste de supplication désespérée.

Roland tourna son regard vers le groupe des deux jeunes filles.

– Elles n’ont pas besoin de nous, s’empressa de dire le comte. Il faut que vous sachiez la fin, il le faut! La police et la justice crurent que le mort était bien le fugitif du couvent de Bon-Secours, quoiqu’il se fût évadé sous les habits d’une femme, sa propre garde. On avait pu l’affubler du costume de Buridan après le meurtre. Cela semblait même probable… D’un autre côté, le coup de pistolet rendait son visage méconnaissable… pour tout le monde: pas pour moi. Moi, je vis bien que ce n’était pas mon homme! Le Buridan du boulevard Montparnasse n’est pas mort, entendez-vous, puisqu’on n’a jamais retrouvé son cadavre! Non! non! il n’est pas mort et je ne suis pas un assassin!

Roland prononça froidement:

– Vous ne m’avez pas dit qui est cette Marguerite?

– Et vous m’avez dit, vous: J’ai le droit de savoir! Moi, je vous réponds: Oui, vous avez droit, si vous êtes celui que je cherche; si vous n’êtes pas celui que je cherche, vous n’avez pas droit… et vous ne saurez pas!

Ces derniers mots, malgré leur apparente fermeté, furent prononcés timidement.

– La princesse d’Eppstein, répliqua tout bas Roland qui lui prit la main et la serra fortement, court un grand danger: ce sont vos propres paroles. J’aime la princesse Nita d’Eppstein, Monsieur.

– Et qui êtes-vous pour aimer la princesse Nita d’Eppstein? s’écria le comte avec un rire éclatant où il y avait de la démence.

Les deux jeunes filles se retournèrent en même temps à ce bruit.

Avant même que Roland ouvrît la bouche pour répondre, l’éclat de rire du comte s’éteignit en un râle sourd. Il chancela et demanda du geste un siège.

– Monsieur Cœur, dit-il d’un accent si changé que Roland eut pitié, vous avez affaire à un malheureux homme. J’ai de bonnes intentions, et Dieu m’est témoin que si je tiens à la vie, c’est pour bien faire. Si Marguerite vous voyait, elle vous reconnaîtrait comme moi, car elle vous connaissait bien mieux que moi. Marguerite est Mme la comtesse du Bréhut de Clare: Marguerite est ma femme!

Il essuya la sueur de son front et continua:

– Vos vingt mille francs ont prospéré entre ses mains. Nous sommes puissamment riches.

Cette fois, chose singulière, Roland ne protesta point contre ces mots: vos vingt mille francs. Il réfléchissait.

Avait-il dès longtemps reconnu Marguerite dans cette femme noble et fière qui jouait le rôle de mère auprès de celle qu’il aimait?

Marguerite Sadoulas!

Le comte attendit. Sa figure s’était éclairée. Sans demander un aveu plus explicite, il poursuivit:

– Monsieur Cœur, comprenez-moi bien. Je suis malade aujourd’hui, très malade. Je puis être mort demain. À de certaines heures, j’ai la faiblesse d’un enfant, je n’ai plus jamais cette force de la bête fauve qui me lançait en avant, autrefois, tête première, contre tout obstacle. Je hais Marguerite, et je l’aime. C’est elle qui me tuera. Ma pupille, la princesse d’Eppstein, est née dans un berceau d’or. Elle n’a jamais respiré d’autre air que celui de ses palais; la richesse est le souffle même de sa poitrine. Et la princesse d’Eppstein est ruinée.

– Ruinée! répéta Roland.

– Cela vous arrête? demanda le comte avec défiance.

– Non, répliqua Roland simplement, mais cela répond à la question que vous m’adressiez tout à l’heure: Qui êtes-vous pour aimer la princesse d’Eppstein?

Le comte secoua la tête et murmura:

– La question subsiste tout entière, Monsieur Cœur? on n’aime pas la princesse d’Eppstein pour la rabaisser au niveau d’un fiancé vulgaire. Je suis son gardien. Je la veux riche et grande. Celui qui la sauvera sera duc de Clare, si je vis et s’il est digne. Comprenez-moi bien: sauver la princesse d’Eppstein, ce n’est point lui offrir l’humble maison du premier venu, quand même elle aimerait ce premier venu, c’est lui garder l’héritage de sa race. Du temps où il y avait encore des gentilshommes, on trouvait nombre de têtes ardentes qui jouaient volontiers de pareilles parties de vie et de mort.

Depuis quelques instants Roland rêvait profondément.

– Je me crois gentilhomme, dit-il, bien que j’ignore le nom de mon père. Je voudrais savoir si je suis ce premier venu qu’elle aime?

Le comte répondit:

– Le regard des jeunes filles parle plus franchement que leurs lèvres. Je ne sais rien, sinon ce que m’a avoué le regard de la princesse… Êtes-vous prêt?

– Je l’aime! prononça tout bas Roland.

– Voulez-vous me tendre la main et me dire que vous me pardonnez? demanda encore le comte avec toute son émotion revenue. Roland lui donna sa main et lui dit:

– De tout mon cœur, je vous pardonne.

Il n’y eut point d’autre explication. Le comte se leva.

– Monsieur Cœur, dit-il, je vous remercie et j’ai confiance en vous. Nous aurons à nous revoir seul à seul. En attendant je vous dois un renseignement. Demain, après-demain, au plus tard, vous recevrez une lettre anonyme ou peut-être signée de quelque nom d’emprunt…

– Une lettre commençant par «Monsieur le duc!» l’interrompit Roland. Ce n’est donc pas vous qui me l’avez écrite?

– Quoi! fit le comte, vous l’avez déjà reçue!

Il se leva fort agité, et demanda:

– Voulez-vous me la montrer? Roland lui tendit aussitôt la lettre.

À ce moment, Nita aidait Rose à se remettre sur ses pieds, et réparait le désordre de sa toilette. Mlle de Malevoy était bien pâle encore, mais elle paraissait plus calme.

– Ce sont bien eux! murmura le comte, dont la tête s’inclina sur la poitrine.

– Eux, qui? demanda Roland.

Le comte, au lieu de répondre, pensa tout haut:

– Ils se défient de moi!

– À propos, fit brusquement le jeune peintre, connaissez-vous un certain vicomte Annibal Gioja?

M. du Bréhut tressaillit.

– Vous aurait-elle dépêché celui-là? balbutia-t-il.

– Il sort d’ici, repartit Roland.

Le comte pressa son front pâle d’une main frémissante.

– Alors, dit-il en se parlant à lui-même, elle joue un jeu double! Je savais bien qu’elle chercherait à les tromper!

Il froissa la lettre anonyme et ajouta:

– Pour quand ceux-ci vous annoncent-ils leur visite?

– Pour aujourd’hui même, à deux heures.

M. du Bréhut consulta vivement sa montre, mais il n’était pas besoin: la pendule du salon tinta deux coups.

– Il faut nous séparer, dit le comte. Ce soir même, aussitôt après l’entrevue qui va avoir lieu, vous devrez quitter cette maison et me faire savoir votre nouvelle adresse. N’acceptez rien, ne refusez rien, surtout. Ils auront des promesses splendides pour vous séduire, des menaces pour vous effrayer…

Il s’arrêta; Roland souriait. La princesse et Mlle de Malevoy traversaient l’atelier pour gagner la porte-fenêtre donnant sur le jardin.

Comme Roland s’inclinait devant elles, la porte de son appartement s’ouvrit et son domestique parut, disant:

– Deux Messieurs demandent à parler à Monsieur. Ils ne veulent pas dire leurs noms; ils assurent que Monsieur les connaît et les attend.

IX Les deux Messieurs

Quand les deux «Messieurs» furent introduits dans l’atelier de M. Cœur, il n’y avait plus personne, sinon Roland lui-même. Le comte et les deux jeunes filles avaient pris congé précipitamment. Rose seule avait parlé au moment du départ pour remercier et s’excuser, le tout en quelques mots. Nita semblait pensive; son regard et celui de Roland ne se rencontrèrent point.

En regagnant la calèche qui attendait toujours, rue des Mathurins-Saint-Jacques, Nita dit à son tuteur:

– Bon ami, cette propriété ne me convient pas. Vous me ferez plaisir si vous rompez l’affaire.

Les deux Messieurs avaient assurément l’air de personnes très respectables. Ils étaient de noir habillés tous les deux, depuis la tête jusqu’aux pieds. Tous deux portaient des cravates blanches, savoir: le gros une ample nappe de mousseline roulée à la Danton; le maigre un mince carcan de percale empesée.

Le gros avait l’habit ouvert, étalant un gilet de satin noir tout neuf où ruisselaient des chaînes et breloques; le maigre boutonnait sa redingote étriquée, laquelle ne laissait voir qu’un petit morceau de chemise. Son pantalon un peu court découvrait une paire de bas blancs. Il était coiffé en ange, séparant sur le front ses cheveux rares et grisonnants qui tombaient en mèches ternes sur ses épaules. Son chapeau avait de larges bords.

Il entra le premier, courbé en deux et souriant avec prévenance. La coiffure à l’ange donne aux personnes d’un certain âge qui ont les os pointus une physionomie tout particulièrement ascétique, surtout si les jambes sont mal attachées et le corps dégingandé suffisamment. Nous avons plusieurs apôtres qui se coiffent à l’ange, ils sont jolis.

Derrière lui venait le gros, la poitrine étalée, la joue bouffie, le sourire content et presque provocant. Il éblouissait, en vérité; on baissait les yeux devant ses lunettes d’or.

D’un geste courtois et froid, Roland leur montra des sièges. L’ancien roi Comayrol toussa et s’assit; le bon Jaffret dit, en restant debout:

– Monsieur et cher voisin, nous avons bien l’honneur de vous offrir nos compliments empressés et nous venons vous faire une petite visite de politesse.

– C’est vous qui m’avez écrit ce billet? l’interrompit Roland en dépliant la lettre anonyme.

La main de Comayrol, ornée de bagues, dessina un geste affirmatif plein de franchise et de dignité. Jaffret s’assit au bord d’une chaise qu’il fit grincer sur le parquet.

– On a pris cette permission, répondit-il en croisant ses doigts maigres sur ses genoux, pour être bien sûr de vous rencontrer chez vous. Il s’agit d’une affaire tellement importante…

– Plus qu’importante, intercala Comayrol: capitale!

– Capitale, répéta Jaffret. Mon honorable ami et collègue a dit le mot. Il va se charger lui-même tout à l’heure de vous expliquer la combinaison. Moi, je prends la parole pour vous mettre à même d’apprécier les deux personnes qui ont l’honneur de se présenter aujourd’hui chez vous, dans des intentions honorables. Quoique bien jeune encore vous possédez la connaissance du monde, vous savez, Monsieur et cher voisin, ce que parler veut dire…

Il appuya légèrement sur ces derniers mots, et Comayrol sourit dans son immense cravate.

Roland s’inclina en silence.

– Nous n’avons, Dieu merci! aucune espèce de raison, poursuivit Jaffret, pour vous cacher nos noms, professions et qualités, mais il y a des circonstances… Les papiers restent… On a préféré garder l’anonyme dans le billet en question. De vive voix c’est différent. Verba volant. Monsieur est M. Comayrol de la Palud, l’un des membres de notre conseil d’administration… J’entends du conseil d’administration de la Banque centrale immobilière.

Comayrol et Roland se saluèrent.

– C’est vous qui achetez ici? dit Roland.

– Éventuellement, répondit Jaffret, et pour le compte de la succession de feu M. le duc de Clare, qui était puissamment intéressé dans notre magnifique entreprise, en son vivant…

– Ce monsieur, l’interrompit Comayrol avec une certaine impatience, est M. Jaffret, propriétaire de la maison qui fait face à votre atelier, et membre du même conseil d’administration. Voilà, j’espère, l’exposition faite clairement et explicitement: passons au fond, voulez-vous?

– Auparavant, prononça agréablement Jaffret, je tiens à dire que ce voisinage est le motif pour lequel je me suis permis d’appeler M. Cœur, Monsieur et cher voisin, dans le courant de mon improvisation.

– Monsieur et cher voisin, dit Roland qui baissa la voix et le regarda en face, vous m’avez appelé encore autrement, dans votre lettre anonyme.

– Ça, c’est le fond! répliqua Comayrol en donnant le coup de doigt à ses lunettes d’or, juste au milieu et d’un geste magistral. Roland reprit:

– Alors, Messieurs, venons au fond. J’avoue que je serais curieux de savoir comment vous avez appris que j’avais droit à ce titre de duc.

Ce disant, Roland s’assit d’un air tranquille et parfaitement délibéré. Comayrol et Jaffret échangèrent un regard. Tous deux avaient la même pensée: l’ancien Joulou avait dû parler!

Et Comayrol ajoutait en lui-même:

– Cette misérable brute me le payera!

– Je dois vous prévenir tout de suite, reprit Roland, que j’ai reçu ce matin la visite d’un charmant cavalier: M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante…

– Des marquis du diable! gronda Comayrol, qui appuya sur sa cuisse un violent coup de poing, nous le savons pardieu bien, et si c’est comme cela qu’on mène les affaires, je n’en suis plus. Votre vicomte Annibal est un coquin, Monsieur Cœur!

– Cela me fait cet effet-là, répondit paisiblement le jeune peintre. Aussi l’ai-je mis à la porte.

La bouche du bon Jaffret eut une moue involontaire et Comayrol lui-même resta tout étonné.

– Diable! murmura-t-il. La personne qui tire les ficelles de ce pantin-là est de celles avec qui on ne badine pas, jeune homme!

– Jeune homme! répéta Roland en souriant. C’est léger vis-à-vis d’un duc, mon cher monsieur de la Palud. Je badine quand cela me plaît.

– Nous parlons sérieusement, n’est-ce pas? demanda brusquement Comayrol. Nous avions un plan de campagne en venant ici, mais on peut en changer si le terrain n’en veut pas. La conversation prend une drôle de tournure. Vayadioux! Pourquoi tourner autour du pot? j’ouvre la bouche, moi; qu’en dites-vous, Jaffret?

– Prenez garde! fit l’ami des oiseaux, soyez prudent, Monsieur et cher collègue!

Comayrol haussa les épaules.

– Franc comme l’or! poursuivit-il. Nous fendons-nous, Monsieur le duc?

– C’est selon, répliqua Roland. Je vous passe parole.

– En un mot comme en mille, en mangez-vous, oui ou non? Roland resta froid. Jaffret avait des tics nerveux. Comayrol se renversa sur son siège et attendit une seconde, après quoi il reprit:

– Vous êtes un joli garçon, Monsieur Cœur. En plaidant le faux, comme on dit, pour savoir le vrai, vous avez presque démonté mon honorable ami et collègue, qui en a bien vu d’autres pourtant depuis qu’il a tiré à la conscription. Moi, j’aime les jeunes gens qui ont de la défense, et je crois bien que nous allons nous entendre nous deux… Alors, vous savez de quoi il retourne?

– Pas le premier mot, repartit Roland. J’écoute.

– Bien! très bien! Ma parole, on dirait que vous tenez à être un vrai duc, même vis-à-vis de nous!

– Je ne tiens à rien, mon voisin. Je sais ce que je suis et je vous attends.

– De pied ferme, parbleu! ne jaunissez donc pas comme cela, maître Jaffret! Je vous dis que celui-là est un joli garçon, et que, pour dix mille écus comptant, sans escompte, je ne le changerais pas contre un plus facile à tourner. Vayadioux! nous avons besoin d’un gaillard et non pas d’un mannequin! Les choses ne se feront pas toutes seules. Il faut un premier ténor pour chanter le rôle de George Brown, dans La Dame blanche… refrain d’amour et de guerre… des chevaliers – des chevaliers – des chevaliers d’Avenel! hein! la roulade!

Il éclata de rire et tendit la main à Roland qui la prit du bout des doigts. Un peu de sérénité revint sur le maigre visage du bon Jaffret. Comayrol poursuivit:

– Rien ne nous manque, c’est vrai, si nous savons qui nous sommes; mais la justice est la justice; elle demande toujours trois certitudes pour une, et je trouve qu’elle a bien raison. Sans ça on ne verrait que des imposteurs dans Paris. Donc il faut que M. le duc apprenne la chanson ci-dessus, en grand, avec les variations. Il se souvient, par exemple, que, dans sa jeunesse… dans sa toute petite jeunesse, quand ça lui était bien égal d’avoir les lèvres barbouillées de raisiné, il habitait un grand château.

– C’est vrai, dit Roland d’un ton sérieux, je m’en souviens parfaitement: un très grand château.

– Parbleu! s’écria Comayrol en ricanant, tandis que les yeux du bon Jaffret s’ouvraient tout ronds, on a de la mémoire ou on n’en a pas. Vayadioux! Monsieur Cœur, vous êtes un cœur! Combien y avait-il de tourelles à votre très grand château?

Il vous eût semblé que le jeune peintre faisait effort et comptait dans son lointain souvenir. Pour le coup, Comayrol éclata de rire.

– Trois, quatre ou six, allez, dit-il, cela ne fait rien. Mettez-en huit pour la symétrie. Deux à chaque coin. La plus grosse était la tour du Nord. Elle avait une pleine charretée de lierre… Des chevaliers… des chevaliers… des chevaliers d’Avenel! La Dame blanche a eu cinq cents représentations. C’est toujours amusant ces machines-là. Et la chambre tendue de lampas bleu où était le berceau…

– Rouge brun, murmura Roland, je la vois encore!

– Ah! s’écria Comayrol, dont l’estomac dodu allait et venait aux balancements de son rire, rouge brun, avec des fleurs noires, pas vrai?

– Le fond brun, les fleurs rouges, rectifia le jeune peintre.

– Parlez-moi de souvenirs d’enfance, mon voisin! je parie ma tête à couper qu’il y avait des trophées d’armes dans la salle à manger!

– Un grand bois de cerf, répondit Roland, entouré de six têtes de biches.

– Six, mon fils, c’est cela! hein! Jaffret, quel amour! Six! pas une de plus ni de moins… et l’écusson de Clare au-dessus!

– C’est vrai! fit Roland impétueusement. L’écusson de Clare! Comment l’ai-je oublié?

Puis il ajouta plus bas:

– L’écusson qui est sculpté sur un tombeau, là-bas, au cimetière du Montparnasse!

Comayrol cessa de rire et le sang lui vint aux joues. Jaffret s’agitait comme s’il eût été assis sur des épingles.

– Diable! diable! grommela Comayrol, vous êtes un fort ténor, Monsieur le duc! Voyons, vayadioux! dites-vous vrai en ce moment-ci, ou répétons-nous déjà notre comédie?

– Je ne sais pas quelle comédie vous prétendez jouer, Messieurs, répliqua Roland plus froid que jamais; moi, je vais droit mon chemin et je dis comme je pense.

– Diable! diable! répéta Comayrol. C’est de la haute voltige, cela, Monsieur le duc! je prends du ventre, moi, et je m’essouffle vite. Peut-on fumer ici?

Il atteignait en même temps son porte-cigares.

– Quand je le permets, répondit Roland doucement.

– Et le permettez-vous?

– Non; ce n’est pas la peine: nous avons presque fini.

Ceci fut prononcé d’un tel ton que le prudent Jaffret fit un mouvement pour se lever; mais Comayrol le retint d’un geste impérieux et dit en repoussant son porte-cigares dans la poche de son habit:

– Bien! très bien! vayadioux! voilà qui est mené! moi, je croyais que nous avions à peine commencé! Copain Jaffret, tenez-vous tranquille; je vous engage ma parole solennelle que M. Cœur ne vous mordra pas; avez-vous vos notes?

– Oui, répondit Jaffret timidement. J’ai toujours tout ce qu’il faut.

– Voulez-vous expliquer en deux temps à notre jeune ami les motifs de l’intérêt que nous lui témoignons? Non! vous préférez me charger de ce soin? Parfaitement. Donnez le petit papier…

«Mon cher Monsieur Cœur, s’interrompit-il en prenant un pli des mains de Jaffret, voici un galant homme qui n’est pas hardi avec les personnes qu’il voit pour la première fois. Mais ce n’est pas une poule mouillée, soyez certain de cela! il vous mènerait en cour d’assises sans sourciller ni se fâcher.

– Oh! Monsieur Comayrol! fit l’ami des oiseaux avec reproche.

– C’est son caractère! acheva l’ancien premier clerc. Avec le temps, d’ailleurs, il se familiarise, et je vous le donne pour un chrétien de grand talent. Mais parlons peu et parlons bien, puisque vous êtes pressé. Mon collègue et moi nous appartenons à une catégorie: tous deux dans les affaires depuis notre tendre adolescence, présentement capitalistes et assez gros bonnets, mais gardant un pied à l’étrier, concevez-vous? ce n’est pas la police, fi donc! ah! mais du tout, c’est mieux… et ne vous gênez pas si vous avez besoin d’un bon renseignement, nous voilà!

– Je n’ai besoin de rien, l’interrompit Roland.

– Savoir! Nous autres, nous avons besoin de tout. Voilà donc qu’un jour, où la pluie l’empêchait de se promener, notre ami et collègue Jaffret eut la curiosité d’apprendre un petit bout de votre histoire.

– Moi, s’écria Jaffret. Par exemple!

– Il n’aime pas à être mis en avant, reprit Comayrol. Ce fut peut-être moi, ou un autre; il importe peu; nous sommes comme cela beaucoup d’amis et collègues. Je me disais: quel abominable coup a-t-il donc fait, ce bel amoureux dans un moment d’erreur ou d’ivresse, pour en être réduit à mener paître ce troupeau de chenapans mal peignés, les rapins de l’atelier Cœur d’Acier?

Roland le regarda fixement: Comayrol rougit et reprit en essayant de railler:

– Peste! il y a des balles dans vos pistolets, Monsieur le duc! Mettons que je n’ai rien dit. Tous vos rapins sont des amours. Des goûts et des couleurs, il ne faut jamais disputer… Je me demandais donc cela, et un matin que j’avais le temps, j’allai au marché acheter de la science, ce n’est pas la police, parole d’honneur! Je rapportai un plein panier de science et pour pas cher! toute votre histoire, depuis l’homme déguisé en femme qu’on trouva étendu sous un réverbère, ici près, rue de la Sorbonne, jusqu’à la petite tombe sans nom du cimetière Montparnasse, en passant sur le beau muscadin qui suit, au bois, l’équipage des dames de Clare.

Jaffret se frotta les mains, un peu. Roland avait baissé les yeux. Mais dès que l’ex-roi Comayrol eut cessé de parler, Roland releva les yeux et bâilla à grande bouche.

– Est-ce tout? demanda-t-il avec ennui.

– Vous ne le croyez pas, cher Monsieur, répondit Comayrol; mais, avant de poursuivre, permettez-moi d’établir en deux mots notre propre situation, à nous deux mon copain Jaffret, car, en conscience, nous avons l’air de tomber de la lune. Il y a dans Paris une jeune princesse qui possède une fortune immense, laquelle fortune ne lui appartient pas. Voilà que vous devenez attentif; cela me fait plaisir pour vous et pour nous. Il y a dans Paris un jeune homme, pauvre comme Job, et à qui ses parents ont oublié de laisser un nom…

– Passez, dit Roland.

– Volontiers: je voulais ajouter seulement que le jeune homme adore la jeune princesse; pas un mot de plus. Il y a dans Paris une maison… de commerce, si vous voulez, qui a eu… par héritage, je suppose, les titres établissant sur une autre tête la propriété des immenses biens que possède la jeune princesse. J’espère que vous comprenez?

– Assez bien. Vous n’avez pas l’autre tête sous la main, Messieurs?

Le bon Jaffret regarda Roland avec des yeux en coulisse.

– Heu! heu! fit le roi Comayrol, une tête… ça se trouve. Mais enfin, n’importe, vous nous allez!…

– La conclusion, s’il vous plaît?

– Permettez! Tout cela s’engrène comme une mécanique, et il ne nous faut pas plus de deux minutes désormais. Je reviens à la boîte aux renseignements. Il est bon, il est nécessaire que vous nous répondiez en pleine connaissance de cause, car nous nous avançons un petit peu ici, hein, Jaffret?

– Beaucoup, dit ce dernier. Nous nous avançons énormément!

– Et ceux qui ne seraient pas avec nous, poursuivit l’ancien premier clerc d’un ton de menace sérieuse et contenue, seraient contre nous. C’est clair, cela, hein, Jaffret?

– Que Dieu me garde, murmura l’ami des oiseaux, de faire jamais du mal à une mouche!

– À une mouche, repartit Comayrol, je ne dis pas… Il y a un vieux conte ainsi fait: sur mille passants, prenez le premier venu et coulez-lui à l’oreille: je sais tout! Il vous donnera sa bourse, sa montre et son mouchoir de poche pour n’être pas conduit au poste. Nous avons mieux que cela. Ce fut la nuit de la mi-carême, en 1832, à quatre ou cinq heures du matin, qu’on vous releva sous votre réverbère, Monsieur Cœur, ici près, sous les fenêtres du bon Jaffret…

– Vers les six heures, rectifia Roland.

– Cette même nuit, un meurtre fut commis rue Notre-Dame-des-Champs.

La figure du jeune peintre s’anima malgré lui et vivement.

– Sur la personne d’un pauvre garçon, poursuivit Comayrol en soulignant chacun de ses mots, qui, en vérité, n’avait pas de chance. On l’avait déjà poignardé, trois semaines auparavant, boulevard du Montparnasse, la nuit du mardi-gras au mercredi des Cendres.

– Ah! fit Roland, moitié raillant, moitié saisi, et la seconde fois, il en mourut, je suppose?

– D’aplomb! Ce soir-là, j’entends le soir du mardi-gras, un jeune homme était venu à l’étude Deban, notaire, rue Cassette. Et il y avait un des clercs qui savait que M. Deban avait promis, le pauvre diable, de livrer, pour vingt mille francs, des titres à lui confiés. Il est tombé bien bas, depuis lors, le pauvre Deban. Ce n’était pas du tout un homme capable. Les titres valaient à peu près quatre cent mille livres de rentes. Un joli denier, hein, Jaffret?

– Que de bien on peut faire… murmura ce dernier avec componction.

– Aux oiseaux! acheva Comayrol. Voilà! pour le coup, j’ai fini, Monsieur Cœur. L’assassiné de la rue Notre-Dame-des-Champs sortait du couvent de Bon-Secours, d’où il s’était évadé sous les habits de sa propre garde. L’assassin le laissa revêtu tant bien que mal d’un costume de Buridan. Toutes ces choses sont constatées dans l’instruction criminelle, interrompue de guerre lasse, mais que le parquet reprendrait avec plaisir, pour peu qu’on lui fournît un fil de la grosseur d’un cheveu. Nous avons le fil, et il est gros comme un câble: la Davot, c’est le nom de la garde, vit encore. Vous aviez conservé précieusement, comme une relique, les habits de femme sous lesquels on vous trouva évanoui à la porte de l’atelier Cœur d’Acier. C’était crâne et ça déroutait les soupçons; mais c’était dangereux aussi. Dites-moi: y a-t-il longtemps que vous n’avez contemplé vos reliques?

Roland ne répondit point. Il avait rougi visiblement, et son regard exprimait une profonde surprise.

– Si vous voulez bien prendre la peine d’ouvrir l’armoire, ici, à gauche, continua Comayrol avec triomphe, vous verrez que les-dits habits de femme ne sont plus en votre pouvoir… et peut-être apprendrez-vous avec quelque intérêt que la Davot les a parfaitement reconnus. Dans ces circonstances exceptionnelles, cher Monsieur, nous avons espéré que vous inclineriez de votre mieux pour nous être agréable.

Le bon Jaffret soupira et ajouta:

– Quand on peut s’entendre à l’amiable, pourquoi s’occasionner mutuellement des peines et des chagrins, mon cher Monsieur Cœur. Ça n’est pas raisonnable!

X Un duc à faire

Il y avait de quoi triompher, et nos deux anciens clercs de l’étude Deban durent croire qu’ils avaient atteint leur but. Roland avait été frappé tout d’un coup et au dernier moment. Jusqu’au dernier moment il avait gardé son air de froide indifférence, à tel point que Comayrol lui-même avait un instant désespéré.

Mais le nom de la Davot avait amené du sang à sa joue pâle.

Et à ce fait, péremptoirement annoncé, que les habits de la Davot ne se trouvaient plus dans son armoire, il avait tressailli et pâli de nouveau.

Son étonnement était désormais si profond et si violent, qu’il ne prenait même point la peine de le cacher.

Il se leva après un court silence, et mit une clef dans la serrure d’une armoire d’attache qui était à gauche en entrant.

Comayrol et Jaffret échangèrent une œillade victorieuse, dès qu’il eut le dos tourné.

– Touché! dit Comayrol.

– En plein bois! ajouta Jaffret qui se frotta les mains sans bruit. L’idée d’avoir pincé les nippes était assez mignonne.

– Très forte! Veux-tu que je lui dise: «C’est mon copain Jaffret qui en est l’aimable auteur?»

– La paix? fit l’ami des oiseaux; je n’aimerais pas plaisanter avec ce garçon-là! Il a du talent.

– Il est superbe! Et encore nous ne savons pas tout! Le gaillard doit cacher sous roche une anguille d’une terrible longueur!

– Un boa! Mais chut! Il a fait sa revue.

Roland refermait l’armoire d’un geste courroucé, après l’avoir inspectée. Il ne se retournait point cependant; il semblait songer.

– Et il était temps d’arriver! poursuivit Comayrol. La comtesse avait pris les devants avec son Annibal!

– Tant que celle-là travaillera, murmura le bon Jaffret en soupirant, on aura bien de la peine à gagner sa vie!

– Messieurs, dit Roland qui revenait à eux le visage pensif, mais nullement déconcerté, je suppose que vous êtes des gens singulièrement habiles, quoiqu’il ne soit pas très malaisé de soustraire quelques vêtements oubliés dans une maison isolée, chez un homme sans défiance, à qui ces pauvres dépouilles n’importaient point, sinon comme souvenirs; mais fussiez-vous cent fois plus habiles, eussiez-vous, réunies, toutes les qualités qui font les grands diplomates et les dangereux criminels, qui font aussi les limiers fins, les juges clairvoyants, les tacticiens vainqueurs, vous resteriez encore aux antipodes de la vérité pour ce qui me regarde. Vous êtes ici en face d’un problème inouï; vous m’entendez bien: inouï! Cet homme qu’on accusait d’avoir visé son ennemi à soixante-quinze pas et qui était aveugle; cet autre à qui l’on imputait d’avoir crié vive l’empereur prisonnier ou vive le roi en exil et qui était muet; et cet autre encore à qui l’on disait: «Vous avez frappé avec le poignard», et qui montrait ses deux épaules sans bras, toutes ces curiosités familières aux personnes de votre sorte, ces fleurs du jardin botanique du crime où croissent les alibis grossiers et ces autres impossibilités plus subtiles qu’on pourrait appeler des alibis métaphysiques, tous les anas [4] de cour d’assises, toutes les beautés de l’histoire correctionnelle vous paraîtraient de purs enfantillages en comparaison de mon cas. Un cas prodigieux! Vous n’y comprenez rien, c’est moi qui vous le dis, vous n’y pouvez rien comprendre. Je vous donnerais vingt-cinq ans pour deviner le mot de l’énigme que vous jetteriez votre langue aux chiens!

– Vayadioux! dit Comayrol, vous étiez pressé tout à l’heure, Monsieur le duc, et maintenant voilà que vous bavardez comme un avocat!

– Chacun se défend comme il peut, plaça Jaffret. Laissons causer M. Cœur.

– Je ne me défends pas, répliqua Roland qui s’assit, plus calme et plus froid que jamais. J’expose un fait. Je n’ai nulle envie de dissimuler que la bizarrerie des circonstances m’a donné une minute de réelle émotion. Je pense que, depuis la création du monde, ce qui m’advient n’est arrivé à personne. Le nouveau est rare sous le soleil; j’ai salué malgré moi l’excentricité de ma situation. J’ajoute que, protégé comme je le suis par l’absurde poussé à la dixième puissance, par l’alibi le plus net et par l’impossibilité la plus absolue qui se puisse imaginer, j’aurai encore répugnance à braver, non pas les hasards, mais les publicités d’une exhibition judiciaire. En conséquence, Messieurs, j’attends vos offres, prêt à les admettre ou à les refuser, selon mon intérêt, qui se mettra d’accord avec ma conscience.

– Comprends pas! s’écria Comayrol en riant. Mais vive la conscience!

Jaffret n’y alla pas par quatre chemins:

– Monsieur et cher voisin, dit-il, vous vous exprimez avec beaucoup de facilité. Avez-vous fini? On est poli, on ne voudrait pas vous couper la parole.

Roland, désormais, avait une pose attentive. Il s’inclina gravement.

– Chacun de nous, reprit aussitôt Comayrol en changeant de ton, sait parfaitement qu’il s’agit ici d’une énorme affaire. En acquérant du jour au lendemain le titre de duc et un magnifique revenu, vous ne pouvez avoir l’idée de vous refuser à un léger sacrifice, qui ne vous coûtera rien, puisque vous n’avez rien. Avec nous, cher Monsieur, et j’entendis ici par nous la réunion de quelques hommes expérimentés à laquelle Jaffret et moi nous avons l’honneur d’appartenir, les plaidoyers ne servent pas à grand-chose, attendu que nous en savons plus long que l’orateur. Dans l’espèce, par exemple, peut-être sommes-nous suffisamment convaincus que le blessé du boulevard Montparnasse et le mort de la rue Notre-Dame-des-Champs ne sont pas une seule et même personne; peut-être même connaissons-nous très bien l’assassin; peut-être avons-nous un intérêt à mettre l’assassin à couvert, en laissant la justice sur une fausse piste. Je dis laisser et non point mettre, car l’instruction criminelle est précisément au point que je vous ai indiqué. Soit qu’on eût égaré le parquet déjà, dans le temps, soit qu’il se fût égaré lui-même, il suffirait de lui représenter l’homme qui portait les habits de Mme Davot, garde-malade, pour donner un essor nouveau à ce procès endormi. Et ne croyez pas qu’on se soit arrêté sans regret, là-bas, au palais: il y avait des gens puissants qui poussaient à la roue: entre autres, feu votre respectable oncle, le général duc de Clare, et votre grand-tante, sœur Françoise d’Assise qui, du fond de sa cellule, avait le bras long; je dis long, comme un mât de cocagne!

Roland passa le bout de ses doigts sur son front; ses yeux se fermaient à demi. Il écoutait de toute sa force, et en même temps, il rêvait.

– Attitude de George Brown! s’écria Comayrol, qui le regardait d’un air bon enfant. Parfait au dernier acte de La Dame blanche.

Il fredonna:

Voici venir la bannière, Voici venir la bannière…

–  Monsieur et cher collègue, dit Jaffret, je vous en supplie, soyez sérieux!

– Copain, un peu la paix! répliqua Comayrol. On ne débute pas sans étudier son rôle. Notre premier ténor a besoin de savoir les noms de son oncle et de sa grand-tante, que diable! et bien d’autres choses encore! Cher Monsieur Cœur, avez-vous quelquefois entendu parler des Habits Noirs?

– Comme tout le monde, répondit Roland avec distraction; une bande de voleurs.

Jaffret haussa les épaules d’un air d’incrédulité.

