158271.fb2 Les Habits Noirs Tome VI - L’Avaleur De Sabres - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 2

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PREMIÈRE PARTIE PETITE-REINE

I La foire au pain d’épice

Il y avait quatre musiciens: une clarinette qui mesurait cinq pieds huit pouces et qui pouvait être au besoin «géant belge» quand elle mettait six jeux de cartes dans chacune de ses bottes, un trombone bossu, un triangle en bas âge et une grosse caisse du sexe féminin, large comme une tour.

Il y avait en outre un lancier polonais pour agiter la cloche, un paillasse habillé de toile à matelas pour crier dans le porte-voix, et une fillette rousse de cheveux, brune de teint, qui tapait à coups redoublés sur le tam-tam, roi des instruments destinés à produire la musique enragée.

Cela faisait un horrible fracas au-devant d’une baraque assez grande, mais abondamment délabrée, qui portait pour enseigne un tableau déchiré représentant la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des serpents boas, une charge de cavalerie, un lion dévorant un missionnaire et le roi Louis-Philippe avec sa nombreuse famille, recevant les ambassadeurs de Tippoo-Saïb.

Le ciel du tableau où voltigeaient des hippogriffes, des ballons, des comètes, des trapèzes, Auriol en train d’exécuter le saut périlleux, et un oiseau rare, emportant un âne dans ses serres, était coupé par une vaste banderole, déroulée en fantastiques méandres, qui laissait lire la légende suivante:

Théâtre français et hydraulique

Prestiges savants, exercices et variétés du XIX e siècle des lumières

Dirigé par madame Canada

Première physicienne des capitales de l’Europe civilisée

La clarinette venait d’Allemagne, comme toutes les clarinettes. C’était un pauvre diable maigre, osseux, habillé en chirurgien militaire. Il portait un nez considérable, qui faisait presque le cercle quand il suçait le bec enrhumé de son instrument. Le trombone bossu était de Pontoise, où il avait eu des peines de cœur en justice.

Le triangle venait du quartier des Invalides à Paris. Il avait quatorze ans. À sa figure coupante, sèche, sérieuse et moqueuse à la fois, on lui en eût donné vingt pour le moins, mais son corps était d’un enfant.

Le premier aspect ne lui était pas défavorable; son visage, assez joli, mais vieillot et déjà usé, se couronnait d’une admirable chevelure noire, arrangée avec coquetterie; au second regard, on éprouvait une sorte de malaise à voir mieux cette vieillesse enfantine qui semblait ne point avoir de sexe. Son costume, qui consistait en une veste de velours ouverte sur une chemise de laine rouge, avait l’air propre et presque élégant auprès des haillons de ses camarades.

La clarinette s’appelait Kœhln, dit Cologne; le trombone avait nom Poquet, dit Atlas, à cause de sa bosse, et le triangle se nommait Saladin tout court, ou plutôt monsieur Saladin, car il occupait une position sociale. À l’âge où la plupart des adolescents sont une charge pour les familles, il joignait à son talent sur le triangle, l’art d’avaler des sabres, et pouvait déjà remplacer madame Canada, enrouée, dans la tâche difficile de «tourner le compliment».

«Tourner le compliment» ou «adresser le boniment», c’est prononcer le discours préliminaire qui invite les populations à se précipiter en foule dans la baraque.

Outre sa capacité, Saladin était fort bien doué sous le rapport de la naissance et des protections. Il avait pour père le lancier polonais qui sonnait la cloche, pour nourrice le paillasse, habillé de toile à matelas, pour marraine la femme obèse, chargée de battre la caisse.

Cette femme n’était autre que madame veuve Canada, non seulement directrice du Théâtre Français et Hydraulique, mais encore dompteuse de monstres féroces. Elle pesait 220 à la criée; mais sa large face avait une expression si riante et si débonnaire, qu’on s’étonnait toujours de lui voir casser des cailloux sur le ventre, avec un marteau de forge.

Chez elle c’était plutôt habitude que dureté de cœur.

Le paillasse, homme d’une cinquantaine d’années, dont les jambes maigres supportaient un torse d’Hercule, avait une physionomie encore plus angélique que celle de madame Canada; son sourire cordial et modeste faisait plaisir à voir. Il remplissait les fonctions du Canada mâle qu’une mort prématurée avait enlevé à la foire; on l’appelait même volontiers monsieur Canada; mais, de son vrai nom, c’était Échalot, ex-garçon pharmacien, ancien agent d’affaires, ancien modèle pour le thorax, ancien employé surnuméraire de la grande maison des Habits Noirs.

Par un juste retour, madame Canada se laissait donner le sobriquet d’Échalote. Il y avait entre elle et lui une liaison sentimentale, fondée sur l’estime, l’amour et la commodité.

Le lancier polonais, père de Saladin, n’avait pas de bonnes mœurs. C’était un homme du même âge qu’Échalot, mais plus soigneux de sa personne; ses cheveux plats, d’un jaune grisonnant, reluisaient de pommade à bon marché et il se faisait des sourcils avec un bouchon brûlé.

Cela donnait du feu à son regard, toujours dirigé vers les dames.

Il n’avait pas offert de bons exemples à Saladin, son fils, et la veuve Canada se plaignait des pièges qu’il tendait sans cesse à son honneur.

Il avait un joli nom: Amédée Similor. Échalot et lui étaient Oreste et Pylade; seulement, comme Similor manquait de délicatesse, il abusait de la générosité d’Échalot qui, sans lui, aurait déjà pu prendre bon nombre d’actions dans le Théâtre Français et Hydraulique et conduire madame Canada à l’autel.

Similor avait été maître à danser des familles, au Grand-Vainqueur, modèle pour les cuisses, ramasseur de bouts de cigares et employé dans les bureaux déjà cités: la maison des Habits Noirs.

L’art d’avaler des sabres endurcit peut-être l’âme. Le jeune Saladin devait tout à Échalot, car Similor son père ne lui avait jamais distribué que des coups de pied. Nonobstant, Saladin n’entourait point Échalot d’un respect pieux. Bien que ce dernier l’eût nourri au biberon, à une époque où deux sous de lait étaient pour lui une dépense bien lourde, Saladin ne gardait à son bienfaiteur aucune espèce de reconnaissance. Échalot convenait que cet adolescent avait plus d’esprit que de sensibilité, mais il ne pouvait s’empêcher de l’aimer.

La fillette brune de teint, rousse de cheveux, s’appelait Fanchon (au théâtre mademoiselle Freluche). Elle dansait sur la corde assez bien, elle était laide, effrontée et sans éducation. Elle aurait voulu faire celle Saladin, qui la dominait de toute la hauteur de son talent; car le lecteur ne doit pas s’y tromper: Saladin avait l’intelligence de Voltaire, fortifiée par les trucs les plus avantageux en foire.

C’était vers la fin d’avril 1852, l’avant-dernier jour de la quinzaine de Pâques, époque consacrée par l’usage et les règlements à cette grande fête populaire: la foire au pain d’épice. Depuis bien des années, on n’avait pas vu sur la place du Trône une si brillante réunion d’artistes brevetés par les différentes cours de l’Europe. Outre les marchands de nonnettes et de pavés de Reims, tous fournisseurs des têtes couronnées, il y avait là le dentiste de l’empereur du Brésil, le pédicure de Sa Très Gracieuse Majesté la reine d’Angleterre, et le savant chimiste qui fabrique les cuirs à rasoirs de l’autocrate de toutes les Russies.

Il y avait aussi, bien entendu, la dame incomplètement lavée qui tire les cartes aux archiduchesses d’Autriche, la somnambule ordinaire des infantes d’Espagne, l’Abencérage qui livre aux palatins le vernis pour les chaussures, et le général argentin qui, non content de dégraisser la cour de Suède, fourbit encore les casseroles du palais de Saint-James, recolle les porcelaines de l’Escurial et vend, par privilège, le poil à gratter à toute la maison du roi de Prusse.

Quelques philosophes se sont demandé pourquoi ce burlesque et pompeux étalage de recommandations royales, en plein faubourg Saint-Antoine, qui ne passe pas pour être peuplé de courtisans. Il y a un dieu malin occupé du matin au soir à poser ces problèmes qui embarrassent les philosophes.

Tandis que le milieu de l’immense rond-point était encombré de boutiques où vous n’eussiez pas trouvé un seul paquet d’un sou qui ne fût timbré d’un ou deux écussons souverains, le pourtour, réservé aux théâtres et exhibitions ne se montrait pas moins jaloux d’étaler des protections augustes. Je suis certain qu’au plus épais du Moyen Age, les marchands forains rassemblés au camp du Drap-d’Or ne hurlaient pas avec tant d’emphase les noms de rois et d’empereurs.

Toute l’aristocratie de la baraque était là, le célèbre Cocherie, Laroche l’universel, les singes polytechniques, les tableaux vivants, la sibylle parisienne, le cheval à cinq queues, la pie voleuse, l’enfant encéphale, le petit cerf savant qui passe dans un cerceau, la lutte à mains plates: Arpin, Marseille, Rabasson, – des albinos, des nègres, des Peaux-Rouges, – des phoques, des crocodiles, – l’hermaphrodite, le boa constrictor, le lapin qui joue aux dominos, – l’homme à la poupée, les jumeaux de Siam, l’adolescent squelette, – le salon de cire et cette cabane percée de trous ronds où l’on voyage pour deux sous à travers les cinq parties du monde.

Il était cinq heures du soir, le temps menaçait; pour tant et de si grandes attractions, la place du Trône contenait à peine en ce moment une centaine de flâneurs endurcis qui regardaient volontiers les bagatelles de la porte, mais qui ne montraient aucune envie d’entrer. Pour ces cent badauds, les mille pitres, saltimbanques, paillasses, marquis et mères gigognes faisaient assaut désespéré de coquetteries. C’est à ces heures de disette que les artistes en foire déploient le mieux leur vaillance proverbiale. Porte-voix, gongs, tam-tams, crécelles, tambours, trompettes, grosses caisses, ophicléides s’acharnent à produire un tapage infernal, lors même qu’il n’y a plus personne pour les entendre. L’idée a dû venir plus d’une fois à Bilboquet abandonné d’incendier sa boutique pour avoir occasion de crier au feu.

Cela attirerait peut-être le monde.

Les clameurs se croisaient avec une violence inouïe. C’était un pêle-mêle de contorsions véhémentes, de danses furieuses, de coups de pied toujours adressés au même endroit, de cris, de gestes, de sons de cloches, de vibrations métalliques, de chansons, de pétards et de fanfares.

– Prenez vos billets!

– Il faut le voir pour le croire!

– Deux sous!

– Le seul phénomène vivant qui ait reçu une médaille d’or de la propre main du prince Albert!

– Dzing! boum!

– Pan! pan!

– Sa malheureuse mère mourut de douleur en voyant le monstre à qui elle avait donné le jour!

– Tara, tantara, tantara… couac! couac!

– On offre trente mille francs comptant à qui montrera le pareil – vivant!

– Entrez! il y a encore six places, et ce sont les meilleures!

– Suivez le monde! on verra le lion marin manger l’enfant à la mamelle!

– Ce n’est pas un franc, ce n’est pas un demi-franc, ce n’est pas même vingt-cinq centimes… Boum! dzing!

– Dix-huit ans! 200 kilogrammes et des attraits supérieurs à son poids! On commence! Deux sous! deux! deux!

Le Théâtre Français et Hydraulique était situé à l’extrémité de la place du Trône, à gauche en montant du côté du boulevard de Montreuil: bonne place le dimanche, où le flot vient de la barrière, mauvaise place en semaine où les visiteurs plus rares arrivent du côté de Paris.

L’eau va toujours à la rivière: Laroche, le Rothschild des bonisseurs, et cette puissante «famille Cocherie», qui est l’opéra de la foire, prennent invariablement les bons endroits.

La journée n’avait pas été heureuse, malgré un charmant soleil de printemps, et le ciel noir présageait une soirée nulle.

Madame Canada, coiffée d’étoupes et portant sur son dos éléphantin un petit caraco d’indienne Pompadour, battait la caisse avec une résignation mélancolique; Cologne, la clarinette, et Poquet, dit Atlas, le trombone soufflaient dans leurs terribles outils avec découragement. Saladin, l’héritier présomptif, épluchait son triangle mollement; Similor, cherchant en vain à l’horizon des dames à qui décocher le trait galant de son regard, agitait la cloche comme par manière d’acquit. Seul, Paillasse-Échalot, imperturbable dans sa constance, envoyait au travers de son porte-voix des appels mugissants, tout en relevant par de bonnes paroles le désespoir de ses compagnons.

– On n’a jamais rien vu d’analogue dans Paris! criait-il, (bas) Allez, mademoiselle Freluche, nom d’un cœur! tapez le chaudron comme un amour, ou vous n’aurez pas d’oignons dans votre soupe! (Dans le porte-voix) Jamais, jamais, jamais, on ne verra rien de si agréable! (bas) Ferme, madame Canada, la jolie des jolies! Un peu de nerf, Similor! (haut) C’est la dernière, unique et irrévocable avant le départ de la grande machine américaine, électrique, pneumatique et agricole pour le Portugal, dont l’académie des sciences nationales, a voulu l’examiner en détail pour en faire un rapport à monsieur Leverrier! (bas) Vas-y, Cologne! pousse, Poquet! Voilà trois payses là-bas qu’on peut faire… et un artilleur, et une petite dame blonde avec sa minette! (haut) Les grandes eaux de Versailles au naturel, terminées par la chute du Rhin à Schaffhouse, avec les embarcations entraînées par le courant du fleuve qui est la frontière naturelle de la patrie, (bas) Encore deux artilleurs: c’est pour les trois payses: dur! (haut) Héloïse et Abélard par mademoiselle Freluche et le jeune Saladin, premier élève du conservatoire de la Sicile, conquise par le général Garibaldi! (bas) Attention! Deux grosses mères et leur garçon boucher! Au carillon, Amédée! (haut) La mort d’Abel, par le même qui avalera trois sabres de cavalerie et cassera une demi-douzaine de cailloux sur les appas de madame Canada, première physicienne de l’Observatoire, (bas) Nom de nom! regardez! un pair de France étranger ou marchand d’esclaves des colonies! c’est pour la petite blonde! Allume! (haut) Danses et élévations sur la corde roide, par mademoiselle Freluche, unique élève que madame Saqui a empêchée depuis quelque temps de paraître en public suite à la jalousie qu’elle lui inspire! (dans le porte-voix) Madame Saqui! madame Saqui! madame Saqui!

Tout héroïsme a sa récompense. Quand Échalot s’arrêta épuisé, il y avait au moins une douzaine et demie de badauds devant la plate-forme du Théâtre Français et Hydraulique: trois artilleurs, trois Picardes, deux bonnes femmes entre lesquelles un jeune homme faisait le panier à deux anses; quatre ou cinq soldats de la ligne et autant de gamins.

Il y avait en outre la jeune dame blonde donnant la main à une adorable petite fille de trois ans, et un personnage de grande taille, très brun de poil, plus brun de peau, qui suivait d’un œil fixe et sombre la jolie dame et son bijou de petite fille.

L’armée de madame Canada, électrisée par cette affluence inattendue s’éveilla. Le lancier polonais agita sa cloche avec fièvre en dardant aux payses, aux grosses mères, à tout ce qui portait jupon, des œillades incendiaires. Dans l’humble situation que le sort lui avait faite, cet homme était le type pur de Don Juan. La musique éclata et mademoiselle Freluche lança des taloches frénétiques au tam-tam, tandis qu’Échalot poussait des rauquements de tigre dans son porte-voix.

Hélas! tout cela fut inutile. Les trois payses passèrent, et certes, malgré la douceur de son naturel, madame Canada les eût volontiers étranglées, car elles entraînèrent à leur suite les trois artilleurs. Les deux grosses mères avec leur garçon boucher suivirent, attirant les gamins que ce trio divertissait. Les cinq soldats de la ligne firent comme les gamins, et la jolie blonde elle-même, tournant le dos en sens contraire, prenait déjà la route du faubourg Saint-Antoine, lorsque sa petite fille dit d’une voix gentille et doucette comme le chant d’un oiseau:

– Maman, je voudrais voir madame Saqui.

– Madame Saqui! madame Saqui! madame Saqui! rugit Échalot dans son porte-voix. Deux sous! deux sous! deux sous!

L’enfant pesa sur la main de sa mère qui s’arrêta aussitôt.

– Amorcé! murmura le jeune Saladin, qui suivait cette scène muette d’un regard déjà connaisseur.

Les yeux de Saladin étaient assez beaux, mais dans l’action de regarder fixement, ils s’arrondissaient comme des yeux d’épervier.

La jolie blonde éleva l’enfant dans ses bras en un mouvement de caresse passionnée.

– Nous demeurons bien loin, dit-elle, et il est tard. Demain, si tu voulais, Petite-Reine, nous descendrions voir la danseuse de corde du pont d’Austerlitz.

– Non, répondit Petite-Reine, c’est aujourd’hui, et c’est madame Saqui que je veux voir.

La jeune mère, obéissante, monta l’escalier tremblant qui conduisait à la plate-forme. Madame Canada, enlevant d’une main sa partie de grosse caisse, et faisant grincer de l’autre sa paire de cymbales ébréchées, enveloppa la mère et l’enfant dans un regard de tendre gratitude. Elle avait bon cœur, elle les eût embrassées.

Et il y avait de quoi, car le «pair de France étranger» suivit la piste de la jolie blonde en rabattant son chapeau sur ses yeux. Deux demoiselles dont nous n’avons pas encore parlé et qui semblaient ne point appartenir au monde gourmé du faubourg Saint-Germain suivirent ce marchand d’esclaves; trois commis de magasin suivirent les deux demoiselles.

Les cinq soldats de la ligne, ayant vu cela, se consultèrent: partout où l’on va, ils vont, le nez au vent, l’air étonné, la conscience sereine. Ils emboîtèrent le pas.

Les trois gamins se dirent: «Paraît qu’il y a quelque chose de fameux»; et ils prirent la file.

– Ohé! fit le garçon boucher à ses deux grosses mères, payez-vous l’espectacle!

Et les trois artilleurs, saisissant cet instant pour offrir leurs bras aux trois payses, proposèrent les délices du théâtre en vogue.

Vous voyez si madame Canada devait de la reconnaissance à Petite-Reine!

– Deux sous! deux sous! deux sous! Prenez vos billets!

De tous les coins de la place les moutons de Panurge arrivaient.

– Suivez le monde!!!

La baraque était pleine. Échalot, altier comme une tour, finit par se mettre au-devant de l’entrée et renvoya un dernier gamin d’apparence insolvable, en disant:

– Complet! Si je possédais la vaste salle de l’Académie royale de musique, jeune homme, je ne serais pas obligé de refuser tous les jours ma fortune!

II Le roi des étudiants

Elle était pleine la baraque de madame Canada, première physicienne des diverses capitales de l’Europe, véritablement pleine. Mais comme notre drame est tout entier dans la jeune dame blonde qui avait cédé à l’enfantin caprice de sa fillette, nous ne nous occuperons que de Petite-Reine et de sa mère.

Entrées les premières, elles étaient naturellement au premier rang, et le parcimonieux éclairage de la scène tombait d’aplomb sur elles. Il est probable que les trois quinquets servant de rampe et de lustre au Théâtre Français et Hydraulique n’avaient jamais envoyé leurs fumeux rayons à rien de si exquis. L’enfant était gracieuse adorablement, mais la jeune mère était plus gracieuse encore.

Certes, le lecteur n’a pu supposer que nous ayons eu l’idée folle d’introduire, pour lui, une grande dame dans la baraque de madame Canada. Madame Lily, ou, comme on l’appelait encore dans le quartier Mazas, la Gloriette n’était ni comtesse ni baronne; elle tenait même, et par plus d’un côté très apparent, à la classe populaire; mais il y avait dans son maintien quelque chose de si net et de si décent; sa toilette, très simple, portait un cachet si modestement mesuré, et en même temps si élégant, malgré l’humble valeur des objets qui la composaient, qu’on eût hésité, en conscience, à la ranger dans la catégorie des simples ouvrières.

Elle portait haut, sans le vouloir, sans le savoir aussi; elle était «distinguée» en dépit du petit cabas qui lui pendait au bras, car, il faut bien vous le dire, elle était venue à la barrière du Trône tout exprès pour acheter son dîner un peu moins cher que dans Paris.

Elle était jolie tout uniment et si franchement que son aspect épandait une joie. Il y avait en elle un délicat rayonnement de vie et de jeunesse à peine voilé par une nuance de mélancolie, qui n’était pas sa nature même, et qui trahissait à demi le secret d’un malheur fièrement supporté.

Pourquoi l’appelait-on la Gloriette? vous croirez l’avoir deviné quand je vous aurai dit que l’homme au teint bronzé, cette manière de nabab qu’Échalot appelait le marchand d’esclaves, assis non loin d’elle, n’osa point lui adresser la parole, malgré sa pauvre robe noire, coton et laine; son châle également noir, qui n’était pas même en vrai mérinos, et son chapeau dont le taffetas avait des reflets un peu fauves.

Non, ce n’était pas pour cela; ce n’était pas non plus pour le regard presque toujours souriant, mais parfois si hautain de ses grands yeux noirs, délicieux contraste à sa blonde chevelure.

Un matin, et il y avait déjà longtemps, Petite-Reine ne marchait pas encore, on avait vu madame Lily monter en fiacre avec une robe de soie et un châle qui pouvait bien être un cachemire.

Le châle et la robe n’avaient jamais reparu, et cette banque populaire qui porte un si drôle de nom: le mont-de-piété, savait sans doute ce que la robe et le châle étaient devenus. Ce n’était pas encore pour cela, non.

Les voisins de madame Lily l’appelaient la Gloriette, à cause de Justine, sa chère gloire, sa fille, son trésor chéri, qui avait aussi l’honneur d’un surnom: Petite-Reine. Il faut d’ordinaire la fortune, le talent ou le vice pour émouvoir les cancans d’un quartier de Paris. Madame Lily était très pauvre; elle n’avait aucun talent connu, elle vivait seule et rigoureusement retirée. Pourtant Dieu sait que son quartier s’occupait d’elle.

On était parvenu à savoir vaguement quelques couplets d’une légende dont elle était l’héroïne.

Elle venait de très bas – de si bas que beaucoup se demandaient si elle n’était point un peu princesse.

Pour trouver sa patrie, il fallait passer la Seine, et remonter le boulevard de l’Hôpital. Au-delà de la barrière d’Italie, il existait alors une ville étrange, toute composée de chiffonniers qui s’étaient bâti des maisons avec l’impossible.

Cette ville avait des quantités de noms. Elle s’appelait Babylone, Pékin-la-Guenille, le Camp-des-Aristos, la Garouille, la Californie, ou la vallée de Cachemire, au choix.

Quatre ou cinq ans en ça, il y avait dans cette cité de la misère parisienne toujours prête à se railler elle-même une jeune fille belle comme les amours et qui n’avait jamais porté la hotte, occupée qu’elle était du matin au soir à servir les habitués de la Maison-d ’Or.

La Maison-d ’Or de Pékin-la-Guenille, bien autrement achalandée que l’établissement du même nom, situé boulevard des Italiens, était une grande masure, construite avec des os, de la boue, du papier, des tessons de bouteille et des copeaux. Nous citons seulement les principaux matériaux; en soumettant ses murailles à l’analyse, on eût trouvé d’incroyables fantaisies. Le toit était presque entièrement formé de vieilles semelles, disposées avec art comme les écailles des poissons. Au-dessus de la porte se trouvait un squelette de chat qu’on avait employé comme moellon de son vivant et que le temps avait proprement disséqué.

La Maison-d ’Or était tenue par Barbe Mahaleur, dite «l’Amouret-la-Chance», ancienne guitariste, présentement cabaretière, sage-femme non reçue par la Faculté et Mère des chiffonniers.

C’était une forte créature d’une cinquantaine d’années, taillée comme un homme et sabrée par la petite vérole. Elle avait les mœurs de la grande Catherine et battait cruellement ses Orloff. L’un d’eux cependant lui avait arraché l’œil gauche dans un moment d’humeur. Il lui manquait aussi la moitié de son nez qu’on disait avoir été mangée par un autre Potemkine. Cela ne l’empêchait pas d’être belle femme.

Elle régnait sur les naturels de Pékin-la-Guenille par l’admiration et la terreur. On la respectait, on la prenait pour juge; en ces occasions, elle se montrait baroque, mais équitable, à la façon du roi Salomon, rendant cet arrêt d’un goût douteux qui fonda sa renommée de jurisconsulte.

Elle accouchait d’une main, versait la goutte de l’autre, faisait des avances sur tas d’ordures et pratiquait même, disait-on, la banque à la petite semaine: 20 pour 100 par mois, 240 pour 100 à l’année: ceci officiellement, mais, sous le manteau de la cheminée, on pouvait doubler le taux pour les emprunteurs scabreux, sans perdre la paix de la conscience.

Elle avait encore sa guitare dans un coin. Parfois, quand le respect public lui avait offert trop de «marc», elle décrochait l’instrument redoutable et chantait des airs de Jean-Jacques Rousseau de Genève.

Il fallait alors applaudir à tour de bras ou s’en aller: Barbe Mahaleur n’aimait pas les tièdes.

Il se trouvait à Babylone des crédules pour aller répétant qu’elle possédait dans Paris, plus de cinquante mille livres de rentes en immeubles.

Barbe Mahaleur avait pour esclave une fillette sauvage qui cachait dans un fouillis énorme de cheveux blonds une petite figure pâlotte, illuminée par une paire de grands yeux noirs. On s’étonnait que Barbe n’eût pas encore estropié Lily, son esclave; Barbe ne la maltraitait même pas beaucoup, mais elle la faisait travailler rondement. Elle l’appelait tantôt ma fille, tantôt ma nièce, tantôt la Vacabonne.

Parmi les sujets de Barbe Mahaleur personne n’était positivement fixé sur la question de savoir quelle sorte de lien existait entre la Vacabonne et sa souveraine.

En ce même temps, c’est-à-dire vers 1847, l’hôtel Corneille possédait le plus magnifique étudiant qui eût ébloui le pays Latin depuis bien des années. L’hôtel Corneille était encore à cette époque sans rival au quartier des écoles pour la richesse de ses appartements, et la prodigalité de sa table d’hôte. Il y avait des chambres à 50 francs par mois et l’on pouvait y dépenser 3 francs 50 à son dîner.

Depuis, ces prix ont été dépassés dans des établissements moins historiques.

Le lion latin dont nous parlons avait nom Justin de Vibray. Il était beau insolemment, à la façon des soldats et des femmes; il était jeune, robuste, spirituel, généreux, noble de naissance et riche.

Il venait je ne sais d’où en Touraine. Bien rarement ces princes éblouissants de la jeunesse sont enfants de Paris. Ils arrivent exubérants de sang et de sève; Paris casse leurs angles comme la mer fait pour les galets; Paris les pâlit, les calme et les forme; Paris les met à ce point de rondeur et d’uniformité qu’il faut avoir pour entrer dans un des casiers de la vie commune.

Un notaire doit être préalablement taillé comme un diamant, mais non pas à facettes.

Justin, diable à quatre s’il en fut, avait le triple talent du Béarnais et bien d’autres. Il eut l’honneur d’être, pendant des semaines et des mois, la coqueluche de mesdames les étudiantes, ce qui ne l’empêcha point de passer ses premiers examens avec succès; car il y avait de l’étoffe, en vérité, chez ce beau garçon-là. Il avait fait d’excellentes études; il pouvait mener de front le travail et le plaisir.

Un jour, il disparut à la fois de l’hôtel Corneille, des cours et même de la Chaumière.

On parla de lui l’espace de trois bals. Au dernier, il fut raconté qu’on l’avait rencontré au bois avec une femme qui était un miracle de beauté.

Le bois est loin de l’Odéon. Ce devait être une duchesse, on chercha un autre roi du billard et des chopes.

Mais Justin de Vibray ne fut pas oublié ni remplacé, car il arriva quelque chose comme après la mort d’Alexandre le Grand: l’empire du Prado se divisa, et les successeurs de Justin luttèrent en vain contre le souvenir de ce hardi jeune homme, si brave, si doux, qui avait l’amitié de tous les hommes et l’amour de toutes les femmes.

Ce n’était pas une duchesse qui l’avait enlevé.

À la veille de passer un examen, Justin était sorti un matin de bonne heure, son Rogron sous le bras. Il voulait du calme et de la solitude; au lieu donc de franchir la grille du Luxembourg, il avait pris le boulevard d’Arcueil, derrière l’Observatoire et s’était plongé dans la lecture des cinq codes expliqués.

Il allait ainsi droit devant lui, sans regarder. Au bout d’une demi-heure de marche, ayant levé les yeux par hasard, il poussa le même cri que Christophe Colomb à la vue de la terre des Antilles. Justin avait découvert Babylone.

Un instant, il resta ébahi devant cette prodigieuse capitale. Paris, l’implacable bouffon, met du comique jusque dans la misère. Ce bivouac des sauvages de Paris se présentait gaillardement au regard avec ses maisons fantastiques et sa population, dont à cette heure matinale rien ne peut donner une idée. L’harmonie ne manquait point entre les masures, ruines âgées de quelques semaines, qui semblaient avoir été bâties selon un parti pris de moquerie burlesque, et les loques ambulantes qui grouillaient dans les rues. Il y avait là tels négligés de chiffonnières qui eussent brisé le crayon dans la main de Daumier.

Comme Justin était en admiration devant les excentricités architecturales de la Maison-d ’Or; palais de Barbe Mahaleur, celle-ci sortit, demi-nue et n’ayant pour cacher les effrayantes séductions de son torse qu’un mouchoir cholet en lambeaux. Un képi coiffait la révolte de ses cheveux grisonnants, et ses jambes d’hercule étaient chastement couvertes par un petit torchon, rattaché autour de ses reins.

Elle appela Lily d’une voix de clairon enrhumé; Justin attendit, espérant une apparition encore plus grotesque.

L’enfant qui se montra sur le seuil, vêtue d’une misérable robe d’indienne frangée et d’un pauvre mouchoir de cou, à jour comme une dentelle, glaça le rire sur ses lèvres.

Et pourtant l’enfant souriait. Il n’y avait en elle, évidemment, ni regret d’une meilleure existence ni désir d’une autre vie.

Mais elle était si belle, cette enfant, que Justin en eut le cœur serré.

Barbe Mahaleur lui donna une bonne tape sur la joue en manière de caresse, et lui mit quatre sous dans la main en disant:

– Va me chercher du câblé, petite vache!

Ce dernier mot était doux comme une caresse.

Le gros câblé ou carotte double est le tabac à chiquer le plus fort. Cette Mahaleur était portée sur sa bouche.

Lily partit en courant. Je ne sais pourquoi Justin la suivit.

Certes, il ne prétendait point lier connaissance avec cette fille en haillons: «la petite vache». Oh! certes!

Pour gagner la route d’Italie, il y avait un long et tortueux couloir, bordé par de grands murs sans fenêtres, formant le derrière de plusieurs usines. Deux personnes de corpulence ordinaire auraient eu peine à passer de front dans ce défilé.

À moitié chemin, Lily se rencontra face à face avec un très beau chiffonnier en grande tenue, le crochet à la main, la hotte sur le dos. C’était Payoux, dit la Tulipe-de -Vénus, qui avait l’honneur d’être le favori actuel et régnant de Barbe Mahaleur. Il revenait de sa tournée avec une pointe de chambertin à trente centimes.

– Tiens, fit-il, en rejetant son crochet dans sa hotte, v’là l’agneau! Il y a longtemps que je te guette; on va rire ensemble à la fin!

Il n’eut qu’à ouvrir le bras pour barrer le passage. Lily voulut se rejeter en arrière, il la saisit et lui planta un gros baiser sur les lèvres.

Après quoi il poussa un cri et tomba assommé.

Justin l’avait abattu d’un seul coup de poing.

Pourquoi cette absurde violence? Voilà ce que Rogron, l’acharné explicateur, n’aurait pas su expliquer.

Justin avait assommé ainsi de parti pris et restait plus étourdi que la bête terrassée.

Il était pâle, mais ses tempes battaient, et il y avait du rouge à ses yeux, qu’il frotta pour voir clair.

Il s’éveilla, son Rogron sous le bras; entre l’homme couché comme un bœuf qui a reçu le coup de massue, et la fillette, évanouie ni plus ni moins qu’une demoiselle en mousseline blanche.

Mais les évanouissements des demoiselles en mousseline blanche durent longtemps; celui de Lily fut juste d’une demi-minute. Elle rouvrit ses beaux yeux, regarda Payoux couché dans la boue, puis Justin, et sourit en disant:

– J’ai eu grand-peur, merci.

Elle avait une voix douce, dont les basses cordes vibraient et pénétraient.

Justin ressentait en lui-même une angoisse vague. Sa pensée vacillait comme s’il eût subi une sorte d’ivresse. Il avait confusément conscience du ridicule impossible de cette aventure et cependant il dit:

– Voulez-vous venir avec moi?

– Je veux bien, répliqua Lily sans hésiter.

Cette réponse ne choqua point Justin. Et, en vérité, les yeux de Lily qui étaient fixés sur les siens avaient la limpidité d’un regard d’ange.

Il marcha devant; elle le suivit d’un pas vif et gracieux.

Un fiacre passait. Justin l’arrêta et l’ouvrit.

– Où allons-nous? demanda Lily, qui bondit sur le marchepied.

Le cocher riait ostensiblement.

– Je ne sais pas, répondit Justin, rouge de honte.

Lily fit comme le cocher, elle se mit à rire et ajouta:

– La tireuse de cartes m’avait dit que je m’en irais, je m’en vas. D’abord Payoux me faisait trop peur.

Justin monta à son tour, après avoir donné son adresse au cocher.

Quand il fut assis auprès de la fillette, il éprouva un inexprimable embarras. Loin de calmer cet embarras, la surprenante tranquillité de Lily l’augmentait.

– On est bien ici, dit-elle, dès que les chevaux s’ébranlèrent. C’est la première fois que je vais en voiture.

Et comme si elle eût voulu mettre le comble à la détresse de Justin, elle ajouta:

– Les conducteurs d’omnibus ne me laissent pas monter.

III Un éclat de rire

Le plus large de tous les abîmes creusés par l’orgueil ou l’intérêt entre deux créatures humaines est certainement celui qui sépare le Blanc du Noir, aux colonies.

La libre Amérique, tout en émancipant les Noirs, a rendu plus profond le fossé qui les excommunie. En aucun pays du monde le «bois d’ébène» n’est aussi franchement maltraité que dans les États abolitionnistes de l’Union.

Eh bien! l’Europe, habituée pourtant aux insolences hyper-aristocratiques de ces démocrates, poussa un jour un long cri d’indignation en lisant l’histoire de cette pauvre négresse, jetée hors d’un omnibus à New York, par la brutalité d’une demi-douzaine de philanthropes.

Car ils s’expliquèrent, ces coquins de Yankees! Ils ont toujours le courage de leurs opinions. En lançant sur le macadam la misérable femme qui était enceinte et qui, en tombant, se blessa cruellement, ils établirent cette distinction américaine: «Nous voulons que les Noirs soient libres, mais nous ne voulons pas qu’ils souillent l’air d’une voiture publique où sont des Blancs!»

C’est un joli peuple et pourri de logique.

Chez nous, l’omnibus, fidèle aux promesses de son nom, admet tout le monde, même les dames qui ont des chiens; son hospitalité ne s’arrête qu’aux limites tracées par la police, et certes les conducteurs sont plutôt enclins à frauder le règlement qui défend les incongruités, car il y a eu des cas d’asphyxie.

On laisse monter les poissonnières.

Cette phrase, prononcée par Lily sans la moindre vergogne: «Les conducteurs d’omnibus ne me laissent pas monter», était un aveu si terrible, une abdication si effrayante que Justin eut des frissons sous la peau.

Il regarda cette créature dont le vêtement, plus obscène que la nudité même, rentrait dans la catégorie des choses «qui incommodent les voyageurs». Il eut envie de sauter par la portière.

Elle souriait; son sourire montrait un trésor de perles.

Et à travers les trous de ses haillons, son exquise beauté épandait ces parfums de pudeur fière qu’exhalent les chefs-d’œuvre de l’art et les chefs-d’œuvre de Dieu. C’était étrange, offensant, presque divin.

– Je sais lire, dit-elle tout à coup en un mouvement d’enfantine vanité, et comme si elle eût deviné vaguement qu’il lui fallait plaider sa cause, je sais chanter et coudre aussi… Est-ce que vous trouvez que je parle mal?

– Vous parlez bien… très bien, murmura Justin au hasard.

– Ah! fit-elle, il y a chez nous bien des gens qui sont venus de loin et de haut. Celle qui m’a appris à lire disait quelquefois en voyant passer de belles dames dans des calèches: «Voici Berthe! ou voici Marie!» c’étaient des élèves à elle, du temps où elle tenait un grand pensionnat de demoiselles au faubourg Saint-Germain. Elle est morte de faim à force de tout boire. Alors, j’ai donné chaque jour un sou à l’abbé, un vieil homme à demi fou, mais bien savant, et qui se frappe la poitrine en pleurant, quand il est ivre… La tireuse de cartes m’a dit d’avoir seulement une chemise, une robe, un jupon, des bottines et des gants pour aller chez un directeur de théâtre qui me donnera des rôles à apprendre et autant d’argent que j’en voudrai.

– Vous parlez bien, répéta Justin qui songeait.

– Qu’est-ce que vous ferez de moi? demanda Lily brusquement. Au lieu de répondre, Justin demanda à son tour:

– C’est donc à cause de la tireuse de cartes que vous m’avez suivi?

– Mais oui, répliqua-t-elle, et je vous aimerai bien si vous faites ma fortune, allez!

Justin éprouva une sorte de soulagement à entendre ces mots. Nous ne dirons pas qu’il était amoureux: ce serait trop et trop peu. Il agissait sous l’empire d’une sorte de folie lucide et qui avait conscience d’elle-même. Il fut content parce qu’il vit jour à secouer cette obsession.

– Vous avez envie d’être riche, dit-il.

– Pas pour moi, reprit la fillette vivement, pour ma petite.

– Vous êtes mère… déjà! s’écria l’étudiant étonné.

Elle éclata de rire.

– Non, non, fit-elle, je n’ai pas encore ma petite… mais je me marierai pour l’avoir et pour l’adorer.

Ce dernier mot fut prononcé avec une passion étrange et le regard de Justin se baissa devant les rayons qui s’allumèrent dans les grands yeux noirs de Lily.

Elle était miraculeusement belle.

Il y eut un silence; quand Justin reprit la parole, sa voix tremblait:

– Lily, dit-il, je ne veux ni ne puis rien faire de vous, je vous donnerai ce qu’il vous faut pour aller, comme vous le souhaitez, chez un directeur de théâtre.

Elle l’interrompit en frappant ses mains l’une contre l’autre.

– Tout de suite? interrompit-elle.

Justin prit dans sa poche son porte-monnaie qui contenait trois billets de cent francs. Il avait justement reçu sa pension la veille.

À pareille aventure, il n’y avait qu’un dénouement possible: l’aumône.

Justin répéta: tout de suite! et mit les trois billets de cent francs sur les genoux de Lily.

Là-bas, dans la cité des chiffonniers, rien n’est mieux connu que les billets de banque. On n’en voit pas souvent, mais on en parle sans cesse. C’est le rêve et la poésie du métier: trouver un billet de banque!

Le fiacre longeait au trot ce quai désert qui fait face à l’Hôtel-Dieu. Lily était rouge comme une cerise; son sein battait; les cils recourbés de sa paupière ne cachaient pas toute la flamme de son regard. Justin donna le signal d’arrêter. Lily sauta sur le pavé et s’enfuit.

Le cocher rit encore, c’était un observateur.

Quant à notre étudiant, il resta tout simplement abasourdi, puis il se frotta les mains de bon cœur, puis encore il se demanda:

– Pourquoi ai-je donné les trois billets?

C’était absurde. Paris ne contient pas dix millionnaires capables d’agir ainsi.

Justin soupira longuement, mais ce n’était point le remords de sa prodigalité qui lui arrachait ce profond soupir.

Il avait devant les yeux une vision: Lily, transformée par ce qui se peut acheter avec trois billets de banque de cent francs.

Trois billets de cent francs ne sauraient vêtir une comtesse, ni même une bonne bourgeoise, mais trois billets de cent francs peuvent pailleter une saltimbanque ou couvrir très décemment une fillette.

Ce diable de cocher vous avait encore un air goguenard en recevant le prix de sa course, à la porte de Justin.

Celui-ci monta à sa chambre, qui lui sembla triste et vide. Il éprouvait au cœur cette meurtrissure qui reste après la rupture d’une vieille et profonde amitié.

En tout, Lily et lui avaient été une demi-heure ensemble.

Il se jeta sur son lit, tout songeur, et si las qu’une orgie à tous crins ne l’eût point fatigué davantage. Il n’essaya même pas d’en appeler au travail, Rogron eut tort; l’examen fut oublié.

Cette île de jeunesse, le Pays latin, est toute pleine de joyeuses et belles filles, quoiqu’on y trouve aussi les plus laides coquines de l’univers. Justin n’avait qu’à choisir parmi les plus folles et les plus jolies. Il essaya en vain d’évoquer les souriants visages de ses danseuses préférées. C’était l’étrange beauté de Lily, demi-nue, qui passait et repassait devant ses yeux.

Il voyait sa robe pauvre et plus que fanée, drapant, mais dévoilant l’idéale perfection d’un corps de nymphe antique; il voyait ces longs yeux noirs aux regards hardis et candides, ce front presque céleste, perdu sous la richesse désordonnée d’une splendide chevelure blonde.

Elle s’était enfuie, la sauvage créature, sans dire merci, ni plus ni moins qu’un chien à qui on a jeté un os.

Tout était bizarre et insensé dans cette aventure qui laissait après elle la sensation d’une chute.

Et, chose incroyable, parmi cette douleur morale où il y avait de la honte et une sorte de dégoût, la rêverie se dégageait brillante et suave.

Justin avait une mère, noble, bonne, bien-aimée, qui regardait de loin avec miséricorde ses fredaines d’enfant. Elle admettait, comme toutes les mères, le facile proverbe: il faut que jeunesse se passe. Elle avait peur seulement de ces attaches demi-sérieuses qui peuvent peser sur tout un avenir.

Jusqu’à ce moment, Justin, nouant et dénouant des chaînes fleuries, n’avait jamais été arrêté par l’idée de sa mère.

Aujourd’hui, la pensée de sa mère vint le visiter. Pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier? Pourquoi, à propos de la plus folle et de la plus passagère de toutes ses folies?

Certes, l’aventure pouvait être ridicule au premier chef, mais du moins elle n’était pas dangereuse. Justin avait jeté à une mendiante une aumône un peu plus large que de raison, et c’était tout; son budget seul devait en souffrir. Jamais il ne la reverrait: c’était à parier cent contre un, car elle n’avait même pas pris la peine de lui demander son nom!

L’heure du déjeuner passa, Justin resta étendu sur son lit comme un malade. Il était malade, en effet, il avait la fièvre, et chaque fois qu’un pas montait l’escalier, son cœur battait douloureusement.

Il ne se demanda pas s’il aimait mademoiselle Lily. Croyez bien que si son meilleur camarade, mis par hasard dans le secret de son équipée, l’eût accusé d’aimer mademoiselle Lily, il y aurait eu un soufflet de lancé. Justin avait la main leste.

Non, chacun peut avoir ses mauvais jours, et nul ne répond d’un accès de fièvre.

À l’heure du dîner, Justin s’habilla et sortit. Il avait fait un mâle effort sur lui-même et secoué son vertige comme un vaillant jeune homme qu’il était.

Au moment où il mettait le pied dans la rue, il poussa un grand cri et faillit tomber à la renverse.

Une jeune fille vêtue de noir, avec une simplicité élégante et charmante était debout devant lui.

Elle souriait, montrant ces belles perles qui étaient derrière les lèvres roses de Lily.

– Comment me trouvez-vous ainsi? demanda-t-elle.

Justin la trouvait tout uniment adorable; mais il ne répondit point. Elle ajouta:

– J’avais bien entendu que vous donniez votre adresse au cocher, mais je ne savais pas votre nom. Comment vous demander au concierge? Je vous attends ici depuis midi.

– Six heures!… murmura Justin.

– Oh! fit-elle, je vous aurais attendu six jours et bien plus encore. Je ne vous avais pas dit merci.

Ce fut le lendemain matin que Justin de Vibray, le prince de la jeunesse des écoles, jeta bas son sceptre et déserta sa cour.

Il est, non loin de Saint-Denis et tout près d’Enghien, un petit village charmant qui mire dans la Seine ses maisons fleuries. J’ai presque peur de l’indiquer aux Parisiens du dimanche, car jusqu’ici les fondateurs de guinguettes l’avaient respecté. Il a nom Épinay. La dernière fois que je l’ai admiré en passant dans la plaine de Gennevilliers, j’y ai vu trois cabarets neufs et deux cheminées à vapeur. Que Dieu le protège.

En 1847 il était à vingt lieues d’Asnières.

On les appelait monsieur et madame Justin, ou bien encore «les nouveaux mariés». Ils étaient si beaux et si bons que tout le monde les aimait. Autour d’eux il y avait comme un respect attendri.

Avant l’année finie, on fit un baptême. Dans le jardin plein de roses qui descendait jusqu’au bord de l’eau, il y eut du matin au soir une grosse fille attelée à une voiture mignonne, roulant autour de la pelouse, et dans laquelle souriait un cher enfant.

Quand la voiture s’arrêtait, c’est que Lily venait aux cris du petit ange qui appelait le sein de sa mère.

Cela dura encore trois mois, puis les feuilles tombèrent. Les rosiers étaient dépouillés de leurs fleurs. Justin devint triste. Un jour, Lily pleura.

Justin voulut revenir à Paris. Ce n’était pas pour se séparer de Lily, au contraire, Lily eut des robes plus belles, des bijoux, des dentelles, des cachemires. Justin fit des dettes, beaucoup.

Lily regrettait bien le large chapeau de paille qui l’abritait contre le bon soleil d’Épinay et toute sa gaie toilette de campagne qui la faisait si jolie à si peu de frais. Justin la voulait admirée. Paris la regarda pendant trois mois. Justin devait vingt mille francs et Lily ne souriait plus guère qu’à l’enfant dans son berceau.

Elle n’avait jamais reçu de lettres de Justin, parce qu’ils étaient toujours ensemble. Une fois on lui remit une lettre dont l’écriture lui serra le cœur. Elle était de Justin. Pourquoi Justin écrivait-il?

Justin disait dans sa lettre:

«Ma mère est venue me chercher. À bientôt. Je ne pourrais pas vivre sans toi.»

Elle eut peine à comprendre d’abord. Quand elle comprit, elle se coucha, malade, auprès du berceau.

Justin écrivit souvent, d’abord, promettant de revenir bien vite, puis il écrivit moins fréquemment, puis il n’écrivit plus du tout.

L’enfant avait deux ans quand Lily se retira dans une pauvre chambre du quartier Mazas. Il y avait quinze mois qu’elle n’avait entendu parler de Justin. Depuis un an elle vivait de son travail, vendant çà et là un bijou ou un objet de toilette.

Justine, sa fille, ou Petite-Reine, comme disaient les voisins, était toujours habillée comme l’enfant d’un prince.

Nous retrouvons Lily au printemps de 1852. L’indigence était venue. Le costume de Lily en portait les marques, mais la pauvreté ne touchait pas encore à Petite-Reine.

C’était à cause de Petite-Reine que les voisins de Lily, pris de ce souriant et gai respect qui est le bon côté du caractère parisien, l’appelaient la Gloriette.

Il y avait dans ce surnom une pointe de moquerie et beaucoup de miséricorde pour l’excès de son amour maternel.

La Gloriette et sa Petite-Reine étaient populaires des deux côtés de la Seine. On les connaissait au Jardin des Plantes, où Lily menait jouer sa fillette, quand l’ouvrage ne donnait pas. Malgré la différence de leurs toilettes, dont chacun s’étonnait, il n’y avait point de méprise possible: quoique l’une fût l’élégance même et que le costume de l’autre eût pu convenir à une bonne, c’étaient bien la mère et l’enfant. On les aimait comme cela.

Revenons cependant à la baraque de madame Canada, où nous avons laissé Lily et Petite-Reine, pour raconter leur histoire. Les bonnes gens du quartier Mazas en savaient à peu près aussi long que nous, sauf ce détail de la première jeunesse de Lily parmi les chiffonniers et le nom de Justin de Vibray.

Au fond elles ont toutes la même histoire.

Petite-Reine ne se possédait pas de joie. C’était la première fois qu’elle allait au spectacle, et le spectacle était superbe.

Comme si madame Canada eût voulu la remercier d’avoir montré le chemin «au monde», elle enleva de son programme la lutte à main plate, l’exercice du canon, le «travail» de l’homme qui porte trois cents livres entre ses dents gâtées et généralement tout ce qui ne devait point amuser sa petite providence.

Au contraire, elle fit jouer force marionnettes, exhiba des figures de cire, et jongla elle-même avec de belles boules de cuivre, des poignards et des saladiers; car elle possédait une grande quantité de talents.

Mais ce qui ravit la fillette au troisième ciel, ce fut la danse de mademoiselle Freluche, qui fit une douzaine d’entrechats sur la corde raide, et, contre son habitude, acheva son travail sans tomber une seule fois.

Petite-Reine applaudit de ses deux mains mignonnes et bien gantées. Dans la baraque, tout le monde la regardait et l’admirait; elle était une partie du spectacle.

On la regardait aussi de la scène, les deux yeux ronds du jeune Saladin étaient fixés sur elle avec une expression étrange. Vous n’avez pas oublié Saladin, le triangle.

Il était un peu le maître chez madame Canada, ce Saladin, bien que la bonne femme le détestât cordialement. Elle avait peur de lui. Dans son opinion, le «blanc-bec», comme elle l’appelait, était capable de tout.

Mais il avait la protection du beau Similor, son père, qui l’aimait et qui le battait; il avait surtout la protection d’Échalot, sa nourrice. Saladin dominait les autres par son intelligence réellement supérieure au milieu dans lequel il vivait, et par son caractère étrange, tantôt caressant tantôt impérieux.

Il savait onduler comme un serpent et sourire mieux qu’une femme; quand il était en colère, le regard de ses yeux ronds coupait, froid et tranchant comme une lame d’acier.

C’était déjà un petit homme par ses vices, mais il gardait les faiblesses d’un enfant. Il fut jaloux du succès de mademoiselle Freluche, ou plutôt jaloux de l’impression qu’elle avait produite sur la fillette à laquelle il accordait une attention extraordinaire.

Il voulut éblouir la fillette à son tour.

Malgré madame Canada, qui avait écarté son travail du programme pour ne point effrayer Petite-Reine (et aussi pour finir plus vite, car l’heure du dîner approchait et la soupe aux choux était à point), Saladin, dépouillé de sa jaquette et vêtu d’un justaucorps pailleté, s’élança sur le devant de la scène en brandissant un sabre.

Il était un peu grêle, mais très bien fait de sa personne, et la blancheur de marbre de son visage ressortait énergiquement sous les mèches bouclées de ses cheveux bruns.

Freluche le trouvait beau comme un dieu.

Il arriva, sûr de lui-même et planta la pointe de son sabre dans son gosier avec un aplomb vainqueur.

Mais Petite-Reine poussa un cri perçant et se couvrit le visage en disant:

– Celui-là est laid! je ne veux pas le voir. Mère, emmène-moi!

Saladin s’arrêta. Ce ne fut pas un regard d’enfant qu’il jeta sur la fillette.

– Raté, l’effet de l’avaleur! cria un gamin.

Les deux commères protectrices du garçon boucher commandèrent:

– Entonne ton coupe-chou, bonhomme! Aie pas peur.

– Il est connu, fit observer un militaire, que les sabres et bancals pour l’avalage sont en caoutechoucre.

Saladin brandit son glaive pour montrer qu’il était en vrai fer. La pâleur de sa joue devenait livide.

– Viens-t’en, mère, viens-t’en! supplia Petite-Reine qui pleurait; celui-là me fait peur!

Le sombre personnage qu’Échalot avait désigné ainsi: «un pair de France étranger», dit avec un geste imposant:

– Assez!

– As-tu fini, Barrabas! miaula le gamin.

– Avale! crièrent les payses.

– N’avale pas! ordonna madame Canada du fond de la coulisse.

– Il avalera!

– Il n’avalera pas!

– La Marseillaise !

– Et ta sœur!

– Orgeat, limonade, bière!

Au milieu du tumulte, et pendant que Petite-Reine épouvantée cachait son front dans le sein de sa mère, un large éclat de rire monta de la salle et envahit la scène. Spectateurs et saltimbanques se tordaient les côtes à contempler Saladin, immobile, vert de honte et de rage.

Cela dura longtemps.

Quand Saladin releva ses paupières, ses yeux saignaient comme ceux des oiseaux de proie.

Il regarda le public d’abord, puis Petite-Reine, et s’enfuit, poursuivi jusqu’au fond de la coulisse par ce grand éclat de rire qui devait bouleverser trois destinées.

IV Café noir

– Tu veux toujours faire à ta tête, blanc-bec, dit madame Canada à Saladin qui rentrait dans la coulisse les sourcils froncés et la tête basse.

– L’avalage du sabre, ajouta Similor sentencieusement, est une mécanique qui plaisait à nos ancêtres, ça passe au troubadour démodé comme la guitare et la comédie.

– Toi, Amédée! s’écria le miséricordieux Échalot, tu ne saurais jamais dire un mot agréable à l’enfant. Il est fautif d’avoir ostiné madame Canada, qu’est ici l’image de l’autorité, mais pour du talent, n’y a pas beaucoup d’artistes en foire qu’en soient comblés davantage par la Providence, ajoutée à l’éducation!

Saladin regarda du même œil rond, effronté et hautement dédaigneux ceux qui l’attaquaient et celui qui le défendait.

Il remit sa jaquette, alluma sa pipe et sortit sans répondre un seul mot.

Une fois dehors, il fit le tour de la baraque, jusqu’à ce qu’il eût trouvé une large fente entre les planches. Il mit l’œil à cette fente, et regarda Petite-Reine. La pluie qui commençait à tomber ne le chassa point.

– Ah! fit-il au bout de plusieurs minutes, je suis laid!… La drôle de petite marionnette! Je lui fais peur! La voilà qui rit, maintenant qu’elle ne me voit plus. C’est bon.

La représentation, cependant, s’achevait. En conscience, il y en avait largement pour deux sous. Cologne, la clarinette, parut en géant, Atlas, le bossu, dansa la polichinelle, et madame Canada fit la mère gigogne. La séance se termina par les prestiges hydrauliques qui étaient des ombres chinoises.

Quand Lily emmena Petite-Reine enchantée, la pluie tombait à torrents. Le pair de France étranger allait peut-être enfin proposer ses services, mais il fut prévenu.

– Vous faut-il une citadine, ma belle dame? demanda, sur la plate-forme même, un jeune gars en jaquette, qui toucha son bonnet grec élégamment.

Lily jeta un regard désolé sur la toilette de Petite-Reine qui dit:

– Par exemple celui-là est bien gentil!

Sur un geste de Lily, le jeune garçon sauta en bas des marches, c’était l’intrigant Saladin.

Deux minutes après, il revenait avec une voiture.

Lily le remercia et monta dans la voiture. Petite-Reine lui sourit par la portière.

– Vous allez? demanda Saladin.

– Rue Lacuée, 5, place Mazas.

Saladin répéta au cocher:

– Rue Lacuée, 5, place Mazas.

Il rentra tout pensif dans la baraque, où madame Canada disposait déjà, au beau milieu de la scène, une vieille porte sur deux tréteaux.

C’était la table où fut servie la soupe aux choux.

Chacun s’assit autour de la table, savoir, la directrice et son état-major sur des chaises, les autres comme ils purent, qui par terre, qui sur le tambour, qui sur quatre bouteilles, supportant une ardoise.

Chacun eut une bonne assiette de soupe.

La soupe formait le repas réglementaire fourni par le gouvernement. Après la soupe, l’administration ne devait rien, mais tout pensionnaire gardait le droit imprescriptible de se procurer à lui-même n’importe quelle douceur à l’aide de ses économies.

Ainsi le bossu grignota deux sous d’arlequins qu’il était allé acheter de grand matin, à pied, rue de Sèvres, où les arlequins sont bons et pas chers; Cologne dévora un demi-pain de munition, beurré de graisse à friture, et mademoiselle Freluche mangea une vaste brioche en mordant un oignon cru.

Il y a toujours de l’élégance dans l’appétit des dames.

L’état-major, composé de madame Canada, d’Échalot, de Similor et de Saladin, qui passait pour l’héritier présomptif de l’établissement, avait à partager le fond de la marmite: savoir un petit morceau de lard, quatre queues de mouton, une saucisse et des choux.

Similor, nature brillante, mais égoïste, avait du vin dans un cruchon de Vichy. Il n’en offrit à personne. Échalot, au contraire, muni d’une bouteille de cidre à quatre sous en versa à madame Canada, puis à Saladin, qui ne le remercia pas.

Le Théâtre Français et Hydraulique était un établissement considérable. Outre la baraque en planches vermoulues qui laissaient passer fidèlement le vent et la pluie, il y avait les bancs qui ne tenaient plus, le tambour, la caisse, la clarinette, le trombone, les ombres chinoises et autres meubles industriels, plus les sabres de Saladin et la corde de mademoiselle Freluche. Il y avait, en outre, une énorme voiture, sorte de maison roulante chargée de faire voyager tout cela et un cheval mourant qui traînait la voiture. Il se nommait Sapajou.

Encore ne parlons-nous point du tableau, troué comme une écumoire, qui portait l’illustre signature de Cœur-d’Acier. Madame Canada faisait volontiers ce raisonnement:

– Je ne retirerais pas cent écus du tout, mais s’il me fallait l’acheter je n’en serais pas quitte pour trois mille francs.

Les ruines ont ainsi leur valeur mélancolique. La pluie mettait un terme aux représentations pour ce soir. Quand le repas fut achevé, madame Canada dit:

– Campo! chacun a ses habitudes, pas vrai? Rentrez seulement de bonne heure, rapport à ce que demain matin on commence le déménagement au petit jour.

