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Pour l’intelligence des événements étranges, et certes, inattendus qui vont clore cet épisode de l’histoire des Habits Noirs, nous avons besoin de faire connaître au lecteur, avec certains détails qui pourront sembler minutieux, la topographie exacte de l’hôtel de Clare.
Cet édifice, déjà ancien, et qu’on a affecté depuis, en lui faisant subir d’assez notables changements, à un service quasi public, présentait alors à la rue de Grenelle-Saint-Germain l’arrière-façade de ses vastes communs, arrondis selon une courbe rentrée, au centre de laquelle était le monumental portail.
Au-delà de cette grande porte constamment fermée, et où l’hospitalité n’avait d’autres symboles que deux bancs de pierre, abrités dans l’épaisseur du mur, il y avait une cour intérieure d’une étendue considérable, entourée de bâtiments de tous côtés et ressemblant assez bien aux patios des palais espagnols, d’autant que le centre en était marqué par une fontaine jaillissante.
À droite et à gauche, comme par-devant, c’étaient les constructions accessoires qui ne doivent manquer à aucune grande demeure. Au fond, le véritable hôtel se dressait, déployant sa façade seigneuriale, précédée par un perron carré et demi régnant de seize marches en marbre, alternativement rouge et noir.
L’hôtel avait été bâti par Rowland Fitz-Roy Jersey, duc de Clare, compagnon et ministre de Jacques II, aux premières années de son exil. Par conséquent, il datait de la seconde moitié du règne de Louis XIV, mais l’auteur de la maison de Clare avait évidemment les yeux tournés vers le passé. Son œuvre mentait au style sévère du temps et remontait, par places, aux années fleuries qui nous laissèrent les charmants chefs-d’œuvre de la jeunesse de Louis XIII.
Vous eussiez dit une émigration du vieux Marais, en plein faubourg Saint-Germain, et que l’un des pavillons de la place Royale, agrandi, anobli surtout, avait quitté sa base trop plate pour monter ici sur un orgueilleux piédestal.
Nous ne parlerons que pour mémoire des splendeurs de l’hôtel, en ces temps écoulés où les ducs de Clare étaient classés à la tête des plus riches gentilhommes du monde.
Nous dirons seulement que, sous la Restauration, le feu duc Guillaume avait ébloui la cour et la ville par sa grande vie.
Sous le règne de Louis-Philippe, tout cela s’était éteint quelque peu. Le duc Guillaume, quoique rallié ne pouvait être le complice actif de la comédie bourgeoise qui se jouait aux Tuileries. Il vivait relativement retiré, depuis la mort de sa femme et de sa fille aînée. Ses hivers se passaient à Rome.
L’arrivée des du Bréhut de Clare, chargés par décision judiciaire de la tutelle de la jeune princesse d’Eppstein, fut pour le palais de la rue de Grenelle une sorte de révolution de Juillet. Il tomba tout d’un coup comme avaient fait les Tuileries elles-mêmes, mais il déchut dans une mesure moindre, acquérant moins d’hôtes incommodes et gardant plus de nobles ralliés.
Les premiers, comme aux Tuileries encore, étaient des inconvénients nécessaires: ils résultaient de la conquête. Les seconds restaient attachés au souvenir du duc Guillaume et à la grande position de la princesse d’Eppstein. Nous devons dire que la conduite irréprochable et habile de la comtesse du Bréhut de Clare en avait augmenté le nombre. Mme la comtesse était une femme charmante, souverainement distinguée quand elle voulait, et adroite au possible. Je ne crois pas qu’elle eût des confidents. Ceux qui pensaient la connaître à fond disaient qu’elle était trop portée à oser l’impossible. Cela, jusqu’à présent, lui avait réussi, et il y a un axiome latin qui crie, dans toutes les bouches pédantes: «La fortune favorise les audacieux.»
Quand se donnent les grands galas de la finance, nous voyons souvent nos seigneurs les banquiers élargir tout à coup leurs charmantes demeures, les nuits de fêtes, et parquer la foule immense des amis de leur caisse dans de beaux petits jardins, couverts et planchéiés expressément à cette occasion. Lors même que les de Clare auraient eu deux ou trois clientèles semblables, point n’eût été besoin de couvrir ni de parqueter tout ou en partie du jardin de leur hôtel. Les deux grands salons du rez-de-chaussée, la galerie et l’enfilade des chambres d’apparat eussent suffi amplement à contenir le tout-Paris et demi qui s’invite aux processions de la finance, et la maison de Clare n’avait pas tant d’intimes que cela, malgré son 29 juillet.
Elle était sûre, quand elle voulait, d’avoir une très convenable cohue, mélangée dans la proportion que nous avons dite. Le faubourg Saint-Germain n’aurait point osé faire défaut, parce que la comtesse avait eu la science de se poser en femme politique, sans jamais dire un mot de cette chose qui, vulgairement, s’appelle aussi la «politique», chose grave, utile et belle à la première page des journaux, mais qui prend de fatales odeurs en passant par les bouches profanes, comme ce blond tabac du Levant si suave, si parfumé, mais que les lèvres de certains fumeurs – Monsieur, je ne parle pas de vous – renvoient en vapeur infectante.
Il y avait pour cette foule, étincelante de titres, d’ordres ou de simples noms, valant mieux que les titres, les vingt et une fenêtres des appartements «pour recevoir», cinq à la galerie du milieu, trois à chacun des deux grands salons, trois à la bibliothèque, trois à la salle à manger, une à chacun des deux boudoirs, une encore à chacun des deux réduits, dits: «chambres du bout», et qui venaient sur le jardin, en retour, d’où ils regardaient la verdure par cinq croisées: trois et deux, en équerre. L’une de ces chambres du bout était le billard, l’autre le fumoir.
Hélas oui! le fumoir! Rowland de Clare y avait mis dans le temps des Poussin, des Vouet et des Lesueur.
Au premier étage, ou plutôt à l’étage unique, car au-dessus il n’y avait que des chambres mansardées, on trouvait les appartements de famille: ce que les Anglais ne montrent jamais; ont-ils tort?
À droite était le logis de la comtesse, à gauche celui du comte, au milieu l’appartement vaste et très complet de la princesse d’Eppstein. Cet appartement n’avait généralement pour occupant que la bonne Favier, dame de compagnie, car la princesse Nita, qui n’était pas sans avoir ses caprices, demeurait ailleurs.
Elle demeurait dans le jardin, non pas tout au bout, car il était énorme, mesurant six arpents en plein cœur de Paris, ce qui est, comme argent, plus grand que mille hectares en Picardie, mais à cent pas environ du pignon latéral qui avait le billard à son rez-de-chaussée et la chambre à coucher de M. le comte au premier étage.
Cela se nommait le petit hôtel, et véritablement, c’était un adorable pavillon, où feu la duchesse de Clare faisait habituellement sa demeure. Par suite de la disposition naturelle du sol, le rez-de-chaussée de ce petit hôtel était exactement à la même hauteur que le premier étage de l’édifice principal, et une terrasse, longeant une petite rue, dont nous ne pourrions dire le nom sans trahir la position exacte de l’hôtel de Clare, mettait les appartements de M. le comte de plain-pied avec le pavillon de Nita.
Cette terrasse à laquelle, du jardin, on pouvait monter par une rampe en pente douce, supportait une magnifique allée de tilleuls, à quatre rangs. L’hiver, on installait, tout le long de cette allée, une toiture mobile, de telle façon que la princesse d’Eppstein pût vivre de la vie commune sans autre peine qu’une promenade de deux minutes, à couvert, et le passage au travers du logis de son tuteur.
Si Mme la comtesse eût habité l’aile droite, peut-être que Nita n’aurait point pris l’habitude de couper ainsi au plus court, mais elle était au mieux avec le comte qui lui témoignait une tendresse de père, et rarement les heures des repas sonnaient, sans qu’elle eût dépensé quelques minutes avec lui en passant.
Ce n’était pas pour se divertir. M. le comte du Bréhut n’était pas gai de nature et ne savait guère parler aux jeunes filles; il y avait des jours même où son pauvre esprit chancelait visiblement, mais chacun ressent les sympathies qu’il inspire, surtout ceux qui sont seuls, ayant perdu leurs protecteurs naturels: Nita avait deviné que son tuteur l’aimait, quoique ce dernier eût été bien longtemps avant de le lui dire.
Et quoique Mme la comtesse, au contraire, eût déployé du premier coup certain étalage d’affection, Nita s’était mis en tête que Mme la comtesse ne l’aimait point.
Les choses ont sans doute marché depuis le temps des comédies, les choses ont marché à califourchon sur ce fantastique coursier dont tout le monde parle, les uns pour l’exalter triomphalement, les autres pour le maudire d’une voix cassée, les autres encore pour le nier en face, les yeux et les poings fermés. Je parle du progrès. Une tutelle n’est plus une tyrannie, de même que votre manteau ne vous est plus volé en plein midi sur le pont Neuf. Mais votre manteau vous est parfois volé ailleurs, et je ne sache pas que vous ayez cessé de craindre pour votre bourse. De temps en temps, les journaux qui prennent soin d’accommoder et d’épicer le crime pour la consommation quotidienne des amateurs, racontent encore d’assez jolies histoires de tutelles. On peut même dire que tout progrès accompli dans le bien, amenant nécessairement, dans le mal, un effort en sens contraire, nous sommes en droit d’espérer que les histoires de tutelles et autres, en perdant leur antique naïveté, deviendront de plus en plus jolies.
Jadis, un tuteur se faisait geôlier; c’était reçu, les meilleurs auteurs se plaisent à le dire. Le reste allait de soi; tout geôlier pouvant faire de son prisonnier à peu près ce qu’il veut, les tuteurs taillaient en plein drap et les pupilles avaient beau crier, on leur répondait: «Allez le dire à Rome!»
On vous les dépouillait, morbleu! que c’était un plaisir; elles maigrissaient, elles pâlissaient, elles pâtissaient. Ah! les pauvres pupilles! Et s’il y avait un sordide barbon aux environs, croyez qu’on le choisissait toujours pour être l’époux de l’infortunée demoiselle. Sans cela point de comédie.
Mais où donc ai-je lu une lugubre et incroyable aventure? En vérité, je crois que c’était hier, ou avant-hier, ou la semaine passée, et j’avais lu déjà cette aventure vingt fois. Elle est toujours la même, éternelle, à ce qu’il paraît, comme la vieille intrigue de la comédie. Cette histoire glisse au travers du progrès comme l’épée meurtrière traverse une poitrine: elle le poignarde.
Vous la connaissez; il n’est personne qui ne la connaisse. Elle est horrible, répugnante, lâche, barbare, hideuse, féroce, elle ferait peur à des sauvages! Mme de Sévigné, la chère marquise aux épithètes, jetterait aux chiens sa langue si bien pendue avant d’avoir pu la flétrir assez énergiquement, cette histoire qui nous revient périodiquement, plusieurs fois chaque année, de l’étranger, de la province et aussi de Paris. De Paris, oui, le centre du progrès!
Ce n’est pas l’histoire Mortara, non, ni rien de semblable: l’histoire Mortara se passe en un pays ennemi du progrès; ce n’est pas la légende des petits Chinois livrés aux pourceaux, ni le sanglant roman des Juifs de Damas, fouillant des poitrines humaines: c’est ici, je vous le dis, et c’est aujourd’hui, à Paris, à Londres, partout. Avez-vous deviné? c’est l’histoire, banale à force d’être répétée, de cette misérable petite créature, hâve, déchirée, meurtrie, qui a crié pendant des mois avant d’éveiller le voisinage et qu’on apporte enfin mourante au bureau de police. S’agit-il de tuteurs? Non. C’est la mère, toujours la mère dans cette histoire épouvantable! La mère, entendez-vous? le bourreau, le tourmenteur, l’assassin patient et impitoyable! Et parfois le père est avec la mère! Ils se sont mis deux pour cette œuvre de cannibales. Ils avaient pris leur enfant «en grippe». Voilà tout.
Que Dieu ait pitié de vous si vous n’avez pas remarqué comme moi la fréquence décourageante de cette ignominieuse histoire. Les journaux la reproduisent avec ces frémissements stéréotypés qui sont le charme des faits divers, mais elle revient, tenace, avec ses odieux détails de plaies, de famine et de liens qui laissent des meurtrissures; tout au plus le progrès a-t-il changé les chaînes en cordes. Il pourrait mieux faire.
Et cependant, serait-il juste de peser notre époque si grande au poids de ce haïssable forfait? Vous ne pouvez même pas supprimer l’appréciation terriblement historique: Il y a des enfants qui sont si désagréables! Mais que prouve cela? Je vais vous le dire.
Cela prouve qu’il faut être clément envers les siècles et ne point se vanter trop bruyamment de peur d’avoir soi-même le fouet aux siècles qui viendront, car rarement le présent renonce à l’innocent plaisir de fustiger le passé, son père…
Ici, à l’hôtel de Clare, vous aviez en vérité le spectacle d’une tutelle moderne et modèle. Tout se passait selon la double loi du Code Napoléon et des plus charmantes convenances. On vivait portes et fenêtres ouvertes au grand soleil. Nita de Clare était libre comme l’air. Nous aurons tout dit quand le lecteur saura qu’on ne lui avait jamais parlé mariage.
Si fait pourtant, une seule fois, et c’était le comte, dans le jardin désolé qui appartenait à l’atelier Cœur d’Acier. Le comte avait souhaité ce jour-là que la princesse d’Eppstein pût trouver un homme jeune, fort, hardi, qui l’aimât.
Jusqu’à voir, ce désir ne semble pas bien coupable.
Quant à Mme la comtesse, elle ne souhaitait rien, sinon, disait-elle, accomplir loyalement son devoir. Il est vrai qu’elle laissait entendre que son devoir était difficile. Le faubourg Saint-Germain savait vaguement que cette grande fortune des de Clare pouvait à un moment donné être disputée et tout à coup s’évanouir.
Était-ce par les soins de Mme la comtesse que le faubourg Saint-Germain savait cela?
Certes, en cas de trouble ou de bataille, Mme la comtesse était supérieurement placée pour défendre les droits de sa pupille. Et pour ce qui regardait son dévouement, nul n’avait prétexte à soulever l’ombre d’un doute.
On lui savait gré, même, dans une certaine mesure, de s’être entourée d’hommes d’affaires; car ces figures hétéroclites qu’on rencontrait chez elle ne pouvaient être que des hommes d’affaires. Quand les entreprises politiques sont défendues à un parti, éloigné du pouvoir, les luttes du travail privé lui restent. Sous le règne de Louis-Philippe, le faubourg Saint-Germain fut spéculateur. Et Dieu sait qu’il s’en souvient! Cela ne lui réussit pas.
Mme la comtesse, on vous l’a dit déjà, n’avait point de confidents. Elle tenait conseil avec elle-même et agissait de ses propres mains. Ses aides, quand elle en voulait user, étaient des hommes à la journée, des maçons de quelques heures qui taillaient la pierre ou maniaient la truelle, sans connaître le plan de l’édifice à bâtir.
Elle avait eu, dans sa vie, non pas un associé, mais un maître: M. Lecoq. Ce maître l’avait gênée. Il était mort.
Nous l’avons vue toute jeune et manquant de moyens pour agir. L’ambition la dévorait déjà; elle avait déjà toute son audace.
Nous l’avons retrouvée puissante et grandie par un succès qui était l’œuvre de cette audace.
Sa force était là: dans l’audace froide, indomptable, aveugle peut-être.
Car il est bon parfois de ne pas voir l’obstacle, cela fait oser.
Les vieux marins de nos côtes ont coutume de dire que si l’on connaissait toutes les roches cachées à fleur d’eau, pas un navire n’oserait orienter sa voile. Ce n’est pas l’avis des savants ingénieurs qui dressent les cartes sous-marines; mais les vieux matelots n’ont pas suivi les cours de l’École polytechnique. Et au fait, contre l’écueil connu, souvent on se brise.
Il y avait longtemps que Mme la comtesse conduisait sa barque au milieu des écueils.
Quoi qu’elle pût entreprendre sur cette mer, la belle, l’élégante, la noble pirate, on pouvait être sûr d’avance qu’elle ne suivrait point la route large et facile, tracée par l’hydrographie. Elle avait foi en son étoile qui jamais ne l’avait trahie; elle avait foi surtout en sa force éprouvée que n’entravait aucun préjugé, que n’alourdissait aucun contrôle. N’est-ce pas là, en définitive, ce qui remporte les victoires impossibles?
Nous entrons à l’hôtel de Clare dans la soirée du mardi 3 janvier 1843, à peu près à l’heure où les anciens clercs de l’étude Deban, le roi Comayrol en tête, quittaient le salon du bon Jaffret pour rentrer à leurs domiciles respectifs et y prendre leurs costumes de bal. Aucun d’eux n’était sans inquiétude, car aucun d’eux ne savait au juste ce que Marguerite allait exiger – et oser.
On achevait à l’hôtel de Clare les derniers préparatifs de la fête, qui promettait d’être splendide. Le perron, transformé en bosquet de plantes exotiques dont les hautes tiges laissaient pendre leurs fleurs parfumées, recevait son illumination, ainsi que les larges escaliers et le vestibule qui était un jardin des Tropiques.
Les salons, les galeries, tout l’espace enfin réservé au plaisir, allaient éclairant tour à tour leurs magnifiques décorations sous la main d’un peuple d’ordonnateurs et de valets.
Tous ces gens avaient le cœur à la besogne, parce que c’était beau, hautement et réellement beau. On allait, on venait; les officiers généraux de cette armée tâchaient de mettre de l’ordre dans ces suprêmes évolutions, où la horde des pourvoyeurs du buffet, les bataillons de Blanche et de Chevet amenaient une confusion momentanée.
Il y avait un mot qui courait dans cette cohue préliminaire. Au fond, la nouvelle annoncée était à peu près indifférente à tout ce monde, mais elle frappait tout ce monde par le contraste. Au milieu des fastueux préparatifs de la joie, on parlait d’un deuil, on disait: «M. le comte est bien malade!»
M. le comte du Bréhut de Clare, le maître de la maison!
M. le comte était bien malade!
Pas assez, pourtant, paraîtrait-il, pour obliger à contremander la fête au dernier moment.
Qu’avait-il, ce Monsieur le comte que personne ici ne connaissait bien, car il vivait solitaire, et l’on ne recevait d’ordres que de Mme la comtesse? Un malaise qui durait depuis longtemps: on l’avait toujours vu passer blême et triste.
Il y a des gens qui savent tout. Les antichambres sont des salons surnuméraires, et les ouvriers du luxe, sans faire partie de l’antichambre, la côtoient. Ils ont un écho des mystères du monde.
Quel étrange Figaro on éditerait avec ces rédacteurs!
L’antichambre ne disait pas ce qu’avait M. le comte, mais elle parlait du vicomte Annibal et de jalousie. M. le comte aimait sa femme à la passion. Et quoiqu’elle eût fait sa première communion du temps de Louis XVIII, à leur estime chronologique, elle en valait encore bien la peine. Quelle femme pour porter la toilette!
L’antichambre parlait aussi de ces «hommes d’affaires» qui venaient prendre le thé deux fois par semaine. L’antichambre faisait la même remarque que nous. Les affaires réussissent rarement aux gentilshommes.
Elle parlait encore de certaines scènes, surprises par des trous de serrure. On avait entendu quelquefois M. le comte parler haut, et il avait alors une voix qui faisait peur. C’était un homme à casser les vitres ou les têtes – mais pas souvent et pas longtemps.
Bref, il avait eu de la peine, M. le comte, et il était bien malade.
Voilà le vrai.
Et à cette heure où les préparatifs de la fête s’achevaient, il était là-haut dans sa chambre, au-dessus du billard métamorphosé en paradis. Il était dans son lit; il suait la fièvre. Trois grands médecins étaient venus dans la journée, et ressortis avec des figures de circonstance. Il ne devait rien voir, le pauvre homme, des féeriques splendeurs de cette nuit.
Le médecin ordinaire, le docteur Samuel, avait fait aussi sa visite, mais celui-là ne comptait point. Je ne sais ce qui inspire la confiance; le docteur Samuel n’inspirait pas la confiance. L’antichambre, malade, n’aurait point voulu se laisser soigner par le docteur Samuel.
Enfin, un dernier médecin, un nouveau, avait passé, pour la première fois, la veille au soir, le seuil de l’hôtel de Clare; quel que soit l’élément mystérieux qui dégage la confiance, celui-là le possédait au degré suprême. Rien n’est beau, je le déclare, comme la gloire d’un médecin. Il semblerait que ces nobles renommées, assises à la fois sur tous les degrés de l’échelle sociale, ne puissent exister sans la bienfaisance et le dévouement. Il y en eut comme cela, il y en a encore. Leur nom est parmi le peuple illustre comme dans le pauvre peuple. Hélas! quel puissant niveau que l’agonie! La famille d’un prince expirant s’agenouille, quand ce prince est aimé, devant la science secourable, comme l’indigente couvée foisonnant autour du lit mortuaire de l’humble travailleur. La différence n’est que dans l’énergie des espérances ou des regrets, et qui oserait sonder ces secrets, mesurer cette différence?
Le docteur Abel Lenoir était de ces privilégiés, bienfaiteurs des grands et des petits, partageant les heures de sa journée trop courte entre les palais et les masures, en passant par cette galerie de misère où il était dieu: l’hôpital. Sa réputation européenne n’avait point cette tache que les yeux jaloux découvrent dans le disque même du soleil. Avec son immense talent et sa clientèle immense, il restait riche des six mille francs de rentes que lui avait laissés son père.
Nous l’avons vu, dès les premières lignes de ce récit, au chevet de la malade indigente qui était la veuve du duc de Clare.
Nous le connaissons, et si notre histoire, en son chemin, ne l’a plus rencontré jamais, c’est qu’il marchait rarement dans nos sentiers de plaisirs ou d’affaires.
Nous le retrouvons ici parce qu’un homme était couché sur son lit de souffrance.
Ouvriers et domestiques disaient justement au rez-de-chaussée de l’hôtel:
– Si celui-là ne sauve pas M. le comte, c’est qu’il n’y a plus rien à faire!
Le docteur Abel Lenoir était en effet assis auprès de Chrétien Joulou du Bréhut et lui tâtait le pouls, les yeux fixés sur sa montre à secondes.
C’était une chambre vaste et largement aérée. Deux grandes lampes placées sur la cheminée de manière à ne pas offenser la vue affaiblie du malade l’éclairaient. Le comte du Bréhut de Clare était couché dans un lit carré à colonnes qui tenait le centre d’un réduit trop grand pour porter le nom d’alcôve, et dont le sol, rehaussé d’une marche, était séparé de la chambre par une galerie à jour.
Auprès de lui et debout se tenait Mme la comtesse, en costume de ville, mais toute coiffée pour le bal et portant dans les belles masses de ses cheveux noirs des diamants montés sur vermillon, des rubis, du corail et des amarantes pour figurer la lave en fusion (vous savez qu’elle devait être en volcan). Son sourire affectueux et triste était parfaitement de circonstance, mais contrastait un peu avec sa bizarre coiffure.
Le docteur Abel Lenoir était assis comme nous l’avons dit, tenant d’une main le poignet du malade, de l’autre sa montre à secondes. Il avait peu changé pendant ces onze années. C’était bien toujours le même visage franc et grave, Seulement, quelques fils d’argent couraient parmi ses cheveux, et sous son paletot, qui n’avait point de décoration, on voyait à la boutonnière de sa redingote fermée la rosette de la Légion d’honneur.