– Copain, lui dit sévèrement Comayrol, il ne faut pas apporter ici votre scepticisme bourgeois. J’ai cru un instant que M. Cœur lui-même était un Habit-Noir, tant il y a de mystère autour de lui. Vous ne croyez pas, vous avez tort! Les Habits Noirs ont existé; ils existent encore. Leurs premiers sujets sont morts et la tête de leur troupe a disparu, c’est vrai, mais vous les verrez tôt ou tard représenter quelque pièce nouvelle. Je parle ici des Habits Noirs, parce que les gens qui dissertent partout et toujours leur ont attribué l’invention de la poudre à canon en plein dix-neuvième siècle. On a dit et répété que leur fameux «colonel» avait trouvé la grande équation de l’algèbre du vol, qui peut se formuler ainsi: «Pour tout crime commis, il faut payer un coupable à la justice.» C’est vieux comme Hérode, tout uniment. Et M. Cœur a trop d’intelligence pour ne pas comprendre qu’il est justement dans cette position particulière où l’on peut être pris, ficelé, cacheté et envoyé franc de port à la justice…

– En payement d’un arriéré, murmura Jaffret, ça, c’est exact.

– Maintenant, pour aborder un autre ordre d’idées, poursuivit ce disert Comayrol, car il faut prendre la question sous toutes ses faces, M. Cœur, ou plutôt M. le duc est amoureux fou de sa charmante cousine, Mme la princesse d’Eppstein.

– Je vous prie, l’interrompit Roland sans s’émouvoir, laissons de côté cette face de la question. Je ne permets pas qu’on y touche.

– Soit! répliqua Comayrol saluant avec politesse, à la condition qu’il reste bien entendu que cet élément entre comme mémoire à notre crédit. Je saute par-dessus deux ou trois autres considérations, également délicates, et je pose le bilan de M. Cœur en un seul trait de plume. À droite, je vois un jeune peintre, moins célèbre que Raphaël, qui attend l’avenir, sous l’orme, qui cache son nom, pour cause, à moins qu’il n’ait pas de nom, et qui s’est mis, comme l’autruche abrite sa tête sous un caillou, derrière cette grotesque chose: l’atelier Cœur d’Acier. Soit glissé entre parenthèse: du moment qu’une voix aura pris la peine de murmurer: voilà le gibier! l’atelier Cœur d’Acier est le meilleur endroit du monde pour livrer son homme à la loi dans des conditions désespérées. Faut-il insister?

– Non, dit Roland, je suis de votre avis. Passez!

– Je passe, puisque vous le voulez, je passe tout, même l’affaire des nippes à la Davot: garde-robe de Damoclès, et je regarde à gauche. À gauche, je vois un nom! tout une botte de noms! un titre! un plein panier de titres! une position splendide, une page entière dans l’histoire, des hôtels, des châteaux, des forêts, de l’argent, des montagnes d’argent, et la pairie, car il faut un état social…

– Votre prix, l’interrompit Roland.

– Attendez! nous avons encore à établir quelques préliminaires. Les gens sans nom sont mendiants ou princes, au gré du hasard parfois, parfois au gré de leur valeur personnelle. Au début de cette entrevue, vous nous avez donné à penser par des réponses où vous glissiez à dessein de mystérieuses emphases…

– Oh! murmura Jaffret, il a du talent, j’en réponds!

– Vous nous avez donné à penser, poursuivit Comayrol, que vous couriez un lièvre, et que votre lièvre ressemblait au nôtre.

– Peu vous importe que le bien soit à moi, dit Roland le plus sérieusement du monde, si je consens à payer mon propre bien?

Les deux anciens clercs de l’étude Deban se consultèrent du regard, et Jaffret murmura d’un ton d’admirable bonne foi:

– Pourquoi jouer au fin avec lui? Déboutonnons-nous tout à fait!

– Monsieur le duc, dit aussitôt Comayrol, je suis, au fond, du même avis que mon collègue et ami. Nous voici en face les uns des autres, traitons de puissance à puissance. Nous sommes forts, vous n’êtes peut-être pas faible, malgré votre peu d’apparence. De vieux praticiens comme l’ami Jaffret et moi ont coutume de ne jamais juger les choses du premier coup d’œil, et il nous a semblé permis de vous tâter, pour employer l’expression vulgaire. À vrai dire, nous n’en savons pas beaucoup plus que devant; j’ai seulement, pour ma part, acquis la certitude qu’avec les pièces que nous pouvons vous fournir, vous serez un duc de Clare si net, si droit, si bien planté, que le diable lui-même perdrait sa peine à vous demander des comptes!

– Quelles pièces pouvez-vous me fournir? interrogea Roland.

– Ce qu’on appelle les papiers d’un homme, cher Monsieur: l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès de Raymond Fitz-Roy Jersey, avant-dernier duc de Clare, aux droits duquel le dernier duc, son frère cadet, succéda après déclaration d’absence de la femme et du fils dudit frère aîné.

Pour la seconde fois, Roland eut du rouge à la joue. Il lui sembla qu’il entendait la voix de sa mère, le dernier jour, cette pauvre voix brisée, répétant comme on redit la leçon d’un enfant:

– Un acte de naissance, un acte de mariage, un acte de décès! Et ajoutant, épuisée qu’elle était par l’effort, tandis que sa tête blêmie retombait sur l’oreiller:

– Tous trois au nom de Raymond Fitz-Roy Jersey, duc de Clare!

Comayrol continuait:

– La duchesse, femme de Raymond, le frère aîné, est morte; nous avons son acte de décès; vous êtes son fils: nous avons votre acte de naissance.

Roland fit un grave et simple signe d’assentiment.

– Et ne croyez pas, continua encore Comayrol, parlant avec une certaine émotion, pendant que le bon Jaffret s’agitait sur son siège, ne croyez pas que nous soyons absolument surpris de ce qui arrive ou saisis tout à fait au dépourvu…

– Mais qu’arrive-t-il, en définitive? s’écria Jaffret hors de ses gonds. Vous avez trouvé un comédien plus fort que vous, mon cher, et puis voilà tout!

Sous la fine moustache de Roland il y eut un sourire qui pouvait passer pour cynique. Un instant, Comayrol demeura tout interdit à le regarder.

– Vayadioux! jura-t-il enfin, il l’a dit; je jette ma langue aux chiens, et je m’en bats l’œil, encore! Après tout, nous cherchions une ressemblance, et nous l’avons trouvée; il nous fallait un gaillard que ses antécédents missent sous notre main, nous l’avons! Qu’il soit le duc de Clare ou l’Antéchrist, ou Satan, que nous importe! Il nous donnera nos trois millions, et fera des choux ou des raves avec les titres, à son choix! Voilà!

– S’il donne les trois millions… commença Jaffret timidement.

– Pourquoi pas? l’interrompit Roland avec rondeur.

Il ferma d’un geste la bouche de Comayrol qui allait parler et ajouta:

– Si les titres valent trois millions.

– Ils les valent! s’écria Comayrol. Ce n’est pas un impromptu que cette opération-là! voilà onze ans qu’on la mitonne, et celui qui en eut la première idée s’y connaissait! voilà onze ans que l’état des domaines de Clare fut dressé à l’étude Deban pour être communiqué à ce pauvre M. Lecoq; il y avait dès lors trois cent cinquante mille livres de rentes, en terres, au soleil! Et pensez-vous que les biens-fonds aient diminué de valeur depuis ce temps-là? C’est une donnée!

– Ah! soupira le bon Jaffret, une vraie donnée!

– Et comment allons-nous régler cela? demanda Roland, qui mit sa main au-devant de ses lèvres pour dissimuler un léger bâillement.

Comayrol et Jaffret rapprochèrent leurs sièges.

– Nous aimerions un peu de comptant, dit Jaffret.

– Allons donc! fit Comayrol, si j’étais tout seul, moi, je me contenterais de la parole de M. le duc.

– Mais vous êtes beaucoup! laissa tomber le jeune peintre.

– Malheureusement, confessa Jaffret avec un gros soupir.

Roland se leva et dit négligemment, comme s’il se fût agi de l’affaire la plus simple:

– Je pense que le mieux sera de vous souscrire quelques effets.

– Excellent! approuva Comayrol. Trente lettres de change de cent mille francs chacune.

– Signées comment?

– Roland, duc de Clare.

– Ah! ah! fit le jeune peintre qui sourit. Je m’appelle donc Roland, de mon petit nom?

– Bien entendu, répliqua Comayrol, que si les renseignements ou souvenirs possédés par vous ne sont pas suffisants, car vous ne vous êtes pas déboutonné avec nous, Monsieur Cœur, nous vous fournirons le nécessaire. En dix ans, vous comprenez, on a rassemblé tous les détails. Nous sommes ferrés à glace!

– À l’ordre de qui les lettres de change? demanda Roland au lieu de répondre.

À son tour, Comayrol se leva et Jaffret l’imita aussitôt. Comayrol dit en appuyant sur chaque mot:

– Peut-être cela va-t-il vous surprendre, mais les mandats doivent être à l’ordre de M. le comte du Bréhut de Clare.

– Mon Dieu! non, répliqua Roland qui repoussa son siège, comme pour donner formellement congé. Cela ne me surprend pas plus que le reste.

Nos deux diplomates s’inclinèrent et Comayrol prit les devants, pour se diriger vers la porte. Jaffret le suivit à reculons. Il était la politesse même.

Avant de passer le seuil, Comayrol se retourna.

– Je suppose, dit-il, que nous pouvons considérer l’affaire comme faite.

– Cela va sans dire, ajouta Jaffret.

– Permettez, répliqua Roland qui les reconduisait de loin, je n’ai pas engagé ma parole. La position me plaît assez et je crois être à la hauteur. Mais j’avais d’autres vues. Cela dérange certains petits projets. Messieurs, vous aurez ma réponse demain matin: un oui ou un non. J’ai bien l’honneur d’être votre serviteur.

Il salua de la main seulement et tourna le dos.

Comayrol et Jaffret gagnèrent la porte du jardin sans mot dire. Quand ils furent dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques, Jaffret voulut parler; Comayrol allongea le pas. Il monta d’un trait l’escalier de la maison neuve et ne s’arrêta que dans la salle à manger de Jaffret.

– Un verre de cognac! s’écria-t-il, j’étouffe!

– Qu’est-ce que c’est que cet oiseau-là, demanda Jaffret, à ton idée?

L’ancien premier clerc se versa coup sur coup deux verres d’eau-de-vie.

– C’est un parfait idiot, répliqua-t-il enfin, un splendide coquin ou un agent de police.

La coiffure à l’ange de Jaffret se dressa sur son crâne pointu.

– Lequel des trois? balbutia-t-il.

Comayrol gronda:

– Il faut que les titres soient mis dans la caisse à défense et à secret, et que la combinaison soit changée. Je voudrais les enfouir à cent pieds sous terre. Ah! vayadioux! vayadioux! jouons serré! Pourquoi diable aussi cet imbécile de Lecoq s’est-il laissé mourir!

– Nous avons la comtesse… suggéra Jaffret.

Comayrol se frappa le front.

– Un fiacre! ordonna-t-il, et au galop chez Marguerite!

Roland, resté seul, arpentait son atelier d’un pas tranquille. Le soleil allait descendant déjà derrière les hautes et vieilles maisons du quartier; l’ombre vient vite en décembre. Roland se promena longtemps, fronçant parfois le sourcil, en réponse à une pensée amère, et tantôt souriant à un bien-aimé rêve. Les solitaires comme lui savent délibérer vis-à-vis d’eux-mêmes et tenir avec leur conscience de silencieux conseils.

Quatre heures sonnaient à l’horloge de la Sorbonne, quand il s’arrêta devant le tableau recouvert d’un rideau. Il écarta la draperie, et ces deux charmants visages de jeunes filles que nous décrivions naguère sortirent de la toile aux dernières lueurs du crépuscule.

Il y a nombre d’ermites en la grand-ville; j’affirmerais volontiers qu’aucune Thébaïde ne renferme une aussi grande quantité de grottes. On peut être un solitaire sans se livrer, sous tout prétexte, à de fades et verbeux monologues. Le cœur de Roland s’élargit dans sa poitrine, ses lèvres s’entrouvrirent, ses yeux brillèrent, et une lueur d’ardent espoir éclaira la mâle beauté de ses traits.

Déjà, depuis quelque temps, des bruits mystérieux allaient et venaient dans le jardin; Roland les entendait et ne s’en inquiétait point. Il savait d’avance que l’atelier Cœur d’Acier fêtait son chef à la Saint-Nicaise, et il se résignait bonnement à toutes sortes de surprises. Le bronze enrhumé de la Sorbonne vibrait encore dans l’air, quand l’explosion d’une boîte d’artifice, éclatant sous ses fenêtres, lui annonça que les réjouissances annuelles commençaient.

La draperie retomba aussitôt sur les deux jeunes sourires demi-voilés par la nuit, et M. Cœur, se redressant dans la dignité de ses fonctions patriarcales, fit un pas vers la porte, à la rencontre des honneurs qui allaient le submerger.

Il était temps. Une grande lumière incendia le jardin, tandis qu’une acclamation formidable s’élevait vers les cieux étonnés.

– Vive le patron et la salade!

Deux longues files de barbouilleurs, ornés de torches, fuyaient à perte de vue devant l’entrée du pavillon; à tous les arbres, illuminés à la fois, des verres de couleurs pendaient comme les fruits d’un jardin féerique.

– Ah! dit Roland avec conviction, mes enfants, je ne m’attendais pas à celle-là! c’est bien plus fort que l’année dernière!

L’année dernière, Roland avait dit la même chose exactement; mais c’en était assez pour payer la peine de tous ces pauvres grands enfants, qui agitèrent leurs torches et renouvelèrent leurs fantastiques acclamations.

Gondrequin-Militaire était naturellement à la tête de la première file; M. Baruque commandait la seconde.

Dans les deux files, chacun portait sa torche de la main droite et avait la gauche derrière le dos. À un signal donné par M. Baruque, toutes les mains cachées apparurent, armées chacune d’un gros bouquet. Un monceau de fleurs s’éleva devant les marches du pavillon, au haut desquelles M. Cœur était debout.

– Vive le patron et la salade!

– À la suite de quoi, dit M. Baruque, qui ôta son chapeau de feutre mou, Militaire, comme c’est l’habitude, va prononcer le discours de tous les ans. Avalez vos langues! c’est l’instant, c’est le moment, sans éternuer, ni tousser, ni rien… Hé! houp!

Il y eut aussitôt un grand silence. À son tour et non sans émotion, Gondrequin, ôtant son feutre mou, fit un pas vers le perron. Il ne parla pas cependant tout de suite, parce que, à la surprise générale, M. Baruque, obéissant à un signe de M. Cœur, venait de monter les marches du petit perron.

M. Baruque écouta d’abord en souriant ce que le patron lui disait tout bas; mais bientôt on le vit pâlir et faire un pas chancelant en arrière.

XI Similor

M. Baruque était un petit homme froid, et son surnom: Rudaupoil, rendait assez bien la qualité de sa nature. Généralement, il ne s’étonnait de rien et mystifiait tout le monde, excepté le patron, avec un flegme imperturbable. Curieux, fureteur, sans être autrement bavard, il savait quantité de petits secrets qu’il ne divulguait qu’à bon escient, et cela augmentait singulièrement son importance dans ce monde hybride où chacun avait quelque chose à cacher.

M. Baruque avait pour le «patron» un attachement sans bornes, quoique le patron fût le seul homme de son entourage qu’il ne connût pas à son gré.

Pour blêmir visiblement la joue parcheminée de M. Baruque, pour le faire chanceler sur ses jambes courtes et dures comme du bois, il fallait une mauvaise affaire ou un quine gagné à la loterie, car la joie aussi fait peur, comme l’a prouvé, par un succès sans rival, un des plus charmants écrivains de notre âge.

Nous dirons tout de suite ce qui avait fait chanceler et pâlir ce brave M. Baruque, pendant que M. Cœur lui parlait à l’oreille.

M. Cœur lui avait dit:

– Mon bonhomme, il ne faut pas que la fête dure longtemps aujourd’hui; nous avons à travailler ce soir.

Et comme M. Baruque objectait les vieux usages, disant qu’on pouvait remettre la besogne au lendemain, M. Cœur avait répondu:

– Demain, il sera trop tard: je ne serai plus avec vous demain.

C’était là une de ces idées que la riche imagination de Rudaupoil n’aurait jamais pu concevoir; il avait vu passer bien des patrons; la royauté élective de l’atelier Cœur d’Acier changeait périodiquement de titulaire depuis sa petite jeunesse, sans exercer sa sensibilité d’une façon notable, mais celui-ci! l’enfant de la maison! l’obligé et le bienfaiteur! celui-ci qu’on avait recueilli inconnu et soigné comme un fils, sans jamais lui demander son secret; celui-ci qu’on aimait et qui régnait d’autant mieux qu’il gouvernait du sein d’un nuage! celui-ci le fils et le maître!

M. Baruque se faisait mûr, et parmi les pensées reposantes qu’amène l’âge, sa meilleure pensée était la presque certitude de mourir avant M. Cœur.

Il était trop intelligent pour n’avoir pas deviné la distance morale qui séparait le patron de son atelier; il était trop curieux pour n’avoir pas promené son esprit inquisiteur tout autour du problème offert par la position mystérieuse de M. Cœur, mais quelque chose qui était une tendresse sincère, une sorte d’amoureux respect, avait toujours arrêté ses investigations.

Qu’importait, d’ailleurs, cette distance? M. Cœur était libre comme l’air. On lui avait érigé, sans qu’il le réclamât, un véritable piédestal. On ne lui demandait rien. Il n’avait, pour rendre tout ce petit peuple heureux, qu’à rester où il était et à vivre.

– Demain, je ne serai plus avec vous.

M. Cœur avait dit cela, et tout ce que disait M. Cœur était parole d’Évangile.

– Alors, balbutia M. Baruque, demain il n’y aura plus d’atelier Cœur d’Acier. Pour un corps faut une âme. On ne se tient pas, chez nous; sans vous tout irait à la brindesinge. Si vous nous abandonnez comme ça, au lieu de faire la fête et de brûler l’artifice, autant vaut brûler la maison!

– Il faut faire la fête, vieux, repartit Roland, tu ne m’as pas compris. Non seulement je ne vous abandonne pas, mais je vais avoir besoin de vous.

Ici, la figure de Baruque s’éclaira d’une lueur d’espoir, et la foule des caporaux-rapins et gâte-couleurs, que son trouble visible avait jetés dans la consternation, reprit courage.

Gondrequin-Militaire, lui, n’avait rien vu, absorbé qu’il était par la responsabilité oratoire qui pesait sur lui. Il disait entre haut et bas:

– C’est délicat tout de même de rester dans l’attente avec un discours préparé impromptu, qui s’évapore à chaque instant, petit à petit, dans la mémoire!

– J’aurai besoin de toi surtout, ami Baruque, poursuivit Roland. Je vais tout à l’heure te lancer sur une piste. Il y a une grande partie à jouer: n’oublie pas de t’asseoir auprès de moi à table et de ne boire que ce qu’il faut pour te tenir l’œil clair.

Ayant ainsi parlé tout bas, M. Cœur reprit à voix haute:

– Marchez, mes enfants, j’y suis!

M. Baruque descendit les degrés d’un saut. Sa maigre figure rayonnait. Un murmure joyeux courut dans les rangs.

– Allez, Militaire! Hé houp!

– Allez! c’est ça, dit amèrement ce dernier. On est conséquemment aux ordres du patron, mais je voudrais bien vous y voir! J’avait tout ici présent dans ma mémoire, mon commencement, mon milieu et ma fin, roide et bien dessiné, avec les tire-l’œil aux endroits sensibles pour amener les tonnerres d’applaudissements. C’est un grand honneur que de porter la parole à l’époque que le cours des saisons ramène la célébration de la périodicité de la Saint-Nicaise, en faveur de notre atelier qui est toujours bien aise de la souhaiter censément à M. Cœur. Les bouquets en sont l’image! Si je patauge, l’origine s’en perd dans mon malheur d’avoir été stoppé tout net au moment d’entamer couramment l’improvisation que j’avais brossée…

Il s’arrêta, jetant autour de lui un regard d’angoisse.

Quelques applaudissements charitables se firent entendre.

Militaire, essuyant la sueur abondante de son front, murmura:

– Vous êtes bien gentils de claquer, mais je ne l’ai pas mérité, quoique, si je barbote, l’auteur en est ma destinée. Je l’ai déjà dit: en ces circonstances favorables… en ces occasions solennelles… ce n’est pas ça!… c’était le milieu!… Je donnerais cinq francs pour avoir mon commencement… Attendez!

Il se redressa tout droit et poussa un vigoureux soupir.

– Je l’ai! s’écria-t-il. J’ai mon commencement! Fixe!

Et, changeant de ton pour prendre un accent sonore et emphatique, il chanta à pleine voix:

– Honoré patron, bienveillants camarades.

«L’an passé, je débutais en disant: Le temps fuit, car il a des ailes…

À ces mots, une véritable tempête de bravos éclata et M. Cœur lui-même, pris d’un bon rire, battit des mains paternellement.

Gondrequin-Militaire profita de l’orage pour s’essuyer encore le front, et poursuivit, quand l’enthousiasme lui permit de se faire entendre:

– À la bonne heure! cette fois-ci, ça y est! Ce qui précède faisait partie intégrante de l’impromptu; en conséquence, je ne peux pas repousser vos suffrages.

Ça continuait comme ça sur le même ton, un petit peu, après lequel on passait aux circonstances favorables du milieu et au cours des saisons qui ont déjà été mentionnées pour amener la périodicité annuelle. À la suite, toujours dans le milieu, il y avait la gloire de l’atelier et sa prospérité constante, grâce à ce que M. Cœur paye le loyer et pousse à la roue dans la limite de sa générosité, nous n’étant pas des comptables et aimant mieux bambocher que la caisse d’épargne… c’était un tire-l’œil d’occasion, préparé pour l’effet de l’ensemble. Les applaudissements ainsi commandés vinrent à l’ordre.

– C’est bon, continua Militaire. On l’a bien gagné, et après, il y avait des choses insignifiantes, en masse, pour arrondir et arriver tout doucement au tire-l’œil de la fin: le bouquet. Silence dans les rangs! Je me souviens du textuel. Ça se terminait donc comme l’an dernier: «M. Cœur est le cœur des Cœurs d’Acier, ah, mais! qu’est-ce qu’est l’atout? du cœur! Il possède les nôtres! De fil en aiguille, on n’a pas l’habitude d’oublier l’estomac dans un repas de corps servi de chez Flicoteaux, qui nous attend. Allons-y, puisque l’heure est favorable de choquer les verres en l’honneur de la fidélité. Vive le patron et la salade!

– Et vive M. Gondrequin-Militaire! hurla Cascadin au milieu du joyeux tumulte qui suivit cette péroraison. Il a remporté le grand prix d’honneur du discours français, comme l’an dernier. À la soupe!

Une seconde boîte éclata. En même temps, l’orchestre de la famille Vacherie, composé de deux clarinettes, d’un cornet à pistons, d’un trombone, de deux grosses caisses et de quatre tambours, attaqua un morceau tendre et doux, analogue à la circonstance. Aux sons de cette musique nationale, le roi, ses ministres et le peuple se dirigèrent processionnellement vers l’atelier, décoré à la hâte, mais avec un goût exquis, à l’aide de toutes les loques qui étaient le mobilier industriel de l’association. Par une innovation heureuse, M. Baruque avait attaché un petit lampion sous chaque cadavre de rat formant l’illustre guirlande; cela faisait un joli effet, non sans produire d’assez fortes odeurs.

Dans l’atelier, une table immense manquant de nappes et de niveau, mais couverte d’abondantes ratatouilles, attendait les convives. Il y avait des dames.

Nous regrettons de ne pas donner ici une pleine description de ce festin, remarquable par la simplicité des mets et l’appétit unanime des convives. Sauf quelques légers désagréments occasionnés par les dames, tout se passa dans l’ordre le plus parfait. L’orchestre Vacherie fut prié de se taire et des voix autorisées racontèrent à la ronde les traits les plus saillants de la vie des hommes illustres. Ces héros, inconnus à Plutarque, se nommaient, chacun l’a deviné, Muchamiel, Tamerlan, Quatrezieux, etc. Quelques anecdotes de fantaisie exhumaient des personnalités moins célèbres. Ainsi furent mis sur le tapis: Mouffetard, premier tire-l’œil sous le règne de M. Potence; Chalumeau, toujours vêtu de chefs-d’œuvre parce qu’il rachetait les vieilles enseignes pour s’en faire des redingotes, et Pompier, le dévorant, chassé de l’atelier pour avoir fait cuire le mouton à six pattes.

Comme excuse Pompier alléguait pourtant qu’il n’avait mangé ni la cinquième, ni la sixième qui étaient de bois.

Ainsi mêlant le plaisant au sévère les associations trouvent au sein de leur propre histoire le drame, la comédie, l’épopée parfois, toujours l’intérêt puissant qui, grandi à la taille d’un empire, devient le sentiment national. Bien des gens confondent ce levier avec l’égoïsme, moi, un dîner de barbistes [5] m’émeut jusqu’aux larmes. Il est bien doux surtout d’assister aux discours de la fin.

Au milieu de ces vieux enfants, incapables de se gouverner eux-mêmes et dont il avait été longtemps le salut, notre Roland ne jouait pas un rôle aussi ridicule que le pourraient penser quelques esprits dédaigneux. Entre lui et ses pauvres vassaux la ligne de démarcation était parfaitement tranchée, sans qu’il y eût de sa part aucune ombre de fierté. Il les aimait, ils l’adoraient, mais la nature avait mis entre eux une distance que nul ne songeait à franchir, excepté lui, Roland, qui était bon prince.

Ceci est excellent de rois à sujets, et rare.

D’ordinaire, Roland apportait parmi son petit peuple une gaieté communicative et franche. Il n’était jamais le dernier à rire d’une bonne charge, et Cascadin osait tout devant lui. Ce jour-là, au milieu de la joie générale, il garda une figure sereine, mais un peu rêveuse. Plus d’un observateur pensa et dit, entre le potage et le dessert: «M. Cœur est amoureux.»

Quand on servit le gâteau monumental, portant, écrits en lettres candies sur la croûte dorée, ces mots sacramentels: «l’atelier Cœur d’Acier à son maître», M. Cœur se leva et parla comme d’habitude brièvement et joyeusement, mais je ne sais pourquoi l’impression produite par ses paroles tourna en mélancolie.

On avait vu Rudaupoil essuyer furtivement une larme. Militaire pleurait abondamment; il est vrai qu’il avait le vin humide tous les ans.

M. Baruque, au contraire, buvait roide et sec. Il devenait coupant à la troisième bouteille. Une larme à cette dure paupière était, pour employer le langage de MM. les artistes en foire un «phénomène». Cascadin, en le voyant pleurer, dit: «Il va mourir!»

Malgré les recommandations du patron, M. Baruque avait noyé son chagrin à grands verres. Sa figure tannée avait pris des tons rouges et son petit œil luisait sous ses gros sourcils.

Quand on se leva de table, il dit tout bas à Militaire:

– L’animal est bien bâti et son Échalot le défendra peut-être. Prêtez-moi un coup de main, l’ancien, nous le ramènerons chacun par une oreille.

Militaire resta la bouche ouverte à le regarder. Tout ceci était de l’hébreu pour lui.

– On sait ce qu’on sait, reprit M. Baruque. Ça n’est pas inutile d’avoir des yeux derrière le dos et de sortir ses oreilles de sa poche en temps et lieu. Motus, et prenez votre vareuse, si vous avez du cœur. C’est pour le patron.

– Pour le patron! s’écria Gondrequin. Faut-il traverser les feux de l’enfer? Un mot d’explication, Rudaupoil, au nom de l’amitié!

– Ça se dira en route, répliqua M. Baruque. C’est un sauvage. Faut l’avoir mort ou vif. En avant.

Ils s’esquivèrent et sortirent par la porte qui donnait en face de la maison du bon Jaffret. Leur absence ne fut point remarquée au milieu de l’allégresse générale qui devenait de plus en plus bruyante. Cascadin, grand artificier, mettait le feu aux soleils, aux tourniquets, aux fusées qui brûlaient tant bien que mal sous les fenêtres de l’atelier, et un chœur formidable saluait chaque étincelle.

Après le feu d’artifice, ce fut le bal. L’orchestre Vacherie, abondamment abreuvé, fit tout à coup entendre un infernal tapage, et des danses sans nom soulevèrent en nuages épais la poussière du hangar.

Roland était rentré dans son pavillon, où il faisait tout uniment ses malles. On sonna à la porte de la rue des Mathurins-Saint-Jacques. Roland ordonna d’ouvrir. L’instant d’après, M. Baruque et Militaire étaient introduits, tenant, selon le programme exact posé par Rudaupoil, un pauvre diable par les oreilles.

Ils étaient fort échauffés tous deux, et serraient plus fort qu’il ne fallait, car le pauvre diable se débattait en gémissant.

– Voilà l’animal, dit M. Baruque, tout vivant!

– Et ça n’a pas été sans peine! ajouta Gondrequin. Il tape dur! Aussitôt qu’ils eurent lâché prise, sur l’ordre de Roland, Similor, car c’était lui, sans son chapeau gris, sans sa jaquette jaune, bondit sur ses pieds, prit du champ et frotta ses deux mains contre la poussière du sol avant de tomber en garde, selon les principes les plus purs de la boxe française.

En face de lui, comme si chacun de ses mouvements eût été répercuté par un miroir, un autre personnage, qui venait de passer le seuil sans bruit, frottait aussi ses mains dans la poudre et se préparait silencieusement au combat. Seulement, sur le dos de ce dernier, un appendice se montrait en saillie, et quand l’homme se releva pour retrousser ses manches, l’appendice se mit à crier haut et fort.

L’homme dit avec douceur:

– Tu as raison, Saladin, les enfants n’en ont pas, vu leur âge. Je vais te coller contre le mur.

Ce qu’il fit, en y mettant les précautions de la mère la plus tendre. Après quoi, il ajouta en s’adressant à Roland:

– Voyez-vous, Monsieur Cœur, il est sevré d’aujourd’hui et ça l’agite un petit peu. Maintenant, tu peux y aller, Amédée, je suis prêt à défendre l’amitié contre n’importe quoi, quand ce serait des gendarmes!

Mais Similor avait remis ses mains dans ses poches sur un simple mot de Roland qui avait dit:

– Vous serez payé, mon camarade.

– Mes braves amis, reprit le jeune peintre en s’adressant à M. Baruque et à Militaire, vous avez outrepassé mes intentions de beaucoup…

– Quand on veut avoir ces bêtes-là, Monsieur Cœur, interrompit Rudaupoil, il faut les prendre par la peau comme des chiens.

– Viens vitrier de gâcheur, s’écria Similor, qui savait prendre, quand il le fallait, des poses de gentilhomme, au jour que vous voudrez et à n’importe quel outil que vous choisirez, depuis le chausson, qu’est dans la nature, jusqu’au sabre de cavalerie, dont j’ai tous les brevets, ainsi que de la canne et de la danse des salons, je vous ferais votre affaire. Mais du moment que M. Cœur y met de la politesse et une rétribution, ça change tout… et si on veut que j’envoie celui-là voir ailleurs si j’y suis, je ne m’y oppose pas!

Échalot courba la tête devant ce comble de l’ingratitude.

– Toujours le même, Amédée! murmura-t-il. Pour son dévouement, on n’a que de mauvaises raisons avec toi!

– Celui-là peut-il nous servir pour ce que vous savez? demanda Roland à M. Baruque.

– Non, répondit Rudaupoil, il est honnête et imbécile. Échalot avait tout supporté, mais ceci passait les bornes.

– Honnête vous-même, dites donc! répliqua-t-il avec indignation. Qu’on a eu, sans me flatter, une carrière un peu plus agitée que la vôtre et tenu une agence qu’était rivale de M. Lecoq… ça vous fait éternuer, ce nom-là? Dieu vous bénisse! Savez-vous s’il fera jour demain? à midi ou à minuit? En mangez-vous seulement? Vous me faites de la peine, ancien croûton de purée!

Il se dirigea d’un air fier vers le coin où il avait déposé l’enfant, et le prit dans ses bras avec le vrai mouvement des nourrices émérites.

– Viens, Saladin, mon canard, poursuivit-il, l’ambition et l’orgueil a dévoré le cœur de l’auteur de tes jours. À revoir la société. Amédée, il est sevré d’aujourd’hui, tout frais, veux-tu le presser sur ton sein en passant?

– À la niche! ordonna Similor durement.

Échalot, révolté, étendit son bras vers lui pour le maudire, mais les grands écrivains l’ont dit: «De tous les sentiments qui honorent l’espèce humaine, le plus admirable est l’amitié.» La main d’Échalot retomba; il lança l’enfant sur son dos et sortit en disant tout bas:

– C’est les passions! Le fond n’en est pas mauvais. Viens, Saladin, nous allons attendre dans la rue. Il est ton père par suite des lois de la nature!

– Comme quoi, s’écria Similor en haussant les épaules, nous en voilà débarrassés! Les vieux domestiques, ça se croit tout permis, et je le traite avec douceur, parce qu’il a été fidèle à ma famille. Mais, pour mes histoires particulières et mes plaisirs dans la société parisienne, il me gêne et me fait honte.

Un geste de Roland l’interrompit tout court. Il mit la main au toupet et se redressa, disant:

– Présent à l’ordre! Je vas vous dévoiler tout ce qu’on voudra. C’est au choix, ayant fait partie du conseil supérieur de la chose avec le colonel, M. Lecoq, le comte Corona et autres, sans jamais manquer à la délicatesse. Qu’est-ce que vous voulez savoir?

M. Baruque échangea quelques mots avec le patron, qui fit un signe d’assentiment.

– Monsieur Similor, dit Baruque, M. Gondrequin et moi nous avions bien dîné, et nous étions gais tout à l’heure, quand on a tutoyé vos oreilles.

Similor répliqua noblement:

– Ça arrive, Monsieur Baruque. J’accepte vos excuses et celles de M. Militaire, comme il convient entre gens d’honneur.

– Vous cherchez à faire des recrues dans notre atelier, Monsieur Similor, reprit Rudaupoil. Je vous ai entendu causer avec les modèles.

– Fine oreille, va! s’écria le séducteur de Mlle Vacherie. Il a surpris mes bagatelles au vis-à-vis d’une jeune artiste! Je ne m’en cache pas: J’aime les femmes, le jeu, le vin, toutes les fleurs de l’existence printanière…

– Alors, l’interrompit Baruque, la mécanique va toujours?

– Fera-t-il jour demain? Sans doute! c’est immortel dans Paris, comme la colonne!

– Et on travaille?

– Pas beaucoup, rapport à l’aventure de M. Lecoq, qu’a mis un froid, et que le comte Corona est en fuite. On se borne à mitonner des affaires d’industrie et de succession.

– Comme l’affaire de Clare? dit Roland.

– Connais pas, repartit franchement Similor.

Roland ferma la bouche à M. Baruque qui allait parler.

– J’entends l’affaire du notaire de la rue Cassette, dit-il.

