158271.fb2 Les Habits Noirs Tome VI - L’Avaleur De Sabres - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

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DEUXIÈME PARTIE MADEMOISELLE SAPHIR

I Médor, dernier avaleur

C’était d’une voix ferme que madame de Chaves avait exprimé sa volonté de voir Saphir. Hector ne s’attendait pas à cela. Il changea de couleur.

Son amour était grand, mais il avait l’ombrageux orgueil des enfants de son âge.

– Y pensez-vous madame? objecta-t-il, la duchesse de Chaves en ce lieu!

– J’y pense, répondit-elle; je le veux, ne me refusez pas. Je suis gaie, j’ai le cœur gonflé par je ne sais quel espoir. Je vous le répète, il y a aujourd’hui quelque chose de bon dans l’air!

Et comme Hector hésitait encore, elle ajouta:

– À votre tour ne vous moquez pas de moi. Cette somnambule m’a dit des choses qui m’ont frappée. Je ne croyais pas tout cela hier… mais enfin qui sait?… Si la somnambule retrouve le petit bracelet, comme elle affirme en être capable, pourquoi ne retrouverait-elle pas l’enfant?

Hector ne résista plus. Ils traversèrent les pelouses du Ranelagh et prirent la grande rue de Passy.

Le soleil inclinait déjà vers l’horizon, quand ils franchirent le pont qui mène à l’esplanade. Comme ils ne pouvaient pénétrer dans la fête avec leurs chevaux, ils prirent l’avenue latérale et gagnèrent la rue Saint-Dominique-du-Gros-Caillou pour confier leurs montures à un garçon marchand de vin, puis ils redescendirent à pied sur l’esplanade.

Ce n’était pas jour de grande recette; il y avait, néanmoins, comme c’est la coutume, bon nombre d’amateurs autour de certaines baraques, tandis que d’autres restaient dans la plus complète solitude.

Au centre de la fête, parmi les établissements les plus conséquents, pour employer le style de notre ami Échalot, le théâtre de mademoiselle Saphir dressait orgueilleusement sa façade orientale, ornée des plus audacieuses peintures qui fussent jamais sorties des fameux ateliers Cœur-d’Acier.

On voyait là tout ce qui se peut voir en fait de prestiges, illusions, tours d’adresse et de force, bêtes sauvages, phénomènes athlétiques et autres attractions.

Au premier plan du principal tableau, mademoiselle Saphir, en costume de Sylphide, avec des ailes de papillon, se tenait sur la pointe d’un seul pied en équilibre au milieu d’une corde tendue. Jugez si ce malheureux Hector avait ses raisons pour s’opposer au caprice de madame de Chaves!

Saphir, son jeune amour, le rêve de ses vingt ans, caricaturée par le prodigieux pinceau de monsieur Gondrequin-Militaire, le seul peintre qui ait dépassé la gloire de Raphaël, selon l’opinion de messieurs les artistes en foire.

Monsieur Baruque, son émule, seconde étoile de l’atelier Cœur-d’Acier, avait peint sur le même tableau et à divers plans, avec cet inimitable talent qui se passe à la fois du dessin et de la couleur, le jongleur indien, la panthère africaine sautant à travers un cerceau, un Auriol chinois dansant sur des bouteilles, et le combat d’un serpent de mer contre un crocodile de la Polynésie; dans un coin, Saladin avalait encore des sabres, tandis que madame Canada se faisait casser des silex sur l’abdomen non loin du Christ crucifié entre les deux larrons. À l’horizon, par-dessous la corde de mademoiselle Saphir, on apercevait une chasse au tigre dans les jungles du Bengale, tandis que, sur la droite, l’empereur Napoléon III rentrait dans sa bonne ville de Paris après la paix de Villafranca.

Dans les nuages, à droite, un médaillon, coupé en deux, représentait d’un côté la prise de Pékin, de l’autre des scènes de la tour de Nesle – à gauche, dans les nuages aussi, un pareil cartouche offrait aux regards des amateurs une messe de minuit à Saint-Pierre de Rome et l’incendie de la Villette.

Cela paraîtra invraisemblable, mais il y avait encore dans ce même tableau une femme à barbe, entourée de gendarmes et de membres de l’Académie des sciences qui lui venaient au nombril, un jeune homme portant sa tête au milieu de l’estomac, un taureau ballottant un Espagnol au bout de ses cornes, et une vierge cataleptique, qui se soutenait horizontalement dans le vide, retenue seulement à un clou à crochet par l’extrémité de son petit doigt.

Il n’y a que l’atelier Cœur-d’Acier, dont nous avons écrit ailleurs la grande et véridique histoire, pour produire ainsi des tableaux dont chaque pouce carré a son intérêt et son utilité. Cela ne coûte pas plus cher qu’ailleurs. Messieurs Baruque et Gondrequin-Militaire se chargent en outre de remettre des pièces aux vieux tableaux d’église, détériorés par les voyages ou le temps.

Tout était en mouvement sur l’estrade du théâtre de mademoiselle Saphir. Échalot, en paillasse, tenait le porte-voix, et madame Canada, coiffée d’une perruque d’étoupe toute neuve, battait la caisse. Mais, à part l’excellent couple, le bossu Poquet, dit Atlas, et le géant Cologne, jouant l’un du tambour, l’autre de la clarinette, le personnel de l’ancien Théâtre Français et Hydraulique s’était magnifiquement transformé.

Il n’y avait pas moins de six musiciens à l’orchestre, trois habillés en lanciers polonais, trois habillés en Turcs.

Il y avait quatre demoiselles portant des costumes d’odalisques, un pitre déguisé en marquis et cinq ou six premiers sujets dont chacun avait dans sa spécialité une réputation plus qu’européenne.

En outre, deux tam-tams de grande taille grinçaient avec rage, tandis qu’une petite machine à vapeur poussait des sifflements, à faire saigner les oreilles.

C’était complet. Cela rejetait dans l’ombre les plus éclatantes illustrations de la foire: la famille Cocherie et l’épique Laroche, dont les établissements voisins semblaient de vulgaires cabanes auprès du palais Canada.

Au moment où le comte Hector et sa compagne traversaient la foule, Échalot annonçait dans son porte-voix que la grande représentation de mademoiselle Saphir allait commencer.

– Quoique légèrement indisposée, ajoutait-il, elle n’a pas besoin de l’indulgence du public.

Hector avait le rouge au front, et des gouttelettes de sueur tombaient le long de ses tempes.

Il avait fait en vérité tout ce qu’il avait pu pour s’opposer à la fantaisie de sa compagne, proposant de revenir le soir et quand, au moins, madame de Chaves aurait pu quitter ce costume d’amazone qui faisait d’elle le point de mire de tous les regards.

Mais la belle duchesse s’était montrée inflexible. Elle avait répété ce mot qui, pour les femmes, remplace toute explication: «Je le veux!»

Madame la duchesse de Chaves était pour le moins aussi émue que son cavalier qui sentait frémir son bras.

La foule s’engouffrait dans la baraque en vogue avec un entrain merveilleux, au son d’une musique impossible.

Madame de Chaves cherchait à entraîner Hector qui ne résistait plus, opposant seulement à l’impatience de sa compagne la force d’inertie. Une véritable cohue les séparait encore de l’estrade.

Le reste de la place était à peu près désert; l’établissement Canada monopolisait littéralement le succès.

À une cinquantaine de pas de là, dans un autre rang de baraques plus pauvres, une baraque, la plus misérable de toutes, s’élevait formée de quelques planches mal jointes qui chancelaient.

Cette baraque n’avait point de tableau; elle portait seulement une enseigne écrite au cirage et qui disait: «Grands exercices de Claude Morin, dernier avaleur de sabres.»

Un pauvre diable mal vêtu et dont la figure amaigrie disparaissait presque sous la masse énorme de ses cheveux crépus était assis par terre devant cette cabane la tête entre ses deux genoux.

Il jetait un regard mélancolique sur le victorieux établissement des Canada qui lui faisait face.

Personne, dans Paris, ne connaissait ce pauvre diable, et le lecteur lui-même ne se souvient sans doute plus que Claude Morin était le véritable nom de Médor.

Madame de Chaves et Hector lui tournaient le dos, placés qu’ils étaient entre son bouge et l’estrade Canada.

En ce moment, une voiture fermée s’arrêta devant le saut de loup des Invalides. Deux hommes en descendirent et se dirigèrent au plus épais de la foule. Ils étaient tous les deux d’un certain âge, leurs tournures et leurs costumes tranchaient parmi ce rassemblement de petits bourgeois.

L’un d’eux, fortement basané, rabattait un chapeau à larges bords sur chevelure d’un noir mat où tranchaient quelques mèches grisonnantes.

Le visage de l’autre avait une blancheur d’ivoire; ses cheveux et sa barbe, noirs aussi mais luisants comme de la soie, étaient arrangés avec une prétentieuse coquetterie et avaient le reflet des choses teintes.

Le premier semblait désireux de se cacher; l’autre portait haut sa figure souriante, contente, éclairée par un regard brillant et froid.

C’était le second qui menait le premier; il perça la foule à grands coups de coudes, répondant aux murmures par des gracieux saluts et d’abondantes excuses débitées avec l’accent italien. En manœuvrant ainsi, il parvint à guider son compagnon moins actif jusqu’au pied de l’estrade.

En cet endroit, il lui dit, avec un obséquieux sourire qui montra une rangée de dents plus blanches que celles d’un hippopotame:

– Monsieur le duc, nous voici arrivés à bon port. Il n’y a point de grands plaisirs sans quelques petites peines. Votre Excellence va juger par elle-même, et je parierais ma tête à couper qu’elle sera contente de ma trouvaille.

Monsieur le duc ne répondit que par un geste d’humeur bourrue.

Madame de Chaves et son cavalier n’étaient pas à plus de dix pas de ce couple. Hector qui marchait en avant fit un mouvement de recul, et, comme la duchesse s’en étonnait, il étendit silencieusement le doigt vers l’escalier que monsieur le duc commençait à gravir sur les traces de son compagnon.

Le regard de la duchesse ayant suivi ce geste elle ne put retenir un léger cri.

Les deux hommes se retournèrent.

Madame de Chaves s’était baissée prestement et croyait avoir évité le regard que l’on dardait vers elle; mais, quand l’homme au teint basané, qu’on appelait monsieur le duc, se reprit à monter l’échelle, il avait aux lèvres un sourire singulier. Le sourire que Saladin avait vu quelques heures auparavant derrière les persiennes demi-fermées de l’entresol faisant face au portail de Chaves.

– En bien! demanda le radieux personnage, dont la face d’ivoire s’épanouissait maintenant au sommet de l’estrade, montons-nous?

Le duc le rejoignit de son pas plus lourd, et dit en lui serrant le bras:

– Ami Gioja, quand même nous perdrions notre temps à l’intérieur de cette masure, je ne serais pas venu ici pour rien.

Toute la personne de ce Gioja avait un éclat particulier et blessant, depuis le cuir verni de ses bottes jusqu’au reflet métallique que jetaient ses cheveux teints. Il fixa sur le duc ses yeux clairs et froids comme la cassure d’une barre d’acier, et son regard interrogea. Mais le duc ne jugea pas à propos d’en dire davantage.

C’était à leur tour d’entrer, ils entrèrent.

Madame de Chaves était restée immobile et comme pétrifiée. Hector attendait sa décision sans mot dire.

Sans mot dire aussi, elle lui serra la main et l’entraîna en sens contraire du mouvement général.

Cela les fit passer devant la misérable cabane de ce pauvre Médor, qui, lui aussi, avait ses gros yeux écarquillés par l’étonnement, pour avoir vu monsieur le duc passer le seuil du théâtre Canada.

Médor avait de la mémoire. Il se souvenait surtout de ce qui touchait au grand événement de sa vie: le vol de Petite-Reine. D’un coup d’œil il avait reconnu le «milord» de la rue Cuvier.

Il y a les favoris du succès, il y a les gens que la chance contraire poursuit et accable toujours; ceci soit dit sans donner gain de cause à la masse des impuissants qui se plaignent du hasard. Médor, depuis quatorze ans que nous l’avons quitté, avait fait de son mieux dans la mesure de ses moyens assez bornés; sa profession de chien de berger, sous les ordres de Madame Noblet, était bien véritablement à la hauteur de son intelligence, et mettait dans tout son jour sa qualité principale, la fidélité.

Il y avait du chien dans ce bon garçon et son ambition n’allait pas au-delà de celle des chiens: boire à sa soif, manger à sa faim, et dormir son content. Il avait eu pourtant, dans sa jeunesse, une émotion poignante et une profonde affection: nous voulons parler de son dévouement à la douloureuse folie de la Gloriette, pleurant et se mourant près du berceau de sa fille.

Ce serait peine perdue que d’analyser un sentiment pareil.

Y avait-il ici de l’amour dans l’acception habituelle du mot? je le pense un peu, puisque le premier mouvement de Médor avait été de souffrir du retour de Justin. Médor était donc jaloux. Mais les chiens le sont aussi.

Je n’ai jamais admis l’opinion de ces précieux, professant que l’amour d’une pauvre créature, comme était Médor, peut ternir l’éclat de la plus éblouissante des femmes. Chacun a le droit de contempler les astres, et ce ne sont pas ces humbles adorations qui déshonorent.

Il est certain, d’ailleurs, que ce mot amour a toute une échelle de significations diverses applicables à l’échelle des intelligences et des caractères.

Médor se serait fait tuer pour la Gloriette avec plaisir, voilà ce qui est certain.

Il avait pris en affection Justin diminué et vaincu, à cause de la Gloriette.

Et quand il avait trouvé un jour Justin ivre d’absinthe, c’est-à-dire noyé dans le plus méprisable, dans le pire des découragements, Médor s’était dit: en voici un qui est perdu pour notre besogne, je tâcherai de faire tout, moi seul.

La besogne de Médor c’était de retrouver Petite-Reine. Cette ardente volonté, née du désespoir de Lily, qu’il avait vu de si près, avait survécu en lui à la disparition même de la jeune mère.

Les idées naissaient en lui difficilement; quand elles étaient nées, elles ne mouraient point, parce que d’autres idées ne venaient jamais les étouffer ou les chasser.

D’ailleurs, il pensait peut-être vaguement que Petite-Reine retrouvée rappellerait Lily comme un aimant attire le fer, et quand l’espoir de revoir Lily lui venait, ses pauvres yeux se mouillaient de larmes.

Il cherchait depuis quatorze ans, comme il pouvait; en cela comme en tout, il n’avait jamais eu qu’une idée, et il la suivait patiemment, malgré l’inutilité de ce long effort.

Il s’était dit, dès les premiers jours, ajoutant son propre instinct aux conjectures des gens de la police, que Petite-Reine avait dû être enlevée par des saltimbanques.

Pour la retrouver, le moyen le plus simple était donc de faire la revue des saltimbanques de France, et, pour en arriver là, le plus court chemin était de devenir soi-même un saltimbanque.

Des calculateurs d’élite, et Saladin lui-même, n’auraient pas trouvé mieux. Seulement il y a une large distance entre le premier jet d’un plan et son exécution; or, notre ami n’avait pu donner à l’exécution de son plan que l’intelligence qu’il avait.

Voici pourquoi nous avons parlé de mauvaise chance. Entre les mille variétés de travaux qui gagnent le pain des saltimbanques, notre pauvre Médor avait choisi le plus malade, celui qui s’en allait mourant.

Il était devenu avaleur de sabres, au moment où Saladin, un virtuose pourtant dans la partie, désespérait déjà de l’«avalage».

Mangeant du pain sec et recevant plus de coups de pied que de gros sous, Médor était parvenu, cependant, à faire son tour de France. Il avalait les sabres très mal; le public mécontent le huait; mais il était si bon et si malheureux que les chefs de troupes le gardaient pour battre les banquettes et nettoyer les lampes.

Un mathématicien seul saurait calculer le nombre de lieues qu’on peut parcourir en poursuivant ainsi quelqu’un de ville en ville. Médor, qui n’était pas mathématicien, se dit au bout d’un certain nombre d’années: puisque j’ai été partout et que je n’ai rencontré Petite-Reine nulle part, c’est qu’elle est introuvable – ou morte.

Il revint alors à Paris et se mit sur les traces de Justin, le seul être auquel il s’intéressât désormais. Justin avait disparu, ou plutôt il était tombé si bas que Médor ne le trouva plus dans la pauvre sphère où il se mouvait lui-même.

Quand il le rencontra enfin un jour, par hasard, face à face, il ne le reconnut pas.

Justin – l’homme du château -, monsieur le comte de Vibray, avait une hotte sur le dos, un crochet à la main, et chancelait sous le poids de son ivresse chronique.

Médor voulut le relever dans le mesure de ce qu’il pouvait pour cela, mais Justin consentit seulement à se laisser payer à boire.

Ce n’était plus un homme. On avait pitié de lui parmi les chiffonniers.

Et cependant quelque chose restait en lui de sa vie passée. Dans le trou où il dormait sur quelques brins de paille, il y avait quatre ou cinq volumes qu’il lisait et relisait, quand il avait une heure lucide. Parmi ces livres, dont la plupart étaient imprimés en latin, se trouvait un livre français: Les Cinq Codes. Justin l’avant tant lu et relu que les pages se détachaient comme les feuilles mortes qui tombent à l’automne.

Les chiffonniers disaient que, si on avait pu trouver Justin à jeun, il n’y aurait pas eu son pareil parmi les avocats de Paris.

Ils ajoutaient que, quand Justin n’était ivre qu’à demi, c’était encore un gaillard de bien bon conseil.

Sa réputation à cet égard était considérable, non seulement parmi les chiffonniers, mais encore dans la classe des saltimbanques et artistes forains dont il s’était rapproché à différentes reprises, mû peut-être par le même instinct que Médor.

Ils l’appelaient le père Justin; quoiqu’il fût jeune encore, au dire de ceux qui le connaissaient de longue main, il avait toutes les apparences de la vieillesse.

Depuis un an, Médor, poursuivi par le discrédit croissant où se perdait l’avalage du sabre, ne trouvait plus d’emploi dans les baraques. C’était bien à contrecœur et par nécessité qu’il avait fini par s’établir à son compte. Quelques planches, empruntées à son ancien immeuble aérien, et de vieux clous, lui avaient suffi pour bâtir l’étroite cabane, trop large encore pour son commerce abandonné. Il travaillait comme un nègre, emportant sa maison sur son dos, de fête en fête, dans les villages qui environnent Paris, et récoltant de loin en loin quelques sous, quand trois ou quatre amateurs obstinés de ce grand art, décédé comme la tragédie, daignaient passer le seuil de son taudis.

Il se consolait néanmoins en disant qu’il était désormais le premier et le dernier avaleur de France et de Navarre, ce qui devenait vrai exactement par le défaut de concurrence.

Médor avait un autre motif d’orgueil; il était le seul homme que le père Justin admît dans son trou. Médor, il est vrai, n’y allait jamais sans porter quelque chose à boire, mais il renouvelait ses visites aussi souvent qu’il le pouvait.

Était-ce la conversation abrutie du misérable ivrogne qui l’attirait? Non. Que Justin eût la fièvre de l’alcool et déraisonnât honteusement ou que Justin, à jeun, par hasard, pris d’une gravité hautaine, en revînt à son langage d’autrefois qui, désormais, était burlesque dans sa bouche, Médor l’écoutait peu. Il le laissait fredonner d’une voix rauque des refrains sans tête ni queue; il le laissait aussi lire des textes de loi ou déclamer des vers latins avec emphase: cela ne lui importait point.

Ce qui l’attirait par une séduction irrésistible, c’était une pauvre relique qu’il avait trouvée dans un coin du réduit de l’ivrogne, à moitié cachée sous la poussière.

Un berceau d’enfant, rempli de petites hardes et de jouets, aux rideaux duquel pendait une photographie qui représentait une jeune mère tenant son enfant dans ses bras, ou plutôt tenant un nuage, trace confuse de l’enfant qui avait bougé en posant.

Le berceau de Petite-Reine disposé en autel par les mains de la Gloriette.

Le portrait de la Gloriette pressant sur son cœur Petite-Reine.

C’était pour cela que Médor venait le plus souvent qu’il pouvait chez le père Justin, en payant son entrée avec des fonds de bouteilles. Quand une fois il était entré, il laissait Justin boire, ou lire, ou chanter, et venait s’asseoir dans le coin où était la relique, restant des heures entières en contemplation devant le berceau et devant le portrait.

Au moment où Hector et madame de Chaves passèrent devant Médor, ils allaient encore lentement à cause de la foule. Médor, qui venait de reconnaître le duc de Chaves à la porte de la baraque, mit ses yeux grands ouverts et fixes sur le jeune homme, sans même le voir; mais il n’en fut pas de même pour la duchesse, quoiqu’elle eût son voile rabattu. À son aspect, il tressaillit de la tête aux pieds et tout son sang vint à sa joue. Il se leva droit sur ses pieds, comme si un ressort se fût détendu en lui.

Un instant il resta abasourdi, puis il se frotta les yeux à tour de bras, en répétant plusieurs fois de suite:

– Tous deux! Lui! et elle! Est-ce que je dormais? Est-ce que j’ai rêvé?

Pendant ce temps-là, Hector et sa compagne, pressant le pas, tournaient déjà l’angle de la rue Saint-Dominique.

Ce fut tant pis pour ceux qui étaient entre eux et Médor. Médor se jeta tête première dans la foule et passa comme un boulet de canon. Il arriva juste à temps pour voir l’amazone et son cavalier mettre au trot leurs montures et redescendre vers la Seine.

Pour la seconde fois Médor aperçut les traits de l’amazone, et il appuya les deux mains contre son cœur en se disant:

– C’est elle! c’est bien elle!

Les chevaux eurent beau trotter, Médor n’avait pas les longues jambes de Saladin, mais sa passion était autre et plus forte.

Il eût suivi les deux chevaux au bout du monde et rien n’aurait pu l’arrêter, sinon la mort.

En arrivant à la porte cochère de l’hôtel de Chaves, la duchesse, qui n’avait pas prononcé un seul mot pendant toute la route, dit:

– Au revoir, Hector; ne revenez pas avant d’avoir reçu une lettre de moi.

Ils se séparèrent. Quelques secondes après, Médor, haletant et baigné de sueur, vint tomber sur le pavé dans l’enfoncement de la porte.

Il resta quelques minutes à reprendre son souffle, puis il dit:

– Je ne sais pas comment je ferai pour arriver jusqu’à elle, mais j’arriverai!

II Saladin ouvre la tranchée

Nous avons laissé Saladin déjeunant avec l’appétit d’un juste au restaurant du faubourg Saint-Honoré. Il ne nous est pas permis de l’abandonner longtemps, d’abord parce que c’est notre héros, ensuite parce que sa physionomie copiée exactement sur nature absout notre récit de tout péché romanesque, et lui donne couleur d’histoire.

Saladin, comme la plupart des héros de notre siècle, n’avait pas à proprement parler de généalogie; il était ce champignon qui pousse sur la couche formée par le vice parisien. La légende honteuse et burlesque de la boue entourait son berceau comme un nuage mythologique. C’était un dieu à sa manière, et il avait sa chèvre Amalthée. Son père Similor, breveté pour la danse des salons, sa nourrice Échalot, sa mère Ida Corbeau, la Vénus invalide, ont été chantés par nous dans un poème où les badauds des quartiers riches profitèrent avec une curiosité étonnée de nos voyages et découvertes dans les sous-sols de la civilisation [3].

Rude voyage où l’on trouve cependant, et malgré le dire calomnieux d’une littérature qui s’abrutit dans le sang, plus de vice rendu hideux par la misère, plus de comédie sauvage et poussant le grotesque jusqu’à l’invraisemblable que d’éléments tragiques ou terribles.

C’est toujours Paris, descendu à cent pieds sous terre, Paris qui n’a pas été à l’école et qui vit des enseignements malsains du mélodrame, unique lanterne allumée dans ces profondeurs.

C’est toujours Paris, avec un esprit qui fait peur, une élégance qui fait pitié, et je ne sais quelles prétentions à la fois risibles et douloureuses au bienfait des belles manières.

Ce Paris-là, nous ne l’avons pas inventé, mais nous l’avons trouvé en allant voir un jour où pouvait être l’absurde souterrain habité par les cent mille bandits qui poignardent, étranglent, étouffent, assomment ou empoisonnent les cent mille victimes hachées annuellement dans la cuisine de l’églogue contemporaine.

D’autres sont allés déjà sur mes pas dans ce bizarre pays qui n’est pas celui d’Eugène Sue: caverne plus vraie, mais moins brillante que le centre de la terre de mon ami Jules Verne. Quelque jour, je le crois, on fera descendre un boulevard jusqu’à ces bas-fonds remplis d’invraisemblables grimaces, et les Parisiens aisés iront voir en train de plaisir ce qui restera de la noire sarabande dansée autrefois par les ambitions de l’ignorance et de la misère.

Ida Corbeau était morte noyée dans l’eau-de-vie de marc; l’esprit de conduite d’Échalot l’avait tiré de presse; Similor lui-même, sans amender le moins du monde son vicieux naturel, avait pris l’habitude de laver sa figure et ses mains.

Saladin, qui était la seconde génération, devait profiter de ce progrès et, qui sait, pénétrer peut-être à travers nos couches sociales si faciles à trouer, jusqu’aux plus hauts sommets de la considération publique.

En attendant, il mangeait, choisissant ce qu’il y avait de meilleur sur la carte, en dépit de ses habitudes de parcimonie. Il avait le cœur content comme un négociant qui vient de trouver le joint d’une combinaison difficile. L’idée de Saladin était simple à l’instar de toutes les grandes idées, et de plus, comme presque toutes les idées du peuple sous-parisien, elle prenait son origine dans ses souvenirs de théâtre.

Chacun connaît l’histoire de ce chirurgien qui, n’ayant pas à son gré une clientèle suffisante, cassait les bras et les jambes des passants pour les remettre ensuite. Il y a eu sur ce sujet un drame à cinq cents représentations.

Saladin avait inventé quelque chose d’analogue. Ayant enlevé jadis Petite-Reine pour 100 francs, dont le coupable Similor avait profité, il voulait gagner cent fois plus, mille fois plus, en rendant Petite-Reine à sa mère.

Au point de départ, une forte lacune existait dans ce projet, car Petite-Reine était l’enfant d’une pauvre femme, qui ne pouvait fournir qu’une récompense très bornée.

Mais il y avait cet homme brun, cet étranger à barbe couleur d’encre qui avait donné un louis à Saladin déguisé en vieille femme.

Ils ont beau être positifs, couards, calculateurs, patients, tous ceux qui sortent des profondeurs dont je parlais naguère sont romanesques jusqu’à la folie.

Songez qu’ils jouent presque toujours avec vingt chances contre une, et que la première mise leur manque. Depuis quatre ou cinq ans, ils ont pris pour plus de trente millions de billets à 25 centimes aux loteries autorisées pour la plus grande gloire de la morale publique.

Nos loups-cerviers n’en sont plus à méconnaître cette vérité miraculeuse qu’on peut arracher des sommes flamboyantes aux gens qui n’ont pas le sou.

Revendre ce qu’il avait volé, telle était donc la première forme de l’idée de Saladin, et à mesure que les années s’écoulaient, il élevait en lui-même ses prétentions à l’endroit de ce marché fantastique, parce que son désir, devenu foi, lui montrait la mère indigente parvenue au faîte de la fortune.

Une idée fixe a presque toujours une valeur. On dirait, en vérité, que l’homme a ce mystérieux pouvoir de modifier la destinée en couvant ardemment et patiemment un désir déterminé.

Il n’y a pour échouer toujours que les irrésolus et les changeants.

La seconde forme de l’idée de Saladin fut un vaudeville: progrès sur le drame; il se dit que l’heureuse mère en retrouvant sa fille n’aurait rien à refuser, pas même la main de sa fille, à l’ange sauveur qui la lui ramènerait. Ce n’étaient pas, tant s’en faut, des suppositions faites à l’étourdie. Saladin creusait laborieusement la situation; il se mettait en face de cette mère, comtesse ou marquise, et il épluchait les raisons qui auraient pu déterminer son refus.

On n’accepte pas un saltimbanque dans les familles, c’est clair. Saladin s’était arrangé de manière à n’être plus saltimbanque; il s’était fait, comme nous l’avons dit, une éducation, assurément fort incomplète, mais qu’il trouvait superbe, ayant en toutes choses une souveraine estime de lui-même.

Il ne faut pas sourire. Nous ne sommes plus aux époques de modestie. La vanité, quand elle est suffisamment grave et lourde, est une des plus efficaces parmi les qualités qui déterminent le succès.

Saladin avait fait, en outre, tout ce qu’il avait pu pour se concilier les sympathies de sa future fiancée; il lui avait rendu de véritables services, et il avait pris sur elle une sorte d’autorité.

Malheureusement pour lui, il s’attaquait ici à une nature par trop supérieure à la sienne. Saphir, enfant, avait éprouvé pour lui une sorte de crainte, mêlée d’admiration, mais Saphir jeune fille le perça à jour d’un coup d’œil et se détourna de lui avec dédain.

Ce mépris, elle n’avait point pris souci de le dissimuler, et néanmoins notre Saladin doutait encore, parce que la pensée du dédain appliquée à sa précieuse personne ne pouvait entrer dans son esprit.

Après des années où il avait manœuvré dans le vide, soutenu seulement par son obstination à croire que son désir valait une certitude, Saladin se rencontrait face à face avec la vérité.

Et il restait ébloui devant cette vérité qui se trouvait être la complète réalisation de son rêve.

Il n’y avait pas en lui beaucoup d’étonnement, il y avait un immense orgueil, joint au soupçon instinctif qu’il faudrait donner peut-être une troisième forme à son idée.

– Je suis fort! se disait-il en dévorant son déjeuner dînatoire; je connais bien du monde, mais je ne connais personne qui m’aille à la cheville! J’avais tout deviné recta, seulement, au lieu d’une marquise ou d’une comtesse, c’est une duchesse. Il n’y a pas d’affront.

Et il se frottait les mains entre deux bouchées.

Le commencement de son repas, il le donna complètement au triomphe. Ce fut seulement vers le dessert qu’il s’interrogea au sujet des voies et moyens à prendre pour exploiter son aubaine.

Quoiqu’il n’admît pas le mépris de mademoiselle Saphir à son égard, il ne comptait plus sur elle et cherchait vaguement le moyen, en apparence impossible, d’agir sans elle.