Ses yeux intelligents et clairs allaient plus souvent au front dévasté du malade qu’aux aiguilles de sa montre.
Le malade était demi-relevé sur son séant. Il avait la tête inclinée à droite et les yeux fermés.
– Je vous en prie, Chrétien, dit la comtesse, donnez-moi la permission d’envoyer chez tous nos amis, et que cette fête n’ait point lieu ce soir!
– La fièvre est forte, murmura le docteur.
Les lèvres du malade s’entrouvrirent.
– La permission! répéta-t-il.
On n’aurait point su distinguer s’il y avait dans la répétition de ce mot l’effort d’un esprit affaibli qui cherche à comprendre, ou un reproche amer et douloureusement sarcastique.
Le docteur demanda:
– Sommes-nous au-dessus de l’orchestre?
– Non, répondit Marguerite, l’orchestre sera très loin: au centre de l’hôtel.
– Dansera-t-on dans la chambre au-dessous?
– Non, certes. On peut même la fermer.
Le docteur regardait toujours le malade dont les paupières ne se soulevaient point.
– Inutile, Madame, décida-t-il après réflexion. Cette fête ne peut empirer l’état de M. le comte, à moins…
Il s’arrêta.
– À moins, acheva-t-il, répondant au regard interrogateur de Marguerite, que cette fête ne le contrarie en quoi que ce soit.
Marguerite joignit ses belles mains.
– Seigneur Dieu! murmura-t-elle, contrarier mon pauvre mari!
Le docteur s’inclina froidement. Le comte prononça avec fatigue:
– Non, non, cette fête ne me contrarie pas; au contraire.
Il y avait de l’hésitation dans le regard du docteur.
– Madame, dit-il, ce qu’il faut pour écrire, je vous prie. Je vais formuler une ordonnance.
Le bureau du comte était à l’autre extrémité de la chambre. La comtesse fit signe au docteur de s’en approcher.
– Que pensez-vous? demanda-t-elle à voix basse, pendant qu’elle ouvrait le tiroir où était le papier.
– Maladie du cœur, répondit le docteur Lenoir, état nerveux, spasmodique, grand abattement moral… qui doit avoir une cause, Madame.
Ses yeux, à leur tour, interrogeaient.
Le regard de Marguerite, ouvert et ingénu, n’exprimait qu’une chose: sa profonde douleur.
– Je ne lui sais point de peine, murmura-t-elle. J’ai beau chercher.
– Bien, Madame, l’interrompit le docteur. C’est, alors, qu’il n’en a pas.
Il s’assit devant le bureau.
– Docteur, poursuivit Marguerite timidement, nous sommes riches à celui qui sauverait mon pauvre mari je donnerais la moitié de ma fortune.
La plume du docteur Lenoir, qui déjà courait sur le papier, s’arrêta. Il releva la tête et Marguerite baissa les yeux devant son bon et sincère sourire.
– Madame, dit-il, ce serait accomplir un devoir. Mais, nous autres médecins, nous faisons de notre mieux, sans avoir besoin de pareilles récompenses.
– Est-il en grand danger? balbutia Marguerite qui pleurait de vraies larmes.
– Oui, Madame.
– Se pourrait-il que, cette nuit même…?
Mme la comtesse ne termina point sa phrase. Le docteur se remit à écrire et répondit, ce faisant, d’un ton lent et froid:
– Non, Madame… à moins que…
C’était la seconde fois qu’il s’arrêtait sur ce mot.
Mais la première, il avait achevé sans qu’on l’interrogeât.
– À moins que?… répéta Marguerite avec anxiété.
– Madame, dit le docteur, voici l’ordonnance. Qu’elle soit suivie de point en point. Je reviendrai demain à midi.
– Si tard! s’écria la comtesse. La nuit entière sans vos conseils!
Puis, tout son visage brillant d’espoir:
– Mais, poursuivit-elle, vous ne voyez donc pas notre cher malade du même œil que vos confrères?
– Si fait, Madame, prononça tout bas M. Lenoir: de deux choses l’une, ou ceci arrêtera le mal – il pointait l’ordonnance – ou les choses iront très vite, désormais. C’est pair ou non.
Un large soupir souleva le sein de la comtesse. Le docteur prit ses gants et son chapeau pour se retirer.
– Ne vous en allez pas encore, docteur, dit le comte d’une voix si faible qu’on avait peine à l’entendre.
Marguerite précéda le docteur, qui se rapprocha du lit aussitôt.
– Que voulez-vous, Chrétien? demanda Marguerite.
– Je veux parler en particulier à M. Lenoir, répondit le comte.
Elle se pencha sur lui. Pendant qu’elle était ainsi, la lumière oblique des lampes caressait les belles lignes de son profil perdu. Le docteur la regardait et songeait.
Il n’entendit pas ce qu’elle murmura à l’oreille du malade; mais celui-ci prononça distinctement:
– Je veux te voir avec ce costume. Je ne t’ai jamais tant aimée!
Vous eussiez dit que le docteur ne s’attendait pas à entendre ici des paroles d’amour. Son visage exprima une profonde surprise, où il y avait de la pitié. Marguerite parla encore, puis le malade murmura:
– Ne crains rien de moi; je mourrai comme j’ai vécu: ton esclave!
– Et mon maître, à ce qu’il paraît? fit la comtesse qui se releva en riant. Docteur, se reprit-elle, je lui proposais de passer la nuit près de lui. Il ne veut pas. Je vous laisse ensemble.
Elle envoya un baiser à son mari et ajouta en passant auprès de M. Lenoir:
– Sa tête, docteur, sa pauvre tête! c’est la première fois que je lui vois le délire!
Ses beaux yeux étaient pleins de larmes: toujours de vraies larmes.
– Il m’a dit… poursuivit-elle d’une voix étouffée par les sanglots.
Mais elle n’acheva pas et serra fortement la main du médecin en balbutiant:
– Nous étions un ménage d’amour, Monsieur Lenoir, onze années de bonheur pour arriver à ce dénouement horrible… horrible! Ce malheureux va mourir fou; ne t’impatiente pas, bon ami, s’interrompit-elle. Je t’apporterai moi-même la potion. Ah! Monsieur Lenoir, si vous pouviez lire dans mon cœur!
Sa main pressa encore une fois celle du docteur, et elle sortit. Le comte attendit un instant, puis il ouvrit ses yeux agrandis et caves:
– Mettez-vous près de moi, docteur, je vous prie, dit-il. Tout près.
M. Lenoir prit son siège et le rapprocha. Le malade poursuivit, comme on songe tout haut:
– Elle va apporter la potion… elle-même!
– Elle l’a promis, répliqua le docteur.
– Elle-même! répéta le malade qui regardait le vide fixement.
– Préféreriez-vous que la potion fût apportée par un autre? demanda M. Lenoir.
Le malade ne répondit point.
– Il me semble, dit-il tout à coup, que si je revoyais le vieux pays, là-bas, autour du manoir, la grande cour mouillée où ma mère venait jeter le pain aux poules, l’avenue au bout de laquelle était la croix, les champs étroits et bordés de haies énormes qui font ressembler de loin toute la paroisse à une forêt, et qui vont, descendant la montée jusqu’aux prés noyés, le long de la rivière; il me semble que je respirerais, que j’espérerais, que je vivrais!
– L’air natal produit cet effet, parfois, repartit le docteur. Quel est votre pays?
– La Bretagne.
– Les Bretons aiment leur clocher.
– Moi, j’aime le souvenir de mon père et de ma mère, interrompit le comte avec force.
Il y eut un silence. Le malade reprit d’une voix plus faible:
– Et j’ai encore les deux vieilles sœurs, qui sont restées chez nous. Mon père était un gentilhomme, Monsieur Lenoir; ma mère était une sainte. Moi, j’ai fait le mal, j’avais oublié tous ceux-là qui m’aimaient tant… Oui, oui, j’ai fait le mal!
Il referma les yeux.
Le bruit des derniers préparatifs de la fête montait, confus et sourd. On entendait parfois sortir de ces vagues bourdonnements un coup de marteau, la note d’un instrument qu’on accorde ou un soudain éclat de rire.
– Peut-on guérir un homme, demanda brusquement le comte, un homme bien malade… aussi malade que moi… et qui ne dit pas tout à son médecin?
– Oui, répliqua M. Lenoir, quand le médecin devine les choses que le malade ne lui dit pas.
Un regard cauteleux glissa entre les paupières demi-closes de Chrétien Joulou.
– Est-ce que je suis poitrinaire? interrogea-t-il encore.
– En aucune façon, Monsieur le comte. Vous avez une névrose affectant spécialement le péricarde et les bronches. Votre toux est purement spasmodique.
Le malade secoua la tête et murmura:
– Je ne comprends pas ces mots-là. Est-ce que vous avez deviné ce que je ne vous ai pas dit, vous, Monsieur Lenoir?
– Assurément, repartit le docteur.
Joulou se leva sur son séant avec la vivacité d’un homme en santé et ouvrit ses yeux tout grands:
– Ah! fit-il; assurément! Vous avez dit: Assurément? Le docteur continua:
– Monsieur le comte, vous êtes empoisonné!
La face de Joulou devint livide, pendant qu’il balbutiait par deux fois:
– Qui vous a dit cela? qui vous a dit cela?
– Personne ne m’a dit cela, Monsieur le comte; mais voilà vingt ans que j’étudie l’âme des hommes pour guérir leur corps.
– Si vous saviez comme je l’aime! murmura Joulou qui se tordait les mains sous sa couverture.
– Je sais comme vous l’aimez, prononça lentement M. Lenoir.
Les yeux du malade exprimèrent un effroi soudain.
– Quoi qu’il arrive, ne l’accusez pas! balbutia-t-il. J’ai fait mes devoirs de religion; je suis réconcilié avec Dieu qui pardonne tout… tout! Je veux bien mourir! Je suis content de mourir!
– Avez-vous autre chose à me dire? demanda le docteur Lenoir.
– Je voudrais savoir avec quoi elle m’a empoisonné, gémit le malheureux en ramenant son drap sur son visage, baigné de sueur froide.
– Alors, aidez-moi, Monsieur le comte, nous allons chercher ensemble.
– Chercher! répéta Joulou. Est-ce que la médecine ne reconnaît pas les traces?
– Il n’y a pas de traces en vous.
– Elle a la beauté d’un ange, docteur; elle a l’intelligence d’un démon. Elle aura inventé quelque nouveau poison…
– Peut-être, dit M. Lenoir qui avait aux lèvres ce bon sourire à l’aide duquel on calme les enfants.
Joulou s’étonna de ce sourire qui le frappait vivement et lui faisait du bien.
– Pensez-vous qu’elle ait des complices? demanda le docteur.
– Non… pas pour cela.
– Et pour autre chose?
Le docteur garda le silence.
– Jurez-moi que vous ne lui ferez point de mal! intercéda Joulou d’un ton suppliant. L’idée qu’on pourrait toucher un cheveu de sa tête me torture!
– Et cependant, prononça le docteur tout bas, l’idée de la tuer vous vient souvent.
– Oh! souvent, souvent, s’écria le malade qui prit sa tête à deux mains. Elle a fait de moi une si misérable créature!
– Monsieur le comte, reprit Lenoir gravement, je suis un médecin. Tout ce qu’on me dit reste entre le malade et moi.
Le comte lui tendit sa main tremblante et froide.
– Pour vous empoisonner, continua le docteur, il a fallu mêler à vos mets ou à votre boisson une substance quelconque. Cela ne se peut faire sans certains gestes qui donnent des soupçons. Ces soupçons, vous les avez eus?
– Oui… et ces gestes je les ai vus.
– En quelles circonstances?
– Les soirs… quand nous prenions le thé avec… avec des gens qu’elle connaît, et moi aussi…
– Et moi aussi, peut-être, fit le docteur d’un accent étrange.
Joulou ne dit plus rien.
M. Lenoir souriait toujours.
– Et le breuvage vous semblait-il amer? questionna-t-il encore.
– Je me disais, murmura Joulou: ce sont des idées folles… car il y a des moments où elle m’aime, elle aussi, avec passion, avec délire!
– Et pour vous dire ainsi: ce sont des idées folles, spécifia le docteur, quelle saveur étrangère distinguiez-vous dans le breuvage?
– Aucune.
Le docteur rapprocha son siège davantage.
– Monsieur le comte, reprit-il en baissant la voix, il y a bien longtemps que je vous connais, et bien longtemps que je connais votre femme.
Le regard de Joulou prit une expression de méfiance.
– N’ayez jamais frayeur de moi, continua le docteur. Je puis travailler pour réparer le mal que des gens mauvais ou égarés ont pu faire: jamais pour punir, ce n’est pas mon métier. Et ne vous étonnez pas trop, Monsieur le comte, il y a en ce monde mille routes qui se côtoient de très près sans jamais se croiser. Chaque homme ici-bas est entouré de témoins clairvoyants dont il ne soupçonne ni l’attention ni la présence. Si on ne m’avait pas appelé, je ne serais pas venu, et pourtant je pesais d’un grand poids dans la destinée de cette maison. Il est heureux pour vous, Monsieur le comte, que vous soyez dans votre lit à l’heure où nous sommes. Je vous le répète: n’ayez point frayeur de moi, je ne vous veux pas de mal.
Non seulement Joulou, le pauvre malheureux, n’avait pas frayeur, mais il ne comprenait point. Ces paroles mystérieuses glissaient sur son intelligence engourdie.
Il tressaillit, quand le docteur ajouta tout à coup:
– Votre breuvage n’avait aucune saveur étrangère, parce qu’il n’y avait rien dans votre breuvage, et pourtant, sans moi, vous alliez mourir empoisonné.
Le malade dardait sur lui le regard de ses yeux fixes.
– Elle veut être duchesse de Clare, vous saviez cela, n’est-ce pas? prononça M. Lenoir d’une voix basse et cependant pénétrante.
De grosses gouttes de sueur perlèrent aux tempes de Joulou.
– Il y a, poursuivit le docteur, un étrange mot qui reste obstinément dans votre mémoire. Je vous dis que certains sentiers se côtoient… se côtoient de bien près! Une nuit que vous étiez ivre à l’hôtel Corneille, j’étais, moi, au chevet d’un pauvre jeune étudiant qui payait cher quelques pauvres fredaines, et je sortais de la chambre d’une malheureuse femme dont vous aviez poignardé le fils…
Joulou poussa un grand cri:
– Sur mon honneur et sur ma foi en Dieu! lui dit le docteur Lenoir, qui se leva, vous n’avez rien à redouter de moi. Je suis ici pour vous rendre la santé, non point pour autre chose.
Mais la terreur restait peinte sur les traits décomposés de Joulou.
– Elle vous avait empoisonné déjà, Monsieur le comte, reprit Lenoir qui lui toucha le front de sa main droite étendue en le regardant fixement, dès ce temps-là.
Le malade laissa retomber sa tête sur l’oreiller, et l’aspect convulsif de son visage changea comme si un vague bien-être était entré en lui.
– Merci, murmura-t-il. Oh! non! vous ne me voulez point de mal!
– Du chevet de ce pauvre étudiant, poursuivit le docteur, j’entendis un mot, un mot bizarre qui me frappa. Vous disiez: «Je suis le premier mari de Marguerite…»
La poitrine de Joulou rendit un gémissement et le docteur acheva:
– Dans votre breuvage, Monsieur le comte, il n’y avait rien, sinon ce mot-là. Marguerite Sadoulas n’est pas une empoisonneuse vulgaire. Elle tue à l’aide d’une arme invisible, subtile, sûre, qui ne laisse point de traces. L’autopsie qui ouvre la poitrine d’un mort n’y saurait retrouver ni la pensée, ni la parole. Et cependant, avec la parole, avec la pensée, Monsieur le comte, l’homme le plus robuste peut être assassiné!
Joulou songeait, plus tranquille, mais morne et harassé de son travail mental.
– Vous l’avez appelée Marguerite Sadoulas, murmura-t-il.
– Ne vous ai-je pas dit, répliqua le docteur amèrement, que je connaissais dès longtemps votre femme? Il vint à Paris, voilà de cela treize ans, un pauvre joyeux enfant qui était officier de marine. On le nommait Julien Lenoir…
– Julien! fit Joulou en un spasme. Julien Lenoir! c’était votre frère!
– Marguerite Sadoulas était bien belle alors, vous souvenez-vous? continua le docteur. Il y eut un combat extravagant entre deux jeunes gens, braves jusqu’à la folie; sur une table de café, où chacun d’eux avait juste la place qu’il fallait pour tuer ou pour mourir. Vous avez dit vrai, Monsieur le comte, Julien Lenoir était mon frère, et sa mort a été le grand deuil de ma vie.
– Savez-vous le nom de son adversaire? murmura le malade d’une voix plaintive et brisée.
Le docteur se pencha sur lui et lui donna par deux fois l’accolade fraternelle en disant:
– Celui qui tomba au coin de la rue Campagne-Première et du boulevard Montparnasse, il y a onze ans, dans la nuit du mardi gras au mercredi des Cendres, ne vous a-t-il pas déjà pardonné?
– Oh! fit Joulou défaillant, vous savez tout! et Marguerite est perdue!
Il y eut une fierté sereine dans le regard de M. Lenoir, pendant qu’il répondait:
– Je vous l’ai dit une fois et je vous le répète: mon rôle n’est pas de punir. Si cette femme n’est pas en travers de mon chemin, quand il me faudra passer pour bien faire, qu’elle aille saine et sauve, et qu’elle ait le temps de se repentir!
– Elle se repentira! s’écria Joulou. Elle se repent déjà! nous avons causé. Si vous saviez quels trésors de tendresses il y a dans cette âme tourmentée, que l’enfer semble habiter à de certaines heures! Pour la connaître, il faut avoir longtemps vécu près d’elle, et vous n’avez vu d’elle que les sanglants côtés de sa vie…
M. Lenoir dit froidement:
– Je vous vois sur ce lit, à trente-quatre ans, ressemblant à un vieillard qui meurt de son grand âge, vous, Joulou du Bréhut, le fils d’une race où l’on vit jusqu’à cent ans!
– Écoutez, fit le malade, qui joignit ses pauvres mains; elle a été bonne pour moi, ces derniers jours. Demandez à la princesse d’Eppstein! Je ne suis pas suspect envers celle-là qui m’a rendu ma conscience. Elle n’a jamais fait de mal, jamais, entendez-vous, à Nita de Clare. Savez-vous ce qu’elle a imaginé? C’est un noble et beau dessein: unir les deux jeunes gens, Nita et ce Roland, qui a droit à toute la fortune. Elle me l’a dit…
– Et vous l’avez crue! murmura le docteur qui songeait.
– Comment ne pas la croire? s’écria naïvement Joulou. Elle se sent vaincue, elle a peur, elle veut acheter son pardon.
– Il n’est pas dans la nature de Marguerite Sadoulas de se croire jamais vaincue, pensa tout haut le docteur.
– Vous êtes son ennemi, Monsieur Lenoir, insista Joulou, et vous avez le droit de la juger sévèrement; mais je vous jure qu’elle est bien changée!
– Tout à l’heure vous disiez, objecta le docteur, et votre voix avait un accent singulier: «Elle va apporter la potion – elle-même.»
– Oui, certes, mais ma tête est si faible! Et vous-même aussi, n’avez-vous pas répondu à ces craintes puériles? Je me croyais empoisonné. Je ne le suis pas!
– Vous l’êtes!
– Pas comme je l’entendais.
– Vous l’êtes! répéta le docteur durement.
– Eh bien! s’écria le malade, le rouge aux joues et l’œil brillant, je la défendrai, Monsieur Lenoir, je la défendrai, fût-ce contre vous! Elle m’a rendu sa tendresse, elle m’a dit ses secrets, elle a confiance en moi…
– Depuis trois jours!
– Qu’importe le temps?
– Le temps importe, Monsieur le comte, l’interrompit Lenoir en lui fermant la bouche d’un geste plein d’autorité. Le temps importe, et le mien ne m’appartient pas. Vous êtes empoisonné. J’ai vainement essayé d’adoucir l’amertume du contrepoison qu’il vous faut boire. Marguerite Sadoulas veut être duchesse de Clare; elle le veut aujourd’hui plus qu’hier. Marguerite Sadoulas me demandait tout à l’heure si vous vivriez encore demain à midi. Elle est pressée. Et en quittant cette chambre, ceci est pour appuyer les preuves de confiance qu’elle a pu récemment vous prodiguer, elle avait une telle frayeur de ce que vous pourriez me dire qu’elle m’a glissé à l’oreille et comme on met un écriteau au-devant des rues défoncées: «N’écoutez pas ce malheureux qui va mourir fou!»
Une heure s’était écoulée, et plus d’une fois le docteur Abel Lenoir avait cru entendre des pas furtifs, derrière la porte, dans le corridor qui communiquait avec le centre de l’hôtel.
Mais désormais, le comte du Bréhut de Clare et lui parlaient tout bas.
Pendant cette heure, les derniers préparatifs de la fête s’étaient achevés. On n’entendait plus aucun bruit de marteau. Au contraire, les tâtonnements de l’orchestre, cherchant son unisson, envoyaient des dissonances sauvages le long des corridors, et quelques voitures provinciales avaient déjà roulé sur le pavé de la cour.
La province a cet éternel privilège d’arriver avant minuit et de voir allumer les bougies. Quelques moralistes nous affirment que la vapeur, lien des nations et débouché du charbon de terre, est destinée à supprimer ce travers départemental. Acceptons-en l’augure.
Le docteur était toujours assis au chevet de M. le comte.
M. le comte était très pâle, mais son œil, profondément ombragé, avait des regards fermes et nets.
– Je l’ai reconnu du premier coup d’œil, dit-il. Oh! vous avez bien raison: cette nuit-là, elle avait mis du poison dans mon sang; un poison qui était du feu. Quand je descendis l’escalier après lui, mes tempes battaient et mes oreilles étaient pleines de grands bruits.
Elle et moi nous nous étions disputés dans la soirée; il y avait eu des coups, des coups à faire peur. On m’appelait la Brute, vous savez. J’étais bien la Brute. Quand il y avait eu des coups entre elle et moi, je l’aimais jusqu’à la folie! J’étais jaloux du jeune homme: jamais je ne l’avais vu, mais je savais qu’il venait souvent, et Marguerite disait qu’il était si beau. Ce soir-là, elle me fit croire qu’elle allait aimer: j’entends aimer d’amour pour la première fois de sa vie. Les vingt mille francs n’étaient rien pour moi; je ne songeais guère aux vingt mille francs… Je vois encore, tenez, la glissade où son pied manqua. Je tombai sur lui comme une masse, et je vis sa pauvre belle figure. Après onze ans, je vous le dis, je l’ai reconnu d’un coup d’œil!
– Moi aussi, murmura le docteur, j’ai été du temps à le retrouver.
– Et n’est-ce pas une providence, pensa tout haut le malade, qu’ils se soient rencontrés tous deux, elle et lui, Roland et Nita, précisément à cet endroit: entre la riche sépulture de Clare et la pauvre tombe où dort celle qui mourut si malheureuse! Depuis quelque temps, je vois bien souvent ma mère, quand je suis seul, la nuit; elle vient; mon père n’est pas encore venu, et je pense qu’il ne m’a point pardonné. Écoutez, Monsieur le docteur, je suis le premier des du Bréhut qui ait manqué à l’honneur, et le père tenait à l’honneur de notre nom, autant que s’il eût été un roi. Avant de mourir, il faudra bien que je fasse quelque chose pour avoir le pardon de mon père!