– Ah! c’est différent! s’écria Similor, les papiers du n° 3! J’en étais! vous savez que ça m’est égal, quand même vous seriez de la police, Monsieur Cœur, et ces Messieurs. J’ai à nourrir Échalot, mon domestique, que jamais je ne l’abandonnerai, malgré ses familiarités, et Saladin, mon fils unique, dû à une dame du grand monde. Faut travailler; il n’y a pas de sot métier; l’espion n’est qu’un vain mot au dix-neuvième siècle, avec les progrès de l’éducation sociale. Pour de l’or, dans ma situation, je consens à trahir tous mes serments les plus sacrés, sans répugnance.

Gondrequin-Militaire, qui était un esprit chevaleresque, fit un pas en arrière, mais M. Baruque sourit. C’était un amateur.

– Savez-vous où sont les papiers soustraits chez le notaire? demanda M. Cœur.

– On s’en doute, patron, répondit finement Similor.

– Connaissez-vous les noms des gens qui ont mené l’affaire, rue Cassette?

– M. Cocotte et M. Piquepuce. Deux bons!

– Pas d’autres?

Similor baissa la voix et marcha un pas de théâtre.

– Parlons la bouche ouverte, patron, dit-il. Est-ce les Habits Noirs que vous voulez connaître en grand, ainsi que leurs sombres mystères?

M. Baruque était aux anges. Gondrequin ouvrait des yeux énormes.

– Oui, répliqua Roland, ce sont les Habits Noirs.

– Il y a le docteur Samuel, Louis XVII, l’abbé, le comte Corona; qui sont des anciens, du temps du colonel… les nouveaux…

«Que je vous dise une chose, s’interrompit-il, vous n’en trouveriez pas deux dans Paris pour vous dévoiler des rébus du Charivari comme ça! j’ai demeuré dans la propre maison de M. Lecoq et de Trois-Pattes; j’ai fait la poule à l’estaminet de L’Épi-Scié…

– Les nouveaux! répéta Roland impatient.

– Trois-Pattes a disparu, répliqua Similor, et le marchand d’habits aussi, M. Bruneau. Les nouveaux sont M. Jaffret et M. Comayrol, tous deux anciens clercs de l’étude rue Cassette, et vous sentez qu’ils en savaient les détours de ce sérail pour cause d’y avoir été nourris à la brochette.

– C’est tout? demanda le jeune peintre dont les sourcils se fronçaient sous le poids de son travail mental.

– Non, patron, il y a encore le comte du Bréhut qu’ils appellent la brute…

Roland tressaillit.

– Ça vous étonne! reprit Similor enchanté; moi, j’étais là-dedans parce que c’est plein de personnes comme il faut. Il y a encore l’ancienne Marguerite de Bourgogne, femme du précédent, une vraie comtesse, oui! qui était la bonne amie de Toulonnais-l’Amitié. Le gouvernement et les particuliers peuvent bien me payer: je suis un puits pour les renseignements… et une fois qu’on m’a dit: motus! si l’intérêt y est, discret comme la tombe!

Roland pensait:

«Le comte aussi! Et Marguerite… la comtesse! Le tuteur et la tutrice de la princesse d’Eppstein!»

La porte qui communiquait à sa chambre à coucher s’ouvrit:

– Une lettre pour Monsieur, dit Jean le domestique.

Roland prit le pli et l’ouvrit: sa main trembla pendant qu’il lisait la lettre ainsi conçue:

«M. le comte et Madame la comtesse Joulou du Bréhut de Clare prient Monsieur Cœur de leur faire l’honneur d’assister au bal qui sera donné le mardi 3 janvier prochain, à l’hôtel de Clare.

«Le travestissement est de rigueur.»

Au bas, il y avait une signature Marguerite, tracée à la main et un paraphe délicat dont la vue amena de la sueur aux tempes de Roland.

XII Rose de Malevoy

Maître Léon de Malevoy, le notaire noble, directeur et confesseur de tout le faubourg Saint-Germain, était assis devant son large bureau d’ébène, dans une chambre vaste et haute d’étage qui avait dû être le salon d’un ancien hôtel. L’aspect de la chambre était austère, l’aspect de l’homme n’égayait pas la chambre.

Sur le bureau, une lettre ouverte était posée en vedette devant une énorme quantité de papiers.

La lettre, satinée et glacée, disait:

«Monsieur le comte et Madame la comtesse Joulou du Bréhut de Clare prient Monsieur et Mademoiselle de Malevoy de leur faire l’honneur d’assister au bal qui sera donné le mardi, 3 janvier, à l’hôtel de Clare.

«Le travestissement est de rigueur.»

Au-dessous de cette dernière ligne il y avait une signature à la main: Marguerite, accompagnée d’un gentil paraphe…

C’était une froide après-dînée de décembre, le lendemain du jour que nous avons passé presque tout entier aux environs de la Sorbonne, dans l’atelier Cœur d’Acier. Une seule lampe éclairait le cabinet sombre, deux tisons éloignés l’un de l’autre et recouverts d’une cendre blanche, laissaient mourir le feu dans l’âtre. Au-dehors, les derniers rayons du crépuscule montraient les grands arbres du jardin poudrés de neige et lentement balancés par le vent.

Nous le vîmes jadis, Léon Malevoy, dans cette même maison de la rue Cassette, qui était alors l’étude Deban, nous le vîmes par une nuit de carnaval, beau, jeune, hardi, joyeux et fou, avec un madras de femme sur le pied de son lit, demandant: «Quelle heure est-il?» comme tous ces autres fous qui allaient devenir criminels. Vous souvenez-vous? Son front fier ne ressemblait point aux autres fronts de cette bohème de la basoche, il pouvait avoir le diable au corps, mais la franchise et l’honneur étaient dans ses yeux; il se montrait prompt à parler d’épées, mais sans rancune ni fiel, et cette crânerie d’enfant allait bien à son costume de Buridan, si lestement porté.

Maintenant que nous le retrouvons après ces dix ans écoulés, il était beau encore; peut-être encore était-il fier et hardi. Certainement, il n’était plus joyeux.

Son regard couvrait la lettre d’invitation avec une fixité morne. Il pensait profondément et laborieusement. L’ambition creuse ces rides précoces, le chagrin aussi. Léon Malevoy avait désiré beaucoup, sans doute, et beaucoup souffert. Il appuyait sa main pâle sur son front, blanc comme un ivoire, et couronné de cheveux déjà plus rares. Sa bouche avait un sourire amer et triste.

Êtes-vous de ceux qui croient encore aux physionomies professionnelles? Chez nous, en France, plus que partout ailleurs la physionomie des états est morte. J’ai habité une maison du Marais où le concierge prenait le titre de «conservateur». Il allait au cercle. Au cercle, on l’appelait major. Sans exagérer, il avait l’air pour le moins, d’un ancien écuyer du Cirque Olympique. Je dis ancien, les nouveaux n’ont plus d’air.

Les notaires ont résisté longtemps, plus longtemps que les avocats, plus longtemps que les avoués; ils n’ont cédé qu’à la terreur d’être pris pour des greffiers. Je connais un homme superbe et pareil à un dieu de la fable; sa prestance étonne les populations; sa chevelure éclate comme la neige: vous diriez au bas mot un druide en habit noir. C’est un notaire. Je connais un homme plus dur que le fer, aiguisé, affilé, capable d’user la pierre du rémouleur, vivant scalpel qui saigne, ampute et taille dans l’intérêt des familles avec tout le sang-froid de Dupuytren ou de Jobert. Ce couteau est également un notaire. Je connais un troisième notaire doux, onctueux et même gluant qui a le parfum d’un sac de bonbons endommagé par l’humidité; un quatrième notaire, naïf et bon jusqu’à croire à son «collègue»; un cinquième, au contraire, sceptique, ravagé, veuf de ses illusions, un libre penseur du notariat, doutant de sa cravate et blasphémant la déesse Authenticité. Cela fait cinq bourgeois qui pourraient être aussi bien majors comme mon conservateur de concierge.

Maître Léon Malevoy, sixième notaire, était, de la tête aux pieds, un gentilhomme.

Tout auprès de la lettre d’invitation, qui venait d’être décachetée, un portefeuille de larges dimensions, fermé à clef, reposait sur la table, en avant des autres papiers. Maître Malevoy prit ce portefeuille et l’ouvrit à l’aide d’une petite clef qui pendait à la chaîne de sa montre. Sa main lente et en quelque sorte découragée étala devant lui, sur le bureau, un assez grand nombre de pièces que le portefeuille contenait.

Ces pièces se ressemblaient entre elles. Il y avait une demi-douzaine de petits dossiers, dont les chemises étaient faites de simple papier à lettre. Chaque dossier portait un nom avec un numéro; ils étaient rangés dans l’ordre suivant:

N° 1, M. le duc de Clare (mort).

N°2, la mère Françoise d’Assise (morte).

N° 3, Mme Marcelin, rentière, 10, rue Sainte-Marguerite (déménagée).

N° 4, le docteur Abel Lenoir. – Le docteur Samuel.

N° 5, Mme Davot, la supérieure et les dames de Bon-Secours.

N° 6, Divers – maître Deban – la concierge du n° 10 – Lancelot, aubergiste – Tourot, chiffonnier – Letanneur, etc.

Maître Léon Malevoy resta longtemps immobile, les yeux fixés sur cette série de numéros et de noms. Son regard exprimait une douloureuse lassitude. Il ne souleva aucune des enveloppes.

– J’ai cherché, murmura-t-il enfin; je sais tout ce qui se peut apprendre par le témoignage des vivants et des morts. J’ai combattu, j’ai prêté mon crédit, mon temps, mon argent, à cet homme énergique qui ne m’avait pas dit son secret: Lecoq est tombé foudroyé. L’association des Habits Noirs a disparu comme par enchantement et sans laisser de trace. Cela est ainsi, ou, du moins, cela semble être ainsi. Lecoq était la tête, le maître, le père! Lecoq est mort. Ses ténébreux soldats sont rentrés sous terre!

«Et pourtant, s’interrompit-il en posant sa main étendue sur la lettre d’invitation, le coup est parti de là, je le sens, je le sais, j’en suis sûr!

Sa tête désespérée s’inclina jusque sur sa poitrine, et d’un geste machinal il toucha le bouton d’un tiroir qui était à sa gauche, sous la table de son bureau. Le tiroir s’ouvrit à demi. Il le referma brusquement parce qu’on frappait avec discrétion à la porte de son cabinet.

– Entrez! fit le jeune notaire.

Urbain-Auguste Letanneur, maître clerc de l’étude Malevoy, ancien journaliste non entièrement converti, avait peu changé, depuis le soir où nous le vîmes, au cabaret de la Tour de Nesle, chez ce Lancelot, dont le nom était écrit, là, sur l’enveloppe du dossier n° 6. C’était encore un jeune homme, et sous la maturité qui venait à ce front rieur, quelques restes d’amour pour la bamboche perçaient. Il n’eût pas fallu plus d’un regard pour comprendre que ce cerveau, un peu téméraire, mais droit et nettement intelligent, n’avait rien de commun avec la forte tête du roi Comayrol, ni surtout avec la boîte à mielleuses coquineries qui surmontait le long cou du bon Jaffret.

Letanneur regardait franc, quoiqu’il y eût parfois sur son visage un voile d’inquiétude et de regret. C’était un travailleur qui n’avait pas cessé d’aimer le plaisir. Il avait changé sa vie le jour où Léon Malevoy, entrant en maître dans l’étude, avait dit à ses anciens camarades:

– Messieurs, je vous donne deux mois d’appointements et la clef des champs.

Il avait changé de vie, parce que Malevoy, le gardant à part, avait ajouté:

– Toi, tu es un brave garçon. Reste, mais sois sage! Letanneur, principal employé de l’étude depuis plusieurs années, avait voué à Léon un dévouement sincère; néanmoins, on ne pouvait pas dire qu’ils fussent amis dans toute la force du mot. Léon avait des secrets pour son maître clerc, et Letanneur ne s’était jamais déterminé à une confession générale.

L’idée d’être un dénonciateur lui fermait la bouche depuis dix ans. Ceci n’étonnera personne parmi ceux qui connaissent le point d’honneur parisien.

Letanneur était un vieux gamin de Paris.

– Patron, dit-il en entrant, les clercs sont partis. Avez-vous quelque chose à me commander avant la fermeture de l’étude?

– J’ai quelque chose à te demander, répliqua maître Malevoy. Avance.

Letanneur fit quelques pas dans l’intérieur du cabinet. Léon reprit:

– Reconnaîtrais-tu bien ce garçon avec qui je devais me battre, le matin du mercredi des Cendres, en l’année 1832?

– Il est mort, prononça tout bas Letanneur, qui devint très pâle.

– Le reconnaîtrais-tu, s’il vivait?

– Je ne l’ai vu qu’un instant, répondit le maître clerc, quand il était couché sous le réverbère. Mais ceux qu’on voit ainsi restent dans la mémoire. Oui, je crois bien que je le reconnaîtrais.

Léon resta un instant pensif, puis il dit:

– C’est bien!

Et il fit un geste qui donnait congé à son maître clerc. Celui-ci ne bougea pas. Léon ajouta:

– Cela suffit. Tu peux t’en aller.

– L’homme de la comtesse est venu, dit Letanneur en baissant la voix comme malgré lui: le vicomte Annibal Gioja.

Léon resta silencieux, mais ses sourcils se froncèrent. La maître clerc continua:

– Mme la comtesse est une dangereuse ennemie.

– C’est bien, prononça pour la seconde fois Léon.

– Il y a aussi les deux clercs nouveaux, continua Letanneur, et le nouveau domestique…

Maître Malevoy rougit.

– As-tu à t’en plaindre? fit-il.

– Les deux clercs ne veulent pas travailler, et le domestique ne veut pas servir. Ils disent qu’ils n’ont pas d’ordre à recevoir de moi.

Pour la troisième fois, Léon répéta, mais d’une voix sourde et profondément altérée:

– C’est bien!

– Patron, reprit le maître clerc, qui hésitait grandement, je me trouve connaître un fait que vous ignorez peut-être. Dès le temps de maître Deban, il y avait des personnes intéressées à posséder certaines pièces, faisant partie du dossier de la famille de Clare…

– Les papiers de la famille de Clare sont intacts, l’interrompit sèchement maître Malevoy.

– Tant mieux, patron, car demain, à onze heures du matin, communication vous en sera demandée.

Léon le regarda en face. Letanneur poursuivit d’une voix émue:

– Monsieur de Malevoy, vous venez de me rappeler une époque où vous aviez quelque amitié pour moi, puisque vous me choisissiez pour votre témoin dans un duel…

– Après? fit le jeune notaire avec impatience.

– Écoutez, Léon… commença le maître clerc. Il se reprit pour dire:

– Écoutez, Monsieur de Malevoy! Il est impossible que vous n’ayez pas besoin d’aide à l’heure où nous sommes!

Léon se redressa et garda le silence.

– Monsieur de Malevoy, continua Letanneur d’un ton presque suppliant, vous avez été bon pour moi. Vous n’ignoriez pas mes liaisons avec ceux que vous avez chassés et vous m’avez gardé chez vous. J’étais un homme entraîné, je n’étais pas un homme perdu: vous comprîtes cela, vous qui aviez si peu d’âge… et, depuis ce temps-là, je suis à vous corps et âme, Monsieur de Malevoy!

– Je n’ai pas eu lieu de regretter ce que j’ai fait, répliqua le jeune notaire qui détourna les yeux.

– On penserait que vous n’en êtes pas bien sûr, dit Letanneur avec amertume. Vous n’avez pas confiance en moi.

Il fit un pas vers Léon et ajouta:

– Je vous ai servi fidèlement, je le jure! Il n’y avait point de mérite à cela… Mais il y avait du danger.

L’œil perçant de Malevoy se releva sur lui.

– Si vous eussiez eu confiance, poursuivit le maître clerc, si vous m’aviez interrogé avec de bonnes paroles, je vous aurais avoué depuis bien longtemps ce qui fait ma peine. Il y a dans ma vie six semaines, deux mois peut-être, que je voudrais retrancher au prix de tout mon sang…

Léon lui tendit la main en souriant avec fatigue.

– Tu as été sollicité, dit-il, menacé peut-être, depuis lors…

– Obsédé, attaqué, blessé deux fois! murmura Letanneur.

– Ah!… fit le jeune notaire.

Le mot qu’il allait prononcer s’arrêta sur ses lèvres.

– Tu n’as pas porté plainte en justice, dit-il, donc quelque chose t’arrête et tu ne peux rien.

– Pour moi, c’est vrai, prononça tout bas Letanneur, mais pour vous…

Léon retira sa main.

– Tu aimes ma sœur, murmura-t-il, tu es un fou!

Comme le rouge montait aux joues de Letanneur, Léon acheva d’un ton doux et affectueux:

– Tu n’es pas seul à souffrir. Tout ce que tu pourrais me dire, je le sais. Laisse-moi, et ne me garde pas rancune.

Le maître clerc se retira sans ajouter une parole. Malevoy mit sa tête entre ses deux mains, dès que la porte se fut refermée.

– Oui, pensa-t-il tout haut après un long silence, je sais tout, ou, du moins, je crois tout savoir, et cela ne me sert à rien! Et il ne me servirait à rien d’en savoir davantage! L’heure vient. Je la sens approcher. Ces gens resserrent le cercle autour de moi, le cercle sans issue. Il ne me convient pas de fuir: je n’ai pas d’armes pour combattre…

– Pas d’armes! répéta-t-il avec une étrange expression d’égarement dans les yeux.

Sa main toucha de nouveau et comme malgré lui le bouton du tiroir qui s’ouvrait sous la tablette de son bureau.

Sa main disparut dans le tiroir et ressortit, tenant une riche paire de pistolets de poche, en ivoire, incrusté d’émail.

– Cela ne vaut rien pour combattre, murmura-t-il en découvrant les capsules toutes neuves qui brillaient à la cheminée des pistolets, mais cela délivre.

Son œil fixe s’ouvrit tout rond, comme font, dit-on, les yeux de ceux que le vertige penche et attire au-dessus du vide.

Il tressaillit violemment et se recula. C’était le vide, en effet, qu’il voyait au-dessous de lui. Une contraction pénible agita les muscles de sa face tandis qu’il murmurait encore, répondant aux lugubres tentations de sa pensée:

– Non! oh! non! Rose resterait seule!

Un baiser effleura son front et une douce voix dit à son oreille:

– Merci, mon frère.

Il se retourna sans étonnement. Sur son visage bouleversé, le sourire luttait contre l’angoisse.

Rose de Malevoy était derrière lui, souriant aussi avec une tristesse profonde.

– Nous sommes donc bien malheureux! prononça-t-elle lentement en lui prenant les deux mains.

Son œil doux et vaillant dont la prunelle, d’un bleu obscur, semblait noire sous l’ombre de ses longs cils, était fixé sur les yeux de son frère. Dans les demi-ténèbres qui emplissaient cette vaste pièce, sa taille gracieuse, mais trop frêle, grandissait, amincie. Il y avait en elle quelque chose de ces visions qui passent, aux heures extrêmes où là destinée étend sa main pour secourir ou pour frapper.

Léon l’attira contre lui, et les deux bras de la jeune fille se nouèrent autour de son cou.

– Tu viens de l’hôtel de Clare, dit-il.

Rose avait son manteau de velours et ses fourrures.

– J’ai promis que nous irions, fit-elle au lieu de répondre et en pointant du doigt la lettre d’invitation qui restait ouverte sur la table.

Léon baissa la tête et murmura:

– Pour quoi faire?

Elle dépouilla son manteau d’un mouvement facile et charmant; elle ôta son chapeau, elle releva d’un tour de main sa coiffure affaissée. Léon la regardait attendri. Elle s’assit sur ses genoux comme un enfant.

– C’est aujourd’hui la fin de mes dix-neuf ans, dit-elle. Pourquoi n’as-tu pas laissé parler M. Letanneur?

– Tu étais là? interrogea Léon. Tu écoutais?

– J’arrivais comme tu disais: «Vous aimez ma sœur.» Es-tu bien sûr qu’il m’aime?

Léon jouait avec ses noirs cheveux qui se déroulaient en boucles splendides.

– Madame Letanneur! poursuivit-elle. Madame Urbain-Auguste Letanneur!

Malgré lui, Léon sourit.

– Moi, dit-elle, je ne ris pas. J’ai bien vieilli depuis hier. J’ai songé au couvent, comme tu as pensé à tes pistolets, mon frère. Le couvent sans vocation est aussi un suicide. Et puis tu resterais seul!

– En effet, pensa tout haut Léon. Depuis hier, petite sœur, te voilà bien changée!

Elle le regarda d’un œil sérieux.

– J’ai été bien longtemps une enfant, reprit-elle. Je faisais un beau rêve, peut-être. J’ai refusé la main d’un homme dont la recherche me rendait fière: un grand esprit et un grand cœur.

– Le docteur Abel Lenoir… murmura Léon.

– Oui, prononça lentement la jeune fille, et cela m’étonne d’avoir osé dire non au docteur Abel Lenoir. Nous ne devons repousser personne.

Elle leva la main de son frère jusqu’à ses lèvres, et, quoiqu’il fit résistance, elle y mit un baiser en disant:

– Je suis une femme maintenant. Tout ce que j’ai acquis, je te le dois. Tu me demandais pourquoi nous irions à l’hôtel de Clare, au bal, quand nos deux cœurs sont en deuil. Je te répondrai tout à l’heure. Auparavant il faut que je sache…

– Il faut! répéta Léon un peu scandalisé. Cela veut dire: je veux!

– Cela veut dire: je veux, répéta la jeune fille à son tour. Je veux savoir!

Et, pendant que leurs regards se croisaient, elle ajouta:

– Tu as dit à Letanneur: «Je sais tout.» J’ai besoin de savoir tout ce que tu sais. Il y a là-dedans une femme; les hommes ne peuvent pas combattre les femmes.

– Je ne songe plus à combattre, murmura le jeune notaire.

– C’est pour cela que me voici, prononça Rose d’une voix sourde et si résolue que Léon eut un mouvement au cœur. Je combattrai à ta place, mon frère.

– Pauvre sœur, dit-il, Dieu m’avait donné du courage. Si je suis désespéré c’est que tout est perdu.

Mlle de Malevoy fixa sur lui ses grands yeux qui brillaient d’un calme étrange.

– Tu n’es pas coupable, fit-elle, j’en jurerais sur mon salut!

– Demain, répliqua Léon, je passerai pour coupable.

– Demain est loin… si les titres étaient recouvrés cette nuit?

– Les titres, répéta Léon stupéfait. Qui donc t’a dit?…

– Je ne suis pas superstitieuse, fit Rose au lieu de répondre, mais certains souvenirs d’autrefois restent en moi comme des croyances vagues. J’ai été élevée dans le Morvan où les fantômes vont sur la lande, autour de l’eau qui dort. Nourrice-Nonor, ma pauvre vieille mère de lait, les avait vus bien souvent le long des grandes friches qui descendent des derniers sommets de la Côte-d ’Or vers le cours sombre de l’Arroux. Elle disait toujours: «Il y a des lieux qui sont fées.» Et elle contait l’histoire de la Croix-Malou, derrière laquelle chacun trouve son bonheur ou son malheur. Il est pour moi, à Paris, un lieu qui est fée, car, deux fois, j’y ai trouvé mon destin.

Elle s’arrêta. Léon ne l’interrogea point.

– Aujourd’hui, reprit-elle lentement, je suis retournée au cimetière du Montparnasse.

– Toute seule?

– Toute seule.

– Il était là?

– Oui… assis, non plus auprès de la pauvre tombe, mais dans l’enceinte qui entoure la grande sépulture des Clare. Il aime la princesse Nita d’Eppstein.

– Qui est donc cet homme? s’écria Léon brusquement. Tu ne me l’as jamais dit!

Un éclair renaissait dans ses yeux éteints. Rose l’embrassa.

– C’est cela, fit-elle. Éveille-toi, mon frère, fût-ce pour haïr!

– Qui est cet homme? répéta Malevoy. Moi aussi, je veux savoir!

Mlle de Malevoy ne répondit pas.

– Mon frère, dit-elle après un silence, de ce ton rassis et résolu qui inspirait à Léon tout ensemble de la crainte et un confus espoir, tu sais ce que j’ai besoin d’apprendre, et je connais ce que tu ignores peut-être. Tu as prononcé le mot: depuis hier je suis bien changée. On peut vieillir de dix ans en un seul jour. Ne me traite plus comme une enfant pour qui l’on pense et pour qui l’on agit. Je pense par moi-même; par moi-même, je veux agir. Je n’aimerai qu’une fois, et qui donc lui donnera une tendresse pareille à la mienne? J’ai le droit de combattre. Si je remporte la victoire, je gagnerais peut-être ton bonheur avec le mien – et le sien, car ma vie entière sera consacrée à le faire heureux.

– Mon bonheur! à moi! murmura Léon qui secoua la tête tristement.

Rose se leva et prit un siège à côté de lui, disant:

– Jusqu’à ce que tu m’aies expliqué clairement et complètement le cas où tu te trouves, nos paroles se croiseront sans se répondre. Après toi je parlerai. Maintenant, je t’écoute.

Le regard du jeune homme se porta avec une lassitude effrayée sur les papiers qui étaient devant lui.

– Ce sera long, fit-il en se parlant à lui-même. La jeune fille répliqua froidement:

– La nuit entière est à nous.

Léon rapprocha de lui le dossier qui portait pour suscription: «n° 2, la mère Françoise d’Assise (morte)», l’ouvrit, non sans une visible hésitation.

– Ma sœur, prononça-t-il avec gravité, je ne connais pas de cœur plus loyal que le tien. Ceci est le secret d’une famille, et, nous autres notaires, nous sommes des confesseurs. Tu es la rivale de la princesse d’Eppstein, pourrais-tu affirmer sous serment que, demain, tu ne seras pas son ennemie?

– Sous serment! répondit Rose. Je l’affirme! J’aime Nita comme si elle était ma sœur. Je jure que je l’aimerai toujours!

– Écoute donc, poursuivit Malevoy d’un ton solennel et presque menaçant. Si d’un malheureux qu’il est, certaines gens font jamais du fils de ton père un criminel, tu comprendras du moins pourquoi il meurt ou pourquoi il se venge!

XIII Raymond Clare-Fitz-Roy, duc de Clare

Un instant, Léon de Malevoy feuilleta le dossier de la mère Françoise d’Assise; puis il commença ainsi:

– Tu as connu Rolande de Clare, la religieuse de Bon-Secours, qui est morte à près de cent ans; tu as connu également le feu général duc Guillaume de Clare, père de la princesse d’Eppstein. Le drame que je vais te raconter eut quatre personnages: Rolande, Guillaume, Raymond, Thérèse.

«Le père de Nita, le duc Guillaume, était le fils cadet de William Fitz-Roy Jersey, duc de Clare, reconnu pair de France et cousin du roi par la déclaration de 1776, grand d’Espagne de première classe, et, malgré tout cela, maintenu par rescrits spéciaux de la reine Anne, aux peerages d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, sous ses nombreux titres et qualités. La fortune de cette famille, dont le roi Jacques et le prétendant avaient proclamé l’origine quasi royale, était immense. Les biens d’Angleterre seulement auraient pu fournir plusieurs apanages de prince.

«William Fitz-Roy, compagnon et ami du second chevalier de Saint-Georges, Charles-Édouard, avait été mêlé dans sa jeunesse à toutes les entreprises ayant pour but de rétablir sur le trône d’Angleterre la race exilée des Stuarts. Ce fut un dissipateur double, jetant son or des deux mains aux conspirations et aux somptueuses folies de la cour française. Lorsque, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, George III confisqua enfin ses biens d’Angleterre, on le regardait déjà comme aux trois quarts ruiné, quoiqu’il possédât encore un revenu évalué à plusieurs centaines de mille livres.

«Il était veuf, et sa cousine Rolande de Clare, qu’on appelait lady Stuart, tenait sa maison à Rome où il avait choisi sa résidence. On disait de celle-là qu’elle avait élevé ses regards très haut et que les rayons du soleil lui avaient brûlé le cœur; d’autres prétendaient qu’un mariage mystérieux la rapprochait de ce trône déchu qui était son berceau. À la mort de Charles-Édouard, le second prétendant, elle porta le deuil de veuve et ne le quitta que pour prendre le nom de sœur Françoise d’Assise et revêtir l’habit de religieuse qui devait être son linceul, après tant d’années de morne pénitence.

«Le duc William avait deux fils dont l’éducation se fit à Rome. L’aîné, Raymond, comte du Saint-Empire, en naissant, par don gracieux de Joseph II, son parrain, fut destiné à un grand état. On lui substitua tout ce qui restait des biens de France et d’Italie. Lady Rolande Stuart, sa marraine, acquit, en son nom, le château de la Nau-Fabas, en Dauphiné, qui touchait aux anciennes possessions de la famille et complétait un splendide domaine. Il devait être d’épée. Son frère puîné, Guillaume, fut réduit à la stricte portion des cadets de la noblesse anglaise. L’Église seule lui restait, avec la protection de son frère.

«Lady Rolande Stuart était une femme d’un haut caractère et d’un courage presque viril. Elle accomplit comme il faut ses fonctions de mère près des fils du vieux duc William, qui s’en allait diminuant et tombant.

«Lorsque vint la Révolution française, le vieux duc était mort; Raymond venait de recevoir son brevet de colonel; Guillaume allait entrer dans les ordres.

«C’étaient deux beaux jeunes gens. Ma sœur, tu as été à même trois fois d’apprécier l’admirable sang de cette race: tu as vu lady Rolande Stuart presque centenaire, tu as vu le duc Guillaume à soixante ans; tu voyais ce matin encore la princesse Nita, brillante de grâce et de jeunesse…

– Je ne connais rien de si beau qu’elle, murmura Rose, si ce n’est lui!

– Lady Stuart, poursuivit Léon de Malevoy, aimait tendrement ses neveux Raymond et Guillaume, mais sa préférence était pour Raymond, le jeune duc, cœur généreux, esprit hardi. Le besoin de son éducation militaire avait nécessité pour lui un séjour de deux années à Paris. Quand il revint, il était impossible de voir un plus parfait cavalier.

«Seulement lady Stuart découvrit en lui avec une profonde inquiétude des idées qui n’étaient point celles de ses pères. En ce temps-là, Paris n’enseignait déjà plus l’amour du passé. Le fils des chevaliers avait détaché un fruit de l’arbre de la science. Il rapportait de ce brûlant foyer parisien qui chauffe périodiquement l’enthousiasme du monde entier, la fièvre nouvelle; il était un homme de l’avenir.

«Cette grande date 1789 éclatait sur le monde. Les deux frères s’aimaient, et pourtant ils se dirent adieu, pour suivre deux routes opposées.

«Quelques années plus tard, lady Rolande Stuart, rentrée en France par la porte du danger, travaillait ardemment et au risque de sa vie au rétablissement du trône. Elle payait avec son sang cette hospitalité du château de Saint-Germain, maigre et presque honteuse, que les Bourbons avaient donnée jadis comme une aumône à Stuart dépossédé. Guillaume, laissant là le surplis, combattait à l’armée de Condé. Raymond, le duc, était simple sergent à Sambre-et-Meuse, malgré son brevet de colonel.

«On vit cela souvent à cette époque tempétueuse.

«La tempête se calma au-dedans, portée au-dehors par les gloires de l’Empire. En 1814, il y avait un général duc de Clare qui commandait une division à Montmirail: c’était Raymond, tandis qu’un autre général de Clare attendait près du roi Louis XVIII, à Hartwell: c’était Guillaume.

«L’abdication de Fontainebleau brisa l’épée de Raymond et rouvrit à Guillaume les portes de la patrie.

«Il y avait de longues années que les deux frères ne s’étaient rencontrés.

«Tout ce que je viens de te dire, ma sœur, est la préface indispensable du récit de la mère Françoise d’Assise. Voici maintenant le récit.

«Le 6 avril 1814, un mois environ après le retour de l’empereur, nous trouvons le général duc Raymond de Clare à son château de la Nau-Fabas, situé à peu de distance de la frontière de Savoie, en la paroisse de Pontcharra. Une blessure grave, reçue au début même de la campagne des Cent-Jours, le retenait loin des champs de bataille où se jouait le va-tout de l’empire.

«C’était un soir. Il y avait de l’orage dans la montagne, et l’on entendait parfois au loin des coups de feu, mêlés aux échos du tonnerre, car la gendarmerie de Grenoble poursuivait un corps de royalistes dans les gorges qui sont en avant de Cheylas.

«Raymond, demi-couché sur une chaise longue, avait les mains dans celles de la jeune duchesse de Clare, sa femme, et regardait jouer sur le tapis un chérubin de deux ou trois ans, qui était son fils Roland.

«Le général était jeune encore, et très beau; j’ai vu son portrait, peint vers ce temps-là, entre les mains de la mère Françoise d’Assise.

Il avait épousé par amour, quatre ans auparavant, une fille de petite noblesse, en ce même pays dauphinois. Sa femme était presque une enfant, par l’âge, et plus encore par l’ignorance du monde, car elle n’avait jamais quitté sa famille, habitant la partie la plus retirée du val de Graisivaudan. Elle adorait son mari comme un dieu. La mère Françoise d’Assise, en parlant d’elle, après tant d’années écoulées, avait les larmes aux yeux, ces yeux austères que le martyre n’aurait point mouillés. Elle disait souvent: «Thérèse était bonne et belle comme les anges.»

– Thérèse! murmura Mlle de Malevoy. Est-ce donc le nom qui manque à cette pauvre tombe?…

– Deux fois, continua Léon: la première fois, à l’occasion de son mariage, la seconde fois, pour la naissance de son fils, le général duc Raymond de Clare avait renoué correspondance avec sa famille. La première réponse qu’il reçut était signée Guillaume. Elle ne manquait pas de tendresse, mais elle désapprouvait ce que le général royaliste appelait une mésalliance.

«La seconde lettre était de lady Rolande Stuart. Sous le style rigide de celle-là, on sentait battre un cœur de mère. Lady Stuart demandait à être la marraine de l’enfant.

«L’enfant fut nommé Roland, du nom de lady Stuart.

«Ce soir dont je te parle, ma sœur, quelques minutes avant l’heure du souper, un domestique entra dans la chambre du général, disant qu’une vieille paysanne et un paysan, tous deux étrangers à la contrée, demandaient l’hospitalité. C’était chose tellement simple que Raymond s’étonna d’être dérangé pour si peu: sa maison était ouverte à tout le monde.

«Mais le domestique ajouta:

«- Le paysan et la paysanne ont exigé que leurs noms fussent dits à M. le duc. Le paysan s’appelle Guillaume, et la paysanne Rolande.

«Raymond oublia sa blessure et se leva tout droit.

«L’instant d’après, les deux frères étaient dans les bras l’un de l’autre, et le petit Roland, étonné, jouait sur les genoux d’une grande femme à cheveux gris qui lui disait:

«- Aime-moi bien, enfant chéri, je suis ta tante et ta marraine.»

«Guillaume de Clare, fugitif et cherchant à gagner le Piémont par la Savoie, avait trouvé, cette nuit, les routes barrées de tous côtés. Il était blessé, lui aussi. Ce n’était pas au hasard qu’il avait frappé à la porte de Raymond.