Les affaires valent par la façon dont on les mène. Une mère, en définitive, peut offrir très décemment 10 000 francs à l’homme qui lui ramène sa fille, comme elle peut être obligée de lui servir vingt mille livres de rente.

Tout dépend de l’exécution.

Saladin n’avait jamais réfléchi à cela. Comment faire? Sous quel aspect se présenter à l’hôtel de Chaves? Comment y être admis? Comment y faire, du premier coup, la figure qu’il fallait pour produire l’effet désirable et se poser en gendre possible?

De loin ces difficultés peuvent sembler vénielles à un aventurier de l’espèce de Saladin, à qui son ignorance absolue du monde donne l’audace des aveugles au bord d’un précipice.

Mais de près, cela devenait terrible. Avec un peu de bon sens, et Saladin n’en manquait pas tout à fait, il était facile d’augurer que tout devait se terminer par une récompense honnête.

Le fromage de Saladin devint amer dans sa bouche; son dernier verre de vin lui resta au gosier.

Il travaillait désespérément, et ceux qui l’avaient vu commencer son repas d’un appétit si triomphal ne l’auraient point reconnu, quand il demanda le café d’une voix presque dolente.

Il chercha bien un instant quel levier de manœuvre pourrait lui fournir la découverte qu’il avait faite par hasard; monsieur le duc de Chaves guettant sa femme derrière les persiennes d’un entresol.

Mais ce genre de roman n’était pas dans les cordes de Saladin: tout au plus devinait-il vaguement qu’il y avait là un moyen d’action. La manière de s’en servir lui échappait absolument.

Il huma son café d’un air mélancolique.

Avant d’avaler la dernière gorgée, il mit la main à la poche pour chercher son porte-monnaie et sentit un objet étranger, dont il ne devina pas d’abord la nature. Il le retira vivement, et sourit avec une sorte de colère en reconnaissant le butin qu’il avait ramassé deux heures auparavant, au coin d’une borne, dans la cour de l’hôtel de Chaves.

Mais une réflexion soudaine lui traversa le cerveau. Son rire se figea et ses yeux ronds lancèrent un éclair.

– Le bracelet, murmura-t-il; le bracelet d’enfant!

C’était en effet un pauvre petit bijou, sans valeur aucune, fait avec des perles de verre, montées sur un fermoir en cuivre doré.

– La petite avait le pareil autrefois! dit encore Saladin qui était tout blême et dont les tempes battaient; je m’en souviens comme si j’y étais encore! je le regardai pour voir si c’était de l’or ou de l’argent, mais comme ça ne valait rien, je le jetai avec le reste dans le trou du fumier, entre Charenton et Maisons-Alfort…

– L’addition! cria-t-il d’une voix retentissante, en frappant de son couteau sur la table.

Ce n’était plus le même homme. Sa taille avait gagné quatre pouces, et un rayon de fière intelligence brillait dans ses yeux.

Il sortit du restaurant d’un air vainqueur, le chapeau sur l’oreille et la poitrine évasée. L’idée avait sa troisième forme.

Il souriait aux passants et regardait les petites dames d’un air protecteur.

– Ceux-là ne savent pas, se disait-il avec une gaieté bienveillante, que voilà un beau garçon qui a son affaire dans le sac; marquis pour de vrai, rentier, décoré et tout, dans un prochain avenir!

«Et papa Similor qui dingue dans la rue Le Peletier! ajouta-t-il en éclatant de rire. Bah! on n’est pas méchant, on lui fera un sort médiocre en rapport avec ses capacités.

Il gagna les abords de la Madeleine, où il prit un cabriolet de place, disant au cocher:

– Rue Tiquetonne, n° 13.

Vingt minutes après, il montait l’escalier terriblement noir de madame Lubin, seule somnambule supra-lucide de la ville de Paris.

Madame Lubin avait, à l’exemple de toutes les somnambules supra-lucides ou autres, un «médecin» qui la plongeait dans le sommeil magnétique et soignait ensuite les malades à l’aide des révélations qu’il tirait d’elle.

C’est une des branches du métier et je connais des personnes respectables qui ont beaucoup de confiance en ce genre de traitement.

L’autre branche de l’état consiste à retrouver les objets perdus et à découvrir les voleurs. Ce dernier détail, qui présente des dangers, conduit souvent mesdames les somnambules sur les bancs de la police correctionnelle.

Une ou deux même ont passé en cour d’assises drapées dans leur dignité et fort étonnées qu’on voulût les empêcher de remplir, en faisant leur cuisine, les fonctions du procureur impérial.

Il ne faut pas se dissimuler que la plupart de ces femmes cessent vite d’appartenir à la classe des charlatans. Au bout d’un an ou deux d’exercice, elles s’enivrent de leurs propres mômeries comme les sibylles antiques, et subiraient volontiers le martyre plutôt que d’avouer qu’elles n’exercent pas un sacerdoce.

Le «médecin» est rarement convaincu. Il fait ce métier-là comme il serait clerc d’huissier ou recors, et n’a pas d’autre prétention morale que de dîner tous les jours aux restaurants à quarante sous.

Quand Saladin entra chez madame Lubin, son médecin et elle étaient en train de prendre un petit verre de cassis sur le coin de la cheminée.

Ce sont en général des ménages où le médecin joue le rôle du sexe le plus faible.

– Docteur, dit Saladin en passant le seuil, vous allez me faire le plaisir d’aller voir en bas si j’y suis. Il s’agit d’une affaire grosse comme la maison. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Le médecin, ayant consulté du regard sa suzeraine, prit son chapeau gras et disparut.

– Dormez-vous, ma commère? demanda Saladin en riant.

– Monsieur le marquis, répondit la somnambule d’un air digne, vous savez bien que je ne plaisante jamais avec ces choses-là; oui, je dors, et c’est tout frais; je suis lucide.

Saladin fit rouler du pied un fauteuil et s’y plongea.

– J’aimerais mieux que vous fussiez éveillée, dit-il, mais à la guerre comme à la guerre. Venez ça, nous allons causer.

Madame Lubin était une femme d’une trentaine d’années, usée et surmenée, mais qui gardait quelques traces de gentillesse. Elle vint s’asseoir auprès de Saladin, prit une pose coquette et dit:

– Causons… nos machines ont-elles monté aujourd’hui en bourse?

– Il ne s’agit pas de cela, répondit Saladin d’un air grave, vos machines sont de la petite bière. Combien auriez-vous de la dame en question si, par impossible, vous retrouviez l’objet que vous savez?

– Quelle dame? demanda la somnambule, et quel objet?

Les yeux ronds de Saladin étaient fixés sur elle comme deux lanternes.

– Ah! fit-elle tout à coup, la dame au bracelet!… Ça vous a-t-il servi à quelque chose l’adresse du Grand-Hôtel que je vous ai donnée?

Saladin fit un grave signe de tête.

– Je suis lucide, moi aussi, ma bonne dame, prononça-t-il d’un ton solennel, supra-lucide! La dame qui est venue vous consulter est la duchesse de Chaves, qui a ce magnifique hôtel rue du Faubourg-Saint-Honoré.

– Oh! oh! fit madame Lubin étonnée, vraiment! une duchesse! et comment savez-vous cela?

– Je sais bien des choses, repartit Saladin, quoique je ne me vante pas d’être sorcier. Avez-vous le signalement exact du bracelet perdu par la duchesse?

La somnambule ouvrit un petit registre et se mit à le feuilleter. Pendant qu’elle s’occupait ainsi, Saladin tira le bracelet de sa poche.

– Voilà! dit-elle: un petit bracelet de perles bleues, avec fermoir en cuivre doré. Saladin lança à la volée le bracelet qui vint tomber sur le registre.

– Tiens, tiens, fit madame Lubin en sautant sur son siège, vous l’avez fait faire? Qu’est-ce que vous comptez tirer de là?

Saladin souriait dans sa cravate.

– Je ne l’ai pas fait faire, ma bonne dame, dit-il, et un simple coup d’œil peut vous convaincre de la vétusté de l’objet.

– C’est vrai, avoua la somnambule. Alors vous l’avez acheté d’occasion? En tout cas, c’est bien choisi; mais la personne qui l’a perdu connaissait son bracelet. C’était, je le crois bien, une manière de relique qu’elle regardait souvent. Je ne me charge pas de rendre ce petit bric-à-brac à madame la duchesse.

Saladin était de plus en plus majestueux.

– Je ne vous en charge pas non plus, ma bonne dame, dit-il; je vous apporte seulement les moyens de faire preuve d’une très grande habileté ou lucidité, comme vous voudrez. Par votre art, vous avez appris deux choses, d’abord le nom et l’adresse de la personne qui vous a consultée, ensuite l’existence d’un individu doué de facultés extraordinaires et qui prétend avoir en sa possession l’objet perdu par la susdite personne… est-ce que ce n’est pas déjà joli?

– Et, demanda madame Lubin, c’est vous l’individu doué de facultés extraordinaires?

– Naturellement, répondit Saladin, qui salua.

– Y aura-t-il quelque chose pour moi?

Saladin salua de nouveau et répéta:

– Naturellement.

– Eh bien, cher monsieur le marquis, dit la somnambule, la personne doit revenir demain. Je lui ferai votre commission et même je l’enverrai chez vous, si vous voulez, quoique l’affaire soit à moi.

Saladin secoua la tête avec lenteur.

– Ce n’est pas cela, murmura-t-il, et je ne suis pas ici pour vous prendre vos affaires. Il y a là-dedans des intérêts engagés, des intérêts majeurs, dont moi seul puis avoir connaissance, à cause de mes nobles relations dans le grand monde. Souvenez-vous de cette fable ingénieuse Le Coq et la Perle; il y a dans la vie des occasions dont le vulgaire ne peut pas profiter.

– Le vulgaire! répéta madame Lubin scandalisée.

– Bonne madame, répliqua Saladin avec condescendance, vous êtes une femme comme il faut, c’est certain, mais, vis-à-vis d’un homme tel que moi, vous appartenez au vulgaire.

Puis, se levant et rejetant en arrière sa tête d’oiseau, il ajouta:

– Je cache sous l’apparence d’un simple coulissier de remarquables destinées. Ne vous en étiez-vous pas doutée?

Madame Lubin, quoiqu’elle ne travaillât pas en foire, appartenait, elle aussi, très énergiquement, à la classe des gens qui vivent d’illusions et respirent le roman par tous les pores.

Comme elle gagnait sa vie à jouer un rôle, les choses théâtrales avaient un grand empire sur elle. Son regard changea d’expression, tandis qu’elle contemplait Saladin, grandi d’une demi-coudée.

– C’est vrai, balbutia-t-elle, que vous avez quelque chose d’étonnant! Et mon docteur n’aurait pas pris la porte comme cela pour tout le monde. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service?

Saladin répondit:

– Qui sait si cette soirée n’est pas pour vous l’aurore d’une position fixe et honorable? Mettez-vous là, devant ce guéridon, et veuillez écrire ce que je vais vous dicter.

Madame Lubin, sans se faire prier, s’assit auprès de la table et disposa tout ce qu’il fallait pour écrire.

– Je suis, dit-elle; on ne sait pas vous résister, monsieur le marquis.

Mais Saladin se promenait de long en large dans la chambre, et paraissait méditer laborieusement.

Il avait l’air d’un poète qui va enfanter un chef-d’œuvre. Et par le fait il se disait:

– La chose doit être soignée et propre à me planter là-dedans, droit et solide comme un mât de cocagne! Pas de paroles inutiles! il faut frapper la dame, et qu’elle passe toute la nuit à rêvasser de moi comme si j’étais un casse-tête chinois.

– Eh bien? fit la somnambule.

Saladin vint se mettre debout devant elle et dicta:

«Madame, «Ma science m’a fait savoir le nom et la demeure de la personne respectable qui m’a fait l’honneur de me consulter.

«Il y a au-dessus de moi un homme dont ma science m’a également fait connaître l’existence et la supériorité.

«L’objet que vous avez perdu et qui vous était cher vous sera rendu par lui.

«Peut-être l’homme dont je parle pourrait-il guérir en vous le regret produit par une perte bien autrement cruelle…

«Il ne m’est pas permis de vous en dire davantage.

«On annoncera demain chez vous, à la première heure, l’ancien agent de police Renaud. Recevez-le, et sachez tout de suite que vous aurez affaire au jeune et célèbre marquis de Rosenthal!»

– Signez, ordonna Saladin. Madame Lubin signa.

– Et qu’est-ce que tout cela veut dire? demanda-t-elle.

– Si ma main droite le savait, répondit Saladin avec emphase, je la couperais. Mettez l’adresse.

Madame Lubin adressa la lettre à madame la duchesse de Chaves en son hôtel, rue du Faubourg-Saint-Honoré.

Saladin prit son chapeau. Avant de franchir le seuil, il mit un doigt sur sa bouche, puis il sortit sans prononcer une parole.

III Saladin monte à l’assaut

Il y a dans la vie des choses absurdes qui doivent réussir, de même qu’il y a dans l’art des œuvres très méprisables dont le succès est forcé. Pour juger ceci et cela il faut se placer à de certains points de vue.

Le roman est entré dans nos mœurs bien plus profondément qu’on ne le pense: ceci pour le commun des hommes et des femmes. Pour ceux ou pour celles qui souffrent d’une grande blessure, la vie même devient un roman.

Et si cette blessure, au point de vue des douleurs qu’elle occasionne comme au point de vue des espoirs de guérison qu’elle laisse, touche par quelque côté au domaine exploité habituellement par les conteurs, l’invasion du roman dans la vie passe à l’état de tyrannie absolue.

Les contes, en effet, partent presque toujours d’un fait véritable et, pour ne point abandonner le sujet même de notre récit, il est certain, malheureusement, que l’enlèvement d’un enfant n’est pas une circonstance très exceptionnelle.

Parti du fait fondamental et vrai, le romancier en tire des conséquences à sa guise, et c’est là que commence le roman.

C’était-à-dire, pour beaucoup de gens, le mensonge; pour d’autres, la déduction logique des événements.

Nous ne craignons pas de dire que l’imagination blessée de toute mère à qui on a ravi son enfant invente en une semaine plus de romans que l’habileté du plus fécond romancier n’en saurait trouver en dix années.

Madame de Chaves reçut le soir même par la poste la lettre de la somnambule. Il y avait en elle, en ce moment, une inquiétude qui se rapportait à un danger tout personnel; madame de Chaves, nous le savons, n’ignorait rien de la sauvage et bizarre nature de son mari.

Elle connaissait vaguement, mais suffisamment, l’histoire de celle qui, avant elle, avait porté ce titre et ce nom: duchesse de Chaves.

Elle lut la lettre au milieu d’une certaine préoccupation, non point qu’elle eût peur, car elle était brave comme toutes celles qui ont terriblement souffert, mais parce qu’elle tenait, comme d’autres s’accrochent au dernier amour, à la faible espérance qui était désormais toute sa vie.

Car telle nous l’avons vue autrefois dans la chambrette de la rue Lacuée, à genoux devant le berceau vide de Petite-Reine, telle Lily était restée après tant de temps écoulé.

Sa fille! il n’y avait en elle que sa fille. En dehors de ses regrets et de ses espoirs qui avaient sa fille pour objet, vous eussiez trouvé dans sa poitrine le cœur d’une morte.

Elle jeta la lettre qu’on lui avait apportée dans sa chambre à coucher, et se reprit à songer à cette rencontre bizarre: monsieur le duc de Chaves, cet homme sombre et froid, montant les degrés qui conduisaient à un théâtre forain.

C’était fort surprenant, mais, en somme, la conduite de monsieur le duc intéressait Lily médiocrement, et ce qui lui restait de cette aventure c’était le singulier regard que monsieur de Chaves avait jeté sur elle.

Monsieur de Chaves était à Paris quoiqu’il eût annoncé hautement son départ, et monsieur de Chaves, avant son absence, lui avait fait comprendre, avec douceur et courtoisie, que les assiduités du jeune Hector de Sabran pouvaient présenter un danger.

S’il était une femme au monde dans l’existence de laquelle le roman débordât, c’était assurément madame de Chaves. Depuis l’heure de sa naissance, en quelque sorte, le roman ne l’avait jamais quittée, quoiqu’il n’y eût pas un atome de tendance romanesque dans son esprit, ni dans son cœur.

Elle avait passé au milieu de tout cela, portée par les événements, et n’avait jamais eu qu’une passion profonde, son amour pour sa fille.

Justin lui-même ne lui laissait qu’un souvenir doux et tranquille.

Mais le roman la pressait de toute part. Et en ce qui regardait sa position vis-à-vis de son mari demi-sauvage, c’était un roman bien connu, une légende, un conte d’enfant: l’histoire de Barbe-Bleue.

Monsieur le duc n’était pas homme à chercher des intrigues subtiles. Il aimait avec une brutalité folle. Lily avait la conviction qu’il s’était débarrassé de sa première femme pour l’épouser, elle, Lily.

Elle pensait, tout en se disant: c’est impossible! qu’il pourrait prendre le même moyen pour épouser une autre femme.

Elle ne l’avait jamais aimé. Elle avait pour lui la répugnance terrifiée des enfants prisonniers de l’ogre. Elle s’était résignée à cette torture de vivre près d’un pareil homme, parce qu’elle avait vu dans ce sacrifice le moyen de retrouver Justine.

Elle eût fait plus encore, si une épreuve plus dure se fût présentée à elle.

Du reste, monsieur le duc de Chaves l’avait aimée passionnément pendant plusieurs années, et jusqu’à ces derniers temps, elle avait gardé sur lui un remarquable empire.

Il était fier de sa beauté. Il éprouvait à chaque instant de ces mouvements de jalousie qui enchaînent, et pour le garder esclave, Lily, soutenue par la pensée qu’elle travaillait pour sa fille, avait parfois surmonté un sentiment qui était plus que de la froideur.

Le duc alors redevenait l’amant agenouillé des premiers jours.

Au bois et dans les fêtes de la haute vie, en voyant passer cette femme si noblement fière, souriante et, en apparence, heureuse d’être partout la reine de beauté, vous n’eussiez jamais deviné la plaie incurable de son âme.

Monsieur le duc de Chaves, de son côté, avait accompli loyalement au moins une partie du pacte conclu. Sa fortune avait toujours été à la disposition de Lily, dès qu’il s’était agi de chercher Petite-Reine.

Il n’avait menti qu’une fois, quand il avait donné à penser à la jeune mère que sa fille était partie pour l’Amérique.

Et s’il avait menti, c’était pour emporter l’objet de sa passion comme une proie.

Lily, seule dans sa chambre, repassait en elle-même ces événements lointains, mais la lettre mystérieuse, à son insu, prenait déjà sa pensée.

Souvenons-nous que, même avant d’avoir reçu cette lettre, elle avait dit à Hector, superstitieuse comme toujours les martyres: «Si cette somnambule retrouvait le bracelet, elle pourrait aussi retrouver l’enfant…»

La lettre était sur la table de nuit. Madame la duchesse de Chaves se prit à la regarder. Matériellement, cette lettre sentait l’endroit d’où elle venait: c’était un papier grossièrement parfumé, dans une enveloppe timbrée avec prétention.

Madame de Chaves la prit et la relut. Elle fut frappée, ou plutôt blessée par la niaise emphase de son contenu. Ces phrases, coupées avec une majesté sibylline, lui sautèrent aux yeux comme une ridicule mystification.

Et pourtant elle la relut non pas une fois, mais dix fois.

Le roman! le roman, stupide ou non, la menace qu’on ne comprend pas, la promesse mystérieuse!

Je ne sais pas d’homme au monde qui puisse recevoir, sans émotion, la prière de passer chez un notaire inconnu.

C’est là le roman, c’est là son prestige, c’est là ce qui mène les trois quarts de la vie des trois quarts d’entre nous!

Et si je voulais aller au fond des choses, je dirais que, quand le roman entre une fois dans la vie, plus il est absurde plus il devient entraînant.

D’ailleurs, il y avait quelque chose dans cette lettre. On avait découvert le nom de madame de Chaves et son adresse qu’elle avait cru tenir cachés; on avait retrouvé le bracelet; on avait fait bien plus: on avait deviné, et c’était magie, la secrète préoccupation de son cœur.

Car cet objet, plus cher et plus cruellement regretté, auquel on faisait allusion, que pouvait-il être, sinon sa fille elle-même?

Elle se mit au lit en songeant à la lettre.

Elle voulut s’endormir; la lettre la poursuivit comme une tyrannie.

Et, chose singulière, parmi les énigmes que la lettre proposait, les plus obsédantes pour sa pensée n’étaient pas celles dont l’exposé du moins se comprenait.

Son adresse devinée, le bracelet retrouvé, l’allusion faite au sort de sa fille, tout cela s’évanouit peu à peu pour céder la place à ce problème, idiot dans ses termes: monsieur le marquis de Rosenthal se présentant à l’hôtel, sous le nom de Renaud, ancien employé de la police.

De bonne heure, Lily se leva. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Avant huit heures, elle était assise dans son boudoir, impatiente déjà et trouvant que monsieur le marquis de Rosenthal tardait. Elle avait donné l’ordre exprès d’introduire auprès d’elle monsieur Renaud sitôt qu’il se présenterait.

Demi-cachée derrière ses rideaux, elle interrogeait la cour et guettait la porte cochère.

Enfin, quelques minutes avant neuf heures, la porte s’ouvrit et un jeune homme, vêtu de noir, se dirigea vers la conciergerie. Le concierge, après l’avoir écouté, le conduisit lui-même jusqu’au perron.

Lily put l’examiner à son aise tandis qu’il traversait la cour d’un pas lent et solennel.

C’était un étudiant allemand, non pas précisément tel qu’on les voit à Leipzig ou à Tübingen, mais tel que les théâtres nous les montrent quand ils font de la couleur locale: bottes molles, pantalon noir collant, veste et jaquette noires surmontées par un vaste col blanc rabattu. Seule, la casquette traditionnelle était remplacée par un chapeau tyrolien à larges bords, d’où s’échappaient les mèches abondantes et lustrées d’une chevelure noire.

Lily avait vaguement l’espoir de trouver en ce nouvel arrivant une figure connue, mais elle dut s’avouer qu’elle ne l’avait jamais vu.

L’instant d’après, un domestique annonça monsieur Renaud, et Saladin fit son entrée dans le boudoir de madame la duchesse.

Celle-ci se leva pour le recevoir. Il salua, mais non point très bas, et dit en fixant sur elle ses yeux ronds qui la troublèrent:

– Voilà bien des années que je m’occupe de vous.

Il avait en parlant un léger accent tudesque.

Madame de Chaves ne trouva pas de réponse, elle le regardait avec une sorte de frayeur: Saladin eut un sourire de froide bonté.

– Je ne vous veux que du bien, prononça-t-il du bout des lèvres.

La duchesse lui montra de la main un siège et dit tout bas:

– Je vous en prie, monsieur, apprenez-moi ce que je puis espérer de vous.

Saladin croisa ses bras sur sa poitrine. Il était superbe d’aplomb et de gravité. Il avait passé la nuit à composer son rôle, à l’apprendre et à le répéter.

Languedoc, déniché à la foire par Similor, était venu lui faire une tête: une tête de marbre immobile et glacée.

Si Saladin avait su le monde, peut-être aurait-il reculé devant l’audacieuse comédie qu’il allait jouer; peut-être du moins aurait-il choisi d’autres moyens et pris d’autres apparences.

Sans prétendre qu’un autre stratagème n’eût point réussi auprès de cette pauvre femme, subjuguée d’avance et préparée à toutes les crédulités, nous affirmons que Saladin avait bien choisi son personnage.

Nous ajoutons que les comédies de ce genre arrivent au succès, surtout par leurs côtés les plus invraisemblables.

Les charlatans sauvent parfois ceux que la médecine sérieuse a condamnés. Il en est ainsi dans la vie, et certains découragements se réfugient d’eux-mêmes dans l’impossible.

Chaque siècle, du reste, subit pour un peu l’influence de la poésie ambiante: ceci du haut en bas de l’échelle sociale. On est bien forcé de prendre le merveilleux où les poètes l’ont mis.

Les sorciers du Moyen Age, succédant aux oracles antiques, se chargeaient de répondre aux questions de l’ambition effrénée ou de l’aveugle désespoir. Le XVIIIe siècle incrédule inventa les magnétiseurs et but en riant l’élixir de vie, distillé par le comte de Cagliostro. Nous avons eu de nos jours les médiums et les tables tournantes.

C’est là le merveilleux pur, le surnaturel franchement inexplicable.

Mais le merveilleux poétique est autrement fait. C’est la baguette des fées, ce sont les miracles obtenus par la lance des chevaliers, ou bien ce sont les prouesses encore plus étonnantes accomplies par l’épée de d’Artagnan, par l’or de Monte-Cristo.

On ne croit pas à tout cela, je le veux bien, mais il en reste quelque chose.

D’Artagnan mourut il y a longtemps.

Depuis Monte-Cristo, Jupiter en habit noir qui lançait les billets de banque comme la foudre, on a été chercher le merveilleux plus bas encore, beaucoup plus bas.

Quelques-uns ont choisi des assassins et des voleurs pour les revêtir de je ne sais quels oripeaux magiques; d’autres, moins fous et plus hardis, ont osé prendre cette personnalité détestée et méprisée: l’agent de police, pour l’entourer de rayons sur l’effronté piédestal de leurs fictions.

On pêche ses héros où l’on peut, dans les temps de disette avérée. Il y a quelque chose d’original et à la fois de généreux à préférer les gendarmes aux voleurs en un pays comme la France, assez spirituel pour siffler toujours les gendarmes en applaudissant fidèlement les voleurs. Je ne puis que louer de tout mon cœur les hommes de grand talent qui se sont donné la mission de réhabiliter l’agent de police. Il était temps de flétrir l’innocence incurable du suffrage universel se faisant le complice des meurtriers et des filous pour accabler ces modestes soldats qui gardent vaillamment le repos de nos nuits et n’ont pas même, pour compenser la dérisoire modicité de leur paye, l’appoint de la considération publique.

Mais, entre les réhabilitations équitables et les fusées d’une complète apothéose, il y a de la marge, et peut-être n’était-il pas nécessaire de remplacer le chapeau que messieurs les inspecteurs de la sûreté portent dans la vie réelle par une trop fulgurante auréole.

Pour plaire, nous sera-t-il répondu, il faut exagérer dans un sens comme dans l’autre.

Ceux qui disent cela mentent, insultant à la fois les écrivains et le public.

Ma religion est qu’on peut plaire en disant l’exacte vérité; ma croyance est que nous heurtons tous les jours sur le trottoir des réalités bien autrement curieuses et bizarres que n’en peut inventer l’exagération même de ceux qui se battent les flancs pour étonner les naïfs.

Saladin, comédien de petite venue, mais très soigneux et très habile, profitait tout uniment d’un courant. Il exploitait la mode du détective.

Après avoir examiné madame la duchesse le temps voulu pour produire son effet, il prit le siège qu’on lui indiquait et tira de sa poche un assez vaste portefeuille en même temps qu’un objet enveloppé dans du papier qu’il remit entre les mains de madame de Chaves.

– Voici d’abord le bracelet de Petite-Reine, dit-il.

La duchesse à ce nom devint pâle comme une morte. Le tonnerre, éclatant dans la chambre, n’eût pas produit sur elle un pareil effet. Elle chancela sur son siège et murmura:

– Quoi, monsieur! vous savez?…

– Je suis Renaud, répondit Saladin d’une voix basse et brève.

Il se mit en même temps à feuilleter rapidement son carnet.

– Rue Lacuée, n° 5, dit-il en prenant un premier carré de papier: Madame Lily, dite la Gloriette, dix-huit à vingt ans, très jolie, conduite bonne, enfant dont on ne connaît pas le père; nom de l’enfant: Justine, mais plus souvent appelée Petite-Reine dans le quartier… Contestez-vous?

La duchesse le regardait bouche béante.

– Vous ne contestez pas, reprit Saladin, c’est exact. Il choisit un autre carré de papier.

– Fin avril 1852, reprit-il, mère et fille entrées dans une baraque de la foire, place du Trône. Voiture prise à cause de la pluie…

Madame de Chaves l’interrompit par un cri de stupéfaction.

– Quoi! même ces détails! balbutia-t-elle. Saladin lui imposa silence d’un signe de tête.

– Je suis Renaud, répéta-t-il pour la seconde fois.

Et il ajouta de sa voix glacée qui n’avait point d’inflexions:

– Voiture procurée par un jeune garçon, avaleur de sabres de son état. Quatorze ans. Nom: Saladin.

Il changea de carré de papier.

– Journée du lendemain très chargée. Faits principaux: départ de la jeune mère pour Versailles; Petite-Reine confiée à une femme nommée la Noblet et portant aussi le sobriquet de la Bergère, dont le métier était de promener les enfants pauvres au Jardin des Plantes. Le nommé Médor, aide de la femme Noblet, laisse approcher des enfants une sorte de mendiante qui cache sa figure sous un vieux bonnet à voile bleu. Homme déguisé: ce même jeune garçon qui avait procuré la voiture la veille au soir…

– Etes-vous sûr de cela? s’écria Lily qui haletait.

– Je suis sûr de tout ce que je dis, répondit sèchement Saladin. J’ai interrogé moi-même le jeune garçon qui est maintenant un homme.

– Mais ma fille! fit la duchesse avec explosion. Ma fille est-elle vivante?

Saladin jeta son carré de papier et sembla faire un choix parmi ceux qui restaient dans son carnet.

– Vous n’avez pas encore regardé si le petit bracelet est bien le vôtre, dit-il tranquillement.

C’était vrai, les mains tremblantes de madame de Chaves déplièrent l’enveloppe.

– C’est lui! s’écria-t-elle en portant le bracelet à ses lèvres, c’est bien lui, et ma fille…

– Permettez, madame, interrompit Saladin, ne nous égarons pas. Petite-Reine avait deux bracelets semblables, un que vous possédiez, un autre qu’elle avait emporté…

– Et celui-là?…

– C’est celui qu’avait emporté Petite-Reine. Lily tendit ses mains jointes qui tremblaient.

– Alors, elle vit, balbutia-t-elle. Elle vit!… car vous n’auriez pas voulu vous jouer ainsi du cœur d’une mère!

Les yeux ronds et fixes de Saladin se relevèrent sur elle.

– Procédons par ordre, s’il vous plaît, fit-il d’un ton d’autorité. Quand il en sera temps nous arriverons à ce qui regarde madame votre fille.

IV Saladin fait un roman

L’instant d’auparavant, madame de Chaves n’aurait pas cru que son étonnement pût augmenter, mais elle bondit sur son siège à ces derniers mots prononcés par Saladin: «… madame votre fille».