Sa pensée avait vacillé aussi plus d’une fois depuis le commencement de la longue entrevue, mais elle revenait toujours au sujet qui le remplissait tout entier, et le docteur Abel Lenoir l’écoutait attentivement.
– J’ai eu une étrange idée, dit tout à coup le malade dont les yeux se baissèrent. Je ne suis pas fou, non, mais cette pensée me poursuivait. Depuis qu’il m’a donné sa main, je l’aime comme un fils ou comme un frère. Je l’aime pour lui-même et pour Nita, cette noble enfant qui m’a rendu ma conscience… Regardez ici, sous l’édredon, je vous prie, Monsieur Lenoir.
Le docteur souleva l’édredon et vit dessous un costume de carnaval, le pourpoint tailladé, les chausses, la toque et les brodequins à la poulaine de Buridan. Le comte poursuivit:
– Je ne suis pas fou; je cachais cette friperie parce qu’elle aurait fait peur à Marguerite, au dernier moment. J’ai écrit à ce jeune homme, M. Cœur, ne pouvant plus l’aller voir, et je l’ai prié de prendre un costume pareil pour cette nuit. Il y avait deux raisons à cela, dont l’une au moins vous semblera bonne. Je commence par celle qui n’était qu’une pauvre fantaisie: je voulais revoir le jeune homme comme il était ce soir-là, et comme j’étais aussi; je voulais lui demander de m’embrasser et de me dire encore une fois: je vous pardonne. Attendez avant de me juger: l’autre raison était celle-ci. Je ne sais plus rien de ce qu’ils font et de ce qu’ils machinent, ces hommes dont nous parlions tout à l’heure: les Habits Noirs. J’ai de vagues appréhensions, quoiqu’un lieu comme l’hôtel de Clare ne soit pas assurément de ceux qu’on choisit pour jouer une scène de violence. Il y a, pour conduire ce drame, une main tellement audacieuse que tout est possible. La parité de costume devait me servir non pas seulement à veiller sur le jeune homme, mais encore à me jeter, le cas échéant, entre le danger et lui, peut-être même à donner le change.
Le front du docteur Lenoir se plissa.
– À votre sens, demanda-t-il, de quelle nature pourrait être ici le danger?
Le malade allait répondre lorsqu’on frappa doucement à la porte qui menait à l’intérieur de l’hôtel.
C’était la femme de chambre de Mme la comtesse. Elle apportait la potion.
– Mme la comtesse, dit-elle, prie Monsieur le comte de l’excuser. Elle est à sa toilette et n’a point voulu faire attendre la potion. Aussitôt costumée elle va venir chercher des nouvelles de Monsieur le comte.
M. Lenoir avait pris la potion des mains de la camériste. Dès qu’ils furent seuls de nouveau, le malade étendit la main hors du lit, et dit:
– Montrez!
M. Lenoir lui passa la petite fiole qui avait une honnête tournure de manipulation pharmaceutique et qui puait cette sourde odeur de poison que suintent les portes des apothicaires: odieuse chose que le progrès devrait bien balayer pendant qu’il est en train de faire notre ménage universel.
Joulou regarda la fiole et dit:
– Elle est passée par ses mains.
Puis il ajouta:
– J’aime mieux l’autre remède. Il me semble que je suis déjà mieux.
L’autre remède était dans la poche du docteur Lenoir, et il paraît que, dans le cours de l’entretien, Joulou en avait déjà pris. Le docteur consulta sa montre et dit:
– Une heure de passée; il est temps.
Il commença néanmoins par verser quelques gouttes de la potion officielle dans un verre, afin de les jeter au feu. Puis le verre fut posé sur la table de nuit.
Puis encore, le docteur Abel Lenoir atteignit une de ces petites boîtes de maroquin qui sont maintenant si bien connues, adorées par les uns, insultées par les autres, mais illustres, en définitive, autant et plus par la haine des détracteurs que par le culte des fidèles; une de ces boîtes maudites et bénies qui soignent désormais la moitié de Paris, qui entrent dans le cabinet des ministres, qui passent des seuils plus nobles encore, et qui ont supprimé justement partout où elles ont eu la permission de s’ouvrir les honteuses odeurs de la pharmacopée antique.
Aujourd’hui, elles ont droit de cité, ces petites boîtes, dont le couvercle porte en lettres d’or la formule ressuscitée par cet esprit supérieur qui avait nom Hahnemann: Similia similibus curantur.
Soit dit en passant, Hahnemann, ce conquérant, fut chassé un jour à coups de pierre par les bonnes gens de la cité de Leipzig. Aujourd’hui, les bonnes gens de cette même cité de Leipzig ont fondu sa statue en bronze et l’ont érigée bel et bien au centre de leur forum. Ainsi vont Leipzig et le monde!
En 1843, Hahnemann vivait et ses petites boîtes étaient encore persécutées.
Que Dieu nous garde de pérorer médecine et d’ajouter l’opinion d’un ignorant à tant d’autres! Nous n’entendons rien à la science, mais nous avons peut-être quelque expérience en fait de succès, ne fût-ce que pour avoir applaudi des deux mains à ceux de nos confrères. Qu’on nous croie: il ne s’agit ici que du succès de ces petites boîtes, qui malgré leur nom grotesque et pédant (car elles s’appellent homéopathie), ont conquis le plus rapide et le plus grand succès que nous ayons jamais salué en notre vie.
Un globule, un de ces globules tant raillés, fut extrait de la boîte et déposé sur la langue du malade: il ne produisit aucun miracle.
Seulement, à l’heure qu’il était, l’idée que cet homme pût mourir du mal qui, présentement, le tenait, soit cette nuit, soit le lendemain, vous eût semblé extravagante.
– J’ai confiance en vous, docteur, dit Joulou après un silence, confiance absolue. Je vous dirai tout. C’est une inconcevable passion qui m’entraîne vers Marguerite, et ce fut toujours ainsi, depuis le premier jour. Je la hais en même temps que je l’aime. Autrefois, quand j’étais «la Brute» et que je prenais sa tête à pleines mains, il me venait des envies de la broyer sous mes pieds. L’instant d’après, je me serais fait tuer mille fois pour elle.
Le docteur ne lui prêtait plus qu’une attention distraite.
– Alors, fit-il, changeant brusquement l’entretien, vous êtes sûr que M. Cœur va venir cette nuit à l’hôtel de Clare!
– J’en suis sûr, répondit Joulou.
M. Lenoir se mit à penser profondément.
Les bruits, cependant, augmentaient au rez-de-chaussée, dans la cour et partout. Il y eut un son de pas dans le corridor et un autre sur le gravier fin de l’allée qui conduisait des appartements de M. le comte au petit hôtel habité par la princesse d’Eppstein.
Le docteur prêta l’oreille.
– Avez-vous ici un autre déguisement? demanda-t-il en replaçant l’édredon de manière à cacher le costume de Buridan.
– J’ai plusieurs dominos, répondit le comte.
– C’est bien, fit M. Lenoir. Je ne m’éloignerai pas beaucoup de l’hôtel aujourd’hui, et c’est moi-même qui, dans une heure, vous donnerai votre troisième prise de médicament.
Comme il repoussait son siège, les deux portes s’ouvrirent à la fois. Celle de l’intérieur donna passage au «volcan»: par celle du jardin, le «nuage d’été» entra.
C’étaient deux choses sans nom, après tout, qui ne représentaient rien absolument et qui étaient indescriptibles: deux gracieuses gerbes de gaze, de satin, de dentelles et de pierreries. La comtesse éblouissait; Nita était un vivant charme.
Elles entrèrent, démasquées toutes les deux.
Marguerite courut à sa pupille et la prit par la main. Le docteur les salua tour à tour d’un sourire sincèrement admirateur.
– Il y avait longtemps, princesse, dit-il, que je n’avais eu l’honneur de vous offrir mes hommages.
– Vous vous connaissez! fit Marguerite avec un léger étonnement.
– Le docteur Lenoir, s’écria Nita. Oh! il y a bien longtemps en effet! J’étais une enfant. Mon pauvre père parlait souvent de vous.
Elle tendit sa main charmante à M. Lenoir qui l’effleura de ses lèvres.
– Mesdames, dit-il en prenant son chapeau pour sortir, je suis heureux de vous annoncer qu’il y a du mieux chez votre cher malade.
– Oh! ce bon ami! s’écria joyeusement Nita qui vint tendre son front au baiser du comte. J’étais si triste de cette fête!
Le comte l’embrassa et lui dit tout bas:
– Il faudrait que je le voie… à tout prix!
Marguerite approchait à son tour. Sa joie, car il y avait de la joie sur ses traits, était d’espèce plus recueillie: Le docteur poursuivit en l’examinant:
– Vous pouvez, sans répugnance, prendre votre part de plaisir, Madame; je me charge de veiller sur M. le comte, et je réponds de lui.
Nita revint sur ses pas pour lui serrer la main vivement. La comtesse était pâle d’émotion:
– Merci, fit-elle d’un accent pénétré. Je souhaite, Monsieur Lenoir, que Dieu vous rende la bonne joie que vous nous donnez!
Le docteur salua et sortit.
Les deux femmes se regardèrent. Bien rarement elles échangeaient une caresse; mais Nita, ce soir, sauta au cou de Marguerite qui la serra contre son cœur. Puis Marguerite lui dit tout bas:
– Ne nous montrons pas trop ravies, chère enfant. Il n’est pas bon qu’il connaisse tout le danger qu’il a couru… et qu’il court peut-être encore, ajouta-t-elle en donnant à Nita un dernier baiser, car les médecins se trompent quelquefois.
Le comte s’était mis sur son séant.
– Venez donc, venez donc, disait-il, que je vous admire toutes deux. Êtes-vous assez belles!
– Commençons par Nita! s’écria Marguerite en l’attirant par la main jusqu’à l’estrade. Allons, chère fille, laissez-vous tourner et retourner. Il faut qu’il voie tout!
Elle la tourna, en effet, et la retourna. On eût dit qu’elle passait, d’un œil avide et perçant, la revue complète du costume de sa pupille.
Elle pensait:
«C’est bien cela! je n’ai rien oublié!»
– À votre tour, comtesse, dit le malade d’une voix qui tremblait. Marguerite se mit en vue, sous les rayons unis des deux lampes, et cambra sa taille hardie. Elle était, en vérité, belle à miracle, plus belle, s’il est possible, que cette fleur de beauté qui s’épanouissait près d’elle, Nita de Clare, princesse d’Eppstein. C’était l’avis de Nita, qui murmurait:
– Oh! Madame! Madame! je suis comme si je ne vous avais jamais vue!
– Et, pourtant, me voilà bien vieille! dit Marguerite en riant; n’est-ce pas, Chrétien? Voilà onze ans que nous sommes heureux ensemble!
Le comte l’appela d’un geste suppliant et plein de caresses. Nita, devant la glace, faisait bouffer la gaze qui l’entourait comme un nimbe brillant.
– Je t’en prie, Marguerite, murmura Joulou dans un baiser; oh! je t’en prie! sois bonne une fois! pour les autres et pour toi! nous avons fait une fortune inespérée. Je t’en prie, je t’en prie, arrête-toi!
Marguerite lui saisit la tête à deux mains et l’enveloppa d’un regard qui charmait:
– Te voilà bien portant, dit-elle. Tu vas revivre! je le vois! j’en suis sûre! Je donnerais la moitié de mon sang à ce docteur Lenoir. Tu es le seul, le seul, entends-tu, que j’aie bien aimé! Ma Brute! mon roi! Joulou de mes vingt ans! Je veux que tu sois duc de Clare!
Les yeux du malade étincelèrent. La fièvre le brûlait de nouveau. Elle reprit:
– Ne te mets pas entre moi et notre avenir. Tu serais obstacle, et tous les obstacles, tu sais, je les brise! Chrétien, tu ne me connais pas. Je t’aime de toute la passion qui brûle mes veines la nuit et le jour. Je veux que tu sois enfin grand, admiré, envié. Je veux te hausser jusqu’à ne plus te voir que d’en bas. Je veux un maître, entends-tu, et pour maître, je veux toi!
Sa prunelle nageait dans un fluide étrange.
En bas, l’orchestre lança un large et magnétique accord.
– Venez-vous, Madame? demanda Nita, dont les pieds frémissaient.
Car elle était jeune fille celle-là, et la danse l’appelait.
Tout le corps du comte tremblait. Le regard de Marguerite était comme un creuset magique où sa volonté fondait.
Elle sourit, si follement belle, que les lèvres du malade blêmirent, tandis qu’il murmurait:
– Te faut-il encore un crime?
Elle lui baisa les yeux.
– Repose-toi, dit-elle, repose-toi sur moi. Je t’aime, je t’aime, je t’aime!
Et elle s’enfuit, lui laissant aux lèvres la saveur d’un mortel baiser.
Elle prit Nita sous le bras. Le comte les vit disparaître comme un tourbillon fleuri qu’un souffle de vent d’août emporte sous le soleil.
Il retomba vaincu sur son oreiller. En ce moment, si elle lui avait dit: «Frappe! frappe cet homme qui vient de te sauver!…»
Il eût frappé le docteur Abel Lenoir!
Elles glissaient le long du corridor, les deux rêves d’amour enchanté, le flocon de pourpre, le nuage d’azur rosé, Nita et Marguerite.
Les murmures du bal montaient: ce que vous avez entendu, tous et toutes, aux heures ivres de la première jeunesse, cette voix qui charme et qui attire, cette puérile harmonie, forte comme la passion, qui joue avec le cœur, comme le trille tresse les sons sur les cordes fiévreuses.
Ce sourire sonore, ce subtil excitement, cette vague et irrésistible volupté.
Que Dieu bénisse les lymphatiques choses qui jamais n’ont tressailli à cet enfantin délire! et ces autres choses savantes qui ont appris à leurs dépens la philosophie du bal!
Le bal est de la jeunesse. Les poètes, les vrais, font de l’art pour l’art. La jeunesse danse pour danser. Et dans l’univers entier il n’y a rien au-dessus de cette adorable extase!
– Nous le sauverons! dit Marguerite.
– Comme il est bien, ce soir, pauvre bon ami! répliqua Nita.
Elles arrivaient au grand escalier.
– Ne descendons-nous point, Madame? demanda la jeune princesse.
– J’ai quelque chose à prendre chez moi, répondit la comtesse, et je ne veux pas me priver de vous pour faire mon entrée, chère enfant.
Elles continuèrent leur route et gagnèrent la porte de Mme la comtesse. Elles entrèrent. Marguerite dit en montrant un siège à Nita dans le boudoir:
– Une minute, chérie, et je suis à vous.
Nita s’assit. Marguerite entra dans sa chambre à coucher, toute seule. Elle ouvrit une armoire et en retira, à pleines mains, des flots de gaze et de soie dont les nuances étaient exactement les mêmes que celles de ce travestissement idéal qui faisait Nita si jolie.
– Madame a-t-elle besoin de moi? demanda la camériste dans le cabinet de toilette…
– Non, répliqua Marguerite vivement, fermez la porte!
Elle ajouta, examinant, dépliant, cherchant, parmi ce fouillis de fraîches couleurs:
– Il va venir, Nita. Pardon si je vous retiens, mon ange!
Nita se vit rougir dans la psyché, devant laquelle elle disposait les plis de son «nuage d’été».
– Oh! Madame! fit-elle.
– Il va venir, répéta la comtesse de l’autre côté de la porte. Je l’ai vu, je le connais, je l’ai invité. Dieu veuille, chère fille, que tout aille selon vos désirs qui sont les nôtres. On juge mal souvent ces pauvres martyrs qui ont accepté une tutelle… et nous pourrions bien souffrir un peu, Nita, chère enfant, pour toute la joie que vous nous avez donnée, depuis qu’il nous est permis de vous appeler notre fille…
Elle souriait en parlant et en regardant ces frais chiffons qui l’entouraient comme une marée montante. Elle était évidemment contente de son examen.
Nita, confuse, ne répondit plus. Mais elle aussi souriait.
Marguerite, à pleines mains, repoussa dans l’armoire le flot de gaze et de rubans qu’elle venait d’examiner ainsi à la hâte.
Et comme elle l’avait dit déjà dans la chambre de son mari, elle répéta en se parlant à elle-même:
– C’est bien cela, je n’ai rien oublié!
Puis elle repassa le seuil du boudoir, radieuse.
– Chère enfant, dit-elle, j’ai ce que je cherchais. Prenez mon bras et venez affoler là-bas tout ce monde d’adorateurs qui vous attend.
Savez-vous ce que pourrait fournir de lignes et de pages la description d’un bal comme celui de l’hôtel de Clare? La plume en frissonne et le papier tout blême se résigne d’avance: tant de festons, lecteur bienveillant, et tant de sourires! Tant d’astragales et tant de fleurs! Assez de guipures authentiques pour habiller une cathédrale, assez de diamants pour aveugler tout un peuple de consciences jolies! Et des yeux dont chaque paire vaut tous ces diamants! Cent paires de ces yeux, le velours des masques allumant les prunelles et lissant le satin rose des joues demi-cachées, le brasier des lèvres rougissant sous la dentelle propice, les cheveux blonds baignant les rangs de perles ou de saphirs, les cheveux noirs ruisselant sous les rubis ou le corail, la poudre aux discrets parfums, la gaze aux aveux indiscrets, toutes ces hardies exhibitions de marbres de Paros, d’ivoire ou de simple chair humaine, qui rendraient un tableau obscène; mais qui, heureusement, dans un bal, ne sont pas même un péché véniel!
Tout le monde a décrit ces somptueuses cohues, tout le monde, hélas! excepté ceux qui sauraient opposer sur leurs palettes savantes les vraies lumières aux vraies ombres. Je n’ai jamais lu, moi qui parle, que les hosannah de quelques fades admirateurs, étonnés de se trouver à pareilles fêtes, ou les amères calomnies d’une plume de laquais, broyant son fiel du mauvais côté de la porte: le côté de l’antichambre.
Voulez-vous connaître mon avis? Je crois que ces choses ne se décrivent pas. Il y a trop de soleil là-dedans. Le clair-obscur y manque; aucun trait d’ombre vigoureux n’y vient faire saillir les motifs du tableau.
Le jour vient de partout.
Et les voyageurs ont dit que, sous le ciel meurtrier de l’Inde, la nuit naît de l’éblouissement.
J’achève ma confidence: décrire ces choses, j’entends sérieusement décrire, c’est avouer déjà qu’on ne les sait pas bien.
On pourrait, à la rigueur, se sauver par le ridicule qui est aussi une ombre, mais nous sommes en plein faubourg Saint-Germain, un pays démissionnaire qui a gardé de son glorieux passé, à tout le moins, la science du bal. Est-elle ailleurs, cette science? c’est probable. Elle est là, c’est certain. Le ridicule y doit exister, mais noyé, mais étouffé sous la belle apparence de l’ensemble. Pour le trouver, il faut fouiller les coins.
Et il est tard, dans notre histoire. Le dénouement, suspendu comme une invisible épée, menace déjà vaguement. Il y a une bataille dans l’air dont le champ nous échappe encore, et les armes, et les champions eux-mêmes, mais qui s’annonce par de mystérieuses oppressions, comme l’orage pèse déjà sur les poitrines nerveuses, au plein milieu d’un splendide jour d’été.
Nous savons que, dans ce bal, qui était magnifique et où dansait la meilleure moitié de la salle des Croisades, car la princesse d’Eppstein tenait étroitement aux plus hautes maisons du faubourg, nous savons qu’il y avait un élément vil, une intrusion effrontée; nous savons qu’une femme rôdait là, beauté de reine, cœur de lionne, prête à défendre son rêve ambitieux comme une lionne justement protège ses lionceaux, avec les dents, avec les griffes. Nous savons que cette femme, poussant le calcul jusqu’au génie, mais l’audace jusqu’à la démence, allait lancer ici sur le tapis quelque bizarre et prodigieux va-tout.
Il ne faut plus décrire, il faut raconter. Aussi bien, le récit décrira peut-être. À une heure du matin, le coup d’œil était véritablement merveilleux, et Tolbecque, le vrai juge, avait déclaré du haut de son orchestre, que c’était un bal première qualité.
La comtesse et la princesse, seules démasquées au milieu de tous ces visages de soie, avaient fait jusqu’alors les honneurs avec une grâce charmante.
Ce fut à une heure du matin qu’elles mirent leurs masques toutes les deux, pour se mêler à la fête, et que le dernier acte de notre drame commença.
Il y avait en ce moment un couple qui excitait très vivement l’attention: deux jeunes gens en dominos noirs, l’un svelte et fièrement proportionné, l’autre portant un embonpoint précoce qui n’ôtait rien à la grâce de sa taille et lui donnait même une sorte de majesté. Ils avaient des demi-masques sans barbes, et quand leurs dalmatiques de soie s’entrouvraient on voyait à leurs poitrines de longues brochettes d’ordres étrangers.
Dans la première série des Habits Noirs, le fils de Louis XVII a joué un rôle; dans le présent récit, il ne fera que passer.
Sous le masque, celui des deux jeunes gens qui était gros, laissait deviner un profil absolument bourbonien, et cela occupait beaucoup ce monde pour qui le roi ne s’appela jamais Louis-Philippe. On avait ici peu de sympathie pour le prétendu Louis XVII, et son fils, M. le duc de B…, n’inspirait que de la curiosité.
Mais il inspirait une énorme curiosité.
Son compagnon, celui qui avait une taille élancée, paraissait pour la première fois dans un salon parisien. Il avait nom le prince Orland Policeni. Il venait de Rome, où il avait, disait-on, manqué un grand avenir ecclésiastique en refusant de prononcer des vœux, et allait près du roi de Naples qui lui donnait un grade dans ses gardes du corps.
Nul ne saurait expliquer comment ni pourquoi aujourd’hui, justement, la romanesque histoire de la nuit du mardi gras, oubliée depuis dix ans, et tout d’un coup ressuscitée, allait et venait dans les nobles salons de l’hôtel de Clare, comme une nouvelle toute fraîche. Chacun la racontait, et cela donnait un certain à-propos à deux costumes de Buridan qui eussent été cruellement démodés sans cela.
Nous reviendrons à ces costumes de Buridan, portés sans doute par des antiquaires effrontés qui exhumaient ainsi une mode vieille de onze années. Ce n’étaient pas les premiers venus, car l’un dansait en ce moment avec la princesse Nita d’Eppstein tandis que l’autre promenait Mme la comtesse du Bréhut de Clare.
Parlons d’abord du prince Orland Policeni, garde du corps du roi de Naples.
Figurez-vous que notre joli vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, avec son sourire blanc, ses yeux noirs et ses cheveux mieux vernis que des escarpins, avait nourri jusqu’à ce dernier moment l’espoir de jouer un grand rôle, le rôle principal de la comédie, le rôle que le bon Jaffret et le roi Comayrol avaient offert à M. Cœur, le rôle que tenait maintenant le prince Orland Policeni.
Car c’était comme au théâtre, où parfois, par suite de la démission des vieux ou de l’impuissance des illustres, un débutant surgit aux dernières répétitions et s’empare de l’affiche.