«Je répète que les deux frères s’aimaient; j’ajoute que chacun d’eux avait un noble cœur, Guillaume trouva un abri sûr au château de la Nau-Fabas que la présence de Raymond transformait en un sanctuaire pour les serviteurs du gouvernement impérial. Ce furent quelques semaines heureuses. La blessure du général royaliste était légère, celle de Raymond allait se guérissant.

«Thérèse, la jeune duchesse de Clare, avait conquis du premier coup la tendresse de lady Stuart. Je ne sais pas si elle eût brillé dans un salon de notre faubourg Saint-Germain, et je ne dis pas non; car la simplicité, cette grâce souveraine, est partout à sa place; mais ici, dans son rôle de châtelaine hospitalière, Thérèse était adorable, au point de trouver grâce devant son beau-frère lui-même. Le courtisan d’Hartwell ne pouvait s’empêcher d’admirer et d’aimer cette suave créature, douce et fière comme une image de la Vierge avec son enfant dans ses bras.

«Mais celles qui sentent vivement gardent longtemps le souvenir de la première impression reçue. Thérèse se souvenait du premier regard de Guillaume, quand il était entré avec sa veste de paysan. Ce regard lui avait mis du froid dans le cœur. Thérèse respectait Guillaume, le frère de son bien-aimé mari; elle était pour lui empressée, prévenante et tendre, mais elle avait de lui une vague frayeur.

«Raymond était plus soldat, Guillaume plus grand seigneur; l’aspect du général royaliste était comme une voix muette qui reprochait à Thérèse son éducation villageoise et son humble origine.

«Là-bas, dans ces montagnes du Dauphiné, le sang est chaud, les têtes sont dures. La passion politique s’y allume vivement et s’éteint avec peine. Depuis le retour de Napoléon, une sourde fermentation régnait: deux révolutions successives en l’espace de quelques mois avaient donné un furieux aliment aux rancunes particulières.

«Vers le milieu du second mois des Cent-Jours, des bandes armées commencèrent à paraître; troupes de brigands selon les uns, selon les autres, avant-garde d’un bataillon fidèle; en politique, les choses sont sujettes ainsi à être baptisées deux fois. Il y eut d’abord des engagements de village à village, puis on entendit parler de gendarmes tués à l’affût dans les gorges, et un détachement de recrues, marchant nuitamment pour gagner les Hautes-Alpes, fut presque entièrement détruit, sur la rive gauche de l’Isère, à la fin d’avril.

«Une autre nuit du commencement de mai, ceci importe davantage à mon histoire, un corps nombreux passa la frontière de Savoie sous prétexte de contrebande, et attaqua le dépôt d’un régiment d’infanterie, arrêté à Pontcharra. Il y eut là un combat sanglant et singulièrement meurtrier. Les prétendus contrebandiers furent repoussés, mais ils avaient mis le feu aux quatre coins du bourg, qui brûla pendant une semaine entière. Quelques maisons seulement restèrent debout çà et là autour de l’église calcinée. La mairie avec tous les papiers municipaux avait été détruite.

«C’était à la mairie de Pontcharra que le général Raymond, duc de Clare, avait célébré son mariage. Roland de Clare, son fils, avait été inscrit au registre de l’état civil dans cette même mairie de Pontcharra.

«Comme la perte des registres rendait Thérèse soucieuse, Raymond lui dit, la main dans celle de Guillaume:

«- Nous avons les extraits au château, ma chère femme, et rien n’est plus facile que de régulariser une situation pareille. Dès que je serai guéri, j’irai pour cela à Grenoble.»

«- D’ailleurs, ajouta Guillaume en souriant, nous sommes, ici présents, les derniers de Clare: Raymond, ma tante Rolande, et moi. Ni ma tante Rolande ni moi nous ne prendrons l’héritage de mon neveu, Madame ma sœur!»

«Le sourire du général royaliste réchauffa le cœur de Thérèse, mais lady Stuart lui fit encore plus de bien en ajoutant:

«- Je répondrais de mon neveu Guillaume comme de moi-même, mais il faut que ces choses soient faites et bien faites. Les événements sont dans les mains de la Providence. Duc, nous irons tous à Grenoble, quand le temps sera propice, et nous témoignerons.

«Mais le temps, désormais, ne devait jamais être propice.

«Vers la fin de ce même mois de mai, les deux frères échangèrent l’adieu. Guillaume de Clare était guéri; le sort semblait pencher de nouveau vers les Bourbons, et Guillaume ne voulait point rester oisif à l’heure de la lutte. Il partit. Lady Stuart le suivit.

«Quand le duc et sa jeune femme se trouvèrent seuls de nouveau dans le grand salon du château, Thérèse pleura.

«- Tu les regrettes? demanda Raymond.

«- Ils s’en vont pour nous combattre, répondit Thérèse.

«- C’est le malheur des guerres civiles, murmura le duc. Mais je t’en prie, Thérèse, dis-moi que tu les aimes.

«- J’aime lady Stuart, prononça tout bas la jeune duchesse. Elle m’aime.

«- Mon frère Guillaume ne t’aime-t-il pas aussi?

«- Je ne sais… fit-elle après un long silence.

«Puis elle ajouta en se couvrant le visage de ses mains:

«- Si notre petit Roland n’était plus en vie, Monsieur Guillaume (elle souligna le mot monsieur) serait héritier de tous les biens et de tous les titres de la maison de Clare!»

«Le canon de Waterloo tonna, puis se tut. L’empereur était le prisonnier de l’Angleterre.

«Au dernier moment de la lutte, le duc Raymond, blessé qu’il était et si faible qu’il avait peine à monter à cheval, avait endossé le harnais pour se mettre à la tête d’un corps de volontaires. Il fut pris les armes à la main et conduit à Grenoble où siégeait la commission militaire.

«Thérèse était dans la ville avec son fils, mais elle n’obtint jamais la permission de passer le seuil de la prison.

«Les tribunaux exceptionnels sont partout et toujours les mêmes. Le duc Raymond, comme tant d’autres, avait fait sa soumission au roi Louis XVIII avant les Cent-Jours. Il fut appelé devant la cour prévôtale, sous l’accusation de haute trahison.

«La veille du jour où il devait être jugé, le même paysan qui avait frappé jadis une nuit à la porte du château de la Nau-Fabas fut introduit dans sa prison. Les ordres étaient pourtant bien sévères, mais il n’est point de clef que l’or ne puisse faire tourner.

«Les deux frères restèrent une demi-heure ensemble. Guillaume de Clare emporta le portefeuille de Raymond, lequel contenait tous ses papiers de famille.

«Ceci faisait partie d’un plan qui devait, sinon sauver l’accusé, du moins retarder le jugement.

«- Nous aurons ainsi quelques jours de répit, avait dit le général royaliste. En quelques jours on fait bien des choses!»

«Le duc Raymond répondit:

«- Frère, j’irai jusqu’à fuir, s’il le faut, à cause de ma Thérèse bien-aimée et de mon enfant. Agis pour le mieux, je mets mon salut entre tes mains.

«Guillaume, qui était sur le point de sortir, revint pour ajouter:

«- Quand même tu trouverais un moyen de communiquer avec la duchesse, pas un mot de notre projet! Sa frayeur et son indignation seront notre meilleur auxiliaire devant le tribunal. Si l’on pouvait supposer que toi et moi nous sommes d’accord, tout serait perdu.

«Ceci était très vrai, mais très subtil. Les choses trop subtiles sont dangereuses.

«Le lendemain, le général Raymond de Clare comparut devant ses juges. Dans un coin de la salle, il y avait une pauvre femme voilée qui portait un enfant dans ses bras.

«L’audience durait depuis une heure à peine, lorsqu’un huissier remit une lettre au président. Il y eut aussitôt un mouvement parmi les juges, et un nom courut de bouche en bouche dans l’auditoire:

«- Le général de Clare!

«Selon la mode anglaise, Guillaume, étant cadet, ne portait aucun titre.

«Chacun pensait qu’il venait au secours de son frère.

«Une seule personne, au lieu d’éprouver un mouvement d’espoir, se sentit froid jusque dans le cœur en écoutant le nom du général royaliste: ce fut la jeune femme voilée qui portait un enfant dans ses bras.

«La première impression de Thérèse subsistait toujours. Elle avait peur de son beau-frère; peur pour elle-même et pour Roland.

«Aussi ne fut-elle point surprise, mais bien épouvantée, quand son beau-frère répondit à la question du président, touchant ses noms et qualités:

«- Lieutenant général Guillaume Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare.

«Elle serra silencieusement son fils contre sa poitrine. Il lui semblait qu’on héritait de lui vivant.

«Le nouveau duc, cependant, prit dès l’abord une attitude qui étonna singulièrement le tribunal et les assistants.

«- Je viens, dit-il, protester contre la procédure, en la forme, et demander avec l’agrément du roi notre maître qu’il soit sursis quant au jugement du fond. Il n’y a qu’un duc de Clare, c’est moi, je n’ai plus de frère. L’homme que voici sur le banc des accusés, qu’il soit ou non un général au service de l’empire déchu, n’a aucun droit au nom de Clare et je le dénonce comme un imposteur.

«Le duc Raymond se leva très pâle et se rassit sans avoir parlé: ceci faisait partie du plan concerté dans la prison entre les deux frères.

«Un cri faible fut entendu. On emporta une femme évanouie et un enfant qui pleurait: ceci était le résultat du plan qui avait un côté trop subtil.

– Ma sœur, il faut faire bien attention à cette circonstance, s’interrompit ici Léon de Malevoy, car c’est l’explication d’une étrange énigme. Thérèse s’enfuit sous le coup d’une pensée terrible; elle voyait la vie de son fils menacée par l’homme qui devait être son protecteur.

«La comédie qui se jouait était destinée à donner le change aux juges, mais cette comédie trompait Thérèse bien plus complètement que les juges eux-mêmes, parce qu’on ne l’avait point mise dans le secret. C’était une simple fille des champs, malgré tout, et le haut rang qu’elle avait occupé un instant ne pouvait lui avoir enseigné le monde, car le château de la Nau-Fabas était une solitude. Cet homme qu’elle avait soigné blessé, cet hôte ingrat, ce frère dénaturé qui revenait tout-puissant de Paris, non point pour secourir son frère malheureux, mais pour le dépouiller après l’avoir accablé, lui fit horreur et l’épouvanta.

«Elle n’eut plus qu’une pensée: cacher son fils. La vie de son fils opposait un dernier obstacle aux ambitions de cet homme, pauvre faible obstacle, facile à briser. Il fallait fuir, puisque la résistance était désormais impossible. À tout prix il fallait fuir.

«Thérèse quitta Grenoble, ce jour-là même.

«L’audience, cependant, continuait. Sur l’observation du président, tendant à établir que l’incident était entièrement étranger à la cause et en dehors de la compétence de la cour prévôtale qui pouvait connaître seulement du fait de trahison, Guillaume fit valoir la volonté du roi et plaida avec une rare énergie son intérêt personnel et de famille, son intérêt d’honneur. Il ne voulait pas, dit-il, que le noble nom de Clare, synonyme de loyauté en France comme en Angleterre, historique dix fois, cité à chaque page des annales de la fidélité, fût porté sur l’échafaud avec cette tache de trahison.

«- Les Clare, ajouta-t-il, meurent pour le roi, ils l’ont prouvé depuis deux siècles, que le roi ait nom Stuart ou Bourbon: ils ne meurent jamais contre le roi. La révolution triompherait à bon droit, si elle pouvait inscrire dans son martyrologue un fils de Stuart dont le sang ferait un contrepoids impie au sang royal du premier Charles.

«Que cet homme soit puni, termina-t-il enfin, il m’importe peu, je ne le connais pas, mais qu’on me laisse au moins le loisir de mettre mon écusson à l’abri d’une tache funeste. Il ne serait pas bon que l’Europe pût dire: un soldat de l’armée de Condé, un compagnon d’exil de Louis XVIII, un général français, un pair de France, a demandé huit jours de la vie d’un coupable pour sauvegarder son propre honneur, et cette grâce lui a été refusée! Dans l’espace de huit jours, je m’engage à prouver que le général bonapartiste, assis au banc des accusés, n’a aucun droit à mon nom de Clare, aucun droit à mon titre de duc, et je mets la cour au défi d’affirmer que, parmi les papiers de cet homme, une seule pièce ait été trouvée qui établisse son prétendu état civil. Mon frère aîné, le duc de Clare, est mort, je suis son unique héritier; dans huit jours, à cette même place, je m’engage à produire son acte de décès…

«Ma sœur, c’était un temps troublé profondément, où le cours des choses allait sans doute au vent de la faveur et de la passion. Il faut constater cela pour expliquer les hardiesses presque insensées de cette allégation, dans le pays même où le général Raymond de Clare possédait d’immenses domaines, et à quelques lieues seulement de sa résidence bien connue. Mais les juges composant la cour étaient étrangers à la contrée et il est des jours où la politique est friande de scandales. L’échafaud qui se dresse après les guerres civiles ne déshonore pas: c’est un calvaire. Ce qui déshonore, c’est le vol et l’imposture: l’idée de trouver, sous l’uniforme d’un général de division la peau d’un effronté coquin, était faite pour séduire.

«Guillaume de Clare ne demandait, après tout, qu’une semaine.

«La cour s’ajourna.

«C’en était assez pour la réussite du plan.

«Dans la nuit du surlendemain, Raymond de Clare s’évada des prisons de Grenoble, par les soins du duc Guillaume, son frère.

XIV Frère et sœur

Léon de Malevoy reprit:

– Toutes ces choses sont relatées ici dans le récit de la mère Françoise d’Assise, écrit, partie de sa propre main, partie de la mienne, sous sa dictée.

«Lady Stuart était du voyage triste qui suivit l’évasion préparée par Guillaume. Ce fut elle qui accompagna Raymond à son château de la Nau-Fabas, où ils croyaient retrouver la jeune duchesse Thérèse et le petit Roland.

«Raymond regrettait ce qu’il avait fait; lady Stuart partageait son avis. C’étaient deux nobles cœurs et dignes de s’entendre: pour l’un ni pour l’autre, cependant, la droite intention de Guillaume ne soulevait aucun doute.

«Ils arrivèrent au château de la Nau-Fabas avant le jour. La blessure de Raymond s’était rouverte en chemin. Les gens du château n’avaient vu ni la jeune duchesse Thérèse ni l’héritier, comme on appelait le petit Roland dans les domaines. De vagues rapports ayant donné à penser que la mère et le fils avaient passé la frontière de Savoie, Raymond voulut continuer son voyage. Il était très faible et il perdait beaucoup de sang.

«À trois jours de là, dans un petit hameau savoyard, non loin de Chambéry, les deux frères eurent leur dernière entrevue, à laquelle assista lady Stuart. Raymond était mourant et avait reçu déjà les secours de la religion. Il embrassa Guillaume, qui pleura en lui rendant son baiser. Il confia à Guillaume la tutelle de sa jeune femme et de son enfant; en outre il l’institua, en cas de malheur, son légataire universel.

«Le lendemain, Raymond, duc de Clare, rendit son âme à Dieu. C’était le vingt-quatrième jour de juillet en l’année 1816. Son acte de décès fut dressé en due forme et joint au dépôt que Guillaume possédait déjà.

«Lady Stuart aimait le duc Raymond comme un fils. La communauté de foi politique l’avait toujours rapprochée de Guillaume; mais, au fond du cœur, Raymond était son préféré. Elle resta violemment frappée et toutes les recherches pour découvrir la retraite de la jeune duchesse et de son fils ayant été inutiles, lady Stuart se retira au couvent de Bon-Secours, au commencement de 1817, sous le nom de sœur Françoise d’Assise.

«Il semblait que Thérèse eût tout d’un coup disparu de la surface terrestre, avec son fils, sans laisser de trace. Ce qui va suivre est purement conjectural et résulte de renseignements recueillis à droite et à gauche, indépendamment de ce que la mère Françoise d’Assise et feu M. le duc pouvaient savoir eux-mêmes.

«Les noms inscrits sur ces papiers, s’interrompit Léon Malevoy en rapprochant de lui les différents petits dossiers qui, naguère, étaient sous la même enveloppe, indiquent les personnes interrogées. Aucune, parmi ces personnes, ne savait rien de certain.

«Les probabilités sont que Thérèse, duchesse de Clare, trompée par l’apparente trahison de son beau-frère et lui attribuant peut-être tout le malheur de son mari, quitta la France, poursuivie par une terreur qui ne devait jamais se guérir. À ses yeux, c’était l’ambition, c’était aussi la cupidité qui avaient guidé Guillaume de Clare. Selon son raisonnement, et quelle mère, abusée comme elle l’était, n’eût fait un raisonnement pareil? l’homme qui avait tué son propre frère ne devait pas reculer devant le meurtre de son neveu. Dès le premier moment sa préoccupation unique fut de fuir le plus loin possible et de cacher son fils à tous les yeux. Elle traversa la Savoie, puis la Suisse, puis une grande partie de l’Allemagne, poursuivie sans cesse par l’image fratricide de Guillaume.

«Elle dut vivre du travail de ses mains dans la retraite inconnue qu’elle s’était choisie. Elle avait emporté quelques bijoux; mais, par une contradiction qui est dans le cœur de toutes les mères, elle gardait chèrement cette ressource suprême, pour combattre, au jour où son fils, devenu homme, pourrait revendiquer ses droits.

«Pendant que la veuve de Raymond menait ainsi la dure vie de l’exil, lady Stuart restait cloîtrée au couvent des dames de Bon-Secours, où un bref du Saint-Père lui donnait une autorité spéciale, en dehors de la hiérarchie, et Guillaume prenait place à la chambre des pairs en qualité de duc de Clare.

«Les papiers de la mère Françoise d’Assise contiennent mention d’une entrevue qui eut lieu aux Tuileries entre le nouveau duc et le roi Louis XVIII. Guillaume avait choisi son souverain pour confesseur, du consentement de lady Stuart. Toute l’affaire de Grenoble fut soumise au roi, qui approuva la conduite de son fidèle serviteur et promit, le cas échéant, de sauvegarder les intérêts du légitime héritier de la maison de Clare.

«Le cas ne devait jamais se présenter.

«En 1818, le duc Guillaume épousa la fille unique du prince médiatisé d’Eppstein, dont il eut deux filles. La première, Raymonde de Clare, princesse d’Eppstein, mourut en 1828, à l’âge de neuf ans. La seconde est la princesse d’Eppstein actuelle, Nita de Clare.

«Lorsque survint la révolution de 1830, le duc Guillaume était veuf depuis un an. Comme certains amis particuliers de Louis XVIII, il avait fait de l’opposition à Charles X, et l’avènement de Louis-Philippe le trouva prêt à se rallier. Néanmoins, par convenance et comme beaucoup d’autres encore, il resta pendant quelques mois à l’écart.

«Vers cette époque, justement, arriva à Paris une pauvre femme qui loua, sous le nom de Mme Thérèse, une modeste chambre, rue Sainte-Marguerite, n° 10. Elle avait avec elle un jeune garçon de seize à dix-huit ans, qui s’appelait Roland. Elle était très faible et semblait exténuée par une longue maladie. Son fils était beau comme une femme, quoique sa mâle vigueur fût au-dessus de son âge. Ils semblaient s’adorer tous deux et vivaient dans la plus complète solitude.

«La mère apportait d’Allemagne une lettre de recommandation, signée par M. Blaas, le célèbre peintre autrichien, et adressée à Eugène Delacroix. Le jeune Roland fut reçu dans l’atelier de ce dernier.

«La mère, libre alors de ses mouvements, commença une série de démarches hésitantes et timides qui nous portèrent à croire, à l’étude Deban, où j’étais déjà, qu’elle allait intenter une action contre M. le duc de Clare. De l’objet de l’action, nous ne savions rien.

«Maître Deban la reçut plusieurs fois. Il riait d’elle volontiers comme s’il se fût agi d’une folle.

«Quand M. le duc mit fin à sa courte bouderie et reprit paisiblement son siège à la Chambre haute, les démarches de Madame Thérèse cessèrent, et nous ne la vîmes plus à l’étude. Elle avait évidemment compté sur la disgrâce probable où le nouveau gouvernement tiendrait l’ancien général royaliste. Elle avait compté aussi sans doute sur un retour favorable du pouvoir vers les serviteurs de Napoléon.

«Sous le règne de Louis-Philippe, il y eut en effet de ceci et de cela. Il y eut de tout. Si la veuve du duc Raymond avait eu de l’argent et des conseils, sa cause était gagnée d’avance. J’ajouterai qu’elle n’eût même pas rencontré devant elle un adversaire, car le duc Guillaume ne songea pas un seul instant à se prévaloir du dépôt confié. Ce n’était peut-être pas un cœur chevaleresque; c’était du moins un homme probe et d’honnête milieu. Je ne voudrais pas prétendre qu’il eût restitué avec joie l’immense héritage de son frère; mais j’affirme qu’il l’eût restitué, si la duchesse, sa belle-sœur, l’avait mis hautement en demeure d’accomplir ce devoir.

«La duchesse Thérèse de Clare ne fit point cela. Après quinze ans d’exil, elle gardait l’impression toujours vive et ineffaçable qu’elle avait emportée l’heure de sa fuite. La voix de Guillaume reniant son frère devant la cour prévôtale de Grenoble sonnait encore à son oreille. Elle voyait en lui un spoliateur effronté, un ennemi inexorable. Personne n’était à même de lui révéler le mot de cette énigme: quelqu’un l’eût-il pu, elle aurait refusé de le croire.

«Pour elle, la sauvegarde de son fils était l’obscurité profonde où ils vivaient, elle et lui. Avant d’entamer des négociations avec le duc, la première chose à faire était de déchirer le voile qui cachait l’existence du fils de Raymond; elle eût bravé mille morts plutôt que de livrer ce secret.

«Dans cette situation d’esprit, seule, privée de tous conseils et n’osant pas même s’ouvrir à son fils qui ignorait complètement sa naissance, elle fut prise tout à coup d’une angoisse nouvelle et terrible. Elle tomba malade; l’idée lui vint qu’elle pouvait mourir en laissant l’unique héritier du duc Raymond sans ressources et sans nom.

«Ce fut alors qu’elle conçut, au milieu de sa fièvre, l’idée d’attaquer son prétendu ennemi par-derrière. La ruse est le refuge du faible et du vaincu. Mme Thérèse possédait l’acte de naissance de son fils, dressé à la paroisse de Pontcharra; il lui manquait son acte de mariage, à elle, et les actes de naissance et de décès de son mari. J’ai ici la preuve qu’une sorte de marché fut conclu entre elle et maître Deban, mon prédécesseur, dépositaire de ces trois dernières pièces, comme de tous les papiers du duc Guillaume, qui avait en lui confiance entière.

«Maître Deban était un malheureux homme que le vice avait dégradé. D’un mot, il aurait pu clore par un dénouement heureux ce drame de famille; car, dans ce drame, le sombre personnage qui précipite les catastrophes manquait: il n’y avait point de traître, à proprement parler, le traître était ici le hasard, et tout dépendait d’un malentendu si frêle que la main d’un enfant l’eût déchiré à jouer.

«Maître Deban ne prononça pas le mot. Il en était arrivé à ce point où l’on vend son âme pour quelques louis. Il consentit à livrer les trois pièces moyennant vingt mille francs comptant. Thérèse de Clare vendit ses derniers bijoux, et le marché allait recevoir son exécution, quand une aventure sanglante, dont je fus presque le témoin, fit disparaître le jeune Roland de Clare, le dernier jour du carnaval en l’année 1832.

«Roland, au moment du meurtre, était porteur des vingt mille francs à lui confiés par sa mère.

«Celle-ci mourut deux semaines après; une lettre d’elle, adressée au duc de Clare, in extremis, éclaira tout le mystère.

«Sur ces entrefaites, j’acquis l’étude de maître Deban. Je trouvai dans le dossier de Clare les trois pièces convoitées par la duchesse Thérèse. Le docteur Abel Lenoir, qui avait reçu ses derniers aveux, déposa peu de temps après entre mes mains une quatrième et une cinquième pièce: l’acte de naissance du jeune duc Roland, qui passait pour mort, et l’acte de décès de Thérèse elle-même…

Jusqu’à ce moment, Rose de Malevoy avait écouté avec une attention extrême et sans prononcer une parole. Ici, elle interrompit son frère pour dire:

– Dans ton opinion, le fils de cette Thérèse est bien positivement l’héritier de Clare, n’est-ce pas?

– Positivement, répondit Léon. L’héritier unique.

Rose avait baissé ses yeux tristes qui rêvaient. Elle reprit:

– Et ce sont les pièces, au nombre de cinq, établissant les droits de cet héritier unique, qui ont été soustraites récemment dans ton étude?

Léon laissa échapper un geste d’étonnement; il hésita, cette fois, avant de parler.

– Ma sœur, dit-il enfin, tu sais maintenant tout ce que tu avais besoin de savoir. Tu ne m’as pas appris encore comment tu as découvert la soustraction de ces papiers qui menace mon honneur et peut tuer tout mon avenir. Je n’ai confié mon secret à personne.

– En tout cas, Nita garderait toujours les biens de sa mère… murmura Rose, suivant un ordre d’idées qui restait comme une énigme pour son frère.

Celui-ci répondit:

– La princesse d’Eppstein ne garderait rien!

– Comment cela?

– La princesse d’Eppstein a perdu, l’an dernier, son procès contre le gouvernement autrichien: les biens d’Allemagne ne lui appartiennent plus. Si la succession de Clare lui échappe, la princesse d’Eppstein est ruinée.

– Ruinée! répéta Rose dont les yeux brillèrent sous ses longs cils baissés. Pauvre Nita! C’est un cœur fier, mais saurait-elle supporter le malheur?

– Je me suis fait cette question, prononça le jeune notaire à voix basse.

– Et quelle a été la réponse de ta conscience, mon frère? Léon courba la tête.

– Je ne croyais pas, murmura-t-il, au début de cette entrevue, que ma confession pourrait aller jusque-là!

– Il faut que je sache tout! déclara Rose résolument.

– Oui, fit Léon, tu as raison. J’ai besoin moi-même de te laisser, à défaut d’autre héritage, la connaissance entière et sincère des faits qui sont ma pauvre histoire. Ce n’est pas ma conscience que j’interrogeais, ma sœur: j’ai été follement épris de la princesse d’Eppstein… follement! éperdument!

– Tu parles de cet amour au passé, mon frère?…

– C’est que, pensa tout haut Léon, dont la main pâle tourmentait son front, sillonné de rides précoces, je l’ai tant combattu, cet amour! On dit que, pour aimer, il faut espérer. Je ne crois pas avoir espéré jamais. Peut-être qu’on espère sans le savoir…

Rose poussa un long soupir et serra la main de son frère, qui poursuivit:

– Tu as raison, tu as raison! j’éprouve je ne sais quel soulagement triste à me confesser à toi, qui remplaces toute ma famille, comme elle eût remplacé pour moi l’univers. Je dis que je n’avais pas d’espoir, parce que je suis d’un monde et d’un caractère à sentir très vivement certaines impossibilités. Nous sommes de race noble, ma sœur, mais j’ai pris cette profession de notaire qui appliquerait profondément la tare bourgeoise au nom le plus illustre. Je ne sais pourquoi, mais je le sens: il serait moins invraisemblable pour une princesse d’Eppstein, fille d’un duc et pair de France, d’épouser un comédien, un aventurier, que sais-je? cherche ce qu’il y a de plus déclassé dans notre ordre social, que d’épouser un notaire. Les préjugés se meurent ou sont morts, les gens et les livres vont criant cela. Et pourtant, ce que je te dis, c’est la vérité vraie. Moi qui parle, ce rêve m’apparaît comme une monstruosité, à ce point que le rêve perdrait pour moi de son invraisemblance, si, de notaire honnête, je devenais tout à coup quelque chose d’osé, de bizarre, de hardi, quelque chose d’en dehors, comme certains disent quand le mot leur manque pour exprimer une pensée qui effraye; moi, j’ai le mot et je le dis: quelque chose de criminel!

Rose resta froide.

Léon de Malevoy s’arrêta et reprit avec amertume:

– Au moins, si cela sort de la vie commune, cela rentre dans le roman qui émeut et qui étonne. Le roman, de nos jours, est une chose méprisée, mais c’est une chose souveraine.

Rose était de marbre.

Comme son frère s’arrêtait encore, elle dit avec un calme étrange:

– Je te comprends parfaitement.

Puis elle ajouta tout bas:

– Mon frère, as-tu songé parfois à franchir ce pas dont tu parles?

– Peut-être, répliqua Léon d’une voix altérée. Mais tu es bien tranquille, ma sœur, en écoutant le récit d’une torture qui m’a vieilli de vingt ans au moins en douze mois!

Rose attira la main de son frère sur sa poitrine et l’y appuya fortement. Il tressaillit. Le cœur de Rose battait à briser sa poitrine.

– Je ne te dirai pas le reste! s’écria-t-il. Cela pourrait te tuer!

– Non, fit-elle avec un navrant sourire. Ne crains rien. Si j’avais dû mourir d’angoisse, depuis hier mon cœur ne battrait plus. Continue.

Léon fit un pénible effort pour se recueillir.

– Je n’ai point franchi la ligne du vulgaire devoir, reprit-il d’une voix plus ferme. Si, en apparence et tout à la fois en réalité, je me trouve hors de cette ligne, c’est que la main du hasard a poussé à la roue. Quand une maison a glissé sur la pente par suite d’un tremblement de terre et se trouve inopinément au milieu de l’héritage voisin, que peut-on reprocher au maître de cette maison? Mais pourquoi plaiderais-je ma cause? Un simple exposé te fera juge:

«C’est pour toi, Rose, et ceci n’est pas un reproche, c’est pour toi seule que j’ai acheté autrefois l’étude de maître Deban. Mon adolescence a été plus sage que ma jeunesse. J’avais choisi pour nous deux, enfants d’un gentilhomme sans fortune, pour toi surtout qu’il faudrait marier, cette position de milieu, facile à soutenir, qui n’engage pas et qui borne nécessairement la fougue des jeunes ambitions.

«Eussé-je été seul et libre, j’aurais porté l’épée. J’ai le cœur d’un soldat: brave, mais faible contre les sourdes batailles où il faut aller, quand on n’est pas soldat et qu’on est notaire.

«J’ai relevé l’étude Deban; c’est un miracle. Je ne pense pas qu’il y ait au monde beaucoup d’hommes plus solidement honnêtes que moi. J’ai eu l’amitié autant que la confiance du dernier duc de Clare qui m’a dit une fois: «Léon, si, avec le nom que vous portez, vous étiez simple spahi ou chasseur d’Orléans, je vous choisirais pour mon gendre!»

«J’étais notaire, c’est-à-dire bien plus, mais bien moins aussi qu’un conscrit. Il n’y a aucun bâton de maréchal dans le portefeuille d’un notaire. Tel il naît, tel il meurt! notaire, notaire! Soldat est un mot immense qui comprend tous les grades, toutes les gloires. Notaire est un mot étroit qui n’a qu’une signification: notaire!

«La confiance du général duc de Clare me laissa, au moment de sa mort, deux missions qui, malheureusement, ne concordaient point entre elles: le décès de la mère Françoise d’Assise, qui était aussi ma cliente, rendit plus sacrée l’une de ces missions: celle qui m’était la moins chère.

«Tu as deviné ces deux missions, ma sœur: la première était la tutelle de Nita, que j’ai gardée, malgré les tribunaux et les gens de l’hôtel de Clare, qui sont mes mortels ennemis; la seconde était la recherche de l’héritier légitime des grands biens de Clare.

«Dès longtemps, je te parle au moins de douze ans, j’avais eu vaguement connaissance d’un complot, ourdi à l’entour de cette riche succession, et tout à fait indépendant de ce marché dont je t’ai parlé déjà: l’achat des papiers, agité entre Madame Thérèse et maître Deban. Presque tous les clercs de l’étude trempaient plus ou moins dans cette machination, à la tête de laquelle était un homme d’une intelligence profonde, d’une audace remarquable, et que ses relations dans certain monde mystérieux auquel peu de gens croient, mais qui existe, rendaient très puissant.

«Il s’agit de M. Lecoq, l’agent d’affaires du carré Saint-Martin, qui était le chef – ou le père des Habits Noirs.

«On a colporté sur cette redoutable confrérie beaucoup de contes bleus. Elle exista, voilà ce que je puis t’affirmer, puisque j’ai reçu à trois reprises différentes, dans ce cabinet où nous sommes, des propositions fondées sur des faits indiscutables et qui, acceptées, auraient changé mon humble fortune en une position immense. Dans le fauteuil que tu occupes, un homme s’est assis qui m’offrait la fille du banquier Schwartz avec trois millions de dot et la direction d’une caisse qui fait à la Banque de France une concurrence souvent victorieuse…

«L’association, décapitée deux fois, existe-t-elle encore? Je le crois, mais ses traces m’échappent.

«Je le crois, parce que c’est elle qui va me tuer.

«J’étais donc, je n’ai aucune raison pour le nier, en relations suivies avec ce Lecoq dont l’agence, établie en dehors de la police soudoyée par l’État, était néanmoins une police. Mon devoir est ici mon excuse. J’avais mission de trouver: je cherchais.

«Appuyé sur un fait que je tenais, que je tiens encore pour certain, le grand désir que M. Lecoq avait de m’absorber dans l’association, j’essayai de me servir de lui pour remplir les dernières volontés de mes deux clients, ou plutôt pour sauvegarder les intérêts de la princesse d’Eppstein. Car, entre deux devoirs qui se contrarient, l’homme choisit malgré lui-même. L’impartialité n’est qu’un mot. Je voulais passionnément le bonheur de Nita, et je cherchais, non point l’héritier légitime, ce Roland, fils du général Raymond de Clare, mais la preuve que ce Roland n’existait plus…

– Et cette preuve, demanda Rose de Malevoy, dont la voix avait une singulière expression, l’as-tu trouvée, mon frère?

XV Rose de Malevoy

Léon répondit après un silence:

– La preuve matérielle, non, je ne l’ai pas trouvée, mais j’ai acquis à mes dépens la preuve morale de la mort de l’héritier de Clare.

Il ne vit point le singulier sourire qui errait sur les lèvres de sa sœur, et poursuivit:

– Cette preuve est pour moi dans le vol des papiers qui certifiaient l’identité et les droits du jeune Roland de Clare. Ces papiers n’étaient d’aucune utilité à la princesse d’Eppstein qui a possession d’état. Ils ne pouvaient servir qu’à une seule chose: établir les droits civils et l’état d’un imposteur.

– À quelle époque ces papiers t’ont-ils été soustraits? demanda Rose.

– Six semaines après la mort de M. Lecoq.

– L’imposteur s’est-il présenté?

– Non, pas encore.

– Et pourquoi n’as-tu pas porté plainte?

– J’ai porté plainte.

– Contre qui?

– Contre M. le comte et Mme la comtesse du Bréhut de Clare.

– Ah! fit Rose, tu avais des raisons pour cela?

– J’avais des raisons… des raisons graves.

– Qu’est-il résulté de ta plainte?

Au lieu de répondre, Léon montra du doigt le tiroir où il avait renfermé ses pistolets.