– Ma fille! s’écria-t-elle, mariée!… mais c’est une enfant! Puis, retournée subitement par la grande joie qui envahissait son cœur, elle ajouta d’une voix tremblante:

– Elle vit donc, puisqu’elle est mariée! Oh! qu’importe cela! qu’importe tout le reste! monsieur! monsieur! demandez-moi ce que vous voudrez, ma fortune, mon sang! mais dites-moi quand je verrai ma fille!

Saladin lui adressa le signe que les pédagogues font aux enfants pour réclamer le silence.

– Procédons par ordre, répéta-t-il après avoir trouvé dans son carnet le carré de papier qu’il cherchait; jusqu’à présent vous ne contestez pas?

– Tout ce que vous avez dit, répliqua Lily qui le suppliait du regard, est la vérité même, et il a fallu un miracle d’habileté…

– Je suis Renaud, dit pour la troisième fois Saladin.

– Monsieur le duc de Chaves, continua-t-il reprenant la lecture de ses notes, grand de Portugal de 1er classe, chargé d’une mission particulière de l’empereur du Brésil, mêlé à tout cela indirectement. Était à la représentation de la foire. Était au Jardin des Plantes. Offrit des primes en argent à la police de Paris. Détermina la Gloriette à partir avec lui pour l’Amérique. – Lacune.

«Vous remplirez les lacunes, s’interrompit ici Saladin; c’est nécessaire pour ma gouverne.

En même temps, il feuilleta rapidement son carnet et arriva jusqu’aux dernières pages, où il prit un carré qui contenait seulement ces mots:

– Lacune. Retour en France. Duc marié à la Gloriette. Voyage dans les départements.

Enfin un dernier papier disait:

– Soupçons. Fausse absence dudit monsieur de Chaves. Aujourd’hui, 19 août 1866, monsieur de Chaves revenu secrètement pour surprendre sa femme. Embuscade.

– C’était hier! murmura la duchesse. Saladin poursuivit sans répondre:

– La voit partir à cheval avec le jeune comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel, chambre 38.

La duchesse était muette de stupeur. Saladin ferma brusquement son carnet.

– Je vous prie, dit-il, de compléter brièvement et clairement ce qui concerne monsieur le duc de Chaves. Quand vous connaîtrez mieux la position où je suis vis-à-vis de vous, vous comprendrez que ma conduite dans toute cette affaire doit être dirigée par les renseignements les plus positifs.

Saladin rapprocha son siège, mouilla le bout d’une mine de plomb et fixa un carré de papier sur la couverture de son carnet, en homme qui va prendre des notes.

Le premier instinct de la duchesse fut d’obéir tout de suite et aveuglément.

Aucun doute n’était en elle; on peut dire qu’elle était émerveillée et subjuguée. Si elle hésita, ce fut pour se recueillir en interrogeant sa mémoire.

– Y sommes-nous? demanda Saladin d’un ton impatient. Le temps est non seulement de l’argent, mais encore de la vie. J’attends.

Les yeux de la duchesse évitèrent les siens, parce que la pensée de monsieur de Chaves venait de traverser son esprit.

– Comment ignorez-vous une partie de la vérité, murmura-t-elle, vous qui avez appris des choses si difficiles à connaître?

Saladin eut un sourire.

– Nous voilà qui raisonnons, dit-il. Je veux bien raisonner, pourvu que cela ne dure pas plus de trois minutes. Je sais les choses que j’ai cherché à savoir, et ces choses-là n’étaient pas des plus faciles à deviner. Quant au reste, j’ai épargné ma peine, parce que j’avais la certitude de tout apprendre par vous.

– Si je ne pouvais…, commença la duchesse.

– Vous pouvez, interrompit Saladin, puisque c’est votre propre histoire, et il est impossible qu’aucune force humaine enchaîne votre langue, quand je vous dis: je veux que vous parliez!

Il s’exprimait avec emphase, mais sans élever la voix. La duchesse dit après un silence:

– C’est mon histoire, en effet, mais c’est aussi l’histoire d’un autre. Ai-je le droit de révéler un secret qui ne m’appartient pas?

Saladin croisa ses bras sur sa poitrine.

– C’est le secret de l’autre que je veux connaître, dit-il, c’est l’autre qui est le maître ici; c’est de l’autre que dépend le sort de votre fille, et vous êtes trop mère pour ne pas comprendre que le sort de votre fille seul m’intéresse.

– Elle sera heureuse…, s’écria madame de Chaves. Elle allait poursuivre, Saladin ne la laissa pas achever.

– Auriez-vous défiance? demanda-t-il avec une dignité sobre qui prouvait son vrai talent de comédien.

– J’ai peur, murmura la duchesse.

– De moi?

– Non, de lui.

La duchesse, en prononçant ces derniers mots, appuya son mouchoir sur ses lèvres, comme si elle eût voulu se bâillonner elle-même.

Le visage de Saladin changea, exprimant pour la première fois une nuance qui n’était point dans son rôle; son regard eut de l’étonnement et de la contrariété.

– Ne vous aime-t-il pas en esclave? demanda-t-il.

– Il m’a aimée, répondit tout bas madame de Chaves.

La main de Saladin se posa sur son bras.

– J’ai besoin de tout savoir, dit-il en faisant son accent impérieux, non pas pour moi, mais pour elle.

– Pour elle! répéta la duchesse, dont la voix chevrotait, brisée par les larmes, tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai souffert depuis tant d’années, croyez-vous donc que ce ne soit pas pour elle! Les livres et les hommes disent: avec le temps, on oublie… Le temps a passé, je n’ai rien oublié. En ce moment où Dieu fait luire à mes regards un espoir qui m’éblouit le cœur, il me semble que je deviens folle. Je vous crois, tout ce que vous dites est vrai, mais se peut-il que j’aie jamais cette joie de sentir ma fille dans mes bras et d’avoir son front sous mes lèvres! J’ai vécu pour cela, uniquement pour cela; sans cela je n’aurais même pas eu besoin d’aller au-devant de la mort; la mort m’aurait prise bien vite. J’ai travaillé, j’ai combattu, j’ai espéré en dépit même du désespoir qui me torturait l’âme… Et maintenant tout s’éclaire à la fois à l’improviste! Hier, il n’y avait autour de moi que ténèbres, et j’aurais donné mon sang pour connaître la route où elle passa tel jour de tel mois, il y a dix ans, que sais-je! pour deviner un rien, pour acquérir le plus vague de tous les indices. Au lieu de cela, c’est une certitude. Dieu m’accable d’un si grand bonheur que ma raison se refuse à le comprendre. Vous voilà, vous, un inconnu, vous venez à moi par une porte mystérieuse et qui fait songer aux miracles, vous me dites ce qui s’est passé exactement, minutieusement, comme si vous racontiez une page d’histoire.

«Les noms de l’enfant, vous me les répétez, les faits les plus indifférents, vous les avez recueillis, et il semblerait que vous étiez autour de nous, voici quatorze ans, depuis l’heure malheureuse où j’entrai dans la cabane des saltimbanques avec ma chère petite jusqu’au moment plus cruel où elle me fut enlevée. Je sais qu’il y a des merveilles dans cet art de tout savoir et de tout deviner, je sais que l’œil de la police perce les ténèbres les plus épaisses, mais au nom du ciel, ne vous fâchez pas contre moi: je suis une pauvre femme bien faible et bien ébranlée. L’habileté qui sert à découvrir peut aussi servir à tromper…

«Oh! pitié! pitié! s’interrompit-elle, je n’ai pas voulu vous offenser, monsieur!

– Madame, prononça froidement Saladin, j’ai pitié, mais vous ne m’avez pas offensé. Il faut aux grandes émotions de la femme un calmant: la plainte ou les larmes. Les minutes sont précieuses pour moi, et cependant, je ne vous ai pas interrompue. D’autres l’eussent fait à ma place, madame, car je suis maître absolu de la situation; j’ai des droits, et vous l’avez bien deviné, quoique aucune allusion à ce sujet ne soit tombée de votre bouche, j’ai des droits égaux, supérieurs même à ceux d’une mère.

Un effroi mortel, où il y avait de la haine, se peignit sur les traits de Lily, qui baissa les yeux vivement. Saladin vit et comprit.

– Cela devait être, prononça-t-il à voix basse; si nous ne sommés pas unis par le plus tendre de tous les sentiments: le lien filial, nous serons des ennemis irréconciliables!

– Vous êtes le mari de ma fille! balbutia la duchesse sans relever les yeux.

La physionomie de Saladin exprimait en ce moment une nuance d’embarras. Peut-être n’eût-il point voulu abattre si tôt cette grosse carte, qui était un des principaux atouts de son jeu. Certes il avait fait ce qu’il avait pu pour que ce mensonge sautât aux yeux comme l’évidence, mais il aurait voulu choisir son heure et profiter à son gré de l’effet produit.

– Madame, dit-il en changeant de ton, dans notre intérêt à tous les trois (et il souligna ce chiffre) je devrais montrer plus de fermeté; mais je suis gentilhomme, et, pour la première fois depuis bien longtemps, je ressens comme aux jours de ma jeunesse la faiblesse du gentilhomme en face des larmes d’une femme. Vous êtes sa mère; j’abdique le droit que j’ai de commander et je vais plaider ma cause comme si c’était à moi d’employer la prière. Écoutez-moi, je serai bref; vous allez savoir en face de qui la volonté de Dieu vous a mise.

La duchesse releva sur lui ses beaux yeux qui remerciaient timidement. Tout répit, à cette heure, était précieux pour elle.

Saladin se recueillit un instant, puis, après avoir économisé son souffle comme il faut faire pour avaler un sabre de taille inusitée, il parla ainsi:

– Mon père, margrave ou marquis de Rosenthal (Silésie prussienne), occupait un haut grade dans l’armée et s’était marié à une noble Polonaise, la princesse Bélowska. Il habitait Posen dont il était second gouverneur militaire, pendant que je faisais mes humanités à l’université de Breslaw.

«Lors des grands troubles qui agitèrent la Pologne prussienne, mon père demanda son changement à cause de sa femme qui était parente de la plupart des chefs insurgés; la cour de Berlin refusa durement, et mon père fut obligé de garder son commandement.

«J’avais fait un voyage à Posen, pendant les vacances de 1854, pour venir embrasser ma famille. Il y avait de l’agitation dans la maison; ma mère, qui était d’habitude, une femme sédentaire, presque uniquement occupée de ses devoirs de religion, faisait de longues absences; la voiture était sans cesse attelée, et plus d’une fois j’entendis mon père lui dire:

«- Madame, vous serez la cause de notre ruine.

«Une nuit, je fus éveillé par un bruit qui se faisait dans la cour de notre maison. Deux voitures arrivèrent l’une après l’autre et les pas de plusieurs hommes sonnèrent dans les corridors.

«À dater de ce moment, ma mère reprit sa vie d’autrefois, mais mon père n’en parut pas moins inquiet pour cela. Il y avait des allées et des venues nocturnes, et l’impression que je recevais du sourd mouvement qui m’entourait était que des hôtes mystérieux habitaient notre demeure.

«On s’occupait beaucoup, dans la ville, du major général lithuanien Gologine, qui, après le combat de Grodno, avait fait une trouée en avant et passé notre frontière, au lieu de fuir vers le nord. On disait qu’il devait être réfugié aux environs de la ville avec son état-major.

«Le jour même où je devais monter à cheval pour quitter la maison paternelle et retourner à mes études, une estafette du gouvernement apporta à mon père l’ordre de se rendre chez le baron Kœller qui commandait la province; il n’eut pas la permission de communiquer avec sa femme, et, comme je m’avançais jusqu’à la porte cochère pour le voir sortir, je reconnus qu’un cordon de fusiliers cernait notre demeure.

«Les choses vont vite chez nous, en Prusse, dès qu’il s’agit de conspirations, surtout quand elles ont rapport à la Pologne.

«Je n’ai jamais revu ma mère, qui pourtant ne passa point en jugement. On publia la nouvelle qu’elle était morte dans son lit. Mon père fut passé par les armes sur la grande place de Posen, condamné légalement par un conseil de guerre.

«La veille on avait fusillé, dans la plaine, Gologine et son état-major, au nombre de treize officiers, dont trois colonels.

«Moi, je fus conduit de poste en poste par les dragons jusqu’à Aix-la-Chapelle, et de là déposé à la frontière de Belgique, avec défense de rentrer sur le territoire prussien.

«J’avais dix-huit ans, il me restait quelques frédérics d’or en poche; je me sentais orphelin et je ne connaissais personne au monde qui s’intéressât à mon sort.

«Ce n’est pas mon histoire que je vous raconte ici, madame, et je passe sur mes pauvres aventures pour arriver à ce qui vous concerne.

«Pour vivre, je m’étais fait comédien, et je courais la province, gagnant à peine de quoi n’être pas tout nu, en mangeant maigrement.

«C’était un soir d’été, en l’année 1857, il y a de cela neuf ans. J’allais à pied entre Alençon et Domfront, portant au bout d’un bâton mon léger bagage, qui était toute ma fortune, les jours commençaient à être plus courts, on arrivait à la fin de septembre.

«Vers six heures du soir, à deux lieues d’un gros bourg où je comptais passer la nuit et dont je ne me rappelle plus le nom, j’entendis sur la marge de la route un cri plaintif, un cri d’enfant. Je m’approchai: c’était une petite fille de six à sept ans qui était tombée, comme elle me le dit, d’une voiture de saltimbanques, tandis qu’elle jouait sur la galerie de derrière, et s’étant évanouie sur le coup n’avait pu appeler à son aide. Elle était blessée aux deux jambes assez grièvement, et c’est à cause de cette blessure que je ne pus rejoindre la troupe de saltimbanques à laquelle l’enfant appartenait. Je fus, en effet, obligé de m’arrêter au bourg le plus voisin, où elle se mit au lit, pour y rester deux semaines.

«Certes, dans la position où j’étais, personne n’aurait pu me blâmer de confier cette enfant à la charité publique, mais je suis le fils de mon père et de ma mère qui donnèrent leur vie pour secourir des malheureux.

La duchesse lui tendit silencieusement la main: elle avait les larmes aux yeux.

– Et puis, reprit Saladin en s’animant plus qu’il ne l’avait encore fait, elle était si merveilleusement jolie, cette petite, ses grands yeux bleus me remerciaient si bien que je me pris à l’aimer comme si elle eût été ma jeune sœur ou ma fille.

– Merci! murmura la duchesse d’une voix étouffée, oh! merci! Dieu vous récompensera.

– Dieu me récompensa, répondit Saladin en souriant, puisque je résolus ce problème de ne pas mourir de faim avec ma protégée. Dans les longues heures que je passai près de son lit de souffrance, nous causâmes; nous causâmes beaucoup. Peut-être n’avons-nous jamais causé si bien depuis, car, plus tard, à mesure qu’elle creusait ses souvenirs, elle s’égarait de plus en plus, tandis qu’à ce moment où elle ne cherchait pas, quelques paroles vraisemblables, sinon précises, lui venaient de temps en temps aux lèvres.

«Je sus ainsi qu’elle n’était pas née chez les saltimbanques, qu’il y avait une sorte de mur, obstruant sa mémoire, au-delà duquel elle cherchait en vain à connaître le passé.

«Elle s’était éveillée; c’était son mot, vers l’âge de trois ans, au milieu de gens et d’objets qui ne lui étaient point familiers; mais cette impression avait été faiblissant à mesure qu’elle s’était habituée à ses nouveaux protecteurs.

«Ceux-ci n’avaient point de méchanceté; ils la battaient seulement un peu pour lui apprendre des tours de force.

La respiration de Lily s’arrêta dans sa poitrine.

– Dans nos pays allemands, reprit Saladin, elles sont nombreuses les histoires d’enfants enlevés par les bohémiens et les Tsiganes. Je connaissais bien cela, et je reconstruisis aisément la pauvre histoire de ma petite amie.

«Seulement, comme l’esprit va naturellement vers le grand, je me figurai d’abord, à cause de l’élégance de ses formes et de sa beauté aristocratique, qu’elle devait être l’enfant de quelque grande famille.

«Cette opinion qui se trouvait être fausse en ce temps-là, puisque c’est seulement plus tard que vous êtes devenue une grande dame, servit du moins à faire naître et fortifier en moi l’idée de retrouver les parents de l’enfant.

«Nous autres Prussiens, quand nous avons une idée, nous y tenons fortement et les obstacles ne nous arrêtent point.

«Je vins à Paris avec ma petite amie que j’appelais Maria, du nom de ma mère; j’écrivis à Posen pour la première fois, demandant secours à des parents éloignés et à ceux qui avaient été les clients de ma famille.

«Je reçus de l’argent et des encouragements car, là-bas, on n’oublie pas ceux qui souffrent, et plusieurs lettres m’annoncèrent même qu’on s’occupait de faire rapporter ma sentence d’exil.

«Mes amis allaient trop loin; il ne me convenait déjà plus de mettre à profit leur bon vouloir. Mon idée avait grandi en moi à la taille d’une passion.

«Et je suivais mon travail avec la patience d’un Huron cherchant des traces sur le sentier de la guerre.

«Je passai un an et un mois à promener Maria dans Paris, lui faisant examiner tour à tour chaque objet, surtout chaque aspect ou chaque paysage. Elle ne reconnaissait rien. Ce fut le treizième mois seulement, et cela peut vous donner la mesure de ma patience, que j’obtins dans la même journée deux chocs successifs qui furent pour moi le premier trait de lumière appréciable.

«Au Jardin des Plantes d’abord, où jamais je ne l’avais conduite, elle me parut inquiète, incertaine. Comme je l’examinais avec un soin minutieux, je la vis rougir et pâlir.

«Des enfants jouaient dans le bosquet qui longe la rue Buffon; elle fit un mouvement comme pour courir vers eux…

La duchesse écoutait avec une passion croissante, et son âme passait dans son regard qui dévorait monsieur le marquis de Rosenthal.

– Ce fut tout, continua celui-ci, et cela s’évanouit comme un éclair. Je fis sortir Maria par la rue Buffon, et je la conduisis aux environs, sur le boulevard de l’Hôpital et sur le quai de la Gare. Je n’obtins aucun résultat.

«Comme nous arrivions à la place Valhubert, son regard s’éclaira vaguement. Nous traversâmes le pont d’Austerlitz et j’entendis sa respiration se presser dans sa poitrine.

«- Reconnais-tu quelque chose? demandai-je.

«Elle poussa un petit cri, ses yeux dilatés se fixèrent sur une danseuse de corde qui travaillait au bord de l’eau en face de la rue Lacuée.

– Mon Dieu! Mon Dieu! murmura Lily dont les mains se joignaient convulsivement.

– Je vous fais languir, n’est-ce pas? dit Saladin avec bonté; mais je ne puis aller plus vite que le vrai. Ce fut encore tout, et il me semble que l’instant d’après Maria s’étonnait de sa propre émotion.

– Pauvre enfant! dit la duchesse. Elle était si petite!

– J’avais heureusement plus de patience que vous, madame, continua Saladin. Je restai frappé vivement. Je compris que ce n’était plus aux impressions de l’enfant qu’il fallait m’adresser, du moins pour le moment, mais à un système de recherches et d’investigations qui devait avoir pour point de départ son émotion d’une minute.

«Je me disais: la vue de sa mère éveillerait sans doute complètement ses souvenirs, je me disais encore, comme les enfants jouant à cache-cache: je brûle! je suis bien sûr que la mère doit être près d’ici.

«La pauvre Maria passa deux mauvaises semaines, presque toujours seule à la maison; moi j’employai ce temps à fouiller le quartier Mazas de fond en comble.

«Un jour, en rentrant dîner, je lui dis:

«- Bonjour, Justine.

«Ses yeux s’ouvrirent tout grands, comme ils avaient fait quand nous avions aperçu la danseuse de corde.

«- Bonjour, Petite-Reine, dis-je encore.

«Elle baissa ses longues paupières bordées de soie et sembla chercher en elle-même.

«Puis elle me demanda:

«- Pourquoi me dites-vous cela, bon ami?

La duchesse, qui s’était levée à demi, s’affaissa de nouveau sur son fauteuil.

L’excellent Saladin sourit encore et murmura:

– Madame, votre espérance est encore trompée; vous avez cru que nous étions au bout de nos peines… Et cependant, si tout eût été fini ce jour-là, le jeune marquis de Rosenthal ne se serait jamais appelé monsieur Renaud, agent de police.

V Saladin voit le pied d’un Habit-Noir

Saladin débitait toutes ces choses avec un aplomb plein de calme et son accent allemand qu’il n’exagérait jamais donnait à son récit une saveur particulière.

Il avait trouvé cet accent tout fait sous le péristyle de la Bourse.

– Je fus bientôt arrêté dans le rayon de mes investigations personnelles, poursuivit-il. En France, il n’est pas permis de faire la police soi-même. J’avais noué des relations au commissariat du quartier Mazas, et je m’informai auprès d’un inspecteur s’il me serait possible d’entrer à la préfecture sous un nom d’emprunt qui mît à l’abri la noblesse de mes ancêtres.

«Il fallait en arriver là ou abandonner la recherche qui me tenait si fort au cœur. J’avais découvert, en effet, il est à peine besoin de le dire, que la mère de ma petite Justine avait quitté le quartier Mazas depuis nombre d’années.

«En Allemagne comme en France nous avons nos préjugés contre la police, mais la fin justifie les moyens, et je crois que s’il avait fallu m’affilier à des malfaiteurs pour conquérir le bonheur de Petite-Reine, je n’aurais pas hésité un instant.

«On soumit le cas à un gros bonnet de la sûreté qui avait la réputation de jauger les gens d’un coup d’œil. Il répondit d’abord que tous les marquis étaient des imbéciles, et qu’il n’avait pas besoin d’un fainéant dans sa boutique, puis il voulut me voir par curiosité, disant qu’un marquis comme moi devait être une drôle de bête.

«Je lui fus présenté; il me fit subir un examen de trois quarts d’heure, dans lequel je lui rendis compte des moyens que j’avais employés pour constater l’identité de Petite-Reine.

«- C’est naïf comme tout, me dit-il, mais c’est joli pour un jeune homme qui n’est pas de l’état et n’en a pas les outils.

«Il m’invita à dîner, non sans me faire sentir le prix de cette condescendance et me lança dès le soir même dans une histoire à faire dresser les cheveux.

«Il s’agissait de la bande connue sous le nom des Habits Noirs qui disparaît de temps en temps pour revenir toujours, dénoncée par ses crimes.

«Selon la coutume de l’association, les Habits Noirs, après avoir volé et assassiné une riche veuve du quartier Saint-Lazare, avaient jeté dans les jambes de la justice un prétendu coupable que les preuves accumulées avec soin accablaient.

«C’était aussi complet que l’affaire de l’armurier de Caen, ce pauvre André Maynotte, qui disait lui-même à ses juges: «Je suis innocent, mais si j’étais chargé de me juger moi-même, je crois que je me condamnerais.»

«Il y avait un neveu de la veuve, mauvais sujet, brutal, ivrogne, qui devait hériter d’elle et l’avait menacée.

«Grâce à moi, le truc des Habits Noirs fut découvert (je vous demande pardon, madame, d’employer de pareilles expressions devant vous), et du même coup ma réputation fut faite. Seulement les Habits Noirs courent encore.

«On ne me foula point, on me laissa suivre ma pente naturelle, et je ne fus appelé à faire de la police active que dans les grandes occasions.

«Sans me vanter, je vous aurais retrouvée plus tôt si vous aviez été en France; mais au bout de cinq ans, sachant absolument tout ce que je voulais savoir et me trouvant en face du vide, puisque ma science n’aboutissait à rien, je donnai ma démission à la sûreté et je m’embarquai pour l’Amérique avec Justine.

«Je dirais que j’ai perdu là plus de deux ans s’il n’était certain que les voyages forment beaucoup un jeune homme. Justine et moi, nous ne manquions de rien, parce que j’étais chargé là-bas de représenter les intérêts commerciaux de plusieurs grandes maisons de France.

«Je dois avouer que mes recherches au Brésil furent couronnées d’un médiocre succès. Je ne pouvais vous y trouver, puisque vous n’y étiez plus, mais en bonne police j’aurais dû tomber sur vos traces.

«Il n’en fut pas ainsi, et à mon retour en France le nom de Chaves, sans m’être tout à fait indifférent, puisque je l’avais inscrit dès longtemps dans mes notes, n’éveillait en moi que de vagues suppositions.

«Il y avait une raison à cela, madame, et vous l’avez déjà devinée, si vous connaissez le cœur humain. La tiédeur avait succédé à la passion dans mes recherches, ou plutôt la passion s’était portée ailleurs, et au lieu de l’ardent désir que j’avais autrefois, peut-être éprouvais-je une sorte de crainte de me rencontrer face à face avec l’objet de mes recherches: la mère de Justine.

«Justine avait quinze ans; Justine, admirablement belle et pure, me laissait voir naïvement l’attrait qui l’entraînait vers moi.

«Je n’ai pas l’âge d’être son père.

«Au moment où je suis tombé sur vos traces, madame, Justine et moi nous étions sur le point de partir pour l’Allemagne. Mes amis ont en effet obtenu de Sa Majesté la révocation de la sentence d’exil lancée contre un enfant innocent, et si je ne suis pas sûr de recouvrer tous les biens de ma famille, j’ai du moins la certitude de procurer à ma jeune épouse, au sein de ma patrie, une existence honorable et indépendante.

Saladin arrondit son débit pour prononcer cette phrase fleurie. Il était manifestement content de lui-même et regardait madame de Chaves d’un air vainqueur.

Celle-ci, au contraire, semblait avoir perdu la profonde émotion qui l’avait agitée pendant la plus grande partie du récit. Ses beaux sourcils étaient froncés légèrement et les plis de son visage indiquaient le travail de la réflexion.

– J’ai dit! prononça pompeusement Saladin. Etes-vous contente de moi, madame?

Lily lui tendit la main de nouveau, mais évita de répondre à sa question.

– Monsieur le marquis, dit-elle, je serais malvenue à élever l’ombre d’un doute sur ce que vous venez de m’apprendre, mais je suis mère et mon trésor est entre vos mains; pardonnez-moi si j’attends avec quelque frayeur les conditions que, peut-être, vous voudrez m’imposer.

– Madame, répliqua Saladin avec une dignité de plus en plus marquée, ma vie entière répond à cette inquiétude. Je suis gentilhomme, il m’est pénible de vous le répéter, et à l’heure où j’épousais la pauvre orpheline, recueillie par moi sur la grande route, j’avais les moyens de donner à ma femme le pain de chaque jour et le respect de tous.

– Vous êtes un galant homme, monsieur le marquis, prononça doucement madame de Chaves, que dominait toujours une secrète préoccupation; m’est-il permis de vous interroger?

– Faites, madame, répliqua Saladin, cachant son trouble sous un redoublement de fierté.

Madame de Chaves sembla chercher ses paroles.

– Après tant d’années, dit-elle, tout change et rien ne reste de ce qui était l’enfant au berceau… rien…

Elle hésitait et tenait les yeux baissés. Si elle avait regardé Saladin en ce moment, elle aurait vu son masque immobile s’éclairer d’une soudaine lueur.

La question qui était sur les lèvres de madame de Chaves et qu’il devinait déjà était de celles qu’il avait notées.

Entre toutes les questions qu’il attendait c’était celle-là, très certainement, qui lui préparait la plus triomphante réponse.

Il garda le silence et madame de Chaves poursuivit avec effort:

– Votre tâche était deux fois difficile. Il ne s’agissait pas seulement de retrouver la mère, il fallait encore que la mère reconnût dans la belle jeune femme présentée par vous l’enfant qui marchait à peine… Avez-vous songé à cela?

Ses yeux se relevèrent lentement; ceux de Saladin étaient fixés sur elle.

– J’y ai songé, répondit-il.

– Et le moyen d’arriver à cette reconnaissance, vous l’aviez?

– Si je ne l’avais pas eu, répondit Saladin, je n’aurais même pas risqué les premiers pas sur cette route hérissée d’obstacles.

Une vive rougeur couvrait les joues et le front de madame de Chaves.

– Dites, fit-elle, oh! dites, je vous en prie!

– Pourquoi le dire, répondit Saladin, de plus en plus impassible, puisque vous le savez aussi bien que moi?

– Je veux que vous parliez? s’écria la duchesse avec force. Tout dépend du mot que vous allez prononcer!

Elle retenait son souffle pour écouter mieux. Saladin sembla jouir un instant de ce grand trouble qui la mettait à sa merci, puis il prononça lentement:

– Dieu l’avait marquée, madame.

– Ah!… fit la duchesse en un cri éclatant.

Saladin poursuivit:

– Il n’y avait que moi près d’elle, quand je la relevai blessée, presque mourante. Je dus remplir tous les devoirs d’un homme de l’art et donner à l’enfant les soins d’une mère. Votre fille, madame, avait entre l’épaule et le sein à droite, ce qu’on appelle une envie: une cerise rose et veloutée que vous dûtes baiser bien souvent…

– Et elle l’a encore? balbutia Lily dont tout le corps tremblait.

– Elle l’avait encore ce matin, répondit Saladin avec un sourire qui n’était pas exempt de fatuité.

On se perdrait à vouloir exprimer les sentiments complexes ou même contraires qui peuvent frapper une âme dans un seul et même instant.

La duchesse fut blessée violemment par le sens de cette réponse et surtout par le sourire qui l’accompagnait, et pourtant, soulevée, en quelque sorte, par une passion supérieure, par la joie immense qui exaltait tout son être, elle quitta son siège en chancelant et ouvrit ses bras pour dire avec transport:

– Je vous crois! oh! je vous crois… où est-elle?

Saladin fut magnifique de sang-froid.

– Chère madame, dit-il sans perdre son sourire et en lui prenant les deux mains très affectueusement pour l’aider à se rasseoir, la question n’est pas de savoir si vous me croyez ou si vous ne me croyez pas. Je n’ai jamais eu l’ombre d’un doute à cet égard.

– Où est-elle? répétait la duchesse comme une folle, où est-elle?

Saladin eut encore son geste de maître d’école.

– Ne nous égarons pas, dit-il paisiblement. Elle est en un lieu où sa mère l’embrassera bientôt, si je le veux, mais où personne au monde ne la découvrira, si je ne le veux pas. Je suis Renaud, madame la duchesse, quand il s’agit de chercher ou de cacher: aussi habile à l’un qu’à l’autre de ces jeux. Vous me permettrez de vous rappeler qu’avant de faire cette confession loyale, à laquelle rien ne m’obligeait, j’avais eu l’honneur de vous adresser une importante question.