– Où va-t-on aller? demanda Cologne.

– Si quelqu’un veut te tirer les vers du nez à ce sujet, répliqua fièrement la directrice, tu répondras que tu l’ignores, imbécile!

Les pensionnaires de madame Canada se dispersèrent aussitôt, et allèrent chacun à ses habitudes.

Le vice est hors de prix, à Paris; ils sont plus pauvres que Job, et pourtant ils ont des vices. Comprenez-vous cela? Ils boivent, ils jouent, ils mènent des intrigues d’amour. Comment! Cologne? oui certes et Atlas aussi, Poquet, dit Atlas, le bossu! Le trombone! qui vous donnerait une palette de son sang pour vingt sous!

Poquet entretient une dame!

Quelque part, tout au fond de l’inconnu, il est des trous enfumés pleins de moite chaleur et bourrés d’asphyxies, où vous tomberiez morte au bout de dix secondes, madame, mais où l’on s’amuse autant et mieux que chez vous.

Il y a là des élégances relatives, des raffinements qui font peur, des galanteries, des comédies.

On vit, on pêche, on aime, on trahit comme chez votre voisine; c’est un monde, un vrai monde. Et tenez! l’amante du trombone bossu lance sous la table des coups de pied à écorcher les grandes jambes de Cologne qui est idiot, mais géant.

Vous voyez bien que c’est le monde!

Similor eût rougi de descendre jusque-là. Il gagnait régulièrement la poule à un petit estaminet de la barrière et y faisait des dettes.

Personne ne savait où allait Saladin.

Mademoiselle Freluche se promenait comme Diogène, mais sans lanterne.

Aujourd’hui, mademoiselle Freluche et Saladin restèrent à la baraque.

Saladin était toujours songeur, mademoiselle Freluche avait sommeil.

Madame Canada et son Échalot, personnes rangées, se retirèrent dans leurs appartements. Ils couchaient dans la grande voiture, ainsi que Similor et Saladin. Leur chambre, large et longue comme deux cercueils, à peu près, pouvait se clore. Ils s’enfermèrent.

Ils vous avaient là-dedans des airs heureux. C’étaient de bonnes gens, et ils s’aimaient.

– Amandine, dit Échalot, nous avons à compter et à causer; si nous nous lâchions le café noir, en qualité d’extra, et sans en prendre l’habitude?

– Gros gourmand! répondit madame Canada, qui avait déjà l’eau à la bouche. Va pour le café noir.

C’est ici un art éminemment parisien que de préparer le café. On a pour cela des ustensiles ingénieux et charmants, des bijoux qui laissent voir l’eau en ébullition au moment où elle saisit les parfums de la poudre favorite. J’ai vu des mains savantes et des mains charmantes toucher à la cafetière.

Je vais vous dire comment madame Canada faisait son café.

Pendant qu’Échalot comptait des sous et des pièces blanches dans un boursicot de cuir et traçait des chiffres sur un papier gras, Amandine ouvrit sa malle et y prit une feuille de chou contenant un bon tas de ce mortier compact qu’on appelle du marc, et que les garçons de café revendent aux viveurs peu favorisés par la fortune.

Ce marc, soit dit en passant, a déjà servi deux fois. Aussi madame Canada en prit-elle à pleines mains comme si elle eût voulu gâcher du plâtre.

Elle le mit dans un poêlon avec un oignon brûlé, une pincée de poivre, et une gousse d’ail. Sous le poêlon, elle alluma du feu dans un réchaud qui boitait. Puis, ayant versé deux verres d’eau sur ce ragoût, elle se mit à remuer le tout avec une cuiller de bois, qui avait écume la soupe.

Les Spartiates n’auraient certes pas voulu de ce brouet, mais, aussitôt que la chaleur du feu en dégagea les premiers effluves, les narines d’Échalot se dilatèrent énergiquement.

Il cessa de manier ses gros sous et dit avec émotion:

– Ça n’a pas cette odeur-là dans les établissements publics. Tout est meilleur et moins cher dans le sein de la famille. Dieu m’avait créé pour les plaisirs purs et l’agrément du chez soi, adouci par une honnête aisance. Ah! que de belles années perdues, mon Amandine! si on s’avait rencontré plus tôt avec la sympathie qu’on nourrit mutuellement l’un pour l’autre, on aurait semé dès sa jeunesse une situation assurée pour plus tard, à se récolter dans la maturité de l’âge.

Madame Canada laissa tomber dans le poêlon un bout de cervelas et un bon petit morceau de gruyère qu’elle avait retrouvés sous sa main. Un vaste soupir souleva sa poitrine.

– J’en ai prodigué des ressources avec feu Canada! murmura-t-elle. Toutes les voluptés n’étaient pas assez pour nous. Égaux par le physique, on y mélangeait l’inconstance réciproque, à droite, à gauche, lui avec les bourgeoises les plus huppées de l’aristocratie et du commerce, moi avec des militaires gradés et des chefs d’établissement, mais sans jamais manquer à l’honneur! C’est l’existence de l’artiste, emporté par ce tourbillon déréglé de ne jamais penser qu’à sa bouche, bals, fêtes et cafés-concerts! Rien qu’en tabac on aurait nourri un enfant. Et des raisons, quand on revenait à la baraque, un peu lancés tous deux! Et des coups aussi, que feu Canada n’avait pas honte de frapper une pauvre femme comme moi dans sa faiblesse!

Échalot la regardait avec admiration.

– J’ai fréquenté les salons de la noblesse, dit-il, avec Similor, du temps des Habits Noirs où nous avons trempé, quoique toujours délicats, mais pour avoir trouvé une comtesse qui s’exprime avec ta facilité, Amandine, jamais! Si ce Canada t’avait affrontée devant moi…

– Oh! fit la directrice, qui eut un pacifique sourire, pas besoin, merci. À ces époques-là, je faisais le travail des poids. Canada était bel homme, mais il n’a pas duré contre moi… Que trouves-tu à la balance?

– Soixante-trois francs quatre-vingts centimes pour les vingt et un jours, répondit Échalot, c’est maigre.

La bouillie de marc était chaude. Madame Canada la versa dans un mouchoir à carreaux qui lui servait de coiffure quand elle n’avait pas sa perruque d’étoupe.

– Le temps n’est plus à faire de l’or dans la capitale, dit-elle. Faut s’y montrer pour ne pas perdre son rang, mais c’est la province qui sustente les artistes… Tords-moi ça, Bibi!… En plus que des particuliers comme ton Similor et ton Saladin, c’est la ruine d’une entreprise honnête.

Échalot prit un des côtés du mouchoir sans répondre.

On tordit. Quelque chose de visqueux et de noir tomba dans une grande tasse ébréchée.

Cela vous eût fait fuir à l’autre bout du monde, mais Échalot et sa compagne se penchaient tous deux en avant pour ne rien perdre de la fumée odorante qui montait. Leurs visages souriants et avides se rencontrèrent. Ils échangèrent un baiser qui n’avait rien de sensuel, sinon à l’endroit du café.

– Parole! il embaume, dit Échalot. Le poêlon gardait un petit goût de chou…

– C’est là le truc! interrompit madame Canada avec triomphe. Faut toujours quelque chose pour donner du bouquet… Mets le couvert, Bibi.

Échalot se hâta d’obéir. Le boursicot et le livre de comptes furent serrés et remplacés par deux petites écuelles de terre brune, un carafon d’eau-de-vie et un cornet de papier gris contenant de la cassonade.

Le carafon, hélas! était presque vide.

Le contenu de la tasse ébréchée remplit les petites écuelles jusqu’aux bords.

– C’est le sec qui est court! fit Échalot en regardant le carafon.

Madame Canada eut un sourire.

– On va curer le puits! dit-elle. C’est le dernier jour. Voyons voir ce qu’il y a au fond des bouteilles.

Cinq bouteilles étaient couchées sous le lit, reliques de bombances passées: une de cassis, une de parfait-amour, une d’élixir-des-braves, une de crème de Vénus, une de bière. On passa de l’eau dans toutes, on rinça, on décanta dans le carafon, et le niveau de «la goutte» monta sensiblement.

Philémon Échalot et Baucis Canada s’assirent alors en face l’un de l’autre, le cœur content, la conscience légère, et firent deux parts de la cassonade terreuse qui descendit en bouillonnant dans les écuelles.

Le café, savouré à petites gorgées, fut proclamé délicieux. Quand les tasses furent à moitié, on y versa les rinçures, qui, à leur tour, méritèrent un éloge sincère et attendri.

La pluie faisait rage au-dehors. Le poète Lucrèce l’a dit en beaux vers bien dogmatiquement égoïstes: «Qu’il est doux, quand la grande mer est agitée par la tempête, qu’il est doux d’être au port, et de suivre le danger des malheureux ballottés par la tourmente!»

Ah! le philosophe!

Philémon et Baucis écoutaient les tapages de l’averse et traduisaient à leur manière le distique du poète bourgeois.

– Nous sommes bien clos, disait la Canada.

– Bien couverts, ajoutait Échalot.

– Tant pis pour les gens qui se mouillent!

Ensemble ils imprimèrent à leurs tasses ce mouvement de rotation qui permet de boire la dernière goutte.

– Amandine, soupira Échalot, j’ai une idée qui me trotte dans la tête.

– Moi de même, répliqua vivement madame Canada. Depuis quand, la tienne?

– Depuis ce soir.

– La mienne aussi.

La boîte qui servait de chambre au jeune Saladin était contiguë à l’armoire habitée par Philémon et Baucis.

Saladin était brûlé à son estaminet dont le maître lui avait présenté sa note. Il passait forcément dans son trou cette dernière soirée et n’avait pas sommeil. L’odeur du gloria pénétrant à travers les fentes de la cloison lui inspira quelques jalouses pensées qu’on trouverait aussi dans Lucrèce, puis il se mit à écouter pour tuer le temps. Voici ce qu’il entendit:

– Mon idée, reprenait Échalot, c’est que Saladin était un amour quand il avait cinq ans. Il faisait recette.

– Et Freluche au même âge! s’écria madame Canada. Quel chérubin! Elle valait cent sous par jour à la moyenne!

– Nous partons pour une tournée de province.

– En province, les enfants font toujours de l’argent.

– Quand ils sont jolis…

– Comme la minette de ce soir, hé?

Ce fut madame Canada qui dit cela. Échalot lui prit les deux mains et les serra en murmurant:

– Tu es supérieure à ton sexe par la capacité, Amandine!

– Je donnerais cinquante francs, s’écria la directrice, à qui m’apporterait un ange pareil!

Saladin se redressa de l’autre côté de la cloison.

– Bah! fit Échalot, c’est des rêves… personne ne nous apportera cela.

– Il y a quelquefois des mères dénaturées…, fit Amandine. Allons nous coucher, la chandelle s’use.

Saladin passait ses mains maigres dans les grandes masses de ses cheveux. Lui aussi avait son idée. Il s’assit sur le pied de son lit.

– Bonne nuit, Bibi, dit la Canada.

– On pourrait aller jusqu’à cent francs, repartit Échalot. Dors bien, mon Amandine.

– Cent francs, répéta Saladin, c’est une affaire… Ah! je suis laid!… Perruche!

Il réfléchit et un sourire méchant vint à sa lèvre pendant qu’il ajoutait:

– Gagner cent francs… et se venger? ça serait drôle!

V Café au lait

Le lendemain matin, à l’heure où tout dormait encore dans l’établissement de madame Canada, Saladin quitta son lit et se glissa hors de la maison roulante pour pénétrer dans la baraque. En passant près du matelas de Similor, il tâta un peu les poches de cet homme aimable mais débauché. Elles étaient vides.

Dans la baraque, à gauche, mademoiselle Freluche était couchée sur un sac de paille, à droite Cologne et Poquet, dit Atlas, s’étendaient tout habillés sur deux tas de rubans de menuisier.

Tous les trois ronflaient.

Saladin savait ramper comme une couleuvre. Il s’approcha sans bruit du trombone et de la clarinette et profita des premiers rayons du jour pour inspecter les poches de leurs pantalons. Poquet, malgré les folies qu’il faisait pour les dames, avait la prudence des bossus. Dans le gousset, où d’autres mettent leur montre, il cachait trois pièces de vingt sous, ressource amassée pour les jours difficiles.

Saladin les lui emprunta sans remords.

Cologne ne possédait que soixante-dix centimes. C’était peu. Saladin les préleva tout de même.

Après quoi, toujours rampant, il traversa la scène et se rendit auprès de mademoiselle Freluche.

Dieu a permis que les jeunes filles eussent le sommeil léger, afin de les garder des mille dangers qui menacent leur innocence. Au moment où Saladin éprouvait d’un doigt délicat la poche ménagée dans les plis du jupon de Freluche, elle ouvrit ses beaux yeux languissants et lui dit:

– À la fin te voilà donc un homme, petite drogue! Saladin, malgré son audace, resta déconcerté.

– As-tu toujours ta pièce de deux francs percée? demanda-t-il.

Le front de mademoiselle Freluche se rembrunit.

– Ça ne te regarde pas, répondit-elle. File, ou je vais appeler! Saladin lui caressa les deux mains qu’elle avait grandes et rouges.

– Ma petite Freluche, murmura-t-il en donnant à sa voix des inflexions plus douces que les sons même de la clarinette de Cologne, quant à la chose de t’idolâtrer, ça y est, tu le sais bien, mais j’ai besoin de ta pièce pour une affaire.

– Nix! répliqua formellement la danseuse de corde. Elle ajouta d’un ton solennel:

– Je ne donnerais pas ma pièce de deux francs pour cinquante sous!

Il faut une religion: Voltaire lui-même a bien voulu en convenir. Freluche ne s’inquiétait pas de Dieu, mais elle croyait aux pièces percées. Saladin croyait à toutes les pièces.

– Écoute, reprit-il, papa Échalot ne me refuserait pas une avance sur mes appointements du mois prochain, mais j’ai voulu te faire profiter de l’affaire. C’est superbe, quoi!

Saladin avait le don de persuader. Malgré sa prudence, mademoiselle Freluche était déjà ébranlée.

– Qu’est-ce qui est superbe? demanda-t-elle pourtant.

– La combinaison de gagner cent francs avec tes quarante sous.

– Et combien j’aurai?

– Dix francs.

– Je veux vingt francs.

– Tope!

Saladin sortit de la baraque avec cinq francs quatorze sous.

Il arpenta la place du Trône d’un air important et qui sentait d’une lieue son capitaliste.

Déjà quelques-uns de messieurs les artistes en foire commençaient leurs préparatifs de départ. Saladin passa derrière les tentes et alla frapper à la porte d’une maison roulante qui desservait le grand théâtre de La Pie voleuse, situé à l’autre bout du rond-point.

N’ayant point reçu de réponse, il prit la rue des Ormeaux, qui mène au boulevard de Montreuil, et entra dans l’échoppe d’un marchand de bric-à-brac, au lieu dit «La Petite-Allemagne».

C’est là, sans contredit, un des plus curieux coins du Paris indigent.

Sur une longueur de cinq cents pas, depuis le Trône jusqu’au centre de Charonne, tous les chignons sont blonds, tous les jupons courts, tous les corsages lacés à l’alsacienne. On n’y parle point français. J’y ai vu des barbes pointues et des houppelandes pelées qui eussent fait honneur à la Judengasse de Francfort.

Le marchand de bric-à-brac était juif, jaune et maigre; sa femme était grasse, courte, blonde et juive. Il y avait dans la poussière, jonchée de débris, six ou huit enfants bien dodus qui grouillaient.

Saladin expliqua qu’il avait une vieille mère, dont il était le seul soutien. Fils pieux, mais peu favorisé sous le rapport de la fortune, il voulait remonter à peu de frais la garde-robe maternelle.

Ces juifs allemands sont très souvent de braves gens. L’homme maigre et la femme grasse furent touchés par la piété filiale de Saladin. Pour cinq francs, ils trouvèrent moyen de lui composer un trousseau complet qui ne valait rien, mais qui avait une sorte d’apparence. Il y avait surtout un béguin à voile bleu (la vieille mère de Saladin s’en allait aveugle) qui était une véritable trouvaille. Saladin fit du tout un paquet qu’il emporta sous son bras.

Il était dix heures quand il acheva son marché. Il faisait jour enfin chez ces sybarites de La Pie voleuse. Saladin entra dans la voiture et demanda monsieur Languedoc, grand premier rôle, ophicléide, régisseur et peintureur.

Ce dernier métier est double: il consiste à rechampir les décors et à faire des têtes aux artistes.

À l’aide de tous ces talents réunis, M. Languedoc gagnait de quoi maigrir, et depuis dix ans, il n’avait pas pu saisir l’opportunité de boucher les trous de sa redingote. Il était gai comme un pinson et plus généreux que Guzman.

– Ça va au Français et Hydraulique! s’écria-t-il en apercevant Saladin. La Canada a une chance de raté. Vous aviez six francs passés à la dernière d’hier, et nous n’avons eu que vingt-huit sous. La grêle! Je paye à déjeuner, si tu avances les capitaux, jeune homme.

Saladin jeta son paquet sur la table et répondit:

– Voici des effets qui m’ont coûté trente francs comptant. J’en ai besoin seulement pour aujourd’hui, qu’ils doivent me servir à pénétrer chez celle que j’adore, malgré la jalousie de son bourgeois qui me poignarderait s’il connaissait mon sexe. Demain, le tour sera joué. Je mettrai les hardes au clou et nous irons déjeuner à la Râpée. Fais-moi une tête analogue au costume.

Languedoc le regarda avec admiration.

– N’y a plus d’enfant! dit-il. C’est gredin avant d’avoir fait sa crue! est-elle calée, ta chacune?

– Mieux que ça! répliqua Saladin. Elle est nourrie dans le faste, linge fin, chaussure vernie, fiacre à l’heure et prisant du tabac à la rose!

– Alors, soupira Languedoc, elle va t’en payer un repas de corps, ce matin, petite racaille!

Tout en parlant, il avait atteint une boîte carrée et plate dont l’intérieur était divisé en une quantité de petits compartiments. Saladin s’assit sur le pied du lit et l’opération commença aussitôt.

La tête demandée était celle d’une brave femme de 45 à 50 ans.

Saladin fut d’abord coiffé avec la maladresse voulue; un œil de poudre grisonna ses cheveux; puis le pinceau joua, et l’estompe, et le pouce, et la houppe. Ce Languedoc n’était pas de l’école de Meissonier, il peignait à grands traits.

– Si c’était pour le soir, à la lumière, dit-il en se mettant au point pour juger l’effet, on pousserait à la couleur; mais pas de bêtise! Le jour, il faut ménager sa marchandise… Regarde voir si ça te va, petit.

Il mit dans la main de Saladin un tesson de miroir.

– Ça y est! s’écria celui-ci. Je reconnais ma tendre mère! aide-moi à m’habiller; le bourgeois de mon idole n’y verra que du feu!

Dix minutes après, madame Saladin, la mère, descendait le boulevard Mazas d’un pas tranquille et discret. Similor et Échalot l’auraient croisée sur le trottoir sans reconnaître en elle leur coupable fils qui se disait:

– Je vas manger deux sous de pain, et il me restera 60 centimes pour acheter du sucre d’orge à la petite. Ah! elle me trouve laid! Va bien! l’affaire mitonne.

C’était une maison de chétive apparence, située à une trentaine de mètres de l’angle formé par la rue Lacuée et la place Mazas. Tout ce quartier était alors en voie de reconstruction et l’angle lui-même, entouré d’une barrière en planches, attendait une bâtisse nouvelle.

Au troisième étage de la maison, il y avait une petite chambre, éclairée par deux fenêtres dont l’une s’ouvrait au levant, l’autre au midi. Comme aucun obstacle ne masquait ces croisées, la seconde regardait le Jardin des Plantes et toute une part du vieux Paris, la première voyait, par-dessus Bercy et Ivry, les campagnes riveraines de la Seine.

Tout était clair, net et propre dans cette chambrette où la pauvreté avait je ne sais quel air d’élégance. Petite-Reine dormait dans un berceau d’osier, entouré de rideaux blancs comme neige et qui cachait à demi la couchette de sa mère: un de ces lits en fer qui ont atteint, ce semble, le dernier degré du bon marché.

Une commode, une table de couturière et quelques chaises formaient l’ameublement. Tout cela souriait, inondé de gai soleil. Il n’y avait de triste qu’un meuble en bois de rose qui restait là, parlant d’un luxe évanoui, et faisant contraste avec tout ce qui l’entourait.

La Gloriette était levée depuis longtemps déjà. On le voyait à l’ordre établi dans le modeste ménage. Elle avait savonné des chemises, des collerettes, des bas mignons appartenant à Petite-Reine; les souliers de Petite-Reine étaient cirés et sa gentille toilette attendait, bien brossée.

Que disions-nous qu’il était triste le meuble en bois de rose! Il était joyeux plutôt et, certes, Lily ne regrettait rien en le regardant. C’était l’armoire de Petite-Reine, il contenait tous les objets à l’usage de l’enfant adoré qui était l’âme de cette demeure.

Ah! qui pourrait dire comme on la chérissait, comme on était follement fière d’elle, et heureuse, et facile à glisser sur la pente d’or des beaux rêves d’avenir!

Il y avait un deuil dans le passé, un grand amour brisé, une douleur que rien ne devait éteindre.

Mais supposez le cœur le mieux doué, vous y trouverez un battement qui domine. Chaque femme surtout a une corde qui vibre plus passionnément, un attrait, un élan supérieur à tous autres: une vocation dans la passion.

Celle-là est mère avant tout, celle-ci, avant tout, est amante.

La Gloriette était mère jusqu’au culte, jusqu’au délire.

Elle avait aimé Justin, elle avait pleuré Justin, son premier, son unique ami, mais ce berceau, cette allégresse, cette idolâtrie!

J’en ai vu qui restaient inconsolables et mornes à regarder l’enfant dont le père n’était plus; j’en ai vu qui regrettaient le père avec assez d’emportement furieux pour prendre l’enfant en horreur.

La Gloriette avait souri parmi ses larmes, dès le premier jour de son veuvage, penchée qu’elle était en un recueillement dévot au-dessus du sommeil de Petite-Reine.

Elle s’était dit peut-être après le départ de Justin, tant il peut y avoir de joie jalouse dans le spasme de cette folie maternelle: Petite-Reine sera à moi toute seule.

Elle n’aura que moi au monde. Je lui donnerai ma vie. Elle me payera avec tout son amour.

Elle aimait encore Justin, surtout parce que Justin était le père de Petite-Reine; elle le regrettait, parce qu’il eût si bien admiré la chère enfant du matin au soir; mais son cœur était plein, et quand elle parlait à Dieu, c’était un long cantique d’actions de grâces. Elle remerciait la bonté de Dieu qui faisait sourire sa fille, si jolie dans ce pauvre berceau: elle s’agenouillait, ne sachant plus si elle adorait Dieu ou la frêle créature endormie, calme, rose, et dont les lèvres fraîches, entrouvertes pour laisser passer le souffle si doux des petits, semblaient appeler le baiser en murmurant: Maman chérie!

Elle se trouvait heureuse: il n’y avait pas au monde une créature humaine dont elle enviât le sort, car la pauvreté est légère à supporter quand une grande joie soutient l’âme, ou un grand orgueil, et la Gloriette avait pour exalter sa jeune âme la plus grande de toutes les joies, le plus grand de tous les orgueils.

La Gloriette avait appris à Petite-Reine une prière bien courte, mais si belle! pour demander à la bonne Vierge, qui est mère aussi, le retour de son papa. Elle était sûre que Justin reviendrait, non point pour elle peut-être, mais pour Petite-Reine. Elle avait un moyen sûr, infaillible!

Encore quelques semaines d’amour sans partage; puis, quand l’enfant grandissant devait avoir des besoins que le travail acharné de ses mains ne pourrait plus satisfaire, elle comptait se rendre chez un de ces photographes qui font si beaux les amours dans les bras de leur mère.

Si vous saviez combien de fois elle s’était arrêtée à regarder tous ces chérubins qui rient aux vitrines de Nadar et de Carjat, jolis comme des anges, mais moins jolis que Petite-Reine.

Elle comptait donc aller chez Carjat ou chez Nadar avec Petite-Reine habillée comme l’enfant Jésus; elle comptait enlever le filet qui tenait captifs ces cheveux blonds où elle baignait, le matin et le soir, ses baisers affolés. – Et alors, sur la vitre miraculeuse le rayon de soleil devait fixer un sourire d’ange, suave et doux, encadré dans les boucles d’or de cette chevelure, glorieuse comme une auréole.

Et, fût-il au bout de l’univers, que vouliez-vous que fit Justin, ouvrant la lettre et voyant ce portrait, sinon revenir, revenir bien vite pour s’agenouiller de l’autre côté du berceau?

Vous souriez? mais Lily savait mieux que vous comment était fait ce pauvre beau Justin de Vibray, le roi des étudiants, noble intelligence, faible volonté. On devait le retenir prisonnier quelque part, et Lily ne maudissait point le geôlier de cette prison, qui était encore une mère.

D’ailleurs, Lily, cette belle petite dame que nous vîmes hier, si discrète et si sage dans le rôle de maman, était un enfant aussi.

Ce matin, à l’heure où l’âge des femmes saute aux yeux, vous lui auriez donné dix-huit ou dix-neuf ans à toute peine.

Elle avait son déshabillé de travail: une jupe de bazin, une camisole de percale; ses cheveux, plus riches et plus doux que ceux de l’enfant, allaient où ils voulaient en un désordre charmant et lui faisaient une coiffure que nulle ne pourrait acheter, fût-ce au prix d’un trône.

Elle avait bien quelque pâleur aux joues, mais vous l’en eussiez mieux aimée, tant cette pâleur, délicate et douce, se mariait heureusement aux lumières de sa chevelure et à cette profonde étincelle qui jaillissait de ses grands yeux noirs.

Lily était belle, bien plus qu’autrefois; plus belle même que Petite-Reine n’était jolie. Un peintre connaisseur vous eût dit qu’elle devait devenir encore plus belle.

Mais je ne sais comment exprimer cela. Ce n’était point son exquise beauté qui frappait le cœur ni le regard, c’était sa gentillesse de jeune mère, active à la besogne. En elle la mère emportait tout. Les grâces enchantées de sa taille, la splendeur de ses traits n’étaient en une sorte que des charmes accessoires auprès de la séduction attendrie qui s’épandait autour de son travail.

Elle allait, elle venait, leste comme un oiseau, et gaie, et commençant un doux chant, interrompu par une distraction maternelle.

C’était une petite chemise, raide de savon, qu’il fallait retourner sur la corde où elle séchait, le manteau à brosser, le chapeau dont la plume coquette demandait un coup de doigt, puis les brillantes bottines, mignonnes comme des jouets – puis un regard au berceau, et après chaque regard, vous pensez, l’irrésistible besoin d’un baiser, puis, que sais-je?

Le soleil reluisait si joyeusement! On s’accoudait une minute à la fenêtre… Psst! La laitière! Et le déjeuner de Petite-Reine! Paresseuse!

La laitière, figurez-vous cela, montait chaque matin les trois étages pour quatre sous, ou plutôt pour madame Lily et pour la petite.

En bas, la laitière avait la voix rauque et mettait je ne sais quoi dans ses pots de fer-blanc; mais en haut, elle apportait de la vraie crème, et sa voix changeait.

Y avait-il quelque chose d’assez bon, d’assez doux pour ces deux chères créatures! Tout le quartier était comme la laitière. On les aimait, on les respectait.

– Madame Hureau, dit la Gloriette quand la paysanne entra, vous nous trompez, je m’aperçois bien de cela: vous faites trop bonne mesure.

Madame Hureau était déjà à regarder Petite-Reine dans son berceau.

Elle rabattit la corne de son tablier et l’enfant s’éveilla, inondée de lilas tout frais, tout mouillés, de bons gros lilas de campagne, qui réjouissent l’œil, protégés par de robustes feuillées.

Les lilas de Paris sont chauves.

Le réveil de l’enfant fut un cri d’allégresse. Tant de fleurs! tant de feuilles! et toute la chambre embaumée!

La paysanne se sauva, riant de sa niche et la larme à l’œil.

Sur le réchaud, près de la porte, il y eut un petit poêlon d’argent. J’ai dit d’argent: c’était pour l’adorée. Le lait chauffa pendant que la mère et la fille jouaient avec les lilas. On s’embrassait à travers les feuillages humides qui secouaient leurs perles sur ces fronts d’anges.

– Mère, le lait monte!

Et le gros bouquet presque achevé fut jeté à la diable pour sauver le lait.

Se peut-il que deux choses soient si dissemblables? Nous avons vu la brave Canada faire dans une marmite l’effrayante cuisine qu’elle appelait «son café». Ici, le contenu d’un mince cornet de papier blanc fut versé dans un joujou de verre sous lequel l’esprit-de-vin s’alluma.

L’arôme se dégagea, pur et pénétrant, de cette mignonne cornue. La crème sucrée prit une nuance presque aussi fine que celle des lilas épars sur le berceau, et Petite-Reine déjeuna de grand appétit avec ce mélange dont Échalot n’aurait pas voulu, le sybarite.

Il y manquait l’oignon et l’arrière-goût de chou.

Notre pensée est revenue vers ce digne couple de la foire, à cause de Petite-Reine, si délicieusement gentille en grignotant son pain rôti. C’était en prenant leur café noir que madame Canada et Échalot avaient émis ce souhait de posséder une jolie fillette pour leur tournée de province.

Et, en vérité, imaginez-vous les recettes que pourrait faire un amour comme Petite-Reine, si elle savait danser sur la corde moitié si bien seulement que mademoiselle Freluche?

Cent francs! La direction du Théâtre Français et Hydraulique aurait donné cent francs pour réaliser ce rêve. C’est beaucoup d’argent. Proportions gardées, le Théâtre-Italien ne paye pas plus cher Adelina Patti.

Mais, Seigneur Dieu! vous figurez-vous aussi Petite-Reine, le bijou qui toujours avait dormi dans son ouate parfumée, vous la figurez-vous s’éveillant au milieu de ce peuple? La voyez-vous au fond de cette misère assombrie par le vice? entre Cologne, le géant, et Atlas, le bossu?

Il faut les battre, vous n’ignorez pas cela, les enfants à qui on enseigne la danse sur la corde.

Oh! certes, de pareilles pensées ne viennent point aux mères amoureuses. Ce serait folie que de nourrir des craintes si horribles.

Parfois, quand on aime passionnément, l’âme est prise tout à coup d’une terreur vague, et les yeux de la Gloriette se mouillaient bien souvent à regarder son trésor. Elle redoutait la misère, une maladie, peut-être, tout ce qui effraie les mères, mais cette honte extravagante, ce malheur invraisemblable, sa fille volée, sa fille battue, pâlie, changée par les larmes et dansant sur la corde comme la petite du pont d’Austerlitz, oh! certes, certes, la Gloriette n’y avait songé jamais!

Il y a un tableau de sir Thomas Lawrence, peintre de Sa Très Gracieuse Majesté George III, qui représente l’honorable lady Hamilton de Hamilton place en train de tremper des mouillettes dans une tasse de chocolat.

L’honorable lady peut être âgée de trois ans. Sa petite figure fière, d’un blanc rose et transparent, s’inonde de plus de cheveux perlés, qu’il n’en faudrait pour coiffer l’illustre tête de Louis XIV. Elle est jolie cette poupée-duchesse, comme tout le talent de Lawrence dont le pinceau aurait peuplé un paradis d’anges anglais; mais elle ne sourit pas ou plutôt elle sourit à l’anglaise.

Petite-Reine souriait comme à Paris; à la voir, Thomas Lawrence eût brisé ses pinceaux, aujourd’hui surtout que ce gai soleil des derniers jours d’avril envoyait des reflets nacrés à ses joues.

Quand elle eut bien déjeuné, sa mère la mit à genoux, sa mère, dévote à force de tendresse. Petite-Reine joignit ses douces mains et dit, sans s’arrêter ni se tromper, cette belle prière dont j’ai parlé, qui avait deux lignes, ni plus ni moins:

«Mon Dieu, je vous donne mon cœur. Bonne Vierge, mère de Dieu, je vous aime bien, rendez-moi mon petit père.»

En bas madame Hureau, la laitière, faisait son commerce sous la porte et racontait aux voisins le réveil du petit ange.

– C’est trop joli, quoi, disait-elle, la fille et la mère, ça fait peur!

À trente pas de là, au milieu des décombres d’une maison démolie, une femme, pauvrement habillée, et coiffée d’un béguin à voile bleu, vint s’asseoir sur une pièce de bois. La laitière la montra aux voisines en disant:

– Depuis ce matin, voilà deux fois qu’elle vient rôder, c’te paroissienne-là. Elle regarde la maison. Une drôle de touche, pas vrai? ça doit s’avoir échappé de la Salpêtrière. Je parie qu’on ne lui donne pas quinze cents livres de rentes à chaque fois qu’elle éternue!

Saladin, grimé et costumé en vieille femme, faisait pourtant de son mieux pour prendre une tournure décente sous son déguisement. Il regardait en effet la maison, il avait déjà reconnu la jolie petite dame de la veille à la fenêtre du troisième étage.

Il attendait. L’affaire marchait.

VI La cerise

Après la prière, ce fut la toilette. Petite-Reine aurait mieux aimé jouer avec les belles branches de lilas, mais déjà, sur le pied du lit, toutes les diverses pièces de son costume mignon étaient rangées.

– Mère, pourquoi m’habiller de si bonne heure?

Elle parlait comme une femme et la Gloriette lui expliquait tout.

– Parce que, chérie, tu vas aller toute la journée au Jardin des Plantes.

– Avec toi? quel bonheur!

– Non, avec madame Noblet qui mène les enfants.

Ici, une moue. Lily sourit. Les mères aiment tant qu’on les regrette.

Lily mit les pieds de l’enfant dans une large cuvette et commença les ablutions à grande eau.

– Et toi, dit Petite-Reine, tu vas rester ici?

– Moi, je vais aller reporter de l’ouvrage. Et nous aurons de l’argent. Et je te mènerai où tu sais bien, faire faire ton portrait pour l’envoyer à petit père.

On y avait été déjà une fois, chez le photographe, mais Petite-Reine, trop enfant, avait bougé. Et dans l’épreuve, c’était un nuage que la Gloriette tenait entre ses bras.

Seulement, on n’avait pas jeté l’épreuve parce que, je ne sais comment, le nuage souriait.

Petite-Reine demanda:

– Y aura-t-il ma cerise sur le portrait?

Elle fut embrassée, toute mouillée qu’elle était, et la jeune mère répondit:

– Je voudrais bien, mais je n’oserais pas.

– Puisque tu dis que petit père riait toujours en regardant ma cerise!

Lily passa son mouchoir sur ses yeux pour essuyer l’eau du baiser et peut-être une larme. Il y a des mots qui font revivre tout un bonheur passé.

Nous sommes dans les enfantillages jusqu’au cou avec cette Gloriette et Petite-Reine. Un de plus, un de moins, le lecteur nous pardonnera.

Petite-Reine avait une cerise, mais si bien faite! une cerise rouge, brillante, avec un peu de jaune d’or au milieu, comme si elle eût pendu encore à l’arbre sous un rayon de soleil.

C’était un fruit de ce travail bizarre et mystérieux que la nature accomplit en se jouant chez celles qui vont être mères. Elles ont des désirs fougueux, impossibles parfois et l’enfant vient, portant quelque part le témoignage du caprice qui ne fut pas satisfait. Il arrive ainsi que la postérité de madame Canada puisse apporter en naissant une goutte de café sous l’œil ou un bon verre de vin bleu répandu sur la moitié du visage. C’est hideux.

Et c’est charmant quand, au lieu des brutales fantaisies de la misère, la jeune femme a souhaité ce que rêvent les heureuses: des fleurs, par exemple.

Dumas fils, qui écrivit ce beau livre: La Dame aux camélias, trouverait dans telle noble demeure du faubourg Saint-Germain le titre d’un autre livre aussi gracieux, mais plus chaste.

La dame aux roses ne se coiffe point comme les autres marquises; elle laisse tomber ses cheveux noirs en larges boucles sur ses épaules. Assurément, il n’y eut jamais que la main d’un époux ou le souffle du vent pour soulever ce riche voile et découvrir les deux roses pâles, divin pastel qu’une envie de sa mère estompa sur le vélin de sa nuque.

J’ai dit le mot, ce sont des envies.

Et Lily, la sauvage, avait eu tout bonnement envie de cerises.

Au temps où Justin, bel étudiant, était fou de Lily et de sa petite, il jouait des heures entières auprès du berceau et c’étaient de longues joies quand on découvrait la cerise.

Seulement la cerise ne pouvait pas être sur le portrait. Le hasard l’avait placée en un lieu qui se voile: entre l’épaule droite et le sein, tout près de l’aisselle.

Avant de passer une petite chemise plus blanche que la neige, Lily baisa la cerise avec un gros soupir.

– Tu dis toujours que père nous aime, reprit Justine, pourquoi a-t-il besoin d’un portrait pour venir nous voir?

– Il ne fait pas ce qu’il veut, répliqua Lily. Donne tes jambes.

C’était pour le pantalon festonné qui tombait sur les bas blancs, rayés d’azur. Puis vinrent les bottines, une paire de joyaux.

– Père est donc malheureux? demanda encore la fillette.

– Oui, puisqu’il est loin de toi… Au corset!

C’était Lily qui avait fait le corset, calculé pour ne point gêner cette chère et frêle taille; c’était Lily qui avait brodé le fichu et la collerette.

– Il faut l’aimer, bien l’aimer, le pauvre père!

– Pas tant que toi, maman?

– Si, autant que moi… passe tes manches.

Elle pensait, la pauvre Gloriette:

– S’il la voyait, mon Dieu!

Et c’était vrai, il eût suffi d’un regard jeté sur cette adorable enfant pour ramener le plus indifférent des pères.

Et Justin autrefois avait si bon cœur!

La robe fut agrafée: une étoffe bien simple, mais choisie avec un goût! et qui vous avait une tournure sur le jupon bouffant! Puis le petit manteau, évasé comme une cape espagnole, puis la toque d’où les cheveux ruisselants s’échappaient.

Un instant la Gloriette resta en extase. Elle n’avait jamais vu Petite-Reine si jolie.

Petite-Reine elle-même, bien qu’il n’y eût point de glace dans la chambrette, avait conscience de sa parure. Elle se tenait droite; on devinait en elle une vague tentation d’être raide.

Mais les lilas de la laitière étaient encore épars sur le berceau. Après avoir hésité pendant la moitié d’une minute, Petite-Reine fut vaincue, et, prenant son élan franchement, elle se roula parmi les fleurs.

En ce moment, un bruit monta de la rue, un bruit plaintif de clochette.

– Mère Noblet! s’écria Lily. Nous sommes donc en retard!

Il y avait eu une montre et même une pendule, mais c’était de l’histoire.

Lily s’élança vers la croisée, d’où elle vit, sur la place Mazas, une bonne femme coiffée d’un large chapeau de paille, couleur tabac, qui conduisait un troupeau de petits enfants, diversement habillés.

C’était madame Noblet, dite la Promeneuse et aussi la Bergère.

En marchant, elle agitait une clochette, comme celle qui pend au cou des moutons, et les mères sortaient des maisons, à ce signal connu, pour lui amener leurs enfants.

– Attendez-moi, mère Noblet, dit Lily par la fenêtre, nous descendons tout de suite.

La Bergère souleva son grand chapeau pour regarder en l’air et fit un signe de tête caressant.

– À votre aise, madame Lily, répondit-elle. Les petits vont s’amuser un peu dans les terrains.

Le troupeau se précipita aussitôt vers un chantier ouvert où s’amassaient des matériaux et où restaient quelques arbres poudreux qui attendaient la hache. On caquetait, on riait, on se disait: «Nous allons avoir Petite-Reine!»

Et la Bergère suivait gravement, tricotant un bas de laine.

Saladin, derrière son voile bleu, attaché au béguin d’apparence monastique, lorgnait tout cela. Les choses se présentaient mieux encore qu’il n’eût osé l’espérer. La Bergère avait l’air d’une momie, sous son vaste abat-jour; le troupeau était nombreux; il ne s’agissait que d’un peu d’adresse.

– J’en ai avalé d’une autre longueur, des sabres! se dit Saladin. Si on avait le placement de la marchandise, j’emporterais la moitié de ce petit monde-là dans ma poche.

Ne perdez jamais aucune parole de ce Saladin qui devait être, avec le temps, un homme considérable. Sous sa chétive enveloppe, il possédait déjà ce grand esprit d’entreprise qui est un don de Dieu. En province, il avait volé à l’américaine avec succès. Le choix du vol à l’américaine indique une intelligence à la fois hardie et pratique. Tout le monde ne peut avoir une boutique de changeur sur le boulevard.

Il y avait même, dans le talent précoce de notre jeune Saladin comme avaleur de sabres, une promesse morale et une garantie. Je ne sais pas si les populations seront de mon avis: pour moi il y a quelque chose de chevaleresque dans le travail de ces mangeurs de fer. Personne plus que moi ne respecte l’armée, cette vaillante gloire de la France. Mais l’imagination est une folle et je me suis laissé parfois bercer par cette pensée pacifique: un Saladin dévorant, quelque beau jour, tous les sabres de l’univers.

On garderait, bien entendu, les panaches et les épaulettes qui ne font de mal à personne pour embellir les fêtes publiques.

Nous ferons, une fois ou l’autre, la biographie de Saladin, dont l’enfance avait été un poème.

Dès à présent, veuillez remarquer en lui, outre l’initiative, la décision et le courage à la besogne, cette tendance heureuse à généraliser les opérations. S’il avait eu le placement de la marchandise, il eût détourné la moitié de la clientèle de madame Noblet.

C’est, à l’état élémentaire, le dialogue sublime de la production et du débouché.

Évidemment, cet adolescent, dont l’éducation avait été négligée et qui n’avait même pas été employé dans le commerce, possédait en lui le germe des grandes combinaisons industrielles.

Il quitta sa pièce de bois où on aurait pu le remarquer et tourna l’angle du boulevard Mazas.

Un seul détail contrariait dans ce qu’il avait vu: c’était la présence d’un gros garçon portant l’uniforme du gamin de Paris, plus un tablier de bonne d’enfant. Ce joufflu semblait innocent mais très robuste. Il avait au bras un immense panier et faisait manifestement partie du troupeau de la Bergère en qualité de chien.

Il n’est pas hors de propos de constater ici que madame Noblet avait une administration fort bien montée, et méritant à tous égards la confiance des familles. Outre le joufflu, qu’on appelait familièrement Médor, elle employait une sous-bergère, bossue et puissamment laide, qui n’offrait aucun danger au point de vue de messieurs les militaires.

La Gloriette fut juste trois minutes à faire sa toilette. Au bout de ce temps, Saladin, qui allait à pas tremblants, courbé en deux comme une pauvre vieille, la vit sortir de la maison, tenant Petite-Reine par la main. Elle traversa la place, récoltant partout sur son passage des sourires et de caressants bonjours.

Justine, la petite coquette, se tenait cambrée déjà et jouissait de son succès.

L’œil rond de Saladin brilla sous son voile, pendant qu’il se disait:

– Elle fait sa sucrée… ah! tu me trouves laid, toi? Patience!

La Gloriette, habillée comme la veille et si jolie que madame Noblet poussa un grand soupir en songeant à ses vingt ans, avait sous le bras un paquet assez volumineux.

– Je vais reporter de l’ouvrage jusqu’à Versailles, dit-elle, un voile de mariée qu’on attend; je ne serai pas revenue avant quatre heures. Je vous recommande bien Justine, ma bonne madame Noblet… mais où donc est votre gardienne?

– Madame, répondit la Bergère, mais j’ai Médor, et puis, je n’aurai qu’à choisir au Jardin des Plantes. Il y en a assez qui tournent autour de chez moi; la place est bonne… D’ailleurs vous savez bien que tous mes enfants mettent Petite-Reine dans du coton… Est-elle assez mignonne, ce trésor-là!

Lily enleva sa fille dans ses bras et lui donna un dernier baiser.

L’omnibus passait.

Mais l’omnibus fut obligé d’attendre, parce que Lily donna encore des recommandations et une pièce blanche pour le cas où Petite-Reine aurait envie de quelque chose, et d’autres baisers après le dernier, et des promesses de bientôt revenir.

Eh bien, dans l’omnibus, personne ne se fâcha. Quand Lily monta enfin, le conducteur lui prit galamment son paquet, et un sourire général salua son entrée.

Au moment où l’omnibus repartait, un coupé qui stationnait de l’autre côté de la place s’ébranla. L’homme au teint de mulâtre que nous avons vu entrer au théâtre de madame Canada sur les pas de la Gloriette, le «pair de France étranger», montra sa figure bronzée à la portière et dit au cocher:

– Suivez!

Le cocher mit aussitôt son attelage au trot.

Madame Noblet et son troupeau prenaient en même temps le chemin du Jardin des Plantes, par le pont d’Austerlitz.

Il y avait un ordre établi. Ordinairement la sous-bergère bossue marchait en avant, suivie des plus petites allant trois par trois. La bergère en chef cheminait sur le flanc de la colonne, et Médor fermait la marche, derrière les grandes.

Aujourd’hui, Médor était en avant et madame Noblet avait le poste d’honneur à l’arrière-garde.

Saladin s’ébranla quand toute la petite armée fut engagée sur le pont, et suivit le même chemin d’un air pensif. Il se demandait ce qu’il allait faire de ses 100 francs, car le doute ne lui venait même pas sur le succès de son entreprise.

Si Boileau écrivait de nos jours une épître sur les inconvénients de Paris, les militaires y auraient une place considérable. Promenant par la ville leur appétit proverbial, leur soif qui jamais ne s’éteint et leur incessant besoin d’aimer, ils encombrent et gênent tout naturellement, comme les voitures de blanchisseuses.

Comme ils n’ont rien à faire, ils marchent à pas lents, regardant tout et désirant tout ce qu’ils regardent; ils font partie intégrante de tous les embarras et n’en savent rien. Leur cœur est un incendie menaçant la voie publique. Supérieurs à don Juan, qui n’aimait que l’amour, ils ont appris, dans les casernes de Quimper ou de Béziers, la féerique légende de Paris, plein de cuisinières distribuant des bouillons et de bourgeoises âgées offrant des petits verres à la jeunesse.

Sur le champ de bataille, ce sont des héros; en temps de paix, on ne sait vraiment où les mettre. Il y a cette lugubre histoire de Versailles, dépeuplé par le prestige de l’uniforme. Ce n’est pas loin, allez-y voir.

Le foin y pousse dans les rues, les duchesses y font la soupe, en l’absence du dernier cordon bleu, mangé par les cuirassiers. Entre dix et soixante-douze ans, nulle personne du sexe n’ose sortir sans l’appui d’un brigadier corroboré de quatre gendarmes.

Tel est l’état actuel et vraiment malheureux de la ville fondée par le grand roi. Que Paris tremble!

À gauche en entrant par la grille du Jardin des Plantes qui ouvre sur la place Valhubert, on trouve un bosquet très vaste, dévolu aux jeux des enfants et aux galanteries entre bonnes et militaires. J’ai entendu de vieilles gens appeler ce lieu le bois de la Reine; madame Noblet y prétendait un vague droit de propriété; quand les collèges y venaient, elle se plaignait à un fossile de ses amis, nourri dans une pension de la rue Copeau et remarquable par l’immensité de son garde-vue vert.

Le fossile n’était pas éloigné non plus de considérer comme des usurpateurs ceux qui venaient s’asseoir sur son banc, en face des plates-bandes contenant la série des plantes alimentaires.

Ce fut vers le bosquet que madame Noblet dirigea son troupeau, en bon ordre. Elle le parqua, selon la coutume, dans un carré délimité par un certain nombre d’arbres connus, et comprenant le banc du fossile. Madame Noblet prit position sur le banc où elle garda une place à son ami, et Médor, avec le panier, fut placé à l’autre extrémité du carré.

Il était matin, les bonnes n’arrivaient pas encore. C’est à peine si quelques uniformes impatients se montraient déjà dans les parties sombres du bosquet, où l’on voyait aussi une demi-douzaine d’étudiants assis par terre sans façon au pied des arbres et lisant qui Ducaurroy et Touillier, qui un traité de matière médicale.

C’est ici un autre Pays latin peu connu. Presque toutes les pensions bourgeoises du quartier Saint-Victor nourrissent à prix réduit des étudiants pauvres et laborieux dont le Jardin des Plantes est l’académie.

La Bergère s’étant installée commodément, le petit peuple se mit à jouer, gardant une excellente discipline. Il y avait bien une vingtaine d’enfants de différents âges. Personne ne dépassait jamais les limites imaginaires, tracées par la volonté de madame Noblet. Médor, assis auprès du panier, se mit à dévorer un petit tas de desserts acheté à l’«Arlequin» de la rue Moreau, avec un demi-pain de munition.

On jouait à la dame, et bien entendu, malgré son jeune âge, Petite-Reine était la dame. Elle épandait autour d’elle un charme; on l’enviait, mais on l’aimait.

Saladin fit le tour de la grille et entra par la porte de la rue Buffon. Il se tint longtemps à l’écart, regardant le jeu comme un renard qui guette des poules et combinant sans doute son plan.

Tous les jeunes soldats, épars dans le bosquet, vinrent tour à tour lui faire des yeux tendres. Quelques-uns même se risquèrent jusqu’à glisser sous sa coiffe des paroles passionnées. Son déguisement avait beau faire de lui une vieille très laide, don Juan, non gradé, ne s’arrête pas pour si peu. Ce sont des volcans que nos conscrits.

Madame Saladin les repoussait avec fierté, mais sans rudesse, les priant de ne pas outrager une mère de famille. Elle devinait vaguement que ces acharnés chercheurs d’aventures pouvaient, à leur insu, devenir ses auxiliaires.

Elle en avait besoin, car les choses n’allaient pas comme elle l’avait espéré. Le petit troupeau, parqué sous l’œil de ses gardiens, se défendait de lui-même, et madame Saladin avait déjà considéré en elle-même que la grosse main de Médor devait lancer, à l’occasion, de formidables coups de poing.

Ce qu’il eût fallu, ce que Saladin avait rêvé, c’était la promenade autour des parcs où sont les animaux; des allées, des venues, l’attention des enfants sans cesse excitée, Médor courant après les traînards, et madame Noblet ne sachant plus lequel entendre.

Saladin se disait:

– Ça sera dur. Elle est rusée, la vieille rodriguesse! Elle aime mieux tricoter son bas tranquillement que de courir, et puis, je parie qu’elle fréquente une antiquaille qui va venir s’asseoir sur son banc… Là! j’ai gagné!

Le fossile arrivait en effet, descendant l’allée Buffon à petits pas comptés. Il portait une lévite à gigot du temps de la Restauration, des souliers à boucles et une casquette à auvent.

C’était un beau sujet, bien desséché, avec une canne en corbin et le calendrier de 1819 imprimé sur sa tabatière.

Il avait tué en duel autrefois, lors de l’invasion, deux officiers russes, un Prussien et un Autrichien. On l’appelait alors, au café Lamblin, le «mangeur de cosaques».

Il racontait cela.

Ce que c’est que de nous!

Maintenant, on lui avait donné le nom de fossile à cause de son état très avancé de pétrification et parce que le quartier est plein de la gloire du Cuvier. Il était courtois, mais irritable. Quand il se fâchait, il avait la même voix que les trois pygargues, logés entre les aigles et les vautours, au bout de la hutte des oiseaux.

Dès que les pygargues l’entendaient de loin ils criaient.

Le fossile vint s’asseoir à sa place, sur son banc; madame Noblet et lui se firent les politesses d’usage, après quoi l’ancien mangeur de cosaques appela Petite-Reine pour lui donner trois pastilles de chocolat, apportées dans du papier.

Il détestait les enfants, mais il aimait Petite-Reine.

Ces choses étant faites, il croisa ses deux mains sur sa canne, plantée entre ses deux jambes, et se laissa aller au sommeil en disant:

– Si elle saute à la corde, vous m’éveillerez, chère madame.

Elle, c’était Petite-Reine.

En vérité, jusqu’à présent, le déguisement du pauvre Saladin n’avait pas produit de résultats bien appréciables. L’arrivée du fossile marquait l’heure de midi aussi sûrement que le canon du Palais-Royal.

Après tout, c’est un dur métier que celui de loup. Ils rôdent parfois terriblement longtemps, le ventre creux, autour des bergeries. Personne n’a pitié d’eux, parce que personne n’en mange; mais comme nous plaignons ces doux agneaux, à cause des côtelettes!

Vers une heure, sur un signe de la Bergère, Médor ouvrit le panier aux provisions et tous les enfants vinrent reconnaître leur déjeuner. Saladin commençait à avoir faim, ce qui engendre la tristesse. Il se demanda pour la première fois:

– Est-ce que tu vas te casser une jambe de cent sous, ma fille?

Il s’éloigna, craignant d’exciter l’attention en pure perte. L’heure passait. De la façon dont les choses allaient, il était aussi impossible de «faire ses frais» que de prendre la lune avec les dents.

Saladin, soucieux et se creusant la tête, atteignit la grande grille, où il déjeuna d’un de ces petits pains qu’on jette aux ours. Avec le reste de son argent, il acheta un sucre de pomme, une demi-douzaine de biscuits et un bonhomme de pain d’épice; puis il revint par l’allée Buffon.

Le jardin s’emplissait, les provinciaux arrivaient; malheureusement les neuf dixièmes des promeneurs tournaient à droite pour rendre leurs devoirs aux lions, à l’éléphant, à la girafe et à l’hippopotame.

Il y avait une place libre sur le banc le plus rapproché de celui où madame Noblet et son mangeur de cosaques poursuivaient leur silencieuse entrevue. Saladin s’y assit à tout hasard, les mains croisées sous son châle et si doucement humble que chacun pensa: Voilà une bonne vieille qui n’a pas l’air heureuse!

– À la corde! à la corde! fit-on dans le troupeau.

Aussitôt et comme par enchantement, un cercle de curieux se forma.

– Que personne ne se mette devant moi! cria le fossile sous son énorme visière, en levant sa canne d’un geste tremblant et menaçant.

On obéit en riant et il y eut une ouverture au cercle, en face du banc.

Médor prit un bout de la corde; ordinairement, c’était la sous-bergère qui tenait l’autre bout. Son emploi fut donné à une «grande». Madame Saladin, sous prétexte de mieux voir, se glissa dans le cercle.

La grande tournait mal et fit manquer Petite-Reine au premier vinaigre. Or, depuis que le monde est monde, on n’avait jamais vu entrer, sauter et sortir aussi adroitement que Petite-Reine. Le mangeur de cosaques jeta son cri d’oiseau auquel les pygargues répondirent dans le lointain, et Médor chercha des yeux dans le cercle une figure connue.

Juste à ce moment, madame Saladin écartait son châle comme si la main lui démangeait.

– C’est ça, la mère, dit Médor qui vit le mouvement, prenez la corde! et attention!

Le cœur de madame Saladin battit, elle eut un bon sourire et prit la corde. Petite-Reine, bien secondée, récolta un tonnerre d’applaudissements.

– Remercie madame, trésor, lui cria la Bergère. Il faut de la politesse.

Justine, toute rose et toute gracieuse, vint tendre son front à madame Saladin, qui lui donna un sucre de pomme après l’avoir embrassée.

VII La voleuse d’enfants

Le Petit Chaperon rouge devait être bien jeune quand il prit le loup pour sa mère-grand. Saladin avait toute sorte d’avantages sur le loup; sa figure de gamin, déjà usée, se prêtait merveilleusement au rôle qu’il avait choisi. Petite-Reine l’embrassa du meilleur de son cœur et lui fit une belle révérence.

Mais, d’un autre côté, compère le loup était tout seul dans la cabane avec le petit chaperon rouge, tandis que Saladin avait ici des centaines de témoins qui le gênaient.

La corde à sauter l’avait, il est vrai, rapproché de Justine; mais le bosquet était désormais encombré.

C’était de l’enthousiasme que Justine excitait. Tout le monde la regardait, tout le monde voulait lui donner une caresse. Les difficultés de l’entreprise augmentaient au lieu de diminuer.

Saladin se retira discrètement au second rang. Deux heures sonnaient à l’horloge du Muséum.

– Veux-tu te reposer, trésor? demanda la Bergère à Petite-Reine.

– Non, répondit l’enfant insatiable, je veux jouer aux quatre coins.

Elle était toujours obéie. Le jeu des quatre coins commença. Madame Saladin, appuyée contre un arbre, se disait:

– C’est la lune à prendre avec les dents, quoi, mauvaise affaire! On ne peut pas escamoter ça en plein jour comme une muscade. J’avais compté sur les animaux, sur le labyrinthe et le tremblement. Rien de tout ça! Pas même un embarras d’omnibus à espérer. Rasé! chou blanc! cent quatorze sous de perdus! Va bien! je renonce au commerce!

Je ne crois pas qu’il y ait une providence pour les loups, et pourtant, vous allez voir.

Au moment où madame Saladin, perdant courage, allait peut-être jeter le manche après la cognée, un grand mouvement se fit du côté de la grille de la rue Buffon: c’était une pension du voisinage qui venait promener ses premières communiantes. En même temps, par la place Valhubert, un collègue entra. Ce n’est pas tout: le théâtre des bêtes en cage fermait; le flot des curieux établit son cours par l’allée des néfliers du Japon et descendit vers les bosquets, tandis que les visiteurs du Muséum revenaient par l’allée Buffon.

On causait de l’ours dans les groupes faubouriens; l’ours est la gloire la plus populaire qu’il y ait à Paris. On racontait l’aventure du chat, imprudent et gourmand, qui s’était lancé dans la fosse à la poursuite d’un oiseau blessé; Martin avait mangé l’oiseau et le chat d’une seule bouchée, en se dandinant horriblement.

Tant que Paris vivra, il radotera cette palpitante histoire.

La famille anglaise était là: sept demoiselles, sept tartans roses et bleus, sept voiles verts, quatorze longues jambes qui sautillent en marchant comme des pattes d’ibis d’Egypte, – la mamma sentimentale et maigre; la governess, humble plus qu’un chien battu, et le lord couleur d’apoplexie, qui est coutelier de son état dans le Strand.