– Explique-toi! dit Rose avec une agitation contenue.

– Le chef du parquet m’a fait appeler, dit Léon. Mes relations avec M. Lecoq étaient connues; on les a commentées, exagérées, dénaturées. On a dit que j’aimais la princesse, ce qui est vrai, que j’étais ambitieux, que j’avais intérêt, ce qui est plausible… Sais-tu l’histoire de ce caissier qui se mit un masque sur le visage pour voler lui-même sa propre caisse! Les histoires de ce genre sont curieuses et ouvrent un champ nouveau aux calculateurs des probabilités criminelles. En notre siècle, d’ailleurs, on soupçonne aisément tout ce qui jadis était respecté. Les notaires s’en vont comme les prêtres…

– Tu es soupçonné, toi, mon frère! prononça lentement Mlle de Malevoy.

– Je suis plus que soupçonné, je suis accusé. Je suis prisonnier chez moi, non pas sur parole, mais sous la garde de l’autorité. Il y a dans notre maison deux clercs qui ne sont pas des clercs, et un nouveau domestique qui n’est pas un domestique. Je ne pourrais pas sortir sans avoir l’un d’eux à mes côtés.

– Tu as consenti à cela?

– J’ai consenti à cela. C’était de la clémence; on aurait pu me mettre en prison.

– Et qu’espères-tu mon frère!

– Rien, ma sœur. J’attends.

Il y eut entre eux un silence. Rose reprit:

– Connaissais-tu le fils de la duchesse Thérèse?

– Je l’avais vu une seule fois, répondit Léon avec fatigue; il y a de cela bien longtemps.

– Connais-tu M. Cœur?

– Non, fit le jeune notaire étonné. Pourquoi cette question?

– Tu lui as écrit, cependant, de se rendre à ton étude…

– C’est vrai. Comment sais-tu cela?

– M. Cœur vient prier souvent sur cette pauvre tombe qui est derrière la sépulture de Clare.

– Ah! balbutia Léon stupéfait. Je ne sais pourquoi l’idée m’en était venue!

– C’est lui que j’aime, ajouta Rose, d’une voix distincte et nette.

– Ah!… fit encore Léon.

Puis il ajouta:

– Est-ce que cela serait possible? Est-ce que?…

– Cela est certain, l’interrompit Rose, comme si elle eût répondu à une phrase achevée. Il se souvient de toi. Vous deviez vous battre en duel tous deux le matin du mercredi des Cendres.

Léon restait bouche béante à la regarder.

– Ne crains rien: il ne m’aime pas! murmura-t-elle en secouant la tête tristement. Ne t’ai-je pas dit que j’étais, comme toi, désespérée? Je n’ai plus qu’un but dans la vie, mon frère chéri: je veux te sauver! J’ai passé une heure aujourd’hui avec le duc Roland de Clare auprès de la tombe de sa mère. C’est un noble jeune homme. Es-tu encore son ennemi!

– Non, sur mon honneur! répliqua Léon.

– Tant mieux, fit-elle, car il m’aurait fallu choisir entre vous deux. J’ai dit: je veux te sauver, mais loyalement. Je n’ai pas, comme toi, le mépris de la profession que tu as choisie. Il y a des moments où le notaire doit montrer dix fois le courage d’un soldat. Pour toi, ce moment-là est venu. Aimes-tu encore Nita de Clare?

Léon courba la tête. Un cercle de bistre entourait ses yeux.

– Nita de Clare aime son cousin, le duc Roland, poursuivit Rose qui l’examinait attentivement.

– M. Cœur! murmura Léon d’un ton de mépris.

Les beaux sourcils de la jeune fille se froncèrent.

– Je l’aime bien, moi! dit-elle avec un si hautain regard que Léon détourna ses yeux.

Elle reprit plus doucement, car elle avait pitié:

– Je ne t’ai rien appris, mon frère, tu savais tout, seulement ta passion était entre toi et la vérité: tu ne voulais pas croire. Je t’ai forcé à croire. Tu aimes la princesse d’Eppstein, j’aime le duc de Clare: deux amours semblables, deux erreurs pareilles; deux grands malheurs, deux terribles folies! Tu me demandais naguère, et je sais bien que tu avais une arrière-pensée, tu me demandais si je pourrais être jamais l’ennemie de Nita. Non, t’ai-je répondu: jamais! J’ajoute: sur ma conscience et sur mon honneur! Réponds-moi à ton tour, maintenant que tu sais la vérité tout entière, l’amour providentiel qui unit les deux derniers rejetons d’une grande race, répète-moi: Non! sur mon honneur! je ne suis pas l’ennemi de Roland de Clare!

Léon pensait tout haut:

– Il y a d’étranges hasards. Nous nous sommes rencontrés une seule fois, lui et moi. Ce fut lui qui menaça; ce fut lui qui provoqua. Il y avait encore une femme entre nous!…

– Ma sœur, ajouta-t-il d’un ton froid, je ne sais pas si je serai jamais l’ami de M. Cœur, qu’il soit ou non le duc de Clare, mais je te jure sur mon honneur que je ne suis pas son ennemi.

– Mon frère, dit Rose, dont l’accent devint également glacé, tu as été mon tuteur et mon bienfaiteur; je n’ai pas le droit de mettre en doute ta parole. Il y a une heure à peine, tu me disais: «Si d’un malheureux qu’il est, certaines gens font jamais du fils de ton père un criminel…» Je ne t’ai pas compris alors, je crains de te comprendre maintenant. En face de deux devoirs qui tout à l’heure se contrariaient, selon ta propre appréciation, et que la main de Dieu rassemble en un seul et même devoir, je parle des deux volontés dernières de Guillaume de Clare: le legs de son amour paternel et le legs de sa conscience, l’intérêt de sa fille et le droit de son neveu…

– Le droit! murmura Léon.

– Le droit! répéta Rose avec force. En face de ce fait providentiel, tu hésites au lieu d’applaudir, tu cherches des raisons de douter, tu songes à toi-même…

– J’hésite, c’est vrai, l’interrompit Léon, mais je ne songe pas à moi, je songe à la princesse d’Eppstein, ma vraie pupille. Je suis un homme d’affaires, un notaire, puisqu’il faut toujours répéter ce mot. Tout ce qui regarde ce M. Cœur touche de si près à l’invraisemblable…

– Tais-toi! l’interrompit Rose à son tour. Tu ne crois pas à ce que tu dis, et je vais t’arracher jusqu’au dernier prétexte de douter auquel ta passion se cramponne! Écoute-moi; je vais te dire ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu depuis hier, entre l’heure où j’ai rencontré Nita, après une année de séparation, et le moment où nous sommes. J’exige toute ton attention, j’y ai droit, car ton honneur est le mien, et, quoi que tu fasses, mon frère, pour prendre ou pour donner le change, il ne s’agit ici, au fond des choses, ni de notre amour vaincu ni de l’amour heureux d’autrui; il s’agit de ton honneur menacé, et de ceci, ajouta-t-elle avec un geste tragique en montrant le tiroir où étaient les pistolets.

«De ceci, prononça-t-elle une seconde fois à voix basse, qui est la fuite lâche et non pas le salut!

– Ai-je donc tout perdu, murmura Léon dans l’amertume de son angoisse, tout, jusqu’à la tendresse de ma sœur!

Un mot terrible vint jusqu’aux lèvres de Rose, mais elle vit la paupière de Léon frémir et une larme, qui s’en échappait, rouler lentement sur la pâleur de sa joue.

Elle se jeta dans ses bras, essuyant avec ses baisers la sueur froide qui lui mouillait le front.

– Mon frère! mon frère chéri! s’écria-t-elle, je ne t’ai jamais tant aimé! Tu souffres. Oh! si tu pouvais voir ce qu’il y a de torture dans mon cœur!

Léon la serra fortement contre sa poitrine.

– Parle, dit-il, je t’écoute. Mon Dieu! si je pouvais ne plus l’aimer!

À son tour, Mlle de Malevoy prit la parole et fit un long récit. Le lecteur en connaît d’avance une partie. Elle raconta sa conversation avec Nita, la scène du pavillon, l’attitude du comte et les paroles pleines de mesure prononcées par lui, à l’égard de Léon. Léon voulut en savoir davantage. Rose, rougissant et d’une voix qui tremblait, lui expliqua le sujet du tableau voilé où il y avait deux jeunes filles et un bouquet de roses…

Elle lui répéta ensuite certaines paroles échangées entre elle et le comte du Bréhut dans le trajet de la rue des Mathurins à la rue Cassette, pendant qu’on la reconduisait à l’étude. Pour elle, le comte était la victime d’un ténébreux complot.

Léon secoua la tête et sourit d’un air incrédule. Il croyait connaître Joulou, «la Brute» de Marguerite de Bourgogne.

Enfin, Rose arriva au récit de ce qui s’était passé ce jour-là même.

Elle avait eu deux entrevues: une avec Roland, au tombeau de la duchesse Thérèse, l’autre avec Nita, dont elle avait guetté la voiture à la porte de l’hôtel de Clare: ce dernier entretien en anglais, devant la «bonne Favier», dame de compagnie qui ne savait pas un mot de la langue de Shakespeare: even a single word! avait dit la jeune princesse.

– Léon, acheva-t-elle, j’ai porté de l’un à l’autre, de Roland à Nita, des paroles d’amour. Moi, moi dont le cœur était brisé! La conspiration qui les entoure t’a choisi pour une de ses victimes: j’ai vu cela et j’ai fait taire mon angoisse. Roland est fort, il résistera.

– Lui aurais-tu demandé pitié pour moi? murmura Léon d’un accent farouche.

– Pitié! Pourquoi ce mot? Je ne savais pas, quoique mon cœur devinât vaguement, je ne savais pas le danger qui t’écrase. Maintenant que je sais, je raisonne. La souffrance apprend à raisonner. Où est le péril? J’entends le péril pour toi? On t’a dérobé un dépôt confié, tu as porté ta plainte; jusque-là, tout est net. Mais la justice prévenue oppose à ta plainte je ne sais quelle accusation subtile. Ou plutôt, cette accusation, je la sais; à quoi bon ne point parler en termes clairs? L’accusation te dit: «Vous avez voulu supprimer le droit de l’héritier de Clare pour garder la fortune entière à la princesse d’Eppstein, que vous aviez l’espoir d’épouser…»

– Les fous! s’écria Léon avec violence. Ils ne comprennent jamais! J’ai songé à un crime, c’est vrai! Le contraire de leur crime à eux, les juges! J’ai songé, en une nuit de fièvre, à appauvrir la princesse d’Eppstein, pour rendre possible ce qui n’était pas mon espoir, mais ce qui était mon rêve!

Les beaux yeux de Rose de Malevoy brillèrent.

– J’ai songé à cela, murmura-t-elle, moi aussi, une fois. J’ai vu Roland! pauvre, abandonné, vaincu.

– Voilà le possible! continua énergiquement Léon. Voilà la voie ouverte à la passion sincère, grande, inexorable. Mais la justice n’entre jamais dans ces sentiers qui ne sont point battus. L’intérêt, pour elle, c’est l’argent, l’ambition, que sais-je? Elle ne connaît rien, sinon le vulgaire almanach des bagnes!

– Mon frère, prononça Rose d’un ton tranquille, tu n’es pas accusé de cet autre crime. N’en parlons point.

L’exaltation de Léon tomba. Rose reprit:

– Pour répondre à l’accusation portée contre toi, que faut-il? La preuve que tu n’avais pas l’intention à toi prêtée par la justice ou plutôt par ceux qui ont essayé de tromper la justice. Cette preuve, tu l’auras, quand tu te présenteras devant ton juge avec la princesse d’Eppstein, fiancée au duc de Clare, et que tous deux diront: «Celui-là est notre fidèle ami.»

Léon fut frappé. Cette vérité brillait si éclatante, qu’elle lui éblouit les yeux.

– Le diront-ils? demanda-t-il pourtant dans la mauvaise foi de son découragement. Es-tu sûre qu’ils le diront?

– Ils le diront, répliqua Rose. Je l’affirme.

– Il y aurait, murmura Léon, raillant, une meilleure réponse que cela, ce serait la production des titres. La justice a de telles quintes!…

– Tu n’aimes pas la justice, mon frère, l’interrompit Rose. Tu prétendais autrefois que les malfaiteurs seuls médisaient les gendarmes.

– J’avais raison! fit le jeune notaire avec un courroux qui ne savait à quoi se prendre. Les gendarmes sont une main, une main honnête: que Dieu les bénisse! La justice est un œil qui peut être presbyte ou myope. J’ai peur. Je voulais les titres. Je veux les titres!

– Tu auras les titres, mon frère, prononça Rose de Malevoy lentement et tristement.

Il la regarda, étonné. Elle put lire un soupçon dans ce regard, et son paisible sourire n’exprima point de rancune.

– Tu promets beaucoup, dit encore Léon. Tu es donc autorisée à promettre?

Comme elle ne répondait point, il reprit d’un ton grave et doux, où sa tendresse, réveillée par l’inquiétude, avait évidemment le dessus, sa tendresse de frère:

– Ma sœur, tu n’as point cherché cette intrigue. Tu ne sais même pas qu’une intrigue t’enlace dans ses fils. Le monde progresse, vois-tu, dans le mal comme dans le bien. On invente. Il y a maintenant des pièces invisibles dont les mailles sont d’acier comme celles du filet de Vulcain. Tu n’es qu’une jeune fille; moi, j’ai l’expérience de la vie. Si tu savais de quels abîmes est coupée cette route sombre où tu vas, étourdiment engagée…

– Il n’y a point d’abîme sur ma route, répliqua Rose. Ma route est droite et va en plein soleil. Les abîmes étaient sur le chemin qui te conduisait vers ce Lecoq et ses complices.

– J’ai peur, murmura Léon, que tu sois justement entourée par les complices et successeurs de ce même Lecoq. Les Habits Noirs sont ici, j’en jurerais!

– Tu peux jurer sans crainte, mon frère, prononça Rose, qui devint plus pâle, mais dont la voix ne trembla point: les Habits Noirs sont ici.

– Qui te l’a dit? s’écria Léon au comble de l’agitation. Ce M. Cœur et la princesse savent-ils donc?…

– Roland de Clare ne sait rien, repartit Rose, ou du moins il ne m’a rien dit; la princesse d’Eppstein ne sait rien. C’est toi qui sais, et c’est par toi que je sais. Tu m’as expliqué une fois, et cela m’est resté dans l’esprit comme une chose terrible et frappante entre toutes les inventions de l’enfer, tu m’as expliqué une fois, à propos de la mort de Lecoq, cette sauvage tragédie dont tout le monde parlait alors; tu m’as expliqué, je le répète à dessein par trois fois, le système véritablement diabolique qui est la base de l’association des Habits Noirs: pour chaque crime commis, un coupable livré à la justice. Je m’étonnai peut-être de ta science. Je m’étonnai parce que, du moment qu’un honnête homme connaît ce dogme de la religion des assassins, il semble facile de déjouer les calculs qui en découlent. Tu dis bien vrai: je ne suis qu’une jeune fille. Non seulement tu n’as rien pu contre les Habits Noirs, toi qui te vantes de ton expérience de la vie; mais encore, écoute bien cela, les Habits Noirs t’ont choisi pour appliquer leur règle implacable. Ils ont trouvé en toi la double victime du crime et de l’expiation; tu es devant la justice, mon frère, parce que les Habits Noirs t’ont volé, et qu’ils te montrent du doigt en criant: Au voleur!

La tête de Léon pendait sur sa poitrine.

– Tu sais pourtant, toi! poursuivit Rose de Malevoy, le front haut et le regard brûlant. Tu es fier de savoir! Tu as l’œil perçant qu’il faut pour découvrir et reconnaître ces mailles d’acier, minces, mais fortes, comme celles des filets de Vulcain. Et tu ne peux rien! Eh bien! moi, ta sœur, je suis allée vers ceux qui ne savent pas, mais qui pourraient s’ils savaient, et je leur ai dit: «Venez vers mon frère: il a des armes, il vous les prêtera!»

Léon se redressa. On n’eût point su dire quel sentiment bouleversait les traits de son visage.

– Tu as fait cela, toi, Rose! s’écria-t-il.

– Je l’ai fait. Ne m’avais-tu pas demandé une entrevue avec Nita?

– Avec Nita, c’est vrai, mais…

– Nita et Roland ne font qu’un désormais, mon frère.

Il retira sa main qu’il avait dans les siennes et murmura:

– Ma sœur, tu es contre moi!

Elle quitta son siège et vint, comme au début de l’entrevue, se mettre sur ses genoux. Elle déposa sur son front un de ces longs baisers de mère qui font sourire, dans le berceau, les enfants souffrants, au travers de leurs larmes.

– Vois, fit-elle, moi, je ne pleure pas, moi qui n’ai aimé qu’une fois, et qui n’aimerai jamais plus! Veux-tu faire comme moi? veux-tu oublier? veux-tu que nous soyons, comme cette pauvre famille, les fermiers de notre père, là-bas, dans le Morvan? un frère et une sœur aussi: un veuf et une veuve? Unissons nos deuils, restons avec la paix de nos consciences. La vie est courte, et au-delà de la vie, il y a la grande paix de Dieu.

Il jouait avec ses cheveux, mélancoliquement, tandis qu’elle prêchait ce pauvre doux sermon des belles âmes.

– Toi qu’on devrait si bien adorer! pensa-t-il tout haut. Toi, toute jeune! et si délicieusement belle!

«Écoute! s’interrompit-il avec violence, mon malheur retomberait sur toi! Pour toi, je suis prêt à tout! Mais je ne crois pas à cet homme! C’est plus fort que moi! Il ne pourrait pas avoir confiance en moi!»

– Tu te trompes, mon frère, dit-elle dans un baiser. Il a confiance en toi: la preuve, c’est qu’il va venir.

– Ici! chez moi!

– Chez toi, ici.

– Quand?

– Ce soir.

– Ce soir! répéta Léon avec une sorte d’angoisse. C’est impossible!

– Attends-tu quelqu’un d’autre?

– Oui… et je deviendrai fou, Rose, avant de mourir!

Elle sentait ses tempes battre, elle entendait les palpitations de son cœur.

Une voiture entra dans la cour. Ils tressaillirent tous deux. On sonna à la porte du rez-de-chaussée. Léon voulut se lever; elle le retint dans ses bras.

– Mon frère, dit-elle, Roland de Clare, c’est le devoir et le salut. L’autre que tu attends, qui est-ce? Tu ne réponds pas? Autrefois, quand nous étions enfants, nous jouions à un jeu, te souviens-tu? Parmi ceux qui venaient chez notre père, il y avait les bons et les mauvais… et nous tirions des présages. Il me semble que ces pas qui montent l’escalier sont ton bonheur ou ton malheur. Je vais tirer des présages: si c’est Roland de Clare, nous sommes sauvés…

– Assez de folies! l’interrompit Léon, qui avait les yeux fixés sur la porte.

– Si c’est l’autre…, commença Rose de Malevoy.

Elle n’acheva pas, la porte s’ouvrit.

Et le nouveau domestique annonça à haute voix:

– Mme la comtesse Marguerite de Clare!

XVI Madame la comtesse

C’est le siècle des transformations, et nous n’avons certes point l’espoir d’émerveiller le lecteur avec cette chose si simple: une fille du Quartier latin devenue comtesse.

D’autant qu’il y avait de la comtesse, et beaucoup, dans la fille du Quartier latin.

Dieu merci, chacun de nous en a pu voir bien d’autres: c’est le siècle de changements à vue! Vous avez quitté ce pauvre diable, acheteur à crédit de la corde qui devait le pendre, vous retrouvez un gros capitaliste: un homme de vingt millions politiques et littéraires, tenant le dé dans des salons où il n’eût pas été admis jadis, fût-ce pour servir du punch ou des glaces à ceux qui baiseraient volontiers aujourd’hui l’auguste semelle de ses bottes. C’est tout simple, nul ne s’en émeut, sinon ce brave qui gagnait humblement sa vie à crier vive la Ligue et qui déjeune maintenant, et qui dîne, et qui soupe, et qui se truffe, et qui se chamarre, depuis qu’un beau jour la langue lui a fourché et qu’il a crié: Vive le roi!

C’est le siècle. Les ruelles infectes se réveillent un matin en boulevards. Tout est heur, rien n’est malheur. On rit, et à bon droit, des fâcheux qui se souviennent. En conscience, reprocherez-vous au boulevard, plein d’air et de soleil, les fétides odeurs de la ruelle démolie?

La Bourse refait à ces beaux joueurs une virginité, non point la Bourse banale que chacun stigmatise du nom de tripot à ses heures de spleen, mais la grande Bourse du monde, la vraie Bourse, où Dieu invalide est maintenant simple coulissier et lit les livres de M. Renan avec des conserves vertes.

C’est le siècle. Marguerite Sadoulas, comtesse du Bréhut de Clare, n’était une exception qu’en ce point assez rare: elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à une comtesse qui n’eût point été manufacturée.

Car il y a une punition sur ces fils et ces filles du hasard. Cela est certain, et le siècle tout-puissant n’y peut rien. Ils gardent l’étiquette au dos. L’univers ricane en les adorant.

Marguerite ne gardait rien. C’était une comtesse parfaite. Savez-vous pourquoi? C’est bien simple. Elle n’avait point cette maladie que M. de Talleyrand regardait comme la plus désespérée de toutes les infirmités et qui perd uniformément les parvenus, quel que soit leur sexe, quelle que soit leur fortune: le zèle.

Ils veulent trop faire. Ils entendent en eux-mêmes une voix qui est leur conscience et qui leur crie: Gros-Jean, tu n’es pas assez duc. Et ils sont trop ducs, ce qui est ne plus être duc.

Ils se démènent, les malheureux vainqueurs, ils s’efforcent, ils se noient à force de tourmenter l’eau qui les porterait s’ils demeuraient tranquilles. Le zèle les pique comme un remords. Ils courent quand il suffirait de marcher, et leur haleine essoufflée les trahit. J’en sais un qui, semblable à Midas, y compris les oreilles, voulait que chez lui tout fût d’or. J’en sais une qui, fille de Vénus et d’un lapin, enrichie par ses œuvres que nul n’oserait éditer, anoblie par Mercure, voulait un vicomte dans ses écuries! Un vrai vicomte pour palefrenier!

Elle l’eut. Il la bat.

Quand Mme la comtesse du Bréhut de Clare fut introduite dans le cabinet de maître Malevoy, Léon se tenait assis à la place où nous l’avons vu, près de son bureau. Rose s’était éloignée de quelques pas et restait debout. Tous les deux étaient très émus.

Rien de semblable n’existait chez Mme la comtesse; au moment où elle franchit le seuil, sans empressement ni hésitation, elle présentait l’image du calme le plus parfait.

Léon se leva pour la recevoir. Rose demeura immobile.

Mme la comtesse avait peu vieilli dans le sens vulgaire du mot. On aurait pu dire même, en la voyant ainsi aux lumières, que le temps avait passé sur la remarquable beauté de ses traits, sans y laisser aucune injure. C’était toujours la belle Marguerite, mais elle était belle autrement, et il y avait un très grand changement dans l’ensemble de sa personne.

Un changement qui mentait d’une façon absolue aux promesses trop riches de son premier âge.

En voyant la jeune fille autrefois, vous auriez craint pour l’opulence précoce de cette taille, la cruelle abondance de biens, écueil et terreur de la seconde jeunesse. On dit que l’embonpoint préserve la beauté, qu’il l’enduit, qu’il l’émaille, que sais-je? on dit mille choses, on plaide, c’est une preuve de procès. La cause de l’embonpoint n’est pas encore gagnée chez nous comme en Turquie. S’il garde le teint, il enfouit le regard, il alourdit, il charge, il opprime, et sur toutes choses il date. L’effort que supporte le corset d’une femme proclame son âge mieux que ces extraits indiscrets cueillis par les jalouses dans le jardin de la mairie.

Cette charmante et spirituelle dame qui est connue dans Paris pour lever ainsi les preuves irréfragables de l’antiquité de ses rivales aurait eu double peine avec Marguerite. Marguerite était née on ne savait où; le travail du malheureux qui cherche une adresse de porte en porte dans la longue rue Saint-Honoré n’est rien auprès de cette autre tâche qui consisterait à compulser tous les registres de toutes les mairies de France. Encore, Marguerite était-elle née en France? Il y avait une goutte de sang d’Espagne dans sa chaude carnation. D’Espagne ou d’Italie. Cherchez avec cela!

L’embonpoint menaçant n’était pas venu. La maigreur restait à distance, ennemie non moins redoutable. Cependant, Marguerite, contre toute attente, penchait plus vers la maigreur que vers l’embonpoint. Elle n’était plus la reine de théâtre; elle était comtesse, purement et simplement.

Est-ce à dire que les reines et les comtesses aient des poids divers? Au théâtre, oui. Une reine de théâtre doit peser tant de kilogrammes, ou mourir.

Mais, avez-vous observé cela? Moi, j’en suis sûr, et je prépare un mémoire à l’Académie. Il y a moins de femmes grasses au faubourg Saint-Germain qu’au faubourg Saint-Honoré, moins au faubourg Saint-Honoré qu’à la Chaussée-d ’Antin, moins à la Chaussée-d ’Antin que dans ces lieux divers et peu connus, où se retirent les victorieuses de la confection et de la mercerie. J’ai les chiffres. C’est énorme. Il existe un écart de cinquante pour cent entre la rue Saint-Denis et la rue de Varennes.

Quoique la rue de Varennes consomme une quantité quadruple de matières sucrées propres à favoriser l’embonpoint.

Marguerite, et voilà ce que nous voulions établir, gardait ce milieu qui est précisément la jeunesse; elle était jeune très sincèrement, malgré sa toilette qui appartenait, non point à son âge apparent, mais à son âge exact. Nous dirons cet âge avec franchise: à notre estime, Marguerite devait avoir trente-cinq ans, au bas mot. Peut-être davantage.

Vous lui eussiez donné dix bonnes années de moins au premier regard. Par-derrière, quand elle arpentait de son pied léger les allées ombreuses du jardin de l’hôtel de Clare, elle n’avait pas plus de vingt ans.

Revenons à sa toilette, qui était rigoureusement simple: une robe de moire noire, un manteau et un chapeau de velours noir, le tout sans garnitures.

C’était jeune. À la rigueur, Rose aurait pu porter cela; mais une femme de cinquante ans aussi.

Mme la comtesse fit quelques pas dans la chambre, réussissant, tant elle était maîtresse d’elle-même, à rendre insignifiant et banal le beau sourire de ses lèvres.

– Monsieur de Malevoy, dit-elle, après avoir salué Rose gracieusement, je suppose que vous m’attendiez.

– Oui, Madame, répondit Léon, qui s’inclina et avança un siège.

– Dois-je me retirer? demanda Rose à voix basse.

– Mais pourquoi donc? répliqua Marguerite avant que Léon pût répondre. Notre chère Nita vous envoie tous ses compliments, mon enfant. Vous êtes deux bonnes amies et je suis ici pour les affaires de la princesse d’Eppstein.

Elle s’assit. Le regard de Léon se tourna vers sa sœur et sembla contredire la décision de Mme la comtesse.

– Vous savez, Mademoiselle Rose, reprit celle-ci sans aucune intention de sarcasme, la bonne Favier vous fait bien ses excuses: c’est la dame de compagnie. Elle comprend un peu l’anglais. Elle a entendu sans le vouloir votre conversation avec ma pupille.

Mlle de Malevoy rougit.

– Ma pupille ne pourra venir à votre rendez-vous, poursuivit la comtesse.

Elle ajouta en se tournant vers Léon:

– Un des objets de ma visite est de plaider ma propre cause auprès de vous, Monsieur de Malevoy. Vous avez défendu la porte de l’hôtel de Clare à votre sœur, paraîtrait-il…

Elle hésita très ostensiblement et ajouta:

– Parce que… ceci est une traduction de l’anglais… parce que vous m’avez connue dans ma jeunesse.

– Rose, laissez-nous, je vous prie, dit Léon.

Mlle de Malevoy salua aussitôt et se retira. Marguerite, en lui donnant son salut, dit:

– Sans rancune, ma chère enfant. Nous vous aurons mardi à notre petite fête. J’y compte, et je me charge d’obtenir l’agrément de ce cher frère.

Rose ne répondit point.

Dès qu’elle fut partie, Léon dit:

– Je vous en prie, Madame, que Rose ne soit point mêlée à tout ceci!

– À tout quoi? demanda Marguerite.

Léon se mordit la lèvre dans un mouvement de puérile colère. Au lieu de répondre, il demanda à son tour:

– Que voulez-vous de moi?

Elle hésita avant de répliquer. Elle s’arrangea dans son fauteuil, disposant d’une main distraite les plis de sa robe. Elle ne regardait point Léon et semblait rêver.

Elle dit enfin de cette voix indolente et si étrangement musicale que nous entendîmes autrefois dans la chambre du boulevard Montparnasse:

– Moi aussi, je vous ai connu dans votre jeunesse, cher Monsieur Léon de Malevoy, et je n’ai pas gardé un mauvais souvenir de vous.

Comme il ouvrait la bouche, elle fit un geste qui demandait le silence et poursuivit:

– Vous étiez un noble garçon, et vous parliez déjà de cette chère petite sœur qu’on élevait au couvent. Elle vous épargnait les trois quarts des folies qu’on fait à cet âge. Comment êtes-vous devenu un homme triste, faible et vieux avant le temps?

– Madame, demanda Léon, est-ce pour causer de moi que vous avez désiré un entretien?

– De vous et d’autres, Monsieur de Malevoy, répliqua Marguerite, mais de vous surtout.

– Puis-je savoir quel intérêt?… commença Léon qui avait aux lèvres un amer sourire.

Elle releva sur lui le regard velouté de ses grands yeux et l’interrompit, disant:

– Mon pauvre ami, j’ai pitié de vous. Ne vous irritez pas, reprit-elle plus doucement, je n’ai point voulu vous offenser. Vous m’avez traitée en ennemie, c’est vrai, mais vous êtes trop vaincu pour que je vous garde de la rancune.

– Et vous êtes victorieuse, vous, n’est-ce pas, Madame? murmura Léon, dont les lèvres devinrent pâles.

Marguerite sourit tristement.

– Vous ne savez rien, murmura-t-elle, vous ne vous doutez de rien. Il semble que vous ayez des yeux pour ne point voir, comme les condamnés du Psalmiste, et des oreilles pour ne pas entendre. J’ai pitié de vous, Monsieur de Malevoy, je le répète, non point encore tant pour votre malheur que pour votre profond aveuglement.

– Je ne vous comprends pas, Madame, dit le jeune notaire.

– Je vous crois. Est-il une seule chose que vous ayez comprise depuis des mois? Depuis des années, de ce que vous cherchez, qu’avez-vous trouvé? Dites!

– Un homme, à tout le moins, prononça Léon tout bas.

– En êtes-vous bien sûr? fit-elle avec un dédain où se mêlait une sorte de reproche affectueux. Et depuis combien d’heures l’avez-vous trouvé?…

«Oui, s’interrompit-elle, celui-là, vous l’avez trouvé, c’est vrai, je vous l’accorde, ou plutôt on l’a trouvé pour vous. À quoi vous servira-t-il? C’est un vaincu comme vous, et ce serait comme vous une victime, si, par un pacte monstrueux, il ne s’était lié avec ceux qui rôdent comme des loups autour de son héritage!

Les regards de Léon interrogèrent.

– Vous comprenez encore moins, poursuivit Marguerite. C’est, en effet, difficile à comprendre. Et pourtant votre propre conduite pourrait vous donner la clef de l’énigme. N’aviez-vous pas, vous aussi, fait un marché de dupe avec vos plus cruels persécuteurs? N’étiez-vous pas, vous, Monsieur de Malevoy, homme public, chargé d’intérêts immenses, l’une des marionnettes dont M. Lecoq tenait les fils dans sa main?

Les yeux de Léon cessèrent de regarder en face.

– Vous êtes honnête, pourtant, continua Marguerite. Je le crois, j’en suis sûre. Moi, mes souvenirs de jeunesse sont mes meilleurs souvenirs, et je vous juge tel que je vous ai connu dans cette petite chambre qui est au dernier étage de la maison où nous sommes: votre mansarde de quatrième clerc. Vous voyez que j’ai de la mémoire, Monsieur de Malevoy, et que je ne fuis pas les réminiscences. Je vous ai aimé, non pas d’amour peut-être, les bonnes filles telles que moi, telle que j’étais alors, sont des camarades plutôt que des amantes. Elles font leur temps d’école, quelques-unes d’entre elles, du moins, étudiant la vie comme vous étudiez, vous, le droit ou la médecine. Et, leur temps d’école fini, elles montent, au moins quelques-unes d’entre elles, et font ce grand pas qui franchit le seuil de l’existence sérieuse. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi? voulez-vous me répondre? Pourquoi ce qui laisse l’homme intact souillerait-il la femme? Pourquoi, en sortant de ce banal purgatoire qui est là-bas autour du Luxembourg, auriez-vous seuls le droit d’expier par un labeur grand, utile ou glorieux, le rire paresseux de votre jeunesse?

Elle parlait ainsi sans passion, et comme l’avocat convaincu d’une bonne cause plaiderait un procès gagné d’avance.

Léon se taisait, pensif.

Elle reprit avec ce beau sourire qui la faisait si grande dame:

– Cela vous importe peu, n’est-ce pas? Vous n’êtes pas de mon avis parce que vous êtes homme et dévot aux dogmes que les hommes ont établis; mais vous vous sentez menacé de trop près pour discuter ces points de morale spéculative. Moi, de mon côté, cela m’importe moins encore. J’ai brisé les barrières qu’on m’opposait, ou j’ai passé par-dessus. Je ne me plains pas du sort qui est fait aux femmes. Quand les femmes le veulent, elles retournent l’argument et mettent le pied sur la tête de leurs maîtres. J’ai pris la liberté d’agir ainsi, Monsieur de Malevoy, et je m’en trouve bien. Ne vous impatientez pas, cependant, nous ne sommes pas si loin de la question que vous paraissez le croire. C’est en effet parce que j’ai marché droit et monté haut que je puis venir aujourd’hui chez vous et vous dire: Ma volonté est de vous sauver.

– Me sauver! répéta Léon mécaniquement.

– Vous êtes plus bas que je ne le pensais! murmura Marguerite qui le couvrait d’un regard connaisseur. Nous aurons peut-être de la peine.

Comment dire ces choses? La franchise a un parfum net, connu auquel la majorité des hommes ne se trompe point, qui saisit à la fois l’intelligence et le cœur. Ce qui se dégageait des paroles et de la personne de Marguerite ce n’était pas de la franchise, mais c’était plus que cela: c’était la persuasion, la confiance, l’évidence. Elle était comme la statue glacée de la Vérité. En ce moment, Léon sentait avec une incroyable violence, et comme on se courbe devant un axiome indiscutable, la supériorité de cette femme. Il croyait en elle à cause de cela. De loin, il s’était accoutumé à la craindre sans cesser de nourrir la pensée de la combattre; de près, la pensée de combattre s’évanouissait en même temps que la frayeur. À quoi, cependant, croyait-il? À sa bonté, à sa miséricorde, à un invraisemblable retour vers les faiblesses du passé? Non; à rien de tout cela. Elle avait dit: «Je veux vous sauver;» il croyait à ces mots purement et simplement, sans même faire un effort mental pour deviner l’arrière-pensée qui les avait dictés.