Le prince Policeni, cet inconnu, écartait sans effort Gioja et M. Cœur. Il était duc de Clare, par la grâce de Marguerite.
Marguerite était ici supérieurement soutenue. Elle avait fait la leçon aux membres de l’ancienne étude Deban et à d’autres. On lui obéissait à demi-mot. Annibal Gioja lui-même, sans répugnance apparente, sinon sans regret, travaillait pour son rival victorieux.
Marguerite avait une armée nombreuse et bien disciplinée.
Mais que sont les soldats d’une pareille armée auprès de l’auxiliaire géant qui s’appelle le monde, énorme et lourd poisson, possédant tout l’esprit, toute l’intelligence, toute la malice de l’univers, mais toujours prêt à mordre au plus grossier hameçon?
Les gens qui combattent à leur insu sont les meilleures de toutes les troupes.
Cette armée-là n’inspire aucun soupçon parce qu’elle n’en mérite aucun. Elle est honnête, noble, fière, candide. Elle manœuvre à cent coudées au-dessus des viles intrigues qu’elle sert. Mais elle les sert, et d’autant plus puissamment, qu’elle n’est jamais complice.
Ceux qui savent jouer de cet orgue puissant et terrible qui a nom «tout-le-monde» obtiennent de magiques résultats.
À mesure que les touches du vivant clavier sonnaient sous un doigt invisible et habile, les histoires du passé revenaient pour ceux qui les connaissaient vaguement, pour ceux aussi qui jamais n’en avaient entendu parler. Dans ce monde où nous sommes, les choses les plus scabreuses se disent aisément. La langue du mépris est riche. Ils ont une façon aisée et toute naturelle d’exprimer les idées devant lesquelles nos plumes reculent. C’est simple. Cela ne révolte pas. Les jeunes filles l’écoutent froidement. Il semble qu’on parle de choses scientifiques ou chinoises.
On parlait donc de cette maison du boulevard Montparnasse, d’où sortit l’héritier de Clare pour être poignardé. On appelait presque la maîtresse de cette maison par son vrai titre.
C’est du latin que cette langue noble! Elle nomme un chat un chat. Mais de quel ton!
Et c’était, je vous l’affirme, d’un intérêt profond. Toutes les péripéties de cette nuit lugubre y passaient. On montait les cinq étages de la pauvre duchesse Thérèse. On entrait au couvent de Bon-Secours, derrière la civière qui portait le blessé. On voyait, penchés à son chevet, le duc Guillaume, la mère Françoise d’Assise, et cette enfant qui était maintenant une radieuse jeune fille, la princesse Nita d’Eppstein.
Le duc et la religieuse étaient morts. La princesse d’Eppstein allait-elle reconnaître le blessé de Bon-Secours et lui rendre son opulent héritage?
Il y avait, à tout prendre, un dénouement possible et heureux: des fiançailles.
Ils étaient beaux tous deux, jeunes, riches, nobles.
Mais pourquoi s’était-il enfui du couvent de Bon-Secours autrefois?
Pourquoi était-il allé se perdre en Italie?
Que signifiait ce nom de Policeni?
Joie des questions insolubles, plaisir des imbroglios dramatiques, voluptés inhérentes à ces problèmes, posés selon l’art, qui sont offerts et résolus deux cents fois de suite sur nos théâtres populaires!
Tout est spectacle ici-bas, et, au fond, le peuple noble est un peuple comme l’autre. Il a ses curiosités propres, ses naïvetés, ses commérages…
Quelques minutes après une heure du matin, cette charmante princesse Nita d’Eppstein dansait donc un quadrille avec l’un des deux seuls Buridan, qui fussent dans les salons de Clare, tandis que l’autre Buridan promenait Mme la comtesse.
Nous sommes forcés de nous occuper tout d’abord de ces deux Buridan, quoique l’entrée d’un très illustre avocat fit en ce moment sensation. Nous nommerons l’illustre avocat M. Mercier, permettant à chacun de reconnaître, sous cet humble pseudonyme, une des gloires les plus éclatantes du barreau français. Nous ajouterons seulement que sa présence donna un intérêt plus vif aux bruits qui couraient, d’autant que le jeune prince Policeni, quittant le bras du duc de B…, sur un signe de la comtesse, fut incontinent présenté à M. Mercier, qui l’entraîna dans une embrasure.
L’affaire s’engageait judiciairement.
Ce garde du corps du roi de Naples était-il assez puissant déjà pour que Mme la comtesse tentât un compromis?
Ceux qui prétendaient savoir le fond des choses, et cette classe est toujours assez nombreuse dans de pareilles foules, souriaient avec suffisance et prononçaient le mot: procès. Procès inévitable.
Il y avait un autre héritier de Clare, un Louis XVII aussi de cette royauté privée, un personnage mystérieux, romanesque, impossible: un M. Cœur qui peignait des enseignes et des tableaux pour MM. les artistes en foire!
Une aventure de l’autre monde, celle-là, et à laquelle aucune personne raisonnable ne voulait entendre, excepté cette bonne dame là-bas, la marquise douairière de La Rochegaroux qui était devenue pauvre à force de croire. Elle avait cru, de compte fait, à treize Louis XVII différents, qui lui avaient coûté chacun un treizième de son douaire.
Elle aurait cru à Similor, si cet artiste était venu chez elle lui dire: «Je suis Agamemnon!»
Au faubourg Saint-Germain, la douairière de La Rochegaroux s’appelle légion. Les escrocs savent cela et affluent.
Le premier Buridan, celui qui avait l’honneur très envié de promener Mme la comtesse du Bréhut de Clare, était Léon Malevoy. Il semblait calme; il était fait désormais à sa fièvre.
– Eh bien! lui dit la comtesse en sortant de la galerie où était l’orchestre, ai-je accompli ma promesse? Avez-vous entendu parler du juge d’instruction?
– Non, répondit le jeune notaire. Je suis maintenant fixé sur ce fait que vous tenez mon sort entre vos mains.
– C’est déjà quelque chose, murmura Marguerite en riant et en distribuant des signes de tête à la ronde, car elle voulait être reconnue et poser en quelque sorte son identité sous ce costume de volcan. Je ne suis pas bien méchante, vous savez, et j’ai conservé un grand faible pour vous. Pourquoi votre sœur n’est-elle pas venue?
– Elle s’est trouvée malade au moment de partir, répliqua Léon avec embarras.
La comtesse resta un instant pensive, puis elle dit:
– C’est une charmante jeune personne. Peut-être vaut-il mieux, en effet, qu’elle ne soit point mêlée à tout ceci… Vous êtes-vous enfin rencontré avec notre fameux M. Cœur?
– Il m’a fait trois visites, repartit Léon; je suis allé le voir un nombre égal de fois. Il semble que le hasard s’en mêle et nous sépare.
– Qui sait! murmura la comtesse avec une significative lenteur. Vous ne vous trouverez peut-être que trop tôt en face l’un de l’autre. Je vous l’ai dit déjà: je suis pour vous deux une manière de camarade; je ne voudrais pas qu’il vous arrivât malheur… ni à l’un, ni à l’autre!
Léon ne répondit point.
– Vous ne me demandez pas de nouvelles de M. le comte? reprit Marguerite.
– On le dit bien… souffrant! murmura Léon qui détourna les yeux.
– Pas tant que cela. Nous avons mis la main sur un charlatan qui le ressuscite. C’est étonnant comme ces imposteurs font durer ceux qui glissent entre les doigts des médecins sérieux. Vous connaissez le docteur Lenoir?
– Le docteur Abel Lenoir n’est pas un charlatan, Madame, répondit Léon. Je ne sais pas à Paris de réputation plus solide et plus honorable que la sienne.
– Moi, je l’appelle charlatan, répliqua la comtesse, parce qu’il guérit. Ne voyez-vous pas, Malevoy, que je suis très gaie, et qu’au fond j’aime tout bourgeoisement mon pauvre Joulou?
Il y eut encore un silence. Léon tressaillit tout à coup.
– Est-elle délicieuse! murmura la comtesse en suivant la direction de son regard.
Léon s’était arrêté. Il avait comme un éblouissement. Nita glissait devant ses yeux: Nita, le nuage d’été. Elle dansait avec l’autre Buridan, qui était masqué comme Léon lui-même. Les deux Buridan se regardèrent à travers les trous de la soie.
– Ah! vous m’avez reconnue, Monsieur mon notaire! dit Nita en riant, et en rougissant aussi, du moins son danseur crut-il voir le sang lui monter aux joues. Rose m’avait trahie, je vois cela; mais elle vous a trahi de même. Je viens de recevoir une lettre d’elle, une lettre mystérieuse où je n’ai rien compris, sinon qu’elle est malade. Est-ce bien réel, cette maladie?
– Bien réel, répondit Léon qui regardait toujours le cavalier de Nita.
Le cavalier de Nita regardait Marguerite.
Il offrit sa main à la princesse d’Eppstein pour la figure qui continuait.
– C’est M. de Malevoy? dit-il en menant sa danseuse.
– Oui, répondit Nita. Vous connaissez sa sœur, ma meilleure amie.
– Je le connais, lui aussi! murmura le Buridan avec un singulier accent.
Marguerite et l’autre Buridan s’éloignaient. Marguerite dit:
– Mlle de Malevoy a eu tort d’écrire à Nita. Une lettre mystérieuse! Que signifie cela? Je fais de mon mieux, mon pauvre Léon, mais si votre sœur vient se jeter à la traverse, tant pis pour vous!
– Tant pis pour moi! répéta le jeune notaire. Quoi qu’il arrive, tant pis pour moi! J’ai comme un pressentiment qui écrase ma pensée!
– Et tout cela, au moment de gagner le plus beau de tous les quines à la loterie! s’écria la comtesse. Nous avons M. Mercier, vous savez?
– À quoi vous servira M. Mercier?
– Voyons! fit nettement la comtesse qui s’arrêta tout d’un coup. Vous ne demandez que Nita, n’est-ce pas? Vous n’avez pas la prétention d’emporter sous votre bras la succession de Clare?
– Nita! murmura Léon dont les mains tremblantes se joignirent malgré lui. Oh! si j’espérais ce bonheur impossible!…
La comtesse éclata de rire.
– Il y a donc encore des amoureux d’opéra-comique! dit-elle. Avez-vous des yeux? L’avez-vous vue changer de couleur quand elle vous a regardé?
– Nita! répéta Léon. Je n’ai rien vu. Je sais que je me laisse glisser sur une pente folle…
– Oh! les lâches amoureux! fit Marguerite qui lui secoua le bras avec une impatience admirablement jouée, les poltrons du sentiment! les troubadours timides! Il faudra que la malheureuse enfant monte sur un toit pour crier aux quatre coins du ciel: «J’aime M. Léon de Malevoy, quoiqu’il ait l’indignité d’être notaire!»
– Ne raillez pas, Madame, murmura Léon, je souffre… Je souffre mortellement!
– Pourquoi souffrez-vous, puisqu’on vous affirme… Léon l’interrompit:
– Je souffre, parce que votre moquerie a dit vrai, Madame: je ne croirai pas avant d’avoir entendu mon arrêt prononcé par Nita de Clare elle-même.
Il y eut sous le masque de Marguerite un étrange mouvement de joie.
– Elle le prononcera! dit-elle d’un accent si résolu que le cœur de Léon tressaillit dans sa poitrine. Avant la fin de cette fête, vous entendrez l’aveu tomber de sa propre bouche. Je m’y engage. Êtes-vous content?
– Si Dieu veut cela, Madame, répondit le jeune notaire d’une voix étouffée, je vous appartiendrai: mon cœur et mon honneur!
Autour de ces étranges paroles, les quadrilles mêlaient leurs cérémonieuses figures. Et tout ce qui se peut dire de grave et de frivole se disait avec accompagnement des motifs du Domino noir qui était alors tout jeune, et du Pré-aux-Clercs, qui sera jeune toujours. On parlait du roman à la mode et du changement de ministère, de la partition promise par Meyerbeer, du drame de Victor Hugo et de la censure qui se torturaient l’un l’autre, d’une duchesse qui avait trompé une danseuse, d’une danseuse qui allait s’éveiller duchesse; Dieu me pardonne! On parlait de la dot de la reine des Belges, un pauvre étroit million, le dixième de la dot d’une baronne d’Israël, et l’on trouvait cela trop cher pour une fille et pour une femme de roi!
Et par-dessus tous ces bourdonnements, comme le dessin net d’une broderie court parmi des milliers de fils entrelacés, l’histoire de Clare allait, brodée aussi, aussi entrelacée.
Il y avait plus d’un quart d’heure que le grand avocat, M. Mercier, causait avec le prince Policeni.
Veuillez penser qu’il s’agissait d’une restauration, sujet particulièrement cher à M. Mercier et à presque tous ceux qui étaient rassemblés ici.
Plus d’une mère parmi celles qui étaient douées de filles à placer noblement suivaient déjà d’un œil diplomatique ce garde du corps du roi de Naples, chrysalide inconnue qui allait naître papillon. M. Cœur, le maître de l’atelier Cœur d’Acier, faisait rire. Un de Clare peindre des enseignes! Il avait tout le monde contre lui, excepté Mme la marquise douairière de La Rochegaroux, l’amie des Louis XVII passés, présents et futurs.
Mme la comtesse traversait les salons en se dirigeant vers l’aile en retour qu’on appelait le «billard», et qui était située immédiatement au-dessous de l’appartement du comte, son mari. En arrivant au dernier boudoir, elle appela du doigt un maître de cérémonies et lui parla bas un instant. Celui-ci alla droit vers la porte du billard, où quelques groupes se reposaient et causaient. La salle de jeu était dans l’aile opposée, à l’autre extrémité de la fête.
À dater de ce moment, sans affectation aucune, le maître de cérémonies resta en sentinelle à la porte du boudoir. Il laissait sortir, mais il s’inclinait silencieusement devant ceux qui voulaient entrer, et disait ces seuls mots, discrètement accentués:
– Mme la comtesse vous prie de l’excuser…
On pensait ce que l’on voulait et l’on allait ailleurs.
De cette façon le billard se vida peu à peu, parce qu’on en sortait et qu’on n’y rentrait point.
La comtesse et Léon de Malevoy s’étaient éloignés. Au moment où ils reprenaient leur promenade en sens contraire, Léon demanda:
– Qui est ce Buridan qui danse avec elle?
– Pauvre costume! répondit Marguerite. Est-ce pour me rappeler le passé que vous l’avez choisi vous-même?
Il y avait de la sévérité dans son accent. Léon n’y prit point garde et répéta:
– Qui est ce Buridan?
– Un démodé comme vous… Je n’en sais rien.
– M. Cœur est-il ici? interrogea encore le jeune notaire.
– Je l’attends, répliqua Marguerite, mais je ne l’ai pas encore rencontré. Le quadrille était fini: la princesse d’Eppstein et son cavalier passèrent à quelques pas d’eux, se dirigeant vers le billard.
Les deux Buridan échangèrent encore un regard. La comtesse dit:
– Je vais vous retenir un quadrille avec elle. Voulez-vous?
À ce moment, Léon sentit la pression d’une main sur son bras. Il se retourna: deux dominos noirs allaient lentement dans la foule, un homme et une femme.
La femme dit à Léon:
– Prends garde: ne joue pas avec le feu!
Ceci pouvait être une allusion au «volcan».
– Mon feu ne brûle pas, beau masque! répondit la Comtesse gaiement.
Léon cherchait et se demandait à qui appartenait cette voix qui ne lui était pas inconnue.
Les deux dominos avaient disparu.
La comtesse avec Léon, la princesse avec Roland, s’éloignèrent dans des directions opposées.
À la porte du billard où ils arrivèrent bientôt, Nita de Clare et son Buridan ne trouvèrent point d’obstacle. La consigne n’était probablement pas pour eux. Le maître de cérémonies s’effaça dès qu’il les vit approcher. Ils entrèrent.
Derrière eux, mais assez loin pour ne les avoir point vus, le domino noir qui avait dit à Léon: «Ne joue pas avec le feu», et son cavalier, masqué jusqu’au menton, voulurent pénétrer à leur tour dans l’aile réservée.
Le maître de cérémonies, debout en travers de la porte, salua et dit:
– Mme la comtesse vous prie de l’excuser.
Les deux dominos noirs échangèrent quelques mots à voix basse et s’éloignèrent.
La comtesse, qui venait de quitter le bras de Léon en lui disant: à bientôt, appela d’un signe de tête son joli vicomte Annibal et se dirigea vers la porte de sortie.
– Ils ne se rencontreront pas désormais! murmura-t-elle. J’y ai pourvu!
Puis elle ajouta:
– Mlle de Malevoy est dans le bal, le docteur Lenoir aussi. C’est une bataille rangée!
C’était une belle joueuse, cette Marguerite Sadoulas, une vraie Marguerite de Bourgogne! Vous la verrez au théâtre de la Porte-Saint -Martin, quelque jour! Elle n’enlevait aucune carte à ses adversaires. À quoi bon? elle avait ses cartes à elle, toutes faites.
Loin d’entraver le tournoi, elle ouvrait les barrières toutes grandes. Voyez quel délicieux paradis elle avait donné à Roland et à Nita pour leur première entrevue d’amour! Et comme elle avait aplani les obstacles sur leur route! Et comme aussi elle avait éloigné de leur tête-à-tête jusqu’au bourdonnement des voisins importuns.
Sous le masque, on trouve aisément la solitude au milieu de la foule; Marguerite savait bien cela, elle qui avait porté tant de masques. C’est égal! dans sa complaisante sollicitude, elle avait sablé de fin les moindres rugosités de la route, et sur le sable, volontiers, eût-elle ajouté un lit de feuilles de rose.
Ah! c’est qu’il ne lui fallait point aujourd’hui des amoureux à la glace; elle avait fait dessein de chauffer au rouge, cette nuit, la tiède atmosphère de cet honnête faubourg Saint-Germain.
Elle avait besoin pour son drame de deux jeunes premiers nerveux, alertes, dispos, ardents. Tout ce qui pouvait allumer leur sang et leurs sens lui était bon. Qu’est une bonne pièce mal interprétée? Une déroute: la pièce de Marguerite était bonne, quoique hardie au-delà des limites permises de la témérité. Pour jouer cela, il fallait du vitriol dans les veines de ses marionnettes.
Le lecteur a deviné depuis longtemps que le Buridan de la princesse d’Eppstein était Roland de Clare, M. Cœur en personne. Avant de suivre Roland et Nita dans ce sanctuaire, préparé par Marguerite pour la fête pure et charmante de leurs jeunes amours, il nous faut accompagner encore, pour un moment, cette Marguerite qui avait pris sur ses belles épaules le poids d’un monde à soulever.
Nous l’avons vue quittant le bal où elle avait mis en scène, dans toute la rigueur du terme, le prologue de son effrontée comédie.
Dans ce prologue, elle avait dit son dernier mot; le reste du premier tableau pouvait et devait se jouer sans elle. Il faut les entractes pour reprendre haleine, souffler et changer de costumes.
Dans l’escalier qu’elle montait à la hâte pour gagner son appartement, le vicomte Annibal Gioja la suivait essoufflé.
Sa première et sa seconde femme de chambre attendaient à la porte de son boudoir. Elle refusa leurs services, disant:
– Ce dont j’ai besoin, c’est une minute de repos. J’étouffe.
Elle entra et poussa le verrou sans bruit derrière elle. Annibal l’accompagnait toujours.
Du repos, cette nuit! quelle moquerie! Vous allez voir comme Marguerite se reposait!
– Monsieur le vicomte, dit-elle en ouvrant à deux battants l’armoire laquée dont elle avait emporté la clef, dans votre beau pays, on prétend que les hommes ont très souvent des talents de femme.
– On le prétend, belle dame, répondit Gioja qui se mit dans une bergère et s’éventa avec son mouchoir de batiste brodé.
– J’ai besoin d’une camériste, reprit la comtesse. Annibal eut son sourire d’ivoire; et repartit doucement:
– C’est un autre emploi que j’avais espéré chez vous.
La comtesse prenait à pleines mains dans son armoire de la gaze, de la soie, des rubans et disposait tout cela sur les meubles.
– Allons! debout, dit-elle. L’autre emploi n’est ni vacant ni donné. Vous avez des qualités, Annibal; mais j’ai peur que vous n’ayez pas cette bravoure un peu brutale, vous savez? Je vous crois doué seulement du courage civil.
– Je me suis battu en duel sept fois, belle dame, repartit le vicomte sans s’émouvoir autrement; mais il est certain que j’aime mieux regarder la pointe d’une épée que le blanc des yeux de certains hommes.
– Les yeux de M. Cœur, par exemple?
Annibal s’était levé. Il s’inclina, comme il eût dit: c’est vrai. Ils ont leur franchise.
– Et le notaire? demanda Marguerite en riant.
– Ces deux-là se mangeraient à belles dents! répondit Annibal avec conviction.
Marguerite l’appela d’un signe amical et murmura:
– Vous êtes un Napolitain de beaucoup d’esprit, vicomte. Venez là et faisons ma toilette. Ils se mangeront si je veux.
Les débris du volcan ravagé couvraient déjà le tapis. Tout ce rouge, toute cette pourpre, toutes ces flammes sanglantes tombaient autour de Marguerite comme feuilles mortes au mois de novembre. C’était bien une actrice et ce n’était que cela. Pensez-vous? on l’avait sifflée cette splendide créature, parce que l’agent de change d’une vulgaire coquine l’avait voulu. Et qui sait si tout ne venait pas de là? Vingt-cinq louis de sifflet peuvent précipiter une âme en enfer. Vingt-cinq louis d’agent de change!
C’était toujours une actrice, car sous son «volcan» elle avait un habit de ville. Les soldats se couchent tout habillés à la veille d’une bataille. Marguerite était préparée et gréée pour n’importe quelle transformation. À la rigueur, elle n’avait qu’un manteau à jeter sur ses épaules pour monter dans une chaise de poste et s’éveiller, fraîche comme une rose, à Bruxelles ou à Turin.
En voyant cette robe de dessous, le vicomte Annibal dit:
– À la bonne heure! la morale est sauvée!
Le regard que lui jeta Marguerite n’était pas exempt d’une certaine nuance de raillerie.
– À l’ouvrage! fit-elle. Et vite! nous ne sommes pas ici pour causer.
Ma foi, le vicomte Annibal pouvait avoir encore d’autres mérites, mais il est certain que, comme femme de chambre, il valait son prix. Tous les vicomtes, en définitive, ne sauraient pas coiffer une dame aussi nettement que le perruquier du coin. Il faut avoir étudié. Le vicomte Annibal prit d’une main savante cette fameuse perruque que Marguerite avait commandée chez le grand coiffeur de la rue Richelieu, le soir de sa première entrevue avec Léon de Malevoy; il l’examina en connaisseur et la planta d’un temps sur la noire chevelure de la comtesse. La perruque était blonde.
– On dirait les cheveux de cette chère petite princesse! murmura-t-il. Savez-vous que, dès la pastourelle, l’intimité était complète? Ils s’entre-appelaient mon cousin et ma cousine à bouche-que-veux-tu!
– Bah! fit Marguerite. Si tôt!
Elle ajouta:
– Puisque c’est la même nuance, coiffez-moi comme Nita.
Sur l’honneur, Annibal y avait la main. Sait-on ce qu’ils ont fait là-bas, avant d’arriver vicomtes à Paris?