La «société» de province était là aussi: une douzaine de parapluies, hommes et femmes, parlant haut, avec l’accent de ces pays-là, exaltant Marseille ou Landerneau, au détriment de Paris qui, au total, n’a qu’une chose bonne, curieuse, succulente et profitable: les dîners à 32 sous.

C’était déjà la foule, et c’était la foule particulière au Jardin des Plantes, où l’on trouve des paysans comme aux foires du Calvados, des gamins, ainsi que partout, des hommes d’État en quantité, des guerriers par compagnies, des pachas, des odalisques et même des savants égarés.

Saladin ouvrit ses yeux ronds tout grands, et un vent d’espoir enfla ses narines. Il ne fallait désormais qu’un hasard gros comme le doigt pour transformer la foule en cohue.

Les pêcheurs troublent l’eau. Quand le hasard ne vient pas de lui-même, on peut le faire naître.

Saladin balaya l’horizon d’un regard d’aigle, cherchant l’embryon de hasard. Il aperçut un marchand de nougat de Constantine qui allait seul, les mains derrière le dos, portant sous son turban la mélancolie de Mignon regrettant la patrie. Il aperçut aussi, à la grille qui mène au chemin de fer d’Orléans, une vaste tapissière pleine de coiffes.

Il remercia le dieu des loups au fond de son âme, car les zouaves abondaient et flairaient déjà ce chargement de nourrices.

En tournant la corde pour Petite-Reine, Saladin – la brave femme -, s’était concilié la bienveillance générale. Il se pencha à l’oreille de son voisin, qui était empailleur de reptiles rue Geoffroy-Saint-Hilaire, et lui dit en désignant le marchand de nougat:

– Voulez-vous voir l’émir Abd el-Kader?

Il fut entendu de six personnes qui dirent aussi: Abd el-Kader.

– Abd el-Kader! crièrent aussitôt cent voix de proche en proche. Et le marchand de nougat lui-même, ému à l’idée de rencontrer son illustre compatriote, chercha tout autour de lui Abd el-Kader.

Un tumultueux mouvement s’était fait. La famille anglaise, la «société» de province, les gamins, les paysans, les armées en disponibilité, les collégiens, les communiantes se ruèrent tous ensemble et impétueusement pour voir l’héroïque bédouin qui tint si longtemps en échec les armées de la France.

– En rang, les enfants! cria madame Noblet effrayée.

Médor se mit à rassembler le troupeau.

Mais le chargement de nourrices arrivait semblable à un triomphant bouquet de pivoines écarlates. En marchant, les luronnes riaient et causaient toutes à la fois. Elles étaient une douzaine, elles avaient bu en route comme un demi-cent de sapeurs.

Les zouaves et autres prestiges de l’uniforme, cavaliers ou fantassins, prisonniers de la cohue, les entendaient et les respiraient. Vîtes-vous jamais le superbe étalon briser l’obstacle qui barre le chemin de la prairie où sont les cavales? Tous les prestiges hennissant, frémissant, bondissant, humant à pleins naseaux le vent qui venait des nourrices, attaquèrent la cohue en sens divers, la percèrent, la criblèrent, et chaque pivoine détachée du bouquet fut bientôt entourée d’une guirlande d’uniformes.

Cela ne s’était pas fait sans une mémorable poussée. Il y eut des cris d’Anglaises, les plus déchirants de tous les cris connus, des huées de gamins, des jurons de campagnards. Madame Noblet tricotant et Médor mangeant couraient comme deux âmes en peine au milieu de ce tapage au-dessus duquel s’éleva la clameur inhumaine du fossile dont le pied goutteux venait d’être écrasé par un professeur d’histoire naturelle errant.

Tout a une fin, cependant. La foule, moitié riant, moitié grondant, s’aperçut qu’on l’avait mystifiée. Au moment où le tumulte allait s’apaisant, la Gloriette passa en courant la grande grille, tout heureuse qu’elle était d’avoir gagné dix minutes sur le temps de son absence.

Il faut peu de chose pour inquiéter les mères; la Gloriette eut peur de ce rassemblement qui encombrait le bosquet et hâta le pas en perdant son sourire.

Mais elle fut rassurée tout d’abord par la vue de la Bergère et de Médor qui tenaient le troupeau en bon ordre comme une phalange compacte.

Petite-Reine était sans doute au milieu, puisque c’était la place la plus sûre: la place d’honneur. D’ailleurs, le visage de madame Noblet était si tranquille que toute crainte devait disparaître.

– Nous avons eu une alerte, dit-elle. Dieu merci, le gouvernement fait ce qu’il veut. Il laisse entrer maintenant un tas de fainéants et de vagabonds, mais avec mon organisation les accidents sont impossibles… Justine! Voici maman.

– Elle se cache, la coquette, dit madame Lily en s’asseyant. A-t-elle été bien sage?

– Comme une image! Et nous avons sauté à la corde, il fallait voir!… Voici maman, Justine.

Madame Lily se mit à rire, et comme Justine ne venait pas:

– Il paraît qu’on veut me faire une grosse niche! murmura-t-elle. La foule s’écoulait lentement. Le troupeau ne demandait qu’à se débander pour reprendre ses jeux. Médor, inflexible, maintenait la discipline, mais il y avait une chose singulière: Médor avait lâché son pain et ne faisait pas sa randonnée habituelle comme un bon chien de berger; il restait derrière le groupe d’enfants, allant de l’un à l’autre, les dérangeant même pour voir l’intérieur de la phalange. Il avait l’air de compter; il était tout pâle, et, sous ses cheveux crépus, de larges gouttes de sueur perlaient.

– Allons! ordonna madame Noblet, rompez les rangs pour qu’on voie Petite-Reine! c’est assez se cacher, maman a peur.

La Gloriette écoutait d’avance le rire argentin de l’enfant qui allait crier «coucou» avant d’être découverte, puis courir et se précipiter dans ses bras.

Mais ce ne fut pas cela qu’elle entendit.

Une voix s’éleva derrière le troupeau, disant:

– Il manque quelqu’un!

Cette voix était sourde et rauque.

Elle parlait si bas, que madame Noblet n’avait point saisi le sens des mots prononcés.

Mais Lily frissonna de la tête aux pieds, et la teinte rose que la course avait amenée à ses joues tourna subitement au livide.

– M’obéit-on, à la fin! s’écria la Bergère avec impatience. Ici, Petite-Reine! mademoiselle!

Les rangs s’ouvrirent, Médor passa au travers en chancelant. Ses gros yeux battaient, et il faillit s’étrangler de l’effort qu’il fit pour prononcer ces mots:

– C’est elle qui manque!

Lily se leva toute droite et porta ses deux mains à son cœur. La Bergère ne comprenait point encore, ou ne voulait point comprendre.

– Qui manque! répéta-t-elle.

Puis elle ajouta:

– Avec mon organisation c’est impossible!

Lily marchait vers les enfants qui reculèrent à l’aspect de son visage déconcerté. Médor se mit à la suivre pas à pas, tandis que madame Noblet, retrouvant un peu de présence d’esprit dans le sentiment de sa fonction, s’écriait:

– Messieurs, allez aux grilles, pour l’amour de Dieu! Prévenez les gardiens et les factionnaires et tout le monde! Il y a un enfant de volé!

– Justine! Justine! appela en ce moment la Gloriette d’une voix caressante et douce.

Elle ne donnait aucune attention au grand mouvement qui se faisait autour d’elle. La foule s’était reformée avec une rapidité extraordinaire. La nouvelle du malheur arrivé courait comme le vent. Quelques braves gens, moins pressés de bavarder que de bien faire, se hâtaient de courir aux grilles.

La Gloriette disait:

– Justine! ne te cache plus, je t’en prie! je sais bien que tu es là, mais je ne veux plus jouer. C’est un jeu cruel. Réponds-moi, où es-tu?

Elle dérangeait chaque enfant l’un après l’autre, et ceux-ci la regardaient, ébahis, avec des larmes dans les yeux.

Ils avaient compassion instinctivement, parce qu’elle les suppliait à mains jointes.

– Mes petits, mes petits, priait-elle avec un sourire qui mendiait une consolation, laissez-moi voir ma chérie. Je sais bien qu’elle n’est pas perdue, mais… mais voyez-vous, je n’ai plus la force de jouer!

Il y eut un enfant qui répondit:

– Cherchons!

Et le troupeau s’éparpilla, tournant autour des arbres, quêtant, furetant, appelant:

– Petite-Reine! Petite-Reine!

Médor laissait faire, il semblait anéanti.

Madame Noblet, au milieu du groupe, détaillait le signalement de Justine, mais chacun répondait:

– Nous connaissons bien Petite-Reine!

Et beaucoup partaient, les bonnes âmes, pour fouiller le jardin de bout en bout. D’autres arrivaient: le bosquet était plein, l’allée aussi. Le nom de Petite-Reine allait et venait par la foule.

Tous l’aimaient et disaient à ceux qui ne l’avaient jamais vue, sa gentillesse, sa grâce et la mignonne vivacité de ses reparties. Tout à l’heure encore on l’avait applaudie, sautant à la corde, comme si on eût été au théâtre.

Et sa mère qui en était si fière! si folle! sa mère qui, à cause d’elle, s’appelait la Gloriette!

On se la montrait de partout. Elle ne pleurait pas. On devinait bien qu’elle avait un coup au cerveau.

Je ne sais comment dire cela: elle était belle, à l’adoration, là-bas, tout isolée au milieu des groupes qui semblaient craindre son approche, tant il y avait de douleur terrible, navrante, prête à faire explosion sous l’apparente sérénité produite en elle par l’engourdissement moral.

Elle avait l’air d’une dame; on n’avait jamais si bien remarqué cela qu’aujourd’hui, et pourtant ce n’était qu’une pauvre ouvrière. Sa fille était tout son bien, tout son cœur: elle n’avait au monde que sa fille.

Elle ne parlait plus. Elle regardait la foule avec une sorte d’indifférence; seulement ses doigts tremblants touchaient son front et dénouaient peu à peu ses cheveux, qui tombèrent bientôt en boucles mêlées sur ses épaules.

Il y avait un homme au visage bronzé, encadré dans une barbe noire épaisse, qui se tenait à l’écart et suivait d’un œil fixe tous ses mouvements. Cet homme semblait de marbre, tant son immobilité était complète. Nous l’avons vu déjà par deux fois, au théâtre forain et dans le coupé qui stationnait au coin du boulevard Mazas lors du départ de la Gloriette et quand la Gloriette était montée en omnibus, c’était lui qui avait dit au cocher: Suivez.

Depuis le départ de Justin, la Gloriette n’en était plus à compter ceux qui avaient essayé en vain de s’approcher d’elle. À supposer que celui-ci fût un amoureux, il ne ressemblait point aux autres qui parlent, qui s’insinuent, qui osent. Il était muet.

La Gloriette rencontrait souvent sur son chemin sa figure régulière et sombre, mais elle ne connaissait pas le son de sa voix.

Elle se tourna enfin vers madame Noblet qui lui dit au hasard:

– On la retrouvera! jamais rien de pareil ne m’est arrivé.

– Oui, oui, fit Médor, qui secoua ses cheveux hérissés, comme s’il se fût éveillé tout à coup, je promets bien qu’on la retrouvera!

Lily revint sur le banc et s’y assit, les mains croisées sur ses genoux. De toutes les parties du Jardins des Plantes, les curieux affluaient maintenant. La perte d’un enfant est malheureusement chose peu rare dans les promenades parisiennes; il n’y a pas toujours vol: l’incurie proverbiale des bonnes et les distractions que leur apportent leurs galants civils et militaires causent des alertes fréquentes.

Il n’est guère de semaines sans qu’on rencontre aux Tuileries quelque rougeaude, essoufflée à force de courir et qui demande aux gens si l’on n’a pas vu Alfred ou Emma, qui s’est perdu.

Le public est très sévère en ces circonstances, et il a raison. La faute de la bonne est invariablement mise sur le compte de «son soldat». Ce n’est pas toujours juste, mais c’est juste beaucoup trop souvent.

On nous a dit que des mesures disciplinaires avaient été prises pour modérer la fougue de ces vaillants cœurs à qui la paix laisse trop de loisirs. Si les mesures n’ont pas été prises, il faudrait les prendre.

La liberté d’action de chacun est chose sacrée; mais d’autre part, certains jeux sont défendus au nom de la morale ou dans l’intérêt de la sécurité générale. Au nom de la sécurité et de la morale, il faut dénoncer ce jeu qui met de si vilains tableaux sous nos marronniers et qui constitue un danger permanent pour les familles.

Ici, rien de semblable ne s’était produit; madame Noblet, par son âge, était au-dessus des séductions, et pourtant, d’un bout à l’autre du bosquet, les groupes répétaient la légende de la Picarde, amusée par son voltigeur, pendant que l’enfant confié à ses soins est entraîné Dieu sait où. La caricature a essayé de provoquer le rire à l’aide de cette terrible histoire de Mars, changé en chenille et infestant nos jardins.

Paris ne demande jamais mieux que de rire, mais il n’est pas désarmé pour cela.

Soyez sûrs que la rancune inexplicable contre l’armée qui apparaît chez nous à de certains moments n’est pas sans connexion avec ces misères. Le bouillon du sapeur, grenadier déclarant sa flamme pendant que le marmot crie et pleure à plat ventre sur le sable, ce ne sont pas là des plaies bien profondes, n’est-ce pas? c’est du moins une irritante démangeaison qui s’attaque justement à des épidermes très susceptibles. Les mères de famille et les maîtresses de maison n’aiment pas jouer des rôles de Prussiennes dans cette parodie de la comédie du pays conquis.

Ceux qui professent pour l’armée affection et respect voudraient voir l’armée elle-même appliquer un remède quelconque à de si burlesques maladies.

Il y avait cependant un fait bizarre: de tous les gens directement intéressés à retrouver Petite-Reine, personne ne bougeait, madame Noblet mettait en rang le troupeau consterné, Médor restait immobile à regarder la Gloriette, et celle-ci, courbée en deux, l’œil à demi fermé, semblait incapable d’agir et même de penser.

Les gardiens arrivaient, et ceux qui s’étaient chargés d’aller aux grilles revenaient l’un après l’autre. Les factionnaires n’avaient rien remarqué.

Lily leva les yeux, parce que le nom de Petite-Reine fut prononcé près d’elle par ceux qui donnaient des renseignements aux gardiens.

– Elle est cachée, dit-elle doucement, elle se met comme cela derrière les arbres pour me faire des niches.

Le fossile se leva et s’en alla. On le vit tirer son mouchoir pour s’essuyer les yeux. C’était poignant. Médor dit avec un sanglot:

– Si on ne retrouve pas la petite ce soir, celle-là sera morte demain.

– Quelqu’un connaissait-il la femme qui a tourné la corde? demanda tout à coup une voix dans la foule.

Madame Noblet frémit et Médor sauta sur ses pieds.

– Après? fit-on de toutes parts.

Celui qui avait parlé sortit des rangs, mais il n’ajouta rien, sinon ceci:

– Elle avait méchante mine, c’est sûr!

Un des enfants dit:

– Elle a donné un sucre de pomme à Petite-Reine.

Et un autre:

– Quand les soldats ont foncé pour aller aux paysannes, la femme a embrassé Petite-Reine et lui a encore donné un bonhomme de pain d’épice. Petite-Reine était bien contente; elle a dit à la femme: mène-moi voir les communiantes.

En trois coups de coude, Médor perça le cercle formé par la foule. On le vit courir lourdement mais de toute sa force dans l’allée Buffon.

Un des gardiens prit par écrit le signalement de Petite-Reine et celui de la femme qui avait tourné la corde, puis il indiqua à madame Noblet la série de démarches à faire pour mettre la police sur les traces de l’enfant.

– Mais, ajouta-t-il, ce n’est pas en restant comme ça, les bras croisés, que vous la retrouverez, non!

– Parbleu! firent vingt voix, et c’est de drôle de monde tout de même!

– J’ai mes autres petits… balbutia madame Noblet pour s’excuser.

– Mais la mère! que diable! quand on a perdu son enfant…

Les yeux de Lily tombèrent par hasard sur celui qui allait parler.

Il eut froid dans les veines et se tut, en reculant de plusieurs pas.

– Moi d’abord, dit une grosse femme qui portait un chien dans ses bras, je n’ai jamais eu d’enfants, mais je ne les aurais pas donnés à garder à une promeneuse!

– Ah! s’écria madame Noblet avec désespoir, je sais quel tort cette histoire-là va faire à mon commerce!

Elle jeta à Lily un regard où il y avait de la rancune et ajouta:

– Voyons, ma bonne dame, remuons-nous un peu! Vous devriez être déjà chez le commissaire.

Lily ne bougea pas. De ses deux mains qui étaient blêmes comme des mains de morte, elle rejeta ses cheveux en arrière et dit tout bas:

– Tout ce monde lui fait peur et m’empêche de la voir… Je sais bien qu’elle n’est pas perdue.

Un travail mental se faisait en elle pourtant, car le cercle bleuâtre qui entourait ses yeux devenait plus profond, et par intervalles, une sorte de grelottement agitait tout son corps.

Au bout d’une minute, elle se mit sur ses pieds avec effort et marcha droit devant elle, toute chancelante. Les gens s’écartaient pour la laisser passer, et je ne sais pourquoi sa merveilleuse beauté, prenant un caractère enfantin par le voile qui était sur son intelligence, rappela plus énergiquement à tous, en ce moment, Petite-Reine perdue.

– Comme elle lui ressemble! balbutia madame Noblet, au milieu d’un murmure composé de cent voix qui échangeaient des paroles à voix basse.

Tout est spectacle à Paris. C’était ici un spectacle étrange et qui ne rappelait en rien les scènes analogues. Il n’y avait ni grand mouvement, ni pleurs, ni cris, mais toutes les poitrines étaient oppressées. Et depuis que Lily avait quitté son banc, une douloureuse curiosité se peignait dans tous les regards.

Ceux qui connaissaient Petite-Reine redisaient à satiété comme elle était belle et douce, et riante, quel enchantement c’était que de la voir jouer sous les arbres, entourée d’enfants qui semblaient ses sujets et ses courtisans.

Certes, Lily n’entendait pas. Elle allait comme si elle eût essayé d’étouffer le faible bruit de ses pas pour surprendre quelqu’un. Un sourire où il y avait de l’espièglerie entrouvrait ses lèvres décolorées.

Je l’ai dit et je le répète: c’était navrant, mais d’une autre façon que l’angoisse ordinaire.

Elle n’alla pas bien loin. Elle s’arrêta au premier arbre qui se trouva sur son chemin et s’y appuya.

Puis, ainsi soutenue, elle en fit le tour vivement.

Ce n’était pas de l’espoir qui éclairait son visage, c’était comme une certitude de voir derrière l’arbre ce qu’elle cherchait.

Quand elle vit que, derrière l’arbre, il n’y avait rien, elle secoua la tête lentement et reprit sa marche vers l’arbre suivant.

Le silence s’était fait. On voyait des gens qui pleuraient.

Rien encore derrière le second arbre. Lily toucha son front et appela d’une voix chevrotante:

– Justine, ma petite fille!

Mais elle ne se découragea point et continua sa route vers le troisième arbre.

En marchant, elle dit avec des pleurs dans la voix:

– Je t’assure que je ne veux plus jouer, Justine… quand je souffre tu m’obéis toujours.

Au pied du troisième arbre, l’homme au visage bronzé était debout. Ceux qui suivaient Lily le remarquèrent, plus pâle qu’elle et le regard cloué sur elle comme s’il eût subi une fascination.

À l’approche de la jeune femme, il se retira pas à pas, à reculons, sans cesser de la regarder.

Elle atteignit l’arbre, elle chercha derrière; elle se laissa aller, accroupie et disant:

– Je ne veux plus jouer, je ne veux plus jouer… ah! que je souffre!

À ce moment, Médor, lancé comme un boulet de canon, perça la foule de nouveau. Il était baigné de sueur.

Il se rua sur l’homme au teint de bistre qui regardait Lily d’un œil égaré, et le saisit au collet avec violence, en criant:

– C’est lui! le factionnaire l’a reconnu! Il a parlé à la voleuse d’enfants! Si personne ne m’aide à l’arrêter je l’arrêterai tout seul!

VIII La foule

Médor s’appelait de son nom Claude Morin. Il n’en était pas plus fier, attendu que cette étiquette lui avait été fournie par l’administration de l’hospice des Enfants trouvés.

Il était bon chien de berger; peut-être n’aurait-il point su faire autre chose. On lui donnait chez mère Noblet quinze sous par jour et le déjeuner. Le soir, il travaillait en chambre et gagnait encore cinq sous à piquer des bretelles. C’était juste son loyer. Sa chambre lui appartenait en propre; il louait seulement le terrain, au sixième étage d’une maison de la rue Moreau, entre deux toits, dans les plombs.

Sa chambre était une ancienne stalle d’écurie des Arènes nationales, où il avait été balayeur. Il l’avait eue à bon compte, lors de la vente; il l’avait montée, couverte, installée, meublée, cramponnée; il y tenait, ainsi qu’à son ménage, comme tout homme établi tient à son avoir.

Quand on parlait devant lui d’embellir la ville et d’exproprier des immeubles, il devenait sombre; il avait peur d’être démoli.

On ne lui connaissait d’amitié que pour sa chambre, et il ne souriait jamais qu’à Petite-Reine.

Lorsqu’on avait fait allusion, tout à l’heure, à la femme inconnue qui s’était offerte si obligeamment pour tourner la corde, Médor avait été frappé d’un trait de lumière. Ce n’était pas assurément un observateur, mais il avait l’instinct, et au moment où il prit sa course à travers la foule, il était sûr de tenir la piste de la voleuse d’enfants.

La figure de cette femme se représentait à lui de plus en plus suspecte, à mesure qu’il interrogeait sa mémoire. Médor ne savait même pas qu’on pût «se faire une tête», mais les tons bizarres et violents de ce teint, les rides farineuses, tout ce que le voile du béguin laissait entrevoir lui sauta aux yeux par souvenir, bien mieux que dans la réalité même.

Il avait son idée. Les factionnaires avaient pu ne pas remarquer l’enfant, mais cette caricature n’avait pu passer inaperçue.

Il fit le tour des grilles à toute course, demandant sur son chemin si on n’avait point vu une fillette, jolie comme les amours avec de grands cheveux bouclés sous un petit toquet à plumes et conduite par une manière de folle qui portait un bonnet de béguine, auquel pendait un voile bleu.

Ses questions restèrent longtemps sans réponse, mais enfin, à la petite porte donnant sur la rue Cuvier, derrière les bâtiments de l’administration, un brave soldat du centre se mit à rire dès les premiers mots de la phrase, répétée déjà tant de fois.

– En plus, qu’elle est cocasse, la bonne sœur, répondit-il, et qu’elle bourrait la petite de biscuits.

Médor s’était arrêté haletant.

– Par où a-t-elle pris? interrogea-t-il.

– Par un fiacre qui passait et qui a remonté au grand trot vers la place Saint-Victor… et qu’il y a eu quelque chose de rigolo par un particulier bien mis et beau linge avec une peau de basané mulâtre, approchant, et une barbe noire comme du cigare qui a fait mine de lui barrer la route. Il a regardé l’enfant, mais la vieille lui a rivé son clou en deux temps, et puis elle a tendu la main, qu’elle avait l’air de se moquer de lui, disant: payez-moi mon dû. Il a tiré sa bourse: comme quoi ça me paraît que c’est lui qui a soldé le fiacre avec son or.

Le soldat continua de rire et tourna le dos, se disant à lui-même:

– Il y a des personnes farces tout de même!

Médor resta un instant pensif. Suivre le fiacre n’offrait aucune chance. Comment savoir la route qu’il avait prise en arrivant au bout de la rue Cuvier? Médor se remit à courir et revint au bosquet pour chercher conseil.

En arrivant, la première personne qu’il vit fut l’homme à la peau bronzée, dont le regard était fixé sur la Gloriette par une sorte de fascination.

Toute la personne de cet homme se rapportait d’une façon si frappante au signalement donné par le soldat que Médor n’arrêta même pas son élan et tomba sur lui comme on s’empare d’une proie.

L’homme n’essaya pas de résister. Le rouge lui monta au visage et ses yeux, qui exprimaient l’étonnement de quelqu’un qu’on eût éveillé en sursaut, interrogèrent la foule avec une sorte de timidité sauvage.

La foule, Dieu merci, répondit à ce regard. L’incident lui plaisait au suprême degré. C’était une péripétie nouvelle apportée au drame et qui poussait la curiosité de tous jusqu’à la fièvre.

Notez que cette curiosité endémique de nos Parisiens n’empêche ni la compassion, ni aucun bon sentiment. En nul autre pays du monde les chagrins d’un héros de mélodrame ne font couler tant de larmes qu’à Paris.

Seulement, en place publique comme au théâtre, l’émotion a son côté amusant qu’il est permis de cueillir.

Chacun regardait l’inconnu et s’étonnait de ne l’avoir pas encore remarqué. C’était bien vraiment une figure fatale comme disaient volontiers les romans de cette époque. Sa tête ne ressemblait point à celles qu’on rencontre du matin au soir dans la rue.

Mère Noblet dit la première.

– Il a l’air méchant, c’est un étranger.

– Et surtout calé! ajouta une dame sans cavalier, dont l’accent n’avait rien de malveillant.

– Un beau mâle, oui-da! fit observer une autre personne du sexe qui avait dépassé la quarantaine.

– Ses yeux font peur! murmura une jeune ouvrière. Une bonne d’enfant ajouta:

– Dire qu’on rencontre de cela à Paris!

Les petits n’étaient pas éloignés de le prendre pour l’ogre et le regardaient avec de grands yeux épouvantés.

Il n’y avait pour ne le point voir que Lily, la pauvre créature. Elle restait affaissée sur elle-même au pied de son arbre, les yeux fixes et sans lumière. Sur ses lèvres qui remuaient lentement, sans produire aucun son, un nom se devinait, toujours le même, le nom de sa fille: Justine.

Le cercle s’était resserré autour de l’inconnu qui venait d’abaisser les deux mains de Médor, en disant avec un fort accent étranger que personne n’avait jamais entendu:

– Laissez-moi, je ne m’échapperai pas.

Sa voix était sourde et grave.

– Pas de danger qu’il s’échappe! cria un gamin, moins haut qu’une botte, on veille au grain par ici!

– Son affaire est bonne, ajouta mère Noblet. Il donnera des dommages et intérêts.

– Mais que voulait-il faire de l’enfant? demanda un naïf au second rang.

– On en a besoin quelquefois comme ça, dans les grandes familles, répondit d’un air important la jeune ouvrière, pour la chose des successions.

– Ou perpétuer le nom des nobles, fit sa voisine, c’est connu.

– Sans compter, insinua la dame sans cavalier, que la petite mère est jolie comme un cœur, et qu’on a pu subtiliser l’enfant pour faire suivre la mère.

Cette idée eut un succès. Elle produisit un mouvement dans la foule qui eut envie d’applaudir. Désormais, l’étranger qui avait la barbe trop noire, atteint et convaincu d’être un traître de mélodrame, était percé à jour.

Dans la foule, on cria:

– Ici les gardiens! Et d’autres:

– Voilà les sergents de ville!

Il était temps d’arrêter ce coupable, et, contre l’ordinaire, les sergents de ville avaient aussi du succès.

L’opinion publique est sujette à de singulières erreurs; elle accuse volontiers de brutalité ce corps utile des sergents de ville dont le costume sert de modèle aux tailleurs de l’École polytechnique. Je parie qu’en prenant au hasard un sergent de ville et en mettant un œuf dans sa poche, vous retrouverez l’œuf intact au bout de huit jours.

C’est l’état paisible par excellence, pratiquant avec religion la philosophie péripatéticienne et dévot à la maxime festina lente.

Ils arrivent toujours quand la roue a passé sur la jambe de la vieille dame renversée; jamais on ne les voit qu’au moment où la rixe s’apaise, et je sais beaucoup de fâcheux esprits qui demanderaient leur suppression, s’il n’était bien doux de les contempler, arpentant le trottoir, causant deux par deux, trois par trois, de choses honorables, et présentant l’image consolante de ce suprême farniente qui est la récompense des justes aux Champs-Elysées.

Les sergents de ville arrivaient, fidèles à leur devise: «Mieux vaut tard que jamais.» Ils ne se pressaient pas, de peur de casser l’œuf. Derrière eux venaient deux hommes qui n’avaient pas d’uniforme, mais que personne n’eût pris pour vous ou moi.

Une partie de la foule courut à eux et les entoura pour les mettre au fait de l’affaire.

Elle était bien simple; il y avait là un malfaiteur, anglais, russe ou de quelque autre pays suspect qu’on venait de prendre en flagrant délit de vol d’enfant, c’est-à-dire, non pas lui, mais sa complice, une femme déguisée en sœur grise, à qui il avait donné devant témoins, une bourse pleine d’or.

Peut-être est-ce ici la raison qui pousse la prudence des sergents de ville jusqu’à l’immobilité. Ils savent de quelle manière Paris s’y prend pour raconter une histoire.

D’un air sérieux, mais sceptique, les deux fonctionnaires abordèrent l’attroupement.

Ils avaient les mains derrière le dos, ce qui fait partie du fourniment.

À leur suite marchaient toujours les deux hommes en bourgeois.

Vingt voix dirent avec colère:

– C’est ça, ne vous pressez pas!

– L’enfant voyage pendant ce temps-là!

– Allons, pas de faiblesse parce qu’il s’agit d’un milord!

– Et qui gagnera mon pain, si je n’ai plus la confiance des familles? ajouta mère Noblet. Le voilà; empoignez-le!

Médor étendit sa main crispée en disant:

– Devant Dieu! je jure que c’est lui!

Les deux sergents de ville écartèrent un peu trop sans façon ceux qui gênaient leur passage. Dans ces choses accessoires, il est permis de leur conseiller plus de moelleux.

Quand ils furent en face de l’inconnu, l’un d’eux lui dit tranquillement:

– Vos papiers, s’il vous plaît.

– Qu’est-ce que ça fait les papiers! cria-t-on de toutes parts. Ils en ont tous des papiers. L’enfant! l’enfant!

Celui des deux sergents de ville qui n’avait pas parlé répondit:

– Donnez-nous la paix et au large! circulez!

Il y eut un grand murmure, mais le sergent fit un pas en avant et la foule recula.

Ce mouvement mit à découvert la Gloriette, toujours accroupie et n’ayant aucune conscience de ce qui se passait autour d’elle. Médor, qui n’avait plus à garder l’accusé, vint à elle et essaya de la relever. Elle lui sourit sans rien dire, faisant signe qu’elle voulait rester ainsi. Médor s’agenouilla auprès d’elle.

La foule ne donna point attention à cela.

Tous les yeux étaient sur le milord, tiré ainsi par l’animadversion publique, au grand mépris de toutes les notions acceptées sur la couleur du teint et du poil des Anglais. La foule espérait qu’il n’avait point de papiers, car au lieu d’atteindre son portefeuille, le milord, d’un air embarrassé, semblait chercher des paroles d’explication.

Le sergent de ville, défiant par devoir, mais poli à cause du «beau linge», tendait la main d’un air calme et fier.

– C’est un faux milord! suggéra le gamin. Il n’a pas sur lui la preuve de sa naissance!

– Il n’en manque pas, soupira la dame isolée, qui font de la poussière et qui n’ont rien sur eux!

– Voilà plus de vingt ans que je fais les promenades avec succès, disait cependant mère Noblet au second sergent de ville. Un temps qui fut, on aurait serré les pouces de ce polisson-là dans un étau de taillandier jusqu’à ce qu’il ait dit où est la petite et payé gros pour la mère, qui me devrait bien quelque chose en ce cas-là…

– Oh! oh! fit l’assistance en resserrant le cercle, attention! Le voilà qui met la main à la poche! Il a son passeport!

L’étranger, en effet, déboutonnait lentement le revers de sa redingote noire. Il prit dans la poche de côté un portefeuille où il choisit, parmi plusieurs papiers, une simple carte de visite qu’il tendit au sergent de ville.

– En voilà une belle preuve! grondèrent quelques voix.

Mais à la vue du nom gravé sur la carte, le sergent de ville ôta son tricorne comme si c’eût été un simple chapeau bourgeois.

Les deux hommes sans uniforme qui se tenaient à quelques pas échangèrent un regard.

– C’est sûr qu’il a l’air de quelqu’un comme il faut, murmura la dame sans cavalier.

– Avez-vous jamais vu! gronda la Bergère au comble de l’indignation; il ne manquerait plus que de lui faire des excuses!

– Monsieur le duc, dit en ce moment le premier sergent de ville d’une voix basse mais distincte, je vous demande pardon, j’ai dû accomplir mon devoir.

– Voilà, conclut amèrement la mère Noblet. Ni vu ni connu! Et moi mon commerce est flambé! Ah! les riches!

Une huée bruyante s’éleva de la foule.

– L’enfant! l’enfant! l’enfant! criait-on.

La Gloriette mit sa main sur l’épaule de Médor et lui demanda:

– Quel enfant?

On eût dit qu’un travail se faisait en elle et que son intelligence allait s’éveiller. Médor ferma ses gros poings et sa voix domina tous les autres bruits.

– Je n’ai pas menti, dit-il, l’homme a causé avec la voleuse d’enfants. Si on le laisse s’en aller, je le suivrai… et je l’aurai!

La Gloriette répéta en regardant le vague:

– La voleuse d’enfants…

Puis elle devint attentive, et sa pauvre jolie tête se redressa dans une pose inquiète.

Les groupes s’agitaient en colère; on se montrait au doigt l’étranger qui reboutonnait sa redingote paisiblement. Madame Noblet ordonna à son troupeau de se mettre en rangs et dit à Médor avec rudesse:

– À ton ouvrage, toi!

– Non, repartit Médor, celle-là est trop malheureuse, je reste avec elle.

– Ah! fit la Gloriette qui l’interrogea d’un regard éperdu, est-ce moi?… est-ce moi qui suis trop malheureuse!

La Bergère s’élança vers les sergents de ville pour faire respecter son autorité, mais ceux-ci, qui jugeaient l’affaire finie et bien finie, se mirent dos à dos pour prononcer le commandement sacramentel:

– Circulez!

– Mais l’enfant! l’enfant! répéta l’assistance.

Médor ajouta:

– Et la mère!

– Où est la mère? demanda un des sergents.

Personne ne répondit, parce que la Gloriette venait de se mettre sur ses pieds. Elle semblait attendre que quelqu’un parlât. Le sergent la devina et marcha vers elle.

– Vous allez suivre ces messieurs au bureau de police de votre quartier, lui dit-il avec douceur, en montrant les deux agents. C’est heureux qu’ils se soient trouvés là à la gare, vous ferez votre déclaration. S’il y a des témoins, ils déposeront. La Gloriette avait ses grands yeux fixés sur lui.

– C’est donc moi! murmura-t-elle. Tout ce monde-là est ici pour moi! Et on m’a volé ma Petite-Reine!

Médor la prit dans ses bras pour l’empêcher de tomber à la renverse.

Tous les bruits étaient morts comme par enchantement. Un silence profond entourait cette scène. L’angoisse des mères est contagieuse entre toutes. On voyait un large cercle de figures attristées, dont l’expression avait quelque chose de respectueux.

– Je l’ai quittée ce matin, poursuivit la Gloriette; chaque fois que je la quittais, j’avais peur. Il me semblait que j’étais trop heureuse, et qu’on me prendrait mon bonheur. J’ai pensé à elle tout le long du chemin, à elle, rien qu’à elle. Jamais je ne pense qu’à elle… Etes-vous bien sûr qu’on me l’ait volée? Pourquoi me l’aurait-on volée? À quoi peut-elle leur servir, puisqu’ils ne sont pas sa mère!

Elle disait tout cela lentement et presque à voix basse, mais chacun l’entendait, même aux derniers rangs de la foule.

Deux grosses larmes, les premières qu’elle eût versées, coulaient sur sa joue pâle.

– On la retrouvera, insinuèrent quelques voix compatissantes.

La Gloriette se raidit dans les bras de Médor et ses yeux lancèrent un grand éclair, mais sa voix resta faible et brisée, tandis qu’elle disait:

– Que veut-on pour la retrouver? Je donnerai tout ce qu’on voudra, mon sang, ma chair… Ah! les ongles de mes doigts, et mes cheveux et mes yeux, et mon âme!

– En route, ordonna un des deux hommes sans uniforme, qui ajouta entre ses dents: Ça vous retourne, parole d’honneur!

Ils se dirigèrent, lui et son compagnon, vers la sortie. On ne les regarda pas. Le sergent de ville dit:

– Celles qui crient, ce n’est rien, mais de l’entendre plaindre si doucement, j’en ai le cœur étouffé.

Et c’était l’impression de tout le monde. Désormais ce n’était plus l’émotion théâtrale, la curiosité elle-même tombait devant cette déchirante douleur. La foule était comme la jeune mère, elle avait le cœur étouffé.

L’étranger que le sergent de ville avait appelé monsieur le duc et qui avait excité un instant les violents soupçons de la cohue n’avait point profité de la liberté qui lui était donnée. Il restait toujours à la même place et toujours regardant.

Au moment où l’on se mettait en marche, il fit quelques pas vers le groupe principal et aborda les représentants de l’autorité.

– Ce jeune homme a dit vrai, prononça-t-il avec une extrême difficulté en désignant du doigt Médor. J’ai vu la voleuse d’enfants, je lui ai parlé. Conduisez-moi chez le magistrat.

– Vous êtes donc un brave homme, vous! s’écria Médor chaudement.

Il traduisait ainsi avec tant de naïveté la surprise qui était sur tous les visages que l’étranger eut un grave sourire.

– Oui, répondit-il, je suis un brave homme.

Quand il souriait, sa physionomie était remarquablement belle. Il prit avec les sergents de ville la tête de la nombreuse colonne qui descendait vers la place Valhubert.

Les opinions de la foule sont changeantes: elle est femme. La foule n’était pas éloignée maintenant de voir en cet homme, atteint et convaincu naguère de vampirisme, un héros de roman ou même un ange sauveur.

Le premier sergent de ville aidait Lily à droite, pendant que Médor la soutenait à gauche, puis venait la Bergère avec son troupeau, puis la masse du public qui n’avait pas sensiblement diminué.

La Bergère faisait remarquer, autant qu’elle le pouvait, le bon ordre de son petit bataillon.

Comme on dépassait la grande grille, Lily, qui, en apparence, était restée insensible depuis ses dernières paroles, étendit ses bras vers la marchande de jouets et de gâteaux, établie à droite de l’entrée, et un profond sanglot souleva son sein.

– Est-ce vrai, vraiment, ce qu’on dit? demanda la marchande. A-t-on détourné ce joli bijou de Petite-Reine?

– C’est vrai, balbutia Lily, vrai, vrai!… Hier elle s’est arrêtée ici, elle a voulu une bouteille de dragées…

– Et tout ce qu’elle voulait, elle l’avait, dit la marchande. Quand vous n’aviez pas d’argent, je vous faisais crédit de si bon cœur!

– Je l’ai quittée, toute la moitié d’un jour… et on me l’a volée!… Ah! c’est vrai, vrai, vrai!

Ses larmes coulaient avec plus d’abondance, et sa parole prenait plus de volubilité. La fièvre venait.

– Allons, du courage! dit le sergent.

– Toute la moitié d’un jour, répéta la Gloriette. Chaque minute peut apporter un malheur. Ah! celles qui sont riches! celles qui n’ont pas besoin de donner leurs petits à garder!

– C’est ça! gronda mère Noblet en passant à son tour devant la marchande. C’est à moi la faute! elle va me demander une rente. Je connais mon affaire… Et la maison est abîmée!… parce qu’on laisse entrer des communiantes, et des collèges, et des tourlourous, la misère! et des nourrices, la grêle! Il sera bientôt permis d’amener des chiens enragés, va comme je te pousse! Ce n’est pas moi qui défendrai le gouvernement, si on fait des barricades!

On marchait. De tous côtés les gens accouraient sur la place pour voir. Voir! la passion des grands et des petits! Et ils voyaient Lily aller, échevelée, admirablement belle dans ses larmes.

Et dès qu’on avait prononcé le nom de Petite-Reine, ils comprenaient. C’était le quartier. La plupart connaissaient Petite-Reine. Vous eussiez dit un deuil public. Il y en avait qui pleuraient, des femmes, des hommes aussi, quand Lily les regardait de ses grands yeux baignés, et en gémissant:

– Je ne l’ai plus! ils me l’ont volée! c’est vrai! c’est vrai! c’est vrai!

IX Bureau de police

À la tête du pont d’Austerlitz, la Gloriette s’arrêta brusquement. Elle se dégagea des deux bras à la fois et essuya ses yeux. Là le terrain se relève; en se retournant elle put voir le Jardin des Plantes par-dessus le flot de têtes qui l’en séparait. Elle murmura, perdant une idée qu’elle avait:

– Tous ceux-là sont ici pour elle. On l’aimait bien. S’ils cherchaient tous, comme je chercherai, le jour, la nuit…

– Moi, je chercherai, prononça une voix à son oreille, le jour, la nuit…

Elle regarda celui qui parlait. La pauvre figure de Médor était toute bouffie de larmes.

– Demain, dit-elle, tous ceux-là auront oublié…

– Moi, interrompit résolument Médor, je n’oublierai jamais!

Lily, au lieu de remercier, haussa les épaules comme un enfant à qui on promet une chose impossible.

– Vous verrez, dit Médor avec simplicité.

Mais l’idée de la Gloriette lui revenait.

– Je veux retourner! je veux retourner s’écria-t-elle, on n’a pas cherché, le jardin est grand, et elle est si petite. Pour la cacher, il suffit d’une touffe de fleurs. Aujourd’hui, tout le monde est avec moi, personne ne refusera de chercher pour l’amour de moi, mais demain…

«Et puis, s’interrompit-elle, résistant à ceux qui la soutenaient, j’ai oublié quelque chose là-bas… Vous ne me croyez pas, mais je vous assure que j’ai oublié quelque chose… Écoutez! mère Noblet me montrera l’endroit où elle l’a vue pour la dernière fois… et je retrouverai la place de son petit pied chéri… et j’emporterai la terre… et je l’aurai… et je la garderai…

Un sanglot la suffoqua.

– Voyons! voyons! dit le sergent, dont la paupière battit.

Et comme Médor faisait mine de se révolter, il ajouta:

– Bonhomme, j’approuve ta sensibilité, mais le temps presse. Monsieur Picard et monsieur Rioux me font signe là-bas… J’ai idée qu’ils veulent battre la foire au pain d’épice, dont c’est le dernier jour, place du Trône. En avant!

Médor comprit et enleva la pauvre Gloriette qui ne résistait plus.

Monsieur Picard et monsieur Rioux, les deux agents, avaient disparu.

La procession continua sa marche. À mesure qu’on approchait de la rue Lacuée, l’intérêt des passants augmentait. Sur la place Mazas, le convoi se recruta de tous les badauds rassemblés autour de la danseuse de corde qui est là en permanence et dont Petite-Reine était une cliente assidue. La danseuse de corde vint elle-même avec ses trois petites filles et ses deux petits garçons qui ne se ressemblaient point entre eux.

La Gloriette sembla frappée; elle regarda attentivement la famille de la saltimbanque et murmura:

– Sont-ils bien à elle, tous ces enfants?

– Les mamans sont sorcières, dit le sergent. On va éplucher le Trône. En avant! en avant!

Mais c’étaient maintenant des voisins qui se présentaient sur la route, des gens que Lily voyait tous les jours, et qui tous les jours arrêtaient Petite-Reine pour avoir un baiser ou un sourire.

– Est-ce bien vrai? est-ce bien vrai? Elle était si mignonne ce matin, en partant pour la promenade! Elle se tenait si droite! elle tournait si bien ses jolis pieds en dehors.

– Elle m’a dit bonjour en passant…

– Elle riait, elle chantait…

– Ils me l’ont prise! répondait la Gloriette. Je suis toute seule, je n’ai plus rien, c’est bien vrai, c’est bien vrai!

– Et il faut que ce soit celle-là pour la première fois que ça m’arrive! ajoutait la Bergère qui pleurait aussi sous son grand chapeau de paille: une enfant si connue! mon commerce est flambé, je n’ai plus que l’hôpital!

Par le fait, mère Noblet n’eut pas besoin, ce soir-là, de reconduire ses brebis à domicile.

Tout le long du chemin, on put voir les parents qui venaient l’un après l’autre reprendre leurs enfants sans mot dire, et les emportaient comme une proie.

Quand on arriva devant la maison du commissaire de police, la Bergère n’avait plus de troupeau.

Elle croisa ses mains sous son vieux châle, et lança à Lily un regard plein de rancune en disant:

– Et c’est elle qu’ils plaignent!

On la fit entrer au bureau de police sur les pas de la Gloriette, qui gardait maintenant le silence, affaissée dans sa douleur. Une douzaine de témoins, choisis un peu au hasard, furent introduits, et la grande masse de l’attroupement resta dehors.

Le milord, comme on persistait à appeler dans la foule cet étranger qui avait le teint d’un sang-mêlé, était déjà dans le cabinet du commissaire, avec les deux agents et un des sergents de ville.

Dans la pièce d’entrée, où se tenait le secrétaire, on donna une chaise à Lily, près de qui Médor restait comme une sentinelle.

– Ça fait pis qu’une émeute, dit le second sergent de ville au secrétaire. Depuis douze ans que je suis dans la partie, jamais je n’ai rien vu de pareil. Cette bichette-là, c’est comme si on avait enlevé une princesse.

Le secrétaire, attentif, ayant mis la plume à l’oreille, il fallut, pour la centième fois, entamer le récit détaillé de ce qui avait eu lieu. Lily pleurait silencieusement; la Bergère ponctuait les phrases, en disant:

– Et c’est moi qui en pâtirai! moi toute seule! vous verrez! Dans le cabinet voisin il n’y avait plus personne que le milord assis auprès du commissaire de police qui l’écoutait avec une respectueuse déférence, gardant à la main une large carte sur laquelle étaient inscrits ses noms et qualités.

«Hernan-Maria Gerès da Guarda, duc de Chaves, grand de Portugal de première classe, envoyé de S. M. l’empereur du Brésil.»

Le duc de Chaves parlait lentement et avec une extrême difficulté, mais vis-à-vis d’un magistrat, il avait repris tout naturellement le ton qui convenait à sa dignité.

– Pour des motifs qui me sont personnels, dit-il, je m’intéresse à l’enfant et à la mère. J’aurais pu tout à l’heure réparer le mal rien qu’en étendant la main, car le hasard m’a placé sur le chemin de la misérable créature qui a détourné l’enfant, mais la peine que j’ai à parler votre langage, mon désir de garder l’incognito et encore une circonstance qu’il me plaît de ne point mentionner: tout cela joint à une certaine timidité produite par mon ignorance de vos usages et de vos mœurs (je suis à Paris seulement depuis un mois) m’a empêché de parler et d’agir. J’ai laissé échapper l’occasion et j’en ai un regret mortel, car les larmes de cette malheureuse jeune mère m’ont percé le cœur. Tout ce que je puis faire, c’est de fournir le portrait exact de la femme qui a enlevé l’enfant.

Le commissaire de police prit la plume et écrivit sous sa dictée le signalement minutieux de Saladin déguisé en femme.

– Monsieur le duc, dit-il quand ce travail fut achevé, m’est-il permis d’interroger Votre Excellence?

– Cela vous est permis, répondit le duc de Chaves.

– L’homme qui vous a introduit m’a dit que Votre Excellence avait parlé à la voleuse d’enfants.

– C’est la vérité.

– Il me serait utile de connaître les paroles échangées entre cette femme et Votre Excellence.

Le duc réfléchit quelques instants avant de répondre.

– Ce qui a été dit entre cette femme et moi, déclara-t-il enfin, n’a aucun trait à l’affaire présente, sauf ma première question et sa première réponse. Je lui ai demandé: Où menez-vous cette enfant?

– La petite vous connaissait?

– Oui, car elle m’a souri… La femme m’a répondu: Je suis gardienne chez mère Noblet, la promeneuse, et je conduis Petite-Reine au logis de son père où sa maman viendra la chercher.

– Est-ce tout?

– Non… La femme a ajouté quelques mots qui ne regardent que moi… et a fait appel à ma générosité.

Le commissaire de police mit la main devant ses yeux et enveloppa son interlocuteur d’un regard perçant.

– Vous lui avez donné? prononça-t-il tout bas.

– Oui, repartit le duc simplement. Je suis très riche.

– C’était une pure aumône?

Sous le bronze de sa peau, le duc rougit.

– Monsieur, dit-il au lieu de répondre et avec un visible embarras, dans mon pays, il est possible d’activer les recherches de la police avec de l’argent.

– En France, répliqua simplement le commissaire, les magistrats regardent toute offre d’argent comme la plus grave des insultes.

Le duc s’inclina, puis se leva.

– Je suppose bien pourtant, continua le commissaire, que Votre Excellence n’a point voulu outrager un honnête homme qui ne lui a jamais fait de mal. Je suppose encore, ou plutôt je suis certain, que Votre Excellence a des motifs tout charitables pour s’intéresser à cette affaire.

Peut-être y avait-il ici une toute petite pointe de moquerie, voilée sous la gravité respectueuse du débit. Le duc de Chaves se redressa.

– Je parle ainsi, poursuivit encore le commissaire, pour entrer, autant que cela est possible, dans les idées de Votre Excellence. En France, comme partout, l’administration emploie des subalternes. Ce sont même des subalternes qui cherchent et qui trouvent. Il est certain que l’argent met à leur disposition des moyens de trouver; il est certain aussi que la perspective d’une récompense les encourage et les stimule.

Le duc de Chaves prit dans son portefeuille deux billets de mille francs qu’il déposa sur le bureau.

– C’est trop, dit le commissaire en souriant. Nous n’avons pas de mines d’or chez nous. Avec la moitié de cette somme je ferai plus que le nécessaire, et il vous sera rendu compte de l’emploi de votre argent.

Il prit un des billets et écrivit quelques lignes sur un papier à tête imprimée qu’il présenta ouvert au noble Portugais.

– J’engage Votre Excellence à se rendre sur-le-champ chez monsieur le chef de la sûreté, à la préfecture, dit-il en se levant à son tour. Ce mot servira d’explication et, là-bas, l’autre billet pourra trouver son emploi.

Il salua respectueusement, et le duc prit congé.

Aussitôt qu’il fut sorti, le commissaire sonna. Picard entra.

– Il y a quelque chose là-dessous, lui dit le commissaire. Est-ce que la jeune femme est jolie?

– Plus que jolie, répliqua Picard. Elle est à croquer, malgré ses yeux rouges et ses pauvres joues pâles.

– Faites venir Rioux.

Rioux était un assez vilain bourgeois, mais un bel agent. Son profil affectait un peu la forme fuyante des têtes de levrettes, mais, en dépit de l’évangile phrénologique, il ne manquait pas d’intelligence. Il arriva tout soucieux.

– Ce duc avait sa voiture à la grande grille, dit-il; quoiqu’il soit entré au Jardin des Plantes par la porte de la rue Cuvier. C’est drôle.

– Et la voiture a suivi au pas derrière le monde, par le pont d’Austerlitz, ajouta Picard, elle attend à la porte.

Le commissaire consulta sa montre d’un air égrillard.

– Chacun a ses petites histoires d’amour, fit-il en ramenant les faces de ses cheveux: ce sont des sauvages qui roucoulent comme des tigres, là-bas. Celui-ci n’a pas inventé la poudre. Je l’ai envoyé à la préfecture pour la règle, mais je ne serais pas fâché que le pot aux roses fût découvert par nous. Attention! il y a une prime.

– Le grand seigneur m’en avait l’air, répondit Picard. Je suis resté pour ça.

Rioux étendit les cinq doigts de sa maigre main.

– Preu! dit-il comme les enfants au jeu. J’ai un truc.

– Moi aussi, s’écria Picard. Ecrivons!

Ils saisirent à la fois leurs carnets, qui ne brillaient pas par la propreté, et tracèrent une ou deux lignes au crayon. Le commissaire lut d’abord le truc du brigadier et dit: Pas mal! Il jeta les yeux sur celui du sergent de ville et se prit à rire.

– Le même! fit-il. Ex aequo. Ça doit être bon. Carte blanche et cent francs de mise en train pour les frais. Cinq cents au gagnant. À Dieu vat!

Rioux et Picard se précipitèrent dehors.

Le commissaire avait lu sur leurs carnets la même phrase, écrite lisiblement, avec des orthographes diverses, mais également fautives.

«Faire aujourd’hui même l’épluchage de la foire au pain d’épice.»

Rioux et Picard montèrent fraternellement en fiacre place Mazas, car il s’agissait de se hâter.

– Ma vieille, dit Rioux, la prime ne nuit pas, mais j’y mettrais du mien pour retrouver la petiote.

– Rapport à la jeune dame, répliqua Picard, compris, le sentiment, je le partage.

– Et on va y aller comme des tigres pas vrai?

– À l’œuf! mêle-t-on?

– On mêle… Au galop, le cocher!

Saladin ne se doutait guère d’être serré de si près.

Il ne savait pas que l’ennemi allait l’attendre dans ses propres quartiers.

Il avait manœuvré comme un ange, et nous ne pouvons nous dispenser de donner au lecteur les détails de son expédition, en faisant toutefois observer qu’il était bien jeune. On ne peut demander la perfection à la quatorzième année. Plus tard, il devait se comporter mieux encore.

Les enfants sont conduits par de singuliers caprices, et Petite-Reine avait les défauts de ses qualités. À force d’être sociable et «gentille avec le monde», elle arrivait à être un peu banale, toujours prête à prodiguer des caresses, pour faire naître ces sourires d’admiration qui partout l’accueillaient. Elle aimait son succès, il lui fallait sa vogue, et la Gloriette, hélas! n’avait pas peu contribué à exalter ce besoin d’être adulée.

Ces murmures d’admiration que soulevait le passage de l’enfant-bijou c’était la vie, c’était le bonheur de la pauvre Gloriette.

Au Jardin des Plantes, quand pour la première fois le regard de Petite-Reine était tombé sur madame Saladin, l’impression avait été une vive répugnance et un mouvement de frayeur instinctive. Le voile bleu pendu au béguin, surtout, lui faisait peur.

Sans le hasard qui avait permis à madame Saladin de montrer son talent pour tourner la corde, l’impression aurait eu de la peine à s’effacer, mais Petite-Reine avait été applaudie grâce à cette vieille qui avait mis un voile bleu, et bientôt après cette même vieille lui avait donné un sucre de pomme. Petite-Reine était gourmande presque autant que coquette et amie des bravos. La connaissance fut faite.

Quand arriva la bagarre que nous avons amplement décrite, madame Saladin trouva moyen de placer la foule entre Petite-Reine et le troupeau. Elle lui donna le bonhomme en pain d’épice qui enchanta l’enfant et détourna son attention pendant deux grandes minutes.

C’était plus qu’il n’en fallait. Madame Saladin, qui déjà gagnait au large vers l’extrémité du bosquet, saisit tout à coup Petite-Reine dans ses bras en disant d’une voix étouffée:

– Prends garde! prends garde! les lions sont échappés! Vois comme les demoiselles de la communion se sauvent!

Il y avait en effet un mouvement dans la foule, et les communiantes s’éloignaient. Petite-Reine, épouvantée, regarda et vit les lions. Les enfants voient tout ce qu’ils craignent et tout ce qu’ils désirent. Elle mit sa tête dans le sein de madame Saladin, qui se prit à courir en disant:

– N’aie pas peur! je les tuerai s’ils veulent te faire du mal. Petite-Reine se serrait de toutes ses forces contre sa protectrice qui s’arrêta dans l’allée des Robinias, où elle entama un tout autre genre de travail.

– Est-ce que tu ne te souvenais pas de moi? demanda-t-elle. Justine découvrit sa jolie petite figure pour la regarder avec étonnement.

La prétendue vieille marchait toujours, mais moins vite, pour ne pas éveiller les soupçons. Les communiantes étaient dépassées.

– Et les lions? fit l’enfant.

– Ils sont enchaînés, on les a repris.

– Retournons à mère Noblet, alors.

– Nous y allons, tu vois bien! fit madame Saladin qui tourna l’angle de la grande allée du milieu.

– Mais non! repartit Justine, cherchant à s’orienter, c’est là-bas qu’est mère Noblet, sous les arbres.

– Est-elle drôle! s’écria la vieille en la mangeant de baisers. Elle veut savoir ça mieux que moi!… alors, tu m’avais tout à fait oubliée, petiote?

Elle lui fourra un biscuit entre les dents.

– Le joli petit ange! dit un groupe de dames à la hauteur de la fosse aux ours. Voyez donc cet amour!

Petite-Reine fut aussitôt distraite et envoya aux dames un beau sourire avec un baiser. Saladin la mit à terre et lui dit à l’oreille:

– Fais-leur voir comme tu marches bien!

Et l’enfant, reprenant aussitôt son rôle de petite merveille, marcha en se tenant droit, en balançant sa crinoline bouffante et les pieds bien en dehors.

– Pour ta peine, reprit Saladin qui passa la porte du jardin zoologique, je vais te montrer les gros moutons et les cocottes qui vont dans l’eau… C’est étonnant comme les enfants oublient! Te souviens-tu de petit père, au moins?

Justine s’arrêta court, ouvrant ses grands yeux qui interrogeaient.

– Viens, continua la prétendue vieille. C’est moi que tu appelais bobonne, en ce temps-là…

– Quand donc? interrompit l’enfant dont la curiosité s’éveillait.

– Viens!… au temps où tu étais bien riche. Tu dormais dans un berceau tout plein de dentelles.

– Mère m’a dit cela! murmura l’enfant.

– Tous les matins et tous les soirs, tu pries le bon Dieu pour petit père, pas vrai?

– Ah! je crois bien!… comme tu vas vite!

– Voici les cocottes, annonça madame Saladin, arrivant au parc des oiseaux aquatiques. Est-elle laide, celle-là qui se tient sur un pied, avec son bec pointu! regarde!… Seras-tu bien contente quand tu vas revoir petit père!