La duchesse passa la main sur son front; ses idées vacillaient.

– C’est vrai, murmura-t-elle, je me souviens.

Elle regarda Saladin, comme pour éclairer sa mémoire, et baissa les yeux tout de suite. Quoi qu’elle en eût, cet homme lui faisait répugnance et peur.

Certes elle était encore bien incapable d’analyser le monde d’impressions qui était en elle; deux courants opposés la poussaient. Elle était en face d’un gentilhomme que sa fièvre eût volontiers grandi à la hauteur d’un héros.

Mais depuis deux heures que le héros était là, l’échange mystérieux qui a lieu entre deux âmes, loin de faire naître la sympathie, avait produit l’effet contraire. Monsieur Renaud avait empiété par trop sur le jeune marquis de Rosenthal, et dans la joie de madame de Chaves, la nécessité de lier ensemble la pensée de sa fille retrouvée et la pensée de cet homme mettait une poignante amertume.

– Veuillez me rappeler, dit-elle, ce que vous désirez savoir; ma tête est faible et j’ai besoin d’être guidée.

– La forme la plus commode, répliqua aussitôt Saladin, serait en effet l’interrogatoire, mais je ne me serais pas permis…

– Faites comme vous l’entendrez, interrompit madame de Chaves avec fatigue.

Saladin se hâta de rouvrir son carnet, et continua tout en feuilletant ses notes:

– Je vous rends grâce. Je vois que vous comprenez bien ma situation; j’ai une responsabilité considérable. On n’élève pas une jeune fille, et quand je dis élever c’est pour exprimer mon idée le plus simplement et le plus modestement possible, attendu que Mlle la marquise de Rosenthal… vous pâlissez, madame! Vous déplairait-il d’apprendre que votre fille porte ce titre et ce nom?

– Pardonnez-moi, murmura la duchesse, c’est la première fois que vous les lui appliquez.

– Je vous pardonne, prononça noblement Saladin. J’ai quelque philosophie et je sais faire la part de l’égoïsme jaloux d’une mère. Nous serons, j’en suis sûr, les meilleurs amis du monde, avec le temps. Seulement je vous répète que j’ai conscience d’être responsable et que, sous aucun prétexte, je ne compromettrais jamais l’avenir de celle qui a été à la fois ma fille et ma femme. Causons, s’il vous plaît, de M. de Chaves.

Lily fit de la tête un geste de consentement résigné.

– Je procède selon votre permission, dit Saladin qui avait étalé ses carrés de papier sur le guéridon et qui tenait sa mine de plomb à la main. M. de Chaves était éperdument amoureux de vous… oui, n’est-ce pas? très bien… je prends mes notes. Ce ne sera pas long.

Lily le regardait faire. La prostration la prenait.

– Il était forcé de retourner au Brésil, continua Saladin, il inventa une histoire pour vous engager à le suivre. Quelle histoire?

– Une troupe de bateleurs embarqués au Havre…

– Et emmenant Petite-Reine? Très bien! ce n’est pas fort, mais les gens qui souffrent beaucoup sont crédules. Petite-Reine n’était pas en Amérique, nous savons cela; monsieur de Chaves devenait de plus en plus amoureux, et, en fait d’amour, c’est un diable. Il mettrait le feu aux quatre coins de Paris pour satisfaire un caprice. Comme vous étiez sage, il parla de mariage.

– Il avait parlé de mariage avant de quitter Paris, dit la duchesse.

– Bon! s’écria Saladin. Vous ignoriez qu’il eût une femme?

– Je l’ignorais.

– C’est vraisemblable. Place Mazas, on ne connaît pas, dans ses moindres détails, la chronique des nobles faubourgs. Et comment se débarrassa-t-il de cette pauvre dame?

– J’ai ouï parler de cela longtemps après notre mariage, balbutia Lily: une scène de jalousie…

– Le flagrant délit! Nos codes modernes ont, comme cela, des commentaires très dramatiques.

– Mais savez-vous, s’interrompit-il en prenant à la main un de ses carrés de papier, qu’étant donné le caractère et les mœurs de ce bon M. de Chaves, je n’aime pas beaucoup cette note déjà citée: «Soupçon, fausse absence; aujourd’hui, 19 août 1866, monsieur de Chaves, revenu secrètement – en embuscade pour surprendre sa femme.»

– À la volonté de Dieu, murmura la duchesse.

– Permettez, je n’ai pas achevé: «la voit partir à cheval avec le jeune comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel, 38».

Leurs regards se croisèrent. Celui de la duchesse exprimait une haute et sereine fierté.

– Sans doute! murmura Saladin, répondant à ce regard; vous êtes la vertu même, je m’y connais! mais cela ne suffit pas avec un gaillard comme notre grand de Portugal de première classe. Qui sait si l’autre duchesse n’était pas aussi une sainte? Elle est morte, que Dieu ait son âme! vous l’avez remplacée, tâchons de nous bien tenir! L’intérêt de madame la marquise de Rosenthal exige désormais que vous enleviez à monsieur de Chaves tout prétexte de flagrant délit. Je tiens à vous conserver, ma belle-mère.

La duchesse réprima un mouvement de répulsion et dit:

– Hector de Sabran est le propre neveu de mon mari; néanmoins, à la suite des événements d’hier, j’ai cru devoir lui défendre ma porte.

– Des événements! répéta Saladin. Il y a donc quelque chose? Madame de Chaves lui raconta en quelques paroles ce qui s’était passé sur l’esplanade des Invalides.

Saladin parut prendre à ce récit un intérêt extraordinaire. Sa mine de plomb joua énergiquement sur le papier.

– Tiens, tiens! fit-il avec un sourire étrange, son Excellence a été voir mademoiselle Saphir! C’est la meilleure danseuse de corde de la foire. Monsieur de Chaves était-il seul?

– Il était, répondit la duchesse, avec un personnage qui vient fort souvent à l’hôtel depuis quelque temps… depuis que monsieur de Chaves se livre à certaines affaires industrielles.

– Nous reviendrons à ces affaires qui m’intéressent beaucoup, interrompit Saladin. Vous serait-il possible de me dire le nom de ce personnage?

– C’est un Italien. Il se nomme le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante.

Saladin enfla ses joues, et se renversa en arrière sur son siège, sans prendre souci de cacher son profond étonnement.

– Vous le connaissez? demanda la duchesse.

Au lieu de répondre Saladin pensait:

«Les Habits Noirs sont entrés ici avant moi! Notre comédie s’embrouille.»

Madame de Chaves avait croisé ses mains sur ses genoux, et ne songeait déjà plus à la question qu’elle venait de faire.

Saladin, lui, s’enfonçait de plus en plus dans ses réflexions. Il tombait là sur une révélation tout à fait inattendue, et qui devait modifier considérablement son plan.

Son enfance, nous le savons, avait été bercée avec le récit des hauts faits de cette association de malfaiteurs: les Habits Noirs.

Similor, Échalot lui-même, le bon Échalot, parlaient des Habits Noirs avec le poétique respect qu’on doit aux personnages légendaires.

Nous avons dit que l’affaire, l’unique affaire qui avait occupé toute la vie de Saladin se présentait à lui sous diverses formes, une des formes de son affaire impliquait une association avec les Habits Noirs.

Un instant Saladin fut littéralement abasourdi en voyant que les Habits Noirs étaient à son insu dans son affaire.

Son imagination travaillait déjà et il se disait:

«Si monsieur le duc lui-même?… c’est impossible! il est encore trop riche… et pourtant, qui sait? Il joue comme un furieux, il a la folie des femmes et il a tué déjà une fois, à tout le moins… Je saurai demain si Son Excellence est oui ou non un Habit-Noir.»

VI Saladin toise l’affaire

Il y avait un grand trouble dans l’esprit de notre ami Saladin, d’ordinaire si net et si calme. C’était un garçon intelligent, mais ce n’était pas un homme de génie. Il préférait les routes plates, quelques longues qu’elles fussent, à ces chemins abrupts où l’on est obligé de gravir et de bondir.

Il faut avoir les pieds bien plantés sur un terrain solide et ne subir aucun cahot pour avaler convenablement les sabres.

Il s’était bien attendu à modifier, selon les cas, la tournure élémentaire de sa grande idée, dont la forme suprême eût été son tranquille établissement à lui, le marquis Saladin, en qualité de gendre à l’hôtel de Chaves; mais il avait espéré cela comme on rêve, et ne s’était point fait faute d’attacher plusieurs autres cordes à son arc.

La découverte qu’il venait de faire: un pied d’Habit-Noir, marqué en creux dans le sable de son île, contrecarrait à la fois tous ses divers projets.

On ne peut rien piller, quand on entre le dernier dans une place saccagée.

Il éprouvait pour un peu cette lamentable déception de l’inventeur qui, venant prendre un brevet au ministère, trouverait une épure semblable à la sienne déposée dans les bureaux par autrui.

Et notez que les inventeurs ont tous des idées à la douzaine, tandis que notre malheureux Saladin n’en avait jamais enfanté qu’une.

– Madame, reprit-il, perdant sans le savoir son bel accent de fierté, je bénis la Providence qui m’a inspiré la pensée de multiplier les précautions. Il est impossible que vous ne m’ayez pas compris déjà. Toute cette enquête faite par moi n’avait qu’un but: connaître la position que votre fille retrouvée et reconnue aurait à l’hôtel de Chaves.

– J’ai compris, en effet, dit la duchesse, et j’ai répondu. N’avez-vous plus rien à me demander?

Saladin consulta ses notes pour la forme. Il était singulièrement découragé. Il lui semblait que la duchesse elle-même confessait son impuissance: c’était évidemment une reine déchue.

Au premier moment elle n’avait pas dit: «Amenez-moi ma fille.» Elle avait demandé: «Où est-elle?»

– Vous n’êtes pas la maîtresse ici, murmura Saladin, exprimant d’un mot le résultat de toutes ses réflexions.

La duchesse releva sur lui son regard où il y avait un orgueil triste. Elle était si belle en ce moment qu’il resta comme ébloui.

Il lui parut qu’il ne l’avait jamais vue, et un vague espoir se ranima en lui.

– Monsieur le duc de Chaves a beaucoup souffert, murmura-t-elle après un silence.

Les yeux de Saladin s’aiguisèrent comme s’il eût voulu percer, jusqu’au fond, le mystère de son âme.

Mais la duchesse baissa de nouveau ses longs cils et ne parla plus. Saladin changea de ton encore une fois.

– Madame, dit-il délibérément, je suis venu ici pour vous rendre votre fille. J’ai trouvé d’abord en vous une grande joie, la joie naturelle à une mère; maintenant vous voilà inerte et comme anéantie.

Il semble qu’un obstacle étranger à moi se soit mis entre votre fille et vous. Je ne vous comprends plus, madame, et cependant il faut que je vous comprenne.

– C’est vous-même, répondit Lily, qui avez mis cette tristesse dans ma joie. Au premier moment, j’ai été tout entière au bonheur, au plus grand, au seul bonheur que je puisse encore éprouver sur cette terre. Mais à mesure que vous parliez, j’ai compris qu’un dernier rempart me séparait de ma fille, et je cherche en moi-même les moyens de faire évanouir cet obstacle. J’y parviendrai peut-être, j’y parviendrai sûrement. Que ce soit pour elle ou pour vous, monsieur, vous exigez des garanties. Poursuivez, je vous prie, votre interrogatoire; quand vous saurez tout, absolument tout, je vous montrerai le fond de ma conscience et vous jugerez.

Saladin n’était pas homme à éprouver de l’enthousiasme, néanmoins il se sentit vaguement ému tant il y avait d’amour profond sous la froideur apparente de ces paroles.

Cette femme qui restait maintenant glacée devant lui eût donné, il le sentait, plus que son sang pour un seul baiser de sa fille.

– Nous nous comprenons admirablement, reprit-il, et le nœud de la question est monsieur le duc de Chaves. Si vous croyez devoir me communiquer, à son sujet, quelque chose de nouveau, je vous écoute.

– Monsieur de Chaves, répondit la duchesse d’un ton lent et rassis, est l’homme le meilleur et le plus cruel que j’aie rencontré jamais. Il adore à genoux, il outrage avec une brutalité féroce; sa générosité n’a point de bornes, mais il est cupide à ses heures comme un sauvage bandit de l’Amérique du Sud. C’est un gentilhomme, plus que cela, c’est un très grand seigneur, mais c’est un laquais aussi quand la passion le conseille mal. Je ne sais pas ce qu’un grand amour partagé aurait pu faire de monsieur de Chaves.

– Et il n’a jamais été aimé? murmura Saladin.

– Il a toujours été haï, dit la duchesse avec une sorte de dureté. Saladin croyait qu’elle allait poursuivre, elle fit une longue pause. Il était impossible de voir sans admiration la beauté tragique de son pâle visage.

– Moi qui lui dois beaucoup, reprit-elle avec un douloureux effort, j’ai peur de ses mains où il y a du sang. Ses vices me repoussent, ses fureurs m’épouvantent, et je n’ai jamais pu voir en lui…

Elle s’arrêta encore, mais cette fois, brusquement.

Les yeux de Saladin brillaient.

Il attendit un instant. Quand il vit que la duchesse se refusait à poursuivre, il prit son parti, disant sans trop de regret et d’un ton d’affaires:

– Sa fortune, s’il vous plaît?

– Il est encore très riche, répliqua la duchesse. Sur six termes de paiement réglés après la vente de ses domaines dans la province de Para, il a reçu deux termes seulement.

– À quelle somme se montent ces termes?

– À trois cent mille piastres ou quinze cent mille francs.

– Peste! fit Saladin, c’est un joli denier, et ses domaines devaient faire un beau morceau de terre. Dois-je penser que les deux premiers termes payés ont été dissipés?

– En presque totalité, répondit madame de Chaves. La vie de monsieur le duc est un tourbillon. Les échos de ses folies furieuses arrivent parfois dans ma solitude, mais jusqu’à ce jour j’y ai donné peu d’attention. Il joue et perd comme un insensé; le sourire d’une femme lui ferait prodiguer des tonnes d’or, et il y a en outre sa grande affaire des émigrants: la Compagnie brésilienne.

– Ah! interrompit Saladin, l’histoire où est mêlé ce précieux Annibal Gioja?

La duchesse approuva d’un signe de tête.

– Nous avions dit que nous y viendrions, reprit Saladin, mais avant d’entamer ce chapitre, je désirerais savoir quelles sont les dates de paiement des termes de trois cent mille piastres.

– Je les connais, parce que je les redoute, repartit la duchesse, il y a toujours, vers cette époque, redoublement d’orgies. Le troisième paiement doit avoir lieu ces jours-ci, nous sommes à échéance.

Saladin ne prit point de notes, mais quiconque eût observé sa physionomie aurait pu jurer qu’il n’en avait pas besoin. C’était encore une nouvelle face de l’affaire.

– Arrivons, s’il vous plaît, dit-il, au vicomte Annibal et à la Compagnie brésilienne, cela m’intéresse, quoiqu’il me semble probable que le brillant Napolitain s’occupe encore d’autres choses auprès de Son Excellence.

– L’affaire de l’émigration, répondit madame de Chaves, est une affaire comme toutes celles que nous voyons aujourd’hui. Elle a trait encore à nos biens du Brésil, non pas, bien entendu, aux domaines de la province de Para, déjà vendus, mais à d’autres, plus reculés vers le sud-ouest. C’est une société par actions, dont la fondation a coûté de grosses sommes à monsieur le duc, et qui garantit des terrains labourables aux gens d’Europe qui consentent à s’établir au Brésil.

– Y a-t-il eu déjà, demanda Saladin, un versement opéré sur les actions?

– Je l’ignore, répliqua madame de Chaves.

Saladin rassembla ses notes et les mit en ordre dans son carnet. La duchesse le regardait faire, plus froide que lui, en apparence, désormais.

– J’avais espéré mieux, dit Saladin qui se disposait évidemment à prendre congé; je ne vois pas pour madame la marquise de Rosenthal une garantie suffisante dans la situation qui m’est présentée.

– Et n’ayant pas, ou ne voyant pas cette garantie suffisante, interrompit madame de Chaves sans aucun symptôme d’amertume, vous séparez la fille de la mère…

– Par intérêt pour la fille, acheva Saladin.

– Par intérêt pour la fille, répéta la duchesse, c’est bien ainsi que je l’entends, car autrement ce serait une infamie.

Saladin s’inclina. Il savait bien qu’il ne s’en irait pas sans avoir le dernier mot de madame la duchesse. Celle-ci reprit:

– Vous m’avez mise en garde contre les excès d’un premier mouvement, contre ce rêve que pourrait faire une mère d’appeler à son aide la justice du pays, pour avoir raison d’un mariage illégal, en définitive, puisqu’il fut contracté, sans le consentement des parents, avec une mineure qui venait d’atteindre sa quinzième année.

Saladin sourit.

– Toutes ces questions me sont familières, dit-il, j’y ai songé beaucoup, et quoiqu’il fût possible de répondre judiciairement à une action pareille, j’ai préféré mettre «Mme Renaud» (il appuya sur ce dernier mot) en lieu de sûreté. Elle a peut-être même encore un autre nom, de même que moi, car nous ne sommes pas ici au confessionnal, chère madame. Je vous le dis dans la sincérité de mon cœur: je suis maître de la situation, j’en suis maître dans toute la force du terme. Je trouverais des gendarmes à votre porte, je serais entouré par eux que, du milieu de leur rang, je me retournerais pour vous dire encore: je suis maître de la situation! et la seule chose qui me fâche c’est que la situation ne soit pas meilleure.

– Voulez-vous me laisser voir ma fille? demanda tout à coup madame de Chaves.

Chose véritablement singulière, Saladin n’était pas préparé à cette question, la plus naturelle de toutes. Il fut troublé si visiblement que madame de Chaves se demanda si toute cette longue scène n’était pas une fantasmagorie.

– Je ne vous prie pas de la mettre en mon pouvoir, insista-t-elle pourtant; je ne saurais pas tendre un piège et j’accepte les choses comme vous les avez posées: vous êtes le maître, je vous reconnais pour tel, je vous demande uniquement la possibilité d’embrasser ma fille. Pour cela, je vous paierai le prix que vous voudrez.

– Oh! madame…, fit Saladin en jouant l’offensé.

– Le prix que vous voudrez, répéta madame de Chaves, car nous avons parlé de la fortune de monsieur le duc, mais nous n’avons rien dit de la mienne.

Les yeux de Saladin ne pouvaient pas devenir plus ronds, mais ils s’écarquillèrent. L’affaire entrait encore dans une nouvelle phase.

– Vous ne me direz pas votre secret, poursuivit la duchesse qui s’animait en parlant, je ne saurai pas où est cachée ma fille, ma pauvre chère enfant, sur le sort de laquelle nous discutons ici froidement et pour qui je consentirais à mendier mon pain dans la rue! Nous monterons en voiture, vous me banderez les yeux; je recouvrerai la faculté de voir au moment seulement où je serai en présence de ma fille. Pour cela, je vous le répète, monsieur, et que Dieu me préserve de vous offenser! je vous donnerai ce que vous me demanderez: par contrat de mariage, monsieur le duc de Chaves m’a donné les diamants de sa famille évalués à deux cent mille piastres et la propriété de sa terre de Guarda, dans la province de Coïmbre, en Portugal, qui porte un revenu annuel de cent vingt mille francs.

Saladin dépensait une force de héros à garder son impassibilité. Des gouttes de sueur perlaient sous ses cheveux.

– Madame! madame! dit-il, ai-je si mal réussi à me faire apprécier par vous? je suis le marquis de Rosenthal!

– Vous êtes monsieur Renaud, murmura la duchesse non sans une nuance de dédain. Si vous ne voulez pas, je croirai que vous avez appris par hasard différents épisodes d’une bien triste histoire, je croirai…

Elle s’interrompit et sa voix trembla, tandis qu’elle achevait:

– Je croirai que vous spéculez sur ma fille morte!

Saladin resta un instant étourdi.

La duchesse le mesura du regard et ajouta:

– Répondez ou sortez.

Saladin ne bougea pas, et comme la duchesse se levait, écrasante de dédain, il fit sur lui-même un violent effort.

– Madame! s’écria-t-il, disant pour la première fois la vérité qu’il devait entourer bientôt de nouveaux mensonges, je ne peux pas vous conduire chez votre fille, parce qu’il n’est pas de lieu où puisse vous recevoir votre fille. Nous en sommes arrivés à ce point de parler franchement tous les deux. On ne cache pas aujourd’hui une jeune personne dans les entrailles de la terre, mais sous le masque d’une profession qu’on épaissit encore par un faux nom. Si vous montiez en voiture pour vous rendre chez votre fille, qui sait dans quel humble atelier vous la trouveriez? et entourée de quelles compagnes? Je vous ai dit la vérité, madame, en toutes choses, sauf peut-être en ce qui me concerne personnellement. Ne soyez pas irritée contre moi si j’ai diminué la distance qui sépare un pauvre proscrit allemand de l’héritière d’une grande dame telle que vous. Je suis pauvre, en réalité, voilà où gît mon seul mensonge… et j’ajoute bien vite, car la colère de votre regard me fait peur, tant j’ai de respect pour vous, tant j’ai d’affection pour celle que nous chérissons tous les deux, Justine et moi, j’ajoute bien vite que je vous demande trois jours… est-ce trop? deux jours… et peut-être même moins, non plus pour vous conduire les yeux bandés vers celle que vous avez le droit de voir à visage découvert, mais pour l’amener ivre de bonheur dans vos bras.

Il voyait battre le cœur de la duchesse.

Et certes il avait bien changé de ton depuis la mention faite des deux cent mille piastres de diamants et du domaine de Guarda, dans le pays de Coïmbre, en Portugal.

Il fallait pour qu’il ne tombât pas aux pieds de son opulente belle-mère en lui disant: «Dans une demi-heure, Justine sera sur votre sein», il fallait une impossibilité véritable, et nous verrons bientôt que l’impossibilité existait.

Saladin pouvait être un diplomate assez retors, mais il n’avait pas ce clair coup d’œil qui perce le cœur humain.

Il s’était dit: la première séance se passera en préliminaires.

Comme s’il y avait des préliminaires pour un cœur maternel!

Les choses avaient marché plus vite qu’il ne l’avait cru. Il n’était pas en mesure de livrer.

– Deux jours! répéta la duchesse en se parlant à elle-même: c’est long.

Puis, se tournant vers Saladin, elle ajouta:

– Je vous donne deux jours, monsieur, et puisque vous parlez d’amener ma fille ici, chez moi, je vais ajouter quelque chose aux renseignements que je vous ai fournis sur monsieur le duc de Chaves. Ils sont exacts, seulement, de même que j’avais passé sous silence ma fortune privée, de même j’ai cru devoir taire ma position personnelle vis-à-vis de mon mari. Sachez tout, avant de me quitter: je suis coupable, monsieur, non pas à la façon ordinaire qui pourrait expliquer les soupçons jaloux de monsieur de Chaves, mais coupable à un plus haut degré peut-être, coupable des vices, coupable des folies et des malheurs de celui que j’ai accepté pour époux. Mon pouvoir sur monsieur le duc aurait pu être sans bornes, la tendresse qu’il m’a vouée ressemble à de l’adoration. C’est le chagrin de trouver à ses côtés une froide statue qui l’a jeté tout frémissant de colère et de vengeance au plus profond de l’orgie. Justine, en entrant dans cette maison, peut y trouver un père aussi bien qu’une mère. Il dépend de moi d’arrêter monsieur de Chaves sur la pente de sa ruine, je le sais, j’en suis sûre; bien souvent je me suis reproché de ne l’avoir pas fait; la force me manquait. Mais maintenant, pour ma fille, j’aurai tous les courages; il me semble que je n’aurai même pas besoin de feindre, que mon cœur s’ouvrira et que, pour ma fille, j’aimerai… Si j’aime, monsieur de Chaves fera pénitence à mes genoux, et ma fille aura l’avenir d’une princesse.

Saladin avait remis son carnet sous son bras. L’affaire, qui avait un instant disparu derrière une nuée d’orage, se montrait de nouveau plus brillante que jamais, et chacune de ses facettes étincelait au soleil.

Il y avait de quoi éblouir.

Saladin salua respectueusement la duchesse et lui dit:

– Madame, dans deux jours, et peut-être à demain!

VII Le nuage

Madame de Chaves, restée seule, tomba dans une sorte d’accablement. Elle essaya de résumer en elle-même cette scène, qui changeait si violemment sa vie, afin d’y retrouver, par l’analyse, des motifs vrais d’espérer ou de craindre, mais elle ne le put. Son intelligence s’affaissait en une écrasante fatigue.

Son cœur au contraire semblait grandir dans sa poitrine, et un vent d’irrésistible triomphe le gonflait.

L’exaltation de sa joie eut le dessus et un torrent de larmes noya sa lassitude.

Elle vint s’agenouiller à son prie-Dieu pour y rester un instant en extase. Les paroles de l’oraison lui manquaient, mais son âme entière s’élançait vers Dieu pour rendre grâces.

– Seigneur Jésus! murmura-t-elle dès qu’elle put parler, et sa voix était douce comme jadis, douce comme le chant des jeunes mères, vous m’avez exaucée. Que vous êtes bon! divinement bon! vous devez entendre le cri de ma reconnaissance, et il me semble que je vous vois sourire… Je ne pleurerai plus, Sainte Vierge, moi qui ai tant pleuré, et des larmes si cruelles! Je vais être heureuse! je vais la revoir!

Elle s’arrêta sur ce mot, pressant son front à deux mains comme si elle eût craint d’être folle.

Et en conscience, elle avait raison, celle-là, de compter sur l’empire de sa beauté pour enchaîner à ses genoux l’amant le plus sauvage.

Agenouillée qu’elle était en ce moment, ou plutôt accroupie à demi dans une pose pleine de désordre, ses cheveux bondissant en boucles prodigues par-dessus ses mains pâles qui pressaient ses tempes, les yeux mouillés, le sein frémissant, elle était belle comme ces saintes que créait au temps de croyance le génie des peintres chrétiens.

– La revoir! répéta-t-elle, dans deux jours… peut-être demain! Elle se redressa, éclairée plus vivement par son allégresse, qui la couronnait comme une auréole.

Une dernière action de grâces s’élança de son cœur vers Dieu, puis elle resta muette et souriante – de ce sourire qu’elles ont, quand le cher enfant dort, heureux dans son berceau.

– Petite-Reine! soupira-t-elle, comme elle va m’aimer! je suis sûre que je la reconnaîtrai… ne l’ai-je pas suivie jour par jour, dans ma pensée? dans ma douleur, ne l’ai-je pas vue grandir, changer, embellir? Elle n’a plus ses yeux bleus si clairs, je le sais bien, ses cheveux blonds ont pris une nuance plus foncée… je sais tout cela, j’ai calculé tout cela, je l’ai vue cent fois, je la vois, et si elle entrait en ce moment…

Elle tressaillit au bruit de la porte qui s’ouvrait.

– Une lettre pour madame la duchesse, dit un domestique derrière la draperie fermée.

Lily se leva en soupirant; elle avait presque espéré un miracle. Le domestique lui remit un pli maladroitement façonné et dont le papier grossier n’était pas d’une entière propreté.

– Madame la duchesse, dit-il, a ordonné qu’on ne fit pas attendre les lettres des pauvres.

Elle l’éloigna d’un geste.

Si charitable qu’on soit, les pauvres peuvent tomber mal. Lily, généreuse tous les jours, eût donné, à cette heure, des poignées d’or au premier venu.

Mais on avait tué son beau rêve.

La lettre resta un instant sur le guéridon où elle l’avait jetée, non sans un mouvement de dépit.

Elle la reprit bientôt, pourtant, parce qu’elle était bonne et qu’elle pensa:

– Il attend peut-être.

La lettre était fermée avec un pain à cacheter qui gardait encore des traces d’humidité. Lily l’ouvrit, sans émotion aucune, assurément, car la physionomie du message révélait d’avance son contenu. Ce devait être une supplique, accompagnée d’un certificat d’hospice ou de mairie.

Mais la lettre n’était pas une supplique. Le papier blanc, maculé en plusieurs endroits, ne montrait aucune trace d’écriture.

Il n’y avait, à l’intérieur, qu’un carton oblong qui portait à son revers l’adresse d’un photographe médaillé.

Lily, étonnée, le retourna et faillit tomber à la renverse.

C’était son propre portrait à elle, Lily, fait quinze ans auparavant; le portrait qui tenait dans ses bras une sorte de nuage, parce que Petite-Reine avait bougé en posant.

Mme de Chaves regarda ce portrait pendant plusieurs minutes, immobile de stupeur.

Puis elle sonna violemment.

Sa femme de chambre accourut.

– Pas vous! s’écria-t-elle. Le domestique! je crois que c’est Germain… Germain! à l’instant même!

On chercha Germain qui était retourné à ses affaires, et quand on l’eut trouvé, on l’envoya à madame la duchesse.

– Qui vous a remis ce pli? demanda-t-elle avec une émotion qui dut être remarquée.

– Le concierge, répliqua Germain.

– Faites monter le concierge sur-le-champ.

Le concierge monta, nous ne dirons pas sur-le-champ, ce serait invraisemblable, mais enfin aussi vite que peut le faire un fonctionnaire de cette importance.

C’était, du reste, un beau concierge, comme le faubourg Saint-Honoré sait en produire, un concierge à tête de préfet, à ventre de chef de division qui coûte cher.

Aux demandes de la duchesse, le concierge aurait pu répondre: cela regarde ma femme, mais il se montra bon prince.

– C’est un malheureux, dit-il, mauvaise mine et mal peigné. On l’a fait attendre dehors.

– Et il est encore là? demanda Lily vivement.

– Je prie madame la duchesse de faire excuse, il est parti. Madame, j’entends mon épouse, ayant eu occasion d’aller sur le pas de la porte cochère, le pauvre, qui avait attendu un bon moment, lui a dit:

«- Puisque la duchesse ne veut pas me recevoir aujourd’hui, je reviendrai demain… il a ajouté: la duchesse connaît bien mon nom.

«Et je me souviens de son nom parce qu’il est drôle, s’interrompit ici le concierge; il s’appelle Médor.

– Médor! répéta madame de Chaves d’une voix étouffée.

Elle renvoya le concierge et tomba sur un fauteuil en répétant pour la seconde fois:

– Médor!

Sa tête était faible et le flot de pensées qui se ruait dans son cerveau lui faisait mal.