Il coiffait bien, il coiffait très bien.
Marguerite se regarda dans la glace et lui pinça la joue maternellement.
Elle était blonde, et plus jolie. Blonde à ravir.
– Au teint, maintenant, Lisette, dit-elle. Un teint de blonde! Le teint de Nita!
Annibal frisa bien un peu sa moustache d’ébène, à ce nom de Lisette, mais il prit sur la toilette la boîte à fard, qui avait presque autant de compartiments qu’une boîte à pastels.
Nous savons de quelle passion il aimait la peinture. En deux minutes, avec son pinceau d’ouate il eut brossé sa blonde, délicate comme une rose du Bengale.
Fi de ceux qui ne savent pas rendre justice au talent! La comtesse ne lui épargna point les éloges.
– Au costume, maintenant, dit-elle. Et attention! Regardez-moi bien tout cela!
Annibal obéit. Ses yeux errèrent parmi tous ce frais fouillis de couleurs tendres et suaves. Il ne reconnut rien d’abord.
– N’avez-vous point vu quelque chose de pareil cette nuit? demanda Marguerite à voix basse.
– Cette nuit! répéta Annibal qui devint rêveur.
Il commença l’œuvre de la toilette sans rien ajouter. C’est à peine si la comtesse eut besoin de le diriger dans son travail. L’opération était à plus de moitié lorsqu’il murmura:
– Madame, ceci est une dangereuse confidence!
– Ah! ah! fit Marguerite, vous avez compris, à la fin!
– J’ai compris depuis longtemps, Madame.
– Et vous ne disiez rien?
– Je réfléchissais, prononça lentement Annibal. Cela ne mérite-t-il pas réflexion?
Marguerite se retourna, et leurs yeux se choquèrent.
– Ah! fit-elle, vous réfléchissiez sans ma permission! À quoi?
– Il n’y a qu’un nom, répliqua le vicomte, pour désigner l’homme à qui l’on se confie si profondément… et quand on n’épouse pas cet homme on le tue.
La comtesse haussa les épaules. Il ne manquait plus à son costume que le manteau de gaze. Sa taille et sa tournure étaient déjà exactement celles de la princesse d’Eppstein.
– Mon pauvre Annibal, dit-elle, vous ne me croiriez pas si je vous disais: je vous aime, et vous auriez raison; je ne vous aime pas. Je n’ai jamais aimé personne, je n’aime personne, je n’aimerai personne… Plus haut, ces nœuds d’azur, je vous prie; Nita les a presque sur l’épaule… Qui vous a dit que vous ne seriez pas mon mari?
– Vous avez inventé encore un duc de Clare cette nuit. Un Italien comme moi: ce prince Policeni.
– J’en inventerai d’autres… disposez les contre-glaces, afin que je me voie par-derrière. Bien! cette affaire doit se présenter au public sous la forme d’une énigme inextricable: c’est nécessaire… L’écharpe qui tombe de mes tresses descend trop bas; fixez-la à gauche, près de ma ceinture. Vous êtes-vous piqué, pauvre Annibal?… J’ai besoin, pour en revenir à nos moutons, j’ai besoin d’un imposteur solennellement démasqué: ce garçon sera l’imposteur… démasqué.
– Le prince Policeni?
– Fils d’un ancien piqueur du duc Guillaume, et qui, par conséquent, peut connaître tous les secrets de la maison, et en abuser.
Les yeux d’Annibal s’ouvrirent tout grands.
– Et M. Cœur? fit-il.
– Quand vous avez parlé de lui et du notaire, prononça très bas Marguerite, j’ai cru que vous aviez deviné. N’aviez-vous pas deviné?
Annibal disposait les plis du voile.
– C’est une machine de la force de cent chevaux, murmura-t-il, dont les courroies sont des fils d’araignée! J’ai le vertige.
– Les filets de Vulcain qui prirent le dieu Mars en personne, répondit Marguerite d’un ton léger, étaient, dit-on, faits ainsi. N’ayez pas d’inquiétude pour ce qui me regarde. Avec vingt brins de soie, tressés convenablement, on étranglerait un géant. Tout autre que moi, peut-être, se perdrait parmi ces fils; pour moi, ce n’est qu’un jeu. Et mettez, s’il vous plaît, vos yeux dans mes yeux; Annibal: vous êtes le duc de Clare; je vous le dis tout simplement et sans jurer sur ceci ou sur cela. Nous n’avons, ni l’un ni l’autre, rien de sacré sur quoi nous puissions jurer ou croire. Vous êtes le duc de Clare! le seul possible, au moins, en tant que je serai, moi, la duchesse de Clare. Je vous ai choisi entre tous, parce que je vous connais, parce que vous me connaissez, parce qu’il n’y a pas au monde en dehors de vous un homme que je méprise assez pour lui donner une apparence de droit sur moi. Me croyez-vous?
Ses grands yeux étaient clos à demi et ses narines délicates enflaient leurs ailes mobiles.
Un peu de rouge vint aux joues féminines du vicomte.
Il y avait en lui de la colère, mais aussi de la joie.
À chacun, cette femme savait parler la langue précise de sa conscience. Le vicomte croyait autant qu’un homme comme lui peut croire à une femme comme Marguerite.
Elle s’éloigna de lui et fit bouffer d’un mouvement gracieux les plis argentés de la gaze qui l’enveloppait comme une brume toute remplie de pâles et mystérieuses étincelles.
– Vous êtes plus jeune qu’elle! murmura Annibal en un élan de sincère admiration.
– Et plus belle! dit orgueilleusement Marguerite.
– Et plus belle! répéta Annibal. C’est vrai! c’est miraculeusement vrai!
Marguerite mit son masque.
– Corbac! s’écria le vicomte en frappant ses mains l’une contre l’autre. Il y a sorcellerie! C’est elle-même! des pieds à la tête!
– Mais la voix… s’interrompit-il.
Une voix douce et grave, mais musicale comme un chant, tomba de ces lèvres que le masque cachait désormais. Elle dit:
– Mon cousin, mon pauvre bon père vous a cherché bien longtemps…
Annibal tressaillit et regarda tout autour de lui.
– Est-ce vous qui avez parlé, Madame? demanda-t-il confondu.
– Oui répliqua Marguerite, avec un rire victorieux. Oh! j’ai étudié mon rôle à fond!
– Mais, fit Annibal, ce sont les propres paroles qu’elle disait à M. Cœur, au moment où je passais derrière eux, pendant le quadrille.
– Ses propres paroles, répéta Marguerite. Je n’y ai rien changé.
– Vous n’étiez pas là! Vous étiez avec le notaire!
– Je suis partout, quand je veux. Elle jeta un dernier regard à la glace.
– Alors, dit-elle, vous êtes content de moi, Monsieur le duc? Je vais subir tout à l’heure une épreuve bien autrement décisive. Je vais aller chercher des nouvelles de mon excellent tuteur. N’est-ce pas le devoir d’une pupille bien apprise?
– Vous allez affronter votre mari! s’écria le vicomte effrayé.
– Qu’ai-je à craindre? demanda Marguerite. Remarquez bien cela: jusqu’au dernier moment, je ne cours aucun danger, même au cas où je serais découverte. Ne sommes-nous pas au bal masqué? ces espiègleries, ces imitations de costumes, ces surprises plus ou moins réussies ne sont-elles pas un des meilleurs plaisirs du bal masqué?
– Certes, fit Annibal, mais au dernier moment!
La voix de Marguerite s’altéra.
– Je me charge du dernier moment! prononça-t-elle d’un accent sombre et résolu. Avez-vous porté les pistolets chez la princesse?
– J’ai porté les pistolets.
– Il n’y avait personne au petit hôtel?
– Personne… pas un seul domestique!
– Et vous avez placé les armes?…
– À couvert, sur le guéridon… mais ne puis-je savoir?…
– Rien! l’interrompit froidement Marguerite. Vous diriez que je suis folle! Quand tout sera fait, vous comprendrez… Et vous admirerez, je vous en donne ma parole! Nous avons fini ici. Sortons.
Annibal se dirigeait vers la porte du boudoir. Marguerite l’arrêta.
– Pas par-là, dit-elle. Par-là, c’est le Volcan qui est entré, c’est le Volcan qui doit sortir par-là, le Nuage a une autre issue.
– Il paraît qu’on s’aimait ici autrefois. Ces bons vieux ducs de Clare et leurs duchesses étaient fort bien ensemble. Dans mon alcôve, il y a une issue sentimentale qui mène au corridor conduisant aux appartements de l’autre aile. Cela servait au temps du vieux Roland de Clare, qui venait voir ainsi discrètement dame Raymonde-Dorothée de Chevreuse-Lorraine, son épouse. Passez!
Ils étaient dans le corridor. Marguerite ferma la porte à double tour, et en présenta la clef à Annibal.
– Pourquoi faire? demanda ce dernier.
Marguerite lui serra la main fortement.
– Annibal, dit-elle d’un accent étrange, si je faisais un faux pas, cette nuit, si je glissais… on peut glisser… si je tombais, enfin. Annibal, me regretteriez-vous?
– Oh! Madame! voulut s’écrier le vicomte.
– Ne prenez pas la peine de mentir, Annibal! l’interrompit Marguerite. Vous ne me regretteriez pas. Je vais vous dire pourquoi, c’est que vous n’auriez pas le temps. Chacun prend ses précautions, mon ami. Si je mourais cette nuit, vous ne seriez pas en vie demain matin, c’est moi qui vous l’affirme!
Quoiqu’il fit sombre dans cet étroit couloir, on eût pu voir l’Italien trembler et chanceler.
– Rassurez-vous, poursuivit Marguerite, il y a cent à parier contre un que je ne mourrai pas. Je me porte bien, et je suis gardée contre tous autres, comme je me garde contre vous. C’est la vraie confiance. Vous trouviez tout à l’heure que je me fiais à vous trop abondamment; je vais aller beaucoup plus loin, je vais mettre le sort entier de ma partie entre vos mains. Approchez-vous, je vais parler très bas, ces vieux murs pourraient avoir des oreilles.
Elle mit ses lèvres jusque sous les brillants cheveux du vicomte, qui fit un geste d’étonnement.
– Il le faut! reprit-elle; il le faut absolument! Mme la comtesse du Bréhut de Clare ne peut abandonner ainsi sa fête. Elle doit se montrer de temps en temps dans ses propres salons. Et ses chambrières qui l’ont vue rentrer chez elle, doivent la voir ressortir. En connaissez-vous une qui ait ma taille, ma tournure?
Annibal réfléchissait.
– Pas trop cher, poursuivit Marguerite. Une grosse somme donnerait des soupçons: quinze ou vingt louis: c’est le prix d’une plaisanterie. Vous la ferez entrer par ce corridor, vous lui mettrez mon costume de volcan sur le dos, vous la ferez passer devant mes femmes de chambre bien ostensiblement, et vous ne la quitterez pas d’une semelle, entendez-vous, jusqu’au moment où j’aurai besoin de vous. Alors, son rôle sera fini. Est-ce entendu?
– C’est entendu, répondit le vicomte qui descendit l’escalier d’un air soucieux.
Au lieu de passer la porte des salons, il prit le vestibule, mit son manteau et sortit.
Marguerite, elle, de son pas léger et tranquille, traversa toute la longueur du corridor et gagna l’aile opposée où étaient les appartements du comte.
On ne peut pas dire qu’elle fût pensive; ses réflexions étaient faites. Elle marchait vaillamment dans cette route tortueuse, dont elle avait marqué d’avance tous les coudes et tous les retours.
Dans l’antichambre du malade, un vieux valet dormait à demi.
– Comment va-t-il, bon Valentin? demanda Marguerite en entrant.
– Ah! Madame la princesse, répondit le valet, comme on reconnaît bien Votre Altesse, malgré le masque! M. le comte est avec son médecin et une dame que je ne connais pas. Il va être bien content de vous voir.
Marguerite hésita et fut sur le point de se retirer.
Mais, après tout, c’était une épreuve. Et quelle épreuve plus décisive pouvait-on choisir? Marguerite savait le nom de la dame qui était avec le docteur Lenoir. Elle allait affronter la présence de Rose de Malevoy, l’amie de pension de Nita! Elle allait défier le regard de Rose de Malevoy, son instinctive, sa mortelle ennemie!
Elle entra et dès le seuil:
– Bon ami, au risque de vous déranger, je suis venue. On m’a dit que vous vous trouviez beaucoup mieux.
– Nita! s’écria une femme en domino noir qui était debout au chevet du lit où le comte se tenait sur son séant, que je suis contente de te voir!
– Rose! fit la comtesse, qui s’arrêta comme frappée de surprise. Ton frère vient de me dire que tu étais souffrante, et j’ai ta lettre annonçant que tu ne viendrais pas. Que signifie cela?
Le docteur Lenoir et le comte gardaient le silence. Évidemment, on avait tenu conseil ici. Marguerite alla droit à Rose et l’embrassa.
– Je n’ôte pas mon masque, dit-elle, il est pris dans mes cheveux et je crois qu’il faudra me tondre pour me l’enlever.
– Tu as donc vu mon frère? demanda Rose de Malevoy.
– Mais oui, répondit la fausse princesse d’Eppstein qui s’approcha du malade et lui donna son front à baiser. Je le quitte.
– Et sait-il ce qui se passe ici?
– Ici? répéta la princesse d’un air innocent. Il se passe quelque chose?
– Cet Italien qu’on promène! poursuivit Mlle de Malevoy avec colère, ce prince Policeni! tu n’as pas entendu que tout le monde l’appelle déjà le duc de Clare!
– Ma foi non, répondit la prétendue Nita; j’ai causé avec Roland…
– Chère enfant! murmura le comte. Nous veillons pour vous.
«Bon! pensa Marguerite, mon mari est franchement contre moi. Ayez donc des remords!»
– Vous avez été plus heureuse que nous, princesse, dit en ce moment le docteur Lenoir. Nous avons essayé de parler à M. de Malevoy; mais Mme la comtesse n’a cessé de l’accaparer.
– C’est vrai, dit Marguerite. Que pouvaient-ils donc avoir ensemble? Bon ami, vous avez bien meilleur visage.
– Voulez-vous me permettre de vous demander, reprit le docteur, si c’était vous qui étiez tout à l’heure dans le billard, ici, au-dessous?
– Et si tu étais avec M. Roland? ajouta Rose.
– Nous avons été ici et là, répliqua Marguerite ingénument. Je pense bien que nous sommes entrés dans le billard.
– Et l’on vous a laissé passer? interrogea le comte.
– Ah! non! fit la fausse Nita, comme si un souvenir subit l’eût frappée.
Je me le rappelle maintenant. Ce grand dadais de M. Constant, déguisé en maître de cérémonies, nous a barré le passage en marmottant: «Mme la comtesse vous prie de l’excuser…» ou quelque chose comme cela.
– Alors, s’écria Rose, qui est-ce qu’elle cache là-dedans?
Le docteur se leva.
– Princesse, dit-il, grâce à vous, j’espère que nous allons rejoindre M. de Malevoy, à la fin!
Marguerite eut le rire argentin qui rendait Nita si jolie.
– Est-ce bien pressé? demanda-t-elle.
– Pauvre chère! murmura Rose à son oreille, si tu savais ce qui se passe!
– Rien ne menace Roland, mon cousin, j’espère! s’écria Marguerite en reculant d’un pas et avec un geste qui était un chef-d’œuvre.
On ne lui répondit point.
– Écoutez, dit-elle, je suis toute drôle cette nuit, et quelque chose me serre le cœur. Je ne crois pas aux pressentiments, au moins. J’aurais dû vous le dire tout de suite, mais je ne sais à quoi je songe… j’avais oublié. M. de Malevoy est sorti.
– Sorti! répétèrent les trois assistants d’une seule voix.
– Il est retourné chez lui… pour les papiers qu’on lui a enlevés. Oui, c’est cela, Mme la comtesse lui a donné des indications…
– Fausses! l’interrompit Rose dont la voix tremblait de colère. Elle a voulu l’éloigner! Elle a réussi!
– Êtes-vous sûre qu’il est à son étude? demanda M. Lenoir qui prit son chapeau sur un siège.
– Oui… et puis voyons, que je me souvienne. Il a parlé de la rue de la Sorbonne.
– L’atelier Cœur d’Acier! s’écria Rose.
– Ou la maison Jaffret! fit le comte. Je donnerais cinq cents louis pour pouvoir sortir!
Le docteur était déjà à la porte. Rose s’élança sur ses pas.
– Je vais avec vous, docteur, dit-elle.
– Qu’ont-ils donc? demanda Nita quand ils furent partis. Bon ami, je vous quitte aussi. J’ai promis la prochaine valse à mon cousin Roland… mais je reviendrai. Ils me font peur, savez-vous?
– Soyez tranquille, ma fille, dit le malade en lui baisant les mains. Nous veillons autour de vous.
Elle s’enfuit.
Comme elle descendait le grand escalier, elle entendit le roulement d’une voiture, qui allait s’éloignant.
– Double victoire! pensa-t-elle. L’épreuve est faite et les voilà partis! J’ai pour le moins une grande heure devant moi. Or, dans une heure, tout sera dit.
En vérité, la vraie princesse Nita d’Eppstein et son beau cousin Roland de Clare – M. Cœur – ne se doutaient guère de tout ce qui se machinait autour d’eux. Nous avons un arriéré à régler avec M. Cœur, que nous perdîmes de vue le fameux soir du feu d’artifice. Nous savons seulement que, le lendemain, il s’était rencontré avec Mlle de Malevoy, entre la pauvre tombe de sa mère et la grande sépulture de Clare. Rose était une noble fille, fidèle et droite. Il y avait en elle trois sentiments de valeur inégale, mais forts tous les trois et qui grandissaient dans cet ordre: son amitié d’enfance pour Nita, son affection profonde et dévouée pour Léon qui lui avait servi de père, son amour pour Roland.
Cette passion romanesque, née d’un regard, nourrie au début, peut-être, par ses entretiens de pensionnaire, et qui, depuis sa sortie du couvent, remplissait sa solitude, avait été comme l’unique aliment de sa pensée. Le roman vit bien plus qu’on ne croit chez celles qui jamais n’ont lu de romans; il serait presque vrai de dire que ces ignorantes de la fiction sont moins défendues que les autres contre l’imagination ennemie. Le roman, à toute rigueur, est une initiation et une expérience, si incomplètes et si mensongères qu’il vous plaise de les juger. Pour celles qui ne savent rien touchant la vie, ni la vérité, ni l’erreur, les choses prennent physionomie de miracles et arrivent à l’improviste comme de foudroyants coups de théâtre.
Pour celles qui sont, comme Rose, intelligentes, droites et vaillantes mieux vaudrait savoir.
Elle avait gardé en elle-même un souvenir. Et tenez, il y a dans nos campagnes bretonnes une croyance populaire qui a peut-être son origine au fond de la réalité. On montre là-bas de claires fontaines dont les eaux diamantées portent malheur. Des jeunes filles en ont bu qui emportèrent à la maison le germe d’un mal étrange. Et croyez bien que les médecins n’y voyaient que du feu: c’est toujours ainsi quand les médecins sont mentionnés dans la légende. Les médecins appelés disaient ceci et disaient cela, en grec, en latin, en français même, s’ils étaient bons enfants, mais ils laissaient mourir les jeunes filles.
Or, savez-vous, à la veillée qui suit le décès, par la pauvre bouche des jeunes filles mortes, un serpent sortait… un grand serpent!
La source claire contient d’imperceptibles couleuvres; on les boit avec les diamants de l’eau. Une fois qu’elles sont dans le beau corps des jeunes filles, ces bêtes hideuses, elles grandissent, elles grandissent, car elles ont chaud et mangent bien.
Elles mangent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien que le cœur.
Alors, on va cueillir cette blanche couronne de fleurs qui coiffe là-bas le front des vierges décédées.
L’amour est beau, loin de ressembler à cette odieuse couleuvre, mais on le boit ainsi, sans savoir, mieux que cela: on le respire.
Oh! ne croyez pas ces sages qui nient un fait parce que le roman l’affirma. Ne croyez pas non plus tout le roman, mais choisissez, car dans le roman c’est la vérité seule qui vous émeut et qui vous attire. S’il me fallait préciser le mal produit par le roman, je dirais: le roman est nuisible, parce qu’il empêche de croire. Il est comme ces menteurs qui démonétisent jusqu’à la vérité.
Laissez douter ces sages. Les chanteurs d’Italie à qui un chirurgien tailla la voix dans leur enfance ont aussi des doutes bizarres, et les aveugles passent pour n’avoir point de saines idées au sujet des couleurs.
L’amour se prend dans quelque chose qui est plus clair que l’eau diamantée, plus rapide qu’un souffle et plus subtil que l’air. Cinq fois sur dix, il naît d’un premier regard. Si le roman ne ressassait pas ces banalités elles seraient paroles d’Évangile.
Il y a une autre vérité, c’est que les amoureux ne comprennent rien en dehors du rayon de leur propre passion. Roland n’avait point deviné le secret de Rose. Nita lui cachait Rose, comme une lumière placée tout à coup entre l’œil qui regarde et l’objet regardé empêche de voir.
En Rose il voyait Nita.
Dans l’entrevue du cimetière Montparnasse, il ne fut question que de Nita. Et cependant, en sortant de cette entrevue, Rose aimait si passionnément que la pensée de lutter survivait en elle. Il fallut, pour la convertir à la résignation dévouée, une autre entrevue avec Nita.
Nous l’avons vue, au douloureux retour de ces deux voyages, triste et belle, dans le cabinet de son frère, où une troisième révélation l’attendait.
Son esprit était en fièvre, son cœur aveuglé doutait; mais, du fond de ce trouble, l’idée du devoir surgissait. Depuis ce soir-là, et pour la première fois de sa vie, Rose marchait seule, dans une route qui n’était point celle de son frère.
Les aveux de celui-ci ne s’étaient point renouvelés, mais Rose savait désormais d’où venait sa réserve. La main de la comtesse était là.
Elle fit dessein de sauver Léon toute seule et malgré lui-même.
Quant à Roland, depuis cette soirée où il avait quitté le pavillon Bertaud, abdiquant solennellement la royauté de l’atelier Cœur d’Acier, il avait loué tout uniment un appartement en ville et vivait comme le premier venu.
Chaque existence a ainsi une heure qui est le pivot autour duquel tourne la destinée.
L’heure de Roland avait sonné.
Une minute avant la visite de Nita au pavillon Bertaud, Roland eût fui au bout du monde pour ne point voir surgir aux yeux de tous le fantôme de son passé. Mais il est certain que ces vieilles répugnances, ces terreurs enracinées par l’habitude, exagérées par la timidité native d’un caractère, s’évanouissent au premier souffle de la passion qui veut s’affirmer.
Le soir de ce même jour, Roland était prêt à combattre.
Sa pensée supprimait l’espace qui séparait le lointain prologue du drame de sa vie qui allait commencer.
Il sentait cela. Il voulait vaincre pour celle qu’il aimait. De sa propre main, il eût désormais déchiré le voile, ramené sur son visage avec tant de constance.
Dès le second jour de son existence nouvelle, il chercha et trouva l’adresse du docteur Abel Lenoir dont il fit son confesseur.