Justine sauta de joie.

– Est-ce que c’est aujourd’hui? s’écria-t-elle.

Saladin la reprit dans ses bras, car il était sur les épines. Le temps passait. D’une minute à l’autre, on pouvait le poursuivre.

– Écoute, dit-il en baissant la voix, il y a des méchants, des bien méchants, qui empêchent ton petit père de demeurer avec ta petite mère. Tu étais trop petite, on ne pouvait pas t’expliquer ça.

Justine fit un signe d’intelligence; elle était tout oreilles.

– Alors, continua Saladin qui pressait le pas, petite mère m’a dit: «Bobonne, il faut que le père la voie. Quand il l’aura vue si mignonne, si jolie, avec ses joues roses, ses cheveux blonds et ses yeux bleus…»

– Et mes belles bottines, ajouta Petite-Reine.

– «Et ses belles bottines, et son toquet à plumes… alors, il voudra la voir toujours!»

– Mais, voulut objecter l’enfant, mère Noblet…

– Attends donc… alors, petite maman a fait mine de s’absenter aujourd’hui…

– Pourquoi?

– À cause des méchants. Et si nous en rencontrons, des méchants, prends bien garde! il faut rire et m’embrasser bien fort… On peut en trouver plus d’un avant la maison tout en or où est petit père, dans la ville des nobles et des riches.

Vaguement, Justine avait peur, mais ce n’était rien auprès de l’idée de petit père et de sa maison tout en or.

– Comment sont-ils faits, les méchants? demanda-t-elle.

– Ils sont noirs… et d’autres couleurs. Alors tu comprends. Petite maman a été en avant…

– Chez papa! s’écria Justine qui battit des mains dans sa joie.

– Juste! chez petit papa chéri. Elle nous attend.

Ils avaient traversé tout le jardin zoologique, et sortaient par la petite porte de la rue Cuvier.

Justine ne faisait plus attention à rien, sinon à ce conte de fées où elle jouait un rôle.

Madame Saladin, triomphant à la vue de cette issue qui était pour elle le port, prit dans sa poche son dernier biscuit et le mit entre les lèvres de Petite-Reine.

Mais c’est au port qu’on échoue souvent. Au moment où Saladin venait de dépasser le factionnaire, il se trouva face à face avec une figure de connaissance: l’homme au teint bronzé qui, la veille au soir, était entré sur les pas de la Gloriette, dans la baraque de madame Canada.

Saladin ne s’attendait pas à cela. Au premier instant sa terreur alla jusqu’à l’angoisse.

– Tu trembles? lui dit Justine effrayée.

– C’est un méchant, balbutia Saladin.

– Alors il faut rire et t’embrasser?

Et Petite-Reine couvrit de baisers sa fausse bobonne, en ajoutant:

– C’est vrai qu’il est tout noir!

Le duc avait reconnu Petite-Reine du premier coup d’œil. Nous savons qu’un soupçon était né en lui et qu’il avait interrogé madame Saladin, nous savons aussi la réponse de madame Saladin.

Il nous reste à dire le surplus de l’entrevue: ce que monsieur le duc avait refusé de confier au commissaire de police.

X Odyssée de madame Saladin

Il y avait en ce Saladin, si remarquable dès son jeune âge, de la femme, de la vieille femme.

Notre siècle, du reste, est extraordinairement fécond en adolescents ratatinés. Nous voyons cela dans les lettres, dans les arts, partout, même dans l’amour. Chérubin a toujours quinze ans, mais il fait ses farces avec un lorgnon dans l’œil: il a mal aux dents, il craint les courants d’air, et porte de la flanelle sur la peau, en se moquant de ses illusions perdues.

Une vieille femme, sachant l’enfance sur le bout du doigt, n’aurait pas pris de meilleures précautions que Saladin, et sa conduite adroite mérite d’autant plus l’approbation des connaisseurs qu’en définitive il n’avait pu donner aux études de mœurs qu’une portion très minime de son temps, occupé qu’il était, depuis sa plus tendre jeunesse, à perfectionner son talent d’avaleur de sabres.

Il les avalait très bien au figuré comme au réel, et nous le verrons travailler sur un théâtre bien autrement important que celui de madame Canada.

Le trouble produit en lui par la rencontre de monsieur le duc de Chaves ne dura qu’un instant. Il ne savait point son nom; il le connaissait seulement pour l’avoir vu la veille dans cette position fâcheuse d’un homme du monde suivant une femme appartenant à la classe populaire.

L’idée lui vint tout à coup d’exploiter cette situation.

Faisant appel à son effronterie native, il intervertit les rôles résolument et attaqua au lieu de se défendre.

– Si vous vous dépêchez bien vite, mon prince, dit-il, vous allez peut-être encore la rencontrer là-bas… N’ayez pas peur: le factionnaire ne peut pas nous entendre, et d’ailleurs il s’en bat l’œil, ce brave militaire.

Le duc avait le rouge au front. Pour riposter à de pareilles attaques, même quand on est grand de Portugal de première classe et qu’on a affaire à la plus misérable des créatures, il faut avoir le mot net et précis qui remet chacun à sa place.

Le duc parlait français avec difficulté.

Il garda le silence et fit mine de s’éloigner. Saladin l’arrêta sans façon, il prétendait pousser plus loin sa victoire.

– Tu vois si je m’embarrasse des méchants! dit-il à Petite-Reine. Si je veux, il va me donner de l’argent, regarde!

Et barrant le passage à son adversaire, il ajouta insolemment:

– Les femmes d’âge comme moi ça voit tout, possédant un coup d’œil d’Amérique. Je m’ai aperçu de la chose dès la première fois que vous avez rôdé autour de chez nous et je me suis dit: voilà un beau brun qui perdra son temps et sa peine, si je ne m’en mêle pas un petit peu, car la personne est vertueuse comme l’or pur…

«Voyons voir! s’interrompit-il, parce que le duc faisait le geste de l’écarter pour passer son chemin, ne méprisez pas le monde. Etes-vous généreux? Payez quelque chose à la minette et on glissera un ou deux mots avantageux pour vous dans l’oreille de vous savez bien qui.

Il tendit la main vaillamment.

Le duc de Chaves hésita, puis y déposa une pièce d’or, après avoir baisé le bout des doigts de l’enfant. Il dit ensuite:

– Je vous défends de parler de moi à la mère de cette fillette.

Et il s’éloigna.

Un fiacre passait. Saladin eut envie de lancer Petite-Reine en l’air, comme il en agissait avec sa casquette aux heures de triomphe, pour la rattraper à la volée, mais il se contint, bornant sa joie à crier tout bas:

– Sauvés! sauvés, mon Dieu! Merci, la Providence! les jambes n’y étaient déjà plus, et on nous aurait rattrapés au demi-cercle… As-tu vu, bichette, comme j’arrange les méchants! Nous allons arriver chez petit père en carrosse.

Il arrêta le fiacre et y monta sous les yeux du factionnaire qui avait suivi toute cette scène d’un regard curieux et qui reprit sa promenade en disant à part lui:

– Elle est cocasse, la bonne sœur, et le basané a eu un rude coup de soleil. C’est peut-être le père de la moutarde, au moyen de l’adultère ou autre inceste… on y voit des choses qui sont farces dans Paris.

Le fiacre trottait déjà vers la place Saint-Victor; Saladin avait dit au cocher:

– Place du Panthéon.

Il avait son plan arrêté désormais. Il voulait prévenir toute possibilité de poursuite.

Justine adorait aller en voiture, elle s’assit bien sage, sur la banquette de devant, faisant bouffer sa robe comme une petite dame et demanda:

– Est-ce bien loin, chez papa?

– Non, répondit Saladin, qui pensait à part lui: cette barbe noire de mulâtre paierait peut-être des mille et des cents pour ravoir la minette et l’offrir à la mère comme un bouquet. Moi, en reprenant ma figure naturelle de joli garçon, je pourrais me présenter comme sauveteur… mais s’il me reconnaissait! Il doit avoir une poigne d’enragé, ce particulier-là… Je préfère les cent francs de maman Canada. C’est plus modeste, mais moins dangereux.

– Je m’ennuie! dit Petite-Reine, c’est trop loin.

Saladin la mit sur ses genoux.

– Combien y a-t-il encore de chemin? demanda-t-elle.

– Nous allons changer de voiture pour aller plus vite, répondit Saladin qui se pencha à la portière et commanda: Vous arrêterez rue de l’Estrapade.

«Dans la maison tout en or, ajouta-t-il, en faisant sauter Petite-Reine, tu auras une voiture en rubis, traînée par quatre chèvres qui ont les cornes rose et bleu de ciel.

– Tu as pourtant l’air bien pauvre, dit Petite-Reine sans trop de défiance.

– C’est pour tromper les méchants, répondit Saladin.

Le fiacre s’arrêta. Saladin regarda par l’une et l’autre portière, puis il paya avec l’argent de monsieur le duc et il fit descendre Justine.

Il la prit par la main, il entra chez un pâtissier pour renouveler sa provision de friandises; rien ne lui coûtait.

Mais il réfléchissait laborieusement et se disait:

– Tout ça n’est rien. Si on avait sa chambre en ville, on irait tout uniment changer de hardes et faire un peu la toilette à la petiote. Car je ne veux pas que papa Échalot et madame Canada devinent mon truc, et je ne veux pas non plus qu’ils reconnaissent la minette d’hier. Ils seraient capables de s’attendrir! Mais je n’ai pas de pied-à-terre et il faudra aller chercher ma défroque chez Languedoc, à La Pie voleuse. En plus que je ne sais pas vers quels rivages vogue présentement le Théâtre Français et Hydraulique… Je n’ai pas encore fait la moitié du chemin. Il y a de l’ouvrage!

– Dis donc, demanda-t-il brusquement en sortant de chez le pâtissier, comment t’appelles-tu, amour?

– Tu sais bien: Justine.

– Justine qui?

Petite-Reine le regarda bouche béante.

– Tu sais bien, répéta-t-elle.

– Certes, certes, je sais bien. C’est pour voir comme tu es avancée, trésor. Où demeures-tu?

– Chez nous, tu sais bien!

Saladin remercia encore le dieu des loups qui lui faisait la partie si belle.

– Où est-ce, chez toi, ma chérie?

– Au-dessus de la danseuse de corde, pardi! fit l’enfant avec impatience.

– Comme quoi les petits sont analogues aux chiens, pensa l’heureux Saladin. Quand on néglige de leur mettre au cou un collier avec plaque de cuivre, bernique!

Il insista pourtant:

– Je parie que tu sais le nom de ta mère? interrogea-t-il bien doucement.

– C’est maman, repartit Justine qui ajouta: ils l’appellent aussi la Gloriette… pourquoi?

– En route pour la maison tout en or! s’écria Saladin. Il n’y a pas d’ange pareil à toi dans le paradis! viens que je te recoiffe.

Il poussa la porte d’une allée noire, et d’un tour de main escamota le toquet de Petite-Reine qu’il remplaça par un mouchoir à carreaux. L’enfant voulut se fâcher, pour le coup, mais le rusé drôle se mit à la regarder avec admiration et battit des mains, en disant:

– Ah! comme te voilà belle! Si tu pouvais seulement te regarder un peu dans un miroir! Ton papa va te manger de caresses.

Il la reprit dans ses bras, un peu étonnée et craintive. Son plan était que le second cocher, en cas d’accident, ne pût donner le signalement de l’enfant, dont il couvrait maintenant le corps avec les pans de son vieux châle.

En marchant, il redoublait de gaieté, promettant monts et merveilles et dépensant des trésors d’éloquence à décrire les miracles de la maison tout en or.

Petite-Reine, étourdie, ne souriait plus, mais elle ne pleurait pas.

Ils arrivèrent ainsi à une place de fiacres, où Saladin choisit une paire de forts chevaux.

– À l’heure, dit-il en montant. 17, rue Saint-Paul, au Marais. N’allez pas trop vite, rapport à l’enfant qui est malade en voiture.

Petite-Reine, qui était déjà sur les coussins, entendit et dit:

– Mais non, je ne suis pas malade en voiture!

Saladin monta à son tour.

– Tais-toi donc, minette! fit-il en clignant de l’œil, c’est pour lui jouer une niche, tu vois bien!

– Je ne veux pas lui jouer de niche! s’écria Justine entrant en révolte avec la soudaineté des enfants idoles. Je ne suis pas malade, et tu es une menteuse!

Saladin entonna une chanson, pensant à part lui:

– Un peu plus tôt, un peu plus tard, il aurait toujours bien fallu l’endormir pour faire ma visite à Languedoc. Va, trésor, on connaît son affaire. Tu vas bientôt commencer ton petit somme!

Il ne cessa de chanter qu’au moment où le fiacre s’ébranla. Petite-Reine le regardait d’un air boudeur. Il arracha d’un geste brusque son voile et son béguin du même coup, fixant sur l’enfant ses yeux ronds qu’il faisait à dessein terribles.

Petite-Reine ouvrit la bouche pour s’écrier, mais elle ne put. L’étonnement et la frayeur l’étouffaient.

Saladin se remit à chanter. En chantant, il ferma les portières et abaissa tous les stores l’un après l’autre, de sorte que l’intérieur du fiacre s’emplit d’une obscurité rougeâtre.

– Me reconnais-tu bien? dit-il en grossissant sa voix. Je suis un grand enchanteur. C’est moi qui avale des sabres, des couteaux, des poignards, des rasoirs et des serpents. Tu as dit que j’étais laid, et je te mène à l’ogre.

Il fit en même temps deux ou trois contorsions accompagnées de grimaces.

Petite-Reine, qui tremblait de tous ses membres, mit ses mains sur ses yeux.

– Et l’ogre va te manger! acheva Saladin terriblement.

Les mains de Petite-Reine glissèrent sur ses joues et tombèrent. Elle avait les paupières baissées. Elle sanglotait silencieusement.

C’est une science.

Certains procès qui effrayent de plus en plus souvent la conscience publique ont révélé ce hideux secret: il est plus facile et plus court d’endormir un enfant par les larmes que par le sourire. Les créatures dénaturées qui n’ont pas le temps de bercer leurs petits les font pleurer.

Il y a dans les larmes du premier âge un soporifique puissant qui jamais ne manque son effet. Les bêtes féroces qui viennent de temps en temps devant nos tribunaux répondre du dépérissement de leurs fils et de leurs filles savent cela; les voleuses d’enfants savent cela.

C’est une science comme celle qui consiste à dompter les chevaux sauvages par la faim et la douleur.

Mais on dit, et voilà ce qui oppresse bien autrement le cœur, on dit que la simple misère sait aussi cela. Pour gagner le pain qui nourrit l’enfant, il faut travailler sans trêve ni relâche. On n’a pas le loisir de bercer. Ce sont les pleurs de l’enfant qui gagnent sa vie.

Saladin savait tout. Pendant quelques minutes il regarda pleurer Petite-Reine dont la poitrine se soulevait par soubresauts convulsifs. Elle n’essayait plus de crier et ses yeux ne s’ouvraient pas.

Saladin n’était pas ému le moins du monde. Il avait la dureté froide du caillou, ce petit gaillard-là; il devait assurément faire son chemin dans les affaires.

En examinant le travail mystérieux des larmes qui peu à peu amenait le sommeil, il songeait, il combinait.

– Quant à être une jolie bestiole, se disait-il, jamais on n’aura vu sa pareille en foire. C’est bâti dans la perfection! Des épaules d’amour, quoi! et des mollets. C’est ça qui serait drôle, si elle devenait madame Saladin avec le temps. Eh! là-bas? madame la marquise de Saladin, peut-être, car je ferai mon trou, c’est sûr, comme un fer de pioche!

Il haussa les épaules en éclatant de rire.

– Il en passera de l’eau, sous le pont, d’ici là, murmura-t-il, mais ce n’est pas si bête que ça en a l’air. Y a manière d’avaler des sabres qui ne sont pas de la vieille ferraille, en gilet de satin et cravate de batiste, dans les salons des premières sociétés, pour soutirer des billets de mille, au lieu d’arracher des gros sous. Papa Similor, avant d’être une ganache, a connu le fil, fréquentant des banquiers et des colonels. Je lui tirerai bien quelque jour le fin mot de sa grande mécanique du Fera-t-il jour demain. C’est mort ou ce n’est pas mort, cette chose des Habits Noirs. Si ce n’est pas mort, on s’y fourre; si c’est mort, on peut la ressusciter.

Une plainte s’exhala des lèvres de Petite-Reine.

– La paix! fit-il rudement.

– Oh! mère! gémit l’enfant, viens, viens, je t’en prie!

– La paix! répéta Saladin.

Justine eut comme une faible convulsion, puis elle ne bougea plus. Saladin releva un des stores pour la regarder mieux.

– Partie! dit-il, bonsoir les voisins! Ça va se réveiller artiste et première élève de mademoiselle Freluche, seule héritière de madame Saqui.

– N’empêche, s’interrompit-il pour reprendre le cours de ses méditations, que tout dépend de la position qu’on occupe. Il y en a qui raflent des boisseaux d’or sans risquer le quart de ce que j’affronte, moi, pour grappiller cent francs. Seulement, ça vous fait la main, et il faut commencer par le commencement.

Le fiacre s’arrêtait devant le numéro 17 de la rue Saint-Paul.

– Cocher, dit-il, mon petit malade s’est endormi sur mes genoux, je ne veux pas le réveiller pour rien; voyez donc voir si c’est ici que demeure madame Guérinet, rentière.

Le cocher quitta son siège et revint au bout d’un instant. Quand il mit la tête à la portière, Saladin avait repris sa coiffure de béguine et tenait Justine dans ses bras.

Madame Guérinet, rentière, était, bien entendu, inconnue dans la maison. Saladin parut vivement contrarié et dit avec un gros soupir:

– Que voulez-vous, il y a des personnes qui ne sont pas honnêtes. C’est une fausse adresse, quoi, qu’on m’a donnée. Conduisez-nous au coin du boulevard de Montreuil et de l’avenue des Triomphes… Voyez si c’est pâlot, ce pauvre trésor!

– Une jolie petite fille, dit le cocher.

– C’est un garçon, mais c’est si mièvre! tout le monde le prend pour une fille.

Il embrassa l’enfant qui était entortillé dans le vieux châle, et le cocher reprit son siège.

La route entre la rue Saint-Paul et le boulevard de Montreuil qui touche à la barrière du Trône fut employée par Saladin à défaire complètement la toilette de Petite-Reine. Il ne lui laissa que sa jupe de dessous, sans crinoline. Dans le courant de cette opération, il aperçut le signe que l’enfant portait au côté droit de sa poitrine auprès de l’épaule droite.

– Tiens! tiens! dit-il en le considérant curieusement: une cerise! et une belle, ma foi! Il paraît que la maman est portée sur sa bouche. Voilà une marque qui serait bien gênante si elle était sur la figure. Heureusement que ça ne se voit pas, à moins d’être fièrement décolletée!

Tout en causant ainsi avec lui-même, de bonne amitié, il laissa de côté la cerise, pur objet de curiosité qui ne se pouvait point vendre, pour détacher une chaînette d’or à laquelle pendait une croix du même métal.

– Je ne donnerais pas ça pour vingt francs, dit-il, au poids.

Puis, s’interrompant:

– Tiens! tiens! fit-il encore, je parlais de colliers qu’il faudrait mettre autour du cou des bébés, comme on fait aux petits épagneuls. La Gloriette avait eu la même idée!

Il venait de lire, au revers de la croix, ces mots, gravés lisiblement: «Justine Justin, rue Lacuée, numéro 5. Madame Lily.»

– Ça, grommela-t-il en prenant au fond de sa poche un méchant couteau usé jusqu’au dos de la lame, c’est connu. J’en ai vu les dangers de ces croix de ma mère, au cinquième acte de plusieurs pièces de l’Ambigu. Je vas d’abord gratter la croix, et puis on verra peut-être à gratter la cerise.

En deux tours de main, la pointe du mauvais couteau eut effacé les mots gravés sur le métal, et Saladin, content de sa prudence, fourra le bijou dans sa poche, en se disant:

– Il n’y a pas de petites précautions; maintenant, au coup de feu! Si je peux ravoir mes effets chez Languedoc, l’affaire est dans le sac!

Le cocher arrêtait ses chevaux. Saladin descendit, bien embéguiné, et vint jusque sous le siège.

– Je ne peux pas emporter l’enfant, crainte de l’éveiller, dit-il. C’est des factures que j’ai à recouvrer en foire et je resterai bien un gros quart d’heure. Vous avez l’air d’un brave homme, d’ailleurs, j’emporte votre numéro. Gardez-moi bien mon minet et vous aurez un joli pourboire. S’il s’éveillait, dites donc, empêchez-le de parler, car ça lui casse sa petite poitrine. Il a déjà quelque chose comme du délire. Si jeune, ça fait pitié, pas vrai? Il veut voir sa maman, qu’est morte, pauvre femme… Ah! Dieu de Dieu!

Ici, Saladin s’essuya les yeux sous son voile et poursuivit:

– Moi, je suis la grand-mère, et Dieu sait que si j’ai repris à vendre en foire c’est pour qu’il ait du pain et des soins, le pauvre mignon trésor!

Il descendit l’allée des Triomphes en trottinant et tourna l’angle de la place du Trône.

La journée avançait. Il pouvait être alors cinq heures de l’après-midi.

Depuis le matin, la foire avait complètement changé d’aspect. De larges vides s’étaient produits entre les baraques, et celles qui restaient debout s’entouraient de tous les symptômes d’un prochain départ.

Saladin s’attendait à cela; néanmoins, comme il avait au plus haut degré l’astuce du sauvage, il avança avec beaucoup de précaution.

Le truc inventé par Rioux et Picard était tout à fait à la portée de son imagination. Les choses de police sont merveilleusement connues en foire. Sans préciser ses craintes, Saladin avait un vague serrement de poitrine qui pouvait se traduire ainsi:

– L’ennemi est peut-être ici.

D’un coup d’œil, il vit d’abord que la baraque de maman Canada avait disparu. La Pie voleuse, au contraire, retraite de Languedoc, était encore debout au milieu des débris de deux établissements voisins.

C’était bien. Mais ces débris restaient solitaires, personne ne se montrait parmi les banquettes amoncelées et les autres pièces du mobilier industriel. Au contraire, vers le centre de la place, des groupes affairés s’étaient formés et bavardaient activement. C’était mauvais signe.

À l’heure du départ, il faut quelque chose de bien grave pour suspendre les préparatifs, surtout quand on est si près de la nuit tombante.

Il y avait quelque chose. Saladin eut un frisson dans les mollets. L’idée lui vint de prendre ses jambes à son cou et de «se déguiser en cerf», comme ils disent, bornant ses bénéfices au petit collier d’or et à la croix.

Mais si c’était vraiment la police, mise en chasse déjà pour l’affaire du Jardin des Plantes, Languedoc, interrogé, parlerait. Au premier mot du signalement de la voleuse d’enfants, Languedoc reconnaîtrait son propre ouvrage: la tête, faite avec tant d’art. Puis il y avait le vieux châle, le béguin, le voile bleu.

Saladin s’était, en vérité, travesti comme pour jouer une farce au théâtre. Il avait, l’imprudent, attaché un écriteau à son propre dos! Hélas! hélas! on est jeune. Si précoce que soit l’intelligence, il y a la fougue du premier âge. Citerez-vous le grand Condé? à Rocroy il avait déjà quatre ans de plus que Saladin.

Ce sont d’ailleurs ces imprudences qui mûrissent et qui forment les âmes exceptionnellement trempées.

Ce jour-là, Saladin devait vieillir d’un lustre.

Il fit comme aurait fait Condé ou même Henri IV: il dompta sa colique et entra résolument à La Pie voleuse par la porte de derrière, affectée à messieurs les artistes.

Languedoc était justement dans son trou, occupé à arrimer son bagage.

– C’est toi, blanc-bec, dit-il en regardant son ouvrage du coin de l’œil. La peinture a bien tenu, hein? Je pensais à toi tout à l’heure. Il y a eu un enfant de volé.

– Bah! fit Saladin. Un des vôtres?

– Non, non. Ni un des nôtres, ni un des autres. Un enfant de la ville.

– Bah!

Saladin faisait de son mieux pour assurer sa voix, et tout en parlant il dépouillait son costume de vieille femme.

– Ça arrive, reprit-il, et c’est malheureux pour les parents. À quelle heure les Canada ont-ils démarré?

– À trois heures.

– Ont-ils dit où ils allaient?

– À Melun, pour la fête.

– Route de Lyon, fit Saladin assez crânement, c’est bon, merci.

Il emplit d’eau une cuvette ébréchée et y plongea sa tête.

– La petite drogue a le fil décidément! pensait Languedoc, qui s’approcha et lui toucha l’épaule par-derrière.

Saladin tressaillit aussi violemment que si on l’eût poignardé.

– À la bonne heure, dit Languedoc, qui eut un rire pacifique. Qu’as-tu fait toute la journée, blanc-bec?

– Je me suis donné de l’agrément, balbutia Saladin, avec la personne…

– Tu en as bien l’air… Dépêche-toi à reprendre tes nippes.

– Pourquoi? demanda Saladin de plus en plus troublé.

– Parce que nous avons des agents et quarts-d’œil qui visitent les divers établissements de fond en comble.

– Ils sont venus ici?

– Ils vont y venir!… écoute!

Saladin retint son souffle. On entendait marcher et causer à l’intérieur de la baraque. Languedoc regarda Saladin en face et dit:

– Les voilà! Tiens-toi bien!

XI Réveil de Petite-Reine

Saladin était très pâle sous l’eau qui ruisselait de son visage et de ses cheveux, mais il se tenait droit et le regard de ses yeux ronds restait singulièrement assuré.

– Tu iras loin, toi, si tu ne butes pas en route, grommela Languedoc. Moi, j’aime assez cela. Tu m’intéresses.

On parlait toujours à quelque vingt pas de là, dans l’intérieur de la baraque. Saladin passa un chiffon sur sa figure et chaussa son pantalon.

– Tu as voulu m’effrayer, dit-il en tâchant de rire. Comment saurais-tu si ce sont des agents puisqu’ils ne sont pas venus?

– Parce que, répondit Languedoc qui l’aida complaisamment à mettre son gilet, je les ai entr’aperçus comme ils entraient chez monsieur Cocherie, et que ça se reconnaît d’un coup d’œil, étant toujours de très vilains oiseaux. Tu as peur, hein, bonhomme?

Saladin se trompait de manche en voulant passer sa casaque.

– Je vas te dire, répliqua-t-il avec une émotion que ses paroles mêmes pouvaient expliquer à la rigueur. Le mari de ma particulière est un enragé qu’a de la fortune, établi, député, décoré, et des accointances en masse dans le gouvernement. Possible qu’il a inventé la frime de l’enfant volé pour me contrepincer et flanquer dans les fers à perpétuité jusqu’à la fin de mes jours, par jalousie, celui qu’a troublé la paix de son ménage.

– Pas mal! dit Languedoc.

Les voix et les pas approchaient. Saladin avait la sueur froide et grelottait en dedans; mais il gardait son sourire. Il se donna un coup de peigne devant le tesson de miroir, rassembla sa défroque de vieille et s’assit dessus.

La serpillière qui servait de porte au trou de Languedoc s’ouvrit, et le maître de La Pie voleuse montra sa vénérable tournure sur le seuil.

– Ma vieille, dit-il à Languedoc, tu es en compagnie; mais ces messieurs désirent visiter ton séjour, et j’espère que tu ne t’y opposes pas.

– Comment donc! dit le faiseur de têtes en saluant avec gentilhommerie, trop heureux de leur être agréable, à ces messieurs.

Rioux et Picard faisaient, en effet, une paire d’assez vilains oiseaux. Le directeur de La Pie voleuse s’étant effacé, ils entrèrent et inventorièrent le trou d’un seul regard.

Saladin, renversé sur sa chaise, secouait les cendres d’une pipe qu’il n’avait pas fumée.

– Alors, dit courtoisement Languedoc, ces messieurs n’ont encore rien levé?

– On nous a éventés dès l’arrivée, grommela Picard qui était de détestable humeur.

– Affaire de physionomie, prononça gravement Languedoc.

Saladin dit d’un air modeste:

– Il y a une dame qu’est entrée tantôt avec une petite chez les singes, là-bas, au bout.

– Comment faite, la dame? s’écria Rioux.

– Une personne d’âge, pas heureuse et mal aux yeux, car elle portait un voile bleu.

Picard avait déjà bondi hors de la baraque, Rioux le suivit sans dire merci.

Ils gagnèrent à toute course la cabane qui servait de théâtre aux singes savants.

Le maître de La Pie voleuse regarda Saladin de travers et dit à Languedoc sévèrement:

– Ma vieille, tu n’as pas de jolies connaissances.

Après quoi il tourna le dos fièrement.

Saladin et Languedoc étaient seuls. Languedoc tendit sa large main sale d’un geste plein de dignité:

– Blanc-bec, prononça-t-il majestueusement, ça te coûtera vingt francs au plus juste prix.

– Comment! vingt francs! voulut se récrier Saladin.

– Quatre pièces de cent sous, ce n’est pas cher. C’est toi qui as effarouché la fillette.

– Parole d’honneur!…

– Crains de te parjurer! C’est bête quand ça ne sert à rien. Si tu refuses de m’obliger de vingt francs, je vais aux singes et je te dénonce comme un jeune constrictor que tu es.

Saladin prit dans sa poche la chaînette et la croix d’or.

– Ça vaut le triple de ce que tu demandes, dit-il, je n’ai pas de monnaie. Je te les laisse en gage.

Il remit sa robe de femme par-dessus ses habits d’homme. Languedoc le regardait faire et hésitait.

– À prendre ou à laisser! dit Saladin.

Languedoc prit et mit dans sa poche. Saladin s’élança dehors en disant avec un geste théâtral:

– C’est bien! tu es mon complice!

Il regagna l’allée des Triomphes en trois sauts. Une fois là, toujours courant, il coiffa de nouveau le béguin au voile bleu et se coula dans la voiture pendant que le cocher faisait boire ses chevaux.

– Le bibi ne s’est pas éveillé? demanda-t-il par la portière refermée.

– Tiens, c’est vous, la mère, fit le cocher. Le mioche n’a pas bougé, on dirait un pauvre petit mort.

Saladin poussa un énorme soupir.

– À Charenton, par le boulevard de Picpus et la Brèche-aux -Loups, ordonna-t-il, c’est le plus court. Vous allez faire une bonne journée, parce que mes recouvrements ont été assez bien en foire.

Le cocher repartit, les chevaux trottaient solidement. Saladin ne retrouva sa libre respiration qu’au moment où le fiacre cahotait dans les ornières de la Brèche-aux -Loups.

– Allons! s’écria-t-il, incapable de contenir son triomphe, éveille-toi, bichette! nous avons mené cette histoire-là à la papa! je n’avais pas un fil de sec sur moi pendant que les deux hiboux me regardaient, mais flûte! ils n’y ont vu que du feu. J’ai été obligé de lâcher la croix, c’est vrai, mais j’avais gratté l’adresse. Pas bête, hé? Peut-être bien que je me serais fait pincer en essayant de la vendre. Allons, bibiche, c’est pour le coup que nous allons à la maison tout en or! Éveille-toi! Papa! maman! des confitures! sauvés! mon Dieu! sauvés! Tous! tous!

Il prit Petite-Reine dans ses bras et la caressa en vérité de tout son cœur. Le succès le faisait bon prince. Il aurait voulu de la joie autour de lui. Mais Petite-Reine ne s’éveillait point, il la sentait froide à travers le tissu éraillé du vieux châle.

– Bah! fit-il, déterminé à ne point s’attrister, je ne l’ai pas tuée en lui faisant des grimaces et en lui disant de se taire, peut-être! On parle de l’ogre à tous les enfants, et cela ne les tue pas. À tout prendre, il vaut mieux qu’elle reste endormie jusqu’à ce que j’aie payé le cocher. Comme je vas descendre en plein champ, si elle se mettait à geindre, ça pourrait paraître louche. Dodo, mimiche!

Saladin, qui savait tant de choses, ne pouvait manquer de connaître sur le bout du doigt les mœurs de sa tribu. Il était bien sûr que la lourde voiture de madame Canada, attelée d’un seul cheval valétudinaire, n’avait pu fournir une longue étape. Toute la question gisait entre Maisons-Alfort, aux portes de Paris, et Villeneuve-Saint-Georges, située à quelques kilomètres de plus.

Aussitôt qu’on eut dépassé Charenton, Saladin mit la tête à la portière et interrogea l’horizon de la route. Trois heures de marche n’avaient pas dû mener bien loin la maison roulante qui contenait la fortune du Théâtre Français et Hydraulique.

En effet, à un kilomètre de Charenton-le-Pont, dans la brume qui commençait à se faire, Saladin reconnut le toit paternel voyageant au milieu d’un nuage de poussière. Bientôt il put lire une portion de la légende, collée à l’arrière, comme les marins écrivent le nom de leur navire sous le château de poupe:

«Prestiges savants, exercices – variétés du XIXe siècle.»

L’indisposition chronique du malheureux cheval Sapajou avait augmenté, sans doute, car Kohln, dit Cologne, clarinette d’Allemagne et géant chinois, ainsi que Poquet, dit Atlas, bossu et trombone, poussaient à la roue de droite; la roue de gauche était soignée par le directeur Échalot et la propre madame Canada, tandis que Similor, toujours gentilhomme, les mains dans les poches et le chapeau gris sur l’oreille, traînait à l’écart ses bottes éculées en glissant à mademoiselle Freluche des propositions anacréontiques.

Cela formait tableau. Si le jeune Saladin avait eu un cœur, son cœur aurait battu doucement à l’aspect de cette mouvante patrie.

Mais Saladin se borna à dire:

– Arrêtons les frais, nous voilà chez nous.

Il reprit sa place au fond du fiacre et guetta les deux côtés de la route; sur la gauche, il aperçut un petit sentier, trop étroit pour donner passage à une voiture.

– Stop! cria-t-il.

– Où ça? demanda le cocher; il n’y a pas de maisons.

Saladin sauta sur la chaussée, tenant Petite-Reine dans ses bras.

– Deux heures dans Paris, cinq francs, dit-il, une heure dehors, trois francs, vingt sous de retour, vingt sous de pourboire, est-ce gentil? ça fait juste dix francs que voici… à l’avantage, mon brave!

Le cocher reçut les deux pièces de cent sous et vit la vieille trottiner en traversant la route pour disparaître dans le petit sentier. Il ôta son chapeau de cuir et se gratta le front.

– Une drôle de paroissienne tout de même, pensa-t-il. Ça me fait l’effet comme si on m’avait mis dedans, quoiqu’elle m’a bien payé tout mon dû… et un joli boni pour une quasiment pauvresse. C’est égal, je vas toujours bien regarder l’endroit. J’ai idée qu’on m’en demandera des nouvelles à la préfecture.

Il fit ses remarques pour retrouver au besoin le petit sentier, tourna ses chevaux et reprit le chemin de Paris.

Saladin n’avait pas été bien loin. Au bout d’une centaine de pas, derrière l’angle d’un mur, il avait rencontré un bon gros tas de fumier carré, qui flanquait l’entrée d’un terrain, planté de betteraves. C’était, à ce qu’il paraîtrait, son affaire. Il déposa Petite-Reine sur le fumier et mit à côté d’elle le paquet contenant l’élégante petite robe, le toquet à plumes, les bottines et la crinoline, après quoi il examina les alentours avec soin.

La nuit tombait rapidement. Le lieu était désert.

Saladin revint sur ses pas jusqu’au bout du sentier pour voir si le cocher était parti. Satisfait à cet égard, il regagna son fumier, et travaillant à pleines mains, il y fit un trou d’assez grande dimension, dans lequel il mit d’abord les effets de Petite-Reine, puis sa propre robe à lui, et le fameux béguin, orné d’un voile bleu.

– Ça se trouvera, c’est sûr, pensait-il, mais quand? On ne fumera pas le champ avant l’automne, et les objets auront une drôle de mine dans six mois.

– D’ailleurs, ajouta-t-il, on ne peut pas les brûler, pas vrai? J’ai fait tout le possible.

Ayant ainsi assuré la paix de sa conscience, Saladin reboucha le trou et para le fumier de manière à enlever toute trace de son opération. Il avait repris sa forme naturelle: c’était un gamin de quatorze ans, un peu mièvre, mais leste et dur de muscles, avec une figure assez jolie, malgré ce je-ne-sais-quoi de vieillot qui distingue les adolescents de son espèce.

Il fit exprès de secouer Petite-Reine en la rechargeant sur son bras, mais Petite-Reine ne donna pas signe de vie.

– Je lui aurai fait tout de même trop peur, se dit Saladin philosophiquement. Bah! on va la réchampir à la maison. Marche!

Et il détala vers la route à longues enjambées.

Un quart d’heure après, il rejoignait le Théâtre Français et Hydraulique, bivouaquant sur la place du marché à Maisons-Alfort.

Son absence avait provoqué des sentiments divers parmi les membres de la famille Canada.

Poquet le bossu lui attribuait franchement la perte de ses trois pièces de vingt sous, le géant Cologne le soupçonnait d’avoir escamoté ses soixante-quinze centimes, et mademoiselle Freluche regrettait amèrement de lui avoir confié sa pièce de quarante sous percée: tous trois désiraient son retour.

Échalot était triste. Malgré l’égoïsme et la méchante conduite de Saladin, Échalot avait pour lui des entrailles paternelles, bien plus que son vrai père, Amédée Similor, homme de plaisirs. D’ailleurs, pour employer la formule d’Échalot: «L’enfant avalait si bien!» Pas un seul souverain, en Europe, n’avait à sa cour un avaleur de la force de l’enfant.

– Bon débarras, disait madame Canada. Tant mieux s’il a été se faire pendre ailleurs!

Similor ne partageait pas cette joie. Il avait, au milieu même de son indifférence, quelques souvenirs attendris. Saladin, excellent maraudeur, rapportait souvent des canards ou des poules, en campagne. On l’avait vu même, parfois, revenir avec un mouton.

En ces occasions, Similor se souvenait qu’il était père, pour exiger les meilleurs morceaux.

Quand Saladin fut signalé à l’horizon, Échalot dissimula sa joie pour ne pas «affronter» madame Canada, qui criait de sa grosse voix enrouée:

– On ne pourra jamais le décoller de notre établissement, cet escargot-là!

Mademoiselle Freluche, Cologne, et à leur tête Poquet, principal créancier, s’élancèrent à la rencontre du retardataire dans un but tout autre que de lui souhaiter la bienvenue.

– Mes trois francs! mes quinze sous! ma pièce percée! Saladin se présenta d’un air fier.

– Connais pas, dit-il. Tâchez de garder vos distances! Si vous êtes sages, on ne refuse pas de vous faire un petit cadeau sur les bénéfices de l’opération.

– Qu’est-ce que tu apportes, méchant sujet? demanda de loin madame Canada. Tu finiras par ternir la réputation de l’établissement.

Saladin continua d’avancer, la tête haute. Il répondit:

– Faudra quitter ce ton-là quand on me parle. Je suis un jeune homme, et sans moi, l’établissement ne vaudrait pas cher.

– Quand tu voudras nous faire l’amitié de t’en aller… commença madame Canada, prompte à se mettre en courroux.

Mais Échalot la prit par la taille – une taille que ses deux bras tendus ne pouvaient entourer – et lui dit:

– Amandine, ne casse pas les carreaux! Il a du talent comme avaleur.

– Quand je voudrai vous faire l’amitié de m’en aller, reprenait cependant Saladin, je n’aurai qu’à choisir entre tous les établissements de la capitale et des départements dont j’ai les offres de m’embaucher à prix d’or, et je ne m’attendais pas à ce qu’on m’aurait invectivé juste à l’instant où je vous apporte votre fortune.

Il arrivait sous la roue de la grande voiture.

– Il a un colis! s’écria Similor en se rapprochant vivement.

Son appétit trompé flairait des comestibles. Par-derrière, les trois victimes de Saladin radotaient.

– Mes trois francs! mes quinze sous! ma pièce percée!

Il faisait très sombre. La scène n’était éclairée que par un réverbère lointain. Saladin repoussa son père qui, toujours indiscret, voulait tâter le contenu du vieux châle et dit avec solennité:

– C’est trois sommes insignifiantes. Taisez vos becs. J’ai à parler dans le particulier à madame la directrice et à papa Échalot.

– Et je n’en suis pas? demanda Similor.

– Si fait, repartit Saladin. D’après les lois de la nature, tu dois défendre mes intérêts pécuniaires et autres. Emboîte le pas. Nous allons nous rassembler dans l’appartement de madame.

Il monta le marchepied qui donnait accès dans la maison roulante. Similor le suivit de près. On put remarquer qu’ils échangeaient quelques paroles à voix basse.

La curiosité était très vivement excitée. Échalot et madame Canada se regardaient. Poquet, dit Atlas, secoua sa grosse tête crépue qui écrasait son petit corps et grommela:

– Il va leur arracher une dent… une grosse!

– Calme-toi, Amandine, murmurait le doux Échalot à l’oreille de sa compagne. Le petit en sait long: c’est moi qui lui ai développé son intelligence.

Deux minutes après, la direction du Théâtre Français et Hydraulique, plus Similor et son fils naturel Saladin, étaient réunis en conseil dans la cabine où nous vîmes madame Canada cuisiner son fameux café noir. Le vieux châle avait passé des mains de Saladin dans celles de Similor qui avait déposé le paquet sur le lit et s’occupait d’un mystérieux travail.

De la chambre, on ne pouvait voir quelle était sa besogne, parce que le lit était une armoire et que Similor, tournant le dos au conseil, bouchait complètement l’entrée.

Saladin dit aux directeurs femelle et mâle:

– Veuillez prendre la peine de vous asseoir.

– Qu’est-ce que c’est que toutes ces manières, à la fin! s’écria madame Canada, dont tous les exordes jaillissaient ab irato. As-tu idée de nous faire poser, pierrot!

– Laissez bouillir le mouton, prononça Similor au fond de l’alcôve. J’ai cru d’abord que la minette était décédée, mais du tout. Le petit me ressemble, il n’est pas maladroit.

– Il a volé une «angorate», pensa le naïf Échalot, et il veut nous la glisser comme animal savant ou phénomène!

Saladin fit un grand geste.

– Depuis les jours de ma plus tendre enfance, commença-t-il sur un mode emphatique qui ne laissa pas d’impressionner favorablement le ménage Canada, j’ai trouvé dans ces lieux asile et protection. Mon père, nature agréable mais volage, s’occupait exclusivement de ses plaisirs; monsieur Échalot, que j’appelle papa Échalot dans l’élan de ma reconnaissance, m’a servi de mère, et même, à l’instar de la chèvre Amalthée, célèbre dans la mythologie, il m’a communiqué son sou de lait tous les matins.

– Il en sait long! il en sait long! murmura Échalot, qui déjà fondait en larmes.

Madame Canada elle-même passa le revers de sa grosse main sur ses yeux et dit:

– Sûr qu’il a le fil, c’est pas l’embarras.

– Ne te gêne pas pour me débiner, mulot! marmottait Similor tout entier à son œuvre mystérieuse. Je la pince, ça la fait frétiller. Nom de nom! c’est un mignon petit cœur!

– Par conséquence, poursuivit Saladin, les liens de la gratitude la plus sincère m’attachent à la baraque, d’autant que madame Canada cache un cœur généreux sous sa brutalité.

– De quoi! de quoi! fit la directrice.

– Ne mousse pas! insinua Échalot. Il fait l’éloge de ton fonds.

– D’autres, continua Saladin, emportés par l’inconstance de l’artiste à mon âge et les offres séduisantes de la plupart des concurrences comme premier avaleur, auraient décampé à la recherche d’émoluments plus sérieux, car il n’y a pas gras au Théâtre Français et Hydraulique.

– As-tu fini? gronda madame Canada.

– Ménage tes expressions, conseilla Échalot.

– Moi, pas! reprit Saladin avec plus d’émotion. C’est étranger à mon caractère! Loin de nourrir des pensées de vous planter là à cause de ma supériorité, je me rogne mes propres ailes pour arrêter mon essor, et pareillement, j’amuse mon imagination fertile à chercher les bagatelles et trucs qui pourraient vous être agréables en vous prouvant ma tendresse. Exemple! c’est tout chaud tout bouillant: hier au soir en vous couchant vous avez manifesté le désir d’avoir une petite bichette qui soit comme ci et comme ça pour faire son éducation à la corde raide, avec et sans balancier, en remplacement de mademoiselle Freluche, dont vous éprouvez du tort dans vos recettes par sa médiocrité…

– C’est pourtant vrai, confessa Échalot. Mais l’a-t-il dorée, sa langue!

– Alors tu écoutes à la serrure! fit madame Canada.

– Qu’ai-je fait! s’écria Saladin au lieu de répondre. Vous m’aviez donné carte blanche jusqu’à cent francs…

– À toi! comment! s’écrièrent à la fois les deux directeurs. Saladin mit la main sur son cœur.

– Comme quoi, acheva-t-il, dans l’unique but de remplir vos vœux, j’ai été trouver des parents gênés, et je leur ai acheté leur petite fille.

– Et qu’il ne s’agit pas de se dédire, les vieux! ajouta Similor qui se retourna tout à coup, élevant Petite-Reine entre ses bras. J’étais présent dans la soupente du petit quand vous avez dit cent francs. C’est cent francs que vous devez au jeune homme.

– Oh! le joli bijou! fit madame Canada à la vue de Petite-Reine toute pâle, toute interdite et regardant ce qui l’entourait avec de grands yeux étonnés. Elle ressemble à celle d’hier.

– Elle est plus jolie! enchérit Échalot. Et comment ça se fait-il que des père et mère se séparent d’un trésor pareil!

– Maman! soupira Petite-Reine avec un mouvement d’effroi. Son regard était tombé sur Saladin et d’instinct ses yeux venaient de se refermer. Similor la déposa sur les genoux de madame Canada et répéta:

– C’est cent francs!

Échalot et sa compagne voulurent encore protester, mais Similor, non moins éloquent que son fils, passa ses deux pouces dans les entournures déchirées de son gilet et parla en ces termes:

– Tuteur du jeune homme, je n’ai pas le choix, je dois défendre sa cause jusqu’à la mort! Si on veut lui faire tort de la somme qu’il a avancée sur son crédit auprès des parents malheureux, y a les sabres de l’avalage! Échalot et moi nous en avons tous les deux les brevets de prévôt, on s’alignera au champ d’honneur.

– Oh! fit le paillasse révolté, moi, verser ton sang, Amédée!

– Alors, paye!

Échalot hésitait. Madame Canada prit un grand parti.

– Ça les vaut! dit-elle en dévorant de baisers Petite-Reine. Quand on aura soldé la note du pierrot, on ne devra rien à personne, par rapport à la minette… et je suis sûre qu’elle fera de l’argent à la prochaine foire au pain d’épice.

Elle prit cent francs dans son boursicot. Similor et Saladin avancèrent la main en même temps.

– Je suis ton tuteur, dit Similor.

Ces sauvages ont un vague respect de la légalité. Ce fut dans la main de Similor que madame Canada versa l’argent.

Saladin était pâle jusqu’à paraître vert. Ses yeux ronds se fixèrent sur son père avec une expression étrange.

– Qu’est-ce que tu vas me donner là-dessus? demanda-t-il d’une voix qu’on ne lui connaissait point.

– Ma bénédiction, répondit Similor qui glissa la somme tout entière dans sa poche. Va te coucher, pierrot!

Les yeux de Saladin se baissèrent.

– C’est bien, dit-il tout bas. Faut un apprentissage à tout. Tu es le plus fort aujourd’hui, papa, mais gare à demain!

Petite-Reine s’était endormie sur les genoux de la grosse femme enchantée de son marché. Échalot la couvrait d’un bon regard.

– En voilà une, dit-il, qui sera heureuse avec nous, hé! Amandine?

– Dans du coton, quoi! répondit madame Canada. Elle a rudement de la chance.

XII Vox audita in rama…

Quand le commissaire de police donna l’ordre d’introduire la pauvre Gloriette et les témoins, il n’avait plus rien à apprendre.

L’enquête fut courte, quoique chacun eût la bonne envie de parler longuement.

La Bergère interrompait tout le monde pour établir qu’il n’y avait point de sa faute, et qu’on lui devait un dédommagement.

Lily n’entendait guère ce qui se disait, elle parlait peu et, comme au hasard, rappelant hors de propos des détails, frivoles pour ceux qui l’écoutaient, mais qui vous auraient mis les larmes dans les yeux. Elle était fort affairée; évidemment sa raison chancelait.

Le commissaire de police ayant demandé si quelqu’un voulait se charger de la ramener chez elle, vingt personnes s’offrirent, et, en effet, on lui fit jusqu’à sa maison une nombreuse escorte, à laquelle se joignirent bientôt les voisins. Telle commère qui avait suivi l’aventure depuis le Jardin des Plantes, eut la volupté de raconter la même histoire au moins cent fois, avec des variantes.

Mais, de toutes les passions, le bavardage est la seule qui soit insatiable. L’amour se lasse, la gourmandise s’emplit: le besoin de parler ne s’assouvit jamais.

À la porte de sa maison, Lily s’arrêta et regarda avec étonnement tout ce monde qui la suivait. Elle ne dit point merci. Les groupes restèrent bien longtemps autour de sa demeure, causant toujours, et racontant, et radotant avec un plaisir acharné.

Lily avait gravi péniblement les marches de son escalier: quelqu’un la suivait, mais elle n’y prenait point garde. Elle entra chez elle sans se retourner.

Médor s’assit par terre sur le carré et s’adossa contre la porte refermée.

– Autant là qu’ailleurs, caniche, se dit-il à lui-même. Si elle a besoin, je l’entendrai.

Ceux qui restaient en bas virent Lily paraître à sa croisée et décrocher la cage où était le petit oiseau.

Elle referma ensuite ses deux fenêtres.

Elle était si pâle à ces derniers rayons du jour qui, d’ordinaire, rougissent la pâleur même, qu’on eût dit une vision. Ses grands cheveux épars tombaient sur sa robe, et ses yeux qui regardaient le ciel n’avaient plus de pensée.

– Quant à devenir folle, disait-on sur la place, c’est tout simple. Elle était fière de cette enfant-là comme on ne l’est pas. Et bien sûr qu’elle a déjà eu de gros chagrins avec le père!

– La petite Clémence de la rue Moreau qui riait toujours, rappela un chroniqueur, ne devint pas folle quand on lui eut volé, son enfant. Elle écrivit cette lettre qui fut mise dans les journaux et qui faisait pleurer, malgré l’orthographe. Après ça, elle alla se noyer.

– C’était encore une jolie fille, celle-là!

– Et son petit garçon, vous avait-il un air crâne?

– Ce fut Médor, le chien de mère Noblet, qui vit le corps dans le canal…

– La police est bonne pour empêcher le monde de passer tranquillement sur le trottoir, voilà!

C’était un peu pour cela que Médor était assis par terre contre la porte de la Gloriette. Sa mémoire n’était pas très richement meublée, mais les souvenirs qu’il avait tenaient bon.

Il ne voulait pas que Lily eût le sort de la petite Clémence, qui riait toujours avant le vol de son enfant, et dont lui, Médor, avait vu le corps dans le canal.

Pourquoi, cependant, prenait-il tant de souci?

Il appartenait très franchement à cette classe que le dédain des riches et la charité des pauvres appellent «les brutes». Faut-il chercher le mobile de sa conduite dans ces seuls mots prononcés par lui au Jardin des Plantes:

– Celle-là est aussi trop malheureuse!

Était-ce pure pitié? ou bien, car ces «brutes» ont un cœur, le pauvre diable avait-il été touché, comme beaucoup d’autres qui avaient de l’esprit, par l’exquise beauté de Lily?

Il y avait de ceci peut-être et aussi de cela et encore autre chose.

Lily ne s’en souvenait sans doute plus elle-même. Au commencement de son séjour dans la maison, un matin qu’elle sortait avec Justine dans ses bras, car celle-ci ne marchait pas encore, elle avait vu passer, venant du quai de la Râpée, un convoi – le convoi du pauvre – en tout semblable à l’estampe justement célèbre qui porte ce titre.

Seulement, au lieu du chien c’était Médor qui suivait la voiture noire des indigents, emportant la dépouille d’une vieille femme.

Lily avait accompagné Médor jusqu’au Père-Lachaise.

Et Médor ne l’avait point remerciée.

C’est tout, cette fois. Pour Médor, il n’y avait vraiment pas héroïsme à dormir sur les tuiles d’un palier. Ce n’était que le début: il comptait faire mieux à l’occasion.

Il entendit les deux croisées se fermer, puis il lui sembla que Lily, subitement affairée, allait et venait dans sa chambre avec une étrange vivacité.

Il y a d’autres moyens que la rivière; Médor eut peur, il mit son œil à la serrure.

Et sa peur augmenta. Il vit la Gloriette qui versait du charbon dans son réchaud, vite, vite, et qui allumait le feu en soufflant de toutes ses forces.

C’est surtout dans ces quartiers, là-bas, que tout le monde, même les brutes, connaît l’emploi du charbon, avec les fenêtres closes, dans les chambres où il n’y a pas de cheminée.

Mais la porte était mince et la Gloriette se mit à parler.

– Ah çà! dit-elle de sa voix claire et douce, et le souper! Il est plus que l’heure! Après la promenade, on a grand-faim…

Et elle soufflait tant qu’elle pouvait. Médor secoua sa grosse tête, pensant:

– Ce n’est pas pour elle, le souper!

En effet, la Gloriette s’arrêta tout d’un coup de souffler. Elle poussa un cri bref, mit ses deux mains sur sa poitrine à la place du cœur et se redressa violemment.

Elle resta ainsi immobile, l’œil agrandi, les cheveux agités.

Elle laissa le réchaud qui s’éteignit.

La nuit venait. C’était à peu près l’heure où Saladin congédiait son fiacre sur la route de Maisons-Alfort.

Lily ne parla plus. Elle s’assit sur le pied de son lit, la tête inclinée. Ses cheveux inondèrent son visage.

Médor reprit sa première place en poussant un gros soupir.

Il se passa du temps. Le palier était tout noir quand Médor entendit le frottement d’une allumette chimique. La bougie s’alluma dans la chambre de la Gloriette.

– Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! dit par trois fois une voix désolée que Médor n’aurait point reconnue. C’est vrai, c’est vrai, c’est vrai!

Puis il y eut des sanglots déchirants et profonds comme l’agonie d’un cœur.

C’était la crise.

Toute brute qu’il était, Médor sentait bien cela.

Il se souleva sur le coude, et sa poitrine haleta comme celle d’un pauvre chien fatigué qui tire la langue.

Il écoutait de toutes ses oreilles.

– Elle était là, ce matin, disait Lily. Je l’ai quittée sur la place et quelque chose m’a serré le cœur; mais n’avais-je pas le cœur serré chaque fois que je la quittais? Et je riais en la retrouvant. Que craindre? Ah! je reconnaîtrai bien l’endroit où j’ai eu son dernier baiser! Elle me suivait du regard: savait-elle en mettant ses doigts sur sa bouche pour m’envoyer l’adieu que tout était fini… tout! tout! Elle n’a plus sa mère! à cet âge-là! plus de mère! moi qui avais si grand-peur de mourir!

Sa voix chevrotait et faiblissait.

– Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! dit-elle encore; c’est vrai! Je ne l’ai plus! je ne l’aurai plus jamais! Notre père qui êtes au ciel, que votre nom soit béni! que votre règne arrive, que votre volonté soit faite… Oh! ce n’est pas votre volonté, cela! non, non, mon Dieu! pourquoi voudriez-vous faire un si horrible mal! Vous me l’aviez donnée, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu! que votre volonté soit faite sur la terre comme aux cieux… Ah! si nous étions mortes toutes deux, mortes ensemble. Vous qui êtes si bon, mon Dieu, prenez-nous, mais que je l’aie dans mes bras à l’heure de mourir!

Elle se mit sur ses pieds brusquement et saisit la lumière pour aller vers le berceau dont une sorte d’instinct l’avait jusqu’alors éloignée: le berceau était tel qu’on l’avait laissé le matin; les draps restaient fripés et le petit serre-tête de Justine était demi-caché par les lilas, cadeau de la bonne laitière.

Les lilas avaient déjà leurs fleurs et leurs feuilles fanées.

La poitrine de la Gloriette rendit un râle.

Au-dehors, Médor s’agenouilla, écoutant la voix de plus en plus changée qui disait:

– Plus jamais! mon petit cœur! mon amour chéri! Justine! Est-ce possible, tout cela! Tu étais là! je vois la forme de ton corps… et tu me souriais derrière ces fleurs, si jolie! oh! si jolie!

Elle se pencha pour baiser avec fièvre l’oreiller, le bonnet, les fleurs flétries, tout ce que Petite-Reine avait touché. Ses yeux brûlaient et n’avaient plus de larmes.

Ses narines se gonflaient, cherchant l’émanation adorée…

Puis elle tomba sur ses genoux et rapprocha le flambeau du sol.

Il y avait là deux traces de petits pieds nus sur la poudre du carreau.

Lily contempla ces empreintes, plongée qu’elle était dans une navrante extase. Elle lâcha le flambeau pour mettre ses deux mains à terre, elle se coucha à plat ventre, et les deux traces furent effacées à force de baisers.

– Ayez pitié, mon Dieu! je ne vous ai rien fait! Notre père qui êtes au ciel, que votre nom soit béni, que votre règne arrive…

Et de l’autre côté de la porte, Médor, pauvre créature, balbutiait aussi! les paroles du Pater Noster.

Dieu devait entendre, pourtant!

Lily fit un vœu, elle en fit dix, promettant des choses folles et si touchantes que le bienfait des pleurs lui revint.

Elle s’affaissa, ivre de larmes, dans une sorte de repos, mais cherchant encore avec l’entêtement de toutes les ivresses à achever la prière commencée.

– Si je pouvais prier, se disait-elle, prier bien! Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Mon Dieu! où est-elle? et que lui répond-on quand elle dit en pleurant: «Petite mère! petite mère!…» Pardonnez-nous nos offenses, comme vous pardonnez à ceux qui nous ont offensés. Elle n’avait offensé personne, mon Dieu! et souvenez-vous! tout son pauvre petit argent était pour les pauvres.