Quatorze ans auparavant, elle avait laissé ce portrait dans sa chambrette, avec tout ce qui lui appartenait.

Sans doute, elle avait la pensée de revenir ou du moins d’envoyer prendre ces chères reliques, mais les choses avaient marché avec une rapidité inattendue; celui qui l’emmenait ne voulait point lui laisser le temps de la réflexion.

La voiture où elle était montée avec monsieur le duc de Chaves, à la porte de sa maison, l’avait conduite à la gare de chemin de fer du Havre, et une heure après son départ de chez elle, un train express l’emportait vers la mer.

Elle avait regretté bien souvent ces choses abandonnées qui étaient l’amusement de sa douleur: le berceau surtout, le berceau tout plein de jouets, de robes, de collerettes, avec le bouquet de lilas desséché, le lilas de la bonne laitière.

L’autel. – Et comme ce nom de Médor ressuscitait énergiquement tous ces souvenirs!

Médor était là, fidèle et doux, regardant aussi le petit berceau, pleurant aussi, écoutant la plainte de la jeune mère.

Elle n’avait gardé qu’une relique, et elle lui avait bien porté bonheur; c’était le petit bracelet à fermoir en cuivre doré qui avait amené chez elle M. le marquis de Rosenthal.

Et voyez le hasard! la veille du jour, du funeste jour, Petite-Reine avait cassé la monture de son bracelet. Lily l’avait dans sa poche pour le faire raccommoder, et comme depuis la perte de Petite-Reine, la réparation devenait, hélas! inutile, Lily avait toujours gardé le bracelet.

Vous jugez si elle y tenait! il ne fallait rien moins que cela pour la faire aller chez une somnambule.

Le marquis de Rosenthal! – Médor!

Que de choses dans une seule journée!

Mais je ne sais pourquoi la pensée de Médor n’ajoutait point à la joie de Lily et mettait au contraire un doute parmi sa certitude.

Elle avait gardé à cette bonne créature un souvenir de reconnaissance et d’affection pourtant; elle s’était dit souvent: je voudrais le retrouver pour le faire heureux.

Et maintenant elle avait peur de Médor.

Cette peur s’expliquera d’un mot, quand nous dirons la pensée qui venait à Lily.

Lily voulait croire aux paroles du marquis de Rosenthal; elle avait besoin d’y croire et Lily se disait:

– Si Médor m’apportait la preuve que tout cela est mensonge?

Pourquoi était-il venu? Pourquoi, depuis qu’il était venu, Lily repoussait-elle avec terreur cette idée qu’elle faisait peut-être un rêve?

À cette question de savoir pourquoi il était venu, ce pauvre bon Médor n’aurait peut-être pas su répondre lui-même d’une façon bien catégorique.

Certes, il ne venait pas chercher une aumône. Était-ce uniquement le désir de voir la Gloriette qui avait guidé ses pas?

Il l’aimait bien assez pour cela. Les quelques jours qu’il avait passés à garder la folie de la jeune mère, couché comme un chien dans le bûcher, formaient la grande page de ses souvenirs. À proprement parler il n’avait vécu ni avant, ni après: ces quelques jours étaient toute sa vie.

Et pourtant il n’était pas venu seulement pour revoir la Gloriette.

Il avait bien cherché depuis quatorze ans. Chercher était devenu chez lui une sorte de manie, car, à mesure que le temps passait, l’impossibilité de trouver se faisait plus évidente.

En gagnant maigrement son pain au métier abandonné d’avaleur de sabres, Médor se figurait qu’il gardait une chance de se trouver tout à coup, en foire, face à face avec Petite-Reine.

Et plus d’une fois, dans le cours de ses pérégrinations, il avait rencontré des fillettes, puis des jeunes filles qui avaient l’âge de Petite-Reine, et auxquelles son imagination prêtait une ressemblance avec l’objet de ses constantes pensées.

Il s’était ingénié alors, il avait interrogé, lui si timide, mais les réponses obtenues avaient toujours fait évanouir son espoir.

Depuis quelques jours, son espoir tenace avait repris le dessus.

En face du lieu qu’il avait choisi pour bâtir sa misérable cabane, sur l’esplanade des Invalides, pour les fêtes du 15 août, s’élevait la pompeuse baraque des époux Canada, les maîtres de la foire.

Ils étaient bonnes gens, nous le savons du reste, et d’ailleurs ils connaissaient Médor comme étant le seul ami du père Justin, le fameux homme de loi dont Médor nettoyait de temps en temps la tanière, quand toutefois le père Justin voulait bien le permettre.

Échalot avait dit souvent à Médor:

– Si l’avalage n’était pas une carrière démolie, nous te prendrions volontiers avec nous, ma vieille, car tu fais pitié dans ton trou; mais l’avalage est fané jusqu’à ce que les caprices de la mode le fassent refleurir un jour ou l’autre, et depuis le jeune Saladin qui mangeait vingt-quatre pouces, la chose a disparu complètement des habitudes du XIXe siècle.

Médor était entré plus d’une fois voir danser mademoiselle Saphir qui, indépendamment de son talent et de sa beauté, l’un et l’autre bien au-dessus de ce qui se montre habituellement en foire, avait produit sur lui une impression indéfinissable.

Il se demandait: à qui donc ressemble-t-elle?

Et comme son idée fixe le tenait toujours, il évoquait le souvenir de la Gloriette.

Mais mademoiselle Saphir ne ressemblait pas à la Gloriette. Une fois Échalot lui dit:

– Madame Canada t’invite à prendre le café noir.

Et pendant qu’on prenait le café, madame Canada s’informa du lieu où perchait maintenant le père Justin. Elle avait besoin de le voir et de le consulter.

– Au sujet de choses, ajouta Échalot, qui sont des mystères et des délicatesses par rapport à notre fille d’adoption dont tu n’as pas besoin d’en connaître le secret ni le bel avenir.

Médor promit de conduire le ménage Canada chez le père Justin. Mais, en regagnant son trou, il se disait:

– Il y a donc un secret! à qui ressemble-t-elle?

La veille du jour où nous sommes, au matin, Médor avait rencontré mademoiselle Saphir qui se rendait, selon son habitude, à la messe de Saint-Pierre-du-Gros-Caillou.

Et vraiment, avec sa toilette simple et presque austère, elle vous avait si bien l’air d’une demoiselle de bonne maison!

Assurément, monsieur le curé, qui avait remarqué sa piété modeste, se serait fâché tout rouge si vous lui aviez dit que sa nouvelle paroissienne était une saltimbanque.

Médor la regarda bien comme il faut, et quand il fut tout seul une idée lui poussa.

– C’est au père Justin qu’elle ressemble, se dit-il tout à coup, non pas au père Justin d’aujourd’hui, mais au crâne jeune homme qui vint, dans les temps, rue Lacuée, n° 5, – à l’homme du château, quoi!

Cette découverte le troubla singulièrement. Il s’en occupa toute la journée, jusqu’à l’heure où sa fièvre changea parce qu’il avait vu le milord basané entrer à la baraque et la Gloriette, toujours jeune et belle, en costume d’amazone, avec un beau jeune homme.

Il était donc venu à l’hôtel de Chaves, non pas seulement pour voir la Gloriette, mais encore pour lui dire: «Je connais une jeune fille, autour de laquelle il y a un secret, et qui ressemble au père de Petite-Reine.»

Mais comment arriver auprès de madame la duchesse de Chaves?

Médor avait au plus haut degré la conscience de sa misère. Entre lui et les Canada, il voyait une distance immense. Jugez de ce que devenait l’intervalle, quand il s’agissait de la noble habitante de ce palais situé rue du Faubourg-Saint-Honoré.

Pendant toute la nuit Médor réfléchit.

Le matin, il se rendit chez le père Justin, non point pour lui faire part de son embarras, car le père Justin et lui ne causaient guère, mais tout uniment pour balayer un peu son taudis.

En balayant le taudis, Médor aperçut le portrait photographié de la Gloriette qui pendait toujours au-dessus du berceau.

Il ne fit ni une ni deux, il le vola et, rendu audacieux par son désir, il pria le père Justin lui-même, lorsque celui-ci rentra, déjà à demi ivre de lui écrire sur un carré de papier l’adresse de madame la duchesse de Chaves, rue du Faubourg-Saint-Honoré.

Ainsi parvint à la Gloriette cet envoi qui était comme un vivant témoignage du passé déjà si lointain.

Elle se regarda elle-même comme s’il y avait eu des années qu’elle ne s’était vue. Pour un instant, l’intervalle qui la séparait de sa jeunesse se voila comme un rêve.

Ce nuage qu’elle tenait dans ses bras et dont les contours indécis semblaient sourire, c’était Petite-Reine.

Elle embrassa Petite-Reine – le nuage.

Et malgré elle, l’exaltation de toute cette grande joie qui l’enivrait naguère tomba.

C’était un symbole: aujourd’hui comme alors, qu’avait-elle entre ses bras sinon un nuage?

Et c’était une menace peut-être. Rien ne le lui disait, mais elle le sentait ainsi.

Il y avait en elle une terreur confuse qui opprimait son allégresse et qui murmurait tout au fond de sa conscience:

– Prends garde!

Ses yeux s’attachaient alors sur ce brouillard souriant dont les contours laissaient deviner Petite-Reine; elle essayait de percer le nuage…

Un pareil courant d’idées n’aboutit point, d’ordinaire, au besoin de faire toilette, surtout quand on vit, comme Mme de Chaves, dans une solitude presque absolue.

Pourtant, vers deux heures de l’après-midi, madame la duchesse sonna ses femmes pour s’habiller.

C’étaient deux bonnes personnes, bien dévouées, qui se dirent:

– Il paraît que le comte Hector va venir.

Contre l’habitude, madame la duchesse donna beaucoup de temps et accorda un très grand soin à sa parure. Elle n’était contente de rien. Il fallut recommencer trois fois l’arrangement de sa merveilleuse chevelure qui, les autres jours, se faisait en un tour de main.

Les deux fidèles caméristes se demandèrent:

– Est-ce que ce ne serait plus pour le comte Hector?

Et toutes les deux le plaignirent sincèrement, car c’était un doux et beau jeune homme.

– Faut-il faire atteler? interrogea l’une d’elles.

– Non, répondit madame de Chaves qui se regardait dans sa psyché en disposant les plis de sa robe.

Évidemment elle attendait quelqu’un, et, pour ce quelqu’un, elle voulait être belle.

Les deux caméristes, congédiées, parlèrent de cela longtemps.

Quel était l’heureux mortel?…

Trois heures sonnèrent, puis quatre heures. En tout cas, l’heureux mortel se faisait terriblement attendre.

Un peu avant cinq heures, les deux battants de la porte cochère s’ouvrirent tout grands. C’était monsieur le duc, en chaise de poste, revenant de ce voyage qu’il n’avait point fait.

– Il n’est plus temps, pensèrent les deux femmes de chambre. L’heureux mortel a manqué le coche!

Mais en ce moment, la sonnette de madame la duchesse retentit. Elles s’élancèrent ensemble. Voici ce qui leur fut ordonné.

– Faites savoir à monsieur le duc que je suis un peu souffrante, et que je l’attends chez moi.

– Ah bah! fit la première camériste dans l’antichambre.

– Tiens! tiens! répondit l’autre.

Elles éclatèrent de rire, et s’écrièrent ensemble:

– Par exemple, je n’aurais pas deviné celle-là! Mieux vaut tard que jamais. C’est monsieur le duc qui est l’heureux mortel.

VIII Le Club des Bonnets de soie noir

Dans une de ces rues, froides et tranquilles comme des rues de province, qui avoisinaient l’Observatoire et qui viennent d’être démolies pour le tracé du boulevard Port-Royal, il y avait encore en 1866 un petit café à la devanture décente où se réunissaient le soir quelques bons bourgeois et rentiers de ce quartier savant.

Il s’appelait le café Massenet, du nom de son propriétaire, ancien balayeur au bureau des longitudes et qui posait auprès de ses clients pour un mathématicien démissionnaire.

Monsieur Massenet en avait bien l’air. C’était un homme court, grave, essoufflé, qui fumait sa pipe du matin au soir, en escarpins et en cravate blanche.

Sa femme, qui tenait le comptoir, était âgée, maigre et très longue; elle avait le sourire agréable quoiqu’il lui manquât bon nombre de dents. Celles qui restaient ne valaient pas les défuntes.

Le café Massenet se composait d’un billard, le seul dans Paris où l’on pût voir encore des blouses à filets, d’une assez grande salle, dévolue aux habitués et consommateurs, et d’un salon de médiocre étendue entouré de divans à couverture de cuir éraillé, où «Ces Messieurs» seuls avaient le droit d’entrer.

Le salon de Ces Messieurs était séparé de la salle commune par un couloir assez long, fermé aux deux bouts.

Par surcroît de précaution, la seconde porte qui donnait sur le salon de Ces Messieurs était double: la vraie porte se trouvant défendue par un second battant rembourré.

Vis-à-vis de cette porte une haute fenêtre donnait sur une ruelle déserte, mais, comme Ces Messieurs ne se rassemblaient jamais qu’après la nuit tombée, la fenêtre, toujours close, était en outre défendue par de forts volets.

Ces Messieurs n’étaient pourtant pas des conspirateurs. Les habitués de la salle commune les connaissaient fort bien et prenaient volontiers la demi-tasse avec eux; mais ils avaient des affaires à traiter qui ne regardaient qu’eux-mêmes, et ils se rassemblaient dans ce but. Rien de plus simple.

De compte fait, ils pouvaient être une douzaine. On ne les avait pas vus souvent réunis au grand complet. En tête des plus assidus était monsieur Jaffret ou mieux le bon Jaffret, propriétaire, rue de la Sorbonne, qui faisait un peu l’escompte, d’autres disaient l’usure. Il se rendait tous les après-midi au jardin du Luxembourg pour jeter de la mie de pain aux petits oiseaux, ce qui est, tout le monde vous l’affirmera, la preuve d’un excellent cœur.

Après lui, venait monsieur Comayrol, homme d’affaires, connu par ses lunettes d’or et sa brillante élocution méridionale, le Dr Samuel, philanthrope, qui soignait les pauvres, pourvu qu’on le payât, et un brave bonhomme, désigné sous le nom du «Prince», qui n’avait pas de profession connue.

Les autres allaient et venaient.

Les habitués de la salle commune et du billard à blouses appelaient la réunion de Ces Messieurs Le Club des Bonnets de soie noire, à cause du bon Jaffret et du Prince qui rabattaient volontiers cette coiffure commode sur leurs oreilles, dans la crainte des courants d’air.

Aucun des membres du Club des Bonnets de soie noire n’était jeune, mais Comayrol arborait des gilets d’étudiant et portait ses lunettes d’or d’un air vainqueur qui voulait dire: je suis loin d’avoir renoncé à plaire, et le joli vicomte Annibal Gioja, que nous avons omis de citer, avait des cheveux teints, plus noirs que l’aile du corbeau.

Il était environ sept heures du soir. Dans le petit salon réservé à Ces Messieurs, deux membres seulement du Club des Bonnets de soie noire étaient réunis, à savoir, le Prince, qui portait la coiffure sacramentelle et lisait le Journal des Villes et Campagnes en prenant son gloria, et le Dr Samuel qui ne prenait rien et tournait ses pouces à l’autre bout du divan.

Il est bon de dire tout de suite, afin que ce titre de Prince ne soit pas pris pour un sobriquet, que le bonhomme occupé à lire son journal était tout simplement le fils du malheureux Louis XVII.

Sa figure éminemment débonnaire et affectant la courbe bourbonienne aurait suffi à indiquer son illustre origine s’il n’eût porté, dans une vaste serviette qu’il avait toujours en poche, une collection de preuves à faire dresser les cheveux: lettres du pape, lettres de Louis-Philippe, lettres de M. le duc de La Rochefoucauld, lettres de la femme du geôlier Simon, lettres de Charles-Albert, lettres de Talleyrand, lettres de Chateaubriand, de Lamartine, du général Cavaignac, de monsieur Gisquet, lettres de tout le monde.

Plus des attestations, des procès-verbaux, des extraits de registres, le testament de son infortuné père, mort sous le nom de duc de Richemond, et la liste de plus de cent familles nobles de Paris et de province prêtes à prendre les armes au premier appel de sa voix légitime.

Ces diverses pièces avaient déjà servi à plusieurs «princes».

Les gens qui connaissaient peu ou prou les affaires des Habits Noirs disaient que ce brave bonhomme était, pour le moins, le cinquième fils de Louis XVII, les quatre autres ayant fini malheureusement, dans l’exercice de leurs fonctions, au service de la compagnie.

Chaque fois qu’il en mourait un, on cherchait une honnête figure aquiline à front fuyant, plantée sur un torse bien nourri, on rassemblait les pièces éparpillées du dossier, et le nouvel héritier de la couronne de France apparaissait à l’horizon, selon le dicton historique: le roi est mort, vive le roi!

Bien que les Habits Noirs fussent considérablement déchus, à l’époque où se passe notre histoire, ils trouvaient encore moyen de faire çà et là quelques petites affaires, et le fils de Louis XVII était pour eux un outil indispensable.

On exciterait l’incrédulité en additionnant les chiffres fournis par les innombrables extorsions opérées, dans les faubourgs Saint-Germain de Paris et des départements, à l’aide de cette imposture qui a eu plus de têtes que l’hydre de Lerne: l’existence d’un fils de Louis XVI, échappé de la prison de l’Abbaye.

Les Habits Noirs, toujours ingénieux, avaient inventé le fils de ce fils pour la commodité des dates.

Le Club des Bonnets de soie noire, nous sommes bien forcé de l’avouer, était tout ce qui restait de cette terrible association, remontant à Fra Diavolo et qui, sous le règne du Colonel, avait effrayé l’Europe par tant de drames sanglants.

Les derniers Habits Noirs étaient Ces Messieurs ou plutôt Ces Messieurs formaient le conseil de maîtrise des derniers Habits Noirs, car vous eussiez encore trouvé dans les bas-fonds de Paris bon nombre d’affiliés du Fera-t-il jour demain. Et, quand il s’agissait de mettre à exécution quelque razzia bien organisée, les manœuvriers ne manquaient pas à ces vénérables directeurs.

– Il paraît, dit le Prince, que l’empereur Alexandre va changer l’uniforme de ses lanciers, là-bas, en Moscovie.

Le Dr Samuel s’obstinait à tourner ses pouces et ne répondit pas. Le Prince continua sa lecture. Au bout de dix minutes, il reprit:

– Il paraît que ces fusils à aiguille de Sadowa étaient déjà exposés au palais de l’Industrie en 1855. Les ingénieurs qui sortent de l’École polytechnique avaient déclaré que ça ne valait rien du tout. Les Prussiens en ont fait fabriquer parce qu’ils n’ont pas d’élève de l’École polytechnique.

– Ça court les rues, gronda le Dr Samuel, vieil homme très laid et de méchante figure, l’École polytechnique n’en fait pas d’autres. J’étais un jour à Saint-Malo où les Ponts et Chaussées venaient de construire une jetée qui coûtait je ne sais plus combien de millions. La mer était grosse, un trois-mâts hollandais dérivait sur la jetée que l’École avait déclarée chef-d’œuvre. Tout le monde était là, du haut des remparts, à plaindre le trois-mâts et à dire: «Le malheureux va se briser en pièces!» Il donna contre la jetée en plein, et savez-vous ce qui arriva?

– Non, dit le Prince dont les petits yeux s’écarquillèrent curieusement.

– Le Hollandais n’eut pas de mal, continua le Dr Samuel, mais la jetée de l’École polytechnique s’effondra et tomba dans l’eau où elle est encore, et plus chef-d’œuvre que jamais!

Le Prince resta d’abord immobile, puis il battit des mains en poussant un large éclat de rire.

– Ah! fit-il, je comprends! je comprends! On en met dans les journaux qui ne sont pas si drôles que celle-là!

Il regarda le docteur par-dessus son pince-nez et ajouta en baissant la voix:

– Il paraît qu’il fera jour, cette nuit?

– Il paraît, répéta Samuel.

Et tous les deux rentrèrent dans le silence.

Pendant ce silence, un bruit léger se fit du côté de la fenêtre. On eût dit que quelqu’un en caressait, au-dehors, les contrevents épais.

Nos deux compagnons prêtèrent l’oreille, mais le bruit cessa au bout d’un moment.

– Est-ce que vous étiez du temps des moines de la Merci, vous docteur? demanda tout à coup le Prince.

– Oui, répondit Samuel.

– Vous avez vu tout ce qu’on raconte des souterrains, là-bas, du côté de Sartène, en Corse? Les Habits Noirs étaient des lapins à ces époques-là. Moi, je suis nouveau et je n’ai pas encore eu la chance de partager dans une vraie affaire.

– Il n’y a plus de vraies affaires, dit Samuel avec humeur.

– Avez-vous connu Toulonnais-l’Amitié, vous?

– Oui, répondit encore Samuel qui, cette fois, cessa de tourner ses pouces, j’ai connu monsieur Lecoq, on n’en fait plus comme cela… et j’ai connu le comte Corona, J. -B. Schwartz, le Colonel, et Marguerite de Bourgogne, – une rude femme, mais après cela, plus rien!

– C’est égal, dit le Prince, vous devez avoir de jolies économies. Mais pourquoi diable avez-vous choisi cet oiseau d’Annibal Gioja pour lui donner le Scapulaire?

Samuel haussa les épaules.

– S’il venait un homme…, commença-t-il.

Il s’arrêta et acheva entre ses dents:

– Il n’y a plus d’hommes!

Le Prince était en appétit de causer.

– Vous avez pourtant Jaffret, dit-il; c’est un garçon d’un million et demi pour le moins, sans que ça paraisse.

– Jaffret est riche, approuva laconiquement le docteur.

– Vous avez monsieur Comayrol qui a la langue bien pendue. Samuel fit un geste de dédain.

– Nous sommes vieux, dit-il, on ne peut être et avoir été.

– Bah! fit le fils de Louis XVII, votre fameux Colonel avait 107 ans!

À ce moment une voix retentissante sonna dans le corridor.

– Un petit punch au kirsch pour nous deux le bon Jaffret, commanda-t-elle. Est-ce que tous nos amis sont arrivés?… deux seulement! Ah! les paresseux! S’il vient un quidam demander monsieur Jaffret, propriétaire, de la part du nommé Amédée Similor, faites-le entrer, hé!

La porte s’ouvrit et Comayrol junior, ancien premier clerc de l’étude Deban, montra ses flamboyantes lunettes d’or.

Dans un autre récit [4], nous avons pu apprécier la belle prestance et les talents de Comayrol. Il n’y avait pas en lui, peut-être, l’étoffe d’un Premier ministre, mais c’était du moins un chef de bureau très distingué. Son âge, un peu plus que mûr, tenait abondamment les promesses de sa trentième année: il était chauve avec ostentation, il était gras et, malgré le proverbe des gens du Midi qui dit: ceux qui engraissent sont morts, il se portait à merveille.

Toujours bien tenu, du reste, linge blanc, bagues aux doigts et chaîne de montre magnifique ruisselant sur un gilet de velours qui lançait des rayons.

Avec le temps, le contraste avait augmenté entre lui et le bon Jaffret, douce créature. Jaffret marchait, humble, tremblotant, chauve aussi, mais ramenant quelques mèches honteuses sur le sommet de son crâne pointu.

– Je vous présente le plus joli sac de la confrérie, dit Comayrol qui entra tenant Jaffret par la main. Quand nous n’aurons plus rien à mettre sous la dent, je proposerai une affaire au conseil, ce sera d’aller voir un peu s’il fait jour dans le coffre-fort de notre bon Jaffret!

Le Prince qui s’était levé, éclata de rire bonnement, et le Dr Samuel lui-même se dérida.

Mais Jaffret fit un pas en arrière et dit avec une irritation sénile:

– Monsieur Comayrol, vous passez les bornes. Mon âge et ma position sociale devraient me défendre contre vos polissonneries!

Comayrol se retourna, toujours bon enfant, le saisit à bras-le-corps et le porta jusque sur le divan en disant:

– Pas plus lourd qu’un petit paquet de bois sec!

La porte s’ouvrit de nouveau, donnant passage à une autre ruine: précieuse celle-là, et supérieurement entretenue.

Du jais, de l’ivoire et des roses, tels étaient les matériaux de cette idole vieillie, le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante.

– Verni de haut en bas! dit le joyeux Comayrol en lui tendant la main. Annibal, quand donc me donneras-tu l’adresse de ton embaumeur?

Le brillant Napolitain ne daigna pas répondre, mais Jaffret dit en rabattant son bonnet de soie noire sur ses longues oreilles frileuses:

– Mauvais temps! toujours mauvais temps cette année.

Comayrol était allé s’asseoir auprès du Dr Samuel.

– Mon Prince, dit-il de loin au fils de Louis XVII, depuis que vous avez hérité de vos droits divins à la couronne de Saint Louis, on ne vous a encore fait jouer aucun air varié avec escalade et effraction, hé?

Le Prince épaissit le masque idiot qui était à demeure sur son visage et répondit avec un sourire content:

– Il paraît que ça va chauffer, monsieur Comayrol?

– Parlons raison, mes brebis, reprit celui-ci. Le vicomte Annibal est un Savoyard en sucre candi, et s’il a le Scapulaire, c’est pour la forme. La véritable tête de l’association, en l’absence d’un plus digne, c’est le bon Jaffret, un peu entamé par l’âge et les infirmités, mais qui marche encore assez droit, quand je suis là pour lui donner le bras. L’histoire de notre Brésilien commence à être mûre. Jaffret et moi, nous avons inondé le noble faubourg de ses actions, en présentant l’entreprise comme destinée à envoyer au Para tous les démagogues de France et de Navarre, transformés en propriétaires sages comme des images. À l’estime de Jaffret, monsieur le duc de Chaves doit avoir deux millions en caisse pour le moins.

– Il m’a en effet parlé de deux millions, dit le vicomte Annibal. Jaffret le regarda de travers en murmurant:

– Vous savez que vous n’avez pas le droit de toucher à ce gâteau, vous, bel homme.

– Je pense être au-dessus du soupçon, répondit fièrement Annibal. En tout cas, monsieur le duc est d’une honnêteté antique à l’endroit des affaires. Hier il a emprunté deux mille louis plutôt que de toucher au contenu de sa caisse commerciale. Je conçois, mes très chers, que ma position de confiance intime auprès de Son Excellence vous inspire quelque jalousie ou même quelques inquiétudes. Nous sommes ensemble, le duc et moi, comme les deux doigts de la main; mais il ne faut pas oublier que vous me devez cette affaire et que, sans moi, les piastres brésiliennes vous passaient sous le nez!

– Tu es un ange, Annibal! dit Comayrol. Messieurs, autre chose. Quelqu’un de vous se souvient-il d’un drôle, appelé Similor, qui fut employé différentes fois comme auxiliaire, notamment dans l’affaire J. -B. Schwartz et dans l’affaire de l’hôtel de Clare?

Le bon Jaffret seul avait un vague souvenir de notre ami.

– En deux mots, qu’est-ce que c’est que Similor? demanda le Dr Samuel.

– C’est un va-nu-pieds, répondit Comayrol.

– Et pourquoi nous parlez-vous de ce va-nu-pieds?

– Parce qu’il ne faut rien négliger, répliqua l’ancien clerc de notaire. Similor est venu chez moi aujourd’hui et m’a rappelé ses états de services. J’ai cru d’abord qu’il voulait un secours, mais non, son désir était seulement de nous mettre en rapport avec un fils qu’il a et qu’il déclare être un brillant sujet. Je lui ai dit qu’il pouvait envoyer son fils, mais, dans l’intervalle, j’ai pris des renseignements, et je ne fais pas un fond énorme sur l’affaire. Au bureau de notre ancienne agence, où tous nos hommes sont classés et numérotés, on ne connaît pas d’autres fils au nommé Similor que le nommé Saladin, ancien artiste en foire et avaleur de sabres.

– Jolie recrue! fut-il dit à la ronde.

Le garçon du café Massenet apporta le punch au kirsch commandé. Quand il eut déposé le plateau sur une table, il tira de sa poche une large carte en porcelaine qu’il mit entre les mains de Comayrol.

– Marquis de Rosenthal! lut l’ancien clerc de notaire. Connais pas… Ce monsieur est là?

– Oui, répondit le garçon, il vient de la part de son père.

Les membres du Club des Bonnets de soie noire échangèrent entre eux des regards indécis.

– C’est peut-être le fils de ce Similor, murmura Jaffret.

– Faites entrer, dit Comayrol, nous verrons bien.

L’instant d’après un jeune homme habillé à la dernière mode, lorgnon dans l’œil, cheveux séparés derrière la tête, col brisé comme une carte de visite qu’on laisse chez les concierges, petite jaquette boudin, pantalon demi-collant, chapeau bas, gants rouges et stick à bec de corbin, entra dans le cénacle à petits pas, et vint jusqu’au centre de la chambre où il s’arrêta pour lorgner curieusement les assistants.

Le garçon s’était retiré. Le bon Jaffret prit la peine d’aller voir lui-même si les portes étaient bien fermées.

– Messieurs, dit le nouvel arrivant, je suis bien votre serviteur. J’ai beaucoup entendu parler de vous. Comme j’ai besoin de quelques collaborateurs pour une petite opération présentant d’assez beaux bénéfices, j’ai songé à m’adresser à vous. Mon domestique se trouvait être de votre connaissance; il m’a indiqué un certain monsieur Comayrol. Lequel d’entre vous, s’il vous plaît, est monsieur Comayrol?

– C’est moi, répliqua l’ancien domestique, monsieur le marquis, vous faites erreur, je n’ai vu que monsieur votre père.

Saladin lui tendit le doigt avec une si parfaite insolence que les membres du club eurent un sourire d’involontaire approbation.

– Mon père, dit-il du bout des lèvres, mon domestique, c’est tout un, cher monsieur Comayrol. Le maraud, dont vous me faites l’honneur de me parler, cumule ces deux fonctions auprès de ma personne.

IX La chanson de l’avaleur

Monsieur le marquis de Rosenthal ayant prononcé ces paroles remarquables prit un siège et vint se placer en face du divan où étaient Comayrol et le bon Jaffret.

– Messieurs, poursuivit-il d’un ton décent et plein de modestie, vous êtes une association illustre et moi je ne suis qu’un simple paltoquet, c’est pourquoi il était bien naturel que je fisse toilette pour avoir l’honneur de me présenter devant vous: toilette de corps, toilette d’esprit, toilette de situation. Je ne m’habille pas comme cela tous les jours; je suis préparé comme un candidat qui va passer son examen, et j’ai choisi pour la circonstance le plus joli de tous mes noms. Vous aurez, je l’espère, quelque indulgence en faveur d’un néophyte qui vous veut le plus grand bien, mais qui ne peut pas pousser la courtoisie jusqu’à vous dire hypocritement que, selon lui, sa jeunesse ne vaut pas votre décrépitude.