L’arrière-pensée était, pour lui, sous-entendue. Il l’acceptait sans la connaître et consentait d’avance à en profiter.

Si bas qu’il fût, pour employer les propres expressions de Marguerite, il était homme d’affaires, et se croyait certain de discerner le vrai du faux dans ce qui allait suivre.

Faut-il ajouter qu’il aimait mieux être sauvé par cette ennemie, à un prix usuraire, que d’acheter son salut en subissant la suprême angoisse de voir Nita unie à son rival?

L’amour de Léon était ce qu’il a paru dans ces lignes, tenant peu de place au-dehors, mais emplissant tout son cœur. Jamais Léon ne parlait de son amour, et Rose était au monde sa seule confidente, une confidente qui l’avait deviné; mais, depuis des années, sa vie entière avait été menée par cet amour taciturne, honteux de lui-même, conscient de sa propre folie: un de ces amours qui, lorsqu’ils n’élèvent pas un homme tout d’un coup jusqu’à l’audace héroïque, le diminuent, le minent et le tuent.

Marguerite reprit après un moment de silence:

– Si j’ai aimé quelqu’un d’amour, en ma vie, ce n’est pas vous, c’est l’autre; ce beau, cet admirable jeune homme qui fut assassiné sous mes fenêtres. Je veux le sauver, lui aussi.

– Et c’est facile, murmura Léon, ce mariage avec la princesse d’Eppstein arrange toutes choses.

Les lèvres de la comtesse se relevèrent en un méprisant sourire.

– On a voulu vous donner un rôle là-dedans, n’est-ce pas? interroge t-elle.

– Oui, répondit Léon.

– Et vous avez accepté ce rôle?

– Presque.

Marguerite appuya ses deux coudes sur les bras du fauteuil et se pencha en avant:

– Savez-vous que votre sœur est bien belle! dit-elle.

Léon rougit et baissa les yeux.

– Cela vous déplaît, reprit Marguerite, de m’entendre parler de votre sœur. Si c’était, cependant, pour faire d’elle une duchesse de Clare?…

«N’espérez pas trop tôt, s’interrompit-elle, en voyant que Léon tressaillit. Elle est fière, audacieuse, intelligente… comme vous l’étiez autrefois, Léon de Malevoy. Mais il y a des obstacles. Et je puis vous donner seulement en tout ceci l’aide qui est compatible avec mes propres intérêts.

– Vous devez dire la vérité! pensa tout haut Léon. Je vous crois à un point que je ne saurais exprimer!

– Parce que, répondit Marguerite d’un accent qui raillait froidement, sans avoir encore rien dit, j’ai remué en vous de vieux espoirs. Vous devinez qu’il va être question de la princesse Nita de Clare.

– C’est vrai, avoua Léon.

L’œil de Marguerite eut un éclair.

– La seule chose grande et fière, hardie et forte qu’il y ait eue en vous, prononça-t-elle en se redressant tout à coup, c’est cet amour. Cet amour me plaisait; j’y reconnaissais mon Buridan fou, audacieux, généreux. Pourquoi l’avez-vous abandonné?

– Parce que je n’espérais pas, répondit Léon à voix basse.

Et tandis qu’il disait cela, son cœur battait à briser sa poitrine.

– Pourquoi n’espériez-vous pas?

– Parce que je suis un…

Il n’osa pas prononcer ce mot notaire qui, chose inconcevable, par cette puissance étrange de nos banales railleries, en arrive, dans certaines circonstances, à blesser la lèvre comme si c’était une obscénité?

– Notaire! acheva bravement Marguerite.

Elle eut son rire argentin et charmant.

– C’est vrai, reprit-elle; mieux vaudrait être un bandit. C’est moins mal porté.

Elle s’interrompit pour ajouter sérieusement:

– Je suis bien loin de blâmer votre sœur, Léon. À sa place, j’agirais peut-être comme elle. Mais, croyez-moi, pour se mêler en quoi que ce soit de cette terrible et ténébreuse affaire, engagée comme elle l’est, il faut plus que l’expérience et le courage relatifs d’une pensionnaire. Ce ne serait pas trop de moi!

Ceci fut prononcé avec emphase.

Puis elle se renversa sur le dossier de son fauteuil et murmura:

– N’avez-vous jamais soupçonné, vous, Léon de Malevoy, que la princesse Nita d’Eppstein pouvait vous aimer d’amour?

Léon se trouva debout, comme si la main d’un géant l’eût arraché de son siège.

– Madame! Madame! balbutia-t-il. Oh! Marguerite! qu’avez-vous dit?

– J’ai dit, répliqua la comtesse, ce que vous avez parfaitement entendu.

– Ne jouez pas avec cela! s’écria Léon qui chancelait comme un homme ivre.

– Je ne joue pas et j’ajoute, acheva Marguerite paisiblement, que je ne vois aucune impossibilité quelconque à cette affaire.

XVII La version de Marguerite

Léon de Malevoy, brisé par l’émotion, se laissa retomber sur son siège et cacha sa tête entre ses mains.

– Vous avez donc quelque chose de bien terrible à exiger de moi? dit-il.

La comtesse le regarda étonnée, mais j’entends étonnée comme on l’est dans ces entretiens futiles où la surprise naît de la première bagatelle venue. Son étonnement souriait.

– Pauvre Léon! fit-elle, vous redevenez un enfant!

Puis son regard prit une expression singulière.

– Vous ne me connaissez pas, Malevoy, dit-elle avec une familiarité douce, vous ne me connaîtrez jamais, cela d’autant mieux que je n’ai ni l’envie ni le besoin de me faire connaître. J’ai été ambitieuse, je le suis peut-être encore, mais ma carrière est tracée et mon lit est fait. Ni mes amis ni mes ennemis n’y peuvent rien. En ce moment, voici mon but: il est simple et si naïf que je ne me formaliserais pas s’il excitait quelque défiance… par la raison que, d’ordinaire, je ne suis ni simple ni naïve: je veux sauver deux hommes, deux camarades, deux anciens amants à moi, si vous voulez, en me vengeant de quelques autres hommes qui ont encouru mon déplaisir.

«Oyez-vous cela, Buridan, mon capitaine! s’interrompit-elle avec une gaieté presque sinistre et en psalmodiant l’emphatique mélopée qui était alors de mise dans les théâtres romantiques. Je suis toujours Marguerite de Bourgogne – la reine! – et il y a fête, mardi, à là Tour de Nesle, messire.

«Mais soyez tranquille, reprit-elle en changeant de ton encore une fois, la Seine, Dieu merci, ne coule pas sous nos balcons de l’hôtel de Clare, et le ruisseau de la rue de Grenelle n’est pas assez profond pour rouler «bien des cadavres». Tout se passera convenablement: nous vous en donnons notre parole royale.

Elle agita sa main, gracieuse et si blanche que, dans la demi-obscurité qui emplissait le cabinet, elle semblait épandre une vague lumière. En même temps, elle se renversa sur le dossier de son fauteuil. Léon éprouvait à la regarder je ne sais quelle superstitieuse terreur où se mêlait un espoir plein de fièvre. Ce jeu, cette raillerie, ces lambeaux de prose théâtrale le ramenaient malgré lui à l’époque déjà lointaine où celle qui était là, devant lui, avait une gloire folle dans le quartier des turbulents plaisirs et drapait, comme pas une, dans les oripeaux historiques les splendeurs de son opulente jeunesse. Il cherchait, malgré lui, la Marguerite de Bourgogne du boulevard Montparnasse et ne la trouvait point. Toutes ces lignes hardies de la magnifique statue avaient en quelque sorte adouci et amignardé leurs contours; c’était peut-être l’effet de cette lampe mélancolique qui éclairait le bureau; mais les chaudes nuances du teint de Marguerite pâlissaient et tournaient à l’ivoire; les cheveux seuls, gardant toute leur admirable richesse, semblaient en vérité trop épais pour cette figure amincie, sculptée à nouveau, si l’on peut dire ainsi, et reprise dans ses propres lignes moins amples et plus charmantes.

C’était sans doute cette lampe crépusculaire, la demi-lumière, si bien nommée le faux-jour et qui va trompant l’œil jusqu’à produire parfois des visions.

Mais c’était peut-être aussi le milieu maladif où nageait l’intelligence de Léon.

Il voyait devant lui, dans le cadre de cette chevelure sombre, une tête de jeune fille aux traits délicats et presque enfantins. Pour lui, l’illusion arrivait au surnaturel. Et il fallait ce regard subtil qui filtrait par instants sous les longs cils de Marguerite pour le rappeler au sentiment de la réalité.

– Vous avez rajeuni, dit-il, tandis que nous devenions vieux.

Elle eut un sourire content et coquet qui n’avait pas vingt ans.

– À la bonne heure! fit-elle du bout des lèvres. Nous réveillons-nous, mon pauvre Léon? Je prends cela pour une galanterie et pour une vague preuve de présence d’esprit. C’est vrai, j’ai rajeuni. Et nous allons pouvoir causer, n’est-ce pas, Monsieur de Malevoy? Il est temps.

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton sérieux et même sévère. Elle pointa de son doigt d’albâtre le paquet de petits dossiers que Léon avait remis sous leur enveloppe au moment de son entrée.

– Qu’est-ce que cela? demanda-t-elle.

– La lettre d’invitation!… commença Léon.

– Non, ce cahier de notes… Mais ne répondez pas. J’ai lu de loin deux ou trois noms, je sais parfaitement ce que c’est. Vous avez pris une terrible peine, savez-vous? Je suis sûre que vous pourriez raconter l’histoire ancienne et moderne des de Clare depuis le temps de Jacques II jusqu’à nos jours. Après tout, ce n’est pas une belle histoire, et je ne voudrais pas jurer que ce bon duc, ami de Louis XVIII, ait monté tout droit en paradis. Cette vieille sempiternelle, la religieuse de Bon-Secours, est une nonne de mélodrame: ce qu’elle avait sur la conscience ne nous regarde pas. J’ai peine à croire que je me fasse ainsi ermite, quand je deviendrai vieille, Monsieur de Malevoy. Quelle charmante fille que cette Nita! Elle était bien assez intelligente pour me deviner et m’aimer, mais on l’a mise en défiance de moi. C’est dommage. Quant à cette madone dauphinoise, la duchesse Thérèse, j’ai bien un peu mon idée. Je n’admets pas l’idiotisme poussé au-delà de certaines bornes. La duchesse Thérèse, dans son taudis de la rue Sainte-Marguerite, avec ses vingt mille francs de diamants et son grand fils, à qui elle avait caché pieusement le nom de son père… Savez-vous que c’est un roman très mal fait?

Léon se fatiguait à suivre cette vagabonde série de pensées. Il répondit pourtant:

– J’y ai cru à cause de cela.

– Bon! fit la comtesse; voici enfin de la lucidité. Moi aussi, peut-être, j’y ai cru à cause de cela; mais je n’y crois jamais un jour tout entier de suite. J’ai des doutes. Ce roman mal fait contient bon nombre de vraisemblances trop habilement interpolées. Ne pensez-vous pas que cette pauvre femme, après tout, ne pouvait avoir une confiance illimitée en la bonne foi de son illustre beau-frère? C’est le plus spirituel, celui-là; il est mort dans son lit avec les titres sous son oreiller, les revenus dans sa caisse…

– Mais sa fille! murmura Léon.

– Ah, voilà! on ne s’avise jamais de tout. Sa fille est la pupille de Marguerite Sadoulas et de Chrétien Joulou, la brute! Avez-vous un peu de sang-froid dans ce moment-ci, Monsieur de Malevoy?

– Je crois avoir tout mon sang-froid, Madame.

– Tant mieux pour vous. Nous allons bien le voir!

Ses deux petits pieds touchèrent le parquet d’un mouvement brusque et son fauteuil roula vers le bureau.

– Dans quel tiroir sont vos pistolets? demanda-t-elle en fixant sur le jeune notaire ses prunelles aiguës.

Il sourit péniblement et dit:

– J’ai ma sœur.

– Grand enfant! fit-elle avec une sorte d’effusion. Vous y aviez donc songé! Mourir ainsi, vous! J’ai bien fait de venir. Je vous répète que je viens à vous en camarade, et j’ai vécu assez longtemps dans le monde des camarades pour connaître la valeur du mot. Vous ne vous servirez pas de vos pistolets, c’est moi qui vous le dis, à moins que ce ne soit comme il convient à un homme: pour écarter un rival dans un loyal combat!

Léon releva ses paupières: ses yeux interrogeaient. Elle sourit encore et dit très légèrement:

– On ne sait pas. Tout est possible. En tout cas, vous serez juge, et vous n’agirez qu’à votre guise.

Elle mit son coude sur le coin du bureau, et les boucles épaisses de ses cheveux tombèrent le long de ses joues où montait une nuance rosée.

– Vous avez beaucoup étudié, reprit-elle, mais vous ne savez rien, sinon l’histoire banale et inutile, écrite à l’usage des écoliers. Vous ressemblez aux forts en thème de l’Université qui trébuchent et tombent, dès leur premier pas dans la vie réelle, en sortant de la Sorbonne, où dix boules blanches les ont salués, bacheliers, licenciés ou docteurs. Vous souvenez-vous de ces pages confuses et décourageantes d’ennui qui racontent, dans Rollin, les sottises des successeurs d’Alexandre? Ce Lecoq était un Alexandre, dans son genre, moins fort que le colonel, mais très fort. Je les ai beaucoup connus tous les deux et appréciés. Depuis qu’ils ne sont plus là, le vaste cercle, fondé par eux, va à la débandade. C’est le règne des lieutenants incapables et vaniteux: vous voyez que je vous parle franchement; j’appartenais à l’association du temps de Lecoq; je suis un Habit-Noir, retiré des affaires. Ne me remerciez pas de ma confiance; elle est sans danger. Si vous contiez aux gens une pareille fantaisie demain matin, demain soir, vous coucheriez à Charenton.

– Vous ne m’apprenez rien, prononça tout bas Léon.

– Bah! s’écria gaiement Marguerite, savez-vous donc vraiment quelques bribes d’histoire sérieuse? les Mémoires du temps, comme on dit? Alors, je vous marque un bon point… mais prenez garde! L’arbre de la science a des fruits funestes! Les deux clercs nouveaux et le domestique d’espèce particulière qui veillent aux portes de votre Louvre, ô mon pauvre roi gardé à vue, sont là peut-être parce que vous en avez trop appris! Je vais vous examiner. Savez-vous comment votre adversaire, le beau Buridan, aux vingt billets de mille francs, fut poignardé derrière le Luxembourg?

– Oui, répondit Léon.

– Non, rectifia Marguerite, puisque vous, honnête homme, vous avez à la tête de votre étude un des complices de l’assassinat.

– Letanneur! s’écria Léon. Il se pourrait?

– Tout se peut. Vous qui êtes un légiste, l’homme qui jouait de l’orgue de Barbarie sous la fenêtre de la chambre où Fualdes était assassiné, fut-il le complice du crime? J’ai encore dans les oreilles la voix de Letanneur chantant au cabaret de la Tour de Nesle.

Allons! Chantons! Trinquons! Buvons!

Toute l’étude y était: toute, excepté vous…

– Pour vingt mille francs! murmura Léon.

– Non pas! Lecoq ne jouait pas de si maigres parties: pour une demi-douzaine de millions, s’il vous plaît.

– Savait-on déjà que le jeune homme était l’héritier de Clare?

– Tout ce qui peut être appris, deviné ou surpris, Lecoq le savait.

– L’assassin fut donc ce Lecoq?… commença Léon.

– Non pas, dit encore une fois Marguerite. L’assassin fut Chrétien Joulou, comte du Bréhut de Clare, tuteur actuel de la princesse d’Eppstein et mon mari.

Elle prononça ces mots avec un calme effrayant.

– Mais vous alors, balbutia Léon, vous, Marguerite?…

– Moi! répéta-t-elle d’une voix qui profondément tremblait.

Elle se redressa d’un mouvement lent et superbe, la comédienne sifflée. Et qui donc avait pu la siffler jamais! Elle approcha son siège encore, et son pâle visage entra dans le cercle lumineux qui passait sous l’abat-jour de la lampe. Ses yeux brûlaient; ses lèvres frémissaient.

– Moi! fit-elle une seconde fois, il faudra bien enfin que vous me sachiez par cœur, Monsieur Léon de Malevoy. Moi, depuis ce soir-là, j’ai été la maîtresse de Lecoq et la femme de Joulou. Moi, je suis une misérable créature, non pas bourreau, mais victime… Attendez! s’interrompit-elle, voyant que Léon allait parler, victime terrible, entendons-nous, victime comme on en trouve dans ces grands drames de la fatalité qui soulevaient les peuples antiques, victime avec du feu dans les prunelles et des serpents autour du front, victime qui change de nom à la dernière heure de la tragédie, et qui s’appelle le Châtiment!

«Écoutez cela; j’étais bâillonnée sur le tapis de mon salon, et j’étais garrottée. Roland sortait de chez moi: je l’aimais. Oui, je l’aimais, cet enfant, fier comme un lion, doux comme une femme… Écoutez donc, et ne cherchez pas, fou que vous êtes, à deviner à droite ou à gauche. Je vais droit ma route et je dis tout.

«Il sortait de chez moi, Dieu m’avait donné une heure d’oubli, d’ivresse, de pardon: la première heure et la dernière; la seule qui ait brillé dans ma vie. Oh! je l’aimais! et il m’aimait!

«Ils vinrent: Lecoq, froid et suivant son plan tracé implacablement; Joulou, le malheureux, ivre de vin et de jalousie. Je fus maltraitée et frappée. Joulou eut les marques de mes ongles et de mes dents; Lecoq les a gardées, ces traces, jusqu’au jour de sa mort.

«Je défendis Roland. On ne passa sur mon corps qu’après m’avoir ôté le sentiment.

«Quand je m’éveillai, ce fut pour entendre le cri d’agonie d’un côté, de l’autre la chanson:

Allons! Chantons! Trinquons! Buvons!

«Joulou revint avec le sang de Roland, qui lui avait jailli dans les yeux.

«Monsieur de Malevoy, Lecoq est mort d’un coup de foudre. Il m’avait frappée dans mon corps et dans mon cœur. Joulou m’a frappée de même, de même il mourra.

Elle se tut et mit son mouchoir brodé à ses lèvres.

Léon restait aux prises avec ce bref récit où la vérité et le mensonge, concassés, piles en quelque sorte dans le même mortier, formaient un tout indivisible.

– M. Cœur, demanda-t-il après un silence, est-il bien, selon vous, ce Roland, le fils de la duchesse Thérèse?

– Oui, répondit-elle, retirant son mouchoir où ses dents laissaient de nettes et profondes coupures. Cela semble ainsi, du moins, et que nous importe? Il sera duc de Clare. Quel mal y voyez-vous? Votre sœur peut être duchesse, si elle ne lève pas mal à propos cette belle tête rebelle. Réfléchissez à cela.

– Madame, objecta Léon, de votre plan je ne sais rien encore.

– Mon plan est à moi, répliqua brutalement Marguerite, vous n’en saurez pas un mot.

– Cependant…

– Assez! l’interrompit-elle. On ne discute pas avec moi. Je propose, on accepte ou on refuse: c’est tout.

Elle se leva. Il fit de même, le front haut et le rouge à la joue. Il allait parler, elle lui mit en souriant sa main demi-gantée sur la bouche.

– Ne m’irritez pas, maître fou, dit-elle avec une sorte de gaieté bourrue, je suis femme, après tout, et j’ai les nerfs comme les autres femmes. Quand j’ai parlé de ces choses, il y a de la bête fauve en moi. Mes plans! Que vous importent mes plans! Ils sont grands, ils sont sûrs, ils ne concernent que moi. J’ai rompu avec ces malfaiteurs subalternes; je les tiens dans ma main comme je vous tiens vous-même et bien d’autres avec vous. Lecoq m’a laissé, à son insu, un bizarre et puissant héritage qu’il tenait lui-même de cette vivante énigme qu’on appelait le Colonel. Les chrétiens disent que les voies de la Providence sont cachées: à supposer qu’il y ait une Providence, pourquoi ne choisirait-elle point une créature telle que moi, belle et forte, malgré tout, pour distribuer les récompenses et les peines? Cette idée me flatte, j’ai mes faiblesses, et comme l’objet de mon ambition est en dehors de vous et bien loin de vous, je puis être impartiale à votre égard.

Elle acheva de mettre son gant.

– On ne vous demande rien, notez bien cela. Et il semblerait surprenant que le noyé interrogeât le sauveteur pour savoir de quel droit ce dernier s’est jeté à la nage. Vous êtes le noyé, je suis le sauveteur. Peut-être êtes-vous avec moi plus sûr d’être ramené à la rive que votre ancien rival lui-même, M. Cœur, ou Roland de Clare, quoique je m’intéresse à lui une idée davantage, à cause d’un souvenir sentimental. Il lui sera dit à peu près ce que vous venez d’entendre, sans ambage ni réticence, car je dois vous avouer que j’ai pris, près de l’autorité, une position qui me sauvegarde complètement: je suis utile. Comme ce pauvre Roland a vécu dans un trou et qu’il a passé son existence entière à revenir d’un Pontoise quelconque, situé dans l’autre monde, il est possible qu’il résiste… Sommes-nous bien sûrs, tenez, par exemple, qu’à l’heure où nous sommes, les titres qui vous manquent ne sont pas entre ses mains? Comme il se croirait fort! Comme il deviendrait insolent! Il aurait tout, en effet: le droit et les preuves qui établissent le droit! Ce serait trop pour moi, mon cher Monsieur de Malevoy; je ne permets pas qu’on soit vainqueur sans moi, et alors nous serions obligés de lui tenir un peu la tête sous l’eau, pour réfléchir à la question de savoir s’il doit être ramené à la berge ou laissé au fond… Nous sommes-nous bien compris?

– J’avoue… voulut dire Léon qui perdait plante.

– N’avouez rien, allez! Tous ces aveux sont des mensonges. De deux choses l’une: ou vous m’avez comprise parfaitement, ou vous allez m’avoir parfaitement comprise, dès que je serai partie.

«À propos, fit-elle négligemment en achevant de boutonner son dernier gant, mon mari doit vous faire une visite… avec Nita: ils sont au mieux ensemble; elle est sous le coup de menaces mystérieuses et tout à fait théâtrales. Si on obtenait d’elle qu’elle vous dît: Je ne vous aime pas, ou bien: J’aime Roland de Clare, consultez ceci.

Elle jeta sur la table un portefeuille mignon, timbré aux armes de Stuart-Fitz-Roy.

Léon la regardait bouche béante.

– Est-ce que jamais?… fit-il d’une voix étranglée, est-ce que la princesse d’Eppstein aurait dit?…

– Consultez! répéta Marguerite avec un sourire plein de promesses, consultez! votre défaut n’est plus comme autrefois l’audace, mon pauvre Léon. Cela m’a presque fait de la peine de vous voir si tristement écrasé. Consultez! Peut-être vous souvenez-vous d’avoir écrit à la princesse?

– Oh! fit Léon, des lettres insensées! que je regrette… qu’elle a dû détruire avec mépris.

Marguerite lui rit au nez du meilleur de son cœur, et répéta encore deux fois:

– Consultez! consultez! ce portefeuille est une relique de famille qui a appartenu à la mère de Nita, puis à sa sœur, morte si jeune. Dans les reliques de ce genre, on ne garde que des choses précieuses.

– Voyons! s’interrompit-elle, en lui tendant la main. J’ai bien de la besogne encore, ce soir, avant de me mettre au lit. Me reste-t-il quelque chose à vous dire? Mais certes, étourdie que je suis! Je suis chargée par mes maîtres et seigneurs – que je mène, grâce à Dieu, comme un troupeau de marionnettes – de vous dire que mercredi, lendemain de mon bal, on exigera la remise des titres: c’est moi qui vous ai obtenu ce délai. Le motif en est simple: pour moi et par moi, dans la nuit de mardi à mercredi, vous serez jugé en dernier ressort: vainqueur avec moi, ou écrasé tout seul. Est-ce tout? Oui… à mardi, cher Monsieur de Malevoy. Amenez-nous votre charmante sœur… et consultez le petit portefeuille, consultez!

Ce fut son dernier mot. Elle franchit le seuil en souriant et en saluant.

Léon, resté seul, ouvrit le portefeuille avec une hâte fiévreuse.

Ceci passait même avant le besoin de réfléchir sur cette étourdissante entrevue.

Le portefeuille était à la princesse Nita: il n’y avait pas moyen d’en douter; il contenait divers mémento à l’usage intime de la jeune fille, des riens, des adresses de toilette et jusqu’à des promesses de contredanse. Non seulement ce mignon carnet appartenait à Nita, mais encore c’était bien le calepin qu’elle portait tous les jours. Deux ou trois bagatelles dataient jusqu’à la journée de la veille, où le crayon de Nita avait écrit ces six mots: «Léon a besoin de me voir.»

Léon! comme son cœur battait! Mais ce fut bien autre chose quand il fit sauter le bouton de la petite poche latérale sur laquelle des lettres d’or écrivaient le mot: Souvenir.

Il y avait là cinq lettres, cinq lettres de lui, Léon; ces cinq lettres justement qu’il qualifiait d’insensées!

Cinq. Il les compta. En interrogeant sa mémoire, il ne se souvint pas d’en avoir jamais écrit d’autres.

Elles étaient jaunies par le temps et fatiguées comme si on les eût bien souvent relues.

Léon appuya ses deux mains sur sa poitrine qu’il sentait défaillir…

Pendant cela, Mme la comtesse du Bréhut de Clare franchissait d’un saut juvénile et joyeux le marchepied de sa calèche. Cette entrevue semblait l’avoir encore rajeunie et allégée. Littéralement, elle ne pesait pas le poids d’une plume. Elle dit au valet de pied qui venait prendre ses ordres:

– Chez ce grand coiffeur de la rue de Richelieu!

Et la calèche roula, balançant doucement la gracieuse créature, demi-couchée dans son coin moelleux. La lumière du gaz et la nuit passaient tour à tour sur les exquises délicatesses de son sourire: car elle souriait, quoiqu’elle fût seule maintenant et qu’aucun regard n’épiât le langage de sa physionomie.

Elle souriait.

Elle commanda toujours souriant, chez ce grand coiffeur de la rue de Richelieu, une perruque blonde à longs cheveux, d’une nuance précise et particulière, dont elle fournit l’échantillon: une boucle légère et soyeuse qu’elle apportait dans la plus jolie bonbonnière d’émail où jamais comtesse ait mis des pastilles.

Ici, chez le grand coiffeur, elle n’était pas comtesse, elle était la première venue, car au lieu de donner son adresse à l’hôtel de Clare, elle dit:

– Je viendrai chercher moi-même cette coiffure. Il me la faut pour lundi: vous m’entendez, il me la faut!

Et, toujours souriant, elle remonta dans sa calèche, disant au valet de pied:

– Mme Bertrand était encore plus grande couturière que ce grand coiffeur de la rue de Richelieu n’était grand coiffeur. On veillait chez elle dix mois de l’année. Elle habillait Mme la comtesse et la princesse d’Eppstein. Mme la comtesse avait commandé son costume en temps utile, son costume de bal; elle venait le voir: quoi de plus naturel? Un costume du genre ébahissant, et qui semblait deviner les suaves excentricités de nos mascarades actuelles: c’était un mont-Vésuve, en vérité, oui, et croyez qu’on avait copié servilement le volcan, au moment précis de son éruption avec du satin, des dentelles, du velours et des rubis. Cela ressemblait comme deux gouttes d’eau, et vous auriez eu envie de fuir pour éviter cette lave brûlante. On avait déjà beaucoup de talent sous Louis-Philippe.

Le volcan était en bonne voie: il allait bien. Mme la comtesse ayant inspecté son cratère, voulut voir la toilette de Nita. Quoi de plus naturel encore? Nita devait paraître au bal de l’hôtel de Clare en nuage d’été: Trouvez-vous l’idée jolie? Mme Bertrand avait composé un pur chef-d’œuvre. La vue de ce «nuage d’été» vous eût plongé dans de vaporeuses délices. Aussi Mme la comtesse l’admira-t-elle hautement. Elle l’examina en tous sens, pièce par pièce et si bien, qu’elle devait le savoir par cœur, comme les enfants récitent une fable de ce bon La Fontaine.

Ainsi en était-il; la preuve, c’est qu’en quittant le logis affairé de Mme Bertrand, Mme la comtesse se fit conduire au logis non moins laborieux de Mlle Valentine, autre grande couturière, chez laquelle on veillait dix mois et demi. Mme Bertrand était une aiguille noble; les ciseaux de Mlle Valentine se ralliaient aux idées plus jeunes de la Chaussée-d ’Antin. Voilà toute la différence.

Mme la comtesse commanda à Mlle Valentine un nuage d’été tout pareil à celui de Nita, mais tout pareil. Mlle Valentine, le crayon à la main, écouta sa description éloquente, où pas un détail ne fut oublié, pas un ruban, pas une gaze. Le «nuage d’été» coûte que coûte, fut promis pour le mardi matin, sans faute.

Aussi, Mme la comtesse souriait-elle encore et mieux que jamais, en reprenant son coin douillet dans sa calèche:

– Rue du Mont-Thabor, n° 5! ordonna-t-elle.

Au n° 5 de la rue du Mont-Thabor respirait M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, ce Napolitain d’ivoire et d’ébène qui aimait si passionnément les tableaux de M. Cœur.

XVIII L’intérieur du bon Jaffret

C’était ce fameux mardi, 3 janvier, jour de bal masqué à l’hôtel de Clare. Le carnaval commençait à Paris et promettait d’atteindre à des gaietés folles. Ce fut l’année des légumes animés qu’on vient de reprendre à la Porte-Saint -Martin, tout comme La Tour de Nesle, et avec le même succès: joyeuse année! joyeuse poésie! Et que d’esprit a ce peuple! Les melons surtout et les betteraves! Vîtes-vous jamais rien de plus désopilant? On ne rencontrait plus de Buridans par les rues. Ah non certes; le Moyen Age était déjà mort, laissant derrière lui cette grande silhouette double et carrée: les tours de Notre-Dame, seul reste de tant d’ogives!

Elle fut bâtie deux fois, cette cathédrale, avec des matériaux immortels: du granit pour l’architecte, pour le poète du bronze.

De telle sorte qu’elle apparaît à ceux de ce siècle, basilique et poème, comme le fier mémento des passions de l’art, un instant soulevées et puis mortes.

Pour mon compte, je préfère Buridan aux asperges: mais Dieu! qu’elles sont drôles, ces demoiselles, menées par leurs galants salsifis! et les choux-fleurs, et les artichauts, et les navets! Puissance divine! se peut-il qu’une nation ait, à elle seule, tout le comique de l’univers! quels succès ont toujours les haricots verts! et ceux de Soissons! et les pommes de terre, intéressantes malades! et les fèves et les oignons! Tous, tous! Louons la Providence qui nous fit naître dans ce foyer d’inépuisable intelligence!

Car l’année prochaine ce sera autre chose, et l’année prochaine autre chose encore. Et toujours poli, toujours délicat, toujours digne de Paris, «cœur et cerveau du monde»!

Donc, le 3 janvier 1843, il était cinq heures du soir et le jour tombait. Cette vieille petite rue de Sorbonne montait, solitaire et triste, entre la maison neuve du bon Jaffret et l’antique masure où florissait l’atelier Cœur d’Acier.

La maison du bon Jaffret était exceptionnellement éclairée. On eût dit que les oiseaux, chassés de leur salon ordinaire, avaient été relégués dans la chambre du bout pour quelque circonstance solennelle. Le bon Jaffret n’était certes pas un homme de dépense, mais il offrait de temps en temps à ses amis et associés de petits dîners fins dont on parlait avec éloge.

De l’autre côté de la rue, au contraire la maison Cœur d’Acier était noire comme de l’encre. Il n’y avait pas une lueur aux fenêtres de l’atelier.

Deux chiffonniers se rencontrèrent devant la porte même de l’atelier, sous un réverbère qu’on venait d’allumer: deux chiffonniers classiques, vêtus de loques informes, porteurs du vaste panier d’osier, du crochet et de la lanterne. Leurs costumes, qui se ressemblaient dans leur irrémédiable ruine, provenaient cependant d’origines opposées. L’un avait une vieille veste d’ouvrier; l’autre était vêtu d’une guenille sans nom, qui avait été un élégant paletot de drap noir.

L’homme à la veste montait la rue en chantonnant un couplet philosophique, l’homme au paletot de drap noir sortait de la maison de Jaffret en grommelant des plaintes et la tête basse.

Ils se saluèrent, ma foi, courtoisement, et l’homme en noir ayant regardé son collègue, dit:

– Tiens! voilà un camarade que je ne connais pas. Bonjour, mon frère.

– Bonjour, bonjour, répondit l’homme à la veste, comment avez-vous nom, l’ancien?

– Pas si ancien que vous, dites donc! riposta le paletot noir en rejetant sa taille déjetée.

– C’est pourtant vrai, mon frère, vous êtes abîmé, mais pas vieux. Moi, j’ai nom Tourot: celui qui était dans les temps avec Mme Théodore.

– Moi, je m’appelle Deban, et j’ai roulé carrosse.

– Ça se voit, répondit Tourot, du premier coup!

– N’est-ce pas, frère? Parce que j’ai encore un air, et que je parle mon français comme un monsieur?

– Pas pour ça, répliqua Tourot froidement.

– Pourquoi donc?

– Parce que, déclara Tourot, vous n’êtes pas si propre que les gens qu’est né dans la partie.

Le paletot noir se mit à rire au lieu de se fâcher.

– Donnez-vous une pipe de tabac? demanda-t-il.

– Toujours, répondit Tourot noblement, y en a qui n’aiment pas ceux qu’ont été marquis, notaires ou autres, moi, ça m’est inférieur. Mme Théodore avait été également concierge. On en voit beaucoup qui viennent avec nous pour des malheurs.

Il tendit sa vessie à tabac, qui était couleur de crasse. Maître Deban, prédécesseur de Léon de Malevoy, y plongea avidement ses doigts et bourra une pipe avec sensualité.

– Vous avez touché juste, mon frère, dit-il, j’ai eu des malheurs. Et il faut que le monde soit sans entrailles! Je viens de demander dix sous à un clampin qui a été mon troisième clerc. Il m’a mis à la porte!

– Ça s’est vu, fit observer Tourot. Mme Théodore ne demandait jamais rien à ses anciens locataires. Faut pas s’adresser aux personnes qu’on a eu de l’autorité dessus.

Il s’appuya contre une des bornes qui défendaient la porte cochère de l’atelier; Deban s’assit sur l’autre. Tourot battit le briquet et reprit:

– Je n’aime pas allumer aux lanternes, qui sentent l’huile. Vous aviez donc trois clercs, dans votre bon temps?

–  Huit! et qui sont tous calés maintenant, faut voir! Êtes-vous honnête homme, vous?

Ceci fut dit d’un ton goguenard.

Tourot, qui avait allumé, tourna vers lui sa candide figure.