Le docteur Lenoir était de ces belles âmes qu’oblige et inféode la mémoire de leur propre bienfait. Il se souvint de la pauvre malade de la rue Sainte-Marguerite qui l’avait nommé, à la dernière heure, son exécuteur testamentaire. Par le docteur Lenoir, Roland eut le secret tout entier de Thérèse, duchesse de Clare, sa mère.
Par le conseil du docteur, il vit des hommes de loi et se fit reconnaître purement et simplement auprès des anciens élèves de l’atelier Delacroix, pour ce beau jeune rapin qu’on appelait jadis Roland tout court.
Roland ne garda qu’un secret vis-à-vis du docteur: il lui cacha la mission confidentielle qu’il avait donnée à M. Baruque et à Gondrequin-Militaire sur les indications de cet immoral Similor.
Pour tout le reste, il suivit exactement les indications de M. Lenoir, évitant tout rapport avec Mme la comtesse du Bréhut qui le cherchait, et avec Léon de Malevoy qui avait inséré à la quatrième page des journaux un avis à son adresse.
Le docteur connaissait et aimait Léon de Malevoy. Il avait pour Rose un respect enthousiaste.
La veille du bal de l’hôtel de Clare seulement, et sans qu’il eût rien fait pour cela, le docteur Abel Lenoir fut appelé auprès du comte du Bréhut qui était mourant. Il donna un médicament à cette première visite et ne se prononça point. En revenant, il dit à Roland:
– Vous comptiez aller malgré moi au bal de Mme la comtesse. À présent, nous sommes du même avis. Il faut qu’on vous y voie. Vous aurez votre ancien costume de Buridan. C’est nécessaire.
Roland vint en costume de Buridan.
La comtesse et lui n’échangèrent qu’une parole.
La comtesse lui dit en le saluant:
– Monsieur le duc, les apparences ont été contre moi. Il y a dix ans que je vous cherche pour vous faire heureux et glorieux. Voulez-vous épouser la princesse d’Eppstein, ma pupille?
– Madame, répondit Roland, je ne vous accuse pas. Je ne suis pas encore duc de Clare, et la main de la princesse d’Eppstein n’est à personne qu’à elle-même.
Ils se séparèrent. Dans la pensée de Marguerite, il était condamné sans appel. Quand Roland s’approcha de Nita, elle lui dit:
– Je vous attendais. Vous m’avez fait faux bond pour la première contredanse.
Et comme Roland s’étonnait, elle ajouta:
– Mme la comtesse me l’avait demandée pour vous, de votre part.
Mais je vous affirme qu’il n’y eut point de longues explications au sujet de ce petit mystère. Nita et Roland avaient autre chose à se dire.
– Je ne saurais pas vous exprimer, murmura la jeune fille en pressant le bras de son cousin après la contredanse finie, comme ces souvenirs vivent en moi. J’étais tout enfant, puisque voilà onze ans de cela, et pourtant, il me semble que c’était hier. Je vous vois encore sur votre lit, dans ce parloir nu et froid du couvent de Bon-Secours, avec cette vieille femme à moitié endormie à votre côté. Ma bonne tante Rolande, votre marraine, mon cousin, celle qu’on nommait la mère Françoise d’Assise, vous avait deviné. Elle aimait si bien mon oncle Raymond, votre père! Moi, je vous regardais, pâle et beau sur ce lit. Je ne pouvais comprendre ce qu’on disait; que vous ne parliez pas et que vous aviez perdu la faculté d’entendre. Quand mon père consentit à vous prendre chez nous, à l’hôtel de Clare… chez vous, plutôt; Roland, car vous eussiez été chez vous, ici, et vous y êtes! quand mon père consentit à vous donner asile dans cette maison, si vous saviez comme j’étais heureuse!
Elle sentit que Roland, muet d’émotion, serrait son bras contre son cœur.
– Se peut-il, pensa-t-elle à demi-voix, qu’un enfant comme je l’étais alors, ressente déjà ce qui doit être plus tard de la tendresse!
– De l’amour! Nita, l’interrompit Roland en extase. Oh! répétez ce mot que vous avez déjà dit!
– C’est vrai, je l’ai dit! fit la princesse en souriant; je vous aime, je suis heureuse de vous aimer… peut-être pas depuis ce soir-là, pourtant, s’interrompit-elle, car je ne voudrais pas mêler des enfantillages à l’expression de ce sentiment qui remplira ma vie; mais depuis le jour où je vous reconnus, près de la tombe de votre mère. Comment vous faire comprendre cela, Roland? Je vous reconnaissais sans le savoir. J’éprouvais cette joie de l’âme qu’on a à revoir un cher ami. Et je veux vous dire une chose qui fait ma peine: j’ai bien peur que cette rencontre n’ait frappé deux cœurs à la fois. Mais que vais-je raconter là! si vous alliez l’aimer, Roland! elle est bien belle!
Une nuance de pâleur vint à ses lèvres souriantes. Ils traversaient le salon qui précédait le boudoir charmant, nommé: le billard.
Mme la comtesse et Léon de Malevoy venaient de les croiser.
– Oh! vous, Nita, murmura Roland dont la voix trembla légèrement, vous ne pouvez pas être jalouse; mais moi…
– Mais vous! répéta la jeune fille étonnée.
Roland allait parler. Il se retint et dit seulement:
– Je vous aime tant, et tout le monde vous admire…
– C’est mon costume! répondit la princesse. Est-il assez joli?
– Bien moins joli que vous!
– Flatteur! mais laissez-moi vous dire: je ne vous parlerais pas comme je le fais, si je n’avais la permission…
– De Mme la comtesse? l’interrompit Roland qui s’arrêta court. Nita sourit.
– Oh non, fit-elle, j’ai peut-être tort; mais je prends rarement les avis de Mme la comtesse.
Elle regarda son cousin dans les yeux et ajouta:
– Je parle de mon père qui est mort en caressant cet espoir.
– Dites-moi, s’interrompit-elle, Roland, dites-moi bien qu’il n’y a en vous ni doute ni rancune au sujet de mon pauvre bon père.
– Ni rancune ni doute, répéta le jeune homme. Ma mère est morte victime d’une erreur dont le duc Guillaume n’était pas le complice.
Comme ils arrivaient à la porte du petit vestibule, donnant accès dans le billard, le maître de cérémonies s’effaça pour les laisser passer. Ils entrèrent, mais ce fut sans prendre garde à la bizarre faveur dont ils étaient l’objet. Ni l’un ni l’autre n’avaient remarqué le manège de la sentinelle, mettant son profond salut et le nom de Mme la comtesse entre la porte et ceux qui voulaient franchir le seuil.
Parmi les radieux salons et les réduits exquis que la maîtresse de céans avait prodigués au plaisir de ses hôtes, le billard méritait une mention spéciale. Il semblait qu’une main caressante eût multiplié dans cet espace étroit tous les jolis prestiges du luxe parisien et toutes les mignonnes féeries. Rien ne rappelait l’usage habituel auquel le lieu était consacré. Une tenture de lampas fleuri habillait les lambris sévères et dissimulait les attributs du noble jeu qui fit de Chamillard un ministre de Louis XIV. La place même de cette table oblongue, recouverte d’un doux tapis, où les virtuoses de l’effet font décrire aux billes de si miraculeuses courbes, était occupée par un jardin en miniature, au milieu duquel un jet d’eau lançait ses gerbes perlées.
Roland et Nita ne s’étonnèrent point d’abord de la solitude qui régnait dans cette délicieuse retraite. Le bal les entourait: ils en respiraient la tiède atmosphère, ils en pouvaient écouter la voix qui venait en un large murmure, dominé par les accords lointains de l’orchestre.
Mais ils ne voyaient plus le bal; un rideau était tombé entre eux et les regards de la foule. Ils étaient, comme s’ils eussent partagé dans leur premier baiser l’anneau du berger Gygès qui rendait invisible.
Ils furent du temps à s’apercevoir de cette éclipse; car, Dieu merci, aucun d’eux ne s’occupait beaucoup du bal ni de la foule; mais quand ils eurent fait le tour de la corbeille de fleurs, il y eut un moment où la conscience de leur isolement les saisit tout à coup.
Ils regardèrent autour d’eux. Tout ici parlait de la fête; la splendide cohue était passée ici, précisément; les traces de ce passage restaient; les sièges étaient dérangés et groupés au hasard: des fleurs, évidemment butinées dans la corbeille, jonchaient le tapis.
Pourquoi cet abandon subit?
Nita et Roland furent silencieux le temps qu’il faut pour ressentir cette émotion profonde et presque solennelle qui naît du premier tête-à-tête.
Quand ils parlèrent de nouveau, leurs voix étaient changées; chacun d’eux sentait vaguement cette responsabilité nouvelle que reconnaît la conscience humaine, dès que le contrôle cesse d’être.
Sous l’arbre mystique où pend ce fruit redoutable qui fit rougir Ève pour la première fois, on n’est téméraire qu’à la condition de craindre l’œil du maître. La peur fait la hardiesse, comme l’école enseigne le buisson.
Puis tous les deux à la fois eurent cette pensée: ils vont revenir!
Eux! ces mille regards qui sont le monde: le maître!
Roland porta la main de Nita à ses lèvres, en un long et religieux baiser.
Comme si l’écran qui, tout à l’heure, les effrayait presque eût été insufflant, ils allèrent loin, le plus loin possible, mettant la corbeille fleurie entre eux et la porte par où le maître pouvait venir.
Ils s’assirent l’un auprès de l’autre sur une causeuse, la dernière et la mieux ombragée. Le poids de leurs corps donna un mystérieux frémissement aux ressorts intérieurs du siège qui vibra tout entier, comme ils vibraient, elle et lui, dans chacune de leurs fibres.
– Je voudrais voir vos traits, Nita, dit Roland.
Elle ôta aussitôt son masque, montrant l’adoré sourire qui errait autour de ses lèvres pâlies.
Le masque de Roland aussi tomba.
Ils se contemplèrent en extase.
Bien peu se souviennent de ces heures. Quand ceux qui se souviennent racontent, les lecteurs disent: «Ce ne fut pas ainsi.» La mémoire, en effet, transforme en paroles tout ce que se disaient les deux pensées muettes. Les mots changent si complètement de signification alors! on chante la langue des dieux avec les plus vulgaires paroles, et mieux encore, oh! bien mieux, avec le silence!
Tout est amour, les sons, le souffle, le regard; il est amour, ce jeu de prunelles, amour aussi ce voile qui tombe au-devant des yeux. Il est amour ce sang généreux qui monte aux joues, elle est amour, cette belle, cette profonde pâleur.
Les vieux poètes le disaient, et vous vous moquez de leurs chansons naïves. Ils avaient trouvé un mot pour exprimer la voix d’amour. Comme le cheval hennit, comme la colombe roucoule, l’homme soupire, quand il aime. Les vieux poètes disaient cela, et cela vous fait rire.
Parce que, au théâtre, ceux qui vous divertissent en parodiant l’amour, hurlent, gesticulent, dissertent, riment et sermonnent. Or, vous voyez tout désormais au travers du théâtre qui vous assotit comme l’habitude d’un vin déloyal.
Vous avez là le plus invraisemblable, le plus inattendu des symptômes qui trahissent la caduque vieillesse du monde. Le monde, myope outrageusement, ne sait plus se regarder au miroir. Il raille ceux dont la vue était bonne. Il lui faut des fantasmagories éclairées à blanc et montrant des marionnettes aux grossières enluminures: des tire-l’œil, comme dirait Gondrequin-Militaire. Devant ces poupées, le monde essuie des besicles et dit: «Parbleu! Voilà mes voisins et amis: je les reconnais, parce qu’ils sont très laids.»
C’est pourtant vrai, comme il est vrai que l’alouette triomphe, que le cerf brame et que le lion rugit: l’homme qui aime soupire. Qu’importent les accompagnements de guitare qui ont déshonoré ce mot charmant?
Roland et Nita, tous deux, écoutaient le merveilleux langage de leurs âmes. Les yeux de la jeune fille languissaient; il y avait de superbes victoires dans la prunelle du jeune homme. Quand leurs mains se cherchèrent et s’unirent de nouveau., ce fut comme un hyménée, autour duquel toutes ces lumières envoyaient leurs rayons, toutes ces fleurs leurs parfums, tandis qu’une voix céleste, tombant d’un monde meilleur, la voix de Carlo-Maria Weber, arrivait, balançant les suaves mouvements de cette valse, profonde comme la rêverie qui berce et qui bénit…
Roland s’agenouilla. Nita mit ses belles petites mains dans les boucles de ses cheveux.
Après un long silence, Nita dit:
– Roland, voilà que vous devenez triste.
Roland baissa les yeux et répondit:
– Nous ne devons avoir rien de caché l’un pour l’autre.
– Oh! rien! s’écria Nita. Que peut-on cacher à son propre cœur?
Il l’attira contre son sein et murmura à son oreille:
– Il faut avoir pitié de moi. Depuis quelques jours, il semble qu’il y a autour de ma vie une sourde conspiration. Moi qui, pendant des années, n’ai pas reçu une lettre par semaine, je reçois dix lettres par jour. J’ai un ennemi, Nita, et j’entends ici par ennemi un homme qui puisse mériter ce nom: un égal. Vous connaissez M. Léon de Malevoy?
– Certes, répondit Nita, étonnée.
Roland l’examinait attentivement.
– C’est le frère de votre meilleure amie, poursuivit-il.
– Le frère d’une chère et noble créature qui vous aime de tout son cœur, murmura la princesse en baissant les yeux. C’est moi qui devrais être jalouse, mon cousin!
Elle essayait de montrer de la gaieté, mais elle avait un poids sur la poitrine.
– Vous devinez que je suis jaloux, Nita! prononça tout bas Roland.
– C’est vous qui le dites… commença-t-elle.
– Non l’interrompit Roland, je ne l’avais pas encore dit.
Elle fronça malgré elle la ligne délicate de ses sourcils. Roland joignit ses deux mains comme on prie.
– Je suis superstitieux, Nita, reprit-il d’une voix douce et presque suppliante, c’est le malheur de ceux qui ont vécu solitaires et qui ont souffert beaucoup. Ne vous fâchez jamais contre moi. Si le sujet que j’ai entamé vous déplaît, je ne continuerai pas.
Elle sourit.
– Êtes-vous donc un si grand fou! pensa-t-elle tout haut. Continuez, au contraire. Je vous aime mieux moins parfait. J’aurais eu peur de vous.
– Je suis superstitieux, poursuivit Roland d’un air pensif. Nous avons dû nous battre ensemble, M. de Malevoy et moi…
– Oh! s’écria la princesse, dès qu’il y a deux hommes, toujours bataille! Je préviendrai Rose!
Roland poursuivit encore:
– M. de Malevoy est un gentilhomme, et il a, dit-on, le cœur d’un gentilhomme; je l’ai vu autrefois; c’est un noble et beau cavalier. Je vous en prie, Nita, ayez pitié de moi: jurez-moi que M. de Malevoy ne vous a jamais adressé une parole trop hardie.
Nita rougit. C’était peut-être de fierté.
– Je jure, dit-elle, que je n’ai jamais aimé que vous, Roland, mon méchant cousin.
– Ce n’est pas cela que je vous demande, Nita, insista le jeune homme qui fronça le sourcil à son tour.
La princesse d’Eppstein releva son beau front, mais sa colère ne tint pas contre le regard si doux qui l’implorait.
Elle allait répondre, lorsqu’un pas précipité se fit entendre dans le petit vestibule.
Ils remirent tous deux leurs masques vivement.
Le vicomte Annibal Gioja entra, le visage découvert, et tenant un portefeuille à la main.
– Un Buridan! s’écria-t-il avec un sourire si blanc que cela semblait surnaturel. Voilà mon affaire! Princesse, depuis que j’existe, je n’ai jamais vu un costume aussi ravissant que le vôtre. Ce n’est qu’un cri dans le bal. Vous êtes par délices! Monsieur Cœur, désolé de vous déranger! Vous ne me garderez pas rancune? Voici ce qui m’amène: nous autres Napolitains, nous tenons à notre réputation d’obligeance: on m’a chargé de vous remettre ce portefeuille.
– Ce portefeuille! répéta Roland en prenant l’objet qu’on lui tendait.
– Bien entendu, reprit le vicomte Annibal, dont le sourire jaunit quelque peu, que je ne me suis pas permis de voir ce qu’il y a dedans. Incapables, nous autres Napolitains! Cela vous est envoyé par deux braves garçons qu’on n’a pas laissé entrer, pour cause, et qui demandent instamment à vous voir: M. Gondrequin et M. Baruque; ce sont bien les noms. Ils sont ivres comme deux anges… Madame la princesse, j’ai mission de vous dire que M. le comte dort et qu’il ne faudra point l’aller voir. Quel médecin que cet homéopathe! J’ai bien l’honneur de vous baiser les mains.
Il pirouetta et s’en alla.
Roland ouvrit le portefeuille qui contenait les trois pièces que sa mère voulait acheter au prix de vingt mille francs: l’acte de naissance, l’acte de décès, l’acte de mariage du duc Raymond de Clare, plus son acte de naissance à lui Roland, et l’acte de décès de sa mère.
– Il faut que je voie ces hommes, dit-il à la princesse qui avait pu lire comme lui l’intitulé de ces diverses pièces. Je vous retrouverai tout à l’heure.
– Allez! dit-elle. Vous voilà duc, mon cousin, Je disais autrefois à mon pauvre père que jamais je ne consentirais à rien recevoir d’un homme, fût-il un roi. Mais à vous, Roland, il me plaît de tout vous devoir!
Le rôle du billard était fini. Quand Roland et la princesse d’Eppstein l’eurent quitté, il redevint un boudoir banal: on y laissa entrer tout le monde.
Le rôle du «petit hôtel», ce gracieux paradis qu’habitait Nita de Clare, allait commencer.
Mais, avant de franchir le seuil de cette charmante solitude, dont le calme séculaire va s’éveiller en sursaut aux violences d’une terrible péripétie, nous avons un coup d’œil à jeter sur le bal.
Le bal était à son beau moment. Les ennemis les plus jaloux de Mme la comtesse du Bréhut de Clare n’auraient point pu dire autre chose, sinon que la fête était un brillant succès. Les bruits romanesques ou historiques qui allaient et venaient au travers des quadrilles, contribuaient eux-mêmes à mettre de l’animation dans le plaisir. On s’étonnait seulement de n’avoir point vu encore le garde du corps du roi de Naples, ce beau prince Policeni, danser avec le «nuage d’été».
Les plus curieux avaient interrogé déjà le célèbre avocat qui semblait avoir reçu les confidences de la famille, les plus curieuses surtout. Mais le célèbre avocat n’était point là pour trahir les secrets de ses nobles clients. Quelques-uns disaient, et c’est une chose singulière de penser combien d’actions disparates peuvent se croiser dans ces illustres foules, où nous voyons souvent tant de drames intimes coudoyer tant d’affaires de finance ou d’État; quelques-uns disaient qu’il se passait ici, au son des violons de Tolbecque, une grave et mystérieuse aventure. Devinez quoi. Je vous le donne en mille. Une instruction criminelle!
On n’y croyait pas, vous pensez bien, mais, après tout, était-ce donc impossible?
Certes, il ne s’agissait point d’une instruction criminelle authentique et timbrée sur chaque page, avec témoins levant leur main droite et disant je le jure, avant de déclarer. Ce n’était pas ici le lieu; mais, en dehors de la forme officielle, authentiquée par la présence du greffier, ce notaire de la justice criminelle, n’y a-t-il rien? Chacun sait bien que si. Les convictions se forment comme elles peuvent, et il est toujours temps de cartonner dans la forme les feuilles volantes de l’investigation personnelle.
Un juge d’instruction était là, dans les salons, voilà le fait certain. Vingt personnes l’avaient reconnu.
En acceptant sa fonction honorable et utile, ce juge d’instruction cependant n’avait point fait serment de refuser toutes les invitations de bal. Il était marié. Sa femme, une très piquante brunette qui n’allait pas dire au greffe tous ses mignons secrets, valsait comme une perdue. Le juge d’instruction ne pouvait-il être venu pour le seul plaisir de Madame?
Certes, certes. En cas de fantaisie, Madame l’eût mené bien plus loin que cela. Ces terribles hommes en robes noires sont sujets à cabrioler comme Aurio, quand Madame leur chatouille le creux de la main. Mais M. le juge d’instruction avait causé une heure durant avec l’illustre avocat.
Ils se connaissaient fort intimement; l’illustre avocat avait l’oreille de la magistrature, certes, mais le prince Policeni était venu en tiers, puis il s’était formé, dans une embrasure discrète, un groupe tout composé de dominos noirs.
Le temps était aux Habits Noirs. L’affaire Schwartz-Lecoq, quoiqu’elle n’eût point éclaté judiciairement, avait produit un de ces fracas sourds dont l’écho s’entend de loin et longtemps. On ne craignait pas les Habits Noirs, auxquels beaucoup de gens même s’obstinaient à ne point croire, surtout dans ces hautes régions du monde parisien, mais on parlait d’eux volontiers, proverbialement, ne fût-ce que pour en rire.
Depuis deux ou trois années, combien de bouches éloquentes ou puissantes, combien aussi de charmantes bouches ont plaisanté sur Jud, sur Muller, sur les acteurs du drame Trumpi, qui vient d’élever la Suisse à la hauteur des autres pays civilisés! Il faut avouer ingénument que rien n’est gai comme l’assassinat. Et prononcez donc en gardant votre sérieux (quand vous n’avez pas besoin d’elle), le nom de cette sinistre boutique qui paye un impôt dix fois plus exorbitant que celui du tabac, et qui fait fortune: les pompes funèbres! Les choses lugubres font rire.
Quelqu’un nomma ce groupe de l’embrasure: les Habits Noirs. Ce quelqu’un plaisantait, mais le nom resta.
Et voyez, à part l’illustre avocat et le juge d’instruction, qui, assurément, n’étaient pas les Habits Noirs dans le sens populaire du mot, le groupe se composait du prince Policeni, du roi Comayrol, de Moynier, de Rebeuf et de Nivert: tous ceux qui étaient venus parce que Marguerite leur avait fait tenir ce message: Il fera jour, cette nuit, à l’hôtel de Clare.
Comme le rire myope se heurte souvent à la vérité sans le savoir!
Vers deux heures du matin, le bon Jaffret, pâle comme un spectre sous son masque, vint rejoindre ce groupe.
Il y avait une raison toute particulière pour donner aux dires et gestes de ce groupe une très grande importance, dans les salons de Mme la comtesse. Ceux qui composaient ce groupe avaient prononcé à diverses reprises le nom de maître Léon Malevoy.
Or, rien n’avait encore transpiré de la position dangereuse où se trouvait le jeune notaire; mais il y a autour des positions de ce genre une atmosphère spéciale, étonnamment sonore. C’est dangereux comme les abords d’une poudrière, où la moindre étincelle peut déterminer l’explosion.
Souvenons-nous que tout le faubourg Saint-Germain dansait, cette nuit, chez Mme la comtesse, et que maître Malevoy avait la confiance du faubourg Saint-Germain.
L’explosion, si elle avait lieu, devait casser les vitres.
Jusqu’à présent rien n’éclatait; ce feu de grisou des cancans bavards ne rencontrait point la lampe imprudente qui l’eût enflammé. On riait, on causait, on polkait, on valsait. Les glaces étaient excellentes, les femmes adorables. L’absence des deux maîtresses de la maison qui aurait pu mettre un temps d’hésitation dans la fête, à peine remarquée, avait déjà pris fin. Le Nuage d’été et le Volcan se promenaient bras dessus, bras dessous, double comète, suivie par une queue d’hommages.