– Vayadioux! s’écria Comayrol, nous ne détestons pas la plaisanterie, monsieur Saladin, mais nous avons autre chose à faire ici que de vous voir avaler des sabres!

Le Prince et le Dr Samuel s’étaient rapprochés; le vicomte Gioja se tenait à l’écart d’un air superbe.

– Je suis flatté, dit Saladin en mordillant le bec de son stick, que vous ayez pris la peine de rassembler quelques informations sur ma personne. J’en vaux la peine, soit dit sans fausse modestie, et j’espère vous le prouver bientôt abondamment. Vous végétez depuis bien des années déjà, mes chers messieurs, vous n’avez pas de chef. Je pense vous en avoir trouvé un.

– Il a du talent comme orateur, dit le fils de Louis XVII à demi-voix.

– Où veut en venir ce garçon? demanda Gioja de l’autre bout de la chambre.

– Je crois, dit Saladin, en se retournant vers lui poliment, que j’ai l’avantage de parler au valet de cœur de monsieur le duc de Chaves?

– Tiens! tiens! murmura Comayrol qui dressa l’oreille.

– Mon petit monsieur!… commença Gioja avec hauteur.

– Chut! fit Saladin doucement; nous reviendrons tout à l’heure au rôle honorable que vous jouez auprès de monsieur le duc et qui pourrait éventuellement gêner les affaires de l’association. C’est vous qui avez le Scapulaire?

Gioja ne répondit pas. Les autres membres du club se regardaient d’un air véritablement étonné.

– J’ai fréquenté les bureaux de la préfecture, dit le marquis de Rosenthal entre parenthèses, en amateur et pour perfectionner mon éducation; je suis un peu docteur en toutes facultés et sais parfaitement vos petites histoires.

– Vous n’êtes pas venu ici pour nous menacer, dites donc? prononça Comayrol dont la joue sanguine prit une nuance rouge plus foncée.

Jaffret lui toucha le bras et murmura:

– Il m’intéresse.

– Mon cher monsieur, répondit Saladin en s’adressant à Comayrol, je suis une nature indépendante et je désire faire mon chemin en dehors de l’administration. Seulement, il me plaît de vous faire savoir tout de suite que je suis gardé à carreau. Vous me voyez seul, vous êtes cinq, il est bon que la liberté de la discussion soit entre nous pleinement assurée.

– Eh bien! dit Comayrol avec une rudesse contenue, entamons la discussion, je vous prie, et rondement!

– De tout cœur, répondit Saladin… seulement encore on n’a pas répondu à la question que j’ai faite. Est-ce le vicomte Annibal Gioja qui est maître du Scapulaire?

– C’est ici le secret même de notre confrérie, fit observer le Dr Samuel qui n’avait pas encore parlé.

Saladin le salua.

– Messieurs, reprit-il, le Scapulaire est votre sceptre, je connais cela et bien d’autres choses. Quoique je ne voie ici aucune de ces grandes physionomies qui ont illustré l’histoire ancienne de votre ordre, j’aurais quelque répugnance à poser ma candidature en face de personnages tels que messieurs Jaffret, Comayrol et Samuel, qui sont à tout le moins très capables et très expérimentés.

– Vous êtes bien bon, grommela l’ancien clerc de notaire.

– Je parle comme je pense… mais s’il ne s’agit que de détrôner ce faquin, les choses changent, et je vous dis franchement qu’une société comme la vôtre ne doit pas avoir pour gérant un homme de paille.

Annibal Gioja jeta le journal qu’il tenait à la main et fit un pas vers Saladin. Le bon Jaffret l’arrêta du geste en disant:

– Mon cher bon enfant, laissez parler l’orateur.

– D’autant mieux, reprit Saladin en se tournant vers Gioja, que l’orateur causera avec vous en tête à tête quand ce sera votre bon plaisir.

Le bon Jaffret prit encore la parole.

– Mon cher monsieur, dit-il, je vous ferai observer qu’ici nos réunions sont toujours paisibles.

– Il faut, mon cher monsieur, interrompit Saladin, que vos réunions redeviennent fructueuses comme elles l’étaient autrefois. Je compte apporter ici, il faut bien vous le dire, un peu de ce sang jeune et actif qui coule dans mes veines. Mon intention, pourquoi vous le cacherais-je? est de restaurer la grande famille des Habits Noirs.

Il y eut un mouvement, comme on dit dans le compte rendu des séances parlementaires, et le fils de Louis XVII s’écria malgré lui:

– Écoutez, morbleu! Écoutez!

– J’ai beau écouter, gronda Comayrol, le fils de ce coquin de Similor est aussi bavard que son père. Il a beaucoup parlé, mais, que je sache, il n’a encore rien dit.

– Le fait est que c’est bien vague, murmura le bon Jaffret, bien vague, bien vague…

– Je vais préciser, reprit Saladin, soyez tranquilles. Mais avant d’entrer en matière, il serait bon de balayer le terrain. Tenez-vous au Gioja, oui ou non?

– Non, répondirent à la fois tous les membres présents, excepté Gioja lui-même.

– Donneriez-vous le Scapulaire, continua Saladin, à un jeune homme de courage et d’espérance qui vous apporterait, comme prime de joyeux avènement, une affaire toute faite de quinze cent mille francs comptant sans escompte ni retenues?

Il y eut un moment d’hésitation, puis Comayrol répondit:

– C’est selon.

– C’est selon, répéta paternellement le bon Jaffret, selon, selon, selon.

Le Prince et le docteur approuvèrent du bonnet.

– Vous comprenez, reprit Comayrol, qu’il y a des épreuves… des garanties…

– Il ne suffit pas ici, ajouta le vicomte Annibal avec un amer mépris, de savoir avaler les sabres!

Saladin sauta sur cette interruption comme sur une proie.

– Messieurs, s’écria-t-il en se levant et en passant sa main dans l’entournure de son gilet, dans notre ordre social, depuis le plus infime degré de l’échelle jusqu’au plus élevé, permettez-moi de vous le dire, je ne vois partout qu’avaleurs de sabres. Le monarque prussien attirant l’Autriche dans la guerre contre le Danemark…

– Écoutez! fit le Prince, vivement intéressé.

Au contraire, Comayrol s’écria:

– Mon bon, nous ne nous occupons pas ici de politique, hé! Et Jaffret ajouta d’un accent plaintif:

– Le cher jeune homme avait préparé une tirade… gare!

– Le candidat électoral faisant sa profession de foi, voulut poursuivre Saladin, le ministre équilibrant le budget, les rois gênés qui enfilent des tirages comme des perles autour de leurs emprunts…

– Et les philanthropes qui vous forcent à vous assurer sur la vie, déclama Comayrol en imitant son accent. Hé donc! Pécaire! Et les apôtres qui arrachent les dents avec un pistolet…

– Et les bons cœurs, privés de capitaux, qui déclament contre l’usure… insinua le bon Jaffret.

– Et les anciens de Clichy qui ont mis la lance en arrêt contre la contrainte par corps…, glissa le Dr Samuel.

– Avaleurs de sabres! s’écria le Prince, enchanté, avaleurs de sabres!

Tout le monde répéta triomphalement en regardant Saladin:

– Avaleurs de Sabres!

Monsieur le marquis de Rosenthal avait été d’abord légèrement déconcerté, mais, à la fin de la manifestation, il avait repris son sourire vainqueur; il frappa l’un contre l’autre ses gants sang-de-bœuf, et dit:

– Bravo, mes chers seigneurs! vous êtes moins vieux que je ne croyais, je vous dois cette justice, et vous avez sabré ma chanson avec infiniment d’esprit. Bravo! encore, et tant mieux! Entre gens d’esprit on a moins de peine à se comprendre. Venons donc au fait. Demain monsieur le duc de Chaves, déjà nommé, aura, dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré, une somme ronde de quinze cent mille francs.

– Vous vous trompez, mon petit monsieur, s’empressa de dire Annibal Gioja, la somme ronde est de deux millions.

Saladin se tourna vers lui avec lenteur:

– Ah! fit-il.

Puis son regard revint vers le groupe qui lui faisait face, comme pour lui demander: est-ce vrai?

Comayrol lui adressa un petit signe de tête moqueur que le bon Jaffret traduisit ainsi:

– Cher jeune homme, vous avez personnellement toutes mes sympathies; mais vous arrivez un peu trop tard.

Saladin resta un instant pensif, puis il se demanda tout haut à lui-même:

– Y aurait-il donc à l’hôtel de Chaves trois millions cinq cent mille francs?

– C’est cent mille piastres que vous vouliez glisser dans votre poche, dit Annibal Gioja qui n’avait pas entendu sa dernière observation.

– Comment! s’écria au contraire Comayrol, trois millions cinq cent mille francs! Où prenez-vous ce calcul?

– Je suis sûr du chiffre de quinze cent mille francs, répliqua Saladin; vous paraissez être sûrs du chiffre de deux millions. Les deux sommes doivent être distinctes, évidemment.

Jaffret dressa l’oreille comme un bon cheval de bataille qui entend le son de la trompette.

– Il a du talent! répéta-t-il. Tirons la chose au clair. D’où viennent vos quinze cent mille francs, jeune homme?

– Du Brésil, répondit Saladin, sans hésiter. Et maintenant que j’y songe, vos deux millions doivent venir de Paris.

«J’ai deviné! ajouta-t-il, interprétant comme une réponse le jeu des physionomies qui l’entouraient. Avez-vous les moyens de vous appliquer les deux millions?

Comayrol eut un geste noble.

– Nous ne sommes pas tout à fait des manchots, monsieur le marquis, répondit-il.

– Je précise, insista Saladin; nous ne plaisantons plus, mes maîtres. Pouvez-vous regarder les deux millions comme étant dès à présent à votre avoir?… Vous hésitez! donc vous cherchez encore… Ne cherchez plus! Quand je dis: j’apporte une affaire, c’est que j’apporte l’affaire.

Il appuya sur ce dernier mot et ses yeux ronds firent le tour de l’assistance, piquant chacun d’un regard perçant et froid.

Jaffret, Comayrol et le docteur avaient l’air étonné. Gioja baissa les yeux; le Prince se frotta les mains et cria tout seul:

– Très bien! ça me va!

– Qu’il y ait quinze cent mille francs, comme je l’ai cru, ou trois millions cinq cent mille francs, comme c’est désormais l’apparence, continua Saladin, je dis que l’affaire est faite, puisque à partir de demain je puis introduire à l’hôtel de Chaves autant d’hommes que vous le voudrez, à l’heure de jour ou de nuit que vous choisirez.

– Peste! fit le bon Jaffret, c’est bien gentil de votre part cela, mon cher enfant.

– Quel est votre moyen? demanda Comayrol.

– Je sollicite la permission, repartit Saladin, de le garder pour moi, jusqu’au moment où nous aurons conclu notre arrangement.

– Pour conclure un arrangement, il faut savoir, que diable!

– Ne tombons pas dans un cercle vicieux, dit Saladin, dont la voix reprit une autorité véritable. D’ailleurs, nous n’avons pas achevé les préliminaires. En qualité de Maître, de Père, puisque c’est votre mot, je prétends avoir la part du lion, et je ne travaillerai que si je suis Maître.

– C’est carré, dit Comayrol.

– Il est franc comme l’or, appuya le bon Jaffret.

– Qu’entendez-vous par la part du lion? demanda le Dr Samuel.

– S’il s’était agi seulement de mes quinze cent mille francs, répondit Saladin, j’aurais exigé moitié.

– À la bonne heure! s’écria l’assistance en chœur, moitié! ne nous gênons pas!

– Mais, poursuivit Saladin, puisqu’il y a en outre les deux millions, chacun de nous gardera sa part: vous aurez, vous, les deux millions et j’aurai, moi, les quinze cent mille francs.

Le bon Jaffret souffla dans ses joues.

– Diable! dit le Prince.

– Vous êtes fou, mon bon, décida Comayrol.

Gioja riait dans sa barbe teinte.

– C’est comme cela, dit tranquillement Saladin, à prendre ou à laisser.

– Avec quinze cent mille francs, fit observer Samuel, on achèterait toute la serrurerie de Paris.

– Vous n’y êtes pas! riposta Comayrol en riant, notre nouveau Maître veut nous faire payer ainsi le jeune et joli sang qu’il va infuser dans nos vieilles veines.

– Juste! fit Saladin. Je ne vous défends pas de trouver cela cher, mais c’est mon prix.

– Et si ce n’est pas le nôtre? dit Comayrol en le regardant fixement.

Ses joues étaient écarlates jusqu’aux oreilles. Saladin soutint son regard et répondit froidement:

– Ce serait fâcheux, monsieur Comayrol; j’ai mis dans ma tête que vous en passeriez ce soir par mon caprice, sinon je vous abandonne.

Les membres du club essayèrent de rire, mais Saladin répéta en scandant les mots:

– Je vous abandonne… d’abord; et puis je me fais une carrière dans l’administration en découvrant votre pot aux roses.

Il était assis, comme nous l’avons dit, vis-à-vis d’un groupe formé par le docteur, Jaffret, Comayrol et le Prince. En face de lui, au-dessus du divan qui servait de siège à ces messieurs, il y avait une grande glace.

Derrière lui, touchant le dossier de sa chaise, se trouvait une table qui soutenait un flambeau.

Au-delà de la table, se tenait Annibal Gioja tantôt immobile, tantôt se promenant de long en large.

Aux dernières paroles prononcées par Saladin, celui-ci vit les yeux de ses quatre interlocuteurs se fixer simultanément sur Gioja.

Saladin savait où était Gioja. La glace, fumeuse et tachée, lui renvoyait confusément l’image de l’Italien qu’il ne perdait pas un seul instant de vue.

Quelque chose brilla dans la main droite de ce dernier qui fit un pas vers la table. Les yeux des quatre membres du Club des Bonnets de soie noire se baissèrent en même temps, et le bon Jaffret eut un tout petit frisson.

– Tiens! dit Saladin, le vicomte Annibal n’a pas perdu l’habitude du stylet napolitain.

Il tourna la tête négligemment. L’Italien qui marchait sur lui s’arrêta court. Mais quand Saladin reprit sa position vis-à-vis de ses quatre interlocuteurs, la scène avait changé complètement. Chacun d’eux, même le bon Jaffret, avait le couteau à la main.

– Et que dirait monsieur Massenet? demanda Saladin en riant.

– Massenet ne dira rien, répondit Comayrol qui se mit sur ses pieds, il en mange. Tu es frit, mon petit!

Sans se retourner, Saladin prit sur la table le flambeau, qui était à portée de sa main, et l’éleva au-dessus de sa tête.

Au même instant trois petits coups furent frappés aux carreaux de la fenêtre qui donnait sur la ruelle.

Les couteaux disparurent comme par enchantement.

Et tout se tut, même le bruit des respirations.

– Les volets ne sont donc pas fermés aujourd’hui! dit tout bas Comayrol, au bout de quelques secondes, en ponctuant sa phrase avec un juron du Midi.

– Comment ne sont-ils pas fermés! ajouta le bon Jaffret.

– Ils étaient fermés, répondit Saladin, bien fermés, mais j’ai fait mon tour, avant d’entrer, avec papa. On a quelques bons amis ici près.

– Bonjour les vieux! cria une voix au-dehors, dans la ruelle, ça va-t-il comme vous voulez?

Comayrol se précipita à la fenêtre et l’ouvrit.

– Qui est là? demanda-t-il. Personne ne répondit.

Son regard interrogea la ruelle sombre qui semblait déserte.

Pendant cela, de cette main qui naguère tenait le couteau, le bon Jaffret prit les doigts de Saladin et les serra affectueusement en disant tout bas:

– Toute cette petite machinette est remarquablement intelligente, et je vous donne ma voix de tout mon cœur, mon biribi.

Le Prince, qui avait fait le tour de la table, vint toucher l’épaule du Dr Samuel:

– Vous demandiez un homme, dit-il, en voici un.

– On ne sait pas, répondit le docteur. On va voir. Saladin répondit au bon Jaffret:

– Ça n’était pas malaisé à exécuter, vous êtes des bandits âgés et mûrs pour la retraite. Je m’y serais pris autrement, si vous aviez eu vingt ans de moins. Fermez voir la fenêtre, papa Comayrol, ajouta-t-il; vous êtes encore le plus vert de la bande, et, en cherchant bien, on vous retrouvera du nerf sous la peau. Mais, parole d’honneur, vous aviez besoin d’être remontés; vos cinq couteaux étaient si drôles! je me suis cru au salon de cire.

Comayrol restait auprès de la fenêtre et ne cachait point sa mauvaise humeur.

– Tu dis vrai, petit, prononça-t-il, entre ses dents: voilà quinze ans, tu n’aurais pas eu le temps de lever la chandelle!

Saladin lui envoya un baiser.

– Mon bon, dit-il, nous ferons une paire d’amis, nous deux, quand tu m’auras juré obéissance. Voyons! ne nous endormons pas. Faites semblant de délibérer un petit peu, mes vénérables, pendant que je vais faire semblant de ne pas écouter, et puis vous me donnerez votre réponse officielle.

Il s’éloigna du divan et alla prendre Le Journal des villes et campagnes à l’autre bout de la chambre. Les membres du Club des Bonnets de soie noire se formèrent en groupe, et le bon Jaffret dit de sa voix la plus caressante:

– Annibal Gioja, respecté Maître, je vous demande la parole. Vous me l’accordez, merci. Vous êtes dégommé, mon garçon, et il n’y a pas grand mal.

Gioja répondit à voix basse quelque chose que Saladin ne put saisir.

La délibération dura juste deux minutes, après quoi l’éloquent Comayrol, rendu à toute sa belle humeur, s’avança vers lui à la tête du club et lui dit:

– Maître, le Scapulaire est à vous.

Gioja fit mine d’entrouvrir sa redingote.

– Garde, garde, mon garçon, lui dit Saladin, ce sont des formalités surannées. Nous ne détruirons rien de vos vieux usages, destinés à frapper l’imagination grossière de la populace, mais quant à nous autres, nous sommes au-dessus de tout cela. Est-il bien entendu que vous me nommez Père-à-tous et Habit-Noir en chef à l’unanimité? Levez la main!

Toutes les mains s’étendirent, même celle de Gioja.

– Bien! dit Saladin qui se redressa et les enveloppa d’un regard dur. Vous n’aimez pas les discours, je supprime le sabre que j’avais compté avaler pour ma bienvenue. C’est fini de rire. Asseyez-vous, nous allons causer.

X Le Père-à-tous

On sonna le garçon pour renouveler les rafraîchissements. À l’exception de Gioja, tout le monde était, sinon joyeux, du moins émoustillé par une curiosité très vive. Le bon Jaffret voulait offrir à monsieur le marquis un petit ambigu fin, genre Pompadour, mais cet austère Saladin préféra un bock de bière. Chacun se fit donc servir à sa guise. Le Prince demanda un carafon de douceurs.

– Il fait jour, dit Saladin d’un ton cassant quand les portes furent refermées, attention! Je ne vous ai pas vanté ma marchandise, au contraire, cette maison-là m’appartient depuis le rez-de-chaussée jusqu’aux mansardes, et pour ne pas vous faire languir, je vous expliquerai ma situation d’un seul mot: je suis l’amant heureux de mademoiselle de Chaves.

– Par exemple! s’écria Gioja, elle est forte! Le duc et la duchesse n’ont pas d’enfants.

– Le fait est, murmura le bon Jaffret, que je n’ai jamais entendu parler de mademoiselle de Chaves.

Comayrol dit:

– Le Maître ne peut pas se blouser comme cela du premier coup; il a son idée.

– Il a bien plus d’une idée, repartit Saladin, et commençons par établir une chose, c’est que je n’ai plus aucune espèce d’intérêt à vous tromper, puisque je n’attends rien de vous.

– C’est juste, fit-on à la ronde.

Et le Prince ajouta:

– Quel gaillard! écoutez!

– En conséquence, reprit Saladin, quand je vous dis une chose, c’est qu’elle est vraie, à moins que je ne fasse erreur moi-même. Tout homme est sujet à s’égarer. Mais ici, comme il s’agit d’une charmante personne qui m’a confié le soin de son bonheur, comme je suis d’accord avec madame la duchesse et comme madame la duchesse est d’accord avec monsieur le duc, je crois pouvoir vous affirmer, messieurs et chers subordonnés, que je ne suis pas le jouet d’un rêve. Mademoiselle de Chaves vous sera présentée demain.

– Elle n’est donc pas à l’hôtel? demanda Gioja.

– Mon brave, répondit Saladin, ouvrez vos deux oreilles, nous allons nous occuper de vous. Il n’y a pas de sot métier, je suis de cet avis-là; mais votre industrie particulière auprès de cet honnête sauvage qu’on nomme M. de Chaves est une gêne pour nous dans le présent, et peut devenir un danger dans l’avenir.

– Écoutez! fit le Prince qui avait dû habiter l’Angleterre et assister aux séances du Parlement.

– Le Maître, dit Gioja, ignore sans doute que cette industrie dont on parle a été le trait d’union entre le conseil et monsieur le duc.

– Je n’ignore rien, mon brave, et il y a du temps que je vous suis tous, à portée de voir et d’entendre. Les services d’un genre spécial que vous rendez à M. de Chaves ont pu entrouvrir une porte à nos respectables amis Jaffret et Comayrol; c’est parfait, je vous en remercie au nom de l’association; mais la porte est grande ouverte et je vous répète que vous nous gênez désormais. Vous marchez en aveugle le long d’une route où notre poule aux œufs d’or a coutume de pondre.

– Voyons, voyons, dit Comayrol, comprends pas!

– Le jeune maître est ami des métaphores, ajouta le bon Jaffret.

Mais le Dr Samuel murmura:

– Moi, je crois comprendre.

Le fil de Louis XVII ouvrait des yeux énormes.

– Il ne me plaît pas tout à fait, reprit Saladin, de mettre les points sur les «i». Je pense que je n’excède pas les bornes de mon autorité en donnant au vicomte Annibal Gioja un avis paternel. Toute cette histoire de mademoiselle Saphir est mauvaise pour nous.

– Mademoiselle Saphir! répétèrent quelques voix étonnées.

– Qu’est-ce que c’est que cela? demanda Comayrol.

Le bon Jaffret caressait Saladin du regard.

– Il monte ses petits coups en perfection! soupira-t-il. Quel joli jeune homme!

Gioja avait tressailli vivement.

– J’ignore qui a pu vous apprendre… commença-t-il.

– C’est peut-être le roi Louis XIX, répondit Saladin qui tendit la main en riant au Prince, enchanté de cet honneur. En tout cas, au nom du conseil qui m’écoute et qui m’approuve, je vous ordonne d’enrayer.

– Chacun de nous, objecta l’Italien, garde sa liberté d’action pour ses affaires particulières.

– Non pas! dit Comayrol.

– Cette doctrine, ajouta Jaffret, est complètement subversive du grand principe d’association!

– C’est mon avis, appuya le Dr Samuel.

– Et le Gioja, ajouta le Prince avec zèle, est expressément chargé de faire le mort!

– Il ferait le mort au naturel, reprit Saladin dont la voix baissa, si, par hasard, fantaisie lui venait de désobéir à son chef… Veuillez me regarder, Annibal Gioja, s’interrompit-il. De ce qui s’est dit ici, ce soir, un mot répété par vous aux oreilles de M. de Chaves pourrait non seulement faire manquer l’affaire, mais encore mettre en péril toute la confrérie. En conséquence, on pourrait présentement vous ficeler comme un paquet et vous placer par précaution en lieu sûr. Ce serait peut-être de la prudence.

– Je jure…, voulut interrompre Gioja.

– Taisez-vous! Je n’attache pas plus de prix que vous à vos serments. Ce qui m’arrête, c’est que, d’un autre côté, le duc, habitué à vous voir tous les jours, pourrait concevoir des soupçons ou des craintes, si vous disparaissiez ainsi subitement. Il y a une chose en laquelle je crois, c’est l’amour déréglé que vous avez pour votre peau. Cela vous sauve.

Il y eut un sourire sur toutes les lèvres. Gioja était livide.

– Vous êtes poltron, continua froidement Saladin, c’est là une garantie certaine et dont je me contente, en prenant soin de vous dire: il vous est enjoint par le conseil de laisser mademoiselle Saphir en repos, et je vous tuerai comme un chien si votre commerce nous barre la route!

Il y eut un silence. Le conseil approuvait évidemment, et le bon Jaffret exprima l’opinion générale en disant à ses deux voisins:

– Il a la sagesse précoce de Salomon, ce cher enfant. Comayrol hocha la tête et murmura:

– Vayadioux! il met de l’animation dans nos séances.

– C’est Dieu qui l’a envoyé, s’écria le Prince, pour régénérer une grande institution!

– Un point final! dit Saladin. Gioja est réglé, n’en parlons plus. Docteur Samuel, je vais vous adresser une question scientifique: connaissez-vous les envies?

– Il y en a de différentes sortes, en médecine, commença le praticien.

– Fort bien, interrompit Saladin, vous connaissez les envies. Je suppose, en effet, qu’il y en a de plus d’une sorte, car j’en ai vu, moi, de toutes les couleurs. La question scientifique est celle-ci: pensez-vous qu’il soit possible d’imiter une envie sur le corps d’une personne saine? Je m’explique: vous voudriez, par exemple, reproduire, sur le sein d’une jeune femme, un de ces signes qui sont les plus habituels, à cause de la gourmandise des filles d’Eve, une moitié de pêche, une prune de reine-claude, une grappe de groseilles, le pourriez-vous?

– Très certainement, répondit Samuel, nous avons des caustiques et des réactifs.

– Parfait! et la légère différence de plan qui existe à la surface de ces envies?

– Eh! eh! dit le docteur en souriant, vous êtes décidément un observateur. Ceci est peut-être plus difficile, mais néanmoins je puis affirmer que le moyen de produire cette légère extumescence, sans nuire à la santé, n’est pas introuvable.

– Et savez-vous un peu dessiner, docteur? demanda encore Saladin.

– Je crois deviner…, voulut dire le docteur.

– Devinez tant que vous voudrez, interrompit Saladin, je n’ai pas l’intention de vous parler en paraboles, mais répondez.

– Eh bien! oui, fit le docteur, s’il s’agit d’un fruit je le dessinerais, je le peindrais même, ayant cherché autrefois dans les arts une distraction et un délassement.

Saladin se leva.

– Messieurs, dit-il, je suis tout particulièrement satisfait d’avoir noué avec vous des relations qui ne peuvent manquer d’être fructueuses pour vous et pour moi. La séance est levée, à moins que vous n’ayez quelques communications à me faire.

– Mais, dit Comayrol, nous n’avons arrêté aucune mesure.

– En effet, soupira Jaffret, notre jeune Maître nous laisse dans un crépuscule un peu inquiétant.

Saladin leur tendit la main à tous les deux.

– Nous ne nous séparons pas pour longtemps, mes très chers, répondit-il; dormez bien seulement cette nuit, car je ne répondrais pas de votre sommeil pour la nuit qui viendra.

– Il fera jour? demanda le Prince.

– Vous ne sauriez croire, répondit Saladin, comme ces vieilles formules, reste d’un temps qui était l’enfance de l’art, me semblent puériles… mais enfin ne changeons rien: il est des traditions qui sont respectables. Je vous laisse. Chacun de vous entendra parler de moi demain avant midi. Si dans vos sagesses vous trouviez qu’il est bon d’attacher le Gioja ici présent par la patte, je vous laisse carte blanche. Docteur, préparez vos caustiques, vos réactifs et toute votre boîte à couleurs; demain, à la première heure, je serai chez vous. Et à propos de cela, s’interrompit-il, voulez-vous bien me donner votre adresse?

Le Dr Samuel lui tendit sa carte.

– Je me rendrai chez vous, poursuivit Saladin, avec une charmante jeune personne très douillette, je vous en préviens, et qu’il ne faudra pas faire crier, à laquelle vous aurez la bonté, remplaçant en ceci la Providence, d’appliquer sur le sein droit une cerise de l’espèce dite bigarreau, qui lui vient d’une envie de sa mère.

Il salua à la ronde et prit la porte.

Un grand silence régna, après sa sortie, dans le petit salon qui servait de sanctuaire aux membres du Club des Bonnets de soie noire. Le docteur tournait ses pouces, Jaffret buvait son punch à petites gorgées, et Comayrol allumait une forte pipe qu’il avait gardée jusqu’alors dans sa poche, peut-être par respect. Ce fut le fils de Louis XVII qui rompit le silence.

– Il paraît, dit-il, que nous allons être menés grand train!

– Peuh! fit Comayrol.

– Il a de l’acquit pour son âge, dit le bon Jaffret, mais si l’ami Gioja n’était pas une poule mouillée de qualité supérieure, l’affaire du flambeau n’était pas forte.

– J’attendais un regard pour frapper, dit l’Italien d’un air sombre.

– La force du petit, fit observer Samuel, est évidemment dans le mépris qu’il a pour nous. Je ne déteste pas cette façon de raisonner et, en définitive, nous avions besoin d’un homme.

– Est-ce un homme? demanda Gioja.

– Ma foi, répondit le docteur, je n’en sais rien, mais je sais que ce n’est pas tout à fait un ignoble poltron comme toi, ami Gioja.

– Qui vivra verra, gronda celui-ci.

Comayrol et Jaffret le regardèrent en même temps.

– Moi, dit Comayrol, je suis content que Gioja n’ait pas frappé.

– Moi de même, fit le bon Jaffret.

Samuel ajouta:

– Sans être décrépits, nous ne sommes plus de la première jeunesse, et il n’est pas mauvais d’avoir un gaillard qui se mette en avant.

Aucun d’eux évidemment ne disait ce qu’il avait sur le cœur.

– Voici vingt-cinq ans, reprit Jaffret en frappant doucement sur l’épaule de Comayrol, quand tu prononças ton discours à propos du portefeuille de l’homme assassiné, là-bas, au cabaret de la Tour de Nesle, derrière la Chaumière, tu avais un bagou dans ce genre-là, sais-tu?

– Un peu plus élégant, je suppose! répliqua l’ancien clerc de notaire, et je remuais des idées qui auraient de la peine à entrer dans la cervelle étroite de cet arlequin-là!