– Prenez du feu, et vite, mon frère, dit-il, je suis pressé. Les notaires, ça fournit beaucoup dans l’état… mais méfiance!

Et dès que l’amadou fut sur la pipe du paletot noir, Tourot quitta sa borne, leva son débris de chapeau poliment et dit:

– À vous revoir, l’homme. Oui, je suis honnête.

Deban haussa les épaules.

Tourot montait vers la Sorbonne en grommelant:

– Mme Théodore le disait bien: c’est ça qui perd la société: les anciens marquis, les anciens notaires, les anciens farauds, quoi! Tous malpropres! Et ficelles!

Deban, lui, se disait:

– Si j’avais la petite pièce blanche, j’irais à la drogue, chez Marmelat, rue de l’Homme-Armé, et je ferais sauter la banque. Si je faisais sauter la banque, chez Marmelat, j’achèterais une défroque au Temple et je garderais six francs pour aller chez Mme Cocarde, à la montagne Sainte-Geneviève où je ferais ressauter la banque! Alors je m’habillerais en grand, avec chemise et bottes, et je garderais cinquante francs pour aller au n° 7, rue Dauphine. J’aurais mille francs. J’irais à Hombourg. Ils diraient tous: Voilà Deban, le fils de l’Authentique! Bonjour, Deban! Comment va, Deban? Pas mal, et vous? Cent francs sur la rouge. Gagné! Double! Gagné! Il a toujours eu de la chance, ce Deban. Double! Gagné encore! Payes-tu à déjeuner, Deban? Double! Gagné! Voilà quatre fois qu’elle passe, la rouge; change de côté, Deban! Non, c’est une veine! Double! Gagné! Change donc, étourneau! Double! Ah! mais, c’est mon idée. Gagné! Il a de la corde de pendu! Double! double! gagné, gagné! La rouge passe, passe, passe! J’aime la rouge, moi, quoi! C’est mon idée! Mon tas grossit, dites donc? Voilà le banquier qui le caresse avec son râteau. Combien à la masse, Monsieur Deban? Savez-vous l’arithmétique, Monsieur Totivain? Cent francs de mise, dix passes à la rouge, comptez: cinquante et un mille quatre cents francs! Ils se consultent; moi, je suis calme; le jeu est fait. Allez. Rouge passe! c’est cent deux mille huit cents francs à la masse. Votre serviteur! Je fais charlemagne! la banque renifle. Comme vous voudrez! Qui est-ce qui me vend une escarcelle? Je la paye dix louis si elle vaut dix francs. Au plaisir de vous revoir; on recommencera demain!

Il ôta un vieux gibus qu’il avait pour étancher avec sa manche la sueur de son front ravagé.

– Ça irait tout seul, mais c’est la petite pièce blanche qui manque, prononça-t-il avec découragement.

– Eh! là-bas! s’interrompit-il en voyant un monsieur très proprement couvert qui soulevait le marteau de la maison Jaffret. Moynier, mon expéditionnaire, prêtez-moi dix sous, je vous rendrai mille francs.

Moynier poussa la porte et se sauva comme s’il eût vu le diable. Deux autres personnes montaient la rue.

– Eh! là-bas! mes petits clercs! Rebeuf et Nivert! cinq Sous chacun pour faire la pièce blanche!

– Passez votre chemin, l’ami, on ne vous connaît pas.

Une voiture tournait l’angle de la rue des Mathurins. Quand elle passa, l’ancien notaire reconnut à la portière le visage fleuri du roi Comayrol.

– Ils viennent donc tous, ce soir! grommela-t-il. C’est qu’il y a quelque chose!

Et il s’en allait, de guerre lasse, découragé, quand une pièce de cent sous roula sur le pavé.

– Vayadioux! dit Comayrol, va boire à notre santé; vieil idiot! Nous allons gagner trois millions, ce soir, avec ce que tu as laissé là-bas au fond de ton verre!

Peut-être que le malheureux homme entendit. En tout cas il se mit à genoux dans la boue pour ramasser l’écu de cent sous; après quoi il courut, non pas boire, l’autre envie est bien autrement pressante; il courut chez Marmelat, rue de l’Homme-Armé, où l’on jouait la drogue-chiffonnière avec de féroces entêtements. N’ayant pas fait sauter la banque, il ne put aller chez la veuve Cocarde qui tenait la roulette des pauvres, rue de la Montagne, et chez qui déjà il n’était pas permis de ponter moins de dix centimes.

Il avait perdu ses cinq francs jusqu’au dernier sou. Il passa la nuit à faire sauter successivement les diverses banques de l’Allemagne, en rêve, sur un tas de pavés.

Cependant, M. Moynier, l’expéditionnaire, MM. Rebeuf et Nivert, petits clercs, et le roi Comayrol, tous anciens employés de l’étude Deban et membres actuels du «conseil de surveillance», étaient réunis autour d’une table très délicatement servie chez le bon Jaffret, leur collègue. Cela rappelait un peu le festin du mardi gras à la Tour de Nesle; pourtant, il manquait bon nombre de convives, et des plus importants: M. Beaufils, d’abord, qui avait parlé là-bas avec tant d’onction de la maison Lecoq et Cie, Urbain-Auguste Letanneur, Joulou, dit «la Brute», et Marguerite de Bourgogne. En revanche, il y avait un membre nouveau: ce dévoué docteur-médecin, M. Samuel, que nous vîmes chez la pauvre Thérèse, à la première page de cette histoire, et qui emporta les deux pièces de quarante francs laissées par son confrère, le docteur Abel Lenoir.

On mangeait très bien chez Jaffret, on buvait sec et on causait raison. C’était une maison sérieuse où il n’y avait jamais de dames, à moins que Mme la comtesse ne daignât honorer ces réunions de son auguste présence. Tout était ici calme et paisible, les domestiques parlaient bas et marchaient doucement, en hommes gagés sous condition de ne point effaroucher les oiseaux. Après le repas, les convives devaient se séparer et prendre leurs costumes pour se rendre au bal de l’hôtel de Clare.

Ils faisaient partie de cet élément hétérogène qui déparait les salons de Mme la comtesse, ou plutôt ils étaient cet élément lui-même.

– Messieurs et chers collègues, dit Comayrol au dessert et quand on eut mis les domestiques à la porte, Jaffret et moi avons jugé opportun de vous réunir avant le bal de l’hôtel de Clare, où Mme la comtesse interrogera peut-être séparément chacun de nous. C’est une personne capable. Nous sommes, à cet égard, tous du même avis.

– Très capable! appuya le docteur Samuel qui avait toujours son apparence de pauvre hère, sous ses habits cossus. Je ne suis pas content de la santé de M. le comte, pas content du tout. Il baisse.

Il y eut un sourire autour de la table, et Rebeuf, usant du droit qu’ont les gamins de Paris d’être légers et gouailleurs jusqu’à leur soixante-dixième année, murmura:

– Pauvre Brute! Il aura été dix ans premier mari!

Jaffret réclama le silence d’un geste doux et grave.

– Nous ne sommes pas ici pour faire des mots, déclara-t-il. La situation se tend, et il y a des nuages à l’horizon.

L’ancien expéditionnaire Moynier lança une boulette de pain à Jaffret. Il aimait ce style imagé. Comayrol reprit, heureux de prononcer un discours:

– Trop capable, Messieurs et chers collègues! Je parle de Mme la comtesse. Elle tend à prendre parmi nous une position qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la dictature. Loin de moi la pensée de faire entendre qu’elle ne nous est pas utile. Elle a réalisé le rêve de cet homme éminent qui a laissé parmi nous d’ineffaçables souvenirs, M. Lecoq…

– A-t-il eu une bête de fin, ce Lecoq! l’interrompit Nivert, qui avait pris trop d’embonpoint. Dites-nous la chose en deux mots, Comayrol, et laissons là les morts!

– Vayadioux! s’écria l’ancien maître clerc, penses-tu que je parle seulement pour toi, mon bon? Il y a ici des gens de goût qui aiment à m’entendre. Voilà le vrai: Nous avons mené à bonne issue une jolie affaire; on peut dire que les trois millions sont dans notre main. Et avec ce qui se passe, voyez-vous, chacun de nous a le même désir: partager et travailler à son à part. Ces grandes associations ne valent rien: il y a toujours là-dedans des gaillards qui dirigent leur promenade du côté de la préfecture. Je n’accuse personne, bien entendu, mais je voudrais bien être hors de tout ceci avec un joli petit patrimoine.

– Honnêtement gagné! ajouta Jaffret. J’ose dire que notre ami et collègue Comayrol a exprimé l’opinion générale.

– Eh bien! poursuivit ce dernier, en fourrant sa main droite sous le revers de son frac, comme on a coutume de représenter les orateurs à la tribune parlementaire, Marguerite Sadoulas veut évidemment mettre des bâtons dans nos roues. J’en ai des preuves nombreuses, parmi lesquelles je choisirai trois faits: 1) elle entretient des relations avec Léon Malevoy; 2) elle a envoyé son Annibal chez M. Cœur; 3) elle a ordonné au docteur Samuel, ici présent, de ne pas reconnaître ledit M. Cœur pour le fils de Mme Thérèse, au cas où il y aurait confrontation judiciaire.

– Je puis affirmer seulement l’authenticité de ce dernier fait, dit le docteur.

– C’est le principal! s’écria Comayrol. En effet, Messieurs et chers collègues, si nous traitons avec ce M. Cœur (dont j’aurai à vous parler bientôt, car il a mis un terme à ses hésitations et doit se décider ce soir même), si, dis-je, nous traitons avec ce jeune homme, il faut qu’il soit bel et bien duc de Clare; sans cela, comment solderait-il nos trente traites de cent mille francs?

– C’est juste! fit-on de toutes parts.

– L’honnêteté dans les marchés, poursuivit Comayrol, je ne connais que cela. Nous vendons une position, livrons la position. Je vous demande pourquoi Marguerite ne veut pas que ce jeune homme soit reconnu. Ne sortirons-nous jamais de ces cachotteries, de ces ambages? resterons-nous éternellement pris dans cette toile d’araignée?

– Jusqu’à quand, enfin, Catilina?… murmura Rebeuf, qui avait été jusqu’en troisième au collège Rollin.

– Ne rions pas, vayadioux! Cette femme creuse des trous, et nous finirons par y tomber tête première. Je propose de déclarer que l’association est en danger.

– Aux voix! soutint le bon Jaffret.

Le scrutin eut lieu; La Fontaine a chanté avant nous l’audace des souris, en l’absence du chat. À l’unanimité, l’importante motion de Comayrol fut acceptée.

«- Messieurs et chers collègues, dit l’ancien premier clerc, après le vote, voilà un grand pas de fait. Maintenant, allons au fond des choses. Marguerite a du talent, personne ne nie cela. J’ai même idée que Toulonnais-l’Amitié lui a légué quelques-uns de ses trucs, si vous voulez bien me passer cette locution vulgaire. Mais ce n’est pas une raison pour nous laisser mettre le pied sur la tête. Si elle nous tient par les oreilles, nous la tenons par le cou. Lecoq lui-même nous le dit, il y a dix ans, quand nous jetions le manche après la cognée: une réunion de bons garçons qui ont rencontré un crime sur leur chemin, et qui ne sont ni sourds, ni muets, ni aveugles, n’est jamais à dédaigner. L’homme qui doit endosser le meurtre de la rue Campagne-Première n’est pas encore en prison. La prescription a un bon bout de chemin à faire avant d’atteindre son terme, et la justice est toujours créancière… Comprenez-vous cela?

On ne riait plus autour de la table; le bon Jaffret jetait de tous côtés ses regards inquiets, et Comayrol lui-même baissait la voix comme malgré lui.

– J’ai peut-être été un peu loin, mes bijoux, reprit-il en forme d’apologie, et chacun sait bien qu’au fond, je me ferais hacher en petits morceaux pour notre chère comtesse, mais enfin, quand on est attaqué et qu’on a des armes, il faut au moins faire mine de s’en servir. Marguerite veut tout prendre, c’est moi qui vous le dis, et nous laisser au fond de la nasse, par-dessus le marché: je connais son caractère. Ma seconde motion est celle-ci: je propose que l’étude Deban ne se laisse pas marcher dessus comme une poule mouillée. Vayadioux, dites donc! on peut allier la fermeté à la prudence et montrer un peu les dents cette nuit!

– Les montrer beaucoup! s’écria Moynier. Ce n’est qu’une femme!

– Trente-deux dents, l’étude Deban! appuya Rebeuf, et des bonnes!

– En faisant jouer avec adresse la combinaison du «premier mari»… insinua le bon Jaffret.

– Le docteur Samuel doit savoir des choses sur la maladie de Joulou… commença Nivert.

– Stop! ordonna Comayrol. La Brute ne nous intéresse pas. C’est un ménage, ne mettons pas le doigt entre l’arbre et l’écorce. Tout au plus pourrai-je permettre une allusion délicate, parce que Joulou vit encore et qu’on ne peut tenir une gaillarde comme Marguerite par un péché mignon qui n’est pas bel et bien commis. Jaffret, mon bon, aie l’honneur de nous faire passer au salon; nous allons poursuivre la délibération en prenant le café.

Ils se levèrent et se groupèrent avant de franchir le seuil; une mâle résolution était sur tous les visages. Oh! certes, en ce moment, l’étude Deban n’avait pas peur!

Cependant, le roi Comayrol qui franchit le premier le seuil du salon fit un saut de côté comme s’il eût vu le diable. Le bon Jaffret, qui venait ensuite, poussa un petit cri. Les autres, le docteur Samuel, Moynier, Rebeuf et Nivert, témoignèrent à leur façon une surprise qui allait jusqu’au malaise.

Cette Marguerite était une maîtresse femme!

Chacun prit un air obséquieux et souriant.

Pourtant, ce n’était pas même Marguerite: ce n’était que le valet de Marguerite.

Dans les familles trop nombreuses où l’on se serre pour avoir de la place, il arrive fréquemment que certains meubles soient bizarrement logés. Ainsi chacun a-t-il pu voir un lit dans un salon ou une table de travail dans une salle à manger. Ces signes ne déplaisent point, ils inspirent au contraire un certain intérêt, parce qu’ils parlent de la fécondité dans le mariage, qui est presque toujours un signe de modeste bonheur.

Le bon Jaffret n’était point marié mais il avait, néanmoins, une nombreuse famille: ses oiseaux, qui le forçaient à se serrer.

Le principal meuble du salon de ce bon Jaffret était un coffre-fort.

Un immense coffre-fort de la maison Berthier et Cie, tout en fer, et qui semblait bien surpris de se trouver au milieu de ce demi-luxe étroit, propret, à la mode exacte de l’année, car il sortait tout battant neuf d’une boutique de la rue de Cléry, et bourgeois comme on n’est pas bourgeois.

Le dieu acajou va perdant les derniers rayons de son auréole plaquée. On fait du palissandre à très bon marché. Ce sont de prétentieuses laideurs que le petit Paris adore frénétiquement. Le salon de Jaffret était en bois de rose, hélas! oui, et pas cher. Boule, en le contemplant, serait mort de chagrin.

Le bois de rose! cette fleur du luxe charmant! On fait du bois de rose au rabais, et c’est positivement hideux.

Mais souffrez que nous parlions un peu de cette caisse de fer qui valait trois ou quatre fois, elle toute seule, le bois de rose, ornant et meublant le salon supérieurement rangé du bon Jaffret.

Ceux de nos lecteurs qui ont lu le premier épisode des Habits Noirs l’auraient reconnue d’un seul coup d’œil. C’était un coffre-fort illustre, c’était une relique. Elle avait contenu des sommes folles.

Elle avait vu le feu des cours d’assises; elle avait eu sa biographie dans les journaux, elle avait tué un homme en lui coupant le cou aussi net que le triangle d’une guillotine.

Ce n’était pas la première venue parmi les caisses. Elle avait été liée, par je ne sais quelle chaînée féerique, à la destinée de ce Lecoq qui avait dépensé à mal faire plus d’intelligence et plus de volonté qu’il n’en eût fallu pour produire une grande gloire honnête.

Chose étrange, celle-là! et commune pourtant! Ils ne veulent pas comprendre que le mal est cent fois plus difficile à faire que le bien, et que tout effort dirigé vers le mal rapporte cent fois moins qu’un effort identique dirigé vers le bien.

C’était la caisse Bancelle et la caisse Schwartz, la fameuse caisse à défense et à secret, où Toulonnais-l’Amitié avait enfermé ses cinq millions de faux billets de banque, et qui, des arêtes tranchantes de son massif battant, avait décapité Toulonnais-l’Amitié.

Le bon Jaffret était un amateur, quand il pouvait avoir les choses à bon compte: à la vente du baron Schwartz il s’était fait adjuger la caisse du célèbre banquier pour une bagatelle.

Et elle contenait encore des millions ou du moins des titres représentant des millions, car on y avait mis ces trois pièces que Thérèse avait voulu acheter jadis au prix de vingt mille francs, et qui manquaient dans les cartons de maître Malevoy: l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès de Raymond, duc de Clare, plus l’acte de naissance de Roland et l’acte de décès de Thérèse.

C’était auprès de cette caisse que se tenait debout, courbé en deux pour examiner de très près la serrure, l’homme qui avait changé tout à coup, et par son seul aspect, en poltronnerie les audaces de l’étude Deban.

M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, que vous avons nommé, peut-être un peu énergiquement, le valet de Marguerite Sadoulas.

Il ne se dérangea pas, lorsque l’étude Deban entra au salon.

Mais au premier mot de Comayrol qui balbutiait une question, doublée d’excuses, il redressa l’élégance un peu féminine de sa taille et rejeta en arrière le jais liquide et soyeux de sa chevelure.

– Je regardais cela, dit-il, c’est un solide morceau. Bonjours, chers. Je n’ai pas voulu attrister votre dessert, mais je ne pouvais pas non plus rester dans la rue. Nous autres Napolitains, nous craignons le froid. Alors, j’ai dit le mot et l’on m’a fait entrer. Comment vous va?

– Vous apportez un message de Mme la comtesse? balbutia le roi Comayrol, plus déconcerté qu’un écolier pris en faute.

– Oui, très cher, répondit le vicomte Annibal en accentuant désormais chacun de ses mots. Je viens vous dire qu’il faut vous tenir prêt à tous événements. Il fera jour cette nuit à l’hôtel de Clare.

XIX Le bon Jaffret s’endort

Comayrol essaya de sourire, mais il était très pâle; le bon Jaffret tremblait tout franchement, les autres supportaient à l’avenant ce coup, qui était fait pour troubler la digestion la plus heureuse.

Figurez-vous un conscrit qu’on aurait laissé six ans et onze mois dans ses foyers et qui se verrait tout à coup appelé, en vue d’une bataille, au trois cent cinquantième jour de la septième année!

En vérité, toutes ces choses étaient oubliées et mortes, L’étude Deban, sorte de loge particulière, au milieu de cette romanesque confrérie des Habits Noirs qu’elle connaissait mal, et à laquelle elle avait été reliée seulement par son chef, M. Lecoq, n’avait pas encore vu le feu. Elle avait été instituée, cette loge, dans un but spécial et pour une affaire déterminée qui consistait à détourner au profit du même M. Lecoq l’héritage de Clare. M. Lecoq était mort. Les Habits Noirs étaient dispersés, et voilà que je ne sais quelle trompette de l’autre monde sonnait…

L’étude Deban n’était pas brave. Peut-être l’excusera-t-on pour cette faiblesse qui était son moindre défaut. Elle savait, l’étude Deban, que l’ancienne Marguerite de Bourgogne avait gardé, sous son titre de comtesse, toutes ses terribles témérités d’autrefois. Et bien que la mort de M. Lecoq laissât libre, en apparence, les membres de l’association, chacun ici se sentait plus ou moins dans la main de la comtesse du Bréhut de Clare.

– Est-ce au sujet de l’affaire du jeune duc? demanda Comayrol au vicomte Annibal qui avait pris un siège.

– Quel jeune duc? fit le Napolitain; M. Cœur? un rapin sans talent qui doit être né sous un chou! Je crois que Mme la comtesse désire faire quelque petite chose pour lui. Asseyez-vous donc, très chers, et prenez votre café tranquillement. J’en accepterai une tasse avec plaisir.

Comayrol et ses amis se regardèrent.

– Vayadioux! grommela l’ex-premier clerc. Va-t-on nous arracher le pain de la bouche? C’était une affaire faite! Nous y avons travaillé onze ans!

Le vicomte Annibal tendit sa tasse.

– Le docteur Samuel, dit-il en adressant à ce dernier un de ses sourires blancs, auxquels le plus subtil physionomiste n’aurait pu appliquer une signification quelconque, le docteur Samuel a dû vous apprendre les dernières nouvelles du jour. Cet excellent M. le comte est bien malade.

Il sucra son café, entouré qu’il était d’un silence inquiet.

– Bien malade, reprit-il. Je viens d’Italie, très chers, et il y a toujours eu une certaine obscurité autour de ma naissance. Savez-vous que ces de Clare avaient un goût particulier pour l’Italie? Mon âge est bien à peu près celui qui convient. Avec un ensemble d’actes et de témoignages, je pourrais tout aussi bien hériter que le premier venu.

Personne ne souffla mot, mais toutes les figures se rembrunirent. Le vicomte Annibal but d’un trait la moitié de sa tasse de café.

– Est-ce qu’il serait question?… demanda Comayrol atterré.

– Vaguement, l’interrompit le vicomte Annibal, Marguerite est une femme de génie. Cette nuit va voir des choses très surprenantes. Moi, je ne sais rien, si ce n’est qu’il faut un duc, puisque Marguerite a la fantaisie d’être duchesse.

Ayant lampé le reste de sa tasse, il répéta:

– Moi, je ne sais rien, je suis comme vous tous, très chers, une marionnette qui lève la main ou le pied, selon la ficelle tirée.

– Monsieur le vicomte, dit Jaffret avec dignité, je ne suis pas un polichinelle!

– Ouvrez la caisse, très cher, fit Annibal, qui se leva.

Et comme Jaffret, stupéfait, consultait ses collègues du regard, le bel Italien passa ses mains d’albâtre dans sa chevelure plus noire que du cirage et poursuivit:

– Inspection d’ordre! Je suis chargé de voir si les titres sont encore là.

– Ah çà! s’interrompit-il, entre marionnettes, on se doit aide et protection. Je ne parle pas pour ce bon M. Jaffret qui n’est pas un polichinelle. Avez-vous une idée quelconque, vous, très chers, de ce qui va se passer cette nuit à l’hôtel de Clare? Voici la position du problème: Marguerite veut que les titres soient dans votre caisse, à l’heure qu’il est. Et d’un!

– Ils y sont, dit Jaffret.

– Très bien! la comtesse a besoin qu’à un moment donné, cette nuit, les titres soient entre les mains de ce jeune étourneau, M. Cœur… et de deux!

– Il les aura pour trois millions de signatures, glissa Comayrol.

– Parfait. À moins qu’il ne les ait autrement. La comtesse veut rendre ces titres à maître Léon Malevoy… et de trois!

Il y eut un murmure courroucé parmi les convives.

– Bon! fit encore Annibal. Il paraît que vous n’aviez pas la moindre idée de tout cela. Elle travaille sans confident ni collaborateurs, je m’en doutais. Mais, vous savez, nous autres Napolitains, on ne nous empoisonne pas. Si j’étais le second mari, je vous préviens que je durerais très longtemps. Ouvrez la caisse.

Le bon Jaffret, les clefs à la main, s’approcha du respectable meuble. Comayrol profita du moment pour dire tout bas à Annibal:

– Vous avez été chez M. Cœur de la part de la comtesse?

– C’est de l’histoire ancienne, cela, très cher, répliqua l’Italien en haussant les épaules. Il y eut depuis lors une demi-douzaine de combinaisons. Mais laissez-moi voir un peu cette mécanique; on dit que c’est très curieux!

Jaffret avait désarmé le ressort de défense; il ouvrit la caisse comme on ouvre toutes les caisses à secret. Rien d’extraordinaire ne se produisit. Il montra les titres qui étaient intacts.

– Voyons la main de fer, maintenant, dit le vicomte.

Jaffret referma le massif battant, remit les ressorts en place et, laissant la clef dans la serrure, il prit les pincettes du foyer. À l’aide des pincettes, et non sans quelque peine, il fit tourner la clef. Au moment où la serrure jouait, une paire de griffes sortit du battant et saisit les pincettes si fortement que le vicomte Annibal eut besoin de faire un effort pour les dégager.

– C’est joli, dit-il, très joli. Mais quand Marguerite tient les gens, elle serre encore plus fort que cela. Très chers, veillez bien sur votre trésor; j’ai idée qu’on vous escamotera les titres une fois ou l’autre… Dites-moi, ceci est pour ma propre édification: les trente lettres de change que va nous souscrire le peintre d’en face, M. Cœur, seront d’excellents coupons pour avoir accès au banc des accusés de la cour d’assises. Je n’aimerais pas ces valeurs-là, moi, très chers.

– Ils sont à l’ordre de la Brute, répondit Comayrol avec une fierté modeste. C’est moi qui ai arrangé tout cela avec Jaffret.

– Qui n’est pas un polichinelle? Dernière réflexion: ce pauvre comte n’aura pas longtemps bon dos. Docteur, combien lui donnez-vous de semaines à vivre? Il est amoureux comme un fou, vous savez: tantôt il veut tuer Marguerite, tantôt il se roule à ses pieds. J’ai été voir Van Amburgh, le dompteur de bêtes féroces. Quand Marguerite joue avec sa Brute, elle ressemble à Van Amburgh. Est-ce qu’on n’a pas dit, ces temps-ci, que ses bêtes l’avaient mangé?

– Mes pauvres oiseaux sont reconnaissants, au moins! soupira Jaffret, heureux d’avoir si bien placé son affection.

– Les lions de Van Amburgh n’auraient pas mangé Marguerite, dit tout bas Comayrol, c’est le diable. J’ai vu le temps où la Brute valait un lion, mais elle l’a maté! Il mourra à genoux, cet innocent-là!

– Savoir! fit le vicomte Annibal. Que je vous conte une histoire. La semaine dernière, la Brute a fait une tournée de santé chez une demi-douzaine des meilleurs médecins… après vous, docteur. Il les a priés tout de go de lui dire s’il était empoisonné, et avec quoi. Ils l’ont tâté, palpé, flairé, goûté; les plus francs lui ont avoué que, pour répondre à cette question indiscrète, ils auraient besoin de faire préalablement son autopsie: d’autres lui ont demandé, vous savez bien quoi. Il n’a pas permis l’autopsie, mais il a fourni le reste aux hommes de l’art. Ceux-ci se sont livrés à de superbes analyses. Devinez ce qu’on a trouvé?

Tous les regards étaient curieux, et le cercle se resserra autour du vicomte Annibal.

– Vayadioux! gronda Comayrol; je ne sais pas à quelle pharmacie elle se fournit, mais on a dû trouver quelque chose!

– Néant! prononça le vicomte avec emphase. Pas un scrupule de quoi que ce soit! pas un atome! rien! rien! rien de rien!

– Il n’y a pas besoin de poison pour empoisonner, dit le docteur entre ses dents. Outre que vos grands faiseurs d’embarras de la Faculté sont tous des ânes de licou!

– Amen! ponctua le vicomte Annibal, qui peignait la soie de ses moustaches devant une glace. Vous devez avoir raison, très cher, car les princes de la science lui ont tous dit, en prenant chacun ses vingt-cinq louis, que, s’il n’arrachait pas cette idée de poison de sa grosse tête obtuse, il mourrait comme un chien qui a avalé une boulette. Quel charmant démon que cette Marguerite! Elle vous a des façons de sucrer le thé de son premier mari qui font frémir. Elle n’y met que du sucre, à ce qu’il paraît, mais le pauvre comte, après avoir bu, a des coliques d’arsenic. Ce que c’est que l’idée… Quelqu’un de vous, Messieurs, veut-il bien me donner l’adresse de deux vénérables citoyens nommés Cocotte et Piquepuce, escrocs de profession?

– Il y a deux voies ouvertes, Messieurs, opina Comayrol; mais, à l’heure qu’il est, vous les trouverez très certainement au tripot de Mme Cocarde, à la montagne Sainte-Geneviève.

Le vicomte Annibal inscrivit ce renseignement sur son carnet. Les convives du bon Jaffret étaient soucieux à l’unanimité.

– D’ici, reprit Annibal, il n’y a qu’un pas. J’y vais. Ah! très chers, avec la confiance d’une femme comme Marguerite, on n’est pas un garçon de loisir! J’ai du travail par-dessus les yeux, cette nuit, sans parler de mes devoirs de cavalier servant, car il faut que je sois à mon poste, en grand costume, dès l’ouverture du bal. On ne peut pas se passer de moi, vous savez? À vous revoir; ne venez pas trop tard, croyez-moi, ce sera curieux. Je ne sais pas tout: on ne sait jamais tout avec notre gracieuse souveraine, mais je puis vous promettre qu’avant le soleil de demain, l’hôtel de Clare aura vu peut-être, à l’insu de tous ceux qui vont encombrer ses salons, quelque diabolique aventure.

Il se coiffa. La soie de son chapeau était moins brillante que ses cheveux. Son sourire étincelant et froid illumina un instant le cadre de la porte, puis il disparut. L’ancienne étude Deban resta un instant immobile et muette.

– Quand donc, murmura Jaffret avec abattement, quand donc me sera-t-il permis de goûter les charmes d’une aisance tranquille!

– Il y a deux voies ouvertes, Messieurs, opina Comayrol: la résistance et la soumission. Voulez-vous que nous discutions brièvement ces deux alternatives?

Avant que personne pût lui répondre, un domestique entra, portant une lettre. La lettre était pour Comayrol, qui dit en voyant l’écriture de la suscription:

– Encore!

C’étaient de ces caractères larges, lourds, informes, dont l’aspect seul irrite et indigne les gens que leur notoriété expose à recevoir souvent la lâche visite des lettres anonymes.

Ce n’était pas, cependant, tout à fait une lettre anonyme, car elle était signée Hubert Soyer, et chacun savait ici que Marguerite prenait ce nom pour correspondre avec ses fidèles.

La lettre était courte; elle disait:

«N’écoutez pas trop l’Italien. Il est dépassé et joue de son reste.

«On n’espère pas conserver longtemps le premier mari.

«Cette nuit, on vous désignera l’homme que vous devrez reconnaître, savoir: l’étude pour la victime de l’assassinat de la rue Campagne, le docteur pour le fils de la veuve. La Davot et la concierge du n° 10 sont à nous.

«Soyez tous là, et prêts à tout. Il fera jour à onze heures.

«Hubert Soyer.»

Après avoir lu cette lettre à haute voix, Comayrol la froissa et la jeta au feu.

– Il y a des écrits qu’il faut garder, car ce sont des armes, murmura-t-il, mais il y a des armes qui brûlent les mains.

Chacun autour de lui gardait le silence.

– Pour le coup, dit Jaffret, dont les dents claquèrent, la mèche est allumée.

– Et ne rien savoir! gronda Comayrol. Où est la mine!

Le docteur Samuel murmura:

– C’est la crise! Tenons-nous bien!

Et il songea à la diligence de Calais qui partait le soir, menant à Londres en trente heures.

Il n’y avait pas un seul des assistants qui n’eût quelque pensée analogue. Mais perdre en une minute le travail de dix ans! Et une part de ce splendide gâteau: l’héritage de Clare!

Comayrol dit le premier:

– Moi, Messieurs, j’irai, coûte que coûte! Les autres répétèrent tour à tour:

– J’irai!

Tous, jusqu’au bon Jaffret qui soupirait gros pourtant à l’idée que ses oiseaux pourraient rester orphelins.

Les convives se séparèrent tristement, se donnant rendez-vous à l’hôtel de Clare, à onze heures.

Le bon Jaffret resta seul.

Certes, il n’était pas fait, celui-là, pour les luttes violentes. Il aimait la nature telle qu’on la peut admirer dans les bosquets du Jardin des Plantes, autour de l’enclos où grouillent les canards; il aimait le petit vin blanc, consommé avec modération, en mangeant des marrons rôtis; il aimait les lithographies coloriées, représentant les quatre parties du monde, sous la forme de quatre jeunes personnes bien coiffées et ornées d’attributs symboliques; il aimait les tendres vaudevilles où Bouffé pleurait, les romances du père Panseron, les pralines et l’anisette.

Douce âme, cœur sensible à l’endroit de tous les oiseaux, quels qu’ils fussent, et ne donnant jamais rien aux pauvres, de peur d’encourager la paresse, il eût bien voulu gagner beaucoup d’argent honnêtement et sans courir aucun risque. Ce n’est pas lui qui cherchait les aventures!

Il remit une bûche au feu, et s’assit au coin de sa cheminée.

Il étendit ses jambes sur le tapis et se mit à tourner ses pouces.

«Après un dîner copieux, se dit-il, on peut être indisposé. Si j’étais indisposé, je ne pourrais pas aller au bal de Mme la comtesse. Est-ce vrai, cela?»

Cette réflexion le porta à cesser de tourner ses pouces pour se frotter les mains tout doucement.

Il resta un gros quart d’heure à méditer, puis il dit encore:

– Une excuse? J’en ai une! une superbe! Cet Italien, blanc et noir comme une pie, M. le vicomte Annibal Gioja ne nous a-t-il pas menacés indirectement d’un vol? Il a dit devant tous les autres: «Veillez bien sur les titres!» Quoi donc! C’est le bien commun! Je m’arme jusqu’aux dents et je fais sentinelle autour de la caisse! Il me semble que c’est du dévouement, dites donc!

Pour la seconde fois, il se frotta les mains avec un sincère plaisir.

La pendule en doré mat, dont le sujet était une jeune bergère très grasse, regardant deux colombes qui se becquetaient pour le bon motif, marquait dix heures et demie.

Le valet de Jaffret vint demander s’il pouvait se coucher.

– Oui, Pierre, répondit le doux homme. Fermez bien les portes. Je vous souhaite un sommeil tranquille, mon ami.

Pierre s’en alla.

Quand onze heures sonnèrent, Jaffret prit sa lampe et pénétra dans le réduit où il avait parqué pour aujourd’hui ses oiseaux. Il avait besoin de voir quelqu’un. La solitude lui pesait.

Il y avait là une nombreuse et très intéressante collection de volatiles grands et petits, tous plus ou moins privés et qui étaient stylés à venir lui manger dans la bouche. Ils dormaient en ce moment sur leurs perchoirs. Aucun d’eux ne semblait avoir de mauvais rêves. Jaffret les regarda longtemps d’un œil attendri; il fit le tour de la chambre-volière, souriant à ce repos qui ne connaît plus le remords. Il sourit à ses serins droits et hauts sur jambes, à ses chardonnerets, à ses rossignols, car il avait des rossignols qu’il appelait Philomèles, à ses sansonnets, à ses bouvreuils, à ses rouges-gorges, à ses bengalis, à ses cardinaux, à ses perruches, à ses aras, à ses merles, à ses fauvettes, à ses pintades, à ses faisans.

D’une voix douceâtre et fausse que la Providence lui avait départie, il fredonna:

Dormez donc mes chères amours, Pour vous je veillerai toujours…

–  Toujours! s’interrompit-il pourtant avec un sourire amer. C’est bête que l’homme bienfaisant soit mortel comme tout le monde. Petits êtres intéressants! vous pleurerez votre protecteur quand il ne sera plus.