Nous avons pris soin de donner d’avance au lecteur le mot de cette énigme.
Il y avait deux nuages d’été: celui de Nita et celui que Mme la comtesse avait commandé quelques jours auparavant en sortant de l’étude Malevoy.
Il n’y avait qu’un volcan, mais il était pour deux.
Ce profitable vicomte Annibal avait trouvé, Dieu et lui savaient où, une admirable paire d’épaules pour endosser le premier costume de la comtesse.
De sorte que le Nuage d’été et le Volcan que nous voyons passer ensemble, et qui, pour tout le bal, représentaient Nita au bras de la comtesse, étaient en réalité la comtesse et la trouvaille de cet utile Annibal.
La comtesse jouait le rôle de Nita, la trouvaille jouait le rôle de la comtesse.
Nita, la vraie Nita, avait dans le billard son tête-à-tête avec Roland.
Tout était au mieux, en vérité.
Je vous prie de ne point prendre le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante pour un Italien de loisir. Pendant les quelques minutes que dura la promenade-exhibition du Nuage d’été et du Volcan, le vicomte Annibal, prenant à peine le temps d’étancher la sueur qui perlait sur l’ivoire poli de son front, sous le vestibule, reçut le portefeuille des mains de MM. Baruque et Gondrequin, le porta à Roland dans le billard, envoya ledit Roland aux deux lieutenants généraux de l’atelier Cœur d’Acier qui l’attendaient à la porte de l’hôtel, ramena Nita dans le bal et la laissa au milieu d’un groupe d’admirateurs empressés qui sollicitaient sa main pour la danse prochaine.
Libre de ce côté, il traversa la fête comme une flèche, rejoignit la comtesse et la «trouvaille» dans la galerie du milieu et prit le bras de cette dernière comme c’était son étroit devoir.
La comtesse, vaporeuse sous son nuage d’été, put alors aller à ses affaires. La trouvaille paradait pour elle.
Et quel danger à tout cela? Aucun.
Intrigues de fête, drôleries de carnaval. Pour Dieu! si l’on voyait des crimes sous toutes ces innocentes supercheries qui diaprent les nuits de Paris depuis le premier jour de l’an jusqu’au mercredi des Cendres!…
Il y en a quelques-uns, c’est vrai, mais pas plus qu’ailleurs.
L’affaire présente de Mme la comtesse, s’appelait Léon de Malevoy.
Elle n’avait pas de temps à perdre maintenant que Nita était rentrée dans les salons. Le vrai danger, c’était une rencontre avec Nita. Les deux nuages d’été, en se choquant, auraient produit un coup de tonnerre.
Mais, en ce firmament, il y avait place pour les deux nuées. La comtesse se fiait en ses yeux perçants, en son adresse consommée, en son étoile.
Les cartes de son jeu étaient d’avance préparées, la fièvre clouait le comte dans son lit; elle avait dépêché le docteur Lenoir et Mlle de Malevoy sur une piste imaginaire à la recherche de ce même Léon de Malevoy qu’il lui fallait et qu’elle avait ici sous la main. Roland lui-même était avec ses fidèles compagnons de l’atelier Cœur d’Acier.
Mais Roland ne pouvait tarder longtemps à revenir, car Nita l’attirait comme un aimant. Il fallait agir et agir vite.
En quittant Annibal, la comtesse lui dit:
– Dans une demi-heure, montre en main, vous conduirez de nouveau cette femme chez moi, par la même route. Elle reprendra ses habits, recevra son salaire et s’en ira. Alors, il sera temps pour vous d’agir; vous aurez des armes et vous viendrez au petit hôtel. Je ne me trompe pas: vous m’avez bien dit que les pistolets sont sur le guéridon?
– Oui, répliqua Annibal, tout est prêt.
– Allez, et soyez exact. Il s’éloigna aussitôt.
Léon était seul. Il errait inquiet et malheureux. La comtesse se débarrassa des danseurs importuns qui se pressaient autour d’elle, la prenant pour la princesse d’Eppstein, et marcha droit à lui.
– J’ai promis la prochaine contredanse au capitaine Buridan, dit-elle à haute voix, en arrivant à ses côtés.
Léon tressaillit et se retourna. Il fut trompé comme tout le monde. Malgré les précautions habiles, employées par Marguerite au commencement de la fête, il n’en pouvait croire ses oreilles.
– Princesse, balbutia-t-il, il y a ici un autre capitaine Buridan. Ce n’est peut-être pas à moi que vous croyez parler.
– Je crois parler, dit la fausse Nita qui lui saisit le bras d’une main qu’elle faisait tremblante à plaisir, à l’homme qui avait la confiance du duc de Clare, mon père, je crois parler au dépositaire des secrets de ma famille, à celui qui a juré, près d’un lit de mort, de me protéger et de me garder!
Sa voix était profondément altérée par l’émotion, mais c’était bien la voix de Nita, du moins Léon le jugea ainsi.
– Je suis à vous, Madame, dit-il, mon corps et mon âme!
– On prononce ces mots-là bien souvent! murmura Marguerite. Venez. Dansons. En dansant, je vous parlerai.
Léon la suivit. L’orchestre préludait à un quadrille. Comme ils allaient se mettre en place, la prétendue princesse reprit:
– Je ne pourrai pas danser! mes jambes chancellent et mon cœur me fait mal… je voudrais de l’air. Emmenez-moi!
Léon, stupéfait, la soutint défaillante dans ses bras.
– Au nom de Dieu, Nita… Madame! dit-il, que vous est-il arrivé?
– Venez! fit Marguerite brusquement au lieu de répondre.
Elle l’entraîna vers une porte-fenêtre donnant sur les jardins.
Il était temps, et si Malevoy éperdu avait pu donner son attention à quoi que ce soit autre qu’elle-même, il aurait vu Nita, la vraie Nita, passer le seuil du salon au bras d’un danseur.
Il ne vit rien, parce que Marguerite tourna l’espagnolette d’une main nerveuse et l’entraîna au-dehors.
– Refermez la porte! ordonna-t-elle.
Et quand il eut obéi:
– Je suis bien malheureuse, Monsieur de Malevoy, dit-elle, je suis bien seule! et j’ai peur! horriblement peur!
Léon, qui la voyait tremblante, la soutint dans ses bras. Elle s’appuya tout contre lui et poussa un long soupir.
– Cet air froid vous saisit, dit le jeune notaire. Vous frissonnez sous ces légers habits…
– Oh! fit-elle, qu’importe cela? Je brûle, plutôt, je brûle. Mon Dieu! Monsieur de Malevoy, comment allez-vous me juger?
– Je ne puis vous juger qu’avec mon cœur, Madame, murmura Léon. Pour moi, vous êtes pure comme les anges!
– Merci! oh! merci. Rose m’avait bien dit comme vous étiez généreux et bon…
– Mais nous ne pouvons rester ici! s’interrompit-elle en un frémissement, vous avez raison. Cette nuit humide m’entoure comme un manteau de glace. Venez! Hélas! où aller? fit-elle avec une sorte de désespoir si admirablement joué que la poitrine de Léon se serra.
Elle reprit tout à coup:
– Que m’importe ce qu’ils diront et ce qu’ils penseront! Venez chez moi! Je veux que vous veniez chez moi!
Léon hésitait.
– Avez-vous peur? demanda-t-elle.
Léon lui prit le bras et se mit à marcher.
Ils longèrent l’arrière-façade de l’hôtel dont chaque fenêtre épandait un large éventail de lumière. Les carreaux, chargés de sueur, ne montraient à l’intérieur que des ombres indistinctes.
Ils montèrent en silence la rampe douce, conduisant à la terrasse plantée de grands arbres qui servait de communication entre le petit hôtel et les appartements du comte.
Au travers des murs épais, la voix du bal passait: accords et murmures.
Marguerite s’arrêta devant la porte-fenêtre de l’aile en retour, au premier étage au-dessus du billard.
Là, derrière les rideaux fermés, ce n’était plus qu’une lueur triste et morne.
Le doigt étendu de Marguerite désigna la chambre du comte.
– Il y a ici un homme qui se meurt parce qu’il a voulu me défendre! murmura-t-elle d’un accent tragique.
Et elle continua sa route.
Cette parole toute seule peut donner la mesure de son audace.
Elle allait droit son chemin, usant de toute arme et menant l’intrigue avec cet inflexible courage qu’on croit être l’apanage de la vérité.
Léon avait froid jusque dans les veines, mais sa tête brûlait.
Ils atteignirent la porte du petit hôtel. Marguerite l’ouvrit. Il n’y avait personne. Marguerite savait bien cela. Elle avait pris soin elle-même d’éloigner, sous prétexte des nécessités du service, tous les domestiques de Nita.
Elle traversa l’antichambre et introduisit Léon au salon, éclairé par une seule lampe.
– Asseyez-vous, dit-elle, Monsieur de Malevoy. Vous êtes chez moi. Vous! un jeune homme! vous êtes chez la princesse Nita de Clare!
Léon obéit, mais elle resta debout. Léon la regardait.
Pas un instant l’ombre d’un doute ne lui vint. Elle porta la main à son masque, comme pour découvrir son visage, mais son bras retomba le long de son flanc.
– Non! murmura-t-elle. Oh! non, ceci est mon courage. Si votre œil était sur mes traits, je rougirais misérablement, et je pâlirais, et je tremblerais…, il me faut ce voile pour oser!
Léon gardait le silence. Il attendait, plein d’épouvante, mais aussi d’espoir.
Elle enleva, d’un geste violent, un châle de crêpe qui était jeté sur le guéridon comme par hasard. Sous le châle il y avait deux pistolets. Le vicomte Annibal avait rempli sa tâche.
– Tenez! dit-elle d’une voix étouffée, j’ai de ces choses-là chez moi!
Léon essaya de se mettre sur ses pieds.
– Oh! restez assis, fit-elle, nous ne sommes qu’au commencement!
Elle ajouta en repoussant les pistolets:
– Est-ce pour me défendre? Est-ce pour me tuer? Je n’en sais rien moi-même! Il y a des heures où je suis folle!
– Nita! au nom de Dieu! expliquez-vous! s’écria Léon, pris d’une véritable angoisse.
Elle vint jusqu’à lui et prononça d’une voix brisée:
– Vous allez bien voir que je ne pouvais pas ôter mon masque… Monsieur de Malevoy, on m’a dit que vous m’aimiez. Si vous m’aimez, je puis encore être sauvée.
Ce fut une joie trop violente; Léon chancela et ses yeux se voilèrent.
Elle attendait et ne parlait plus; seulement, on voyait, sous la gaze, les spasmodiques battements de son sein.
Léon se laissa glisser à deux genoux.
– Il faut me pardonner, balbutia-t-il. Je ne crois pas à ce que j’entends. Je cherche à m’éveiller d’un rêve qui, en s’évanouissant, va me laisser tout au fond de ma misère!
– Je n’ai pas beaucoup de force, Monsieur de Malevoy, fit-elle d’une voix qui allait s’altérant, comme si sa vigueur physique n’eût point été à la hauteur de sa vaillance morale. Notre temps est bien précieux désormais. Répondez, oui ou non: m’aimez-vous?
– Si je vous aime, Nita! s’écria Léon dans un élan de passion qui fit jaillir les larmes de ses yeux. Il y a une chose qui m’est bien chère, plus chère mille fois que ma vie, c’est l’honneur de mon nom, seul héritage que je puisse laisser à ma sœur. Nita, Nita! depuis une semaine, je joue mon honneur contre je ne sais quelle chance impossible qu’on jette à ma folie comme un appât. Je suis payé pour ne pas avoir confiance en Mme la comtesse du Bréhut, et cependant, sur un simple mot d’elle…
– Vous avez raison, l’interrompit Marguerite, de ne pas avoir confiance en Mme la comtesse du Bréhut. Relevez-vous et donnez-moi votre main.
Léon obéit. Il sentit que la main de sa compagne était glacée, mais ferme.
– Vous avez raison de m’aimer, reprit-elle encore. Je vous en remercie. J’accepte cet amour, entendez-vous bien, Monsieur Léon de Malevoy, librement et avec reconnaissance. Même en ce moment où j’ai tant besoin d’aide, je ne saurais pas mentir. J’ai eu pour un autre que vous un sentiment tendre, une sympathie qui était peut-être de l’amour…
Elle s’arrêta, pensive. Léon dit:
– Ma sœur a prononcé un nom devant moi.
– Rose! s’écria la fausse princesse d’Eppstein impétueusement. Pauvre chère âme trompée! Oh! ne craignez rien, Léon! je ne l’accuserai pas. Mais si je n’ai jamais bien lu dans mon cœur, je connais le sien. Elle aime avec passion…
– Je le sais, l’interrompit Léon qui courba la tête. Elle me l’a dit!
– Rose! ma meilleure, ma seule amie! poursuivit Marguerite qui se détourna pour soulever son masque à demi et essuyer une larme. Elle combat contre nous sans le savoir; elle est au nombre des victimes désignées. Mais laissez-moi achever, Monsieur de Malevoy: je ne saurais mentir, vous ai-je dit: ce que je ressens pour vous n’est pas encore de l’amour.
– N’est-ce pas assez, dit Léon avec ferveur, que vous me laissiez vous adorer à genoux!
– Non, répliqua Marguerite, ce n’est pas assez. Mon père avait songé à nous marier, Monsieur de Malevoy.
Le siège de Léon eut de lui-même un mouvement de recul. Marguerite ajouta, sûre d’elle et sachant que nul excès ne pouvait être ici une maladresse:
– Vous êtes gentilhomme. Mon père, en mourant, avait le désespoir dans l’âme. Il savait que les Habits Noirs, maîtres d’un secret de famille, étaient autour de l’immense fortune de Clare comme les chacals autour d’une proie…
– Mais je vous parle mal, Monsieur de Malevoy! s’interrompit-elle en un élan de naïve terreur. Ce n’est point cela qui pourra vous déterminer. J’avais bien commencé: vous êtes gentilhomme. Je vous connais par notre pauvre chère Rose, à tout le moins… et je vous promets, oh! je vous jure que je vous aimerai!
C’était jeune à un point que nous ne saurions dire, et c’était joué si merveilleusement, que le but faillit être dépassé.
Devant cette enfant qui semblait prise de vertige, Léon eut comme un scrupule.
Marguerite avait compté là-dessus. Elle se tordit les mains, disant avec un découragement soudain, mais noté d’avance:
– Vous ne m’aimez plus, parce que je viens m’offrir à vous!
Et avant que Léon eût le temps de protester, elle ajouta en un pétulant éclat de voix:
– Ou bien vous ne croyez pas au danger!
– Écoutez! s’interrompit-elle, désordonnée et si belle que tout le cœur de Léon se suspendait à ses lèvres, j’aurais mieux fait de vous dire tout de suite où j’en suis, mais la fille du duc de Clare, qui se jette à la tête d’un homme étonné, presque effrayé…
– Madame, dit Léon, d’une voix grave, vous n’avez pas voulu que je reste à genoux.
– Oh! que vous êtes bon et noble! s’écria-t-elle. Je vous aimerai, je vous aimerai. Ne suis-je pas trop jeune, dites, Léon, pour être ainsi assassinée?
– Assassinée! répéta Léon qui bondit.
Elle lui saisit les deux mains avec une force convulsive.
– Surtout ne me croyez pas folle! prononça-t-elle d’une voix creuse et qui sortait péniblement. C’est là le péril. L’idée de folie viendrait pour moins que cela. Ils sont ligués tous deux, ce M. Cœur et Marguerite, ligués étroitement. Il a fallu que je le voie pour le croire. Ce M. Cœur doit m’épouser, c’est convenu entre eux pour éviter tout procès. Je serai sa première femme, comme le comte, mon tuteur, est le premier mari de Mme la comtesse!
Ces derniers mots sonnèrent, lugubres, dans le silence de la maison solitaire.
– Comprenez-vous? demanda Marguerite.
Et comme Léon de Malevoy ne répondait point, stupéfié qu’il était par l’horreur de cette révélation, elle ajouta en se laissant enfin tomber à ses côtés sur un siège:
– M. le comte mourra, moi aussi: la comtesse et cet homme seront le duc et la duchesse de Clare!
Il n’y a point de bruits dans les nuits parisiennes, entre deux heures du matin et le lever du jour. Dans le silence qui suivit les dernières paroles de Marguerite, on put entendre le clocher de Saint-Thomas-d’Aquin qui sonnait trois heures. Les autres églises du quartier pieux répétèrent tour à tour, comme de lointains échos, cette voix du temps qui passe.
Tout était muet dans la rue et dans le jardin; mais le bal envoyait par bouffées ses murmures et ses harmonies.
Si Léon de Malevoy, qui restait immobile comme une pierre, eût pu deviner quels yeux le guettaient à travers les trous du masque, et quel cœur battait sous ces flots de gaze nuageuse qui, pour lui, composaient le costume de la princesse d’Eppstein, il n’aurait pas été frappé plus violemment.
Peut-être même n’eût-il pas tremblé davantage, car il était brave non seulement par caractère, mais encore par tempérament.
Il y a une chose qu’il faut dire pourtant, c’est que si Léon de Malevoy avait reconnu tout d’un coup Marguerite sous l’effronté mensonge de son rôle, sa première pensée aurait été celle-ci:
– Je vais être poignardé cette nuit.
En effet Marguerite, même dans le feu de cette martingale qu’elle doublait avec une si fiévreuse témérité, ne pouvait laisser tomber un pareil secret que dans une oreille condamnée.
Car la moitié de ce secret, à tout le moins, était l’effrayante et pure vérité.
Mais Léon ne devinait point, et Marguerite n’avait pas même l’idée qu’il pût deviner.
Comme toutes les grandes actrices, elle s’identifiait avec son rôle.
– Me croyez-vous, Monsieur de Malevoy? demanda-t-elle après un silence.
– Oui, répondit Léon, je vous crois: le comte est perdu, vous aussi!
– Je dois ajouter, reprit-elle, que ce M. Cœur a été l’amant de Mme la comtesse autrefois.
– Personne ne sait cela mieux que moi, murmura le jeune notaire. Et, certes, personne mieux que Marguerite ne savait combien Léon était au fait de cette circonstance.
Il y eut une chose singulière. Léon s’offensa de ce mot cru: Amant, qui tombait des lèvres d’une jeune fille. C’était la première note douteuse qui échappât à Marguerite dans ce long et difficile morceau de musique. Il n’en eût pas fallu une seconde.
Elle dit, comme on rature une phrase dangereuse sur le papier:
– Tant que la journée dure, j’entends des mots pareils dans cette maison maudite!
Léon reprit:
– C’est pourtant bien lui qui est l’héritier. Pourquoi ce crime?
– Je l’ai cru comme vous, répliqua vivement Marguerite. Il y a ici évidemment un mystère que je ne peux vous expliquer. La comtesse se trompe-t-elle comme elle trompe tout le monde?…
– Je dois vous dire, l’interrompit Léon, qu’à votre sujet, Madame, la première lueur d’espoir m’est venue par la comtesse elle-même.
– Alors, gardez-vous bien! il doit y avoir un piège tendu sur votre route! Cette femme ne fait rien, ne dit rien sans avoir un but. Mais revenons à l’homme dont nous parlions. S’il est l’héritier de Clare, pourquoi vous a-t-il volé les papiers qui étaient en dépôt à votre étude?
– Lui! s’écria Léon. Ce serait lui! Mais non. Les gens dont vous prononciez le nom tout à l’heure, les Habits Noirs…
– Précisément! l’interrompit Marguerite.
– Il ferait partie de l’association! lui! le duc de Clare!
– La comtesse est le chef actuel de l’association! Et il n’est pas le duc de Clare!
Sa voix ne trembla pas en prononçant ces mots. Encore une fois, Léon était condamné sans appel, puisqu’on lui jetait de pareils secrets.
– S’il était l’héritier de Clare, poursuivit Marguerite abordant avec une sorte de timidité ces raisonnements trop nets pour la logique des jeunes filles, consentirait-il à partager avec tous ces hommes! J’oublie d’insister sur le point principal: non seulement il vous a volé les titres, mais il les porte sur lui sans cesse, et, à l’heure qu’il est, si vous le preniez au collet en plein bal, vous trouveriez dans la poche de son frac l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès du duc Raymond, mon oncle, l’acte de naissance de mon cousin Roland, qui serait son acte de naissance à lui-même, si vraiment il est l’héritier, et l’acte de décès de la duchesse Thérèse!
– Tout ce qui m’a été soustrait! murmura Léon, pensif.
– Tout, répéta Marguerite. Je vous prie, Monsieur de Malevoy, prenez un verre d’eau sur la console et apportez-le-moi, je me sens faible!
Ceci lança brusquement Léon hors de ses réflexions. Il se hâta d’obéir. Le danger d’un pareil entretien était d’éloigner l’amour en parlant trop d’affaires. Marguerite ne s’était point dissimulé cela. Les minutes étaient comptées. Il lui fallait la passion revenue sans transition; elle l’eut.
Quand Léon revint, portant le verre d’eau, il trouva la prétendue Nita affaissée sur le dossier du fauteuil. Il s’agenouilla. Elle n’était pas tout à fait évanouie. Il voulut enlever son masque pour lui permettre de respirer mieux. Elle le repoussa doucement et prit le verre d’une main qui tremblait.
– J’ai peur, dit-elle. Il m’a semblé entendre des pas. Voyez!
Léon s’élança dans le vestibule. Marguerite posait le verre vide sur le guéridon, au moment où il rentrait.
– Il n’y a personne, n’est-ce pas? murmura-t-elle. C’est la peur. Et c’est bien vrai que vous m’êtes cher, plus cher depuis cette entrevue, car la peur que j’ai ne se rapporte pas toute à moi. Elle est pour vous, surtout pour vous!
– Ma vie entière, dit Léon de Malevoy, qui ne trouvait point de paroles pour rendre la profondeur de son émotion, sera consacrée à vous payer la joie de cet instant!
– La joie! répéta-t-elle amèrement. Votre vie entière…
Elle appuya les deux mains du jeune homme contre son cœur et ajouta d’un accent plein d’angoisse:
– Je vous dis que j’ai peur! Une fois qu’ils étaient là réunis, dans la chambre de la comtesse, il y a déjà longtemps, l’homme qui était leur chef alors, le père, M. Lecoq de la Perrière, dont vous avez su la mort terrible, parla de vous et du mercredi des Cendres. Ils ont un système dont ils ne se départent jamais: pour chaque crime ils livrent à la justice un coupable. Vous deviez vous battre avec celui qui est mort, Monsieur de Malevoy…
– Mais il n’est pas mort! l’interrompit Léon.
– Qu’en savez-vous? Il y avait en moi une curiosité providentielle qui m’entraînait à tout braver pour surprendre leurs secrets. Je sais pourquoi, je sais comment ce malheureux homme, le comte du Bréhut a perdu la santé avec l’intelligence, et va perdre bientôt la vie. Mais je ne sais pas tout… Ne m’interrompez plus, Monsieur de Malevoy… Ce jour dont je vous parle on vous désigna. Connaissez-vous l’histoire d’André Maynotte? Oui, car vous pâlissez. Lecoq vous désigna pour jouer à Paris le rôle que joua André Maynotte dans le procès de Caen… Elle s’arrêta et passa sa main sur son front.