– Elle est plus calme, pensait Médor.

Mais il tressaillit de la tête aux pieds au son d’une voix qui lui sembla autre et qui éclata comme une imprécation, criant dans le silence:

– C’est lâche! c’est cruel! c’est barbare! Pourquoi ne pas écraser d’un coup, d’un seul coup, Dieu! Dieu fort! je suis faible; je ne peux pas me défendre, ni la défendre. Une femme! une enfant! oh! c’est cruel! cruel! Je veux l’enfer, que je n’ai pas mérité. Je veux te punir par mon injuste souffrance, Dieu aveugle! Dieu sourd!

La voix se brisa, et ce furent des gémissements inarticulés. Puis quelque chose de doux comme un chant:

– Pardon! je sais bien que vous me pardonnez, Dieu de bonté, Dieu de miséricorde! Je souffre trop, vous voyez cela, et punirez-vous la pauvre innocente de mon blasphème! Je suis folle, mais je suis à genoux, les mains jointes, les yeux en pleurs; je prie! je prie! donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien… pardonnez-nous… ne nous induisez point en tentation, mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il.

Elle se traîna, toujours agenouillée, jusqu’au crucifix qui était dans la ruelle de son lit. Au-dessus du crucifix il y avait une image de la Vierge.

Elle tendit ses deux mains tremblantes.

– Sainte Vierge, reprit-elle, ranimée et belle jusqu’au sublime dans l’ardeur de sa passion maternelle, Sainte Vierge, vous êtes mère. Dites à Dieu de me pardonner. Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni. Ah! vous me souriez, bonne Vierge, et l’enfant Jésus me sourit dans vos bras. Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il.

Ce dernier mot fut coupé par un cri d’allégresse.

La Gloriette s’était dressée comme un ressort. Elle rejeta en arrière les boucles de ses cheveux et toute sa merveilleuse beauté rayonna l’espoir qui venait d’envahir son âme.

– C’est vous! c’est vous! dit-elle en portant ses lèvres jusqu’aux pieds de la Vierge, c’est vous qui m’inspirez cela, sainte Marie adorée! merci! merci! J’avais oublié, moi qui n’ai plus ni mémoire ni pensée. La marque! n’est-ce pas un miracle du bon Dieu cette cerise qu’elle porte à la poitrine? Et je ne l’ai pas dit! et vous me l’avez rappelé! Je vais courir, Sainte Vierge, je vais réparer mon oubli, et ma Justine sera retrouvée!

Sans prendre son chapeau ni mettre son châle sur ses épaules, elle ouvrit la porte si brusquement que Médor eut à peine le temps de se jeter de côté. Lily passa sans le voir et descendit l’escalier en se tenant à la rampe.

Médor descendit après elle.

Dans cette pauvre maison, il n’y avait point de concierge: ils purent sortir tous les deux sans éveiller l’attention de personne.

Le temps avait marché. Il était onze heures du soir environ. Lily trouva sa route jusqu’à la maison de police. Elle allait d’un pas léger, presque joyeux. La servante qui gardait le bureau vint lui répondre, à travers un guichet, que monsieur le commissaire était au théâtre.

Il n’y a, certes, point de mal à cela, d’autant que les théâtres ont des loges spéciales pour la surveillance, mais rien n’est parfait, et je vous engage à n’avoir jamais besoin du commissaire après la nuit tombée.

Lily ne pouvait comprendre que le monde entier ne fût pas à sa disposition pour retrouver son cher trésor perdu. Quand la servante lui dit de revenir le lendemain, elle s’éloigna révoltée.

Toute une nuit! En une nuit, un enfant peut être emporté si loin que la police elle-même n’a plus le bras assez long pour le joindre. Et qui sait ce qui peut nous arriver en une nuit? Les médecins vont la nuit au secours des malades; on vend du vin la nuit, on soupe, on danse, on vole, on joue, et les gardiens en uniforme veillent; mais tout ce qui est «administration», commis ou fonctionnaire, ferme boutique la nuit et dort.

Lily parla aux sergents de ville, qui furent bons pour elle, car ils savaient déjà son histoire. On lui rendit compte de l’expédition faite en foire: la place du Trône avait été régulièrement «épluchée», mais sans résultat aucun.

– Et que va-t-on faire, à présent? demanda Lily.

Les sergents de ville ne sont pas institués pour savoir. Ils répondirent par cette fameuse phrase qui est le fond de la langue administrative et qui berce chez nous, du matin jusqu’au soir, dans des milliers de bureaux, des milliers d’intérêts:

– ON VA PRENDRE DES MESURES.

Phrase immense! qui permet à quatre Français sur dix de recevoir des appointements gras ou maigres.

La Gloriette ne connaissait pas bien tout l’étonnant mérite de cette phrase, cependant elle se dit, comme le moissonneur de la fable:

– J’aurai plus tôt fait d’agir par moi-même.

Cela est bien vrai, en principe, mais chercher dans Paris, la nuit, une fillette perdue! Pauvre Lily!

Il y a des entreprises, folles au premier chef, qui, du moins, sont un soulagement par l’occupation qu’elles donnent au corps et à la pensée. Lily se mit à marcher activement, revenant sur ses pas vers la Seine et travaillant mentalement.

Comme elle traversait le pont d’Austerlitz, Médor se rapprocha d’elle, parce qu’il craignait un malheur.

Jusqu’à ce moment Lily n’avait point vu qu’elle était suivie. Elle reconnut le pauvre bon garçon et lui dit:

– C’est encore vous?

– Ça n’est pas pour vous gêner, répondit Médor; mais on peut avoir besoin, pas vrai?

Il essayait de sourire. Lily se mit à marcher.

– Oui, dit-elle en se rapprochant brusquement du parapet, j’aurai besoin de tout le monde.

Elle se pencha au-dessus de l’eau; Médor la saisit à bras-le-corps. Elle ne se défendit point et releva sur lui son regard angélique.

– Si je me tuais, murmura-t-elle, qui la chercherait? qui la trouverait? qui serait sa mère?

«Non, non, reprit-elle en marchant plus vite, si je la voyais morte, je ne dis pas… mais elle n’est pas morte.

– Ça, c’est juste! approuva Médor de tout son cœur. Pourquoi l’auraient-ils tuée? Et puis, si elle était morte, je le sentirais bien au fond de moi.

Elle traversa d’un pas délibéré la place Valhubert et s’en alla tout droit à la grande grille du Jardin des Plantes, qu’elle s’étonna de trouver fermée.

– Il faut pourtant bien que j’entre, se dit-elle; comment entrer? Elle frappa à la grille comme à une porte et le fer rendit à peine un son sous son doigt.

Médor dit:

– Il n’y a personne; le concierge est couché, on n’entre pas.

– Ah! fit la Gloriette, et si elle est là, pourtant? car on n’a pas cherché partout, on n’a pas cherché du tout!

– C’est vrai, murmura Médor.

– Dans ma chambre, tout à l’heure, reprit Gloriette, j’avais un rêve; je la voyais couchée et dormant sous un grand buisson tout en fleur. Je sais où est le buisson. Oh! je voudrais tant y aller voir!

– Dame! fit Médor, les rêves, c’est quelquefois des avertissements.

Lily frissonna.

– Et les bêtes! s’écria-t-elle, les lions, les tigres…

– Quant à ça, interrompit le bon garçon, les animaux restent dans leurs cages.

Mais Lily continuait, emportée par la fièvre qui la tenait:

– Et les serpents! elle a si grand-peur des serpents! Et les ours. Si elle allait tomber dans la fosse aux ours!

Médor se grattait l’oreille tant qu’il pouvait. Lily prit sa course à toutes jambes, suivant la grille qui longe le quai.

– Il y a d’autres portes, dit-elle, je veux entrer, j’entrerai!

Puis une pensée l’arrêta; elle rebroussa chemin toujours courant, et gagna la rue Buffon en faisant tout le tour des grilles.

Il y avait un beau ciel étoile, où la lune à son second quartier nageait dans l’azur sans nuages. Sous l’ombre des tilleuls, de rares échappées de lumière pénétraient, tigrant le sol noir de taches blanches capricieusement dessinées.

– C’est ici! ah! c’est ici! s’écria la Gloriette en secouant la grille avant tant de force que les hampes oscillèrent sous sa main, délicate comme la main d’un enfant. Voilà l’endroit où les petits jouaient. Elle ne peut pas être loin, allez, c’est certain. Dites! dites! comment voulez-vous qu’elle soit bien loin?

– Dame! fit pour la seconde fois Médor.

Son oreille saignait, tant il la tourmentait.

– Est-ce qu’il n’y avait pas trop de monde? continuait Lily avec exaltation et volubilité. On ne pouvait pas voir derrière chaque arbre. Elle est là quelque part; j’en suis sûre, sûre! Elle aura mis sa tête sur son petit bras, comme elle faisait toujours dans son berceau, et si vous saviez combien j’ai passé d’heures à la regarder dormir! les belles, les chères heures! Le bon petit sourire! Les longs cils plus doux que de la soie! Et ses cheveux blonds qui s’échappaient du serre-tête pour boucler sur l’oreiller! Et sa petite haleine tranquille! Et ses lèvres: deux fleurs unies que je baisais si doucement pour ne pas l’éveiller! Vous pleurez! pourquoi pleurez-vous? Est-ce que vous la croyez morte?

Médor se fourrait les poings dans les yeux.

Lily haletante et se pendant à la grille poursuivait:

– Moi je vous dis qu’elle n’est pas morte! Elle fut une fois bien malade, il y eut un instant où le médecin me dit: j’ai peur. Mais moi, je regardai tout au fond de mon âme et j’espérai. Je la retirai de son lit, je la pris dans mes bras et je collai son petit cœur contre le mien, en pensant: il faut que toute ma vie aille en elle, toute la chaleur de mon sang, tout ce que j’ai! C’était à Dieu que je disais cela, et c’était une si ardente prière! Elle était froide, je la sentis se réchauffer petit à petit. Elle s’endormit sur mon sein où je la gardai douze heures… Écoutez! n’a-t-elle pas appelé?

Elle se fit mal en essayant de passer sa tête entre les barreaux, mais elle ne sentait pas son mal.

Médor, obéissant, écouta de toutes ses oreilles. Il n’entendit rien.

Mais Lily entendait. Une petite voix suave comme un chant venait à elle et lui pénétrait l’âme. La petite voix disait:

– Maman, maman chérie, ne me vois-tu pas? Je suis là; viens me chercher!

Lily répéta ces paroles une à une et Médor finit par entendre. Et Lily regarda tant qu’elle finit par voir.

– Là, dit-elle d’une voix brève et saccadée, au pied de l’arbre! Sa tête est renversée dans ses cheveux blonds, et ce point plus blanc, c’est sa toque… et sa robe… Ah! je vois tout, jusqu’à ses jambes bien-aimées et ses bottines qui brillent Là… je vous dis là… là…

Son doigt tendu convulsivement tremblait. Médor écarquillait ses pauvres yeux.

– Alors, cria la Gloriette frappant du pied avec colère, vous ne voulez pas voir!

– Eh bien, si! dit Médor avec sa crédulité sublime, je veux voir… et je vois! parole d’honneur!

La Gloriette poussa un long cri de joie et se lança contre la grille pour la briser.

Médor sauta sur la murette, saisit deux hampes et se hissa à la force des poignets. Il était robuste, il put arriver au sommet de la grille et redescendre de l’autre côté. Lily suivait ce travail, haletante et balbutiait des paroles inarticulées.

Quand Médor sauta sur le sol du jardin, elle lui envoya des baisers, pleurant, riant tout ensemble et disant:

– Ah! ah! Dieu vous récompensera. Vous êtes heureux, vous! vous allez l’embrasser le premier!

XIII Le berceau

Quinze jours s’étaient écoulés, quinze misérables jours de tristesse morne et d’angoisse.

Cette nuit où la Gloriette avait vu Petite-Reine, couchée sous un arbre, aux rayons de la lune dans le bosquet du Jardin des Plantes, Médor l’avait rapportée chez elle évanouie.

Le bon garçon, en effet, avait trouvé au pied de l’arbre un petit tas de feuilles sèches qu’il aurait dû connaître, car c’était le troupeau de mère Noblet qui l’avait amassé. Lily l’attendait de l’autre côté de la grille, Lily ne doutait même pas du témoignage de ses sens égarés, elle était ivre de joie.

Elle tomba comme morte quand Médor, au lieu de revenir avec l’enfant dans ses bras, poussa du pied les feuilles sèches qui bruirent et se dispersèrent sous le rayon de lune menteur.

Elle tomba sans pousser même un cri. Ce dernier espoir perdu lui avait brisé le cœur. Médor vint la rejoindre et, franchissant de nouveau la grille, il la souleva; elle s’éveilla dans son lit, après un long évanouissement.

Médor était assis près d’elle.

Depuis ce moment-là, Médor ne l’avait point quittée. La Gloriette s’était accoutumée à le voir. Il la servait. Sans lui, elle n’aurait pas mangé. Il s’était arrangé un lit de paille dans le bûcher. Il dormait là si légèrement que le moindre soupir de la malade le mettait debout.

J’ai dit la malade, faute d’un autre mot. À proprement parler, Lily n’avait point de maladie, sinon la plus cruelle de toutes: le chagrin, la torture plutôt, qui ne lui donnait point de trêve et qui la minait comme un poison mortel.

Le premier jour, elle avait écrit une lettre de quelques lignes et ce travail l’avait laissée dans un état d’épuisement.

Le second jour, elle mit l’adresse: «À monsieur Justin de Vibray, au château de Monceaux, en Bléré, près Tours.»

Médor avait porté la lettre à la poste.

Le troisième jour, elle vida le chiffonnier mignon qui servait d’armoire à Petite-Reine et en disposa le contenu sur le berceau. Ce fut dès lors une besogne sans fin, comparable à l’agitation que se donnent les enfants pour ranger leur ménage imaginaire.

Tout ce qui appartenait à Petite-Reine, tout ce qu’elle avait touché, les objets de sa toilette, ses jouets, ses pauvres jouets surtout, passés à l’état de relique sacrées, furent étagés sur le berceau qui devint un autel.

Au fond du berceau, entre les rideaux, Lily suspendit ce portrait photographié où elle semblait tenir une ombre dans ses bras.

Et c’était un symbole navrant, ce portrait de jeune mère qui berçait un nuage.

Lily le regardait parfois pendant des heures entières, cherchant parmi cette brume des lignes, des traits, une image.

Et l’image venait à force d’être appelée: Lily revoyait Petite-Reine, hélas! comme elle l’avait vue aux lueurs de la lune sous le bosquet du Jardin des Plantes.

C’était un jeu terrible et charmant qui tuait la pauvre Gloriette, mais qui lui donnait de si doux rêves!

Quand elle avait fini de contempler sa chimère, elle baisait le portrait et croisait sur ses genoux ses deux mains, qui n’avaient plus de forces.

Puis, comme si elle se fût reproché sa paresse, elle se levait, n’ayant plus le poids d’un enfant, mais trop lourde encore pour la faiblesse chancelante de ses jambes; elle s’agitait, elle rangeait, non point sa chambre, mais le berceau, l’autel – toujours!

Une fois, la laitière vint, la pauvre bonne femme. La Gloriette lui montra le bouquet de lilas desséché. Elles ne se parlèrent point. La laitière dit en bas parmi les larmes qui l’étouffaient:

– Ça fait l’effet d’un petit enfant qui souffre pour mourir. Elle est redevenue un petit enfant, et si jolie avec ça, et si douce! ça fend le cœur!

On chercherait longtemps avant de trouver une parole qui puisse exprimer davantage.

Lily était un petit enfant.

Sans cela elle n’aurait pas pu supporter une heure de ce poignant martyre.

Elle pensait peu, en dehors de ce culte puéril et admirable rendu au berceau de Justine.

Elle ne sortait point. L’idée de chercher ne lui venait plus. Il ne faut pas dire qu’elle eût perdu tout espoir pourtant; l’espoir ne meurt jamais dans le cœur d’une mère; mais elle ne s’efforçait plus, elle espérait comme on rêve. C’était un petit enfant, un pauvre petit enfant.

Médor travaillait pour elle; entre eux deux il y avait un accord tacite: Lily ne s’étonnait plus de le voir dans sa chambre. Elle ne s’était jamais demandé pourquoi cet homme la servait.

Médor tenait tout en ordre; il balayait, il allait acheter la nourriture. On vivait avec l’argent du voile brodé. Cela pouvait durer longtemps; Lily mangeait moins qu’un oiseau et Médor était fait au pain sec.

Il sortait chaque matin et chaque soir; il allait aux renseignements, il cherchait. Une chose certaine, c’est que la vieille femme au voile bleu eût passé un méchant quart d’heure s’il l’avait rencontrée sur son chemin.

C’était celle-là qu’il guettait. Il avait son signalement dans la tête, il se croyait sûr de la reconnaître sous n’importe quel déguisement.

Et il se disait sans ambages ni circonlocutions:

– Je lui serrerai le cou jusqu’à ce qu’elle ait avoué où elle a mis la petiote, et par après je l’étranglerai.

Il eût fait comme il le disait, avec plaisir.

On le connaissait désormais au bureau de police, et on le redoutait. Les recherches, en effet, conduites d’abord avec beaucoup de zèle et activées par des promesses de primes étaient restées sans résultat. On n’avait pas découvert la moindre piste depuis l’expédition de la place du Trône, menée par Rioux et Picard; or, dans ces sortes de battues, chaque heure qui passe donne une sécurité au gibier et diminue les chances de la meute.

Il y avait pourtant une chose qui donnait à penser. Rioux, le plus ardent des deux agents, au début des poursuites, s’était arrêté tout à coup.

Il parlait de fatigue, de dégoût et ne cachait pas son intention de quitter sous peu le service de la Sûreté. C ’était Rioux qui était chargé de rendre compte des recherches à monsieur le duc de Chaves.

Médor était sévère vis-à-vis de ces messieurs du bureau; lui, si timide, il parlait haut, et on le laissait dire, quoiqu’il eût, au plus triste degré, la tournure et le costume de ceux à qui on ferme volontiers la bouche; mais l’affaire de Petite-Reine faisait du bruit dans Paris, et ces messieurs n’étaient pas fiers.

Il était fort rare que Médor vînt rapporter à la Gloriette ses démarches inutiles. Il rentrait toujours d’un air riant et ne parlait que si on l’interrogeait.

On ne l’interrogeait pas souvent. La Gloriette causait peu des choses présentes.

Quand elle parlait, c’était pour égrener tout le chapelet de ses souvenirs.

Elle ne tarissait pas alors, racontant le sommeil de Justine, son réveil, ses sourires, disant comme on l’aimait et comme on l’admirait, décrivant ses succès dans le cercle où l’on saute à la corde, répétant ses reparties enfantines, ses naïvetés, ses finesses, ses caprices, ses méchancetés mignonnes, et les élans de son petit cœur. C’était comme une litanie d’amour où la pauvre âme blessée épanchait son tourment.

Médor écoutait religieusement ce radotage enfantin qu’il avait déjà entendu tant de fois, et, tout en faisant son ouvrage, il donnait la réplique juste comme il le fallait, rappelant au besoin quelque cher détail que la mère elle-même oubliait.

Dans le monde entier, la bonté de Dieu n’aurait pas pu choisir un oreiller plus neutre et plus doux pour reposer la tête endolorie de la Gloriette.

Était-elle reconnaissante? Elle était bonne, mais on ne saurait dire si elle avait conscience du soulagement que lui apportait ce dévouement inespéré. Elle vivait en elle-même, ou mieux elle végétait, absorbée et engourdie.

Quoi qu’il en fût, Médor ne lui demandait rien de plus; on le laissait se dévouer. Sans éclaircir la question plus que Lily, il allait son chemin, reconnaissant et content.

Une circonstance, cependant, préoccupait Lily en dehors de ses adorés souvenirs, c’était la lettre écrite et envoyée le surlendemain de la catastrophe. Elle avait dit, en mettant l’adresse que nous avons transcrite:

– Pour avoir la réponse, il faut trois jours.

Le troisième jour, vers le soir, elle avait attendu le facteur, le lendemain aussi; le soir qui suivit, elle avait secoué sa blonde tête si douloureusement pâlie en murmurant:

– Tout est fini! bien fini!

Et depuis lors, pourtant, chaque fois que venait le soir elle paraissait inquiète; elle écoutait; si un bruit de pas venait de l’escalier, elle attendait.

Le dernier jour de la seconde semaine, quand Médor revint de ses courses, il la trouva occupée, selon l’habitude, à faire et défaire l’arrangement de ses bien-aimées reliques.

Elle semblait plus gaie; une nuance rose animait l’ivoire de sa joue; en montant l’escalier, Médor l’entendit, qui chantait tout bas une petite chanson qu’elle avait apprise naguère à Justine.

C’était tout à fait la voix d’un enfant. On eût dit qu’elle essayait de se tromper elle-même et d’écouter encore une fois le chant argentin de l’absente.

Au moment où Médor entra, elle se tut et demanda:

– N’avez-vous rien appris de nouveau?

Médor fut étonné; il y avait plus d’une semaine qu’elle n’avait interrogé.

– Tout va bien, répondit-il, on cherche, on trouvera.

Lily lui tendit la main; c’était la première fois. On aurait pu voir le cœur du pauvre garçon battre sous sa veste.

– Vous l’aimiez bien, dit-elle. C’est pour elle que vous avez pitié de moi.

– C’est pour elle et pour vous, reprit Médor vivement.

Mais il s’interrompit pour ajouter:

– Oui, c’est vrai, je l’aimais bien, c’est pour elle.

Ce fut tout. La Gloriette reprit son ouvrage.

Au bout de quelques instants, elle revint à Médor qui s’était assis près de la porte et qui songeait. Elle tenait à la main deux bijoux de petits souliers.

– J’ai retrouvé cela, dit-elle toute joyeuse, je les lui avais mis pour son baptême.

Et elle raconta le baptême avec cette volubilité qu’elle avait chaque fois qu’elle parlait de Petite-Reine.

– Son père était si heureux ce jour-là! soupira-t-elle en finissant.

Elle n’avait jamais parlé du père de Petite-Reine, quoique Médor eût bien deviné que c’était l’homme qui demeurait au château de Monceaux, en Bléré, par Tours. Il resta muet, Lily continua:

– Il est peut-être mort, puisqu’il ne me répond pas. Il avait bon cœur et il adorait l’enfant.

– Il est peut-être aussi en voyage, suggéra l’excellent Médor, qui s’étonna d’éprouver une certaine répugnance à plaider la cause du père de Petite-Reine.

– Ou bien ma lettre était mal faite, pensa tout haut la Gloriette. Je n’ai pas pu en écrire bien long, ma main tremblait trop. Je cherche à me souvenir.

Elle pressa son front entre ses doigts.

– Oui, reprit-elle, c’est cela, je lui ai dit: «Mon cher Justin, notre petite est perdue, on me l’a volée, viens à mon secours.» Est-ce assez?

– Ah! fit Médor, si j’avais été au bout du monde, moi, ou sur le lit de mon agonie…

Il n’acheva pas. La Gloriette continua en se parlant à elle-même.

– Non, ce n’est pas assez; j’aurais dû ajouter: «Ce n’est pas pour vous retenir près de moi. Dès que vous m’aurez aidée à retrouver l’enfant, vous serez libre.»

– L’aimez-vous bien? balbutia Médor malgré lui.

Lily le regarda.

– Je ne sais pas, répondit-elle. C’est son père.

Elle baisa les petits souliers et leur chercha une place sur l’autel. Puis elle dit encore:

– On doit parler d’elle au Jardin des Plantes, bien sûr. Je pensais cette nuit: mère Noblet va tous les jours dans le bosquet avec ses petits; c’est à elle qu’on doit dire tout ce qu’on apprend, tout ce qu’on sait, tout ce qui court… Si vous alliez causer avec mère Noblet?

Médor était déjà debout. Il mit sa casquette, passa la porte et descendit l’escalier quatre à quatre.

– Quoique, reprit Lily dont les yeux s’éteignirent, mère Noblet est une bonne vieille, elle n’aurait pas attendu; si elle savait quelque chose, elle serait venue me voir…

– Quinze jours! s’interrompit-elle. Mon Dieu! mon Dieu! quinze jours que je ne l’ai plus!

Elle se laissa tomber sur une chaise, auprès du berceau et resta immobile, les mains jointes sur ses genoux.

Elle était merveilleusement belle avec la pâleur presque transparente de ses joues, encadrées dans le splendide désordre de ses cheveux. Le jeûne involontaire avait agrandi ses grands yeux. Il y avait je ne sais quoi d’attendrissant et de charmant dans la désolation même de son sourire. Elle avait ce rayonnement de suave douleur qui fait adorer la Mère des larmes.

Elle demeura ainsi longtemps, muette et perdue dans ce rêve, toujours le même, qui ressuscitait les joies mélancoliques de son passé. Le jour allait baissant. Des pas se firent entendre dans l’escalier.

– Déjà! dit-elle, en pensant que c’était Médor.

Mais à peine eut-elle prononcé ce mot que son cou gracieux se tendit en avant, tandis qu’un peu de sang montait à ses joues. Ses yeux s’ouvrirent tout larges.

– Ce n’est pas Médor! murmura-t-elle. Si c’était…

Le nom de Justin vint jusqu’à ses lèvres, épanouies par cette joie, vive entre toutes: la venue d’un bien qu’on n’espérait plus.

Elle se leva électrisée par un espoir si grand qu’il valait presque une certitude. C’était Justin, et avec Justin, Petite-Reine serait bien vite retrouvée!

On frappa.

– Entrez! On entra.

La Gloriette retomba, brisée, sur son siège.

Ce n’était pas Justin.

La Gloriette reconnut dans le nouvel arrivant l’homme au teint bronzé, à la barbe et aux cheveux noirs comme du charbon, qui s’était trouvé plus d’une fois sur son passage quinze jours auparavant, qui s’était assis non loin d’elle au théâtre de la foire – et que Médor avait pris au collet, dans le bosquet, en l’accusant d’avoir parlé à la voleuse d’enfants.

Elle avait eu vaguement frayeur de cet homme autrefois, mais maintenant que pouvait-elle craindre?

L’étranger fit quelques pas à l’intérieur de la chambre et salua avec respect. Il y avait de la noblesse dans son maintien, mais il y avait surtout un extrême embarras.

À la rigueur, la sombre beauté de son visage aurait pu appartenir à don Juan, mais il n’en était pas ainsi de ses façons, qui trahissaient une timidité de sauvage ou d’enfant.

Il baissa les yeux sous le regard de Lily et lui tendit sa carte, exactement comme il avait fait au commissaire de police.

Lily jeta les yeux sur la carte qui portait: «Hernan-Maria Gerès da Guarda, duc de Chaves, grand de Portugal de première classe, envoyé extraordinaire de S. M. l’empereur du Brésil.»

– Que voulez-vous? demanda-t-elle avec le calme fatigué des grandes douleurs.

– Je vous aime, répondit le duc d’une voix très basse.

La carte glissa entre les doigts de Lily et tomba à terre. Elle tourna la tête.

Cet homme, avec ses grands titres et son amour, était pour elle néant.

Il ne l’avait point blessée en lui disant: «Je vous aime»; elle n’avait point conscience de l’audace craintive de ce duc, ni du ridicule qui se mêlait au côté bizarre et dramatique de cette scène.

Elle n’avait conscience de rien.

Le duc rougit sous le bronze de son teint. Peut-être qu’il avait honte.

– Je vous aime, reprit-il pourtant, parlant avec effort et cherchant les mots de notre langue qui lui était rebelle; je vous aime passionnément, douloureusement. Je donnerais une portion de mon sang pour ne pas vous aimer.

Lily n’écoutait pas. Elle se disait:

– J’ai cru que c’était lui. C’est le dernier espoir trompé. Voici douze jours que Justin a ma lettre. Il ne reviendra jamais.

Elle se tourna tout à coup vers le duc et le regarda hardiment:

– Etes-vous riche? fit-elle.

– Je suis très riche, très riche!

– Très riche, répéta Lily qui déjà reprenait à se parler à elle-même. Si j’étais riche, je leur dirais à tous: celui qui retrouvera Justine aura ma fortune!

– Je puis le dire si vous voulez, prononça gravement le duc.

– Pourquoi m’aimez-vous? interrogea Lily comme au hasard.

Il fléchit un genou, mais un geste impérieux de la jeune femme le releva tout interdit.

– Attendez! dit-elle. Connaissiez-vous la voleuse d’enfants?

– Non, répliqua le duc, je ne connaissais que l’enfant.

– La reconnaîtriez-vous, la voleuse?

– Oui, certes.

– Asseyez-vous là, près de moi.

Le duc obéit. Il ne se méprenait pas, car son front se chargea de tristesse.

Lily essayait de réfléchir et de raisonner.

– J’ai cru que c’était vous, murmura-t-elle au bout d’un instant, vous qui l’aviez enlevée.

– C’eût été moi, répondit le duc, si la pensée m’était venue que je vous aurais amenée à moi en vous prenant votre enfant.

Lily frissonna, mais elle sourit.

– Et vous ne l’avez plus jamais revue, dit-elle encore, la voleuse d’enfants?

– Jamais. J’ai fait ce que j’ai pu, pourtant. Depuis deux semaines, il ne s’est pas écoulé un seul jour sans que j’aie stimulé par de l’argent ou par des promesses ceux qui ont charge de rechercher les criminels.

Il disait vrai, la Gloriette vit cela dans ses yeux. Elle lui tendit la main. Le duc la porta à ses lèvres.

– Pourquoi m’aimez-vous ainsi? demanda-t-elle une seconde fois.

– Je ne sais, repartit le duc, dont la voix tremblait. Je vous ai vue, voilà tout; vous teniez votre petite par la main. Il y a peut-être des femmes aussi belles que vous, je ne les ai pas rencontrées. Je descendis de voiture et je vous suivis jusqu’à votre maison. Depuis lors je n’ai pas eu d’autre pensée que vous.

Lily murmura:

– Vous m’aimez comme j’aime Petite-Reine.

– Et j’aimerais Petite-Reine comme vous, prononça tout bas le duc.

Sa voix était véritablement douce et bonne. Lily songeait laborieusement.

– Et…, fit-elle encore en hésitant, vous n’avez rien découvert? Elle n’osa pas regarder le duc en lui adressant cette question, dont elle devinait l’inutilité. Si elle l’eût regardé, elle aurait remarqué un trouble dans ses yeux qui se baissèrent.

– Si fait, répondit-il en affermissant sa voix, j’ai découvert quelque chose.

Lily appuya ses deux mains sur son cœur et n’interrogea plus. Elle attendait, retenant son souffle pour ne pas perdre une parole.

– Écoutez-moi, dit le duc de Chaves résolument, je vais plaider ma cause et la vôtre. Nos deux bonheurs n’en feront qu’un, il le faut, sinon ils se changeront en deux malheurs. Je ne sais pas qui vous êtes, ni votre passé; peu m’importe, j’ai de la richesse et de la noblesse pour deux; je ne veux de vous que votre avenir. Quand j’ai commencé ma recherche, je comptais venir à vous avec votre chérie dans mes bras et vous dire: «La voici, je vous la rends, payez-moi en consentant à devenir la duchesse de Chaves…»

– La duchesse de Chaves! balbutia Lily; moi!

Elle n’était pas éblouie, non. Il est des détresses si profondes que l’ambition y meurt, même cette pauvre ambition naturelle à tout être humain, ce rêve où la bergère épouse un roi, et qui ne se réalise que dans les contes de fées.

Je dis vrai: chacun porte en soi cette ambition enfantine; elle est plus ou moins avouée, mais nul ne s’en sépare qu’à l’heure de mourir.

Lily ne l’avait plus cette ambition, parce que Lily était une morte. Si elle vivait, c’était en l’espoir de retrouver sa fille. Elle eut peur. Cet homme en qui reposait désormais le suprême espoir de sa vie devait être un fou.

Duchesse de Chaves!

Monsieur le duc poursuivit:

– Je n’ai pas pu. Au lieu de retrouver l’enfant, je n’ai fait qu’entrevoir sa trace.

Ce fut Lily, cette fois, qui saisit sa main et qui la toucha de ses lèvres. Le duc était très pâle.

– Trace bien fugitive, continua-t-il; j’ai appris aujourd’hui même qu’une troupe de saltimbanques avait pris passage au Havre, pour l’Amérique, emmenant une petite fille de trois ans, dont le signalement se rapporte…

– La mer! sanglota Lily. Entre elle et moi, toute la grande mer!

Le duc acheva, et la sueur découlait de son front:

– Alors, je suis venu à vous pour vous dire: Si vous voulez être la duchesse de Chaves, partons. Ma fortune, mon influence, ma vie: tout sera employé à retrouver votre fille.

La Gloriette se leva; elle jeta ses deux bras autour du cou de cet homme qu’elle ne connaissait pas et qui pouvait mentir.

Elle eût embrassé ses genoux.

Le duc la serra sur sa poitrine avec une sauvage allégresse et l’emporta plutôt qu’il ne l’entraîna vers l’escalier. À la porte de la rue, une voiture fermée attendait. Le duc y fit monter la Gloriette. Les chevaux prirent aussitôt le galop.

À peine la voiture avait-elle tourné l’angle du boulevard Contrescarpe, qu’un fiacre s’arrêta au n° 5 de la rue Lacuée. Un beau jeune homme en descendit et s’adressa à une voisine pour savoir à quel étage demeurait madame Lily.

– Elle vient de sortir, répondit la voisine qui était par hasard charitable et qui n’ajouta pas: en équipage, avec un père-aux-écus.

Le beau jeune homme monta. La porte était grande ouverte; il entra, et son regard ému tomba tout de suite sur le berceau au-dessus duquel pendait le portrait de Lily, tenant dans ses bras l’image confuse de Petite-Reine.

Il s’assit à la place même que Lily venait de quitter et attendit.

XIV Justin

Le château de Monceaux était une riante demeure, bâtie à mi-côte entre une belle futaie et des prairies qui descendaient à la Loire. Tout ce pays est un jardin où les aspects heureux se déroulent en un tableau serein et riche.

Des fenêtres du château, on voyait dix autres domaines en deçà et au-delà du fleuve, large nappe d’argent que rayait la sombre verdure des peupliers. Les grands chalands allaient et venaient tout le jour, tendant au vent paresseux leurs immenses voiles carrées. Au loin, Tours montrait, comme en un mirage, ses dômes et ses clochers.

C’était là que vivait Justin de Vibray, l’ancien roi des étudiants, auprès de sa mère excellente qui l’adorait et voulait le marier.

La chose était aisée. Les héritières abondaient aux alentours et les Tourangelles méritent assurément la réputation de beauté, de bonté, de vertu spirituelle et de charme que leur ont faite les Tourangeaux amoureux.

La mère de Justin était veuve; elle jouissait d’une fortune honorable, et notre étudiant, fils unique, pouvait passer pour un fort bon parti. Nous savons qu’il était très beau, très intelligent, et presque savant; nous savons aussi qu’il avait la tête chaude, le cœur sensible et un grain d’esprit aventureux.

Ce n’est pas précisément l’ordinaire en Touraine où les gens sont tranquilles comme le paysage.

Justin lui-même, du reste, croyait de bonne foi qu’il avait jeté le meilleur de son feu à Paris dans les petites bamboches de l’hôtel Corneille; il était rassasié des pauvres romans de la Chaumière et du Prado, et quant à ce poème dont Lily était l’héroïne, nous ne savons trop ce qu’en dire. Les débuts extravagants de l’aventure dépassaient de beaucoup les bornes de l’élément romanesque, contenu dans l’imagination de Justin. Il avait été pris, évidemment, à une heure de fièvre.

Ou bien, c’était sa destinée, comme disaient les livres d’autrefois.

Mais étant acceptée l’aventure, et il fallait bien l’accepter, puisque c’était de l’histoire, ce qui sortait tout à fait et violemment du caractère loyal de Justin, c’était sa conduite à l’égard de la jeune fille-mère.

Il l’avait abandonnée auprès d’un berceau, celle que naguère il parait comme une idole, celle qu’il aimait à genoux, et il avait abandonné aussi, du même coup, l’enfant, gentil trésor que, la veille, il adorait follement.

Il était honnête, pourtant, il était brave et généreux.

Mais vous souvenez-vous de la première lettre écrite par lui à Lily, de cette lettre qui avait fait pâlir et trembler la pauvre fille avant même que l’enveloppe fût déchirée?

«Ma mère est venue me chercher. À bientôt. Je ne pourrais pas vivre sans toi.»

C’était vrai et c’était tout.

Il n’y avait pas autre chose que cela.

La mère de Justin avait appris ce qui se passait. Comment? En vérité, je l’ignore, mais les mères savent tout. Elle était venue, elle avait dit à Justin: «Je suis veuve, je n’ai que toi, veux-tu me faire mourir de chagrin?»

Il n’y avait point là d’exagération. La mère de Justin avait bâti son château en Espagne, celui qu’elles bâtissent toutes: le cher fils marié, la bru mieux aimée qu’une fille et les petits-enfants gâtés à outrance.

La bru, quelquefois n’est possible que de loin, elle met souvent un grain de fiel dans la réalisation de ce doux rêve, mais restent les petits qui ne se refusent jamais à l’opération du «gâtage».

Je le dis comme cela est: la mère est capable d’en mourir si on démolit son château, à l’heure où la bru, non encore éprouvée, lui apparaît angélique dans le brouillard de l’inconnu.

Or, notre beau Justin avait peu connu son père. Sa mère, maîtresse et esclave, était tout pour lui dans l’histoire de son enfance. Causer un chagrin à sa mère lui semblait chose impossible et impie. Il la suivit purement et simplement, parce qu’elle le voulait. Quel grand mal de passer huit jours au château, peut-être quinze jours? Juste le temps de lui parler raison, de la ramener, de lui faire comprendre…

Mais la première fois que Justin voulut prononcer le nom de Lily, sa mère lui prit les deux mains, et dit, les larmes aux yeux:

– Écoute, je ne te ferai jamais de reproches. C’est un malheur qu’il faut cacher. Tu as été fou, n’est-ce pas, eh bien! pourquoi parler de cela!

Elle se tut, rouge de colère ou de honte et arrêtant évidemment des paroles qui se pressaient sur ses lèvres.

Une vision traversa l’esprit de Justin. Il revit la ruelle souillée, là-bas dans le pays des chiffonniers, il revit le coquin sordide qui avait voulu embrasser Lily – et il revit Lily elle-même si étrangement belle sous ses haillons.

Oh! cela ne l’empêchait point de l’aimer, mais il n’essaya plus de parler d’elle.

On peut être roi des étudiants sans posséder la fermeté stoïque de Caton l’Ancien.

Ce beau Justin vous eût émerveillés, sur le pré, l’épée au poing ou le pistolet à la main. Il était superbe d’indifférence quand il s’agissait de jouer sa vie.

Mais il avait la faiblesse des forts. Il était poltron contre ceux qu’il aimait. La bru du château en Espagne devait avoir beau jeu, un jour venant.

Et je vais vous dire un secret: si Lily avait pu se défendre, si usant du droit que lui donnait le berceau de Petite-Reine, elle avait attaqué à son tour, je ne sais pas de quel côté la faiblesse de Justin eût versé.

Car il aimait Lily sincèrement. Et Petite-Reine donc! Certes, certes, Lily aurait eu de quoi se défendre.

Mais elle n’était pas là. Et d’ailleurs, se fût-elle défendue? il y avait dans le cœur de Lily, une bien autre fierté que dans celui de Justin.

Une fierté exagérée, peut-être, car elle cessa d’écrire, aussitôt qu’une de ses lettres resta sans réponse.

Cela vint au bout de six mois environ. La bru, la fameuse bru, s’était montrée à l’horizon, belle, riche, bien élevée, faisant venir ses toilettes de Paris, enfin choisie avec un soin exquis.

Et je crois que Justin la trouvait assez à son gré.

Les choses allèrent loin. On parla de la corbeille. Seulement, le soir, avant de s’endormir, Justin, soit que vous approuviez sa conduite au point de vue mondain, soit que vous le jugiez coupable, selon le simple sens de l’honneur, Justin avait des moments de terrible tristesse. Il voyait une belle jeune femme portant un enfant dans ses bras.

Et c’était un peu comme dans ce portrait photographié, suspendu au-dessus du berceau de Petite-Reine. Le visage mélancolique et pâle de Lily apparaissait distinct, mais l’enfant, Justin ne pouvait que la deviner. Il l’avait laissée si petite! Elle grandissait, et comme elle devait déjà bien sourire!

Le mariage avec la première bru présomptive manqua; Justin ne put pas se décider. Ainsi arriva-t-il pour la seconde, plus jolie, plus accomplie encore que la première et faisant venir de Paris jusqu’à ses gants et ses chaussures.

La mère, infatigable, entamait les négociations pour une troisième bru qui était un ange, celle-là, ni plus ni moins, quand arriva au château de Monceaux la lettre de Lily.

La lettre fut reçue par la mère qui la lut et la mit dans sa poche.

C’était le jour de la première entrevue entre Justin et sa nouvelle fiancée. Les deux jeunes gens ne se déplurent pas.

Mais quand la mère fut seule, le soir, à son tour, avant de s’endormir, elle eut un grand poids sur le cœur. Elle relut la lettre une fois, deux fois, puis vingt fois. La lettre disait, d’une écriture tremblante qui heurtait l’œil comme un sanglot blesse l’oreille: «Mon cher Justin, notre petite fille est perdue, on me l’a volée, viens à mon secours.»

La mère de Justin essaya de se raidir contre ce cri d’angoisse. Qu’importait cette fille? Mais elle pleura, parce qu’il y a un lien entre toutes mères.

Et elle songea. Justin était bien changé. Il végétait près d’elle, mélancolique et silencieux. Le matin, il prenait son livre, Horace ou Virgile presque toujours, car c’était un lettré, et, en outre, il craignait ces œuvres où l’art nouveau entasse les émotions de la vie réelle.

Il s’en allait, marchant lentement sous les arbres de l’avenue.

Puis il rentrait plus morne qu’il n’était parti.

Jamais plus il n’avait prononcé le nom de Lily, mais quand sa mère l’interrogeait il répondait souvent avec son douloureux sourire:

– Ne parlons pas de moi. J’ai été fou.

On était bien loin d’être heureux en ce joli château de Monceaux, si riant et si paisible.

Mais la vaillance revient avec le jour, le lendemain matin, la bonne femme s’étonna de sa faiblesse de la veille. Elle reprit même sa besogne de marieuse acharnée et l’affaire de la troisième bru fit un pas.

Puis, le soir venu, il y eut rechute. Le cœur de la mère se serra de nouveau. Il fallut, bon gré mal gré, lire et relire la lettre de «cette fille». Et cette fois, on pensa à l’enfant.

«Notre petite fille est perdue…»

La mère de Justin, qui était une femme brave et convaincue, résista pendant dix longs jours, mais elle souffrit tant qu’elle céda le onzième jour.

C’était la veille de cet après-midi où se passèrent les événements racontés au précédent chapitre. Justin et sa mère dînaient seuls. Justin était distrait et morne, selon sa coutume. On avait échangé, à de longs intervalles, quelques rares paroles.

– Eh bien! dit la comtesse, quand on eut servi le dessert. Saurons-nous enfin ton avis sur Louise?

C’était le nom de la troisième fiancée.

– Elle est charmante, répondit Justin. Tout à fait charmante.

– Alors tu l’aimeras?

– Je ne crois pas, ma mère.

La comtesse ne cacha pas un vif mouvement d’impatience.

– Ne te fâche pas, bonne mère, reprit Justin qui eut un sourire découragé. Tu sais bien que j’ai été fou. Cela me revient encore quelquefois.

Il se leva et sortit.

Deux larmes jaillirent des yeux de la comtesse qui rentra dans son appartement.

Vers huit heures du soir, elle en ressortit et vint demander à l’office si Justin était rentré. Sur la réponse négative des domestiques, elle passa au salon et donna l’ordre suivant:

– Vous direz à monsieur le comte qu’il ne se couche pas avant de m’avoir vue. J’attends ici son retour.

Quand Justin rentra, il était tard. On l’introduisit au salon où sa mère était debout près du seuil. Elle lui dit:

– Embrasse-moi.

C’était un grand amour que Justin avait pour sa mère.

– Il est arrivé malheur! balbutia-t-il en la soutenant, chancelante dans ses bras.

Puis il ajouta, l’entendant sangloter:

– Qu’as-tu, mère, au nom de Dieu que veux-tu de moi?

Enfant, il avait eu d’elle, avec des larmes, tout ce qu’il avait voulu.

Et depuis qu’il était homme, on le faisait obéir, à son tour, avec des larmes.

– Embrasse-moi, répéta la comtesse, embrasse-moi de tout ton cœur. Il est arrivé malheur, un grand malheur, et ce que j’ai fait, tu ne pourras peut-être pas me le pardonner!

Justin sourit d’un air incrédule.

Elle lui tendit la lettre ouverte.

Justin y jeta les yeux et tomba brisé sur un siège.

La comtesse se mit à genoux près de lui.

– Tu l’aimes encore, murmura-t-elle, tu l’aimes mieux que moi! Tu vois bien, tu vois bien! Jamais tu ne pourras me pardonner!

Justin l’attira vers lui et la baisa au front.

– Je vous pardonne, ma mère, dit-il.

Mais son regard ne quittait pas la pauvre écriture tremblée qui criait à l’aide.

– Dix jours! pensa-t-il tout haut.

– Je n’ai que toi, répliqua la comtesse comme si on l’eût accablée de reproches. Si tu savais ce que tu es pour moi!

– Ma mère, je vous pardonne, répéta Justin.

Mais il était si pâle que la comtesse, navrée, se couvrit le visage de ses mains en criant:

– Ah! tu l’aimes! tu l’aimes!

Justin répondit, portant à ses lèvres, sans le savoir peut-être, le papier où était l’écriture de Lily.

– Vous m’aviez dit: «Veux-tu me faire mourir de chagrin?…» Ah! je vous aime bien, ma mère! Je l’ai abandonnée pour vous!

La comtesse répéta avec une sorte de folie:

– Je n’avais que toi!

– Elle avait l’enfant, c’est vrai, prononça tout bas Justin. Et quand j’ai été parti, l’enfant l’a consolée. À présent, elle est seule…

– Veux-tu que j’y aille? s’écria la comtesse qui se leva. Justin secoua la tête.

– Vous n’avez pas de torts envers moi, ma mère, dit-il, ni envers elle. Vous êtes du monde et vous avez agi selon la loi du monde. Moi je suis un lâche esprit et un misérable cœur. Le monde n’est rien pour moi, et j’ai fait comme si j’eusse été l’esclave du monde. Ah! je vous aime bien!

La comtesse prit sa tête à pleines mains et le baisa passionnément.

– Mon Justin! balbutia-t-elle. Mon fils! mon cœur! Mais Justin disait sous ses caresses:

– La petite fille est perdue! Elle m’attend depuis dix jours! Elle est peut-être morte!

Il essaya de se lever à son tour.

– Tu vas partir! s’écria la comtesse épouvantée. Tu ne reviendras pas!

Justin, qui faisait son premier pas vers la porte, toucha son front de ses deux mains et s’affaissa sur lui-même. La comtesse le releva, forte comme un homme!

– Je te dis que j’irai, fit-elle avec une émotion désordonnée. Je l’aimerai s’il le faut; ah! l’aimer! mon Dieu! je mourrai folle!

Mais Justin ne l’entendait pas. Un spasme le tint inanimé pendant une partie de la nuit.

Au matin, on attela; Justin et sa mère partirent pour Tours.

La route fut silencieuse.

À la gare du chemin de fer, au moment de la séparation, la comtesse dit:

– Mon fils, je vous remercie des jours de bonheur que vous m’avez donnés. J’ai pensé toute la nuit et j’ai prié. Il y a des choses impossibles. Entre elle et moi, il vous faudra choisir.

– Je choisirai, ma mère, répondit Justin, dont les yeux étaient sans larmes.

Il y eut un douloureux baiser, puis Justin franchit le seuil.

La comtesse resta un instant immobile.

La veille elle avait dit: «S’il le faut je l’aimerai…»

Elle remonta dans sa voiture, toute seule. Le cocher s’étonna de ne pas l’entendre pleurer. Les domestiques qui la virent rentrer au château dirent entre eux: «Madame a vieilli de vingt ans!»

Le train roulait vers Paris.

Des fenêtres de sa chambre à coucher, la comtesse put le voir au loin dans la plaine dérouler sa longue chevelure de fumée.

Elle s’agenouilla devant son prie-Dieu, où elle resta longtemps, puis elle se mit au lit, quoique le soleil n’eût pas fourni encore la moitié de sa course.

Justin n’aurait point su dire, quand il arriva en gare, à Paris, s’il avait eu des compagnons de voyage. Il s’était absorbé en lui-même – pour choisir.

Son choix était fait au moment où il donna l’adresse de Lily au cocher de fiacre, rue Lacuée, numéro 5.

Il avait le cœur brisé, c’est vrai, mais ce grand amour de sa jeunesse, cette folie le reprenait, éveillé d’une sorte de sommeil. Il revoyait Lily, son délicieux rêve. Avait-il pu seulement vivre sans elle? Comment aimait-il donc sa mère!

Si jamais, oh! si jamais il lui eût été permis d’espérer la réunion de ces deux profondes tendresses qu’un abîme séparait aujourd’hui!

Sa mère avait dit: «Il y a des choses impossibles!» mais là-bas, derrière le voile de l’avenir, Justin entrevoyait un sourire d’ange: une tête enfantine, auréolée de cheveux blonds.

Sa fille! Est-ce que sa mère résisterait aux caresses de sa fille!

Nous l’avons vu arriver au logis de la Gloriette absente, s’asseoir près du berceau vide, transformé en autel, et attendre.

En attendant il prit le portrait photographié de Lily et il eut un sourire ému en prononçant ce mot qui vient à la bouche de tout le monde, quand on voit la trace imparfaite de l’enfant dans une épreuve où la mère est «bien venue»: «Elle a bougé!»

Elle avait bougé beaucoup, car on n’apercevait qu’un flocon blanc, indécis et confus, quelque chose qui n’avait point de forme et qui pourtant était gracieux; un nuage souriant.

Mais Lily! le visage de Lily attirait le regard de Justin comme une fascination. Il y avait de la mélancolie sur ses traits, mais elle était splendidement belle.

Je ne sais quoi disait dans l’amoureux pli de ses lèvres, penchées vers le nuage, qu’elle était venue là pour avoir le portrait de l’enfant uniquement.

Je ne sais quoi disait encore que rien n’existait pour elle en dehors de l’enfant qu’on ne voyait pas, mais qu’elle regardait avec un si doux orgueil.

Tout en elle était charmant, mais sans coquetterie. Je dis trop ou trop peu: il y a des femmes qui, naturellement, ne sont pas coquettes, même dans ce sens restreint exprimant le goût innocent de la parure; il n’y a que les jeunes mères pour s’oublier tout à fait et pour être adorables malgré elles.

Justin regardait Lily; Justin lisait toute une belle et chère histoire dans la jeune gravité de ces traits. Les cheveux magnifiques avaient je ne sais quel tour austère, et il fallait la grâce enchantée de la taille pour faire valoir les plis presque maladroits de la pauvre petite robe.

Justin en arriva à deviner et se dit: je ne serai plus que le second dans ce cœur…

Et ce fut de la joie. La place était bonne, à côté de Justine adorée.

Il lui semblait, tant il était heureux, que son premier effort allait retrouver Justine.

La brume était déjà presque tombée que Justin regardait et songeait encore.

Un pas lourd monta l’escalier.

– J’ai été du temps, dit-on dès le carré; je ne voulais pas revenir sans avoir fait mon possible. Mais rien! La mère Noblet a perdu la moitié de ses pratiques et dit comme ça que nous en sommes la cause. Les autres, on croirait qu’on leur parle déjà du déluge… Ah!

La voix s’arrêta brusquement sur ce cri. Médor venait d’apercevoir Justin.

– Est-ce que je me suis trompé de porte? gronda-t-il dans son étonnement. Mais non. V’là le petit berceau. Où est la Gloriette?

– J’attends madame Lily, lui fut-il répondu.

– Ah! fit encore Médor, vous avez peut-être des nouvelles?

– Non, je ne sais rien.

Médor s’approcha et vint regarder l’étranger de tout près. Il faisait presque nuit.

– Alors, dit-il, qui êtes-vous pour l’attendre comme ça, chez elle?… chez elle, je n’ai jamais vu personne.

Justin hésita. Médor s’était mis entre lui et le jour pour l’examiner mieux.

– Ah! fit-il pour la troisième fois et sur un ton qui marquait peu de sympathie, vous, je vous reconnais bien! Vous êtes celui qui… enfin, l’homme du château en Touraine!

Justin fit un signe de tête affirmatif. Médor s’éloigna de lui.

– Et vous, demanda Justin, qui êtes-vous?

– C’est moi qu’ai perdu l’enfant, répliqua Médor avec rudesse. Alors, je rachète ça comme je peux.

Il sortit sur ces mots et redescendit l’escalier. L’instant d’après Justin le vit revenir tout essoufflé; il avait à la main un bougeoir allumé qu’il posa sur le guéridon.

Il vint se planter devant Justin et dit avec un grand trouble:

– Si vous n’étiez pas là, je croirais que c’est vous; mais vous voilà, c’est impossible!

Justin ne comprenait pas.

Il y avait tant d’égarement dans les yeux du pauvre diable que Justin le soupçonna d’être ivre, dans le premier moment.

Mais Médor n’était pas ivre; il parlait surtout pour lui-même et poursuivit cette argumentation bizarre destinée à éclairer sa propre pensée, ne s’inquiétant nullement de l’effet produit sur son interlocuteur.

– Vous, grommelait-il, je ne vous aime pas, c’est sûr, puisqu’elle vous attendait et que vous ne veniez pas. Vous étiez dans un château, et elle dans une mansarde. Si la petite avait eu son père auprès d’elle, on ne l’aurait pas volée, pas vrai? c’est sûr. Mais ce n’est pas ça: elle n’a jamais parlé que de vous: Justin, Justin, Justin, le jour et la nuit. Il y a donc que si vous l’aviez emmenée dans une belle voiture, c’était tout simple. Mais l’autre…

– Quel autre? demanda Justin dont le cœur se serra terriblement. Expliquez-vous, je vous en prie!

Médor avait deux larmes qui mouillaient les coins de ses paupières. Il continua:

– J’aurais pleuré, pas vrai? parce que je m’étais habitué à la garder et à la servir… Ah! ah! Écoutez donc: celle-là a été trop malheureuse! Mais ce n’est pas ça! s’interrompit-il en balayant son front de sa large main. Qui donc était dans cette belle voiture où elle est montée, puisque vous voilà ici, vous.

Justin s’était levé. Il balbutia:

– Alors, elle est partie?

– Après? fit Médor avec un emportement sans motif. N’était-elle pas libre de partir?

Sa main lourde pesa sur l’épaule de Justin qui avait la tête courbée.

– Vous voilà libre aussi, dit-il amèrement. Je ne connais pas bien les gens comme vous, mais je les devine. Elle vous a donné un prétexte; allez-vous-en, cette fois, pour tout de bon. Mais avant de partir, ne soufflez pas un mot contre elle! pas un! car je vous casserais la tête contre la muraille, hé! l’homme du château!

Médor avait la narine gonflée et l’œil brûlant.

Justin, en effet, ne prononça pas un mot, pas un seul, mais il ne s’en alla pas non plus. Médor, qui le sentit chanceler, fut obligé de le soutenir dans ses bras, puis de le soulever, pour le déposer, inerte, sur le lit de la Gloriette.

XV Vente de Lily

Quand Médor avait descendu l’escalier naguère sous le coup de son premier étonnement, son dessein n’était autre que d’attendre Lily en bas, sur le pas de la porte. Lily ne sortait jamais; elle devait être quelque part aux environs, guettant peut-être son retour à lui, Médor, qui, de son propre aveu, était en retard.

Mais sur le pas de la porte, il trouva la voisine qui s’était montrée discrète et charitable lors de l’arrivée de Justin.

Cette voisine, pour se dédommager, avait rassemblé là une demi-douzaine de commères des deux sexes et racontait, avec force embellissements, l’équipée de la Gloriette.

– On ne peut pas toujours pleurer, disait-elle, et puis le monsieur appartient peut-être à la haute administration. On dit que les chefs font comme ça de jolies connaissances, sans bourse délier et rien qu’en chantant: «J’ai le bras long, ma petite mère» sur l’air de Ma Normandie, je me brûle l’œil au fond de la rivière. Faut bien rire un peu, dites donc! n’empêche que la Gloriette était en déshabillé, pas gênée du tout, vis-à-vis du monsieur, préfet ou marquis, tiré à quatre demi-cents d’épingles, avec barbe moderne et cheveux coiffés par le perruquier, tout ça noir, mais noir! noir! que le cocher avait une perruque blanche, à treize boudins, et le valet de pied pareillement de même, en plus que les chevaux étaient harnachés de cuir verni avec toutes les boucles en or, et des peintures aux portières: sauvages qui tenaient des massues et supportaient une couronne au-dessus du blason, ça s’appelle comme ça, je l’ai su à l’Ambigu. Et que le grand seigneur a donné la main noblement à la Gloriette qui faisait ses manières. Et fouette cocher, ni vu ni connu, au galop pour l’île d’Amour ou autre, à Asnières, quarante francs par tête… voilà!

Les gros poings de Médor s’étaient fermés deux ou trois fois pendant cette conférence, et s’il n’avait assommé purement et simplement l’éloquente voisine, ce n’était pas faute de bonne envie.

La pensée de Justin – l’homme du château – l’avait fait remonter.

Il était revenu à Justin, comme si celui-ci eût pu lui fournir des renseignements. Peut-être encore, car il y avait un sentiment mauvais dans le cœur du pauvre Médor, avait-il voulu infliger à Justin une part de la peine qu’il éprouvait lui-même si cruellement. Médor s’arrogeait le droit de punir celui qu’il jugeait coupable.