Cette pensée mélancolique amena une larme dans ses yeux. Il l’essuya.

Puis, ayant quitté ses oiseaux chéris avec une parole polie, il alla ouvrir son secrétaire, où il prit une paire de ces affreux pistolets dits coups de poing qui manquent leur homme à bout portant.

– Quand ils viendront demain, il faut qu’ils me trouvent armé, fit-il en examinant l’amorce de ses pistolets. C’est dans le rôle du factionnaire.

Il était onze heures et demie quand il revint à sa bergère avec une robe de chambre sur le dos et un bonnet de coton sur la tête.

Ce déshabillé de nuit va généralement bien aux âmes sensibles.

«C’est l’instant où ils arrivent là-bas, pensa-t-il. Grand bien leur fasse! Si la mine éclate rue de Grenelle, j’aime à croire que la secousse ne se fera pas sentir jusqu’ici.»

Pour la troisième fois, il se frotta les mains, après quoi il posa ses pantoufles sur les chenets et se souhaita à lui-même la bonne nuit.

Le sommeil parut venir d’abord, et le nez busqué du bon Jaffret ébaucha même la première note de la chanson des ronfleurs, mais il s’éveilla en un tressaillement, parce que son pied droit, perdant l’appui du chenet glissant, venait de heurter les carreaux du foyer.

– Tout de même, fit le brave homme, si les voleurs venaient!

Il devint plus pâle que le tricot de son bonnet. Remarquez ceci: chaque fois qu’un brusque accident vous réveille à l’improviste, vous avez vaguement peur, peur de n’importe quoi.

Le bon Jaffret avait peur volontiers et souvent: il participait à la nature un peu timide de ses fils adoptifs, les petits oiseaux.

«J’aurais dû garder Pierre, pensa-t-il. J’ai eu tort de l’envoyer se coucher. Mais maintenant il faudrait monter au cinquième. Je ferai établir une sonnette. Je suis étonné de n’avoir pas songé à cela. Mon architecte est un sot. Cet Annibal a dit cela d’une certaine façon: Veillez bien sur nos titres. Il a été plus loin. Il a dit: «J’ai idée qu’on vous escamotera les titres une fois ou l’autre…» Et il a demandé l’adresse de Piquepuce et de Cocotte: deux désespérés coquins! Marguerite serait bien capable…»

Il n’acheva pas, mais il frissonna de la tête aux pieds.

– C’est bête! balbutia-t-il, les lambris craquent. Ces entrepreneurs vous mettent du bois vert. Est-ce qu’on ne parle point tout bas dans la rue sous la fenêtre?

Il fit un mouvement pour se lever, mais il n’osa pas.

– Des rues pareilles, poursuivit-il, c’est sûr à peu près comme la forêt de Bondy! Heureusement qu’il y a l’atelier Cœur d’Acier, des gaillards solides… mais je n’ai pas vu de lumière à leur croisée, ce soir…

Il sauta dans son fauteuil, parce que la porte battait un coup sec.

– Comme tout cela ferme mal! prononça-t-il plaintivement. Si j’étais Grand Turc de France, tous ces architectes seraient brûlés vifs, à petit feu!

La pendule sonna minuit. Un silence absolu régnait au-dehors. Le bon Jaffret ramena le collet de sa robe de chambre sur ses oreilles et se mit à compter jusqu’à mille pour s’endormir. Vers sept cent cinquante, il perdit connaissance, rêvant que ses oiseaux ouvraient la porte de leur appartement et qu’ils venaient danser autour de lui ce fameux ballet des volatiles qui, monté d’abord au Cirque National, continuait son succès dans les petits théâtres et jusques en foire.

Cela l’amusait. Il était seulement contrarié par la familiarité du dindon qui lui caressait le nez avec l’appendice rouge et charnu de sa gorge. Il n’y a pas de plaisir pur en cette vallée de larmes.

Si seulement le bon Jaffret eût compté cent de plus, il aurait entendu dans la rue des bruits bien susceptibles de motiver ses terreurs: on allait, on venait, on parlait tout bas.

Je ne sais quelle ombre bizarre parut tout à coup à la hauteur du premier étage, du côté de l’atelier de Cœur d’Acier. Le réverbère fila le long de sa corde graisseuse. Aussitôt qu’il se fut rapproché du pavé, une autre ombre traversa la chaussée et ouvrit la lanterne qui subitement s’éteignit. La rue resta plongée dans une obscurité profonde.

En même temps, la porte cochère de la maison Cœur d’Acier s’ouvrit sans bruit, comme sans bruit s’était accompli le destin du réverbère. On put entendre sous la voûte humide un murmure confus comme si beaucoup de gens joyeux, mais ayant intérêt à étouffer les éclats de leur gaieté, étaient rassemblés là-dedans. Le regard était à peu près impuissant à percer ici les ténèbres; cependant, le regard devinait confusément des choses étranges et burlesques.

La réalisation du rêve de ce bon Jaffret.

Des oiseaux, une cohue d’oiseaux de taille surnaturelle qui foisonnait et qui jouait dans cette nuit épaisse, sans faire entendre aucun ramage.

Les deux hommes qui avaient collaboré pour éteindre le réverbère, celui du premier étage et celui de la rue, se rejoignirent sur le pavé. Ils fouillèrent dans leurs poches qui rendirent un bruit de ferraille et attaquèrent incontinent la serrure de la maison Jaffret.

C’étaient des enchanteurs. Leurs mains étaient fées. Au bout d’une minute la porte céda.

Ils entrèrent tous deux. Leurs pas muets ne sonnèrent point sur les dalles, tandis qu’il passaient devant la loge du concierge. Ils étaient chaussés tous deux de lisière, quoiqu’ils fussent, du reste, bien couverts, et parussent appartenir à la classe des «Messieurs».

Ils montèrent l’escalier du premier étage, restèrent une minute juste à la porte du carré de Jaffret, et redescendirent, laissant la porte ouverte.

Arrivés en bas, ils traversèrent la rue de nouveau et passèrent le seuil de Cœur d’Acier. Là, dans l’ombre, on entendit compter quelque argent, puis une voix mâle qui pouvait appartenir à M. Baruque, dit:

– En vous remerciant Monsieur Cocotte et Monsieur Piquepuce.

Une autre voix ajouta:

– Le reste nous regarde. En avant, marche! Le temps fuit; car il a des ailes!

M. Cocotte et M. Piquepuce remontèrent bras dessus bras dessous la rue de la Sorbonne.

Par la porte de l’atelier Cœur d’Acier, la foule des gigantesques oiseaux – le rêve de cet infortuné Jaffret – fit irruption sur le pavé. La chaussée fut traversée avec des sauts prodigieux, des bonds invraisemblables, des battements d’ailes qui ne se peuvent peindre, et le rêve s’engouffra dans l’allée proprette de la maison neuve.

L’horloge de Sorbonne sonnait une heure après minuit.

XX Le cauchemar du bon Jaffret

La pendule de Jaffret était toujours exacte et régulière comme le cours même du soleil. Il avait des vertus, cela est certain. Vivre à l’heure est une vertu sociale. Une statistique a établi que, sur cent faillis, il y avait en moyenne quatre-vingt-dix de ces malheureux et intolérables mortels qui arrivent au rendez-vous une heure après le moment fixé: de ces tortues mal organisées, en un mot, qui manquent les coches, les trains, les occasions, qui manquent tout!

J’ai eu un camarade, moi qui vous parle, un honnête jeune homme s’il en fut vers l’âge mûr, il devint sujet à caution; son horloge retardait; ses billets souffraient; aux dernières et lamentables nouvelles, sa montre, arrêtée, dort dans le gousset d’un banqueroutier.

Qu’aurait-il fallu, en définitive, pour faire du bon Jaffret la perle des galants hommes? Peu de chose: ce que la cuisinière bourgeoise, traitant un sujet plus grave, exige de ceux qui veulent faire un civet de lièvre.

La pendule de Jaffret, aiguë et argentine, répondait coup pour coup à la grosse voix du clocher de Sorbonne. La lampe baissait et le feu allait s’éteignant, jetant à ce tragique coffre-fort, qui faisait face à la cheminée, des lueurs incertaines. Les vibrations de la pendule duraient encore quand un murmure confus et de nature indéfinissable glissa parmi le silence; vous eussiez dit un bourdonnement, produit par quantité de ces frôlements secs et sourds que rendent les bêtes mortes, clouées à la porte des logis campagnards, quand le vent nocturne tourmente leurs plumes hérissées.

Cela venait de la chambre où le bon Jaffret avait mis ses chers oiseaux tous ensemble, pour cette nuit. L’entrée de cette chambre était sur le carré.

Bientôt, les oiseaux du bon Jaffret se prirent à voleter et à crier, pris d’une mystérieuse panique. Le moindre vagissement d’enfant arrive aux oreilles d’une tendre mère. Jaffret, endormi ou éveillé, entendait toujours ses oiseaux, et, dans le cours de sa carrière, il avait sauvé nombre de canaris, menacés d’apoplexie foudroyante. Il entendit, mais ces bruits se rapportaient si bien à son rêve! Il continua de dormir.

Cependant, la porte de la chambre aux oiseaux s’ouvrit doucement, et une tête de hibou se montra sur le seuil à hauteur d’homme. Le hibou promena son regard morne tout autour du salon, et dit:

– Il ronfle au coin de son feu, la racaille!

C’était fort pour un hibou.

Le bruit des plumes sèches redoubla; en même temps, une nuée de petits oiseaux entra dans le salon par-dessus la tête du hibou et voleta autour des lambris. Jaffret, du fond de son sommeil, avait une conscience assez nette de cette invasion. Il sentit même trois ou quatre pierrots insolents qui se perchaient sur son bonnet de coton. Mais cela se confondait avec son rêve.

Le hibou franchit le seuil à son tour. Vous avez sans doute entendu parler de la fameuse file indienne, manœuvre élémentaire des Peaux-Rouges, quand ils marchent dans les sentiers de la guerre. Ce fut ainsi pour l’armée des fantastiques volatiles qui entra dans le salon de Jaffret. Après le hibou venait un vautour, après le vautour, un coq de gigantesque taille qui secouait orgueilleusement sa crête sanglante, après le coq un dindon qui tenait dans ses bras un tendre dindonneau.

Puis des corbeaux, des pies, des poules, des pigeons à la gorge étoffée, des perroquets, des cigognes, des oies, une autruche, un paon, deux canards, une chauve-souris et une hirondelle, symbole de l’exilé regrettant le pays qui l’a vu naître.

Peut-être y en avait-il d’autres encore.

Toutes ces bêtes avaient uniformément un plumage fané et même rongé aux mites en de larges places. Elles venaient d’un pays où les oiseaux sont plus grands que chez nous, et moins bien tenus. Le vautour, surtout, terrible animal, avait son cuir à nu en maintes places, et son cuir était en calicot jaune.

Elles s’introduisirent, ces bêtes, gardant avec ordre la file indienne, une par une, dans un profond silence. Elles marchaient sans produire aucun bruit. Le regard perçant d’un naturaliste n’aurait pas tardé à découvrir qu’elles étaient toutes munies de chaussons de lisières.

Les premières entrées firent le tour du salon, et le hibou, en passant, donna sa bénédiction à la caisse historique. Il gagna le coin de la cheminée en dessinant un grand circuit et se trouva placé juste en face de Jaffret. La procession qui le suivait s’arrêta en même temps que lui. Un large cercle dont aucune expression ne saurait peindre la burlesque immobilité entoura le foyer.

Le vautour semblait commander en chef. Il tenait le milieu.

– Fixe! ordonna-t-il, sans ouvrir son bec sévère. Battez de l’aile avec précaution, pour témoigner que vous avez remporté la victoire!

Ces mots n’étaient qu’un murmure, et cependant, le bon Jaffret gronda dans son sommeil.

– Il n’est pas à son aise! chuchota le grand coq.

Et le hibou ajouta en tirant un long bras de dessous ses plumes pour mettre en lieu de sûreté le pistolet coup de poing qui était sur la tablette de la cheminée:

– Y a deux faisans dorés, six perdrix, des cailles et tout un tremblement de mitraille d’oisillons. On peut faire une soignée gibelotte à la cuisine!

Derrière les rangs un seul volatile se tenait modestement dans l’ombre. C’était le dindon, muni de son petit. Il avait pris cette place de lui-même et comme par vocation. Les dindons passent cependant pour orgueilleux, et cela se conçoit, puisqu’ils sont stupides. Notre dindon berçait son dindonneau et coulait à son oreille:

– Tais ton bec, Saladin! Te rends pas intolérable. T’es sevré, sois-en digne! Tu m’exposerais à ce que je t’étouffe, si tu poussais, dans la circonstance, les hurlements que tu en as l’habitude. Écoute plutôt et regarde. Je sais bien que tu es jeune, mais ça va être cocasse, et je vais te donner des petites bêtes à tuer, pour t’amuser.

Il n’était pas cruel, pourtant, je l’affirme sous serment, ce dindon, modèle des mères! Le vautour appela l’hirondelle.

– Cascadin, dit-il, cherche la cuisine, allume un bon feu. Si tu rencontres des domestiques, charge-les de chaînes. Tu reviendras pour la chasse. Fuis! car tu es comme le temps, blanc-bec, tu as des ailes!

L’hirondelle, suivie d’une oie et d’un pigeon, sortit à la recherche des cuisines.

Alors, le vautour en chef prit entre l’index et le pouce l’extrémité de son redoutable bec et le releva vivement. Sa tête était à charnière: elle s’ouvrit comme une boîte à couteaux et découvrit le crâne belliqueux de M. Gondrequin, nommé Militaire, qui commanda:

– Ouvrez-vous! à cette fin de respirer l’air pur, car il fait puant dans ces cadavres!

Tous les oiseaux bâillèrent aussitôt si énergiquement, que leurs becs renversés pendirent sur leur nuque. On put voir d’un coup d’œil à ce moment la composition de cet étrange sénat. M. Baruque, dit Rudaupoil, était dans la peau du grand coq; Similor, toujours avantageux et sûr de lui-même, habitait le hibou et lutinait d’une façon répréhensible Mlle Vacherie, sa voisine, non moins hideuse en chauve-souris qu’en femme; Échalot (nos cœurs l’ont reconnu) était le dindon et n’avait pas voulu se séparer de son petit, même dans cette occasion dangereuse. Le Pitre avait un costume de corbeau, l’Albinos se gobergeait dans le vaste corps de l’autruche, l’Équilibriste gigotait à l’intérieur de la cigogne; les autres oiseaux, tout en fil de fer, carton et crin, contenaient les âmes des caporaux et des rapins de l’atelier Cœur d’Acier.

C’était l’entreprise Vacherie, riche entre toutes les directions foraines, qui avait fourni le matériel.

Les indications étaient dues à Similor, qui avait trempé dans l’expédition de la rue Cassette.

L’auteur du livret était M. Baruque.

Toutes ces figures se regardèrent avec un sérieux assombri jusqu’au lugubre, et qui eût soulevé, au parterre de certains théâtres, un rire épileptique.

Ils appartenaient tous, les pauvres diables, à ce monde enfantin qui grouille dans les profonds dessous de l’art, qui n’a pas d’âge et qui reste espiègle même quand il prend la barbe grise: monde joyeux, en définitive, insouciant, pas méchant, mais taquin et cruel aux heures de la mystification.

Échalot ouvrit aussi le crâne de Saladin son dindonneau; ce fut pour l’embrasser avec passion et lui dire:

– N’y en a pas beaucoup qu’a commencé si jeune que toi à porter un costume de caractère! T’es mignon comme un petit loup, là-dedans, amour! hurle pas! ça troublerait la cérémonie. Regarde plutôt! Sont-ils cocasses! V’là papa! Mais, au lieu de te prodiguer mes caresses, il se livre à la fougue de ses passions. Du haut du ciel, si ta mère le contemple, mioche… hurle pas!… elle doit regretter que c’est pas moi-même avec qui elle a conçu son orphelin!

– Monsieur Baruque! appela Gondrequin d’une voix creuse.

– Présent, Monsieur Militaire, répondit Rudaupoil.

– Qu’est-ce qui s’ensuit? Je manque de mémoire. Soufflez, s’il vous plaît.

– Les plumes! dit Baruque. Allez-y! Gondrequin-Militaire sourit.

– J’y suis, Monsieur Baruque, dit-il. Garde à vous! Je m’amuse! Arrachez chacun une plume de vos ailes et chatouillez l’Iscariote modérément. Ensemble! eh! houp!

Avec la régularité d’un peloton qui fait l’exercice, chacun se prit une plume à soi-même.

– Attention, Saladin! dit Échalot, grâce à moi, t’es sevré. Tu peux comprendre déjà, dès à présent, le truc qu’il faut toujours que le crime soit puni pour que la vertu, elle puisse avoir également sa juste récompense!

Saladin était ici la seule personne qui ne s’amusât pas de tout son cœur. Il avait l’air d’un diable dans un bénitier; il faisait, pour hurler, des efforts désespérés, mais Échalot avait une manière de remplir son bec avec le poing, qui obtenait le silence.

Le cercle, cependant, s’était rétréci autour du bon Jaffret qui se prit à frétiller, semblable à un poisson dans la poêle, parce que l’extrémité de toutes les plumes cherchait et trouvait, pour les chatouiller, les parties les plus sensibles du corps: le dessous du nez, les coins de la bouche, le derrière des oreilles, les creux des mains et jusqu’à cette place bien connue des gens très gais qui est entre le jarret et le mollet.

Sans doute que tout cela rentrait dans son rêve, car le sommeil, chez lui, s’obstinait malgré cette torture, et il geignait misérablement sans s’éveiller.

– Allume! cria Rudaupoil; ça mord!

– Le temps fuit! ajouta Militaire. Cette scène a des longueurs. Qui est-ce qui prend du tabac?

Similor avait son cornet. Il ne se refusait aucun luxe. Le cornet fut posé sous les narines du bon Jaffret que son cauchemar oppressait et qui respirait comme un soumet de forge. Il s’éveilla en un éternuement qui menaça de le mettre en pièces.

– Fixe! commanda Gondrequin-Militaire.

Tous les crânes se refermèrent en produisant un seul bruit comme si trois douzaines de canettes à bière eussent laissé retomber ensemble leurs couvercles d’étain.

Et le cercle des oiseaux, immobile, rangé dans un ordre admirable, prononça d’une seule voix lente, lugubre et profonde:

– Dieu vous bénisse, bon Jaffret!

– Hurle pas, Saladin! murmura Échalot qui avait des larmes plein les yeux, faut que tu sois un bécasseau pour pas crever de rire!

Jaffret soulevait ses paupières pesantes. Son regard effaré voyagea tout autour de lui. C’était bien son cauchemar, mais si horriblement exagéré! qu’il voulut pousser un cri de détresse. Ce fut un éternuement qui vint. Tous les oiseaux saluèrent avec gravité.

– Dieu vous bénisse, bon Jaffret! répéta Gondrequin d’une voix sépulcrale.

Et le cercle, comme un écho sinistre:

– Bon Jaffret, Dieu vous bénisse!

– Le feu est allumé, cria le clair ténor de Cascadin. Envoyez la volaille!

Jaffret se frotta les yeux avec désespoir.

À un signe du vautour, le cercle des oiseaux se mit à chanter sur une mesure paresseuse et mélancolique:

C’est Jaffret qu’est pincé.Pincé pour ses péchés.Pour ses péchés JaffretVa t’être guillotiné!Larifla, fia, fia, larifla, fia, fia.Larifia, etc.

Après ce refrain le coq chanta, le corbeau croassa, le pigeon roucoula, la poule gloussa, le vautour cria, la chauve-souris glapit et le hibou hua.

En même temps, Saladin, échappant un instant à la tendre tyrannie d’Échalot, poussa un vagissement inhumain.

Jaffret, galvanisé par une terreur sans nom, se dressa sur ses jambes, chancelantes, appuyé qu’il était d’une main au marbre de la cheminée.

– Garde à vous! ordonna Militaire. On demande la volaille. Je déclare la chasse ouverte, sans port d’armes. Eh! houp! rompez les rangs!

Il y eut un instant d’effrayante confusion. Les oiseaux, les vrais oiseaux, égorgés, rendaient des râles lamentables. On les poursuivait partout, Les deux faisans dorés vinrent se réfugier jusque dans le giron de leur malheureux bienfaiteur, où ils furent lâchement assassinés.

– Essaye d’étrangler un canari, bibi, disait Échalot à son élève. Faut jamais être méchant avec les bêtes, mais c’est pour le fricot. T’es sevré, t’en mangeras!

Le meurtre des deux faisans rejeta Jaffret frappé d’horreur sur son siège.

– Ce n’est pas un rêve! balbutia-t-il.

– On dit aussi dans ces cas-là, lui glissa M. Baruque, entre deux cocoricos: «Dieu! que vois-je!» ou bien: «Ô ciel! en croirai-je mes yeux!» On va vous éveiller tout à l’heure, dépeceur d’atelier!

– La chasse est fermée! cria Gondrequin. À la broche, marmiton! Les autres, fixe! Prenez des poses, s’il vous plaît, et tirez un œil au bon M. Jaffret, pendant que le rôti s’élabore!

Jaffret, aux abois, referma ses yeux et croisa ses bras sur son étroite poitrine.

Il était bien éveillé, il ne croyait plus à un rêve. Mais que signifiait cette invraisemblable et menaçante vision? Dans les campagnes, les voleurs se mettent une cravate sur la figure. Ce devait être des voleurs, peut-être des assassins, mais alors pourquoi cette mise en scène qui faisait du bruit, quoi qu’on en eût? Les assassins et les voleurs, à Paris comme en province, craignent le bruit.

– Tirez l’œil, Mademoiselle Vacherie! faites vos grâces et montrez vos talents! Allons! Similor, du jarret! vous en avez tous les brevets! Hardi! l’Albinos, un entrechat, Rudaupoil! Eh houp! Flambez!

Ainsi parlait le vautour, dont la tête triste et cruelle était violemment secouée par une danse épileptique.

Le ballet, en effet, le ballet de l’entreprise Vacherie allait à toute vapeur. Le hibou et la chauve-souris faisaient merveille, le coq bondissait sur ses ergots, les pies piétinaient, la cigogne et l’autruche allongeaient des pas prodigieux, tandis que les pigeons enflaient leur cou autour du paon étalant sa queue extravagante.

– Tu ne ris pas, sans cœur! disait Échalot à Saladin. Toi qu’es sevré! Regarde papa! Quel homme, s’il n’avait pas autant de défauts que d’adresse! C’est avec cette glissade-là, tiens, qu’il avait subtilisé le cœur de ta malheureuse mère.

– Stop! cria Militaire. J’ai soif.

Les oiseaux s’arrêtèrent soudain.

Gondrequin devait avoir étudié la marche des vautours. Il s’approcha de Jaffret et lui dit avec respect:

– Si Monseigneur est satisfait de ses esclaves, il leur enseignera la route à suivre pour descendre à la cave où est le vin.

Mais la pie arrivait avec un énorme plateau chargé de bouteilles. Jaffret eut la larme à l’œil. Il n’avait pas pleuré pour ses oiseaux.

– Contre la pépie, mes frères! dit Gondrequin en débouchant le premier flacon, à la santé de M. Cœur! comme toujours.

– À la santé de M. Cœur! répondit un ensemble bien nourri. Jaffret trembla jusque dans la moelle de ses os.

– Va bien, le rôti, annonça Cascadin; va bien la gibelotte.

Et Similor, trinquant avec celle qui enflammait son cœur volage, chanta:

– Toi, tu es la volupté; quoi, le délire d’un jeune homme qui se croyait blasé dessus le sentiment pour avoir remporté trop de victoires contre le sexe le plus piquant de la nature! Pour t’exprimer clairement comme quoi l’on t’idolâtre, faudrait la langue des dieux de la fable et de Voltaire! Si tu me trompais, j’en casserais de la vaisselle! Veux-tu ma main, ma fortune et mon nom? je m’en fiche! je me serre avec toi dans un lien éternel!

Échalot parlait bien différemment:

– Une goutte de pur, disait-il à Saladin. T’es sevré. Entonne!

– Monsieur Baruque! appela Gondrequin.

– Présent!

– C’est l’instant, c’est le moment. J’aurais pu faire le discours, mais je vous l’ai confié par bienveillance. Dites à l’Iscariote comme quoi le temps fuit, ayant des ailes, et qu’il aurait tort de faire le méchant devant la force majeure de la nécessité.

Baruque sortit des rangs aussitôt et vint se planter devant Jaffret qui recula instinctivement.

– Pas peur! dit-il. C’est si vous n’êtes pas gentil, qu’on va vous pendre à la place du lustre! Attention! Je vas vous expliquer la chose en deux mots. On aurait pu venir tout uniment vous empoigner par la peau du cou et vous dire: «Ouvre ta caisse et lâche les papiers.» Mais on a préféré se revenger un peu et s’amuser dans une farce de longueur dont vous êtes le digne plastron, pour vous prouver qu’il y a une Providence au-dessus des humains et que tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse au milieu des petitesses de votre existence ratatinée!

– Écoute ça, Chinois! hurle pas! murmura Échalot qui retenait son souffle pour ne point perdre une seule de ces éloquentes paroles. T’es sevré.

– Par conséquence, reprit M. Baruque dont la voix devenait aigre et coupante, on est venu, le sarcasme à la bouche, pour se bafouer de vous, dans l’œil, là, ce qui s’appelle, et sans danger, car vous avez volé des papiers quant auxquels il y a une plainte en justice de M. Malevoy, et par conséquence…

– Tu l’as déjà dit, hé, là-bas! l’interrompit Militaire, jaloux de sa faconde.

– En conclusion alors, se reprit M. Baruque, ça m’est égal, je voulais dire que la justice ayant l’œil dessus, l’animal ne peut pas souffler mot. Ah! mais! Et bien heureux encore qu’on ne le flanque pas dans les fers! Ce qui découle de la chose que ce n’est pas le métier d’un artiste de dénoncer un coquin… Et pour preuve qu’on n’a pas peur, ni envie de se cacher de vous, à bas les masques, tout le monde!

Les becs, aussitôt, s’ouvrirent tout grands, découvrant de nouveau les visages.

– Vous voyez, poursuivit Baruque. Par conséquence… Non… En foi de quoi, avant le festin qu’on va s’y inviter sous vos propres yeux, pour vous apprendre à marchander des maisons où y a des ateliers, et à demander des trois millions de papiers timbrés à M. Cœur, qui vous fait bien des compliments, vous savez, vous allez partir du pied gauche et mettre la clef dans cette serrure-là, sinon… regardez-moi, l’Habit-Noir! Il fait jour, pas vrai, cette nuit? Je ne vous en dis pas davantage!

M. Baruque, à ces derniers mots, mit ses petits yeux dans les yeux de l’ami des oiseaux. Il avait une certaine figure maigre et coupante qui n’annonçait rien de bon. Jaffret n’essaya même pas de discuter.

– Je m’en lave les mains, murmura-t-il en quittant son siège. Je suis un homme paisible, d’une santé délicate et incapable de résister à la force. Un Habit-Noir, moi, grand Dieu! Mes chers voisins, nous voici en temps de carnaval, et je suppose que vous avez soupé trop abondamment, puisque vous ne savez plus s’il est jour ou s’il est nuit. Je proteste contre vos violences.

– Halte! l’interrompit Gondrequin. En voilà assez. À ta serrure, le temps fuit. Tu ne devinerais jamais pourquoi? c’est qu’il a des ailes! travaille.

Jaffret fit en effet virer les boutons du coffre-fort, afin d’écrire le mot de la combinaison, après quoi il prit la clef dans sa poche. Tournant ainsi le dos à ses persécuteurs, il n’était pas sans craindre quelques mauvais coups par-derrière: aussi se hâtait-il du mieux qu’il pouvait, disant:

– Je ne suis qu’un simple dépositaire, le dépositaire de M. le comte du Bréhut de Clare, et jamais je n’aurais pensé…

Un cri d’épouvante coupa sa phrase: un cri d’épouvante et d’angoisse.

Il s’était hâté si bien qu’il avait oublié de mettre au repos le ressort de la défense.

Au moment même où sa caisse s’ouvrait son bras se trouva pris dans un étau.

Ce fut un coup de théâtre, non point du genre dramatique, mais de ceux qui amènent Paris cent fois de suite dans ces pâturages émaillés de sottises qu’on appelle des féeries. Il n’était pas ici un seul oiseau qui n’eût ouï parler des merveilles de la caisse Lecoq. Ces merveilles se racontent; on y croit un peu, mais pas tout à fait. Il faut les voir. On les voyait. Bravo!

Le malheureux Jaffret demandait grâce, mais personne ne l’écoutait. Il y eut une acclamation de sauvage allégresse. Le truc avait un énorme succès.

Puis tout le monde se mit à parler avec émotion, avec fièvre, comme font les antiquaires dans une fouille où l’on a découvert un vieux pot.

Similor tressa un entrechat à huit et vola un baiser à Mlle Vacherie; M. Baruque battit des mains; Gondrequin déclara que c’était un tire-l’œil de longueur comme on n’en voyait pas deux dans sa vie; Échalot poussait en avant le mièvre minois de Saladin et lui disait:

– Regarde, ma fille, regarde! perds pas l’occasion! Si tu manquais ça, tu le regretterais plus tard! Parce que c’est farce! Ah! si ta mère était là! pauvre défunte!

Et chacun racontait à son voisin, qui n’écoutait pas, les gloires de ce coffre-fort légendaire: l’histoire du brassard, les malheurs d’André et de la belle Maynotte, les millions de la maison Schwartz, les méprises de la justice, et comme quoi ce même brassard ciselé servit de piège pour prendre M. Lecoq, le grand M. Lecoq – Toulonnais-l’Amitié -, qui eut enfin le cou tranché par cette porte, brillante et coupante comme un triangle de guillotine.

Cette porte-là, entendez-vous, que chacun pouvait toucher du doigt!

Ce qu’un témoin pareil, muet et menaçant qu’il est, ajoute aux ressouvenirs d’une tragédie ne se peut pas dire: c’est l’étrange puissance des reliques.

– Avance ta petite menotte, Saladin. Touche ça, aie pas peur. Tu pourras dire plus tard: «J’ai eu la chance de toucher la chose dans ma jeunesse!» Et jusqu’au tombeau, je témoignerai: c’est sûr, l’enfant l’a vu, peu après l’époque de son sevrage.

Jaffret ne criait plus, l’infortuné Jaffret; une agonie morale remplaçait pour lui la douleur physique, causée par l’étreinte un peu trop serrée de la griffe d’acier. Il entendait parler autour de lui de cette porte-guillotine, dont l’arête affilée envoyait à ses yeux un reflet de rasoir! Et il se souvenait de ce terrible Larifla que naguère on chantait:

C’est Jaffret qu’est pincé,

Pincé pour ses péchés;

Pour ses péchés Jaffret

Va t’être guillotiné!

Épouvantable fin pour un homme paisible! Il pensa peut-être ce que dit une autre chanson: Il est un dieu!… Heureusement, la porte s’ouvrit, donnant passage à Cascadin et à ses deux aides dont chacun portait à deux mains un énorme plat de gibier. Toute la volière y était. Cela détourna les idées, et, pendant qu’on mettait le couvert, un accident survint qui dut rassurer le coupable Jaffret.

Ce n’était pas la caisse Schwartz, puissante et farcie de billets de banque; ce n’était plus même la caisse Bancelle, contenant la fin du mois d’un riche banquier de province; mais enfin, outre les titres de la maison de Clare, la caisse renfermait les économies de Jaffret.

Gondrequin-Militaire avait pris les titres, après les avoir soumis à l’examen éclairé de M. Baruque. Il s’éloignait content, lorsqu’il aperçut Similor, décrivant une courbe adroite pour s’approcher de la caisse. Mlle Vacherie le suivait. D’un autre côté, Échalot, mû par des sentiments bien autrement élevés, se coulait le long de la muraille. Il avait fourré son dindonneau sous son aisselle, afin d’avoir les deux mains libres. Faut-il le dire, le Pitre, l’Albinos, l’Hercule, le Jongleur, et même quelques rapins manquant de sens moral, convergeaient tous vers un même but, qui était la caisse.

Était-ce pour en admirer les grandeurs historiques?

Les yeux brillaient, les mains frémissaient.

– Halte! front! s’écria Gondrequin au moment où les doigts crochus de Similor s’allongeaient déjà. Fixe! la probité est le privilège de l’honneur!

M. Baruque, toujours plus prompt, se dressa entre la caisse et Similor à qui il arracha le coup de poing de Jaffret, disant:

– On casse la tête du premier qui n’est pas sage comme une image!

– Et à la soupe! ordonna Gondrequin-Militaire. Demain, vous ferez comme vous voudrez; mais aujourd’hui, par la circonstance momentanée que vous avez l’avantage de travailler avec des gens de cœur, tels que moi et Rudaupoil, garde à vous! l’immobilité dans les rangs, ou on tape!

Similor hésita. Échalot mit son petit par terre et dit avec douceur en se déshabillant:

– Souhaites-tu qu’on leur en trempe une, de soupe, Amédée? Je jure sur ma patrie que je placerai la somme qu’on va piquer, au nom de Saladin, pour sa conscription et son mariage. Y es-tu, bonhomme?

Mais l’immense majorité des oiseaux cria:

– À table! à table! nous ne sommes pas des voleurs!

Le souper embaumait. La majorité l’emporta. Similor et Mlle Vacherie entrelacèrent leurs bras et s’éloignèrent de la caisse avec un soupir de regret. Échalot a dit bien souvent depuis:

– C’était l’occasion de se faire des ressources. Sans les deux balayeurs à l’huile, l’enfant aurait eu son sort assuré dans la société moderne!

Ce fut un gai repas; les oiseaux du bon Jaffret étaient bien nourris. Nous ne décrirons pas les sensations poignantes qui déchirèrent le cœur de leur maître pendant qu’on les dévorait. Son dîner était loin déjà; il n’avait plus la crainte de subir le dernier supplice; l’estomac et l’âme sont deux organes bien différents. Jaffret s’avoua à lui-même qu’il eût mangé un blanc de ses amis avec plaisir. On ne lui en offrit point.

– Iscariote, lui dit Gondrequin-Militaire, quand on eut nettoyé les trois plats et consommé en sus les reliefs du dîner fin de la veille, M. Baruque et moi nous allons te mettre en liberté. Nous avons besoin d’aller cette nuit dans le grand monde, à l’hôtel de Clare. Fixe, animal, ou je vais te blesser! Nous te faisons l’honneur de te prendre, n’ayant pas le choix, pour nous conduire chez l’ancienne Marguerite de Bourgogne. En avant, marche!


  1. <a l:href="#_ftnref3">[3]</a> Donner le coup de fion: mettre la dernière touche à l’ouvrage (Note du correcteur – ELG.)

  2. <a l:href="#_ftnref4">[4]</a> Anas: recueil d’anecdotes (Note du correcteur – ELG.)

  3. <a l:href="#_ftnref5">[5]</a> Celui qui est ou qui a été élève de l'institution de Sainte-Barbe, à Paris. (Note du correcteur – ELG.)