– Il faut dire pourtant, continua Jaffret, qu’il y eut là deux personnes pour te river ton clou: Toulonnais-l’Amitié et Marguerite de Bourgogne.

– On avait six pieds de plus en ce temps-là! s’écria Comayrol l’œil brillant et le sang aux joues.

– Ce qui n’empêche pas, poursuivit paisiblement Jaffret, qu’il s’agissait alors de vingt misérables billets de mille francs, et qu’aujourd’hui nous parlons de millions. Messieurs et chers amis, nous étions jeunes, ardents, nous avions toutes les illusions, tous les espoirs, tous les désirs. Avec vingt mille francs, on peut commencer une fortune à cet âge; à l’âge que nous avons, il faut la fortune faite, beaucoup d’argent et peu d’ouvrage. Ce jeune coquin est venu vers nous juste à son temps.

– Il coûte cher, fit observer Comayrol.

– C’est en ceci, répondit Jaffret, que nous pourrons avoir recours contre lui dans la question du partage. Il a eu raison de nous dire qu’il était le maître de la situation au point de vue du travail à faire; mais l’opération faite, les rôles changent. Le bas peuple de notre confrérie ne connaît que nous.

– J’y songeais, fit l’ancien clerc de notaire.

– Moi de même, appuya le Dr Samuel; nous sommes vieux, mais…

Il se prit à rire et les autres l’imitèrent.

– Pas si décrépits! acheva le bon Jaffret qui humait la dernière goutte de son punch.

Ainsi était attaqué le véritable état de la question.

– Ma parole! ma parole! dit le Prince, vous êtes encore plus futés que lui!

– Et puis, reprit Jaffret, je suppose qu’après le coup nous ayons ce qu’il faut de foin dans nos bottes, eh bien! il nous importe assez peu vraiment que le Père-à-tous de cette vieillerie, l’association des Habits Noirs, à laquelle nous n’appartiendrons plus…

– À laquelle nous n’avons jamais appartenu! intercala le Dr Samuel.

– C’est juste… Que le Père-à-tous, disais-je, s’appelle Annibal Gioja ou monsieur le marquis de Rosenthal. Voici dix heures qui sonnent à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, mes petits, je vais aller me mettre au lit.

Il planta son chapeau à large bord sur son bonnet de soie noire et se dirigea vers la porte, en s’appuyant sur sa canne.

Ayant de passer le seuil il se tourna vers l’Italien et lui dit sans rien perdre de sa douceur ordinaire:

– Toi, mon fils, si tu m’en crois, marche droit!

La lourde main de Comayrol touchait en ce moment l’épaule de Gioja.

– Vayadioux! dit-il en le regardant fixement. Marche droit, mon bonhomme! S’il arrivait quelque chose au petit d’ici demain soir, tu serais haché menu comme chair à pâté.

Il sortit. Samuel l’imita et ne dit rien, mais son regard parla pour lui.

Vint enfin le fils de Louis XVII qui donna une poignée de main à l’Italien en lui disant:

– Il paraît que ta peau ne vaudrait pas deux sous si tu bougeais, ma vieille! Nous avons enfin un homme.

Annibal Gioja resté seul se laissa choir sur le divan et mit sa tête entre ses mains.

– Il y a une affaire pourtant! murmura-t-il, et ils n’iront pas me chercher jusqu’en Italie!

À cette même heure, on eût rencontré Similor et son fils Saladin marchant bras dessus, bras dessous dans les rues désertes qui sont au-delà du Luxembourg.

Saladin avait rejoint son honoré père en quittant le café Massenet, et avait bien voulu le féliciter sur la façon précise et adroite dont Similor venait de jouer son bout de rôle.

Ils causaient. Monsieur le marquis de Rosenthal, était, ce soir, d’une humeur expansive.

– Vois-tu, papa, dit-il en arrivant au bout de la rue de l’Ouest, je ne ferai qu’une seule affaire avec ces momies. Le vol n’est pas ma vocation. Ça peut servir de point de départ à un honnête homme, mais, en somme, il n’y a que le commerce. J’ai tout arrangé dans ma tête: trois mille livres de rentes suffisent à ton bonheur, pas vrai?

– Mais…, voulut dire Similor.

– Faisons ton compte, interrompit Saladin: avec six cents francs de loyer, tu as un petit paradis, douze cents francs pour ta nourriture, quatre cents francs pour ta toilette, il te reste six cents francs pour l’argent de poche et la blanchisseuse. Si tu veux, tu feras des économies.

– Quand, toi, tu auras un million et demi! s’écria Similor indigné.

– Moi, papa, c’est différent, répondit monsieur le marquis sans s’animer le moins du monde. Je pourrais avoir les deux autres millions et le reste, si je voulais, rien qu’en jouant le rôle de gendre. Je serais là comme un coq en pâte; j’y ai songé; ce qui m’arrête, c’est ma femme. Je suis né célibataire, vois-tu, on ne se fait pas… et d’ailleurs la situation ne peut pas se prolonger bien longtemps: cette Saphir nous jouera quelque méchant tour un de ces matins. Je ne parle pas du Gioja, mon pied est sur sa tête, mais il y a Échalot et la Canada qui se remuent. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud et enlever l’histoire d’un coup. Dans trois jours tout doit être fini, et alors mademoiselle Saphir pourra montrer sa cerise, la seule vraie et authentique, je m’en bats l’œil… Hé! cocher!

Un fiacre passait qui s’arrêta.

– Papa, dit Saladin en enjambant le marchepied, rentre en te promenant ou monte sur le siège; j’ai à causer avec moi-même.

Il s’installa au fond de la voiture et referma la portière sur le nez de l’auteur de ses jours.

XI L’envie

La jeune modiste que Saladin avait montrée à son père Similor à travers les carreaux du magasin de modes de la rue de Richelieu s’appelait simplement Marguerite Baumspiegelnergarten (prononcez Bospigar), et avait reçu le jour quelque part en Germanie, d’où elles viennent par centaines, comme les clarinettes.

Nous savons que Similor lui avait trouvé un grand air de ressemblance avec mademoiselle Saphir. Il en était ainsi sauf la grâce et l’expression, et Marguerite Baumspiegelnergarten, plus connue sous le nom de Guite-à-tout-faire, était une fort jolie personne de dix-sept à dix-huit ans, qui en paraissait quinze.

Son nom de Guite-à-tout-faire n’avait pas absolument trait à ses mœurs, qui étaient celles d’une modiste; il se rapportait surtout au grand nombre de métiers qu’elle avait essayés, malgré son jeune âge. Elle était adroite comme une fée et réussissait à tout; mais, en même temps, elle était atteinte du péché de paresse à un tel degré qu’il lui était arrivé de se laisser souffrir de la faim pour ne point travailler.

Elle avait vendu des balais dans les rues, chanté aux carrefours, figuré dans les petits théâtres, cousu des chemises, piqué des bretelles et des bottines; elle avait en outre trouvé moyen, au dire de ses ennemis, de passer quelques mois à Saint-Lazare.

Néanmoins, elle trouvait toujours à se placer, même dans les maisons honorables, parce que personne à Paris ne savait chiffonner comme elle, en deux tours de pouce, un chapeau à la chien.

Depuis quelque temps, monsieur le marquis de Rosenthal passait, à l’atelier, pour être l’amant de Guite-à-tout-faire.

Ces demoiselles ne trouvaient pas qu’il eût la touche exacte des jeunes héritiers du faubourg Saint-Germain mais elles lui accordaient de beaux cheveux bien peignés, et, quand son état de coulissier amateur fut connu, Guite reçut les félicitations de ses compagnes.

La coulisse a des charmes étranges pour ces demoiselles.

Quand on félicitait Guite, elle souriait ou elle rougissait, suivant son humeur du moment, mais il semblait toujours qu’elle eût un secret suspendu aux lèvres.

Et ce secret, eu égard à l’expression du sourire, ne devait pas être à l’avantage de monsieur le marquis de Rosenthal.

Ces demoiselles en étaient venues à traduire ce sourire vaguement, mais tristement, et quand monsieur le marquis de Rosenthal passait, elles disaient:

– C’est ce pauvre jeune homme!

Un peu comme s’il lui eût manqué un bras ou un œil.

Le lendemain de cette soirée que nous avons passée en compagnie des membres du Club des Bonnets de soie noire, entre cinq et six heures du matin, Saladin frappa à la porte d’une petite chambrette, située au plus haut étage de la plus haute maison de la rue Vivienne, et qui était la retraite de mademoiselle Marguerite Baumspiegelnergarten.

On demanda: «Qui est là?» et monsieur le marquis de Rosenthal se nomma.

Aussitôt, il se fit un bruit dans la chambre, où mademoiselle Guite n’était évidemment pas seule. Il y eut des allées, des venues, un son flasque de pantoufles, un retentissement sec de talons de bottes; en même temps on causait et l’on ne se gênait vraiment pas pour rire.

Monsieur le marquis de Rosenthal n’avait pas l’air formalisé le moins du monde, seulement, comme il était pressé, il laissait de temps en temps échapper un geste d’impatience en se promenant sur le carré.

Au bout d’un quart d’heure, la porte de mademoiselle Guite s’ouvrit. Un jeune homme sortit qui ressemblait assez à un commis de nouveautés. Il salua monsieur le marquis de Rosenthal avec un sourire moqueur qui ne manquait pas d’une certaine impertinence. Monsieur le marquis lui rendit son salut gravement et entra.

La chambrette était fort en désordre. Guite, vêtue d’un peignoir de mousseline, avait commencé à se coiffer devant sa petite toilette. Ses cheveux magnifiques étaient épars; elle avait les épaules demi-nues.

Et ses épaules, en vérité, étaient remarquablement belles.

Saladin ne les regarda pas. Il s’assit sur une chaise et dit:

– Allons, allons, mignonne, nous sommes en retard.

Guite rejeta ses cheveux prodigues en arrière et lui envoya le plus coquet de ses sourires.

– Vous êtes donc bien avare de votre temps? dit-elle.

– Je n’en ai pas à perdre, répliqua Saladin.

– Ah ça, s’écria Guite en frappant du pied et avec un dépit qui devait avoir sa source dans le lointain d’autres entrevues, est-ce que vous ne me trouvez pas jolie, dites donc, à la fin?

– Si fait, répondit Saladin, je vous ai choisie parce que vous êtes jolie.

– Et vous n’êtes pas jaloux? demanda encore la fillette effrontée d’un accent où débordait le dédain.

– Ma foi non, repartit Saladin, dépêchons-nous, s’il vous plaît.

Mademoiselle Guite rougit de colère.

– Vous êtes…, commença-t-elle.

Mais elle s’arrêta et reprit en riant:

– Après tout, qu’est-ce que cela me fait!

Saladin s’approcha d’elle et lui toucha la joue d’une main que Guite trouva froide comme la peau d’un reptile. Elle se détourna à demi, curieuse de ce qu’il allait dire. Saladin répéta seulement:

– Voyons, minette, dépêchons.

Guite acheva de se coiffer, et, en un tour de main, elle eut lacé ses bottines.

– Voulez-vous être ma femme de chambre, monsieur le marquis? demanda-t-elle, essayant une dernière fois l’artillerie charmante de son regard.

Saladin s’y prêta de bonne grâce; il prit la robe, il la passa, il l’agrafa et puis il alla se rasseoir.

– Ma parole! ma parole! fit mademoiselle Guite émerveillée, il n’y a pas beaucoup de marquis comme vous, monsieur de Rosenthal!

– Dépêchons, trésor, répondit Saladin; la voiture attend en bas.

Mademoiselle Guite jeta son petit chapeau en équilibre sur ses cheveux crêpés à la diable et tous deux descendirent.

En bas il y avait, en effet, une voiture, et dans la voiture un homme, portant un costume râpé dont la coupe était puissamment hétéroclite, attendait, assis sur la banquette de devant. Près de lui était une grande boîte plate, ressemblant assez à la boutique d’un peintre en bâtiment.

Il ôta sa casquette d’un air gauche, quand Saladin et Guite prirent place sur la banquette de derrière.

Le fiacre s’ébranla aussitôt, descendit à la Seine, traversa le Pont-Neuf, et s’arrêta devant une maison de bonne apparence, dans la rue Guénégaud, non loin des bâtiments de la Monnaie.

Il y avait eu peu de paroles échangées pendant le trajet. Mademoiselle Guite ayant demandé:

– Enfin, qu’est-ce que nous allons faire?

Monsieur le marquis avait répondu simplement:

– On va bien voir.

Nos trois personnages montèrent deux étages d’un beau vieil escalier, et Saladin sonna à une porte sur laquelle un écusson de cuivre disait: «docteur-médecin».

Une servante vint ouvrir et introduisit les nouveaux arrivants, sans leur demander ni leurs noms ni ce qu’ils voulaient, dans un salon d’aspect sévère, et sentant le renfermé, qui était encombré d’objets disparates. Cela ressemblait un peu à la boutique d’un brocanteur.

Le Dr Samuel avait la réputation méritée de se payer volontiers en nature. Quand il visitait une famille trop pauvre pour solder sa note, il ne se fâchait point et emportait tout uniment une «bagatelle» dans ses poches.

Et lorsqu’il revenait ainsi avec une paire de flambeaux sous sa redingote, ou un coussin, ou une statuette, ou même un petit balai de cheminée, il disait, à l’exemple de l’empereur Titus, surnommé «les délices du genre humain»: «Je n’ai pas perdu ma journée.»

– Vous allez nous annoncer à votre maître, dit Saladin à la servante, il nous attend et sait que nous sommes pressés.

L’homme à la boîte plate et au costume hétéroclite alla prendre place, d’un air modeste, dans le coin le plus obscur du salon. Saladin et sa compagne s’assirent sur le canapé. Au bout de trois minutes, le Dr Samuel parut, précédé par sa servante, portant sur un vaste plateau une assez grande quantité de fioles et de verres.

Il y aurait eu de quoi servir des rafraîchissements à une douzaine d’invités. Seulement, les rafraîchissements n’avaient pas bonne mine.

La servante déposa son fardeau sur une table, et un geste de son maître la congédia.

– Voilà le sujet? dit le Dr Samuel en examinant Guite qui changea de couleur. Avant de commencer l’opération, je vous prie, mon cher monsieur, de me donner exactement la forme et la dimension de l’objet demandé.

Puis, se penchant à l’oreille de Saladin, il ajouta:

– Est-ce mademoiselle de Chaves, monsieur le marquis?

– En propre original, répondit Saladin.

À ce mot d’opération, Guite s’était prise à trembler de tous ses membres. La laideur de Samuel augmentait son épouvante.

– Pour tout l’or de la terre, déclara-t-elle franchement, je ne consentirais pas à me laisser faire du mal par ce docteur-là!

Saladin attira vers lui sa blonde tête et la baisa fort affectueusement, ce qu’il n’avait point fait quand ils étaient seuls.

– Petite chère folle, murmura-t-il avec tendresse, est-ce moi qui voudrais te faire du mal? Ne crains jamais rien de l’homme à qui tu as confié ta destinée.

Puis se retournant vers le docteur, il dit:

– J’ai grande confiance en votre habileté, mon savant ami, mais j’aime trop cette charmante enfant pour risquer la moindre des choses. Si vous le permettez, nous allons d’abord essayer l’expérience in anima vili.

– Sur vous? demanda Samuel.

– Non pas! je suis presque aussi douillet que ma ravissante compagne.

Il ajouta avec un sourire:

– J’ai apporté ce qu’il faut.

Le docteur chercha sous les meubles, croyant y trouver quelque quadrupède; mais, en ce moment, l’homme à la boîte plate se leva, sortit de son coin et dit:

– Sans vous commander, voilà l’affaire, monsieur le médecin. C’est moi qui suis l’anima vili: Languedoc, artiste en foire, peintureur et faiseur de têtes à la maquille, pour vous être agréable si l’occasion s’en présentait dans n’importe quelle circonstance.

Pendant que le Dr Samuel le regardait, étonné, Languedoc déboutonna sa vieille redingote, son gilet déjeté et sa chemise, qui n’était pas d’une blancheur exemplaire.

Mademoiselle Guite, rassurée, pour le moment du moins, le regardait faire en riant de tout son cœur.

Languedoc, ayant enlevé sa chemise d’un tour de main, resta vêtu de son seul pantalon. Il montra ainsi son torse noueux aux regards des assistants, non point tel que Dieu l’avait fait, mais couvert de tatouages et d’illustrations multipliées à l’infini.

Il marcha vers le docteur d’un pas grave, en faisant saillir ses pectoraux, et désigna au-dessous de son sein une place velue mais intacte, qui était bien large comme un écu de cent sous.

– Sans vous commander, dit-il, monsieur le médecin, voici un endroit où il n’y a encore rien eu. Nous allons voir comment vous entendez la besogne.

– En voilà un homme barbu! dit mademoiselle Guite en jetant un singulier regard sur la joue glabre de Saladin. Mazette!

– C’est la toison d’une bête fauve, murmura le docteur, on ne dessine pas sur une fourrure!

– Sans vous commander, répliqua Languedoc, les diverses estampes dont se trouve jonché mon personnage ont été exécutées nonobstant le poil. Le poil n’y fait rien du tout, parce qu’il est dans la nature de l’individu.

– Il pourrait en revendre, murmura Guite avec admiration.

Languedoc se redressa fièrement:

– On le doit tout entier à la Providence! répondit-il. La main des hommes n’y a rien ajouté.

Saladin, qui venait de se lever, traça sur une page de son carnet l’esquisse d’une cerise de grandeur ordinaire qu’il remit entre les mains du docteur en disant:

– Rouge ici, rose là, une nuance jaune dans cette partie, apparence veloutée sur le tout.

Le docteur avait l’air embarrassé.

– L’ami, dit-il à Languedoc, prenez quatre chaises, couchez-vous sur le dos et restez immobile; nous allons essayer l’opération.

– C’est bien des façons, monsieur le médecin, répondit Languedoc, mais du moment que votre idée est comme ça, allons-y; je suis ici pour obtempérer.

Il se coucha sur les quatre chaises, tout de son long, et demeura sans mouvement. Guite commençait à s’amuser beaucoup.

– Ce garçon-là est superbe! dit-elle à Saladin. Quand je serai princesse, je le prendrai chez moi. Pensez-vous qu’il se laisserait peindre aussi le dos?

Le docteur avança une cinquième chaise, puis une sixième pour y mettre le plateau. Il déboucha successivement plusieurs fioles, et, après les avoir flairées, il opéra divers mélanges dans les verres.

Les liquides qu’il mêlait ainsi répandaient dans l’air de ces bonnes odeurs pharmaceutiques qui font craindre le voisinage des apothicaires. Ils avaient de belles couleurs, bleue, rouge, orange, et produisaient quelquefois au fond du vase, au moment du contact, de soudaines effervescences.

Languedoc était immobile sur son lit improvisé.

Samuel, après avoir broyé ses couleurs, choisit deux ou trois pinceaux et quelques petits instruments de chirurgie, puis, à la place indiquée, la seule libre, entre un coq gaulois qui était bon teint, puisqu’il datait du temps de Louis-Philippe, et une aigle impériale déployant ses ailes au milieu des drapeaux, au-dessus d’un groupe de canons, au-dessous de deux colombes qui se becquetaient avec sensualité, il commença à pointiller, à racler, à peindre.

Languedoc ne bougeait pas, il disait seulement de temps à autre:

– Tout un chacun a sa méthode différente! C’est une branche des beaux-arts qui a bien gagné depuis le commencement de ce siècle.

Guite puis Saladin lui-même quittèrent le canapé pour venir regarder par-dessus le dossier des chaises.

Ce fut long. Le docteur travailla une bonne heure et mouilla sa chemise, comme le fit observer Languedoc.

Au bout de l’heure révolue, le docteur dit:

– Voici à peu près la chose. Au premier aspect, cela semble imparfait, mais, avant demain matin, la plaie aura pris l’aspect convenable.

Sur la poitrine du brave Languedoc, il y avait une tache noirâtre qui représentait assez bien une de ces merises que les gamins appellent des négresses – ou, mieux, un petit abcès menacé par la gangrène.

– Si on veut m’en faire autant, dit Guite avec résolution, je mordrai tout le monde et j’appellerai la garde.

– Le fait est, ajouta Saladin, que nous n’y sommes pas du tout!

– Attendez quelques heures…, voulut dire monsieur Samuel. Mais Languedoc, qui s’était levé pour aller se regarder dans un miroir, l’interrompit sans amertume ni rancune, et dit:

– Quant à ça, monsieur le médecin, vous m’avez gâté la seule place que j’avais de libre. Il n’y a qu’un moyen, c’est d’y mettre un emplâtre. Voyez-vous, chacun a son talent, et vous ne seriez pas reçu à l’examen du peintureur. Sans vous commander, c’est à votre tour de me prêter un bout de cuir pour que j’établisse un spécimen du signe de beauté qui doit orner l’estomac de la jeune personne. Si on lui flanquait un objet pareil sur la peau, les père et mère diraient malgré leur attendrissement: «Ça, ce n’est pas une cerise, c’est un vésicatoire!»

– Je vous avais prévenu, murmura le Dr Samuel un peu confus. C’est le poil qui s’oppose… On ferait une pelisse avec la peau de ce garçon-là!

– Montrez voir la vôtre! s’écria Languedoc qui avait remis sa chemise et qui releva gaillardement ses manches pour ouvrir sa boîte de peintre en bâtiment.

Mais le docteur se refusa avec énergie à prêter sa personne pour de semblables expériences.

– Alors, dit Languedoc, allez au marché m’acheter un autre anima vili, quand ce ne serait qu’une poule: la volaille étant la seule bête qui ait la peau analogue à l’humanité.

Mademoiselle Guite-à-tout-faire examinait déjà le contenu de la boîte plate.

– Je connais ça, dit-elle, complètement rassurée. Il n’y a point de mort-aux-rats là-dedans. Les comtesses en ont de toutes semblables, seulement elles sont en acajou.

Languedoc se mit au port d’armes pour répondre:

– La différence des fortunes… mais n’empêche que ces dames n’ont pas, si bien que moi, la manière de s’en servir!

Guite lui donna une petite tape sur la joue.

– Eh bien! papa, dit-elle, j’ai confiance en toi, moi, tu me chausses!

Si tu veux me promettre, mais là, parole sacrée, par exemple, de ne pas me faire du bobo, je vais me mettre entre tes mains et je ne crierai que si tu m’écorches.

Un attendrissement orgueilleux épanouit la face tannée de Languedoc.

– L’enfant a de l’instinct, murmura-t-il.

Puis, étendant la main:

– Je prononce le serment, ma cocotte, dit-il, que ça ne vous cuira pas plus qu’un petit verre de sec après le noir!

XII Triomphe de Languedoc

Mademoiselle Guite n’en demanda pas davantage, elle dégrafa sa robe lentement, et, comme Saladin ainsi que le Dr Samuel faisaient mine de s’écarter, par décence, elle leur dit bonnement:

– Ne vous dérangez pas, c’est des objets d’art.

Languedoc, qui fouillait déjà les recoins de sa boîte, murmura d’un ton pénétré:

– Quel Séraphin du ciel! et comme ça va faire naître le bonheur au sein du noble château de ses ancêtres!

– Faut-il me coucher? demanda Guite.

– Allons donc! repartit Languedoc, c’est bon pour les docteurs et officiers de santé, moi, je ne fais pas tant d’embarras. Asseyez-vous là, bijou, sur le coin de la table, une chaise sous vos petits pieds, et pensez à vos amours; Il est seulement interdit de bouger, pour que la guigne ait la rondeur désirable. Y sommes-nous?

– Nous y sommes, répondit la fillette assise commodément et montrant au grand jour le satin de sa poitrine où il n’y avait ni coq gaulois ni drapeaux balancés au-dessus de l’aigle impériale.

– Ma parole, fit Languedoc en prenant position, si on n’était pas de l’année 1807, comme la bataille d’Eylau, la main tremblerait; mais quand la maturité de l’âge s’ajoute à la pudeur de notre sexe, la distraction n’a plus de prise sur l’artiste.

Il se mit à travailler, demandant de temps à autre:

– L’enfant, vous fait-on mal?

La troisième fois, au lieu de répondre, Guite entonna à pleine voix une chanson de canotière.

– N, i, ni, fini! prononça gravement Languedoc, au bout d’un quart d’heure.

Guite bondit sur ses pieds et s’élança vers un miroir.

– Un amour de Montmorency! s’écria-t-elle, on a envie de la manger à l’eau-de-vie!

Elle se retourna vers le docteur et Saladin, leur montrant, entre son sein droit et son épaule, une cerise si brillante qu’elle avait l’air humide de rosée.

– Ce n’est pas un signe, cela, dit le docteur, c’est une lithographie coloriée.

– Jaloux! fit mademoiselle Guite avec une moue.

– La marque de l’autre, dit tout bas Saladin, ressemble beaucoup à ceci, seulement, elle est moins nette.

– Quel âge avait-elle quand vous avez vu le signe pour la dernière fois? demanda Languedoc.

– Six ou sept ans, répondit Saladin.

– Et bien! blanc-bec, ma chatte… pardon, excuse, je voulais dire monsieur le marquis, les signes sont comme tout le reste dans la nature humaine, ils s’usent. Voici une minette qui a l’âge de l’aurore, et quand les fruits de son espèce commencent à tourner pour mûrir, j’ai vu ça en foire, moi, plutôt dix fois qu’une, les signes s’effacent au moment où la mioche devient demoiselle, ou bien, à tout le moins, ils déteignent. J’ai prévu la chose dans mon ouvrage.

– Comment! s’écria le docteur, c’est rouge comme piment!

– Une carafe d’eau, sans vous commander, monsieur le médecin, mais de l’eau pure, où vous n’aurez mis aucune drogue! Et, pour être plus sûr, je vas aller la cueillir moi-même à la fontaine.

Il sortit.

– C’est son état, dit Saladin au docteur en manière de consolation.

– Moi, répondit Samuel, je vous offrais une chose indélébile.

– Elle était propre votre chose! ricana mademoiselle Guite.

Languedoc rentrait avec une carafe pleine. Saladin n’eut que le temps de glisser à l’oreille de Samuel:

– Changez de ton avec lui; il faut que vous soyez une paire d’amis…, vous savez qu’il fait jour!

– Rien dans les mains, rien dans les poches! dit Languedoc en s’approchant de la jeune fille. Un coin de votre joli mouchoir, ma bébelle, si c’est l’effet de votre complaisance.

Guite lui tendit son mouchoir parfumé que Languedoc approcha de ses narines avec gourmandise. Il le trempa dans l’eau et commença incontinent à laver, sans précaution aucune, l’espèce de pastel qu’il avait appliqué sur la poitrine de Guite.

– Vous allez tout enlever! dit-elle.

– Pas peur! répliqua Languedoc. Ça me connaît. Encore un petit bain!… là! regardez voir, s’il vous plaît, messieurs et dame!

– Parfait! s’écria Saladin.

– Ma foi, dit le docteur qui avait sa leçon faite, toute jalousie à part, c’est vraiment un chef-d’œuvre.

Languedoc le regarda, étonné.

– Vous êtes donc tout de même un brave homme, murmura-t-il, c’est drôle.

– Mais oui, fit Samuel en riant, je suis un assez brave homme.

– Seulement, ajouta-t-il, vous comprenez, j’ai été un peu humilié quand vous avez parlé de vésicatoire.

– Monsieur le docteur, dit Languedoc avec effusion, les ignorants comme moi, ça ne ménage pas ses expressions, mais puisque vous trouvez ma guigne bien faite, j’ai idée que vous devez faire un fameux médecin.

Pendant cela, Guite-à-tout-faire se regardait dans la glace et poussait de véritables cris de joie.

– Mais c’est mignon comme tout, cette petite machine-là, disait-elle, on n’a qu’à glisser un secret pareil à deux ou trois chroniqueurs et il faudra faire venir des pompiers chaque fois qu’on ira à Mabille… Dites donc, monsieur Languedoc… c’est Languedoc, votre nom? Il est aussi drôle que vous… est-ce que c’est bon teint, ce bijou-là?

– Ça n’est pas éternel comme les gravures en taille-douce, où la poudre à canon a passé sur le cuir, répondit le peintureur; mais c’est plus solide que la plupart des indiennes et jaconas. Ça peut aller à la lessive un nombre de fois indéterminé. Et quand il n’y en a plus, ajouta-t-il en frappant sur sa boîte, il y en a encore.

– C’est juste, dit Guite, vous êtes un vieil amour, papa Languedoc, embrassez-moi.

Puis se tournant vers Saladin, elle ajouta:

– Monsieur le marquis, déliez les cordons de votre bourse.

– Un instant! répondit Saladin. Languedoc et moi nous n’en avons pas fini pour aujourd’hui. Il y a quatorze ans que je lui dois un petit déjeuner fin.

– C’est pourtant vrai, fit le peintureur en riant, quatorze ans sonnés depuis la dernière foire au pain d’épice. Cette fois-là, monsieur le marquis, on t’avait dressé une assez jolie tête de portière, pas vrai?

– Ah ça! fit mademoiselle Guite étonnée, vous avez donc gardé quelque chose ensemble, vous deux?

– Ne faites pas attention, s’empressa de répondre Languedoc, en foire nous tutoyons tout le monde à tort et à travers, mais monsieur le marquis sait bien le respect que je lui porte.

Saladin avait entraîné le Dr Samuel dans l’embrasure d’une fenêtre.

– Il faut que je voie vous et ces messieurs dans la journée, lui dit-il tout bas. Les choses, désormais, vont marcher très vite. Je suppose que vous avez deviné la mécanique? Il s’agit maintenant de pousser la chère enfant dans les bras de sa tendre mère, de l’installer à l’hôtel, etc. C’est la moindre des bagatelles. Dans quelques heures, je fixerai l’ordre et la marche de notre travail; prévenez donc nos amis, et soyez ici en permanence, à dater de deux heures.

– Très bien, répondit le docteur qui ne demanda pas d’autre explication.

– Ce n’est pas tout, reprit Saladin en baissant la voix davantage, ce brave homme a notre secret.

Le docteur le regarda avec inquiétude.

– Jamais je ne me charge de rien de semblable…, murmura-t-il.

– Vous ne m’avez pas compris, poursuivit Saladin, il s’agit tout simplement de le faire déjeuner, bien déjeuner… déjeuner si bien qu’il s’endorme à la fin du repas.

– Cela se peut, mais rien que cela.

– Attendez. Comme il nous a rendu service, il ne serait pas généreux de le jeter ivre ou endormi sur le trottoir. Vous avez bien un trou, une décharge; vous le mettrez à cuver son vin dans un coin, et demain…

– C’est que nous serons terriblement occupés demain, dit le docteur.