C’était une honnête et brave créature. Était-il à son insu et ne fût-ce qu’un peu le rival de Justin? Personne moins que lui n’aurait pu le dire. Son dévouement, il est vrai, ressemblait à un culte, mais n’oublions pas que cette religion avait sa source dans sa reconnaissance d’abord, ensuite dans sa pitié.

– Celle-là est trop malheureuse! avait-il dit.

Quelque chose de souverainement tendre, qui comportait en soi la sollicitude maternelle, l’abnégation de l’esclave et l’ardent respect des amours chevaleresques, était venu se joindre à la gratitude et à la compassion.

Le tout formait une passion profonde, mais désintéressée splendidement, qui emplissait le cœur entier du pauvre diable.

Quand il se vit en face de Justin évanoui, il éprouva une grande surprise.

– Il l’aimait donc bien! se dit-il.

Après quoi il se demanda:

– Mais, s’il l’aimait, pourquoi l’a-t-il abandonnée?

Le bon Médor n’avait pas en lui ce qu’il faut pour répondre à ces questions subtiles qui embarrassent parfois les philosophes. Le plus pressé était de secourir Justin; Médor s’y employa de son mieux.

– Paraît que c’est mon état, pensait-il avec un reste de rancune: soigner ceux que j’aime et aussi ceux que je n’aime pas!

Comme médecin, Médor n’en savait pas très long. Il jeta de l’eau au visage du malade qui demeura immobile.

Nous l’avons dit, Justin était très remarquablement beau. Tout en travaillant à sa guérison, Médor le considéra d’abord d’un œil qui n’était rien moins que bienveillant.

Pour lui, cet «homme du château» était trop blanc, trop semblable à une femme, malgré la soyeuse moustache qui frisait au-dessus de sa lèvre. Il avait la taille trop mince et les cheveux trop doux.

– Ça n’est pas le même monde que nous, se disait-il, ça n’a que du bonheur dans la vie et ça fait le malheur des autres: c’est trop joli!

Mais les yeux de Justin s’ouvrirent, et Médor s’étonna d’être ému. Il pensait:

– Elle l’aime, elle doit l’aimer! Il a la même manière de regarder que Petite-Reine.

Justin reprit complètement ses sens au bout de quelques minutes. Il interrogea. Médor fut tout étonné lui-même de la douceur qu’il mettait désormais dans ses réponses.

Cela venait de ce que Justin, en recouvrant le souvenir, lui avait dit:

– Je pense qu’aujourd’hui vous êtes plus fort que moi, l’ami. Vous eussiez bien fait de me casser la tête si j’avais mal parlé d’elle.

Justin lui avait ensuite tendu sa main que Médor avait touchée, non sans un reste de défiance.

Mais, au lieu du plaisir que le bon garçon s’était promis à frapper sur le cœur de l’homme du château, il mit malgré lui tous ses soins à diminuer le coup porté. Parmi les cancans de la voisine, il choisit celui qui laissait le plus d’espoir et l’exprima à sa manière.

– Voilà, dit-il, on ne sait pas. La tête n’a pas toujours été bien solide chez elle depuis l’événement. Il y avait donc une personne que j’ai accusée, moi, d’avoir volé l’enfant, un duc, à ce qu’ils disent. Ce n’est pas mieux bâti qu’un autre homme: cheveux et barbe noirs comme on n’est pas noir, remarquez ça, et peau tannée. Alors le particulier de la voiture où elle a monté répond à ce signalement… Attendez! Je ne suis pas bien mon idée: c’était pour vous dire qu’elle a monté dans la voiture rapport à la recherche de l’enfant, uniquement, et non pas pour trahir l’amitié jurée avec vous, dont elle est incapable.

Justin lui tendit la main une seconde fois. Il s’était assis sur le pied du lit.

– Et depuis l’événement, dit-il, jamais vous ne l’avez quittée?

– Jamais je ne la quitterai, répondit Médor, à moins toutefois que je devienne un embarras pour la maison, en cas de maladie ou vieillesse.

– Parlait-elle quelquefois de moi? demanda Justin.

– Elle comptait les jours. Moi, je ne lui disais pas mon idée, mais je ne pensais pas bien de vous.

– Vous aviez raison, répondit Justin avec une profonde tristesse.

– Savoir! fit Médor complètement retourné. Quelqu’un qui dirait du mal de vous maintenant aurait affaire à moi. Quoi donc! mieux vaut tard que jamais, comme on dit, et à tout péché miséricorde. N’y aurait qu’une seule chose…

Il s’arrêta et son regard devint sombre.

– C’est si vous en aviez épousé une autre là-bas! acheva-t-il à voix basse après un silence.

Justin ne répondit que par un sourire.

– Alors, s’écria Médor joyeusement, va bien! vous l’épouserez! Et nous nous mettrons tous à chercher la petite. Moi, je serai ce qu’on voudra; j’ai été chien: si on me veut pour domestique, tope! Si on ne veut pas, quand l’enfant sera retrouvée, bonsoir les voisins, on peut toujours gagner du pain sec dans Paris, quand on a de bons bras et de la conduite. Je reviendrai voir madame Lily le dimanche, et je parie bien qu’elle m’offrira la soupe avec plaisir.

La main de Justin pesa sur son bras.

– Vous croyez donc qu’elle va revenir? demanda-t-il.

La joie du bon garçon tomba, et il devint tout pâle.

– Comment! balbutia-t-il, si je crois… Mais si elle ne revenait pas, où irait-elle?

Il y eut un long silence. L’horloge de la gare de Lyon sonna; Justin et Médor comptèrent dix coups. Ils se regardèrent. L’inquiétude de Justin gagna Médor qui dit:

– Jamais rien de semblable n’est arrivé.

Ils attendirent encore une heure. Médor se mit à parcourir la chambre comme un lion va et vient dans sa cage. Puis, s’arrêtant tout à coup en face de Justin qui semblait atterré.

– Ça l’a peut-être repris! dit-il. J’entends sa folie!

Et il raconta à Justin, qui pleurait en l’écoutant, la scène qui s’était passée auprès de la grille de la rue Buffon: Lily apercevant le fantôme de Petite-Reine au pied d’un arbre, l’appelant des noms les plus tendres et secouant les barreaux que ses pauvres mains parvenaient à ébranler, puis, lui, Médor, escaladant la grille et trouvant le petit tas de feuilles sèches blanchi par un rayon de lune.

– Ça fit l’effet comme si c’était un coup de massue qu’elle recevait sur la tête, acheva-t-il, quand je lui dis la chose. Et plus d’une fois j’ai vu qu’elle retournait dans ces idées-là, voyant l’enfant partout.

Pendant qu’il parlait, minuit sonna.

Ils se levèrent. C’était le terme qu’ils avaient fixé tous deux, sans se communiquer leur pensée, pour limite extrême, au-delà de laquelle il n’était plus permis d’espérer le retour de Lily.

Médor tourmentait ses cheveux crépus, dont la racine était baignée de sueur.

– Un duc, murmura-t-il, ça peut être un coquin, surtout un duc américain ou autre. Sûr qu’il avait donné de l’argent à la voleuse d’enfants. C’est à moi-même que le factionnaire le dit. Moi, ça ne me gênerait pas de fricasser un duc s’il faisait du mal à la Gloriette!

– Où demeure-t-il, ce duc? demanda Justin.

– Je ne sais pas, mais je saurai. En attendant, faut faire quelque chose. La plante des pieds me brûle.

Il descendit l’escalier en courant.

Justin resta encore quelques minutes dans la chambre solitaire, puis il sortit à son tour, sans savoir où il allait.

Il suivit le quai à pas lents; il ne cherchait pas. À quoi bon chercher? Un désespoir farouche lui oppressait le cœur. C’était comme un grand remords qui enveloppait jusqu’à sa mère.

– Lily m’a attendu quinze jours! se disait-il pour la centième fois, car toutes les profondes douleurs se répètent et radotent; elle m’a appelé dans la veille et dans le sommeil; elle n’avait espoir qu’en moi, je ne suis pas venu, elle s’est lassée… et pouvait-elle savoir à quel point je l’aime, puisque moi, moi-même, je ne le savais pas!

C’était bien vrai. Hier, il ne savait pas. Il avait vécu triste, mais calme, au château de Monceaux, abrité en quelque sorte derrière l’autorité de sa mère.

Cette passion aventureuse, cet amour de jeune fou, attiédi d’abord par la possession tranquille, avait couvé durant l’absence. Il n’y avait pas eu explosion parce que Justin était homme à s’engourdir aisément, d’abord, et ensuite parce que l’idée restait en lui, la certitude de n’avoir qu’un pas à faire pour ressaisir le bonheur abandonné.

Ils sont nombreux, ceux-là qui, comme notre beau Justin, n’écoutent qu’à la dernière extrémité le murmure paresseux de leur conscience.

Mais maintenant la dernière extrémité était atteinte. Ils s’éveillent, ceux dont je parle, avec des douleurs de lion, ou bien ils s’affaissent lâchement sur le matelas morne de l’atonie.

Justin s’arrêta une fois au moment où il allait maudire sa mère.

Il sentait grandir en lui l’amour comme une fièvre.

Il revint le premier au logis de la Gloriette. Au bout d’une heure, l’espoir l’avait saisi au collet et il s’était dit:

– Elle est là peut-être, je vais la retrouver, m’agenouiller, et si ardemment prier qu’elle me pardonnera. Je lui donnerai ma vie, toute ma vie…

Et il s’élança courant sur le quai désert.

Médor, lui, courait depuis longtemps. Il n’avait ni plan ni but, il courait pour courir.

En courant, la colère lui venait souvent contre l’homme du château, mais il revoyait bientôt les grands yeux mouillés de Justin, et il s’apaisait jusqu’à avoir pitié.

Il fit une longue route. Et que de fois, imitant la pauvre folie de la Gloriette, ne crut-il pas voir, aux lueurs lointaines des réverbères une robe flotter dans la nuit – ou une forme couchée qu’il appelait et qui fuyait.

Il resta longtemps à rôder autour de la Morgue, cette funèbre salle d’attente qui effraye et fascine.

Dans cet immense Paris, combien de misères regardent la Morgue en tremblant, comme le grand roi Louis XIV avait froid dans la moelle des os, quand apparaissait à son horizon la blanche tour élevée au-dessus des caveaux de Saint-Denis!

Au jour, Médor rentra et trouva Justin tout seul, agenouillé devant le berceau.

La fatigue l’avait endormi là. Il tenait à la main le portrait, et sa tête reposait sur l’oreiller de Petite-Reine.

Médor s’assit et attendit l’heure où il est possible de voir un commissaire de police. Justin s’éveilla. Ils ne se parlèrent point. Avant de s’en aller Médor dit pourtant:

– Faudrait chercher un logement; vous ne pouvez pas demeurer ici.

Les histoires qui datent de quinze jours sont vieilles dans les bureaux de police comme partout, mais ici un élément s’était rencontré qui avait rafraîchi sans cesse la mémoire du commissaire et de ses agents. Monsieur le duc de Chaves avait suivi l’affaire bien plus activement que Lily elle-même et son représentant Médor. Il avait donné de l’argent beaucoup, il en avait offert davantage, non seulement ici, mais aussi à l’administration centrale, et certes, si les recherches étaient restées infructueuses, il avait du moins fait tout le possible pour amener un meilleur résultat.

Après l’expédition manquée de la foire au pain d’épice, la Sûreté avait généralisé les battues, dans Paris et hors Paris. On avait excepté seulement de cette mesure les groupes de saltimbanques partis de la place du Trône avant l’enlèvement de la petite Justine. Nous n’avons pas oublié que le Théâtre Français et Hydraulique de madame Canada était précisément dans ce cas.

Monsieur le duc de Chaves était un homme influent et bien posé à tous égards, quoique ses mœurs un peu excentriques le tinssent éloigné des centres mondains. La préfecture avait mis les agents Rioux et Picard, qui connaissaient les débuts de l’affaire à la disposition du très habile inspecteur chargé de poursuivre les recherches. On avait réellement agi pour le mieux, mais la petite Justine était restée introuvable.

Et le renseignement donné par monsieur le duc à la Gloriette: ce départ d’une troupe de saltimbanques emmenant Petite-Reine en Amérique, qu’il fût vrai ou mensonger, ne lui venait ni de la préfecture, ni du commissaire de police. Médor n’allait pas, cette fois, chez le commissaire, pour avoir des nouvelles de Petite-Reine; il n’y allait même pas pour déclarer la disparition de Lily. L’instinct lui disait qu’une pareille déclaration serait tout à fait inutile. Son but était plus aisé à atteindre; il voulait savoir simplement l’adresse de monsieur le duc de Chaves.

Car, pour lui, le duc de Chaves et l’inconnu qui avait emmené Lily dans cette belle voiture armoriée étaient une seule et même personne.

Nous savons qu’il ne se trompait point.

Il eut l’adresse et se rendit incontinent à l’hôtel habité par monsieur le duc.

Là, il apprit que monsieur le duc et sa maison avaient quitté Paris, la veille au soir, pour retourner au Brésil.

Il parla timidement d’une jeune femme dont il essaya de tracer le portrait. On lui répondit que monsieur le duc était marié avec une très belle duchesse et on le mit à la porte.

Ce dernier détail emplit de doute et de trouble la cervelle du pauvre Médor. Sans ce dernier détail, il eût proposé à Justin de partir pour l’Amérique.

Il revint la tête basse. L’événement de la veille se présentait désormais à son esprit comme une énigme insoluble.

Quelques jours se passèrent. Médor avait gardé le silence vis-à-vis de Justin qui s’était logé dans le voisinage et venait tous les jours passer de longues heures auprès du berceau. Médor et lui ne se parlaient guère, ils avaient épuisé tout ce qui se pouvait dire.

Une fois, pourtant, Justin raconta sa rencontre avec Lily et l’histoire de leurs jeunes amours, non pas peut-être selon l’exacte vérité, mais telle que la colorait désormais son souvenir dévot, telle que la lui montrait sa passion agrandie.

Quand il arriva au voyage de sa mère en deuil, sa mère tant aimée, qui venait lui dire: «Je n’ai plus que toi, aie pitié de moi», Médor ressentit le plus terrible embarras qu’il eût éprouvé en sa vie.

Il ne savait plus dire c’est bien ou c’est mal, car l’amour d’une mère est compris par ceux-là mêmes que leur mère jeta dans un berceau d’hôpital.

Il prit pour Justin, suivant sa mère malgré l’appel du bonheur, ce respect qu’inspirent aux intelligences élémentaires les victimes de la fatalité.

Et quand il sut que Justin, pour obéir à cet autre cri: «Notre petite est perdue», avait abandonné aussi la solitude désespérée de sa mère, il joignit ses grosses mains et murmura:

– Il y a donc des heureux qui souffrent plus que nous!

Médor cherchait toujours, soutenu par un vague besoin d’espérer. Il alla un matin jusqu’à Épinay avec la pensée que, peut-être, Lily avait voulu revoir le paradis de ses jeunes tendresses.

Là-bas, les amours vont et viennent. On ne s’y souvenait même plus du petit ménage.

Justin, lui, s’engourdissait dans une apathie qui avait quelque chose d’ascétique. Il n’avait qu’une pensée et son silence même l’exhalait d’une façon chaque jour plus touchante. Le portrait photographié, cette douce femme qui berçait un nuage dans ses bras, était pour lui comme le symbole du sort actuel de Lily. Il la voyait cachée je ne sais où, courant les champs et les bois, au gré d’une folie paisible et chantant la chanson des mères au cher petit fantôme que son délire clément lui rendait.

Ou bien, il la voyait morte.

Morte ou folle, il l’entourait d’une idolâtrie si ardente que Médor attendri en recevait le contrecoup. Médor l’aimait maintenant.

En conscience, les propriétaires ne peuvent avoir égard à tous ces fades romans. Il faut les loyers payés. Au bout de trois semaines environ, vingt-quatre heures après les délais échus, un petit papier fut collé à la porte de la maison. Ce petit papier annonçait la vente de madame Lily.

Médor épelait difficilement, Justin ne voyant rien. L’affiche passa inaperçue pour l’un et pour l’autre.

Justin changeait beaucoup et pour ainsi dire à vue d’œil. Il devenait maigre et pâle, le bord de sa paupière s’enflammait, sa taille si élégante et si noble se voûtait comme celle d’un vieillard. Il y avait une chose singulière: chaque matin Médor le voyait arriver l’œil fatigué, mais ardent, la joue hâve, mais teintée par places, entre cuir et chair, de sourdes rougeurs qui ressemblaient à des meurtrissures.

À ce moment Justin portait haut; il y avait en lui de l’exaltation et comme une lugubre gaieté.

De ses habits, qui allaient s’usant déjà et se souillant sans qu’il y prît garde, et de toute sa personne se dégageait une odeur particulière où l’on eût démêlé le parfum de l’anis, modifié par une pénétrante amertume.

Les gens comme Médor ont l’odorat peu sensible, et cependant le bon garçon s’était dit une fois ou deux:

– Il aura bu l’absinthe, faut bien se récœurer.

À mesure que la journée avançait, l’animation de Justin tombait. Il s’affaissait en quelque sorte d’heure en heure, régulièrement, jusqu’à ce qu’enfin son exaltation se fit complète atonie.

Le propriétaire était homme à ne négliger ni les usages ni même les convenances. Il ne fit procéder à la vente que le lendemain du délai légal.

Ce fut un grand coup pour Justin et pour Médor qui ne s’y attendaient ni l’un ni l’autre; il sembla que c’était la fin de tout. Ils restèrent consternés devant les cinq ou six commères qui venaient acheter; les paroles ne leur venaient point pour conjurer ou retarder une si misérable profanation.

Le lit de la Gloriette, le berceau de Petite-Reine, vendus!

Justin fut longtemps à trouver cette chose si simple:

– J’achète le tout.

Il voulut aussi garder la chambre à son compte, mais la chambre était louée.

Médor se chargea d’opérer le déménagement. Son pauvre cœur défaillait; ses robustes jambes faiblissaient sous le moindre fardeau.

Justin l’aida, portant les meubles en pleine rue sans honte ni respect humain.

Vers la brune, tout ce qui avait appartenu à la Gloriette était dans le logement de Justin, qui dit à Médor:

– Vous êtes encore ici chez elle. Entrez, sortez à toute heure, selon votre volonté, comme si c’était votre maison.

Médor remercia et s’enfuit. Il étouffait. Justin resta seul.

Quand Médor rentra, il était onze heures avant minuit. Il ne vit rien d’abord et pensa que Justin dormait. La lampe qu’on avait oublié de remonter fumait et n’éclairait plus.

Mais quand ses yeux furent habitués à cette obscurité, Médor aperçut Justin couché tout de son long sur le carreau, l’œil ouvert, gonflé, sanglant.

Auprès de lui était le berceau qui avait été de nouveau disposé en autel. Sur les jouets de Petite-Reine le portrait de Lily reposait.

Entre les jambes écartées de Justin, il y avait une bouteille d’absinthe complètement vide.

– Ah! ah! fit Médor qui recula d’un pas comme on fait à l’aspect d’un reptile venimeux, il veut en finir!

Un papier froissé était dans les doigts de Justin, un papier encadré de noir, largement, qui portait le timbre de la poste de Tours.

À la lueur de la lampe qui mourait, Médor épela les premières lignes de la lettre funèbre.

– Sa mère! balbutia-t-il.

Il s’agenouilla et baisa le front de Justin qui était baigné d’une sueur froide et acheva:

– Sa mère est morte; il l’a tuée! Ah! c’est lui maintenant, c’est lui qui est le plus malheureux.

XVI Mémoires d’Échalot

(Commencés en décembre 1863)

«Voilà donc pourquoi je prends la plume, sachant écrire pas mal, par suite d’avoir été apprenti pharmacien dans mon adolescence, et, de fil en aiguille, divers autres états où il est bon d’avoir été à l’école, tel qu’agent d’affaires, etc., avant de passer modèle pour le torse, puis artiste en foire, et finalement associé de ma chère compagne Amandine, veuve légitime de M. Canada, ancien directeur, de laquelle j’aime à consigner ici ses vertus et qualités, attendant avec impatience de pouvoir lâcher définitivement la baraque, avec fortune faite, pour la conduire à l’autel, dans le double but de nous régulariser notre position civile et un autre projet que je marquerai ci-après plus au long.

«C’est parce que tous les tempéraments, même les mieux constitués, comme le mien et celui d’Amandine, étant sujets à périr avec le temps, je désire laisser derrière nous une trace palpable des événements qui ont amené, à la maison l’aisance et la bénédiction, sous la forme de notre première danseuse de corde, mademoiselle Saphir, élève de moi pour le maintien, de mademoiselle Freluche pour la danse et de Saladin pour les belles-lettres; à cette fin que si ses vrais père et mère vivent encore, elle puisse les retrouver par hasard et jouir de leur amitié dont elle est digne, quand même ça serait des têtes couronnées, marquis ou gros industriels.

«Auquel cas contraire que ses parents seraient malheureusement décédés dans l’intervalle, je révèle ici le second but de notre mariage à nous deux la veuve Canada, qui serait de légitimer ladite jeune personne, mademoiselle Saphir, d’en faire notre fille à chaux et à sable, solidement, avec tous les papiers, et unique héritière du magot qu’elle est la principale auteur que nous avons été susceptibles de l’amasser par notre économie.

«C’est de commencer par le commencement.

«Le lundi 30 avril 1852, huit heures du soir, nous arrêtâmes notre voiture, traînée par Sapajou, qui était notre cheval, déjà malade de l’affection vétérinaire, dont il est mort, sur la place de Maisons-Alfort, entre Charenton et Villeneuve-Saint-Georges, venant de Paris, place du Trône, foire au pain d’épice, destination Melun, pour la fête, avec permission des autorités.

«La veille on avait prononcé, moi et madame Canada, des paroles inconséquentes, analogues aux souhaits de la fable, sur la matière qu’on voudrait bien nous voir tomber du ciel une minette jolie comme les amours de Vénus et Paphos, à Cythère, pour la coller au balancier. On avait été écouté indiscrètement, non pas par l’oreille des fées, mais par une oreille plus fine encore, celle du jeune Saladin, premier avaleur de sabres et triangle dans la musique, fils naturel de Similor, mon ex-ami, inséparable jusqu’à la mort.

«J’en aurais long à dire sur ces deux-là, le père et l’enfant, dont les dévergondages nous ont causé les seuls désagréments sensibles de ma carrière: menteurs, grugeurs, voleurs, etc., mais je préfère ne pas ternir leur réputation qu’est le seul bien des personnes malaisées.

«À huit heures et demie, Saladin arriva donc avec une petite demoiselle de deux ou trois ans, plus jolie encore qu’on ne l’avait souhaitée, qu’il nous vendit au comptant, cent francs, dont madame Canada trouva le prix raide dans le premier moment, mais que vous lui en auriez offert vainement plus tard le double et le triple, jusqu’au moment où même son pesant d’or ne l’aurait pas portée à s’en défaire, l’intérêt commercial se joignant à l’affection maternelle dans son cœur pour s’y opposer.

«L’enfant était évanouie, pour avoir eu peur pendant le voyage, je suppose, et Similor, à qui on ne pouvait refuser sans injustice qu’il a tous les talents de société et autres, la repiqua par un truc à lui. Comme quoi elle s’endormit peu de temps après entre madame Canada et moi, dans notre propre chambre où nous passâmes une partie de la nuit à contempler sa beauté, disant que c’était une petitesse de la part des auteurs de ses jours de l’avoir lâchée comme ça pour soixante francs.

«Car Saladin avait bien dû gagner quarante francs pour le moins, sur le marché.

«Quoiqu’il l’avait peut-être tout uniment chipée. C’est plus dans sa nature adroite comme un singe. Et de manière ou d’autre, il en fut le bœuf, car Similor lui contre pinça la somme tout entière, à l’abri de l’autorité paternelle d’un tuteur. Ça nous amusa, Amandine et moi; c’était farce.

«Faut qu’il y ait bien des amertumes au-dedans de moi, par suite de leurs fautes et indélicatesses répétées pour que je parle ainsi d’Amédée Similor, mon ami de cœur, et de Saladin, dont j’ai été son unique nourrice, l’ayant abreuvé et sevré de mon lait, à mes frais, dans son enfance.

«Sa défunte mère n’avait pas une bonne conduite, buvant tout avec les militaires, même invalides, mais quel cœur! Enfin n’importe. On a chacun les défauts de la nature.

«Dans le règne animal, on connaît des sujets dont tout est bon, même les rebuts. Semblablement la petite ne nous fut pas à charge une semaine, car dès le premier dimanche que nous travaillâmes en foire, à Melun, Saladin lui arrangea une crèche avec tout son bon goût qu’il avait, le polisson, et nous la fîmes voir entre deux bestiaux en qualité d’enfant Jésus. Mademoiselle Freluche faisait l’étoile qui guide les rois mages, représentés par Cologne, Poquet et Similor. Nous étions, madame Canada et moi saint Joseph et la Vierge, Saladin jouait l’ange.

«La petite était si jolie que tout Melun vint la voir à la queue leu leu. J’ignore pourquoi on parle des anguilles de cette localité, située dans le département de Seine-et-Marne. On y mange de bons lapins de choux, à cause de la forêt de Fontainebleau, célèbre par son palais royal avec pièces d’eau et carpes, longues comme moi, dues à Henri IV, où François Ier, et la belle Gabrielle.

«En voyageant, on apprend les particularités de ce genre.

«On eut cent trente francs de boni net à Melun, tous frais faits, et Similor demanda douze francs de guilte ou gratification, comme quoi il avait l’autorité sur celui qui avait levé la petite. Crainte de scandale, on en fixa les appointements journaliers à soixante-quinze centimes provisoirement, et ce fut Similor qui les toucha. Saladin lui dit:

«- Papa, tu fais bien de jouer de ton reste. Quand tu vas être vieux et quand je vas être fort, je m’assoirai sur ton estomac pour t’aider à respirer.

«C’est là ce que récoltent les mauvais pères, par suite de la justice de Dieu.

«Comme ça, la petite, presque au maillot, gagnait déjà par an deux cent soixante-quinze francs quinze centimes, par mois vingt-deux francs cinquante centimes. On en met au nombre des enfants célèbres qui n’ont pas débuté si gentiment dans leur spécialité.

«Elle ne parlait pas du tout. De ce qu’on bavardait autour d’elle, elle avait l’air de ne rien comprendre. Madame Canada n’était pas fâchée, parce qu’une sourde-muette ça attire la curiosité, pouvant servir en outre dans les pantomimes; mais moi, je voyais bien qu’elle n’était ni muette ni sourde. L’observation est une de mes nombreuses aptitudes. J’ai traversé l’humanité sans faire aucune poussière; néanmoins, je connais mes talents.

«Pour moi, l’enfant était comme un couvreur qui a eu l’imprudence de tomber d’un cinquième étage sur le pavé, assez heureux pour ne pas se tuer, mais restant étourdi plus ou moins de temps. Elle ne se portait pas mal, mais sa petite cervelle n’était pas bien à sa place. Similor m’appela plus d’une fois maladroit à l’égard de cette opinion, mais je m’en moque. Similor brille plus qu’il ne pèse, et quand il le voudra, malgré nos âges, je lui ferai encore une façon au sabre ou à la canne, ne craignant pas les combats.

«Saladin est bien plus coquin que lui. Il a le sang-froid du traître dans Le Sonneur de Saint-Paul et La Grâce de Dieu.

«La preuve que je ne faisais pas erreur, c’est qu’un beau matin, à Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme, la chérie se mit à chanter je ne sais plus quelle mignonne petite chanson qui fit rire et pleurer madame Canada. Nous la mangeâmes de baisers. Elle s’accoutumait à nous très bien, et je crois qu’elle nous aimait déjà. Faut dire qu’elle était une idole pour nous; on l’élevait dans du coton; Similor aurait voulu qu’on la donne tout de suite à mademoiselle Freluche pour l’exercice et les principes de la corde, mais Amandine et moi nous nous tenions. On fut inflexible, se bornant à lui dire: «Tiens-toi droite et mets tes pieds en dehors», comme aurore d’une éducation prochaine.

«J’ajoute que la caisse n’y perdait rien. En foire, avec un enfant joli et obéissant, vous pouvez remplacer hardiment une troupe de singes qui coûtent des douze à quatorze francs tous les jours, souvent malades et sujets à périr par la poitrine, dont la perte de chaque sujet va dans les cent cinquante francs. Autant vaut diriger le grand Opéra, où la personne a du moins les secours du gouvernement. J’en dis autant des chiens, jamais contents de leur nourriture, quoique bonnes bêtes au fond, et amis des hommes, mais perdus de vermine, par quoi la propreté est incapable dans tous les lieux qu’ils fréquentent.

«Si vous voulez maintenant que je vous donne mon avis sur les ménageries ambulantes, ça fait tout simplement pitié. L’orgueil d’avoir un lion ou un éléphant a ruiné bien des pères de famille, sans parler que l’animal féroce mange toujours son bienfaiteur un jour ou l’autre.

«La Providence l’a voulu en attribuant ses instincts carnassiers au serpent pour qu’il morde, au tigre pour qu’il griffe.

«Pour s’y retirer, dans les bêtes sauvages, il n’y a que les phoques et les moutons mérinos assez patients pour qu’on lui réussisse l’opération de la cinquième patte du phénomène vivant, en bois ou caoutchouc, bien plantée, et que rien ne paraît quand la cicatrice est tenue propre. En plus qu’alors, l’animal valétudinaire manque d’appétit et coûte peu pour la nourriture.

«Le phoque, encore plus avantageux, vit de vieux chapeaux de feutre mou.

«C’est supérieur aux clowns et jongleurs, généralement mauvais sujets. L’homme squelette vous ruine en chatteries; la femme colosse, lui faut des quatre et cinq livres de veau par repas, avec bière et tabac; si elle est à barbe, ne m’en parlez pas, elle a des passions que je n’oserais même pas les préciser dans mes souvenirs.

«Eh bien! tout ça n’est rien auprès des jumeaux siamois, ni des papas qui jouent au volant avec leurs petits. Vous n’avez pas une paire de siamois, bien collés, pour moins de six francs par jour et le café. Faut les servir; ils sont mal embouchés et passent leur vie à se battre réciproquement l’un contre l’autre.

«Il n’y a pas plus mauvais que la jeune fille encéphale et l’homme qui écrit avec son pied. Pour abréger, le phénomène, c’est la gale, gonflé d’orgueil et méprisant les personnes naturelles bien proportionnées.

«Je donnerai mon adresse dans le courant de cet ouvrage; ceux qui souhaiteront des renseignements détaillés sur la baraque pourront me consulter. Aucun des secrets de l’état ne m’est inconnu, depuis l’électricité jusqu’à la tireuse de cartes. Cet écrit étant destiné seulement à la famille de la jeune personne, je m’arrête, ajoutant que le ventriloque fait une heureuse exception et chérit ses semblables, toujours rempli de bonnes mœurs quand il est à jeun.

«Dommage qu’il pompe trop souvent et que la boisson le hérisse.

«J’en reviens à l’avantage de l’enfant chez l’artiste. Pour madame Canada et moi, plutôt périr que d’en arracher un à la douceur du foyer domestique, quoiqu’on voie dans les journaux des exemples de mioches traités avec une barbarie pire que les sauvages. La petite était à nous, puisqu’on l’avait achetée et payée. Et, cédant à mes sentiments spontanés, je fais savoir aux pères et mères assez maladroits pour couvrir leurs petits de bleus à l’aide d’instruments contondants que ce n’est pas raisonnable. Ils pourraient les vendre de cinquante à cent francs la pièce, plus cher même s’ils ont un talent, et jusqu’à mille francs si c’est des monstres.

«Sans être monstre et sans talent extraordinaire, le simple enfant, joli de figure, peut rapporter à la baraque autant que n’importe quel crocodile, si la troupe contient un homme de talent, capable de faire un ouvrage dramatique. Or, nous étions trois dans ce cas à la maison: moi d’abord, de qui la jeunesse fut imbue de Bobino et de l’Odéon; Amédée Similor, qui comptait des années de figuration sur les planches, et Saladin, né là-dedans, puisque à l’âge de deux ans il avait rempli le rôle d’un enfant de carton dans une pièce à grand spectacle, rappelé à la fin avec monsieur Mélingue et madame Laurent.

«J’étais étonnant pour l’imagination. Similor trouvait des trucs, mais Saladin avait le génie. Quel auteur! Il faisait ce qu’il voulait avec n’importe quoi. Il vous habillait l’enfant comme un gant, dans un rôle charmant où elle n’avait qu’à se montrer pour faire de 12 à 15 francs de recette.

«La petite fut tour à tour Moïse sauvé des eaux par la princesse égyptienne, Zélisca ou l’enfant préservé par un chien de la morsure d’un serpent boa d’Amérique, Winceslas ou le petit prince sauvé d’un incendie par le hussard de Felsheim. Que sais-je! Saladin était plus fécond que monsieur Scribe. On lui donnait trente sous, par pièce, une fois payés. Comme il jouait au bouchon supérieurement et qu’il trichait mieux encore aux cartes, il cachait de l’argent partout.

«Mais Similor trouvait toujours le magot qui passait en consommation à la faveur de la puissance maternelle.

«Pendant toute la première année, l’enfant fut affichée et annoncée sous le nom de mademoiselle Cerise à cause d’une circonstance exceptionnelle qui sera notée plus tard, en faveur de ses parents.

«À la fin des douze mois, madame Canada et moi nous voulûmes savoir ce que mademoiselle Cerise nous avait rapporté. Mes comptes sont le modèle de la partie double; après dix minutes de chiffres je pus dire que l’enfant nous avait valu 1629 francs, quittes de tout frais.

«C’était à Orléans (Loiret), sur la place du marché. Madame Canada me dit:

«- C’est superbe, je paye le café.

«- J’accepte, répondis-je. La Californie est à la maison, c’est agréable.

«- Et la satisfaction aussi, ajouta Amandine, car je l’idole cette chérie-là, et j’aurais une fillette à moi que je ne l’aimerais pas tant.

«Madame Canada jouit d’une juste renommée pour fricasser le café. C’est un velours qui sort de ses mains, ne ménageant aucun des ingrédients qui peuvent ajouter à son charme. Elle en fit une pleine bouilloire, car nous n’avions plus à y regarder de si près, étant favorisés par la recette. On passa la nuit tout entière à parler de la petite.

«C’est sûr qu’en vieillissant on devient meilleur, car Amandine partage maintenant le désir honorable que j’ai de retrouver les parents de la jeune personne. Cette nuit-là, ce n’était pas ainsi, puisqu’elle me dit:

«- Cerise, ça n’est pas un nom.

«- C’est drôle, objectai-je, et ça tape l’œil sur l’affiche.

«- Possible, mais c’est un écriteau sur son dos. Si on le lui laisse, les parents sont capables de deviner la charade. Alors, comme elle vaut de l’argent, avant dix mois on viendra nous la reprendre.

«C’était clair, on verra bientôt pourquoi.

«- En définitive, les parents l’ont vendue, répondis-je sans être bien sûr que je disais la vérité.

«Madame Canada haussa les épaules.

«- C’est clair! fit-elle pourtant avec empressement.

«Mais au fond du cœur nous avions tous deux la même idée. Les parents d’un ange pareil: ça doit être dans l’opulence.

«- En foi de quoi, achevai-je, puisque le droit y est, gardons ce que nous avons payé, et cherchons un autre nom à la minette.

«Ce qui fut dit fut fait, et Dieu sait que nous nous donnâmes de la peine. Chaque fois que nous trouvions un nom nouveau, il était épluché, discuté, puis rejeté, parce qu’il ne valait pas celui de Cerise qui était venu tout seul.

«Et pendant tout cela, nous regardions cette chère figure blanche et rose – toute ronde – qui dormait en souriant dans son berceau, une vraie cerise en vérité.

«Car elle avait si bien repris, notre petite! c’était un charme que sa fraîcheur; c’est qu’aussi elle était dorlotée, mieux que chez des grands seigneurs.

«Nous en étions à jeter notre langue aux chiens, lorsque Cerise ouvrit ses grands yeux bleus et nous regarda.

«- Deux saphirs! dit madame Canada.

«- Saphir! répétai-je.

«Et l’enfant eut son nom.

«Elle rabaissa ses longues paupières et se rendormit.

«Le lendemain, il fut défendu d’appeler mademoiselle Cerise autrement que mademoiselle Saphir. Ordre d’administration, cinq centimes d’amende.

«Ce fut le premier mouvement d’humeur qu’on eût découvert en elle. Mademoiselle Cerise parut fâchée d’avoir perdu son nom; elle bouda.

«Mais, au bout de quelques minutes, il n’y paraissait plus.

«Elle était, du reste, sans cervelle, comme un petit oiseau, mais elle avait un cœur; je crois qu’elle nous aimait déjà.

«Jusqu’alors, elle avait chanté quelquefois, prononçant assez bien les paroles de sa chansonnette, mais elle n’avait jamais parlé. Vers ce temps, du jour au lendemain, elle se mit à babiller, non point comme si elle eût appris peu à peu, mais comme si elle se souvenait tout d’un coup.

«Ceci était d’autant plus sûr que son babil ne venait point de nous. Elle ne répétait jamais ce que nous avions habitude de dire. C’était autre chose: des choses que nous ne comprenions pas toujours. Elle causait de Médor, de la bergère, de la laitière. Tout ça indiquait suffisamment qu’elle avait été élevée à la campagne. Elle n’appelait point son papa; quand elle disait maman, elle avait un tremblement, preuve qu’on avait dû la battre.

«Du reste, il ne servait à rien de l’interroger. Elle vous regardait tout à coup sans comprendre, ou bien elle pleurait à chaudes larmes. Nous essayâmes cent fois de savoir le nom de sa famille, ou tout au moins le nom qu’elle portait chez ses parents. Impossible. Vous auriez dit qu’elle n’avait plus de mémoire. Et pourtant elle se souvenait très exactement de tout ce qui s’était passé depuis son arrivée à la maison.

«Madame Canada était contente de cela. Elle disait:

«- Ça fait que la mignonne est née native de la baraque, puisque tout le reste est pour elle ni vu ni connu.

«Je vais donc arriver à son éducation.

«Madame Canada n’était pas aussi instruite qu’elle l’aurait désiré, quoique étonnante pour se faire casser des cailloux sur le ventre, le café noir et l’esprit naturel. Moi, j’étais pris par les soins du ménage, la tenue des livres et la rédaction du boniment que j’en ai toujours fourni à la foule de nombreuses variétés, tous agréables et lardés du mot pour rire. Saladin en savait long. Quand on eut résolu, moi et ma femme, qu’on donnerait à l’enfant l’enseignement d’une princesse, je songeai tout de suite à Saladin pour la lecture, l’écriture et compter. Cologne pouvait la pousser en musique jusqu’à la tyrolienne, Similor eût été pour l’escrime, toujours séduisante en foire de la part d’une dame, et la danse des salons, pour quant à laquelle vous chercheriez en vain son émule dans Paris; enfin, gardant le principal pour finir, mademoiselle Freluche devait lui enseigner tous les secrets de la corde raide, dont nous comptions qu’elle ferait sa carrière sérieuse.

«En surplus, Poquet, dit Atlas, se proposa spontanément pour la chiromancie, somnambulisme, et tours de cartes qu’il avait pratiqués avec succès dans plusieurs villes de l’Europe.

«Les rêves de papas et mamans n’ont presque jamais le frein de la modération. Moi et madame Canada, plus chauds et bouillants que de vrais père et mère de qui nous tenions la place, nous n’étions pas encore contents. Madame Canada avait été désossée dans sa petite jeunesse; elle disait souvent qu’il serait peut-être opportun pour l’avenir de l’enfant de lui lâcher les articulations, et moi je proposais de lui inculquer à mes moments perdus ce qui me restait de pharmacie.

«On repoussa l’avalage du sabre par une circonstance que je vais noter tout à l’heure, mais il fut convenu qu’en revenant à Paris l’enfant irait à l’atelier Cœur-d’Acier prendre des leçons de peinture artistique auprès de monsieur Baruque et de monsieur Gondrequin-Militaire, à qui sont dus les premiers tableaux de la foire.

«On ne peut pas dire que tout ça fût des vains songes; néanmoins, il y en avait trop pour une seule jeune personne qui dépassait à peine sa troisième année; c’est pourquoi moi et madame Canada nous commençâmes par continuer de la laisser boire, manger et dormir en toute liberté, sauf une petite leçon que donnait tous les matins mademoiselle Freluche.

«Je note ici pour les parents (les vrais) deux particularités et un phénomène.

«Le phénomène c’est la cerise que l’enfant portait et porte encore entre le sein et l’épaule droite. Au jour d’aujourd’hui, elle a quatorze ans et la cerise n’est plus si rose; mais on la voit encore très bien. Ai-je besoin d’ajouter que ce phénomène était l’origine de son premier nom? Ça me paraît superflu. Mon lecteur l’a deviné.

«Les particularités, les voilà dans leur ordre naturel:

«1er Pendant bien longtemps, la petite ne vint au théâtre que pour figurer ses rôles. On l’apportait dans la crèche de l’Enfant-Jésus ou dans le berceau de Moïse et puis on la remportait. C’était tout. Elle ne connaissait rien de ce qui se faisait chez nous.

«Un soir, peu de temps après qu’elle eut retrouvé la parole, je l’emmenai avec moi pour qu’elle vît danser mademoiselle Freluche: histoire de lui donner du goût pour la partie.

«Aussitôt que mademoiselle Freluche bondit sur la corde, la petite se mit à trembler comme elle faisait toujours en appelant sa maman, mais plus fort. Elle se leva, elle était aussi blanche qu’un linge et semblait hors d’elle-même.

«- Maman! maman! maman! dit-elle par trois fois. Sous la fenêtre… le pont… la rivière… Ah! je ne sais plus!

«Ce dernier mot vint après un grand effort, et l’enfant se rassit, épuisée.

«Madame Canada eut le soupçon que sa maman était danseuse de corde. Moi pas. On eut beau interroger la petite, elle ne dit rien.

«Le vrai, c’était son mot: je ne sais plus! Et je marque ma pensée telle qu’elle fut: sous la fenêtre de l’appartement où demeurait l’enfant, une danseuse de corde avait coutume de travailler. C’était auprès de la rivière et vis-à-vis d’un pont…

«2e Saladin tourmentait souvent pour qu’elle vînt le voir avaler des sabres. N’y a pas plus orgueilleux que ce blanc-bec-là; ayant toujours gardé vis-à-vis de lui la faiblesse d’une mère nourrice, je cédai à ses désirs.

«D’ordinaire, l’enfant jouait volontiers avec Saladin, qui est un gentil garçon et qui se montrait très complaisant pour elle.

«Quand il entra en scène, la petite le regardait en souriant. Mais à peine eut-il mis la pointe du sabre dans sa bouche, qu’elle se rejeta violemment en arrière, disant comme l’autre fois:

«- Maman! maman! maman!

«Elle tremblait convulsivement, ses yeux tournaient. Elle ajouta entre ses pauvres petites dents qui grinçaient:

«- C’est lui!

«Et elle tomba inanimée.»

XVII Suite des mémoires d’Échalot

«Faut vous faire savoir que nous eûmes une idée, moi et madame Canada. Le dernier soir de la foire au pain d’épice, place du Trône, à Paris, il était venu une petite dame avec une minette jolie, mais là comme toute une pannerée d’amours. Eh bien! comme le Saladin avait commencé d’avaler ses sabres, ce soir-là, la minette de Paris avait crié et pleuré, disant: «qu’il est laid! qu’il est laid!» Et notre Saladin s’était mis en colère, étant pétri d’orgueil.

«Le malheur, c’est qu’il y a trop longtemps maintenant que toutes ces choses sont passées. Si on avait cherché tout de suite, on en saurait plus long, mais on avait l’excuse d’être loin de Paris.

«Toujours il y a que, quand mademoiselle Saphir montra une si grande peur de l’avalage, moi et Amandine nous pensâmes subito à la minette de la place du Trône, et ça nous donna de la peine parce que la petite dame vous avait l’air de raffoler de son enfant.

«On voulut s’informer à Saladin; mais Saladin disait ce qu’il voulait, et tous les jours il devenait plus insolent, courant les tripots et se faufilant avec des mauvais sujets dans les diverses localités. Il nous méprisait à haute voix. Ses camarades l’appelaient le marquis, et ça enflait son amour-propre.

«Je n’avais pas beaucoup de relations avec Similor, qui ne cherchait qu’à tirer de l’argent de nous; mais pour le peu que nous causions ensemble, je vis dès ce temps-là que ce coupable père essayait de garder son influence sur le blanc-bec, plus rusé que lui, en se vantant de nos anciennes fredaines, et en lui racontant nos aventures avec les Habits Noirs.

«C’est vrai que pour ma part j’ai connu les Habits Noirs, ayant tenu une agence dans le propre escalier du grand monsieur Lecoq de la Perrière. Si je voulais révéler dans mes présents mémoires tout ce que j’ai vu et entendu, mêlé, comme je l’étais, à des notaires et à des nobles, que je faisais la poule avec leurs domestiques au fameux estaminet de l’Épi-Scié, j’étonnerais bien du monde, j’ai rencontré plus d’une fois, nez à nez, le fils de Louis XVII, qui était blond comme une quenouille, la comtesse Corona, plus belle que les déesses de la fable, et je voyais tous les jours Trois-Pattes, l’ancien mari de la baronne Schwartz qui finit par couper le cou de monsieur Lecoq avec la porte d’un coffre-fort. Ça semble drôle, mais quand c’est poussé raide, ça vaut la guillotine. Assez causé là-dessus.

«D’ailleurs, à travers toutes ces aventures, j’ai su garder ma considération, qui m’est plus chère que l’honneur. Dès que j’ai pu travailler, j’ai laissé le restant des Habits Noirs pour ce qu’ils sont. Mais Similor, avec ses habitudes d’élégance et ses vices de mangetout, avait toujours conservé l’idée de retrouver les débris de l’association et de s’en servir pour faire sa fortune.

«Saladin mordait à cela et c’était la seule supériorité que son père eût gardée sur lui.

«Mais cet écrit n’est pas plus destiné à détailler les maladresses de Saladin et de Similor que les crimes des Habits Noirs, avec lesquels, au prix de mon aisance, je ne voudrais pas renouer mon ancienne connaissance; je manie la plume pour être utile à notre fille d’adoption, et je veux m’étendre seulement sur ce qui la regarde.

«C’était, dès ce temps-là, un drôle de petit caractère, et des plus philosophes que moi n’auraient pas su le définir. On ne peut pas dire qu’elle était gaie, quoiqu’elle eût toujours son joli sourire sur les lèvres; il y avait derrière ce sourire je ne sais quoi qui restait triste ou plutôt froid; elle nous aimait bien à sa manière; elle semblait contente de nos caresses, elle nous les rendait, mais froidement. Je cherche à dire ça comme c’était au juste: le froid ne se montrait pas, il se devinait.

«Moi et Amandine, il n’y a pas de choses qu’on n’ait faites pour deviner ce qu’il y avait dans ce petit cœur. Nous l’aimions si tendrement que l’idée qu’elle souffrait en dedans et qu’elle nous cachait sa peine serrait semblablement nos deux cœurs. Avait-elle des souvenirs? les cachait-elle? Ne pouvait-elle prendre en nous la confiance qu’il fallait pour nous dire son pauvre petit secret?

«Ou bien, comme nous l’avions pensé si souvent, le coup qui l’avait séparée de sa famille laissait-il des traces dans son cerveau? Il y avait des moments où son regard fixe semblait dire: «Je cherche au fond de ma mémoire vide et je n’y trouve rien.» C’était le plus souvent ainsi, quand elle se croyait seule et non observée; d’autres fois, son grand œil bleu s’allumait tout à coup; il semblait qu’elle allait renouer le fil rompu de ses souvenirs, et sa charmante figure prenait alors une expression de joie.

«Mais tout cela s’évanouissait, ses yeux s’éteignaient; elle redevenait pâle et les grandes boucles de ses cheveux blonds retombaient comme un voile sur sa figure qui ne disait plus rien.

«- Moi, répétait souvent Amandine, j’ai idée que la pauvre ange finira folle. Quelle malheur!

«En attendant, elle grandissait en bonne santé et en talents. Ils commençaient à nous l’envier en foire et, si nous eussions voulu nous en défaire, on en aurait eu déjà une jolie somme, car les calés de la partie nous croyaient encore pauvres, rapport au mauvais état de la baraque, et ne se gênaient pas pour nous faire des propositions.

«Mais sans parler des espérances qu’on avait fondées sur ses débuts comme danseuse de corde, moi et Amandine nous n’aurions pas voulu nous séparer d’elle pour des mille et des cents, et comme Saladin, qui nous l’avait apportée, était bien capable de nous la subtiliser, je lui dis, une fois pour toutes, en présence de son père et avec l’approbation de madame Canada:

«- Toi, quoique j’aie gardé à ton vis-à-vis la faiblesse d’un père nourricier, si tu t’avises d’y toucher, je t’écrase!

«À la baraque, ils connaissaient tous la douceur de mon caractère et ils savaient que, quand une fois je faisais une menace, c’était comme du papier timbré.

«Saladin, du reste, ne détestait pas l’enfant, bien au contraire. Il y avait des moments où nous craignions qu’il ne l’aimât trop, un jour venant. Il s’occupait d’elle et de son instruction beaucoup plus que ses habitudes dissolues n’auraient pu le faire espérer; il se levait matin pour lui donner sa première leçon et, bien souvent le soir, au lieu d’aller à ses plaisirs, il dépensait encore une heure à la faire écrire et lire.

«De son côté, la petite lui témoignait une reconnaissance douce et froide; elle était avec lui comme avec nous tous, impénétrable. Je parle ici tout à la fois de plusieurs années car, dès l’âge de trois ans, comme plus tard, à douze et quatorze ans, mademoiselle Saphir fut toujours pour nous une énigme.

«Non pas du tout qu’elle se montrât cachottière ou qu’elle s’éloignât de notre société; toujours et partout elle fut la joie de notre intérieur à moi et à Amandine, mais enfin si c’était mon métier d’écrire, je me ferais peut-être mieux comprendre: l’enfant avait quelque chose qu’elle ignorait ou qu’elle dissimulait, et qui nous faisait donner au diable.

«Dans les premières années, cette chose, que ce fût ou non un souvenir, se traduisait par ce tremblement dont j’ai parlé, et ce cri toujours le même: Maman, maman, maman! Mais plus tard, comme cet appel à sa mère lui attirait nos questions et qu’elle n’en voulait pas (peut-être parce qu’elle ne pouvait vraiment pas y répondre), elle choisit elle-même une autre formule, et dans ses crises, qui se résolvaient la plupart du temps par des larmes, elle n’appela plus que Dieu.

«Ce fut à Nantes, grande et belle ville, qui est située sur la rivière, dans le département de la Loire-Inférieure, que mademoiselle Saphir fut plantée pour la première fois sur les grandes affiches comme premier sujet pour la corde raide, remplaçante de madame Saqui.

«Mademoiselle Freluche en eut une forte jaunisse, mais le reste de la troupe approuva notre mesure, car déjà, depuis plus de six mois, notre petite Saphir avait tout ce qu’il fallait pour se montrer au public et mériter sa bienveillance même au sein de la capitale.

«Elle avait six ans, elle était très grande pour son âge et admirablement élancée. Moi et Amandine nous lui avions fait faire un costume d’azur en conformité de son nom. Quand elle parut semblable à un nuage bleu de ciel, il y eut dans le public de la baraque un grand murmure qui n’était ni de l’admiration ni de la surprise, qui était tout simplement de l’amour.

«Voilà ce que je peux dire parce que je l’ai vu partout. Aussi bien dans les villes de l’est que dans celles de l’ouest, dans le midi comme dans le nord de la France, les spectateurs se prenaient pour elle de tendresse; on la caressait du regard, on l’applaudissait tout doucement et la salle entière souriait d’émotion et d’aise.

«Ce fut ainsi toujours tant qu’elle resta enfant et cela ne fit que croître et embellir quand elle devint demoiselle.

«Pour en revenir à ses débuts, il y avait chambrée complète parce qu’on affichait depuis trois jours avec permission de monsieur le maire. Il ne faut pas plaisanter avec les noms; un nom ne fait pas le succès, mais il y contribue diantrement, et je vous prie de croire que celui de mademoiselle Saphir, dû à moi et à madame Canada, n’était pas une inconséquence. On l’avait imprimé en lettres bleues, à facettes qui semblaient composées de diamants; il tenait le beau milieu de l’affiche et semblait rayonner dans un large espace vide. Tout Nantes l’avait regardé, tout Nantes s’était dit: qu’est-ce que c’est que mademoiselle Saphir? hé, là-bas!

«Et pour savoir, tout Nantes était venu voir, si bien qu’on avait refusé du monde à la porte en quantité.

«Les voisins de la foire enrageaient à faire pitié.

«Elle dansa comme un chérubin, sans crainte ni trouble. Le public ne lui faisait rien, elle s’était habituée à la foule dès sa plus petite enfance, dans la crèche, et d’ailleurs, elle nous l’a dit souvent depuis, elle ne voyait pas le public.

«Les applaudissements la berçaient ou l’animaient comme une musique; jamais ils ne l’exaltaient.

«Elle avait une danse que les connaisseurs appelaient classique et qui était d’une pureté enchanteresse. Amandine disait en riant, mais avec la larme à l’œil: «Si par cas on danse sur la corde en Paradis, ça doit être de même pareillement».

«Ce fut une soirée solennelle et je suis vexé de n’en avoir pas la date exacte pour la signaler ici; mais, à vue de pays, ce doit être vers la fin de mai de l’année 1858.

«À la baraque nous étions tous transportés. Mademoiselle Freluche elle-même oubliait les regrets de l’ambition trompée pour admirer son élève; Similor enflait ses joues et disait: «Il y a du tabac dans cette poupée-là!

«Il parlait toujours argot ou approchant par suite de ses mauvaises connaissances en ville.

«Je l’entendis et je vis dans un coin de la coulisse les deux yeux de Saladin qui flamboyaient; je le montrai du doigt à mon Amandine et nous convînmes entre nous de redoubler de surveillance vis-à-vis du blanc-bec qui devenait un homme.

«- Quoique, dit-elle dans sa joie, il est bien permis au méchant drôle d’être émerveillé comme tout le monde!

«Quand mademoiselle Saphir fit sa dernière élévation sans balancier, elle retomba au milieu d’une pluie de bouquets. Outre que moi et madame Canada nous avions dépensé une trentaine de sous et cinq ou six places données à des amis pour l’encourager dans son premier pas à l’aide de bouquets d’administration, il y avait des gens qui étaient sortis tout exprès pour acheter des lilas et des roses. Ceux qui n’en avaient pas criaient qu’ils en apporteraient le lendemain. Sans exagérer, je puis spécifier que la portion des habitants de Nantes rassemblés ce soir au Théâtre Français et Hydraulique, dont j’étais en nom dans sa direction maintenant avec madame Canada, manifesta des transports approchant de la démence.

«Dès qu’elle eut fini, presque tout le monde s’en alla, et il ne resta pas trente pelés pour voir monsieur Saladin avaler ses sabres. Je ne sais pas si je me trompe, mais il me semble résulter de mes observations que la partie de l’avaleur, si intéressante pourtant, continue de baisser dans notre patrie. Tout change, j’ai vu une époque où vous auriez fait courir l’élite d’une ville, rien qu’en annonçant l’avalage, opéré par un artiste d’un mérite inférieur à celui de Saladin, qui, malgré les défauts de son cœur et de son esprit, comprenait joliment son affaire.

«Mademoiselle Saphir regagna notre retraite entre deux haies formées par la troupe. Cologne, Poquet et Similor lui-même battaient des mains sur son passage. Elle n’en paraissait pas plus fière; mais quand madame Canada, inondée des larmes de son bonheur, voulut la presser sur sa poitrine, la petite eut comme un spasme, elle se rejeta en arrière, elle trembla, et nous devinâmes sur ses lèvres ces mots qu’elle ne prononçait déjà plus: «Maman, maman, maman…»

«L’instant après, elle s’élança vers sa mère d’adoption et la couvrit de caresses.

«- Vieux, me dit Similor toujours prêt à profiter des circonstances pour subvenir aux besoins de son existence déréglée, c’est des dérisions que de récompenser par soixante et quinze centimes le talent d’une telle artiste incomparable. Ayant toujours la tutelle de mon fils Saladin, qui sera majeur seulement dans huit mois, j’exige que les feux de mademoiselle Saphir soient portés à 1 franc 50 centimes journellement et que je les touche.

«Madame Canada voulait refuser, mais, dans le but de garder la paix intérieure, je consentis à cette nouvelle exagération de mon ancien ami.

«- Laisse bouillir le mouton, dis-je à ma compagne, Saladin, sans le vouloir, a payé bien cher les soins que je donnai à sa petite enfance. N’oublions pas que nous lui devons mademoiselle Saphir et que mademoiselle Saphir est la poule aux œufs d’or, qui nous permettra de passer nos vieux jours dans l’opulence.

«Ce n’est pas trop dire. Le lendemain, plus d’affiches, mais en revanche, devant la galerie où se faisait le boniment, une petite pancarte annonçait que, pendant les représentations de mademoiselle Saphir, le prix des places serait momentanément doublé. Les collègues de la foire vinrent lire la pancarte dans la matinée, et désapprouvèrent la mesure à l’unanimité; nonobstant, dès la première fournée, nous refusâmes du monde, et avant de nous coucher, je pus compter 150 francs de bénéfice.

«C’était le Pérou, l’Eldorado, le rêve impossible; on n’avait jamais rien vu de pareil!

«Nous restâmes dix jours à Nantes; nous aurions pu y rester cent ans, s’il y avait des foires de cette durée; la recette n’avait pas baissé d’un centime.

«Mais que nous importait désormais d’aller ici ou là? Nous avions avec nous notre talisman; nos résidences pouvaient changer de noms, notre succès était toujours le même.