– Qu’en savez-vous? ai-je dit, murmura-t-elle, en parlant du mort de la nuit du mardi gras. D’abord, qui était cet homme? Je puis vous affirmer un fait qui va vous replonger au plus profond de vos incertitudes. Celui qu’on appelle M. Cœur n’est pas la même personne que le blessé recueilli au couvent de Bon-Secours…
Léon laissa échapper un geste de surprise.
Elle l’enveloppait d’un réseau de mensonges, dont les mailles, en quelque sorte, étaient nouées avec des vérités. Il eût fallu la patience d’un long travail, le sang-froid d’un juge, et le coup d’œil perçant d’un détective pour démêler le vrai du faux dans cette trame.
À cette heure, Léon n’avait que la minute présente, un cœur ému, un esprit bouleversé.
– Je ne voulais pas vous le dire, reprit Marguerite. Un fait pareil, énoncé sans preuves, nuit à une cause, et c’est ma cause que je plaide près de vous, Monsieur de Malevoy; mais, puisque je l’ai dit, je le soutiens: l’homme qui vous a volé les papiers de Clare est un imposteur… un assassin peut-être. Qui le sait mieux que moi, puisque j’accompagnais mon père au parloir de Bon-Secours? C’est là ce qui fait mon péril; c’est ma science même qui me condamne. Ils ont peur de moi. Oh! quand même je ne vous aimerais pas, Léon, je vous supplierais encore à deux genoux de me sauver! Ici, je suis menacée; ici, je suis perdue!
– Madame, prononça timidement le jeune notaire, si vous étiez ma sœur ou ma femme, je vous arracherais de cette maison à l’instant même.
Elle se jeta dans ses bras avec un véritable élan d’allégresse.
– Soyez béni! dit-elle. Vous m’aimez, je me donne à vous! Je suis votre femme. Oh! partons! fuyons!
Léon la pressa sur sa poitrine.
– Je vous défendrais contre l’univers entier! s’écria-t-il.
– Écoutez, reprit-elle, nous sommes fiancés; je suis heureuse, oh! bien heureuse de vous devoir ma délivrance! Je suis prête. Le temps de jeter une mante sur mes épaules et de rassembler mes bijoux. Vous allez sortir par cette porte qui donne sur la rue, vous allez rejoindre toujours courant la rue de Grenelle. Là, j’ai une voiture, car j’aurais fui sans vous, si vous m’aviez refusée: mon parti était pris. La voiture a le numéro 110. Revenez avec elle à la porte extérieure. Je vous attends, allez!
Elle lui tendit sa main, que Léon baisa passionnément avant de s’élancer au-dehors.
Dès qu’il fut parti, Marguerite se démasqua et respira longuement.
Elle leva la lampe pour regarder son visage qui était de bronze. La glace lui renvoya son orgueilleux et implacable sourire.
La pendule marquait trois heures et demie.
Marguerite fit comme elle l’avait dit: elle jeta une mante sur ses épaules; mais, au lieu d’entamer les préparatifs d’un départ, elle sortit dans l’allée qui conduisait aux appartements du comte.
Une ombre se détacha du tronc d’un tilleul et vint à elle.
– Tout s’est fait comme vous l’avez ordonné, dit le vicomte Annibal à voix basse. M. Cœur est dans le jardin, courant après sa princesse bien-aimée. Je n’ai pas même eu besoin de le mettre sur la piste. On a vu le Nuage d’été passer la porte-fenêtre. Il a suivi la trace du Nuage d’été.
– Et, demanda la comtesse, la femme que vous aviez amenée?
– Elle a joué son rôle à ravir; elle portait son costume vésuvien presque aussi bien que vous. Seulement, après la comédie, comme nous regagnions votre appartement par les corridors, deux dominos noirs nous ont barré le passage…
Marguerite devint plus attentive.
– L’un d’eux, poursuivit Annibal, s’est approché de ma protégée, et l’a saluée fort respectueusement. Nous étions sous un quinquet. Le domino a dit en se retirant:
– Ce n’est pas la comtesse du Bréhut.
Marguerite lui saisit le bras.
– Il a dit cela! murmura-t-elle d’une voix sifflante. C’était un homme?
– Un homme, oui, je pencherais à croire, même, que j’ai reconnu la voix du docteur Abel Lenoir.
– Et l’autre? fit Marguerite, dont les dents se choquaient.
– L’autre domino? c’était une femme. Elle a dit, en s’éloignant dans le corridor je ne sais quoi qui commençait ainsi: «Il y a deux Nuages d’été…»
– Il ne nous reste pas une minute à perdre! murmura Marguerite au comble de l’agitation. À votre poste, Annibal! je vais rejoindre Roland…
– Un instant, s’il vous plaît, belle dame! l’interrompit le vicomte en la retenant par le bras sans trop de cérémonie. Je vous préviens que je ne comprends rien à tout ceci; j’entrevois un diabolique danger…
– Est-ce que, dans le bal, on semble avoir des soupçons? interrogea Marguerite.
– Oh! pour cela, pas l’ombre! Mes scrupules sont à moi tout seul. J’ai peur purement et simplement qu’on ne casse un peu les marionnettes à la fin du spectacle, et je voudrais savoir…
Marguerite, qui avait déjà fait quelques pas pour s’éloigner, revint.
– L’autre Buridan a-t-il les titres? demanda-t-elle.
– Tous les titres, c’est moi-même qui les lui ai remis.
Elle le saisit violemment par les épaules et prononça quelques mots à son oreille.
– Ah bah!… fit le vicomte étonné. Marguerite était déjà loin.
«Le fait est, se dit Annibal, qui restait immobile à la même place et tout pensif, le fait est que les deux Buridan vont s’entre-dévorer, c’est clair! Combien faudrait-il piler de vipères dans un mortier pour mouler une autre créature pareille? Au fond, elle a toujours eu un faible pour moi. Duc de Clare! corbac! cela vaut bien la peine de jouer une dernière manche. Mais je me tiendrai près de la porte, et, à la moindre alerte, bonsoir les voisins!»
Marguerite pensait en passant devant la porte de son mari pour gagner les jardins:
«Duchesse de Clare! Mon duc paraîtra quand il en sera temps. Il est beau! Je le ferai grand! Je l’aimerai de toute la haine que j’ai dépensée pour vivre et pour vaincre. Oh! je l’aimerai! je l’aime… comme j’eusse adoré ce Roland, s’il l’eût voulu!»
Sa poitrine rendit un soupir.
– Il s’est mis en travers de ma route, ajouta-t-elle d’une voix plus sombre. J’ai passé, voilà tout. Dans une heure, il n’y aura plus entre moi et ma fortune qu’un mourant et ce valet d’Italie: je passerai!
Au moment où Marguerite, après avoir donné ses dernières instructions au vicomte Annibal, descendait la pente de la terrasse, une forme humaine se dessinait derrière elle, sur les carreaux faiblement éclairés, à l’intérieur des appartements de M. le comte du Bréhut.
Le rideau fut soulevé à demi, puis retomba…
Roland errait dans les allées du parterre. Marguerite l’appela et s’élança vers lui.
– Méchant! dit-elle en se pendant à son bras et feignant d’être essoufflée. Y a-t-il assez longtemps que je vous cherche!
– Je vous cherchais aussi, Nita, répondit Roland, je suis inquiet. Mais votre main tremble!
– Ce n’est rien. Pourquoi êtes-vous inquiet?
– Parce que… commença Roland.
– Oh! tenez, taisez-vous! l’interrompit-elle. Je ne pourrais pas vous entendre!
Elle lâcha son bras pour appuyer ses deux mains contre sa poitrine.
– Je ne vous connais pas, moi! murmura-t-elle avec une sorte d’égarement: Êtes-vous fort? Êtes-vous brave?
– Nita! fit le jeune homme qui la soutint, car elle défaillait. Quelque chose en vous est changé depuis tantôt.
– Tout est changé! prononça-t-elle d’une voix morne. Nous n’avons pas parlé de choses sérieuses, là-bas…
Elle montrait les fenêtres éclairées du billard.
– Nous avons parlé de notre amour, dit Roland avec reproche.
– Et il me semble que je vous aime à chaque instant davantage… mais nous étions fous, Roland! Dites-moi que vous êtes fort! Dites-moi que vous êtes brave! Dites-moi que vous allez me défendre et me protéger!
Elle croisa ses deux mains sur l’épaule de Roland qui entourait de son bras sa taille flexible et frémissante.
– Au nom de Dieu, Nita, dit le jeune homme qui sentait les spasmes de sa poitrine, qu’avez-vous? parlez! Contre qui faut-il vous protéger et vous défendre?
– Contre la comtesse, répondit Marguerite, étudiant mieux les inflexions de sa voix, depuis qu’on lui avait parlé d’un changement survenu en elle, contre M. Léon de Malevoy…
– Celui-là! s’écria Roland avec une soudaine colère: je vous l’avais bien dit! quelque chose m’avertissait!
S’il eût fait jour, Marguerite n’aurait pu cacher l’éclair qui brilla dans ses yeux. Elle tenait le renseignement cherché: la vraie Nita et Roland avaient parlé de Léon de Malevoy.
– C’est vrai! murmura-t-elle en étouffant un soupir de triomphe, vous me l’aviez bien dit. Je ne voulais pas le croire! L’homme en qui mon père avait mis toute sa confiance! le frère de ma meilleure amie!…
– Nita, prononça Roland d’une voix impérieuse et presque sévère, j’exige que vous me disiez à l’instant même de quoi je dois punir M. de Malevoy!
La fausse princesse se détacha de lui et joignit les mains, comme si elle l’eût regardé avec admiration.
– Oh! fit-elle, merci de parler ainsi, Roland, mon bien-aimé Roland! si vous saviez combien je suis heureuse de cet ordre que vous me donnez! Mais pas à présent, je vous en supplie… à présent, il faut fuir!
– Fuir! répéta Roland, moi et vous! Fuir cette maison qui est à l’un de nous deux, qui est à tous deux!
– Et qui est pleine de dangers, auxquels ni vous ni moi ne saurions résister, Roland. Écoutez-moi, ayez pitié de moi! Une fois hors du seuil, je vous expliquerai tout! Je ne suis pas une folle, allez! Il y a là au-dessus du boudoir où nous causions d’amour un homme qui se meurt et qui pourrait vous dire si mes craintes sont extravagantes! Vous avez les titres sur vous, les titres qui vous assurent la victoire. Avec ces titres, une fois hors d’ici, vous êtes mon maître, vous êtes le maître de ceux qui nous combattent…
– Mais, objecta Roland, dans ce bal, au milieu de cette noble foule, mes titres à la main, ne suis-je pas aussi le maître?
La prétendue Nita demanda tout bas:
– Comment les avez-vous eus, ces titres?
Et comme Roland hésitait, sacrifiant systématiquement et un à un tous ses secrets, à cette heure de la suprême partie qui ne devait point avoir de revanche, elle ajouta:
– Il a bien fallu quelque chose pour me changer, comme vous dites, Roland, et pour me ramener tremblante dans vos bras où j’étais tout à l’heure si joyeuse. J’ai entendu, vous saurez tout cela plus tard, j’ai surpris la conspiration. La comtesse elle-même a favorisé l’enlèvement des titres. Pensez-vous que vos pauvres grotesques de l’atelier Cœur d’Acier eussent réellement pu lutter contre la comtesse? Vous la connaissez bien, pourtant; si l’absurde complot de vos amis a réussi, c’est que la comtesse était complice. Et pourquoi était-elle complice? C’est qu’à votre première attaque, dans cette fête, où précisément son terrain est préparé le mot vol sera prononcé. Les légitimes propriétaires ne volent pas, mon cousin; vous êtes tombé dans un piège. Et autour du piège, il y aura un juge d’instruction, un avocat dont la gloire est européenne, et toute une armée de témoins apostés. Roland, nous ne faisons plus qu’un seul cœur. C’est pour moi que je tremble, mais c’est à cause de vous!
Elle opéra sur la main de Roland une douce et caressante pression; la main céda, le corps suivit. Roland fit un pas vers la terrasse, puis deux.
Marguerite disait:
– Jusqu’à mon dernier jour, je vous serai reconnaissante de ce sacrifice. C’est là que je vois comme vous m’aimez!
– Où allons-nous? demanda Roland. Marguerite hésita, tant le pas était dangereux.
Mais elle n’hésita qu’un instant. Elle attira les mains de Roland jusqu’à son cœur et murmura d’une voix qui était plus suave qu’un chant:
– Mon cousin, mon fiancé, mon mari, Roland, duc de Clare, me donnera un asile dans sa maison, où tout le monde me respectera, lui le premier!
– Marchons! dit le jeune homme.
Ils montèrent la pente de la terrasse.
À peine avaient-ils dépassé l’entrée de l’appartement du comte, que la porte-fenêtre s’ouvrit sans bruit, donnant issue à trois personnes: deux dominos noirs et une sorte de spectre couvert d’un long manteau, qui allait tout chancelant. Ni Roland ni sa compagne ne virent ce mouvement.
Le reste fut rapide comme l’éclair, et il faudrait les planches d’un théâtre pour dérouler, presque sans paroles, la vive succession de ces suprêmes péripéties.
Péripéties de tous côtés à la fois, car le bal aussi semblait en trouble. De l’hôtel, un sourd fracas venait que ne dominaient plus les accords de l’orchestre. On eût dit que les splendeurs charmantes de cette fête aboutissaient à un dénouement tragique.
Marguerite entendait bien cela. Rien jamais ne lui échappait. Elle se disait:
«Mon premier mari est mort.»
Elle n’en était que plus ardente à la besogne.
La besogne, merveilleusement préparée, devait, du reste, se faire toute seule désormais.
C’était une finale sans musique, dont tous les effets étaient réglés d’avance.
Il commença par un éclat de foudre. Au moment même où la fausse Nita et Roland passaient le seuil du petit hôtel, Léon de Malevoy, traversant le salon en courant, parut à la porte opposée.
Il venait annoncer que la voiture était prête; mais il n’eut pas le temps de prononcer un seul mot.
Marguerite échevelée, se laissa tomber à genoux en levant les mains vers le ciel.
– Voilà ce que je craignais! s’écria-t-elle. Nous avons trop tardé. Oh! défendez-moi! défendez-moi!
Ces mots perfides qui, par suite des deux tête-à-tête successifs, s’adressaient aussi bien à Léon qu’à Roland, lancèrent les deux jeunes gens l’un contre l’autre.
Ils se démasquèrent en même temps.
Aucune insulte ne tomba de leurs lèvres.
– Il y a des armes ici! dit seulement Léon dont les lèvres contractées se crispaient.
Et il rentra dans le salon.
Roland l’y suivit.
Chacun d’eux prit un pistolet.
Derrière eux, Marguerite, achevant jusqu’au bout sa terrible création de comédienne se traînait sur les mains et sur les genoux.
Elle râlait.
Elle balbutiait, comme si elle eût été une pauvre folle, et comme, certes, eût fait Nita, si la comédie eût été réalité.
– Pitié, Grâce, mon Dieu! mon Dieu! Pitié!
Puis elle resta comme pâmée.
Mais quand les deux pistolets se levèrent en même temps, au milieu d’un grand silence, car il n’y eut point d’explication, et quelle explication était possible? quand, dis-je, les pistolets se levèrent puis s’abaissèrent, entre les deux hommes qui ne respiraient pas et qui, pâles, la tête haute, se regardaient dans les yeux, Marguerite se redressa lentement.
Il semblait qu’elle suivait le mouvement des armes.
Sa tête pendait en avant; les trous de son masque rendaient ce feu bleuâtre et livide qui est le regard des bêtes fauves dans la nuit.
Elle avait soif du sang qui allait jaillir pour lui donner sa triple victoire: la mort de ses deux ennemis et le déshonneur de sa rivale.
Elle touchait au triomphe. Les armes étaient chargées jusqu’à la gueule. On allait tirer à bout portant.
Et cent témoins, appelés par l’explosion, allaient trouver deux cadavres dans la maison de Nita de Clare!
– Comptons en même temps, Monsieur, dit Roland. Un! Car c’était un duel.
– Deux! firent-ils de la même voix, rauque et ferme.
Un grand cri prévint le nombre trois qui était sur leurs lèvres.
Marguerite bondit sur ses pieds, cherchant à se défendre contre une attaque soudaine. Deux dominos noirs venaient de passer le seuil.
– Celle-ci vous assassinait l’un par l’autre! dit une voix éclatante. Roland, mon frère! Celle-ci n’est pas Nita de Clare!
D’un geste violent, Rose de Malevoy avait arraché le masque de Marguerite.
Les deux jeunes gens reculèrent stupéfaits, Marguerite sembla se replier sur elle-même, prête à bondir contre Rose, dont le beau visage était découvert.
– Sur mon honneur et ma conscience, prononça lentement l’autre domino noir, en désignant Roland, ce jeune homme est le fils de Thérèse, duchesse de Clare!
Il s’adressait à deux graves personnages qui entraient, précédant une foule bruyante. L’un d’eux était le juge d’instruction, l’autre maître Mercier.
L’illustre avocat dit:
– La justice prend ses garanties où et comme elle l’entend. Pour moi, le témoignage du docteur Abel Lenoir est l’évidence même.
Ils s’écartèrent pour donner passage à ce spectre, revêtu d’un long manteau qui, tout à l’heure était sorti de l’appartement du comte.
C’était le comte lui-même. Il était si pâle, que vous eussiez dit un homme à sa dernière heure. Il tenait à la main sa pupille, Nita de Clare, princesse d’Eppstein. Il marcha vers les deux jeunes gens qui restaient frappés de stupeur.
– Monsieur de Malevoy, dit-il, M. le duc de Clare que voici veut bien vous rendre les titres qui vous ont été dérobés.
Roland tendit à Léon son portefeuille, sans prononcer une parole.
– Monsieur le duc, continua Joulou, voici votre cousine, dont vous êtes désormais le tuteur et le père.
Nita prit la main de Roland et murmura dans un sourire:
– Là-bas, au bal, c’était bien moi qui vous parlais de tendresse…
Joulou se tourna vers le juge d’instruction et désigna du doigt la porte où la foule se pressait.
– Ne laissez pas entrer encore ceux qui viennent nous arrêter, dit-il, j’ai à parler à Mme la comtesse.
Sur un geste du magistrat, la porte resta libre. Joulou était si froid et semblait si calme que nul ne songea à s’interposer. Il s’approcha de sa femme, qui était de pierre.
– Madame, dit-il, avant de mourir, je me suis mis en paix avec Dieu et avec les hommes. À l’heure qu’il est, tous nos complices sont sous la main de la loi. Il n’y a plus de libres que deux coupables: vous et moi. Nous allons être arrêtés dans une minute.
Marguerite ne bougea pas: mais entre ses paupières demi-closes, qui brûlaient dans la livide pâleur de son visage, un regard de vipère écrasée glissa.
– Madame, reprit Joulou, je viens vous sauver.
La prunelle de Marguerite eut un fauve rayonnement. Elle crut. Cet homme avait été si longtemps son esclave!
– Je vais vous sauver, répéta Joulou, non point parce que je vous ai aimée profondément, et passionnément, mais parce que je ne veux pas que nous traînions plus bas, vous et moi, le nom de mon père et de ma mère.
Il rejeta son manteau. Il avait un pistolet dans chaque main. D’un double geste, si ferme et si net que personne n’eut le temps de s’élancer, il appuya l’un des canons entre ses deux yeux et l’autre à la tempe de Marguerite.
Les deux coups ne firent qu’une seule explosion. La cervelle de Marguerite éclata, souillant horriblement les fraîches nuances de son costume de bal. Joulou tomba mort.
L’année suivante, Gondrequin-Militaire et M. Baruque, dit Rudaupoil, escortés de leur fidèle Cascadin et de quelques membres importants de l’atelier Cœur d’Acier, accomplirent un mémorable voyage. Eux qui n’avaient jamais perdu de vue le dôme moisi de la Sorbonne, se trouvèrent tout à coup transportés à travers l’espace jusque dans les montagnes du Dauphiné. Ils étaient tous très bien couverts et voyageaient dans l’intérieur de la diligence comme des rentiers.
M. Baruque avait perdu en grande partie la gravité de son caractère; il luttait d’inconvenances avec Cascadin. Gondrequin, au contraire, s’affaissait dans une sorte de béatitude.
– Pas accéléré, citoyen, disait-il au conducteur quand on s’arrêtait aux relais. Nous circulons pour deux circonstances agréables, apportant sur nous dans nos bagages un feu d’artifice complet avec soleil et artichaut pour la célébration de leur bonheur conjugal. Quand elles vinrent à l’atelier toutes deux, dans les temps, censé pour acheter l’immeuble, on n’aurait jamais cru que c’était la femme présomptive de M. Cœur! Aimable et jolie, à la fleur de l’adolescence, princesse par la naissance et les millions qu’ils auront en partage, tirant l’œil au moyen de ses grâces et de son éducation, ça fait un couple assez bien comme ça. L’ancien, dites donc, faites comme le temps allégorique qui fuit, car il a des ailes. Eh! houp! flambez!
M. Baruque mettait la tête à la portière et s’écriait:
– Vous retardez la manivelle, Militaire, par vos discours! L’autre petite n’était pas non plus déchirée, eh! là-bas! elle épouse le médecin des bourses plates, un bel homme, et qui fait attendre les marquises quand il a affaire chez le pauvre monde. Chante-nous une mélodie, Cascadin!
La diligence roulait, emportant la bande joyeuse. De temps en temps, Gondrequin murmurait:
– N’y a qu’une paille! C’est ce joli garçon de notaire qui a cédé son fonds pour s’engager trappiste! C’est chagrinant.
Par une belle soirée, nos voyageurs avaient laissé la diligence, et marchaient à pied dans la vallée de Graisivaudan. La masse imposante du château de la Nau-Fabas dessina tout à coup ses profils carrés au milieu des grands bois de sapins. L’atelier Cœur d’Acier se découvrit avec émotion et se mit en rond pour chanter un La-ï-tou:
– À bas la plaine de Saint-Denis! cria Gondrequin-Militaire.
– Jurons, appuya M. Baruque, de cultiver avec soin le sol de ces montagnes écartées!
– Nous aimons tous le laitage! ajouta Cascadin les larmes aux yeux; et le vin blanc! et les pois verts!
Ainsi se fondent les peuples pasteurs.
Le lendemain, l’atelier Cœur d’Acier tira son feu d’artifice, dont pas une pièce ne rata.
Il y avait deux mariées dont l’une, Nita de Clare, rayonnait de beauté et de bonheur; l’autre, Rose de Malevoy, ne cachait point la mélancolie qui était parmi sa joie.
Bien que l’un des deux mariés s’appelât Roland, duc de Clare, et l’autre le docteur Abel Lenoir, l’atelier lança une dernière fois, au milieu des fusées, son cri bien-aimé: «Vive M. Cœur et la salade!»
Les hôtes illustres du château de la Nau-Fabas ne songèrent point à railler. On se racontait, en rentrant au salon, une bizarre et touchante histoire.
Maître Léon de Malevoy avait dressé lui-même les deux contrats de mariage, la veille du jour où il s’était retiré du monde pour entrer au couvent de la Grande-Chartreuse.