«Toutes les villes de France: Bordeaux, Marseille, Toulouse, Rouen, Lyon, Lille, Strasbourg et autres versèrent tour à tour dans nos coffres le témoignage de leur admiration; nous n’avions qu’à nous présenter pour réussir; la renommée de notre étoile nous précédait désormais, et plusieurs conseils municipaux des localités secondaires nous firent des offres exceptionnelles que notre intérêt nous contraignit de refuser.

«En 1859, au mois d’août, le Théâtre Français et Hydraulique fut dépecé pour être vendu au vieux bois. À son lieu et place sur le terrain de foire de Saint-Sever, sous Rouen, fut inauguré le THÉÂTRE DE MADEMOISELLE SAPHIR, avec ce simple frontispice: Prestiges, élévations, grâce, adresse!

«C’était un assez beau monument, quoique portatif par le démontage. Un peu moins vaste que les établissements de messieurs Cocherie et Laroche, il pouvait passer pour plus élégant. La salle, spacieuse et commode, était calculée pour l’agrément du public, contenant beaucoup de premières, quelques secondes pour les gens sans façon et les militaires, mais point de troisièmes, la populace n’étant qu’un embarras dans les spectacles qui s’adressent surtout à la haute société.

«Nous n’y allions pas par quatre chemins, nos premières étaient à 50 centimes. On doit penser à quel chiffre considérable les recettes peuvent monter avec de pareils prix!

«Le lecteur s’étonnera peut-être de n’avoir point vu Paris parmi les villes qui furent à même de rendre hommage à mademoiselle Saphir. Je n’ai pas pris la plume sans me résoudre à tous les aveux: Paris ne connaissait pas mademoiselle Saphir. La même pensée, peut-être coupable, qui nous avait portés autrefois à lui enlever son premier nom de Cerise, nous induisait, moi et madame Canada, en quelque sorte à notre insu, à fuir la capitale où nous étions menacée de perdre notre adoré trésor.

«Et qu’on ne se méprenne point. Je ne fais pas allusion aux bénéfices considérables que nous procurait notre fille d’adoption, le mot trésor s’applique uniquement ici aux choses du cœur. Je ne méprise pas l’argent, madame Canada est dans le même cas, mais entre l’argent, tout l’argent de la terre, et notre bien-aimée fille, elle n’hésiterait pas un seul instant, ni moi non plus. J’en lève la main avec elle.

«Cet écrit est la preuve que nos idées ont bien changé. Nous nous repentons du passé, nous ferons autrement dans l’avenir.

«Rien ne nous coûtera pour retrouver les parents de notre petite. Rien ne nous gênera non plus, car, Dieu merci, nous sommes libres comme l’air dans notre établissement. Quoique mon ancien ami Similor et mon nourrisson Saladin ne fussent pas nos associés, il est certain qu’ils nous dominaient souvent par leur arrogance. Similor, devenu de plus en plus paresseux et refusant toute espèce de services, ne mettait pas de bornes à ses exigences au sujet des prétendus droits qu’il avait sur notre fille, et Saladin parvenu à sa majorité rivalisait de cupidité avec son père.

«Il était très habile, c’est vrai, comme artiste en foire, et je ne voudrais pas rabaisser ses talents: il s’était fait à lui-même une manière d’éducation soignée, lisant des livres de toute sorte dans son trou et se préparant à ce qu’il appelait ses campagnes.

«Depuis longtemps déjà, il avait cessé d’aller au cabaret et n’imitait point la mauvaise conduite de son père. Au contraire, il était rangé et même avare, quoiqu’il sût très bien risquer d’un coup toutes ses économies quand il s’agissait de commerce.

«Je ne peux pas m’empêcher de le dire, ce garçon-là, bien dirigé, eût été un joli sujet.

«L’avalage se dégommant de plus en plus, il paraissait rarement devant le public pour faire le travail des sabres, et encore prenait-il depuis plusieurs années de grandes précautions pour altérer son physique quand il abordait cet emploi, il avait soin de se grimer soit en Caraïbe soit en Patagon, et nous en profitions pour mettre sur l’affiche le nom de ces peuplades sauvages; chacun à la baraque lui gardait le secret, et quelquefois, en ville, il parvenait à cacher les rapports qu’il avait avec nous.

«Dans bien des localités, il se faisait passer pour un jeune homme de famille voyageant pour son instruction; aucun mauvais coup couronné d’un résultat pécuniaire n’est venu jusqu’à ma connaissance, mais je sais qu’il se faufila dans plusieurs maisons où il n’aurait point dû avoir accès, et que Similor passa plus d’une fois, chez des gens riches, pour être son gouverneur.

«Liberté, libertas! moi et madame Canada, nous ne sommes pas des gendarmes, mais tant va la cruche à l’eau… vous savez le reste. Nous avions peur de voir cela mal finir, il y avait souvent des scènes; en plus que madame Canada concevait des soupçons et me disait que Saladin nourrissait des desseins coupables contre l’innocence de mademoiselle Saphir.

«Le blanc-bec n’en était que trop capable, quoiqu’il marquât généralement peu de galanterie pour le beau sexe; il tenait notre chère enfant sous sa dépendance par suite des leçons qu’il lui donnait et dont elle profitait si bien. Elle ne l’aimait pas, mais elle le craignait, et nous nous étions bien aperçus qu’il exerçait sur elle une espèce d’autorité.

«Elle était grande maintenant et presque une jeune personne; elle savait tant de choses que je ne pourrais pas en faire le compte, mais elle avait gardé cette faiblesse d’esprit qui nous donnait tant à craindre. Quand elle était petite, elle parlait peu, ne se confiait point et s’éloignait souvent de nous au moment même où nous attendions ses caresses. Maintenant, c’étaient des rêvasseries à n’en plus finir.

«Saladin lui fournissait des livres qu’elle dévorait en cachette. À force de chercher, j’en surpris un, c’était Alexis ou la Maisonnette dans les bois, de monsieur Ducray-Duminil. Moi et madame Canada nous tînmes conseil, et il fut convenu que je paierais quelque chose à un libraire pour savoir si c’était là un écrit dangereux.

«Mais sur ces entrefaites, un matin, mademoiselle Saphir s’enfuit précipitamment hors de sa chambre où Saladin était en train de lui donner une leçon de grammaire. L’enfant était fort troublée, elle avait ce tremblement dont j’ai parlé tant de fois et ses lèvres muettes appelaient sa mère, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps.

«Nous l’interrogeâmes ensemble et séparément, moi et Amandine, mais elle ne voulut pas nous répondre: nous aurions dû être faits à cet étrange caractère, et pourtant nous en éprouvâmes un grand chagrin.

«Le soir, j’invitai Similor et Saladin à prendre le café dans notre chambre. La chose était concertée avec madame Canada, je pris la parole et je dis:

«- J’ai été pour vous le modèle des amis, Amédée, et voici un jeune homme qui me doit l’air qu’il respire, en récompense de quoi l’un et l’autre vous ne vous comportez pas bien à mon égard.

«Ils voulurent se récrier, mais madame Canada leur glissa à l’oreille:

«- Échalot est trop doux, moi je vous aurais fait votre portrait en deux mots: vous êtes des canailles.

«Je crus qu’il faudrait s’aligner, car Similor m’avait provoqué au sabre d’avalage pour bien moins que cela, plus d’une fois, mais Saladin l’arrêta au moment où il se levait furieux.

«- C’est des propositions qu’on va nous faire, dit froidement le blanc-bec. Sois calme à mon instar.

«Puis s’adressant à moi il ajouta:

«- Papa Échalot, vous êtes une bonne créature, je ne vous en veux pas du tout de ce que vous avez fait pour moi. Papa Similor m’a exploité tant qu’il a pu, c’était son droit, je l’approuve; quant à madame Canada, elle va nous compter 1000 francs comme un amour de petite femme qu’elle est, et nous lui tirerons notre révérence pour jusqu’au jour du jugement dernier.

«Moi et Amandine nous voulions en effet provoquer une séparation, et pourtant l’offre du blanc-bec nous prit sans vert. Pour ma part, je ne l’avais jamais trouvé si gentil qu’au moment où il nous adressa cet effronté boniment.

«Mais il y avait trop longtemps que ma compagne portait sur ses épaules le père et le fils. Elle se releva d’un saut, gagna son armoire et en retira un sac de mille qu’elle jeta à Similor à toute volée, au risque de l’assommer.

«Similor n’en éprouva aucun mal, parce que Saladin saisissant le sac au passage s’écria:

«Maman Canada, je vous fais savoir que pour les paiements subséquents, c’est entre mes mains qu’il faudra verser.

«Ma compagne resta bouche béante à le regarder, et moi je répétai:

«- Comment, les paiements subséquents!

«- Je suis maintenant le tuteur de papa, me répondit Saladin avec son sourire narquois, et vous êtes trop juste, respectable Échalot, pour nous refuser une pauvre rente viagère de 100 francs tous les mois en considération d’avoir apporté la fortune dans votre maison.

«- Soit! répondit madame Canada qui était plus rouge qu’une tomate, mais va-t’en ou je vas te tordre le cou comme à un poulet!

«Saladin prit son père par le bras.

«- En route, ma vieille, lui dit-il, viens coucher à mon hôtel. Nous reviendrons demain matin embrasser papa Échalot et cette bonne maman Canada. Pourquoi se fâcher quand on peut se quitter gentiment? C’est sûr qu’ils nous aiment au fond, et si nous n’avons pas assez de 100 francs par mois, eh bien! nous le leur dirons plus tard.»

XVIII Fin des mémoires d’Échalot – Le premier roman de Saphir

«Je fus longtemps à prendre mon parti de cette séparation. Pendant des années, Similor avait été toute ma famille; je ne pouvais penser sans attendrissement à notre jeunesse romanesque et aux jours difficiles que nous avions traversés ensemble.

«La sensibilité est mon plus grand défaut, et je mourrai sans avoir pu m’en défaire. Les avantages extorqués par Saladin ne me laissèrent point de rancune, et madame Canada eut bien raison de me faire une querelle domestique quand, répondant à ses plaintes, je m’écriai malgré moi:

«- Quel talent et comme il s’exprime avec facilité!

«Ma compagne me pardonna par la joie qu’elle avait de leur départ. Cette joie me sembla d’abord dénaturée; mais au bout de quelques semaines, je fus bien forcé de me rendre à l’évidence.

«Si l’absence d’Amédée et de Saladin laissait un vide dans mon cœur, l’effet contraire était produit dans notre caisse; je ne sais pas comment ils me volaient, quand ils étaient avec nous, mais dès que nous eûmes perdu l’honneur de leur compagnie, le niveau de nos bénéfices s’accrut dans une proportion vraiment surprenante.

«Il y eut un autre résultat bien plus précieux pour nous. Le caractère de notre chère enfant devint plus communicatif et plus tendre; il semblait dans les premiers jours que nous l’eussions délivrée d’une grande terreur.

«Et pourtant, à différentes reprises, elle manifesta un certain regret du départ de Saladin, son maître. Elle avait en lui, au point de vue de ses études, une excessive confiance, et quand nous lui proposâmes, car notre position nous permettait désormais cette dépense, de lui donner une maîtresse ou une institutrice, elle repoussa cette offre péremptoirement.

«C’est à peu près tout ce que j’ai à enregistrer pour le quart d’heure. Mademoiselle Saphir a maintenant quatorze ans et son succès dépasse tout ce qui a été vu sur les plus grands théâtres des principales capitales de l’Europe. Son talent n’est égalé que par sa modestie.

«Elle continue ses études toute seule, lisant non plus les petits romans que ce coquin de Saladin se procurait en location, mais des livres d’histoire et de poésies, composés par les premiers auteurs.

«Moi et madame Canada nous avions conçu la crainte de la voir nous mépriser à mesure qu’elle cultivait la distinction de son intelligence, mais c’est bien du contraire: plus elle va, plus elle est douce et tendre avec nous, et nous ne passons jamais une soirée sans remercier le bon Dieu qui nous l’a donnée.

«Cette première idée de prier le bon Dieu nous est encore venue d’elle. Je ne suis pas un cagot, madame Canada non plus, mais on dort plus tranquille quand, après avoir fait son ouvrage, on s’est mis à genoux l’un auprès de l’autre pour rendre grâce à l’Etre suprême.

«L’enfant demanda une fois à mon Amandine de la conduire à l’église; madame Canada me dit en revenant:

«- Elle a prié comme un chérubin, quoi! Ça m’a donné envie et j’ai fait comme elle. Les chiens regardent bien les évêques.

«Mademoiselle Saphir, après nous avoir embrassés, le soir de ce jour-là, s’assit sur les genoux de ma compagne et nous parla de choses et d’autres pendant quelques minutes; puis, se levant tout à coup, elle nous regarda bien en face et nous demanda:

«- Vous n’avez jamais connu ma mère?

«Nous restâmes tout confus; elle nous prit les mains et les rassembla dans les siennes.

«- Dites, dites! insista-t-elle, ne me cachez rien, ma mère est-elle morte?

«Ce fut Amandine qui répondit; moi je n’en aurais pas eu la force.

«Je ne pouvais détacher mes regards de cette belle et noble enfant, toute pâle de désir et de crainte, dont les grands yeux mouillés nous suppliaient.

«Mais d’où lui venait la pensée de sa mère? et pourquoi ce jour-là plutôt que la veille?

«Madame Canada lui dit l’exacte vérité; elle lui raconta en peu de mots l’histoire de son arrivée à la baraque, toute petite qu’elle était, dans les bras de Saladin adolescent.

«Pendant qu’Amandine parlait, Saphir faisait un effort violent pour se souvenir; on eût dit qu’elle était sur la trace d’une impression qui la fuyait sans cesse.

«Puis elle trembla, et pour la dernière fois nous l’entendîmes murmurer ces mots presque inintelligibles: «Maman, maman, maman…»

«Elle nous quitta, après avoir embrassé non seulement nos fronts, mais encore nos mains.

«Quand elle fut partie, Amandine, qui est le bon cœur des bons cœurs, me dit en essuyant ses yeux où les larmes revenaient malgré elle:

«- Si pourtant la mère vivait!

«Et depuis ce soir-là, nous avons parlé de la mère, nous deux, jusqu’à en radoter, la faisant ceci et cela, pauvre ou riche, jeune ou vieille et nous demandant si elle serait contente ou fâchée au jour où on lui dirait: «Voilà votre enfant».

«Avant de finir mes mémoires, je vais marquer une circonstance qui prouvera d’une part les sentiments inspirés par mademoiselle Saphir à un public idolâtre et, de l’autre, jusqu’à quel point d’honnêteté morale et incorruptible moi et madame Canada nous étions parvenus dans la fréquentation de notre bon ange.

«Au Mans, capitale du département de la Sarthe, nous donnâmes un nombre de représentations très suivies, remplaçant l’avalage et autres exercices démodés par une gymnastique plus en faveur, telle que trapèze et marche au plafond, le tout compliqué par deux vaudevilles dont nous avions la troupe assortie, capable de les jouer très convenablement.

«Le lundi de la Pentecôte, il vint un homme en bourgeois qui nous proposa de louer notre salle tout entière pour une institution, ou collège, tenue par des abbés et où étaient des jeunes gens nobles de la localité. On nous invita à ne montrer que des tableaux dignes de cette jeunesse vertueuse, et sur ce que ma compagne demanda si les abbés désiraient voir mademoiselle Saphir, le monsieur répondit:

«- C’est pour elle que se fait la partie.

«Voilà donc qui est bien, nous épluchons les vaudevilles et nous donnons une représentation à laquelle les petites demoiselles de la première communion auraient pu assister.

«Si bien que le directeur du collège vint nous en faire des compliments distingués à la fin du spectacle. Mais vous allez voir.

«Vers onze heures avant minuit, comme tout notre monde était en train de se coucher, voilà qu’on frappe à la porte de la baraque.

«- Qui va là? demanda madame Canada.

«- Le comte Hector de Sabran, répondit une jolie petite voix qui essayait de se faire bien mâle, mais qu’on eût dit appartenir à une demoiselle.

«- Et qu’est-ce que vous voulez? demanda encore ma compagne.

«- Je veux parler au directeur pour une affaire importante.

«Amandine ouvrit à tout hasard; nous n’avions ni à craindre les voleurs, ni à redouter une visite; nous étions installés comme des princes.

«On fit entrer monsieur le comte Hector de Sabran dans notre chambre à coucher, et quoiqu’il fût en habit de ville, je reconnus en lui du premier coup d’œil un des élèves du collège ecclésiastique.

«C’était un beau petit homme de dix-sept à dix-huit ans, campé comme un jeune premier des meilleurs théâtres, joli à croquer, et pas trop déconcerté pour la circonstance.

«- Monsieur le directeur, me dit-il en tenant la tête haute mais avec un pied de rouge sur la joue, je suis le plus fort élève en gymnastique de toute l’institution; je fais mieux le trapèze que votre bonhomme, et si vous me voyiez exécuter au tremplin le saut périlleux double, ça vous ferait plaisir. Je ne suis pas content de mes professeurs; je me destinais à l’École polytechnique, mais j’ai changé d’avis. Je suis orphelin; dans quatre ans, je serai maître de ma fortune; je vous propose de m’engager chez vous, et comme j’ai l’honneur d’être gentilhomme, au lieu de recevoir des appointements, c’est moi qui vous en donnerai.

«Cette dernière phrase fut débitée d’un véritable ton de grandeur.

«Le lecteur peut rire s’il veut, mais il arrive des choses pareilles en foire, et tout le monde ne s’y conduit pas avec la même délicatesse que moi et madame Canada.

«J’interrogeai le jeune homme avec adresse et je n’eus pas de peine à découvrir qu’il était passionnément amoureux de notre chère fille, dont il nous demanda même la main honnêtement.

«Madame Canada me pinça le bras et me dit à l’oreille:

«- Voilà le bal qui s’entame! Désormais ils vont tous venir à la file et ça n’en finira plus!

«Moi je songeais avec une douce mélancolie aux premiers battements de mon jeune cœur dans les temps jadis. L’adolescence m’intéresse et si j’avais pu espérer que le comte Hector de Sabran serait devenu par la suite l’époux légitime de mademoiselle Saphir, j’aurais éprouvé de la satisfaction à favoriser son amour en tout bien tout honneur.

«Mais pas de danger! J’ai vu aux théâtres du boulevard trop de pièces historiques, tirées des archives et autres, où les nobles abusent de la vertu des chastes jeunes filles du peuple.

«Je répondis à monsieur le comte avec politesse mais fermeté que mes principes ne me permettaient pas d’accueillir son offre.

«Comme il essayait de me séduire avec douze louis qu’il avait, sa montre en or et une pipe d’écume, montée semblablement du même métal, je le pris par le bras et, me servant de ma force supérieure, je le reconduisis jusqu’à son institution.

«Amandine m’approuva quoiqu’elle convînt avec moi que ce jeune comte était joli homme et qu’il eût fait un fier mari pour notre trésor, par la suite.

«La jeunesse du temps présent est astucieuse et apprend de bonne heure ce que parler veut dire. Je ne sais comment monsieur le comte Hector de Sabran s’y prit, mais mademoiselle Saphir reçut plusieurs lettres de lui et je la surpris une fois contemplant un portrait qui était, ma foi, fort ressemblant, où je reconnus la moustache naissante de monsieur le comte.

«Nous quittâmes Le Mans, et comme bien vous pensez ce fut une affaire finie.

«Il y a déjà du temps de cela, et présentement nous sommes en route pour Paris.

«Ce sera notre dernière campagne. Quand Paris aura vu mademoiselle Saphir, nous l’établirons de manière ou d’autre. Moi et madame Canada, nous sommes bien déterminés à donner notre démission générale d’artistes, afin de remuer ciel et terre pour retrouver les parents de l’enfant s’ils sont en vie, ou qu’elle connaisse au moins leurs tombes s’ils sont morts.

«Nous avons des moyens pour ça outre la marque dont j’ai parlé déjà qui est une précaution de la destinée.

«Mais si la chose manquait, ça n’empêcherait pas la jeune personne d’avoir un nom et une aisance. Moi et Amandine, nous avons nourri un projet enfanté dans nos insomnies et qui s’exécutera, s’il est corroboré par la consultation d’un homme de loi. C’est d’aller à l’autel cimenter une liaison à quoi ne manque que le légitime. On a droit de mentionner sur les registres qu’on reconnaît son enfant préalable. Notre enfant est mademoiselle Saphir.

«En cas de décès ou introuvabilité des vrais parents, ça serait encore un pis-aller qui contenterait bien du monde, car nous avons plus de trente mille écus de côté, et on quitterait le nom de Canada, galvaudé en foire, pour prendre celui d’Échalot, plus propre au commerce et à l’industrie.

«Voilà, on se fait vieux, on joue de son reste, mais moi et Amandine on est unanime pour vouloir que notre dernière apparition dans Paris éblouisse la capitale. Nous en avons les moyens et rien ne sera négligé dans le but de laisser un souvenir célèbre parmi les artistes en foire. J’ai l’affiche toute prête à coller en ces termes:

«Mademoiselle Saphir, première danseuse du prestige d’élévation, supérieure à madame Saqui dans un genre nouveau, renonçant à ses succès de province après fortune faite, a bien voulu, d’après la demande générale des amateurs, donner, à Paris, douze représentations seulement, après quoi, prenant définitivement sa retraite à l’âge inusité de quinze ans passés, elle disparaîtra comme un météore.»

Fin des mémoires d’Échalot Échalot, que nous vîmes dans un autre récit réduit à cette extrémité de faire vacciner son nourrisson Saladin pour avoir trois francs à la mairie, ne se vantait point aujourd’hui: il avait bien réellement mis de côté plus de cent mille francs et son établissement, roulant vers Paris, excitait partout l’admiration sur son passage.

C’était un monument. Le pauvre bidet Sapajou, décédé à la peine, au temps de l’ancienne et misérable baraque, était remplacé par trois magnifiques chevaux de roulage qui traînaient une gigantesque voiture haute et large comme quatre omnibus. Sur le devant il y avait un vaste cabriolet où madame Canada, pomponnée de la façon la plus cossue, jouissait des agréments de la route en compagnie de son Échalot et des principaux patriciens de sa troupe.

Le fretin suivait à pied pour ne pas fatiguer les beaux percherons qui semblaient tout fiers de traîner un si considérable équipage.

Au centre de longueur de l’immense carriole, non loin de la cabine qui servait de retraite au couple Canada, il y avait un réduit charmant qui était le domaine particulier de mademoiselle Saphir.

Je dis charmant, parce que c’était Saphir elle-même qui en avait disposé le simple et frais arrangement.

Il y a des êtres privilégiés que la contagion du burlesque ne gagne jamais, comme il y a des choses assez poétiques, assez belles pour ne pas craindre le contact du ridicule.

Vous avez tous vu des roses dans les cheveux d’une femme lourde ou laide; la femme restait laide et lourde, et la rose n’en était pas moins belle. Vous avez tous admiré au fond, au plus profond d’un intérieur bourgeoisement comique, quelque jeune fleur animée, portant haut, sans le savoir, sa distinction native, svelte comme un rêve de Gœthe, suave comme un soupir de Weber. Il faut un cadre la plupart du temps aux choses jolies; les choses belles valent indépendamment de ce qui les entoure et parfois même le caprice du contraste ajoute un charme imprévu à leur perfection.

La retraite de Saphir s’ouvrait sur le côté de la voiture par une petite fenêtre drapée de rideaux de soie. À l’intérieur, il y avait un lit, un petit divan, un métier à broder et une table avec quelques livres. À la cloison pendaient une paire de fleurets et une mandoline espagnole abondamment incrustée de nacre. Dans la ruelle du lit, on voyait une image de la Vierge.

Saphir avait bientôt seize ans, elle était grande, élancée, et, malgré son prodigieux talent de danseuse de corde que nous n’avons pas à nier, sa taille gardait cette grâce indolente qui semble exclure la violence des mouvements. Elle était belle à la fois ingénument et noblement; ses traits, d’une pureté admirable, avaient encore quelque chose des gaietés enfantines, et pourtant l’aspect général de sa physionomie laissait dans l’esprit une saveur rêveuse et même mélancolique.

Cela venait surtout de ses grands yeux bleus, profonds mais distraits, et qui semblaient regarder au-delà des choses de la vie.

Saphir dansait devant le public grossier de la foire depuis qu’elle se connaissait; elle n’éprouvait à cela ni plaisir ni honte. Madame Canada avait perdu beaucoup de peine à vouloir lui inculquer l’orgueil du succès. Pour les oreilles de notre belle Saphir, les applaudissements étaient un vain bruit, parce qu’elle ne s’était jamais montrée sans être applaudie.

Ainsi en avait-il été de ses charmes, malgré certains enseignements suggérés par le trop zélé Saladin, jusqu’à ce jour où le collège ecclésiastique du Mans avait loué la salle tout entière. Depuis ce jour-là Saphir n’ignorait plus sa beauté splendide, et quoiqu’il n’y eût rien en elle qui pût motiver l’accusation de coquetterie, elle tenait chèrement à sa beauté.

Nous expliquerons d’un mot le côté de sa nature qui se posait vis-à-vis du ménage Canada comme une impénétrable énigme. Saphir avait un secret depuis sa plus petite enfance; elle pensait à sa mère, non point à cause des souvenirs confus qui lui étaient restés après sa maladie, mais d’après des souvenirs nouveaux et en quelque sorte factices qui étaient l’œuvre du prévoyant Saladin.

Il ne faut pas oublier que, dès les premiers jours, Saladin avait été chargé de l’éducation intellectuelle de Saphir. Dès les premiers jours, Saladin avait conçu un plan qui ne manquait pas d’une certaine adresse, mais que les circonstances et l’aversion instinctive de la jeune fille devaient faire avorter.

Saladin était un homme d’affaires et non point du tout un séducteur. Il méprisait les vices de son père qui ne rapportaient rien et professait hautement cette théorie que tout péché doit profiter à la bourse ou à la position du pécheur.

– Le monde, disait-il, quand il était en humeur de philosopher, est plus grand que la baraque, mais tout pareil. La question est toujours d’avaler des sabres; seulement à la baraque ça rapporte trente sous par jour, et dans le monde on peut trouver par hasard une ferraille à manger qui vous fait tout d’un coup millionnaire.

Saladin s’était dit: mon histoire avec la petite m’a valu cent francs qui ont été mangés par papa Similor. Papa Similor me le payera, mais ce n’est pas la question. Le beau, ce serait de gagner une fortune avec le regain de l’affaire, en ramenant la petite à sa famille ou en l’exploitant de tout autre manière. On pourra voir.

La mère de Petite-Reine n’était pas riche, Saladin s’en doutait bien; mais il y avait un personnage qui l’avait frappé vivement et dont la mémoire restait en lui comme une promesse des contes de fées: c’était l’homme au teint basané, à la barbe noire, qui lui avait donné 20 francs, au guichet de la rue Cuvier.

Saladin regrettait amèrement de n’avoir pas fait affaire avec celui-là tout de suite.

Patient de caractère, trafiquant dans l’âme et sacrifiant résolument le présent au profit de l’avenir, Saladin regardait Petite-Reine comme un des mille et un semis qu’il mettait en terre au hasard pour les récoltes futures.

Il lui avait parlé de sa mère tout d’abord, c’est-à-dire aussitôt que l’enfant avait pu le comprendre; il l’avait fait mystérieusement, à mots couverts et calculés pour entretenir dans un état perpétuel d’éveil et de désir l’imagination de la fillette.

Il lui avait fait entendre que c’était là un grand secret, et il ne faut pas chercher ailleurs l’origine de la bizarre influence que Saladin avait gardée sur mademoiselle Saphir, malgré l’antipathie naturelle de la jeune fille.

Cette antipathie avait fait explosion un jour que Saladin, non point par galanterie, mais par intérêt, avait essayé d’aller trop loin et trop vite.

Ce fut la cause de son départ. Cette fois-là, comme il le dit lui-même à son père, il avait avalé le sabre de travers.

Chose singulière, le départ de Saladin avait laissé un grand vide dans l’existence de Saphir, mais ce vide pouvait s’exprimer par un mot qu’elle ne disait jamais qu’à elle-même: ma mère.

La grande voiture Canada roulait donc sur le chemin de Paris.

Le soleil s’en allait baissant sur la droite de la route, derrière les larges massifs de la forêt de Maintenon. C’était une chaude journée d’été; une pluie d’orage, qui avait abattu la poussière, laissait de brillantes gouttelettes aux feuillées de ronces qui bordaient les champs.

Mademoiselle Saphir était sur son petit divan, la tête appuyée sur sa main que baignaient les grandes masses de ses magnifiques cheveux blonds. À ses pieds gisait une broderie commencée qui avait glissé de ses genoux.

Elle rêvait, mais non point au hasard et toute seule; elle rêvait après avoir lu et relu trois lettres fatiguées et froissées qui sans doute avaient pour elle un incomparable intérêt.

Elle les tenait toutes les trois dans sa main mignonne ouverte en éventail et recouvrant à demi un quatrième carré de papier, qui était une carte photographiée.

Ces trois lettres et ce portrait étaient toute son histoire. Il ne lui était pas arrivé autre chose dans sa vie, à part le grand malheur qui la sépara de sa mère.

Aussi je ne sais par quelle association d’idées ce premier chapitre d’un roman enfantin qui, jamais sans doute ne devait avoir un dénouement, la reportait à la pensée de sa mère.

Elle ne savait rien; elle n’avait rien vu et d’ailleurs les jeunes filles ne rient pas volontiers des naïvetés qui se trouvent dans les déclarations des lycéens. La première missive de M. le comte Hector de Sabran avait été apportée, en grand mystère, à Saphir, le lendemain de la fameuse représentation, par un malheureux enfant qui nettoyait les quinquets du théâtre; elle ressemblait un peu à la seconde qui ressemblait beaucoup à la troisième, et toutes les trois disaient à la jeune fille qu’elle était belle, charmante, adorable, qu’on l’aimerait à deux genoux, qu’on n’aurait jamais d’autre femme qu’elle.

La troisième contenait le portrait de monsieur Hector, et nous savons que ce jeune gentilhomme n’était pas du tout un menteur, puisqu’il avait fait dans les formes au ménage Canada la demande de la main de mademoiselle Saphir.

Celle-ci n’avait éprouvé aucune espèce de scrupule à recevoir et à lire les lettres; l’envoi de la photographie l’avait surtout enchantée. Elle n’avait pas remarqué monsieur Hector à la représentation, mais sur le papier il lui plaisait au possible.

Ce fut tout pour le moment, mais il y avait trois ans de cela, et mademoiselle Saphir, qui avait revu Hector une fois, relisait encore les lettres en contemplant le portrait. Le portrait avait embelli.

Et pourtant ce joli monsieur Hector avait donné en quelque sorte le signal d’une ère nouvelle. Comme si beaucoup de gens eussent pris à tâche de l’imiter, à dater de ce moment et tout le long de ces trois années, mademoiselle Saphir avait reçu des quantités incalculables de billets doux et même de madrigaux rimes à la provinciale.

Le ménage Canada n’était pas sans être flatté par cette averse de déclarations. Échalot et sa compagne se disaient: avec les principes qu’on lui avait donnés, elle ne fera pas la cabriole, et l’empressement de la jeunesse autour d’elle est d’un bon augure pour la facilité subséquente de son mariage sérieux.

Mademoiselle Saphir, elle, lisait quelquefois la première ligne des billets doux, mais rarement la seconde et n’allait jamais jusqu’à la signature.

– Hector m’a déjà dit tout cela, pensait-elle.

Et chaque amoureux nouveau lui faisait penser à Hector.

Il y avait dans l’une des missives d’Hector une de ces phrases banales que les jeunes filles prennent à la lettre:

«Quand même un sort cruel, disait le collégien, nous séparerait pendant des années, votre souvenir vivrait toujours dans mon cœur et jamais je ne cesserais de vous adorer.»

Le sort cruel ne les avait réunis qu’une fois depuis trois ans. Ce à quoi s’était occupé le cœur de monsieur Hector pendant ces trois ans, je ne saurais vous le dire, mais il est certain qu’aujourd’hui, par cette tiède et lumineuse soirée d’été, mademoiselle Saphir avait des larmes dans les yeux en contemplant la photographie de monsieur Hector.

Ses lèvres roses, qui s’entrouvraient comme le calice d’une fleur, laissaient tomber des paroles dont elle n’avait point conscience.

Elle disait:

– Paris! si je retrouvais ma mère à Paris, et s’il connaissait ma mère! car c’est un comte et ma mère est peut-être une grande dame.

La route de Versailles à Chartres, dans un paysage remarquablement beau, passe sous l’aqueduc de Maintenon, et tout de suite après rencontre une large allée qui conduit en forêt.

Saphir ne regardait pas le paysage. Il est diverses sortes de natures poétiques, ou plutôt l’élément poétique se modifie avec le temps chez les mêmes natures. Saphir n’en était pas encore aux émotions que fait naître la vue d’une belle campagne. Saphir restait prise par les lettres et par le portrait.

Tout à coup un grand bruit de roues se fit dans l’avenue qui descendait en forêt, et juste au moment où l’arche Canada passait au trot solennel de ses percherons, une élégante calèche découverte tourna au galop l’angle de la route.

Dans la calèche, qui portait un écusson timbré de la couronne ducale, il y avait une femme jeune encore et d’une beauté si attrayante que Saphir, pour l’avoir seulement entrevue, bondit à la fenêtre de son réduit.

Auprès de la jeune femme emportée par le galop de ses chevaux et qu’on n’apercevait plus déjà que par-derrière, donnant ses cheveux blonds au vent sous l’abri de son ombrelle blanche, s’asseyait un homme d’un certain âge à la figure fortement basanée, qui se tenait immobile et droit. Ses cheveux très noirs et sa barbe de même couleur étaient chinés de plaques grisonnantes.

Saphir vit tout cela et le remarqua je ne sais pas pourquoi. Elle ne l’aurait pas si bien remarqué si son regard fût tombé tout de suite sur un beau et fier jeune homme à cheval qui caracolait de l’autre côté de la calèche, causant et riant avec la grande dame.

Dès que mademoiselle Saphir eut aperçu ce jeune homme, elle ne vit plus rien; sa joue devint pâle comme le marbre, ses mains blêmies se joignirent et elle tomba faible sur ses genoux en balbutiant:

– Hector! c’est Hector!

C’était Hector, en effet, le comte Hector de Sabran.

Il accompagnait, sur la route de Paris, M. le duc et Mme la duchesse de Chaves.

XIX Le marquis Saladin

Saladin n’avalait plus de sabres autrement qu’au figuré. Il avait fait ses débuts sur ce grand théâtre où depuis si longtemps il rêvait sa place marquée. Il était – négociant – à Paris.

Les négociants comme lui abondent tellement dans la capitale des civilisations modernes que j’éprouve une sorte de pudeur à spécifier le commerce qu’il faisait.

Il était faiseur comme Mercadet, mais faiseur d’assez bas étage, et n’avait pu jusqu’à présent percer sa coque de coulissier.

Il était connu, pourtant, trop connu aux abords de la Bourse et devant le passage de l’Opéra, où ce Marseillais qui classe les petits loups-cerviers disait de lui:

– Il a du bagou, du feu; il piaffe bien, mais on dirait toujours qu’il avale des sabres.

Ce Marseillais a donné des surnoms à trente ou quarante diplomates véreux dans Paris. C’est sa spécialité. Le sobriquet d’avaleur de sabres, d’autant plus curieux que personne, sur le boulevard, n’avait connaissance de l’ancien métier de monsieur le marquis, lui resta.

J’avais oublié de dire que Saladin, par une de ces maladresses qui gâtent les habiletés de théâtre et de province, s’était fait marquis.

C’était de trop. Un marquis brocanteur n’inspire de confiance que quand il escamote des millions.

Et Saladin n’en était pas là. Il opérait petitement, demeurait au cinquième étage et n’avait qu’un seul luxe: son valet de chambre.

C’était un valet de chambre assez laid et déjà vieux qui traînait sa livrée trop mûre dans tous les cabarets borgnes du quartier Montmartre. Il était beau parleur, presque autant que son maître, dont il racontait la romanesque histoire à tout venant.

Le jeune marquis de Rosenthal était, selon son éloquent valet de chambre, le rejeton d’une antique famille d’Allemagne. La description du château à tourelles, à donjon et à pont-levis, où monsieur le marquis avait reçu le jour, durait dix minutes.

L’histoire variait souvent dans ses détails, mais le thème restait à peu près celui-ci:

Monsieur le marquis avait eu une jeunesse malheureuse à cause de son amour pour sa mère, illustre Polonaise victime d’un mari prussien. Son père l’avait chassé dès l’âge de quatorze ans, et le jeune Frantz de Rosenthal avait dès lors parcouru l’Europe, soutenu par des envois d’argent qu’il devait à la sollicitude de sa mère. Il avait ainsi perdu tout à fait l’accent allemand, et s’était fait une réputation de brillant cavalier dans diverses cours de l’Europe.

Malheureusement sa mère avait fini par succomber aux cruautés de son méprisable époux, lequel avait coupé les vivres à Frantz de Rosenthal.

– Ce n’est qu’une éclipse momentanée, disait en finissant le valet de chambre qui s’appelait Meyer. Notre bourreau n’est pas immortel, et d’après l’ordre imprescriptible de la nature, monsieur le marquis est appelé sous peu à jouir d’une fortune territoriale supérieure à l’apanage de la plupart des princes.

Je ne voudrais pas affirmer que Paris soit incapable de se laisser prendre encore à des plaisanteries de ce genre: on y vole beaucoup à l’américaine; mais notre ami Similor, sous son nom tudesque de Meyer, avait gardé à un si haut degré l’accent du vieux gamin de Paris, embelli par l’emphase du bonisseur en foire, que la confiance eût été véritablement sans excuse.

Il avait son genre d’esprit, ce malheureux Similor, il était habile à sa manière, et certes les préjugés ne le gênaient point: mais la chance lui manquait, selon son expression, excepté auprès des dames.

Monsieur le marquis de Rosenthal ne le traitait pas toujours, du reste, avec la déférence qu’on doit à un ancien serviteur. On avait vu le vieux Meyer jeté dehors, après une querelle où il avait soutenu peut-être son opinion un peu trop vivement, passer la nuit à la belle étoile ou dans ces cabarets secourables du quartier des halles qui ne ferment jamais.

Mais il revenait le lendemain matin, et son jeune maître n’avait pas tout à fait mauvais cœur, puisqu’il le reprenait toujours.

D’autres fois, il est vrai, des fournisseurs entrant à l’improviste avaient surpris monsieur de Rosenthal et son Meyer assis à la même table et fumant et trinquant fraternellement.

Il en était ainsi ce soir – un soir du mois d’août 1866 -, au moment où nous entrons dans le domicile modeste où végétait monsieur le marquis, en attendant l’immense héritage de ses pères.

C’était une chambre mansardée, située dans la rue Neuve-Saint-Georges et meublée assez proprement. Deux autres petites chambres complétaient un appartement de sept cents francs par an, sur le loyer duquel monsieur le marquis devait trois termes.

La table était servie, c’est-à-dire qu’il y avait sur un journal financier, servant de nappe, diverses bribes de charcuterie, un morceau de fromage, du pain et deux litres de vin sans bouchons.

Meyer-Similor mangeait, le marquis Saladin de Rosenthal se promenait lentement de long en large, les mains croisées derrière le dos.

C’était maintenant un homme de vingt-huit à trente ans, mais sa taille grêle lui gardait une apparence plus jeune; il était de ceux qui, plutôt grands que petits, n’ont pas l’air d’atteindre à la taille moyenne. Bien des gens l’auraient trouvé fort joli garçon; il avait des cheveux abondants, d’un noir luisant, qui coiffaient bien un front assez vaste et plus blanc que l’ivoire. Son nez était droit et mince, sa bouche trop large avait une certaine grâce dans le sourire, mais le regard de ses yeux, ronds comme ceux des oiseaux, produisait un effet pénible, aussi bien que la blancheur, particulière de sa peau, où nulle trace de barbe ne paraissait.

Quant à Similor, c’était toujours le même bonhomme à la physionomie naïve et futée, tout en même temps, et imperturbable dans le solide contentement qu’il avait de soi-même.

– Vois-tu, petiot, disait-il en broyant vigoureusement sa nourriture, rien ne m’ôterait de l’idée que tu as du talent, puisque tu es mon fils naturel, mais tu as manqué ton coup dans Paris depuis trois ans et plus, c’est certain. Nous sommes brûlés sans avoir travaillé; les gens me rient au nez quand je reprends la guitare de ta noble origine. Aurait mieux valu se faire tout uniment petit bourgeois et ne pas rester manchot.

Saladin arrêta sa promenade et fixa sur lui ses yeux ronds avec une expression de sincère mépris.

– J’ai mon idée, prononça-t-il tout bas.

Similor siffla un verre de vin bleu et se permit de hausser les épaules.

– J’ai mon idée, répéta Saladin qui fit un pas en avant. Il y a des gens forts, et il y a des mazettes, c’est connu. Tu as fait mille et un coups dans ta vie et tu es le dernier des derniers. Pourquoi?

Similor se redressa et ouvrit la bouche pour protester.

– Tais-toi! ordonna rudement Saladin. Tu as de l’esprit comme ceux de ton temps, pour dire des niaisoteries et faire rire les imbéciles; moi je suis de mon époque: un homme sérieux; je ne ferai jamais qu’une affaire, et cette affaire-là sera ma fortune.

Il tourna sur ses talons et se remit à marcher.

Similor, sans perdre une bouchée, le suivait du coin de l’œil. Sa physionomie était à peindre. On y eût trouvé de l’humilité parmi son orgueil et, au milieu de son mépris pour ce fanfaron qui venait de perdre trois années à s’efforcer vainement, je ne sais quelle attente involontaire et mystérieuse où il y avait une pointe d’admiration.

Il pensait:

– Étant tout petit, il avait des trucs étonnants, et si tout de même c’était la vérité qu’il manigance un grand mystère! N’empêche, reprit-il tout haut, que si on n’avait pas eu l’annuité des Canada, on se brosserait le ventre.

– On a l’annuité des Canada, répondit froidement Saladin, et c’est par moi qu’on l’a. Leur maison est solide; le mois dernier, au lieu de cent francs, j’ai touché vingt louis.

Similor enfla ses joues.

– Et ça me passe sous le nez, alors, s’écria-t-il, quoique la rente soit due surtout à l’amitié de Damon et Pythias qui m’unissait à Échalot anciennement.

Saladin, au lieu de répondre, vint prendre sa place à table, et se versa un demi-verre de vin.

– J’ai causé avec mademoiselle Saphir aujourd’hui, dit-il négligemment.

Similor bondit sur sa chaise.

– Ils sont à Paris! s’écria-t-il.

– Depuis quatre jours, répliqua Saladin.

– Et tu le savais!

– Tu sais bien que je sais tout, bonhomme.

– Et tu ne le disais pas!

– Tu sais bien que je ne te dis jamais rien.

Il but son verre à petites gorgées, et le reposa sur la table avec un geste de profond dédain.

– Ça ne vaut pas le Johannisberg que nous buvions chez le margrave, mon illustre père, dit-il en riant. J’ai proposé à Saphir une bonne place.

– Celle-là n’a pas besoin de toi, riposta Similor; elle gagnera toujours ce qu’elle voudra.

Saladin essuya un coin de table avec le journal financier et s’accouda.

– Papa, dit-il, si tu avais un peu plus d’intelligence, tu me serais très utile, car tu as bonne volonté; c’est l’éducation qui te manque, et le sérieux: je ne ferai jamais rien de toi. Mais il y des moments, pas vrai, reprit-il avec plus d’animation, où l’on a besoin de s’épancher avec n’importe qui ou n’importe quoi…

– On parlerait à son chien! interrompit Similor amèrement. J’ai vu dans les pièces de théâtre bien des enfants dénaturés, mais jamais un de ta force, petiot.

L’œil d’oiseau de Saladin était fixé sur lui avec une complète sérénité.

– Tais-toi, fit-il encore, on a un cœur. Quand j’aurai les millions, tu seras mon concierge pour le restant de tes jours.

Similor emplit son verre jusqu’au bord.

– Allons, dit-il, étouffant un soupir et faisant de son mieux pour sourire, tu es drôle tout de même, petiot, et j’avais aussi à ton âge le caractère d’un damné farceur. Attrape seulement les millions et puis nous verrons. Quelle place as-tu offerte à mademoiselle Saphir? Saladin réfléchissait.

– C’est une histoire à compartiments, murmura-t-il. Faut des mathématiques pour s’y retrouver, par moments. J’ai mon idée, claire comme un soleil, et puis il y a tant et tant de détails que tout à coup je m’y perds. On mange mal ici, c’est vrai, on boit de la piquette et on est logé comme des Auvergnats…

– En plus qu’on doit le loyer, insinua Similor.

– En plus qu’on doit le loyer, répéta Saladin, et pourtant j’ai arraché aux Canada, depuis trois ans, une quantité de dents qui t’étonnerait, ma vieille. En plus encore, sous l’apparence du chou blanc, j’ai réussi pas mal de brocantage dont le produit n’est pas entré à la maison.

– Où donc qu’il est le produit? demanda Similor, est-ce que tu aurais une affection en ville?

Son regard, qui raillait cette fois, caressait la joue imberbe de monsieur le marquis. Celui-ci ne broncha pas et répondit:

– Je ne sais pas trop si j’aime mademoiselle Saphir, ou si je la déteste. Depuis que le monde est monde, il n’y a jamais rien eu de si beau que cette gamine-là. La place que je lui ai offerte, la voici: fille d’une duchesse.

– Duchesse! comme nous sommes marquis?

– Fille unique d’une vraie duchesse avec plusieurs centaines de mille de livres de rentes.

– Et elle a refusé? demanda Similor sans trop d’étonnement.

– Elle a refusé!

– Parce qu’il aurait fallu épouser quelqu’un que je connais bien?

– Peut-être. Cette fille-là est aussi bête que belle. Si j’avais pu lui dire mon secret tout entier, je l’aurais eue à mes genoux… mais voilà tantôt quatorze ans que je monte ma mécanique, mon affaire, ma seule affaire, qui a commencé par les cent francs que tu m’as volés comme un imbécile, et qui finira par des coffres pleins d’or pour moi tout seul.

Saladin s’arrêta; à vue d’œil, Similor devenait de plus en plus attentif.

– Cause, petiot, cause, dit-il humblement en voyant que monsieur le marquis ne parlait plus. Épanche-toi. Tu viens de le dire, à moins que ce ne soit moi: c’est comme si tu bavardais avec ton chien. Je serai discret à l’égal de la tombe.

D’un geste théâtral Saladin piqua son doigt au milieu de son front.

– Tout est là, dit-il. C’est réglé comme un papier de musique: les tenants, les aboutissants, le dessus, le dessous, je tiens l’opération dans ma poche!

Similor rapprocha son siège, mais Saladin qui le couvrait de son regard fixe et effronté ajouta:

– Ce serait de l’hébreu pour toi; tu n’es pas de force à me comprendre.

Il y eut un silence pendant lequel Similor but deux bons verres de vin pour noyer sa rancune.

– Des fois, dit-il ensuite en tournant ses pouces, on ne mérite pas intégralement tout le mépris qu’on inspire. Je ne demande pas à être employé dans tes hauts calculs polytechniques, mais, s’il y avait un bout de rôle à trousser avec adresse, j’en ai, je crois, la capacité. Il est sûr que tu as ton idée, petiot; tu viens de te révéler à ton père sous un aspect nouveau et intéressant. Je devine que la mère de mademoiselle Saphir est en jeu.

Saladin, à ce dernier mot, lui lança un regard si aigu que Similor éprouva comme un choc électrique.

– Touché! pensa-t-il. Un joli coup droit.

Il ajouta modestement:

– Voilà! En dehors de laquelle appréciation je n’y vois goutte, petiot, et tu gardes la totalité de ton secret.

L’expression de crainte qui était dans les yeux de Saladin s’effaça peu à peu. Sans doute il avait fait un retour sur lui-même, mesurant avec orgueil l’immense supériorité qui le séparait de son père. Il prit un air majestueux et clément.

– Papa, dit-il, je ne prétends pas que tu sois incapable de me donner un coup d’épaule à l’occasion. J’ai préparé l’affaire tout seul, largement et complètement, mais pour l’exécution il me faudra des aides, et c’est toi qui me les fourniras.

– Bravo! s’écria Similor.

Monsieur le marquis lui tendit la main avec bonté au travers de la table.

– As-tu conservé des relations avec les Habits Noirs? demanda-t-il en baissant la voix malgré lui.

– Non, répondit l’ancien saltimbanque, j’ai cherché et je n’ai pas trouvé. J’ai idée que la confrérie est allée à vau-l’eau.

– Tu te trompes, murmura monsieur le marquis.

Pour le coup, les yeux de Similor exprimèrent une surprise franchement admirative.

– Est-ce que tu serais là-dedans, toi, petiot? balbutia-t-il d’une voix émue.

– J’ai cherché, moi aussi, répliqua Saladin, et j’ai trouvé. Tu n’as pas beaucoup contribué à mon éducation, papa; mais dans tout ce que tu disais il y avait du moins une chose que j’écoutais. Ce qui regarde l’histoire du Fera-t-il jour demain <emphasis>[1]</emphasis> est resté gravé dans ma mémoire. Il y avait une idée, une forte idée, et il y avait des hommes aussi dans cette entreprise. Je sais l’histoire du Colonel mieux que toi, maintenant, et c’était un gaillard; quant à monsieur Lecoq, on ne rencontre pas souvent son pareil.

– Ceux-là sont morts, dit Similor.

– Il y a longtemps, poursuivit monsieur le marquis, et c’est dommage. Tu me demandais tout à l’heure à quoi j’ai dépensé mes bénéfices? Il m’en a coûté bon pour retrouver ceux qui restent, car l’association a bien baissé et se cache, depuis la catastrophe de l’hôtel de Clare [2].

– J’étais là-dedans! murmura vaniteusement l’ancien saltimbanque.

– Ils ont l’air de peloter en attendant partie, reprit Saladin, mais l’association reste organisée comme autrefois. Le Père-à-tous est maintenant le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante.

– Connu, dit Similor. Pas fameux! Et les membres de la grande vente?

– Comayrol…

– Connu!

– Jaffret…

– Le bon Jaffret qui donne de la mie de pain aux petits oiseaux!

– Le Dr Samuel, le fils de Louis XVII…

– Et puis? fit Similor voyant que monsieur le marquis s’arrêtait.

– Et puis moi! dit tout bas Saladin après un silence. L’ancien saltimbanque se dressa comme un ressort et tendit ses mains en avant dans une dévote attitude.

– Cela n’est pas encore, poursuivit Saladin en souriant, mais il faut que cela soit: cela sera. Va me chercher une voiture, s’interrompit-il, ma tête s’échauffe et j’ai besoin de prendre l’air. Je veux, en outre, te dire quelque chose; tu viendras avec moi.

– Moi! murmura Similor, plus content qu’un hobereau du temps de Louis XIV qu’on eût fait monter dans les carrosses du roi; avec toi, petiot!

– Va! au galop.

Similor descendit les étages quatre à quatre, et Saladin se mit à parcourir la mansarde à grands pas. Il s’arrêtait chaque fois qu’il passait devant une petite glace, pendue entre les deux fenêtres, et s’y regardait en prenant des poses d’orateur.

– Les Canada sont à l’Esplanade pour les fêtes du 15 août, dit-il dès qu’il fut assis sur la banquette d’un coupé de place à côté de son «papa»: je suis allé de ce côté deux fois voir si ma tête est bien faite et si ma nouvelle tenue me change suffisamment.

– Avec un rien de moustache…, commença Similor.

– À quoi bon? interrompit monsieur le marquis. J’ai passé trois fois devant Cologne, j’ai allumé mon cigare à la pipe de Poquet, et ils ne m’ont pas reconnu.

– Et mademoiselle Saphir?

– J’ai trouvé mademoiselle Saphir comme elle sortait de la messe basse à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou; je lui ai offert mon bras, elle m’a dit: «Passez votre chemin.» Je me suis nommé. Elle m’a regardé par deux fois, puis elle a murmuré: «Vous êtes bien changé depuis le temps!» Je crois qu’elle avait quelque chose pour moi malgré tout, et que nous sommes tous les deux de même, ne sachant pas si nous avons envie de nous embrasser ou de nous mordre. Je lui ai défilé mon chapelet: des choses claires comme le jour et qui auraient séduit une momie. Elle m’a laissé aller jusqu’au bout, et puis elle m’a quitté le bras en me disant encore: «Passez votre chemin…»

Il soupira et ajouta:

– Ça vient de ce que je n’ai pas pu lui lâcher le secret tout entier.

Il était environ huit heures du soir. La voiture descendait vers les boulevards. Saladin posa sa main sur le bras de Similor et lui dit:

– Toi, tu vas comprendre ça: il y a dans Paris une femme à qui j’ai volé son enfant pour cent francs; elle était dans ce temps-là très pauvre et pour ravoir sa fille elle ne pouvait donner que son sang.

– Et tu n’avais pas besoin de son sang, dit Similor en affectant de railler.

– Tais-toi, dit pour la troisième fois le jeune homme, dont la voix tremblait d’émotion, le hasard arrange des machines qu’on n’inventerait pas. La femme dont je parle a épousé un duc dix fois millionnaire. Depuis quatorze ans, dans la sphère nouvelle où la fortune l’a placée, elle n’a pas passé une heure sans songer à sa fille, sans chercher sa fille, sans promettre à Dieu, aux saints et aux hommes sa richesse et sa vie en échange de sa fille! C’est une passion, c’est une folie qui grandit avec le temps.

– Et Saphir est sa fille? demanda l’ancien saltimbanque qui ne respirait plus.

Le fiacre avait traversé le boulevard et s’engageait dans la rue de Richelieu. Au lieu de répondre, Saladin donna l’ordre au cocher d’arrêter.

– Si j’avais dit à Saphir: vous êtes sa fille, murmura-t-il, je n’avais plus rien pour la tenir… Non, j’ai dû chercher autre chose.

Il descendit et Similor le suivit.

Tous deux s’arrêtèrent devant un magasin de modes, situé non loin de la rue Saint-Marc.

– Regarde, dit Saladin, la troisième jeune personne à droite… la blonde… la vois-tu?

– Je la vois.

– À qui ressemble-t-elle?

Similor hésita un instant, mais, la jeune fille ayant levé les yeux de son ouvrage pour regarder aux carreaux, il frappa ses mains l’une contre l’autre, et s’écria:

– Parole sacrée! elle ressemble à mademoiselle Saphir!

Saladin lui serra le bras fortement, et dit:

– Rentrons à la maison, ma vieille, j’avais peur de me tromper. Maintenant l’affaire est dans le sac, et nous sommes riches.

XX Saladin reconnaît l’ennemi

Nous n’avons pas d’autre prétention que d’offrir Saladin au lecteur comme un animal très curieux, pris sur le fait avec ses côtés défaillants et ses côtés puissants. Il venait de la foire, ce pays joyeux et gouailleur; il n’était ni gouailleur ni joyeux.

Ces bonnes gens à l’aspect grotesque à qui nous avons coutume de jeter en passant un regard distrait et dédaigneux vivent dans un milieu pauvre, mais qui participe à la féerie. Neuf sur dix parmi eux croient pour un peu à leurs paillettes.

Saladin ne croyait à rien, et cependant il subissait avec une certaine énergie l’effet rétrospectif de l’oripeau. Il avait gardé, il devait garder toujours cette puérile vanité qui est un peu la maladie de tous les comédiens. Vous l’eussiez passé à la lessive sans lui enlever l’emphase qui est l’éloquence même des tréteaux.

Il se croyait pétri d’esprit et ne se trompait pas tout à fait; il avait du moins l’esprit d’intrigue au plus haut degré, la patience et la volonté.

C’était un petit homme, mais il y avait en lui quelque chose de tranchant comme l’éperon qui taille le chemin des navires dans les glaces.

Soit pendant qu’il était encore dans l’établissement Canada, soit depuis qu’il l’avait quitté, le travail solitaire opéré par lui peut sembler énorme, malgré son résultat incomplet. Il s’était fait à lui-même une éducation, mal dirigée sans doute et mal conduite, mais qui comprenait, en somme, tout ce qu’un civilisé doit savoir. Il était allé plus loin, ne doutant de rien comme tous ceux qui n’ont pas la plus légère idée des choses, il s’était imaginé qu’on pouvait connaître le monde en regardant autour de soi. Cette vérité que le monde n’est visible que d’un certain point, sous un certain angle et à travers un certain milieu, échappe à beaucoup de gens plus expérimentés que Saladin.

J’ai lu parfois dans les livres des descriptions de salons qui semblaient avoir été écrites en foire.

La prétention principale de Saladin, après tant d’efforts, était d’être un homme accompli au point de vue du monde. Il se comparait en lui-même à Alcibiade, pouvant parler toutes les langues et jouer tous les rôles; et, comme il s’observait lui-même sans cesse, il mesurait avec orgueil les différences de son langage quand il causait avec Similor, par exemple, ou quand il posait en sorcier dans le boudoir de Mme la duchesse de Chaves – car Saladin avait franchi le seuil d’une grande dame, et il était sorti vainqueur de cette épreuve.

L’aplomb consiste à ne pas voir les ridicules qu’on a. La timidité n’est qu’une clairvoyance plus ou moins exagérée qui donne à la vanité malade les apparences de la modestie, Saladin déguisé purement et simplement en homme du monde n’eût été qu’un comique d’assez bas étage, mais Saladin trouvant l’occasion de jouer au rose-croix bénéficiait de son ridicule même.

Les grandes douleurs sont crédules, les grandes passions sont superstitieuses. En face d’elles, il n’est souvent rien de tel que d’avaler des sabres. Tous les charlatans savent cela.

Il y a d’ailleurs dans le monde des choses plus faciles à exécuter par un sauvage que par un homme du monde, par cette raison toute simple que les aveugles ne sont jamais sujets au vertige.

Saladin devait réussir; il n’avait aucune des fantaisies qui allongent la route, aucun des besoins qui barrent le chemin. Il était très sobre, et ce frémissement qui fait vibrer la jeunesse à l’aspect d’une femme lui était complètement inconnu. Il n’allait pas par sauts et par bonds, son allure était l’amble qui dure, et il avait pour se tenir en haleine cette fièvre froide des vrais avares qui n’ont d’autre but que la possession même.

Saladin désirait l’argent pour l’argent; c’était un calculateur étroit, un ambitieux sage qui voulait amasser d’abord, pour arrondir ensuite son pécule, le doubler, le tripler, et ainsi de suite.

Ces avares naïfs deviennent rares; ils sont dangereux en ce qu’ils grattent leur trou avec une lenteur acharnée, comme le ver qui a raison du bois le plus dur ou la vrille qui perce jusqu’au fer.

Sa force était dans ce fait énoncé par lui-même et qui résumait l’exacte vérité: il n’avait jamais eu qu’une idée depuis l’âge de raison. Il suivait une affaire, romanesque au début, mais à laquelle sa persistance donnait une base réelle. Il avait travaillé en vue de cette affaire et non pas pour autre chose. Sa conduite vis-à-vis de mademoiselle Saphir, calculée avec une audacieuse prudence, se rapportait à son affaire. Dans les premières années qui suivirent l’enlèvement de Petite-Reine et alors que personne ne faisait attention à lui, il avait trouvé moyen de quitter plusieurs fois la baraque et de pousser des pointes jusqu’à Paris, accomplissant pour cela de véritables voyages.

C’était ici son élément: la petite ruse, le travail de furet. Il avait battu le quartier Mazas pouce à pouce, et, bien sûr de n’être pas reconnu, il était parvenu à savoir, par les voisins, par madame Noblet, par les bas employés du bureau de police, tout ce qui se pouvait apprendre au sujet de la Gloriette: son nom, le genre de vie qu’elle avait mené, son départ mystérieux, et jusqu’au nom, que personne ne savait, de l’homme qui l’avait enlevée.

Ceci était le principal, et c’était un chef-d’œuvre d’induction. Saladin avait un souvenir très vif de l’étranger qui l’avait arrêté au guichet de la rue Cuvier le jour du vol de l’enfant. D’après les récits des voisins, il ne doutait pas que cet homme fût l’auteur de l’enlèvement. Pour savoir son nom, il dépensa une semaine et tout l’argent qu’il avait à désaltérer le garçon de bureau du commissaire. Celui-ci ne pouvait lui apprendre ce qu’il ignorait lui-même, mais, à force de l’interroger, Saladin finit par tomber sur le mot de l’énigme.

Il y avait un homme qui avait proposé des primes pour activer la recherche de l’enfant, et cet homme s’appelait le duc de Chaves.

Saladin ne demanda plus rien et cessa de rôder dans le quartier Mazas.

Depuis lors il s’assit en face de cet unique problème: retrouver le duc de Chaves. Ses premières investigations le convainquirent d’un fait qu’il avait deviné: le duc de Chaves était puissamment riche.

Mais il avait quitté la France avec toute sa maison au mois de mai 1852, et Saladin, malgré toute sa diplomatie, n’avait aucun moyen d’explorer le Nouveau Monde où monsieur le duc s’était rendu.

Il patienta sans abandonner un seul instant son rêve. Le temps remplace l’outil. Un prisonnier peut desceller une pierre de taille avec un clou et couper un barreau d’acier avec un cheveu, s’il y met le temps.

La confrérie des artistes en foire, sans être organisée comme celle des francs-maçons, a des tenants et des aboutissants qui allongent parfois son pauvre bras jusqu’aux confins de l’univers. Tel hardi virtuose du trapèze traverse parfois l’océan, et l’homme à la poupée alla, dit-on, une fois jusqu’à la Nouvelle-Galles du Sud porter aux Australiens le bienfait de la ventriloquie.

Après des années de vains efforts, Saladin eut tout d’un coup les renseignements les plus complets sur cet inconnu, ce grand du Portugal de première classe, ce duc, parent de la maison royale de Bragance, dont il avait tout bonnement résolu de se constituer l’héritier.

Monsieur le duc de Chaves était marié en secondes noces à une Française qui avait le mal du pays. Il prenait ses mesures pour opérer la vente des immenses domaines qu’il possédait au Brésil, dans la province de Para, et songeait à revenir en Europe.

Ce fut un jour solennel dans la vie de Saladin; l’horizon fantastique de son plan se rapprochait à vue d’œil. Dans le paroxysme de sa joie il commit sa première et sa dernière imprudence.

Jusqu’alors il avait agi sur le cœur et l’imagination de Saphir au moyen de leviers, parfaitement appropriés à l’état intellectuel de la jeune fille. Ce n’était pas un amoureux que cet utilitaire Saladin, mais c’aurait pu être un suborneur, s’il y avait vu son intérêt. Son affaire se présentait à lui, en ce temps-là sous la forme d’un mariage entre lui et l’héritière unique de monsieur le duc de Chaves. Pour en arriver là, il fallait se faire aimer; Saladin n’en était pas à entamer cette besogne, et s’il n’avait pas choisi pour entraîner sa future amante des lectures plus enflammées que les pages enfantines écrites par le citoyen Ducray-Duminil, c’est qu’il était prudent d’abord, et qu’ensuite il n’était pas très fort en littérature.

N’oublions pas d’ailleurs qu’il s’attaquait à une enfant, et qu’entre tous les produits du génie humain, Alexis ou la Maisonnette dans les bois, Victor ou l’Enfant de la forêt et autres sont les plus propres à exalter les imaginations naïves dans la question des mères perdues et retrouvées.

Saladin était, comme tous les mauvais sujets honoraires, timide et gauche, par conséquent brutal, quand il se contraignait lui-même à montrer de la hardiesse.

Souvenons-nous en outre qu’à l’âge de trente ans il ne devait point avoir de barbe.

Tant qu’il parla de la sainte que Saphir voyait en rêve, de la mère vaguement adorée, il fut éloquent et Saphir l’écouta avec des larmes dans les yeux; quand il voulut plaider pour lui-même, il devint imprudent, et une terreur instinctive s’empara de la fillette.

Nous savons le reste; Saphir s’enfuit hors de sa cabine et vint se mettre sous la protection du couple Canada.

Mais c’est ici que la véritable valeur de notre héros se révèle.

La situation se présentait dure, honteuse, insoutenable; tout autre eût courbé la tête, Saladin la redressa.

– Il s’agit d’avaler un sabre, dit-il à Similor ému par la solennité de la convocation; papa Échalot et la Canada veulent nous faire des misères, c’est l’occasion d’entreprendre un voyage dans la capitale avec argent de poche et pension viagère que je me charge d’obtenir. Fais le mort, c’est moi qui ai la parole.

Similor était subjugué; il fit le mort et nous avons vu comment Saladin conquit une somme de mille francs avec une rente de cent francs par mois.

À Paris, Saladin attendit bien plus longtemps qu’il ne l’avait craint. Le duc et la duchesse de Chaves étaient revenus en Europe, mais, par un caprice singulier dont le lecteur devinera les motifs, la duchesse entraîna son mari dans un voyage sans fin à travers nos provinces. Ils faisaient leur tour de France, allant de ville en ville comme des compagnons du devoir.

Saladin, qui ne se doutait pas de cela, fouilla Paris pendant trois ans, stupéfait de ne trouver aucune trace. Il fit comme ces généraux habiles et prudents qui emploient les heures de l’attente à fortifier leurs positions; c’était un Wellington que ce Saladin, et le précautionneux héros de l’Angleterre eût admiré les lignes et les défenses qu’il traça autour de son affaire.

Son affaire changea du reste dix fois d’aspect et de tournure, bien que ce fût toujours la même affaire. Il la fit virer sur son axe, il la considéra sous vingt jours différents, il la posséda si absolument qu’en bonne conscience les millions de monsieur de Chaves ne pouvaient lui échapper sans injustice.

Il ne s’agissait plus que de rencontrer l’ennemi. Voici comment Saladin trouva enfin l’occasion d’en venir aux mains.

Il faisait à la Bourse, en qualité de coulissier pour une somnambule supra-lucide qui demeurait rue Tiquetonne et qui se nommait madame Lubin. L’affluence des somnambules aux environs de la rue Tiquetonne est un des plus curieux mystères de Paris.

Un matin, madame Lubin l’accosta, radieuse, sous les grands arbres de la place de la Bourse, et le chargea d’une série d’opérations en lui disant:

– J’ai déniché une dame qui a égaré un petit bracelet de trente sous, et ça me vaudra ma richesse.

Saladin, toujours en présence de son idée fixe, resta frappé de ce mot. Le soir, entre chien et loup, il alla chez la somnambule sous prétexte de lui rendre compte de ses achats et ventes.

La bonne femme était encore tout occupée de son aubaine.

– L’affaire est belle, dit-elle, quoique la dame soit venue en fiacre avec une manière d’échappé de collège, un mignon garçon, ma foi! nous avons des personnes qui ne détestent pas la jeunesse. Mais celle-ci est si jolie, si jolie!… Vous savez, pas d’âge, entre vingt-huit et trente-huit; on ne sait pas. Le jouvenceau s’appelle le comte Hector de Sabran.

– Et la dame? demanda Saladin à qui l’échappé de collège importait peu.

– Nisquette! répondit madame Lubin; ça ne donne pas volontiers son nom et son adresse. On doit revenir dans trois jours, et si j’avais quelque chose de nouveau auparavant, je dois le faire savoir au petit comte Hector, Grand-Hôtel, appartement n° 38. On a laissé trois louis.

Quand Saladin se trouva seul dans la rue après avoir quitté madame Lubin, il était ému comme à l’approche d’un grand événement. Il rentra chez lui et passa une nuit blanche à creuser son affaire, semblable à l’avocat qui repasse ses dossiers la veille de l’audience.

Le lendemain matin il sortit avec Similor, qui le questionna en vain sur sa préoccupation. Il ne lui dit pas une parole jusqu’à l’angle du boulevard et de la rue de la Chaussée-d ’Antin. Arrivé là, il lui mit la main sur l’épaule.

– C’est pour monter une petite mécanique, commença-t-il d’un air dégagé. Ce n’est pas grand-chose, mais il faut que ce soit mené joliment. Tu vas entrer au Grand-Hôtel, ici près, et tu vas demander monsieur le comte Hector de Sabran.

– Monsieur le comte Hector de Sabran, répéta Similor pour se mettre le nom dans la tête.

Saladin lui tendit un carré de papier où il avait écrit lui-même: Comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel.

– Ce jeune homme, continua-t-il, est au n° 38, tu frapperas à sa porte. Si c’est lui qui t’ouvre, tu lui diras: «Est-ce à monsieur Ginguenot que j’ai l’honneur de parler?»

– Comme dans les vols au bonjour? interrompit Similor.

– Juste! Mais c’est une opération de commerce en tout bien tout honneur. Si c’est au contraire un domestique qui se présente, tu demanderas monsieur le comte.

– Tiens, tiens, dit Similor, pourquoi ça?

– Parce qu’il faut que tu voies monsieur le comte en personne; ta mission n’a pas d’autre but que de le bien voir pour le reconnaître plus tard.

– Tiens, tiens, répéta Similor, tu m’intéresses… après?

Saladin poursuivit:

– On te fera entrer, tu regarderas le jeune homme, tu prendras l’air bien étonné et tu diras: Pardon, ce n’est pas vous, c’est monsieur le comte Hector que je demande.

– Il me répondra: «Mais c’est moi qui suis le comte Hector!»

– Et tu riposteras: «Alors, je suis volé!» Tu tireras ta révérence et tu disparaîtras, à moins qu’on ne te demande des explications.

– Auquel cas, s’empressa de dire Similor, j’expliquerai comme quoi un particulier est venu à la boutique acheter ceci ou cela en se faisant passer pour monsieur le comte. Ça n’est pas malin, après?

– C’est tout. Marche.

Similor entra sous la voûte du Grand-Hôtel. Saladin avait eu soin de lui faire faire toilette, et d’ailleurs le Grand-Hôtel n’est pas à l’abri de recevoir de temps en temps quelques figures hétéroclites.

Saladin croisa sur le boulevard en l’attendant.

Au bout de dix minutes, Similor revint avec cet air triomphant qu’il avait même les jours où il était battu.

– Fait! fit-il. Monsieur le comte Hector est un jouvenceau très joli, qui a été bien fâché quand il a su qu’on avait levé chez nous trois paires de bottes vernies à son nom.

– Tu es bien sûr de le reconnaître?

– Quant à ça, oui.

Saladin le fit asseoir sur un banc en face de l’entrée du Grand-Hôtel, et s’y plaça près de lui.

– Veille aux voitures qui vont sortir, dit-il.

Après une demi-heure d’attente, un jeune homme très élégant sortit de l’hôtel, non pas en voiture, mais à pied.

– Voilà! dit aussitôt Similor; pas vrai qu’il est mignon, monsieur le comte?

Il voulut se lever, Saladin l’arrêta. Ce fut seulement lorsque Hector de Sabran eut fait une cinquantaine de pas en remontant vers la rue de la Chaussée-d ’Antin que Saladin commença à le suivre, en disant:

– Quand même il faudrait le filer toute la journée, on saura ce qu’on veut savoir.

La première étape ne fut pas longue; monsieur le comte se rendit tout simplement au café Désiré pour lire les journaux et prendre son chocolat.

Saladin était tout guilleret. Comme Similor, dont la curiosité s’exaltait, demandait des explications avec insistance, Saladin lui toucha la joue paternellement et lui dit:

– Ma vieille, c’est une invention délicate et de longueur; on versera plus tard dans ton sein les confidences indispensables. En attendant, tu as un rôle, sois à la hauteur de la mission que je vais te confier.

La mission consistait à faire le tour du pâté de maisons pour se poser en sentinelle à l’autre entrée de la maison Désiré, dans la rue Le Peletier, tandis que Saladin resterait à la porte donnant sur la rue Laffite.

– Comme ça, dit-il, on ne pourra pas le manquer. Voilà la consigne: s’il sort de ton côté, tu le files, quand même il irait aux antipodes; tu marques toutes les maisons où il s’arrêtera, et tu viens me faire ton rapport.

– Mais à quoi peut-il nous être bon, ce jeune premier-là? demanda Similor.

– Tu le sauras un jour, et ce sera ta récompense: au galop!

Monsieur le marquis de Saladin, resté seul, se promena de long en large sur le trottoir opposé. Les coulissiers, ses honorables confrères, qui abondent dans ce quartier, le reconnurent sans doute, mais respectèrent sa méditation, pensant:

– Il avale un sabre pour son déjeuner, le marquis! Ce ne sera pas encore demain qu’il fera concurrence à la maison Rothschild.

Saladin ne rêvait peut-être pas de faire jamais concurrence à la maison Rothschild, mais son imagination agréablement surexcitée lui montrait un coffre-fort large, profond et solide, tout plein de rouleaux d’or et de billets de banque, protégé par la plus compliquée de toutes les serrures de sûreté.

Après une heure d’attente, pendant laquelle son estomac à jeun lui parla plusieurs fois, il vit sortir un garçon de la maison Désiré qui courut chercher un coupé sur le boulevard. Le coupé était pour monsieur le comte qui laissa le restaurant, frais et dispos, après avoir pris son chocolat.

Le coupé tourna l’angle du boulevard et trotta vers la Madeleine.

– Papa va dinguer, se dit Saladin, mais c’est un détail. Ce qui m’afflige c’est de ne pas pouvoir user ses jambes au lieu des miennes.

Il ne fallait pas penser à avertir Similor. Le cheval du coupé était par hasard un trotteur passable, et tout ce que put faire Saladin ce fut de ne le point perdre de vue.

Il était maigre, ce Saladin, il avait de longues jambes effilées comme celles d’un cerf, et une haleine à rester trois minutes sous l’eau. Quand le coupé s’arrêta, à une demi-lieue de là, devant la porte d’un magnifique hôtel du faubourg Saint-Honoré, c’est à peine si Saladin avait au front quelques gouttes de sueur.

Monsieur le comte paya le coupé et disparut derrière les ventaux de l’élégante porte cochère qui se referma.

Le cœur de Saladin n’avait pas battu pendant sa course, mais, à ce moment, il s’agita doucement.

– C’est de la chance! se dit-il, je parierais trois francs que je suis tombé du premier coup sur le nid de l’oiseau!

Il regarda l’hôtel attentivement. C’était une de ces splendides demeures, bâties entre cour et jardin, dont la façade regarde le faubourg et qui déploient sur l’avenue Gabrielle leur arrière-face plus riche encore.

Je ne sais pourquoi Saladin songea:

– C’est tout près de l’hôtel de Praslin, où il y eut un duc qui tua une duchesse.

Comme il pensait cela, un homme le heurta en passant.

Saladin ôta son chapeau et s’écarta, car il était prudent et poli. L’homme qui l’avait heurté ne le vit même pas. C’était un personnage de haute taille, très brun de poil et de peau, mais ayant déjà dans sa barbe et dans ses cheveux des touffes grisonnantes.

Beaucoup de gens vous diront que la richesse se devine indépendamment du costume ou de tout autre signe extérieur, y compris la distinction du visage et de la tournure. Il y a plus, ce signe subtil qui est comme la couleur ou l’odeur de la richesse est souvent le contraire absolu de la distinction.

Saladin aurait parié que ce personnage au teint de bistre était pour le moins millionnaire.

Celui-ci entra dans une allée qui faisait face au magnifique hôtel et s’y cacha maladroitement, comme ces barbons de comédie qui jouent le rôle d’espion en laissant voir à tous, les fils blancs dont sont cousues leurs finesses.

Saladin n’était pas un esprit romanesque, tant s’en faut; il repoussa l’idée trop commode que cet homme pouvait bien être le fameux duc qui lui avait donné une pièce de vingt francs au guichet de la rue Cuvier. C’eût été à son sens un bonheur excessif que de tomber ainsi du premier coup en plein milieu d’un drame qui aurait troublé si favorablement l’eau où il se proposait de pêcher.

Et pourtant ses vagues souvenirs s’éveillaient: il est certain que l’homme du guichet de la rue Cuvier, l’homme qui avait offert des primes aux agents de la police pour retrouver Petite-Reine, le duc de Chaves enfin, le mari actuel de la Gloriette, avait cette peau de bistre et cette barbe noire comme de l’encre.

Involontairement Saladin répéta en lui-même et cette fois avec un sourire cruel:

– C’est tout près de l’hôtel de Praslin où il y eut un duc qui tua une duchesse!

XXI Le duc de Chaves

Un assez long temps se passa. Les yeux ronds de Saladin dévoraient les comestibles étalés derrière les carreaux d’un restaurant voisin, mais il était trop prudent pour courir la chance de perdre une occasion pareille en écoutant le cri de son appétit. Il chercha bien du regard un boulanger qui fût en vue de l’hôtel; n’en trouvant point, il se résigna stoïquement à supporter la faim, plutôt que d’abandonner son poste.

Son point de départ était assurément assez vague. La somnambule de la rue Tiquetonne ne lui avait pas dit autre chose, sinon qu’une grande dame semblait prête à dépenser des sommes considérables pour retrouver un petit bracelet sans valeur. Un seul nom avait été prononcé, celui du jeune Hector de Sabran. Quant à la grande dame, Saladin n’avait aucun motif assuré de penser qu’il fût réellement à la porte de sa demeure; et à supposer même que l’hôtel fût réellement à elle, Saladin n’en pouvait conclure que la maîtresse de l’hôtel fût justement la Gloriette, c’est-à-dire madame la duchesse de Chaves.

D’un autre côté, cet incident du prétendu millionnaire qui l’avait heurté tout à l’heure en passant, n’acquérait de valeur que si l’hôtel d’en face appartenait bien véritablement aux Chaves.

Toutes ces choses tournaient dans un cercle vicieux.

Et pourtant Saladin, à mesure que les minutes s’ajoutaient aux minutes, sentait grandir en lui une conviction profonde. Il avait beau se gourmander lui-même et se dire qu’aucun fait positif n’étayait son espoir, ce n’était plus de l’espoir qu’il avait, c’était presque une certitude.

Il était aux environs de midi quand le comte Hector avait renvoyé sa voiture devant la porte de l’hôtel. Deux heures sonnèrent à une horloge voisine.

Saladin se dit résolument:

– On passera la nuit s’il le faut. On a le temps.

Il ajouta:

– Mon bonhomme noir n’a pas eu la même patience que moi; il s’est lassé de faire faction.

L’allée en effet était vide derrière lui.

Mais un cigare à moitié fumé tomba aux pieds de Saladin. Il leva la tête instinctivement et vit briller deux gros yeux derrière les persiennes entrouvertes d’une fenêtre de l’entresol.

– Tiens, tiens, murmura-t-il, ça se complique, mon richard a trouvé une autre guérite.

La porte cochère de l’hôtel s’ouvrit en ce moment à deux battants.

Dans la vie du marquis Saladin les émotions n’abondaient pas. Il n’avait jamais aimé ni père, ni mère, ni frère, ni sœur; mais le cœur peut battre sans cela. Saladin s’aimait lui-même incomparablement; il s’agissait en ce moment de lui-même; il fut obligé de s’appuyer aux volets d’une boutique, parce que ses jambes faiblissaient sous lui.

Qu’allait-il voir? Sa fortune? Sa ruine? Avait-il gagné ou perdu la première manche de cette romanesque partie qu’il préparait depuis tant d’années?

La porte cochère restait ouverte et rien ne paraissait.

Derrière les persiennes de l’entresol, l’homme à la barbe couleur d’encre moisie toussait en allumant un second cigare.

L’âme entière de Saladin était dans ses yeux. Il ne se faisait pas d’illusion; il y avait quatorze ans qu’il n’avait vu la Gloriette, et encore pouvait-on dire qu’il l’avait entrevue seulement: une fois à la baraque de madame Canada, une fois sur la place Mazas, au moment où elle confiait Petite-Reine à madame Noblet, la Bergère.

Il n’avait pas l’espoir de la reconnaître dans le sens ordinaire du mot; c’était pour cela un esprit bien trop sage, mais il avait présente dans ses moindres détails la figure de mademoiselle Saphir, et il se disait avec une certaine apparence de raison: je reconnaîtrai la mère par la fille.

Le pavé de la cour sonna sous des pas de chevaux, et deux palefreniers se montrèrent habillés de leurs longues camisoles groseille; ils vinrent jusqu’à la porte, maintenant deux fringants chevaux.

Le comte Hector était sur l’un, l’autre portait une amazone vêtue de drap noir, avec le chapeau mexicain entouré d’un voile.

Saladin, par un mouvement irrésistible où il y avait plus que de la curiosité, traversa la moitié de la rue à la rencontre du cavalier et de l’amazone, derrière lesquels se refermait le portail de l’hôtel.

Sa première pensée fut celle-ci: «Elle est trop jeune!»

Et par le fait, c’était une jeune femme pleine de grâce et de beauté qui accompagnait l’heureux comte Hector.

Sous son voile on apercevait sa figure un peu pâle mais souriante, et ses grands yeux avaient cet éclat mouillé qui n’appartient qu’à la jeunesse.

Saladin était si près que le comte Hector fut obligé d’arrêter son cheval pour ne le point heurter.

– Rangez-vous donc, imbécile, dit involontairement le jeune gentilhomme.

Saladin ne se dérangea ni ne se fâcha. Il était sous le coup d’un étonnement qui allait jusqu’à la stupéfaction.

Sa seconde pensée fut celle-ci: «C’est elle, toute pareille à autrefois! Elle n’a pas même vieilli!»

La ressemblance avec mademoiselle Saphir, sur laquelle il comptait pour reconnaître cette fée qui allait lui donner la richesse, n’existait même pas. Point n’était besoin de cela. Saladin retrouvait par une sorte de miracle, malgré l’injure de quatorze années, la jeune et belle créature qui s’était assise à quelques pas de lui jadis sur les pauvres banquettes du Théâtre Français et Hydraulique, et qui, le lendemain, avait embrassé en pleurant Petite-Reine, sa fillette adorée que, par le fait de lui, Saladin, elle ne devait jamais revoir.

Il n’y avait qu’une seule différence, encore était-elle produite par le costume que portait la Gloriette.

La troisième pensée de Saladin fut un hommage rendu à l’aisance merveilleuse avec laquelle l’ancienne Gloriette portait ce costume nouveau.

– On dirait qu’elle n’a jamais fait autre chose! grommela-t-il entre ses dents, tandis que les deux beaux chevaux remontaient au pas le faubourg Saint-Honoré.

– Gare! lui cria un cocher d’omnibus.

Saladin, qui était resté au milieu de la rue, sauta de côté vivement.

– Gare! lui cria un cocher de fiacre.

Saladin n’eut que le temps de bondir sur le trottoir, et de là son regard, tourné par hasard vers la boutique où naguère il s’était appuyé, rencontra la fenêtre de l’entresol. Le bonhomme noir avait repoussé les persiennes. Il s’accoudait commodément au balcon et suivait d’un œil content mais un peu moqueur la promenade du cavalier et de l’amazone.

Une étrange gaieté entrouvrait sa large bouche et montrait, au milieu de ce visage si sombre, une rangée de dents blanches qui brillaient comme celles d’un carnassier.

Dans ces maisons que l’imagination bâtit à force d’hypothèses et qui tremblent au vent comme des châteaux de cartes, quand une des suppositions fondamentales arrive à devenir une vérité, tout l’édifice se consolide instantanément.

L’identité de la Gloriette, devenue dame et maîtresse de l’hôtel de Chaves, établissait par contrecoup l’identité du bonhomme noir et blanc qui était bien évidemment monsieur le duc de Chaves, surpris dans ses fonctions de mari jaloux.

Saladin ne savait pas encore à quoi cette circonstance pourrait lui servir, et il se demandait pour quelle raison monsieur le duc louait un entresol pour regarder sa femme, tandis qu’il eût pu la voir aussi bien derrière les persiennes de son cabinet.

Il était à la source des renseignements et voulut savoir, car pour les diplomates de sa sorte rien n’est à négliger. Il pesa sur l’éblouissant bouton de cuivre qui mettait en mouvement la sonnette de l’hôtel de Chaves, la porte s’ouvrit aussitôt.

Saladin entra d’un air dégagé et demanda au concierge, bien mieux habillé que lui, s’il était possible de voir monsieur le duc.

– Son Excellence est en voyage depuis deux jours, répondit le fonctionnaire avec majesté, et quand on veut avoir l’honneur d’être reçu par Son Excellence, on écrit pour demander audience.

Saladin remercia, salua et s’en alla. En s’en allant, comme il avait l’habitude de ne rien laisser traîner, il ramassa au coin d’une borne, dans un petit tas de poussière, un objet brillant qui pouvait être en or, et le glissa dans sa poche.

Ainsi le grand monsieur Jacques Laffitte, celui qui demanda un jour pardon à Dieu et aux hommes d’avoir fait la révolution de Juillet, commença-t-il sa fortune légendaire en sauvant une épingle.

Saladin était fixé désormais sur les motifs qu’avait eus Son Excellence pour choisir, en qualité d’observateur, cette fenêtre d’entresol.

Son Excellence jouait décidément tout au long la vieille comédie de l’époux soupçonneux qui veut surprendre sa femme.

Elle était fermée maintenant cette fenêtre. Monsieur le duc avait achevé sa besogne comme Saladin la sienne.

– C’est égal, se dit ce dernier, il n’a pas fait une si bonne journée que moi!

Content de lui et voyant l’horizon couleur d’or, il entra au restaurant dont l’étalage lui avait donné le supplice de Tantale et, contre ses habitudes d’économie, il se paya un plantureux déjeuner dînatoire.

Pendant cela, le comte Hector et sa belle compagne, qui était bien réellement madame la duchesse de Chaves, avaient tourné le coin de l’avenue Marigny et gagné la grande avenue des Champs-Elysées.

Le comte Hector était un charmant cavalier, assurément, mais madame la duchesse revenait d’un pays où les femmes font des miracles à cheval. C’était une amazone accomplie. La foule élégante qui encombrait à cette heure la grande route du lac la connaissait et lui faisait un succès de curiosité.

Ce sont, dit-on, des boîtes à médisances tous ces équipages coquets qui vont cueillir chaque jour, à la même heure, la plus enviée de toutes les voluptés parisiennes: la promenade au bois.

Ces bouquets de femmes, qui émaillent si brillamment l’avenue de l’Étoile, ont la réputation de cacher de longues et innombrables épines.

Peut-être, en effet, médisaient-elles de madame la duchesse et de son trop jeune chevalier servant, mais il n’y paraissait point en vérité au milieu de tant de saluts empressés et de bienveillants sourires.

Par exemple, on ne ménageait pas monsieur le duc absent. Toutes les dames s’accordaient à dire que c’était un sauvage d’autant plus disgracieux qu’il pouvait passer pour un ancien bel homme, la chose la plus détestée qui soit au monde. C’était un joueur effréné, un duelliste de farouche humeur qui gardait sur le terrain la sombre mine d’un tyran de mélodrame. C’était un buveur que le vin ne savait pas égayer et ses histoires galantes elles-mêmes avaient je ne sais quelle funèbre couleur de tragédie.

Ah! certes, dans ces charmants comités qui roulaient en ressassant l’éternel radotage des nouvelles à la main, la malveillance n’était pas pour madame la duchesse. Elle eût été radicalement excusable si on avait su à peu près d’où elle venait.

Mais on ne le savait pas et c’était terrible. Vous figurez-vous une duchesse dont on ne peut dire le nom de demoiselle?

Du reste, elle se tenait «à sa place», et on lui en savait gré. Le monde ne la voyait guère que dans les circonstances officielles, et, malgré l’immense fortune de son mari, elle n’était jamais entrée dans la lice où combattent les éblouissantes.

À l’Arc de Triomphe, Hector et sa belle compagne cessèrent de suivre le chemin de tout le monde. Tandis que la cohue moutonnière des équipages tournait à gauche et s’engouffrait fidèlement dans l’avenue de l’Impératrice qui est le seul couloir authentique par où l’on puisse arriver au bois, Hector et la duchesse, suivant droit leur chemin, prirent un temps de galop sur la route de Neuilly.

Ce fut là seulement qu’ils commencèrent à causer.

– Il y a quelque chose d’heureux dans l’air, dit la duchesse. Il me semble que je vais apprendre de bonnes nouvelles. Je n’ai jamais cessé de chercher parce que cet amour était tout pour moi et que rien, rien au monde ne pourrait le remplacer; mais j’ai souvent désespéré. À mesure que le temps passait, je me disais: les chances diminuent, et plus d’une fois je me suis éveillée, la nuit, oppressée par une angoisse inexprimable. J’avais rêvé qu’elle était morte.

– Elle a été toute votre vie, murmura Hector, pensif. Comme vous l’aimez!

– Oui, mon bel amoureux, toute ma vie, et je ne saurais exprimer l’ardeur de ma tendresse. Il y a dans mes souvenirs un homme sincèrement aimé, un seul. Il est des heures où je doute encore de son abandon, parce que son caractère était noble et que, chez lui, une lâcheté ne me semble pas possible… C’est une chose singulière que la vivacité de ces impressions après tant d’années écoulées! Loin d’aller s’éteignant les souvenirs de cette époque, qui fut en réalité toute ma vie, sont plus nets de jour en jour. J’ai fait ce travail charmant et cruel de voir grandir ma Petite-Reine, de suivre en elle le changement que produit chaque semaine, chaque mois, de deviner en quelque sorte comment elle a grandi, embelli; comment elle s’est transformée, et il me semble qu’à l’aide de ce pauvre calcul où j’ai dépensé tant d’heures, si je la voyais là, devant moi, je la reconnaîtrais.

Hector souriait, tout ému.

– Comme vous auriez été heureuse, belle cousine, pensa-t-il tout haut, et comme cet homme eût été heureux!

– Ah! oui, fit-elle, je l’aurais bien aimé, à cause d’elle. C’était un gentilhomme aussi, mais non pas un grand seigneur comme monsieur le duc. Je trouvais qu’il m’aimait trop, pauvre folle que j’étais, parce que je ne pouvais lui donner, en échange de sa passion, que mon cœur, où ma Justine tenait une si grande place… Ne parlons que d’elle. On ne meurt pas de joie; sans cela j’aurais peur de ne lui donner qu’un baiser, si Dieu m’exauce enfin et la rend à ma folie!

– Vous n’avez jamais songé, demanda le jeune comte, à chercher ce pauvre bon Médor dont vous m’avez raconté le dévouement si simple et si touchant?

– Depuis mon retour en France, répondit madame de Chaves, j’ai fait l’impossible pour retrouver Médor. Tout a été inutile. Il a disparu; il est mort, sans doute.

– Et mon oncle a cessé de vous prêter son aide?

– Monsieur le duc est toujours bon pour moi. Tous mes désirs sont devancés par sa courtoisie. Seulement la grande passion qui l’a entraîné vers moi jadis est éteinte, et une sorte de galanterie respectueuse l’a remplacée. Il a repris sa liberté sans me rendre la mienne, et puisque nous en sommes sur ce sujet, Hector, nous allons causer sérieusement. Je ne sais pas si votre oncle est jaloux ou s’il feint d’être jaloux, mais…

– Comment! s’écria le jeune homme vivement, vous seriez soupçonnée!

– Écoutez-moi, reprit madame de Chaves, nos bons jours sont passés. Avant de partir, monsieur le duc m’a fait comprendre que vos assiduités à l’hôtel lui portaient ombrage.

– Mais ce n’est pas possible! dit Hector, c’est lui qui a fait naître, c’est lui qui a favorisé ces assiduités, et maintenant que j’ai pour vous, belle cousine, une amitié de frère…

– Dites une tendresse de fils, interrompit madame de Chaves.

– J’ai dit de frère, répéta Hector en rougissant.

Puis il se tut.

La belle duchesse secoua la tête en souriant.

– Voilà le danger, murmura-t-elle, de rester jeune si longtemps. Mais vous me comprenez, Hector. Que monsieur le duc ait tort ou raison, je suis à sa merci; j’ai besoin de son influence et de sa fortune pour continuer mes recherches.

– Vous parlez, dit Hector qui la regarda d’un air étonné, comme s’il dépendait de mon oncle de changer votre situation.

La duchesse ralentit le pas de son cheval brusquement; ils étaient à la hauteur de la porte Maillot.

– Vous voulez entrer au bois? demanda le jeune comte.

– Il y a moins de monde à la porte d’Orléans, répondit madame de Chaves, qui remit son cheval au trot.

Un instant la route se poursuivit en silence.

Hector de Sabran, qui appelait madame la duchesse ma belle cousine et le duc, son mari, mon oncle, était en réalité le neveu propre de monsieur de Chaves, dont la sœur cadette avait épousé, à Rio de Janeiro, monsieur le comte de Sabran, attaché de l’ambassade française sous le règne de Louis-Philippe. Hector était le fruit de cette union; il avait perdu fort jeune son père et sa mère. À part un cousin du côté paternel qu’on avait nommé son tuteur, il n’avait pas d’autres parents que monsieur de Chaves.

Monsieur de Chaves, à son retour en France, l’avait appelé près de lui; son accueil avait été tout paternel, et il l’avait présenté à sa femme en disant:

– Lilias, voici le fils de ma sœur chérie dont je vous ai parlé si souvent.

Or, monsieur de Chaves, depuis douze ans que Lilias ou Lily le connaissait, n’avait jamais prononcé le nom de sa sœur chérie.

C’était un étrange caractère que ce monsieur de Chaves. Lily avait dit vrai en parlant de sa bonté; sa générosité n’avait pas de bornes, mais il semblait parfois qu’il y eût une lacune dans son intelligence et que sa nature morale fût affectée d’une maladie.

Son père, avant lui, avait fait comme lui; il s’était mésallié. Monsieur le duc de Chaves était le fils d’une créature splendide qui avait ébloui Rio de Janeiro, quelque quarante ans auparavant, et qui était soupçonnée d’avoir du sang mêlé dans les veines.

Ce roman de fougueux amour avait eu un dénouement sombre, sur lequel planait, du reste, le mystère le plus complet.

Monsieur de Chaves, le père, avait été trouvé mort dans son lit en un grand vieux château qu’il possédait dans la province de Coïmbre, en Portugal.

Il fut constaté que sa femme avait quitté le château la veille au soir, emmenant avec elle son fils, alors âgé de onze ans, et une petite fille, plus jeune de deux ans.

Ce fils était monsieur le duc de Chaves actuel, le mari de la Gloriette; cette petite fille devait être la mère du comte Hector de Sabran.

Monsieur le duc de Chaves avait été élevé par sa mère au Brésil. Une sorte de réprobation sourde entourait cette femme malgré son immense fortune.

C’était à ce point que la sœur du duc, mère d’Hector, belle et pourvue d’une dot considérable, aurait eu de la peine à trouver un époux, si monsieur de Sabran, étranger et ignorant la funeste histoire de cette famille, ne fût devenu amoureux d’elle à la française, et ne l’eût épousée en quelque sorte par impromptu.

Monsieur le duc, élevé dans les immenses possessions de sa famille, au fond de la province de Para, n’avait jamais frayé avec les jeunes gens de son rang. Entouré de serviteurs et de parasites qui, au Brésil, appartiennent volontiers à la pire espèce d’aventuriers, il avait dépensé son adolescence à des plaisirs violents, à de sauvages débauches. Sa mère encourageait ce genre de vie par une conduite plus que suspecte.

Il y avait à l’habitation des scènes brutales et l’orgie finissait parfois dans le sang.

Après la mort de sa mère, arrivée lorsque monsieur le duc touchait à sa vingtième année, il avait quitté ses terres pour se présenter à la cour où sa fortune et son nom lui assuraient un accueil favorable.

Le décès de la duchesse douairière rejetait du reste dans l’ombre un passé de malheurs ou de crimes dont le jeune duc ne pouvait être complice.

La première fois qu’on annonça à l’audience impériale don Hernan-Maria da Guarda, duc de Chaves, un grand sentiment de curiosité fut excité parmi les courtisans, et, dans ce sentiment, il y avait déjà de la jalousie.

Hernan-Maria était un superbe cavalier, mais sa complexion brune et la couleur basanée de sa peau trahissaient son origine mulâtre, au dire des courtisans portugais et brésiliens de sang pur, qui sont, par le fait, trois fois plus basanés que les quarterons.

Dès cette première audience, il demanda d’un ton froid et fier à Sa Majesté l’honneur d’être employé à son service.

On monte vite là-bas, quand on a derrière soi un nom et des millions. À vingt-quatre ans, Hernan-Maria, duc de Chaves, était un haut personnage, et il put doubler d’un seul coup sa fortune en épousant une des plus belles, une des plus riches héritières de l’empire.

Il fut amoureux pendant six mois et passa ses jours aux pieds de sa duchesse. C’était ainsi quand il aimait. Il adorait en esclave.

Au bout de six mois, il enleva une chanteuse italienne du Grand-Théâtre et lui meubla un palais.

Ce fut alors une existence d’orgies à tous crins. Ses folies de joueur scandalisèrent une ville où toutes les classes de la population poussent l’amour du jeu jusqu’à la démence.

Un soir, dans une académie de monte, il tua un colonel mexicain dans un duel au couteau, et fut blessé de deux balles par un citoyen des États-Unis dans un duel au revolver.

Il y avait bal à la cour, il rentra chez lui s’habiller et dansa un quadrille avec le bras en écharpe. Cela le mit à la mode; une belle dame, dont les conseils avaient de l’influence sur le chef de l’État, demanda pour lui une mission diplomatique et l’obtint.

Ce fut ainsi qu’il vint à Paris, chargé de régler officieusement des indemnités fort importantes.

À Paris, bien qu’il tînt grand état, la différence absolue des mœurs et la gaucherie qu’il avait à s’exprimer dans notre langue exagérèrent sa timidité naturelle. Il vécut à l’écart; dans le monde parisien, il passa pour une sorte de sauvage poussant l’austérité des mœurs jusqu’au stoïcisme.

Par le fait, ses fredaines se bornaient à payer à une danseuse les appointements d’un ministre.

Ce fut le hasard qui plaça sur sa route la Gloriette, un jour qu’il visitait le Jardin des Plantes.

La passion le prenait comme un coup de foudre. Là-bas, au Brésil, il eût fait enlever la jeune femme dès le soir même. À Paris, il avait peur; il se mit à jouer le rôle d’un sombre et maladroit Céladon.

Pendant des jours et des semaines, il suivit la Gloriette comme s’il eût été son ombre.

Nous savons comment se termina sa poursuite et par quel grossier mensonge il trompa l’amour maternel de la Gloriette.

Nous savons aussi qu’il lui promit mariage.

Nous n’ajouterons plus qu’un mot: il y avait un vivant obstacle à l’accomplissement de cette promesse: la première duchesse de Chaves était sur le bâtiment qui emmenait la Gloriette au Brésil.

XXII Madame la duchesse de Chaves

À la porte d’Orléans, entre les deux grandes avenues, s’ouvre une route de chasse qui coupe le bois en diagonale dans toute sa largeur, passant à travers ces fourrés solitaires que la foule des promeneurs du lac ne connaît même pas.

Car il y a des gens qui vont trois cent soixante-cinq fois par an au bois de Boulogne et qui font trois cent soixante-cinq fois le même tour.

Ainsi est bâti le peuple le plus spirituel de l’univers.

Hector et sa compagne marchaient au pas à l’ombre des grands arbres. Ils parlaient précisément de cette première duchesse de Chaves que nous avons nommée à la fin du précédent chapitre. La voix de Lily avait baissé son diapason malgré elle, son accent était lent et triste.

– Je vivais fort isolée sur ce paquebot, dit-elle, votre oncle avait acheté tous ceux qui auraient pu me renseigner. Je voyais souvent sur le pont cette jeune femme admirablement belle, mais triste, dont la pâleur était encadrée dans ses longs cheveux noirs. Pas une seule fois, monsieur le duc ne lui parla devant moi, et ce fut des années après seulement que je connus son nom.

«Elle s’appelait comme je me nomme maintenant, madame la duchesse de Chaves.

– Avez-vous donc entendu parler…? commença Hector.

Lily l’interrompit d’un geste grave.

– Un an après notre arrivée au Brésil, prononça-t-elle à voix basse, monsieur le duc de Chaves me donna son nom dans la chapelle de Sainte-Marie-de-Gloire à Rio. J’ai appris depuis qu’à ce moment sa première femme était morte depuis sept mois. Ne m’interrogez pas. Je ne sais rien de plus que ce que je vais vous dire, et c’est peu de chose.

«Monsieur le duc de Chaves avait introduit auprès de sa première femme un de leurs jeunes cousins sortant de l’Université. Il avait recommandé à madame la duchesse de patronner cet enfant dans le monde.

«Puis un jour il lui reprocha d’avoir trop fidèlement obéi.

«Le jeune homme fut tué, dans une rencontre de nuit, par un adversaire inconnu.

«La duchesse mourut.

«Et le frère de la duchesse, un homme bien vu à la cour pourtant, fut exilé pour avoir parler de poison.

– Madame, dit Hector dont les sourcils étaient froncés, vous avez raison, je rendrai mes visites plus rares.

– Oh! fit madame de Chaves en souriant, il ne faut pas prendre cet air fatal, nous ne sommes plus ici au Brésil; à Paris, le poison n’est pas de mode. Et d’ailleurs, ajouta-t-elle d’un ton plus sérieux, ce sont peut-être des calomnies.

Il y eut encore un long silence. Quand les chevaux sortirent du couvert, pour traverser les clairières qui avoisinent le château de Madrid, madame de Chaves reprit tout à coup d’un ton de légèreté affectée:

– Et notre huitième merveille du monde? Et cette belle des belles? Il y a longtemps que nous n’avons causé de vos amours.

– Chère cousine, répondit Hector, si elle n’existait pas, mon oncle aurait peut-être raison d’être jaloux.

Lily éclata de rire franchement, les accès de gaieté étaient rares chez elle.

Mais depuis quelques jours son caractère avait bien changé.

– Mon cousin, s’écria-t-elle, ceci est une demi-déclaration, qui est très adroite ou très impertinente.

– Puis-je être adroit avec vous, ma cousine, murmura Hector d’un ton de sincère émotion, puis-je être impertinent surtout? Vous savez bien que je vous aime, et vous savez bien de quelle façon je vous aime. Il est certain que vous êtes trop belle pour inspirer seulement l’affection qu’on porterait à une sœur, mais il est certain aussi que mon cœur est pris d’autant plus fortement que cet amour a résisté au ridicule qui, dit-on, tue toute chose, au ridicule évident, manifeste. Il ne faut pas plaisanter avec mon amour, qui me rend malheureux déjà et qui, peut-être, brisera ma vie.

La duchesse lui tendit la main sans arrêter sa monture.

– Avez-vous vos vingt ans accomplis, Hector? demanda-t-elle.

– J’aurai vingt et un ans dans onze mois, répondit Hector, je suis bientôt majeur.

– Et que comptez-vous faire, quand vous serez majeur? Hector ne répondit pas tout de suite.

– Eh bien! insista madame de Chaves.

– Eh bien! s’écria Hector avec un accent de passion qui fit tressaillir sa belle compagne, si elle m’aime, je l’épouserai, si elle ne m’aime pas, je mourrai!

Madame de Chaves ne souriait plus; les deux chevaux avaient ralenti le pas d’eux-mêmes.

– Vous ne m’avez jamais fait le récit détaillé de vos amours, dit la duchesse d’un ton sérieux. Vous êtes malade, toute femme est médecin; voyons, j’attends votre confession.

La figure du jeune comte s’éclaira. Le plus grand bonheur de ces pauvres amoureux est de raconter leur martyre.

Il prit l’histoire au premier battement de son cœur, alors qu’il était au collège ecclésiastique du Mans. Il montra, timidement et craignant plus que le feu le sourire moqueur qui pouvait naître sur les lèvres de sa compagne, cette enfant d’une idéale beauté, chaste comme un rêve de poète et réduite à danser sur la corde raide au milieu d’un troupeau grossier de saltimbanques.

Il la montra ignorante de la honte qui entoure sa profession, mais ne subissant pas non plus la fièvre des bravos.

Il l’avait vue telle qu’elle était, le comte Hector, parce qu’il l’aimait sincèrement et profondément.

Il avait deviné le calme angélique de son âme et cette haute fierté qui sommeillait en elle à l’état latent parce qu’on ne lui avait jamais donné l’occasion d’éclater.

Madame de Chaves suivait avec un entraînement, dont elle ne se rendait pas compte, ce récit d’une naïveté presque enfantine, et l’intérêt qui brillait dans ses yeux encourageait sans cesse le narrateur.

Il ne cacha rien; il raconta sans rire et, au contraire, avec une croissante émotion, la fameuse scène de la demande en mariage, faite à Échalot et à madame Canada; il récita par cœur les lettres qu’il écrivait à mademoiselle Saphir, il avoua même l’envoi audacieux de sa photographie.

Et la duchesse de Chaves ne riait pas non plus; si elle interrompait parfois, c’était pour prononcer de ces paroles qui trahissent involontairement l’intérêt excité.

Hector la remerciait en son cœur et il allait toujours, ravi d’épancher son bien-aimé secret.

Son histoire n’avait pas beaucoup d’incidents dramatiques. Depuis qu’il était à Paris, Hector avait assez vécu pour apprécier l’énorme complaisance de cette femme du monde, faisant à de pareilles bagatelles l’aumône de son attention.

– Je vous ennuie, ma bonne, ma chère cousine, disait-il, il n’y a rien là-dedans, je le sens bien, sinon que j’aime comme un malheureux et comme un fou. Pour comprendre comment j’aime de la sorte, une femme si fort au-dessous de moi, selon les apparences, il faudrait que vous la vissiez.

– Je la verrai, dit madame de Chaves comme malgré elle.

– Non, oh! non! s’écria Hector d’un accent suppliant, vous ne pourriez la voir que dans son triomphe, c’est-à-dire dans sa misère. Je ne veux pas que vous la voyiez ainsi!

– Mais enfin, murmura Lily qui rêvait, elle est donc bien belle, bien belle!

La poitrine d’Hector se gonfla, et les yeux de sa compagne se baissèrent sous le regard de feu qu’il lui lança.

– Elle est belle comme vous, dit-il en contenant sa voix, et je n’ai jamais trouvé personne à lui comparer que vous. Vous n’avez pas les mêmes traits, vous ne vous ressemblez pas, et pourtant, chaque fois que je vous vois, je pense à elle. J’établis entre elle et vous je ne sais quel lien mystérieux… comment vous dire cela? mon amour pour elle a comme un reflet dans ma tendresse pour vous… Vous pleurez! pourquoi pleurez-vous, madame?

La duchesse essuya ses yeux vivement, et dit en essayant cette fois de railler:

– C’est vrai, je pleure… et je ne sais pas lequel de nous deux est le plus fou, Hector, mon pauvre neveu!

– Car, se reprit-elle, je suis votre tante, et il faudra bien à la fin que je vous parle raison… Mais auparavant, je veux savoir. Ne l’avez-vous jamais revue avant de la retrouver à Paris?

– Je l’ai cherchée souvent et trouvée quelquefois, répondit Hector mais je sens plus amèrement que vous ne pourriez l’exprimer le malheur de cette passion qui m’entraîne; je résiste, j’ai honte. J’aimerais mieux ne la voir jamais que d’affronter ces terribles applaudissements que son talent soulève et qui me serrent si douloureusement le cœur.

– Et cependant…, commença madame de Chaves.

Hector l’interrompit, d’un geste doux, et sa voix prit un accent de recueillement.

– Le hasard m’a servi une fois, dit-il, et mon pauvre roman, si triste, a du moins une page heureuse. L’année dernière, elle a été malade en passant à Melun, et vous ne sauriez croire à quel point les bonnes gens qui exploitent son talent l’aiment religieusement. C’est comme une famille où le père et la mère vivent agenouillés devant l’enfant. Je les crois riches d’une façon relative; du moins ne négligent-ils rien quand il s’agit de leur adorée Saphir. Lors de sa convalescence, ils lui louèrent un petit appartement dans une jolie maison voisine de la Seine sur la lisière de la forêt de Fontainebleau.

«Elle n’a pas, vous le pensez bien, s’interrompit timidement Hector, les frayeurs ni les préjugés des autres jeunes filles. Chaque matin elle allait toute seule faire une longue promenade à cheval en forêt. Il y a un dieu pour les amoureux, ma belle cousine; dès la première promenade qu’elle fit, je la rencontrai.

– Mais, poursuivit Hector, ces rencontres en forêt ne m’avançaient pas beaucoup; je n’étais plus le lycéen du Mans, hardi à force d’ignorance. Mon amour avait grandi: je n’osais plus, je me cachais derrière les branches pour la regarder passer, et il me semblait impossible d’acquérir l’audace qu’il eût fallu pour l’aborder.

– Vous n’êtes pas timide, pourtant, murmura la duchesse.

– Non, répondit Hector, avec les femmes de notre monde je ne suis pas timide. Elles sont heureuses, nobles, défendues par le respect de tous mais celle-ci, qui pour moi était au-dessus de n’importe quelle princesse et qui en même temps tenait dans la vie un état si misérable, comment l’aborder? comment m’excuser de l’avoir abordée? et que lui dire enfin sur cette route où l’on ne pouvait parler à genoux?

«Un jour j’eus la pensée de monter, moi aussi, à cheval. Elle se rendait, chaque matin, à une petite chapelle située au bord de l’eau, où elle semblait accomplir une neuvaine ou un vœu, car elle est pieuse comme un ange, et je ne sais pas d’où sa religion lui est venue.

«Mon cheval croisa le sien, comme elle sortait de la chapelle, dans l’avenue qui rentre en forêt. J’avais eu tort de craindre et je ne sais point de grande dame qu’il soit plus facile d’aborder. Elle a l’autorité de celles qui, tout naturellement, se sentent le droit de faire le premier pas.

«Elle me reconnut, avant même que je l’eusse saluée; elle poussa un cri, et, toute pâle de joie, elle prononça mon nom.

«Ce fut sa main qui se tendit vers la mienne; tandis qu’elle murmurait:

«- J’ai achevé aujourd’hui ma neuvaine, et c’était vous que je demandais à Dieu.

«Hélas! belle cousine, s’écria ici Hector avec une colère douloureuse, vous allez la juger mal peut-être. Elle appartient à une classe où un pareil abandon peut sembler effronterie.

Madame de Chaves lui serra la main fortement.

– Continuez, dit-elle, ne plaidez pas sa cause qui est gagnée; je l’aime puisque vous l’aimez.

Hector porta la douce main qu’on lui donnait à ses lèvres.

– Merci! murmura-t-il, du fond du cœur, merci!… Mais ne me demandez pas de vous raconter ce qui fut dit dans ce tête-à-tête étrange et délicieux qui sera le plus cher souvenir de ma jeunesse. Les paroles échangées, je m’en souviens mais, quand je veux les répéter, il semble qu’elles perdent leur sens véritable. Le courant des pensées de Saphir ne se rapporte à rien de ce que vous ou moi nous pouvons connaître; c’est une naïveté bizarre où il y a de saintes aspirations. Elle semble avoir vécu dans une féerie, et le monde ne lui est apparu qu’au travers d’un rêve. Elle n’a rien du milieu grossier dans lequel se passa son enfance, sinon l’amour filial qu’elle porte aux pauvres gens qui l’ont élevée…

– Ce n’est donc pas leur fille? demanda madame de Chaves avec vivacité.

– Ce n’est pas leur fille, répondit Hector.

Puis avec un sourire mélancolique, il ajouta tout bas:

– Belle cousine, je suis égoïste quand je parle d’elle; j’oubliais que vous aviez aussi votre adorée folie.

– C’est vrai, murmura la duchesse qui avait aux joues une rougeur fiévreuse, je pense à elle toujours, toujours! mais cela ne m’empêche pas de vous écouter pour vous, Hector. Continuez, je vous prie.

– J’ai tout dit, répliqua le jeune comte de Sabran; nous fîmes une longue route côte à côte, comme nous voilà tous les deux, ma belle cousine; nous avions sur nos têtes l’ombre épaisse des grands arbres, et nulle rencontre ne vint troubler notre solitude. Nous parlâmes d’amour ou plutôt chaque chose que nous disions contenait une pensée d’amour. Elle n’a rien à cacher, je vous l’affirme, et son cœur se montre dans tout l’orgueil de son exquise pureté. Au bout d’une heure, nous étions des fiancés qui sont sûrs l’un de l’autre et n’ont plus à s’exprimer leur mutuelle tendresse. Qu’avions-nous dit? de ces riens que les cœurs traduisent et qui valent cent fois le serment banal d’aimer toujours.

Elle était radieuse de beauté; l’allégresse de son âme illuminait son visage; l’avenir n’avait plus d’obstacles: Dieu nous devait le bonheur!

Avant de me quitter, elle se pencha sur son cheval et me tendit son front charmant, où je déposai le premier baiser.

Les arbres de la forêt éclaircissaient déjà leurs feuillages; on voyait la route de Melun à travers une dentelle de verdure.

– À demain! me dit-elle.

Et je restai seul.

Le lendemain, elle ne vint pas. J’appris qu’elle avait quitté la petite maison où s’était achevée sa convalescence. Moi-même je repartis pour Paris où mon tuteur m’appelait.

À Paris, les choses changent d’aspect. Je vis les jeunes gens de mon âge et j’eus pudeur d’une aventure pour laquelle je n’aurais osé chercher un confident.

Je pensais, en faisant la revue de mes nouveaux amis: auquel d’entre eux pourrais-je dire que j’aime sérieusement, profondément, et pour en faire ma femme, une pauvre fille sans père ni mère, qui gagne de l’argent à danser sur la corde?

La tête d’Hector se pencha sur sa poitrine et il resta silencieux.

– Vous me l’avez dit à moi, murmura doucement madame de Chaves.

– C’est vrai, prononça Hector d’une voix si basse qu’elle eut peine à l’entendre, et je ne sais pourquoi il me semblait que vous étiez intéressée à le savoir.

Ils échangèrent un long regard et tous deux baissèrent les yeux.

Leurs chevaux reprirent le grand trot.

Ils avaient traversé toute la longueur du bois de Boulogne, et se trouvaient dans le quartier de la Muette.

– Vous ne me parlez plus, murmura madame de Chaves.

– Si fait, répondit Hector avec une sorte de répugnance, j’ai une faute à confesser… Belle cousine, une fois, j’ai eu peur de vous comme de mes amis.

– Voyons cela.

– C’était un de ces jours derniers, lors de la promenade que nous fîmes avec monsieur le duc à Maintenon, vous en calèche, moi à cheval. Il faut bien vous dire que j’ai beaucoup lutté contre cet amour et que, parfois, je me suis cru tout prêt d’être vainqueur.

– Pauvre belle Saphir! soupira madame de Chaves.

Hector, qui était en avant, se retourna et lui baisa encore la main.

– Vous êtes une sainte, dit-il, et Dieu vous fera heureuse. Ce jour-là, comme nous quittions la forêt de Maintenon, au moment où nous tournions l’angle de la route de Paris, nous avons rencontré la pauvre maison roulante où Saphir habite avec ses parents saltimbanques.

– Je l’ai vue! s’écria madame de Chaves, et je me souviens que je vous ai dit: cela ressemble à l’arche de Noé!

– Oui, fit Hector en rougissant, vous avez plaisanté, je suis lâche contre la plaisanterie de ceux que j’aime. La fenêtre de la petite cabane de Saphir était ouverte; je n’ai pas ralenti le pas de mon cheval et je ne me suis pas même retourné…

– En bonne chevalerie, dit gaiement la duchesse, voici un grand crime, mon neveu, et il vous faudra l’expier. Avons-nous demandé pardon à la dame de nos pensées?

– Je l’ai vue, répondit Hector, mais je ne lui ai pas parlé.

– Où l’avez-vous vue?

– Dans un lieu, répondit-il tristement, où j’étais bien sûr de la trouver. Les baraques de la foire sont toutes rassemblées sur l’esplanade des Invalides pour la fête du 15 août. Celle des parents de Saphir ne pouvait manquer d’y être.

Ils arrivaient à la grande avenue qui conduit de la Muette à la porte Dauphine. Hector voulut tourner dans cette direction, mais la duchesse l’arrêta et lui dit:

– Ce n’est pas notre route.

Et comme Hector l’interrogeait du regard, elle ajouta:

– Nous allons à l’esplanade des Invalides. Je veux la voir!


  1. <a l:href="#_ftnref1">[1]</a> Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série.

  2. <a l:href="#_ftnref2">[2]</a> Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série.