– Certes, certes. Aussi, comme il aura la tête lourde, on lui donnera quelque potion qui le tiendra en repos. Après-demain, ou tout au plus tard le jour qui suivra, ne vous inquiétez pas, je me charge de lui.

– Eh bien! voilà qui est entendu, reprit-il tout haut en quittant l’embrasure, ce bon docteur se charge d’acquitter ma dette… ah! ah! maître Languedoc, s’il n’est pas peintureur comme toi, c’est du moins un fier gastronome! La petite et moi nous allons faire une course et nous revenons nous mettre à table. Vous pourrez grignoter les hors-d’œuvre en nous attendant. À bientôt! vieux, je suis content de toi et tu auras fait une bonne journée.

Sur ce, monsieur le marquis de Rosenthal offrit son bras à mademoiselle Guite, et tous deux sortirent.

Languedoc resta un peu déconcerté, mais le Dr Samuel, entrant franchement dans son rôle, lui offrit un cigare et lui demanda des explications sur son travail de tout à l’heure avec un empressement si bien joué que Languedoc, heureux de montrer sa science, perdit toute inquiétude.

Une demi-heure après, ils s’asseyaient à table, en face l’un de l’autre, pour grignoter les hors-d’œuvre. La glace était rompue, et vous les eussiez pris pour les meilleurs amis du monde.

Pendant cela, mademoiselle Guite et son compagnon roulaient au grand trot vers le faubourg Saint-Honoré et l’hôtel de Chaves.

Mademoiselle Guite ne savait absolument rien de ce dont il s’agissait, sinon des choses très vagues et qui ressemblaient à des lambeaux de contes de fées. Les petites ouvrières de Paris, surtout quand elles ressemblent à mademoiselle Guite, la charmante fille, croient aux fées bien plus qu’en Dieu.

Saladin, au début de leurs relations, s’était approché d’elle sous prétexte de lui faire la cour, mais cela n’avait pas duré, et il lui avait laissé entendre presque tout de suite qu’elle était destinée à jouer un rôle dans une féerie à grand spectacle qui ferait son bonheur et sa fortune.

Saladin n’étant pas mal de sa personne, mademoiselle Guite, qui ne demandait pas mieux que de jouer la pièce, n’importe quelle pièce, aurait consenti volontiers à avoir un amant par-dessus le marché.

Mais telle n’était pas la vocation de Saladin. Il avait entretenu de son mieux l’imagination de la fillette, donnant à entendre que les circonstances étaient trop graves pour s’attarder à des frivolités.

Mademoiselle Guite n’y comprenait rien. Elle avait assez d’éducation pour savoir que tous les intrigants d’opéra-comique mènent de front l’amour et les affaires, mais comme, en somme, Paris n’est pas une île déserte et qu’on y trouve d’autres galants que Saladin, mademoiselle Guite laissait aller et prenait patience.

Seulement, monsieur le marquis de Rosenthal, ce beau garçon blanc et imberbe, était pour elle un problème vivant qui excitait sans cesse sa curiosité et un peu son dédain.

Au moment même où ils montaient tous deux en voiture, en quittant la maison du docteur, Saladin lui dit en souriant:

– Ma chère enfant, nous approchons de la crise; vous vous rendez de ce pas chez votre maman.

Guite devint aussitôt sérieuse.

– Déjà! murmura-t-elle.

Puis, après un silence:

– Comme ça, sans préparation, sans rien savoir?

– Il faut se mettre dans le vrai des choses, répondit froidement Saladin. Plus vous serez déconcertée, troublée, ahurie, mieux cela vaudra, ma fille. C’est le vrai.

– Mais enfin…, voulut objecter la fillette.

– C’est le vrai, réfléchissez: vous avez bien deviné un peu ce qu’est notre drame, quoique je vous aie tenue dans une ignorance nécessaire, et qui fera votre succès à la première représentation. Vous avez été enlevée à votre noble famille, voici quatorze ans, et vous en avez seize, un peu plus, un peu moins. Hier, vous ne saviez même pas cela; hier, vous saviez seulement… écoutez-moi bien, car c’est votre rôle, qu’un homme généreux, moi, le marquis de Rosenthal, dont vous avez payé la générosité par l’amour le plus tendre, vous recueillit sur une grande route où des saltimbanques, vos maîtres, vous avaient perdue. Vous pouviez alors avoir de six à sept ans. L’homme généreux vous éleva très bien. Il n’était pas riche; mais vous n’êtes pas sans savoir confusément qu’il remua ciel et terre pour retrouver vos parents.

– Et puis? dit Guite, voyant que son compagnon s’arrêtait.

– C’est tout, répondit Saladin; il ne retrouva pas vos parents et vous épousa pour vous donner une situation dans le monde.

– Alors, je suis mariée! s’écria la modiste qui retrouva un instant sa gaieté, mariée avec vous!

Saladin fit un signe de tête affirmatif.

– C’est drôle, dit Guite.

Puis, revenant à l’embarras de sa situation, elle s’écria:

– Mais nous voici déjà aux Tuileries! Dans dix minutes je serai auprès de cette dame qui se croira ma mère… Que lui dire?

– Exactement ce que vous voudrez, répondit Saladin.

– Mais encore…

– Racontez-lui votre propre histoire si votre histoire peut être racontée, ou l’histoire d’une autre, c’est bien égal! dites que je vous ai mise en pension, puis en apprentissage; faites, comme vous l’entendrez, le roman de notre mutuel amour… ou bien encore taisez-vous, soyez timide jusqu’au mutisme… enfin, comprenez bien que tout cela sera bon. Le mauvais, ce serait un rôle appris à l’avance et récité avec trop d’aplomb.

Ils traversaient la rue Royale, et Guite frémit en voyant la façade de la Madeleine.

– Je n’ai plus que trois minutes! murmura-t-elle.

– Votre effroi m’enchante, répondit Saladin, vous êtes juste comme il faut que vous soyez… À propos! trouvez moyen de glisser que nous avons fait ensemble le voyage d’Amérique. C’est nécessaire.

– Mais, dit Guite qui, en vérité, rougit pour tout de bon, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien des années: la cerise…

– C’est une bague que vous avez au doigt, répliqua Saladin, et qui vaut tous les parchemins du monde; mais vous n’avez pas à vous en servir. La chose viendra d’elle-même en temps et lieu. La vérité, la vérité avant tout! Si vous aviez une marque semblable, naturellement et depuis le jour de votre naissance, que feriez-vous?

– Rien, répondit Guite, c’est pourtant vrai.

– Vous voyez bien. Votre rôle est simple comme bonjour. Le tout est de ne pas chercher la petite bête: c’est votre mère qui fera tout.

La voiture s’arrêtait devant la porte cochère de l’hôtel.

– Résumé, dit rapidement Saladin: trouvée sur la grande route à sept ans, souvenirs très vagues d’une vie de saltimbanque, et peut-être, dans les brouillards, l’image d’une femme penchée au-dessus de votre berceau… Élevée chez moi, dans du coton, adorée par moi et me le rendant avec usure; éducation ébauchée, métier appris, voyage au Brésil, coup de foudre quand on est venu vous dire: vous allez voir votre mère.

Il sauta sur le trottoir et tendit la main à Guite, qui dit, en descendant à son tour lestement:

– Après ça, au petit bonheur! on fera de son mieux pour être idolâtrée par la dame, et, si on ne parvient pas à lui plaire, on s’en frotte l’œil!

– Admirable! fit Saladin, qui mit en branle la sonnette de l’hôtel.

«Ah! diable! reprit-il au moment où la porte roulait sur ses gonds, un détail, mais très important. Vous aimez les arbres, la verdure, vous demanderez un petit réduit donnant sur les jardins. N’oubliez pas cela! c’est tout à fait indispensable.

La duchesse, qui attendait depuis le matin en proie à une impatience fiévreuse, vit enfin le ciel s’ouvrir, quand sa femme de chambre, qui était prévenue, annonça sans en avoir demandé la permission:

– Monsieur le marquis de Rosenthal et mademoiselle Justine.

– Mademoiselle Justine! répéta la duchesse qui se leva chancelante; il m’avait dit…

Elle fut interrompue par l’entrée de monsieur le marquis, dont la première parole répondit à sa pensée.

– Madame la duchesse, murmura-t-il en s’inclinant respectueusement, il n’y a ici que votre fille. Je n’abdique pas des droits qui me sont plus chers que la vie, mais je m’efface complètement, entendez-moi bien, complètement devant votre grande joie de mère, et je sens que je serais de trop ici aujourd’hui. Je reviendrai, madame, seulement quand vous me rappellerez.

La duchesse, pendant qu’il parlait, avait traversé toute la chambre en s’appuyant aux meubles. Elle était, violemment émue et ressentait dans son cœur une reconnaissance immense.

Ne trouvant point de paroles pour répondre, elle jeta ses deux bras autour du cou de Saladin et l’attira vers elle pour déposer un baiser sur son front.

Saladin balbutia, les larmes aux yeux, ou du moins en essuyant ostensiblement ses paupières:

– Merci, madame, du fond de mon cœur, merci!

Puis il s’effaça, et, prenant mademoiselle Guite par la main, il la présenta à la duchesse en ajoutant:

– Vous ne serez jamais si heureuse que je le souhaite!

Mme de Chaves s’empara de la jeune fille et la pressa contre sa poitrine en sanglotant. Saladin avait disparu. Elles étaient seules.

XIII Mademoiselle Guite ronfle

Le système de Saladin pouvait passer pour adroit, non pas peut-être d’une manière absolue, mais, à tout le moins, dans une mesure assez considérable.

Il est certain que l’ignorance vaut toutes les préparations du monde, dans certains cas et vis-à-vis de certaines personnes.

On peut dire que la préparation la plus parfaite possible ne sait jamais tout prévoir et fait un danger de tout ce qui n’est pas prévu. Elle n’est bonne d’ailleurs, qu’en face des gens de sang-froid.

Saladin n’avait dans l’esprit ni largeur ni hauteur, mais il possédait le don des cerveaux étroits: la subtilité.

Le premier venu ne serait pas arrivé à ce résultat de supprimer tout calcul par calcul; le premier venu n’aurait pas non plus deviné que la suprême habileté, dans la circonstance présente, était de se tenir à l’écart.

Saladin s’était retiré de parti pris, par réflexion, après avoir agité le pour et le contre et s’être dit: «Il n’y a pas là matière à l’avalage du moindre sabre.»

Or, dans son opinion, quand nul sabre ne pouvait être avalé utilement, c’était le signal du départ.

Chose singulière et prouvant assurément combien Saladin avait deviné juste: ce fut mademoiselle Guite qui rompit la première le silence par un mot qui exprimait son inquiétude involontaire et qui, dans la situation, était d’une profonde vérité.

– Est-ce bien vrai, murmura-t-elle pendant que la duchesse l’étouffait de baisers, est-ce bien vrai que j’ai une mère!

Elle ne pleurait pas, mais il y a des natures ainsi faites, et sur son visage bouleversé la pâleur remplaçait les larmes.

Elle souffrait. Ce n’était pas une méchante fille et, dans son étourderie, elle n’avait pas deviné l’angoisse de ce moment.

La vue de cette pauvre femme trompée qui se mourait lui serrait un peu le cœur.

Elle souffrait moralement; elle souffrait aussi physiquement d’un mal que nous ne tarderons pas à dire.

– C’est bien vrai, oui, oui, c’est bien vrai! répondit madame de Chaves sans savoir qu’elle parlait. Tu as une mère! oh! et comme elle t’aime, ta mère, si tu savais, si tu savais!

Les pleurs l’aveuglaient, elle essuya ses yeux d’un grand geste, pour regarder sa fille qu’elle n’avait pas encore vue.

Mais les larmes revenaient à flots. Elle était là, tout échevelée, et semblable à une folle, disant:

– Tu es là, et je ne peux pas te regarder. Je ne te vois pas. Est-ce qu’on peut devenir aveugle comme cela tout d’un coup?

Guite cette fois ne répondit pas. Instinctivement et par pitié, elle appuya son mouchoir sur les yeux de la duchesse et en même temps elle la baisa au front.

Madame de Chaves l’enleva dans ses bras, ivre qu’elle était.

– J’ai senti tes lèvres, dit-elle, les lèvres de ma fille! Tu es là, toi, que j’ai tant pleurée! Dieu n’est pas assez cruel pour me défendre de te voir! Viens au jour, viens, mène-moi! que je te voie! Je veux te voir!

Guite, obéissante, mais presque aussi pâle qu’elle, la guida en chancelant vers la croisée.

Madame de Chaves aperçut enfin son visage comme au travers d’une brume. Elle eut un éclat de rire spasmodique.

– Ah! ah! fit-elle, tu es belle! mais tu es autrement belle que je le croyais… plus belle! Certes, je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que toi! Tiens, voilà que mes yeux s’éclairent. Oh! le bon Dieu! le bon Dieu! Tu avais les yeux plus noirs, autrefois… mais tes cheveux, comme ce sont bien tes cheveux! si doux, si doux! ont-ils assez souvent caressé mon front quand je dormais!

«Et figure-toi, Justine, ma Justine, je les revoyais toujours avec une petite couronne que nous avions été chercher ensemble dans les blés, une couronne de bluets qui te faisait si jolie! Mais tu ne te souviens pas de tout cela, toi, n’est-ce pas ma Petite-Reine.

– Non, répondit Guite en baissant les yeux sous l’ardent regard de la pauvre femme, je ne me souviens pas.

– Tu as tout oublié, même ce nom de Petite-Reine?

– Même ce nom, répéta Guite avec une sorte de fatigue qui semblait n’avoir plus, pour cause unique, l’émotion du moment.

– C’est singulier, murmura la duchesse, tu étais bien petite, mais on a dû te dire… cet homme… Monsieur le marquis de Rosenthal…

– Mon mari, crut devoir interrompre la modiste.

– Ton mari, prononça madame de Chaves, comme si ce mot eût blessé ses lèvres, tu es mariée! je ne peux pas m’habituer à cela, chérie!

– Et moi, s’écria mademoiselle Guite, heureuse de trouver quelque chose à dire, je ne peux pas m’habituer à vous appeler ma mère. Vous êtes si jeune et si belle, madame!

La duchesse sourit: elle ne pleurait plus. Son grand trouble semblait se calmer.

– Embrasse-moi, dit-elle, bien comme il faut, et apprends vite à m’aimer!

– Je vous aime déjà, madame, prononça Guite avec effort.

– Tu ne dis pas bien cela… je ne sais… tu es sans doute trop étonnée; tu ne sais pas encore ni ce que tu sens ni ce que tu penses. Oh! chère enfant! chère enfant! allons-nous être heureuses!

Elle s’assit sur le divan et attira sa fille auprès d’elle.

– J’étais plus vieille que tu n’es maintenant quand je t’ai eue, reprit-elle; tiens! voilà un petit bracelet que tu portais, la veille du jour où tu me fus volée.

Elle lui montrait le bracelet rapporté par Saladin.

– Tu vois, continua-t-elle, car il n’y avait qu’elle à parler, et mademoiselle Guite restait là, de plus en plus embarrassée; tu vois, nous étions bien pauvres: il n’y a que les enfants des pauvres à porter des objets comme ceux-là. Mais maintenant, je suis riche! et si heureuse d’être riche à cause de toi! Hier soir, il faut que je te dise cela, je t’ai peut-être gagné une grande fortune… M’écoutes-tu?

– Oh! oui, madame, dit Guite, je vous écoute.

Les sourcils de la duchesse se froncèrent, exprimant une véritable colère.

– Tu mets bien du temps à m’appeler ta mère! prononça-t-elle presque durement.

Elle n’aurait point su expliquer d’où lui venait cette impatience qui agitait ses nerfs et qui ressemblait à du courroux.

– Je vous appellerai ma mère, murmura Guite machinalement.

– Bon! s’écria la pauvre femme, remarquant pour la première fois la pâleur qui couvrait le visage de sa fille, voilà que je t’ai fait peur! On dirait que tu souffres?

– C’est la joie…, commença Guite.

– Oui, oui! s’écria madame de Chaves, c’est la joie! ce doit être la joie! et comment ne m’aimerais-tu pas! est-ce que ce sont là des choses possibles! Mais où en étais-je! ma pauvre tête est si faible! ah! j’en étais à te dire que je t’avais gagné une fortune. Figure-toi que c’était une maison triste, ici, avant ta venue; le malheur m’avait rendue méchante, et l’homme à qui je dois pourtant beaucoup de reconnaissance, mon mari, souffrait de ma dureté, de ma froideur.

– Mon père…, dit mademoiselle Guite.

– Non! s’écria vivement madame de Chaves, pas ton père. Comment ignores-tu cela! monsieur de Rosenthal ne t’a donc pas appris!…

– Il ne m’a rien appris, madame, c’est-à-dire ma mère, interrompit la modiste. Il m’a dit: tu sauras tout par ta mère.

– Cette nuit, dit la duchesse tout bas et comme en se parlant à elle-même, j’ai pensé à lui longtemps. Je crois que je pourrai l’aimer, puisque tu l’aimes. Il y a en lui bien des choses que je ne comprends pas, mais les gens de sa nation ont parfois le caractère étrange. Laisse-moi poursuivre.

Certes, Guite ne faisait rien pour s’y opposer. Elle se tenait languissante sur les coussins et avait l’air d’une jolie statue.

Parfois la duchesse la regardait à la dérobée, et un nuage soucieux se répandait sur son beau front.

– Je te disais que nous étions malheureux ici, reprit-elle, cela venait de moi et j’ai peut-être fait beaucoup de mal à mon mari. Hier, songeant que tu allais venir et qu’il te fallait tout, chez nous, son affection comme ma tendresse, la fortune, la noblesse, le bonheur, tout enfin, je l’ai dit, j’ai fait prier monsieur de Chaves de venir dans mon appartement. Il y avait bien longtemps qu’il n’y était entré. Il est venu pourtant, surpris, mais moins joyeux que je ne l’espérais. Je l’ai trouvé bien sombre et bien changé. Mais il m’aime, vois-tu, malgré lui, et comme je t’adore; il n’a pas su me résister; j’ai vu renaître sa passion qui m’épouvantait naguère… et c’est à genoux qu’il m’a promis que tu serais sa fille, me jurant qu’il n’y aurait désormais pour lui aucune joie en dehors de notre maison…

– Il vous trompait donc avant cela, ma mère! demanda mademoiselle Guite avec une petite pointe de curiosité.

Il y eut de l’étonnement dans le regard de la duchesse.

– Tu es mariée, c’est vrai, murmura-t-elle, mais tu es bien jeune pour parler ainsi. Qu’il te suffise de savoir que j’ai fait pour toi un sacrifice auquel je me serais refusée, quand il se fût agi de mon existence même! Et remercie-moi par un bon baiser, ma fille, va, je l’ai bien mérité!

Mademoiselle Guite lui tendit son front que la duchesse attira jusqu’à ses lèvres.

– Et toi, dit-elle, tu ne m’embrasses pas! Mademoiselle Guite, obéissante, l’embrassa.

– Petite-Reine était comme cela, pensa tout haut madame de Chaves, on les rend cruelles à force de les adorer.

Et elle reposa les yeux sur son cher trésor, pour se bien repaître de sa vue.

Mais l’émotion avait été en diminuant, de telle sorte que la pauvre mère resta comme effrayée en ne trouvant dans son cœur aucun reste de la béatitude qui en débordait naguère.

Elle se sentait froide, à ce point que sa colère se tourna contre elle-même.

– Je t’aime! je t’aime! je t’aime! dit-elle par trois fois, je veux t’aimer pour toutes les larmes que tu m’as coûtées, pour toutes les caresses que je n’ai pu te prodiguer. Mais aide-moi un peu, je t’en prie; je n’ai pas encore vu tes yeux se mouiller; ta bouche ne s’est pas même entrouverte dans un sourire!

– Ma mère, murmura Guite qui eut une vraie larme, je vous jure que vous ne me voyez pas telle que je suis.

La duchesse se précipita sur elle et but, dans un baiser passionné, cette larme unique qui déjà se desséchait.

– On demande trop à Dieu, dit-elle. Le cœur devient ingrat à force d’être insatiable. Hier, j’aurais donné tout mon sang, jusqu’à la dernière goutte, pour le bonheur qui m’appartient aujourd’hui, et je me plains! et je désire autre chose encore, et mon bonheur ressemble presque à une souffrance!

– C’est comme moi, mère, balbutia Guite d’un ton bien naturel cette fois, il ne faut pas vous effrayer, mais je ne me sens pas bien… je souffre.

Sa pâleur augmentait, en effet; ses beaux yeux demi-clos s’entouraient d’un cercle bleuâtre. Il y avait en elle tous les signes d’un grand malaise, et il semblait que, selon l’expression populaire, son cœur allait tourner.

Mme de Chaves la regardait, effrayée; ces symptômes l’épouvantaient et provoquaient en elle un trouble qu’elle prenait pour un élan de tendresse.

– Pauvre enfant! se disait-elle, c’est l’excès de son émotion qui la faisait ainsi paraître insensible…

Elle courut au guéridon et versa de l’eau fraîche dans un verre en répétant:

– Ce ne sera rien, ma fille. La grande joie fait du mal comme la grande douleur.

Elle approcha le verre des lèvres de Guite qui le repoussa, après l’avoir flairé.

– Oui, dit-elle d’une voix qui avait déjà peine à sortir, la joie… la joie fait mal.

Une idée terrible traversa le cerveau de madame de Chaves: une idée de mort.

À ses yeux, qui peut-être n’avaient pas recouvré toute la sûreté de leur regard, les traits de sa fille allaient se décomposant rapidement.

– C’est de l’air qu’il lui faut! pensa-t-elle, bouleversée du premier coup par cette nouvelle angoisse.

Elle ouvrit la fenêtre.

Quand elle revint à l’ottomane, la pose de mademoiselle Guite s’était affaissée, et sa joue presque livide pendait sur son épaule.

La duchesse s’agenouilla, défaillante; elle perdait le souffle et ne songeait pas même à demander du secours.

Il est bon de noter ici une circonstance qui pourra sembler frivole, au premier aspect, mais qui a son importance, sous le rapport historique.

Le lecteur serait capable, en vérité, d’imputer à l’imprudence de Saladin la façon pitoyable dont marchait cette reconnaissance entre mère et fille. Rien n’allait; c’était une scène lamentablement estropiée. Pourquoi?

Parce que Saladin n’avait pas fait la leçon suffisante à mademoiselle Guite et que la pauvre modiste, à bout de ressources, s’en tirait comme elle pouvait, par un évanouissement vrai ou feint.

Eh bien! le lecteur se tromperait. Saladin n’était pas coupable. Il y avait autre chose, et voilà ce qu’il faut constater:

La veille au soir, on était venu chercher mademoiselle Guite pour la conduire à Asnières, où le Rowing Club fraternisait avec la Société des régates parisiennes. C’était une très belle fête, dont les dames du sport nautique devaient se souvenir longtemps.

Après le bal on s’était séparé par équipes pour déjeuner çà et là au gré des préférences de chacun.

Mademoiselle Guite avait déjeuné, à Bois-Colombes, avec six jeunes loups de mer qui manœuvraient la yole favorite Miss Adah.

Cela faisait une nuit complète et très laborieuse, agitée par la danse, le punch, les glaces, et couronnée par ce diable de déjeuner, après lequel vinrent encore le punch, les glaces et la danse.

Il y avait à peu près un demi-heure que mademoiselle Guite était revenue de Bois-Colombes, quand Saladin avait frappé à sa porte ce matin.

Quoi qu’on ait pu écrire et dire sur le tempérament mémorable des modistes parisiennes, elles ne sont pas de fer. Nous n’irions point jusqu’à affirmer que l’émotion produite sur notre grisette par les événements de cette matinée ne fût pas pour quelque chose dans son état, mais son état était, avant tout, celui d’une jeune personne qui a trop dansé, trop bu, trop mangé et qui n’a pas assez dormi.

Puisse la candeur de cet aveu en faire pardonner la désolante platitude: c’était de l’estomac que souffrait mademoiselle Guite, et son prétendu évanouissement était une attaque de ce lourd sommeil qui suit ce que mesdames les canotières appellent une noce.

Mme de Chaves était à cent lieues de ces mœurs et ne savait probablement même pas que Paris est une puissance maritime, dont le principal port a nom Asnières.

Elle restait haletante devant cette enfant dont les yeux se fermaient, tandis que sa bouche entrouverte, avec une expression de souffrance, semblait chercher sa respiration prête à se perdre.

Cette erreur grandissait chez madame la duchesse, en même temps que mille pensées confuses naissaient en elle. Elle avait oublié déjà cette folie de tendresse qui l’avait tour à tour exaltée et brisée, aux premiers instants de l’entrevue. Comme il ne restait plus dans son âme trace de ces transports, elle se reprochait d’avoir été froide et d’avoir effrayé par sa froideur cette pauvre enfant qui, sans doute, avait rêvé si différent l’accueil d’une mère!

Elle ne savait plus qu’elle avait failli mourir de joie quelques minutes auparavant. La joie était si loin! Il y avait, en vérité, un siècle entre la minute présente et le premier baiser.

– Je ne l’ai pas assez chérie, pensait Mme de Chaves. De même que je la trouvais glacée, elle devait se dire: est-ce que c’est là le cœur d’une mère? j’aurais dû la réchauffer, j’aurais dû l’embrasser de mon amour, j’aurais dû…

Elle s’arrêta et pressa sa poitrine à deux mains.

– Mais qu’est-ce qu’il y a donc là! fit-elle avec une expression tragique. Est-ce que je n’aime pas mon enfant? Moi! moi! s’écria-t-elle, prise d’un véritable vertige, ne pas aimer ma fille, mon tout, ma vie! Mais qu’ai-je fait depuis quatorze ans, sinon pleurer mon âme goutte à goutte!… Justine! s’interrompit-elle d’une voix douce comme un chant, ma petite Justine, reviens à toi, je t’aime, va! c’est à force d’aimer qu’on ne peut plus bien dire tout ce qu’on a dans le cœur!

Elle essaya de la soulever dans ses bras. Mademoiselle Guite était lourde et glissa sur le divan dans une position plus commode.

La duchesse baisa ses cheveux dont la racine était baignée de sueur.

– Elle respire, se dit-elle; ce n’est pas une syncope… c’est une crise de nerfs, et bientôt, elle va s’éveiller.

Mademoiselle Guite respirait, en effet, et même, de seconde en seconde, sa respiration devenait plus robuste.

Mme de Chaves passa un coussin sous sa tête et se mit à côté d’elle, bien près, pour la regarder mieux.

Elle croyait encore, de bonne foi, qu’elle avait besoin de la contempler et de l’adorer. Aucun doute, si faible qu’il pût être, n’était né dans son esprit.

Bien au contraire, tout l’effort de sa pensée se portait vers le désir d’expier son crime imaginaire, son crime de dureté et de froideur.

– J’aurais dû l’interroger tout de suite, se disait-elle, ne lui parler que d’elle-même et de sa chère petite histoire, qu’elle m’aurait dite alors tout en prenant confiance en moi. Il semblait que le nom de son mari me blessait la bouche; elle a bien dû voir cela. Et que m’a-t-il fait, cet homme, sinon m’apporter le plus grand bonheur que j’aie éprouvé depuis que j’existe!

Elle étouffa un soupir.

– Oui, répéta-t-elle tristement, un bonheur… un bien grand bonheur!

Elle frappa dans les mains de Guite et appela doucement:

– Justine, Justine…

Puis, prise d’une idée, elle se leva. Elle était dans un de ces moments où la pensée subit une sorte de paralysie et où la moindre idée qui vient semble une découverte énorme.

– Mon flacon! s’écria-t-elle, mon flacon de sel! et je n’y ai pas songé!

Le flacon était pourtant à la portée de sa main, sur l’étagère voisine. Elle le saisit, et le présenta tout ouvert aux narines de mademoiselle Guite.

Mademoiselle Guite fit un soubresaut, se retourna et continua de dormir.

La duchesse lui tâta le pouls et le cœur.

– Elle est calme, dit-elle avec une surprise où il y avait du contentement; ce ne sera rien. Et comme nous allons causer, cette fois, car je ne retomberai plus dans la même faute. Je vais me faire aimer autant que j’aime…

Elle se leva sur ce dernier mot, et comme s’il eût éveillé en elle un nouveau remords. Elle marcha dans la chambre. Ses yeux étaient fixes.

– Autant que j’aime! répéta-t-elle lentement, après une longue minute de silence.

Elle revint à l’ottomane et resta là, debout, les mains croisées sur sa poitrine.

La langue ne possède pas deux mots pour exprimer cela: mademoiselle Guite ronflait.

Il y a des choses innocentes et à la fois obscènes. Je ne saurais analyser l’effet produit par le ronflement de mademoiselle Guite sur Mme la duchesse de Chaves.

C’est ici peut-être qu’elle aurait dû avoir quelques remords, car elle ignorait l’origine de ce lourd sommeil et rien n’excusait la puérile colère qui contractait violemment la ligne, tout à l’heure si pure, de ses sourcils.

Elle se détourna avec une répugnance qui allait jusqu’au dégoût.

Puis, la réaction se faisant, elle se dit:

– Qu’ai-je donc? mon Dieu! Seigneur, qu’y a-t-il donc en moi? dormir lui fait du bien…

Elle avait été s’asseoir tout à l’autre bout de la chambre, où le ronflement sonore de mademoiselle Guite la poursuivait.

C’est que mademoiselle Guite ronflait en conscience et comme une personne qui n’en est pas à ses débuts.

La duchesse s’irrita contre elle-même, haussa les épaules, sourit de pitié – mais les larmes lui vinrent aux yeux.

Des larmes qui brûlaient sa paupière.

Elle alla jusqu’à son prie-Dieu et joignit les mains douloureusement. Elle pria avec désespoir.

Mademoiselle Guite ronflait.

Et quand la duchesse se retourna, mademoiselle Guite avait changé de posture.

Elle était en quelque sorte vautrée sur le divan. Sa tête avait perdu le coussin et se renversait dans les masses de ses cheveux épars. Ses deux bras relevés s’arrondissaient derrière sa tête comme on représente ceux de bacchantes endormies. Une de ses jambes pendait à terre, tandis que l’autre était allée accrocher le talon mignon de sa chaussure jusque sur le dossier de l’ottomane.

La fièvre donne ces mouvements désordonnés, mais je ne sais pourquoi cette pose, où la pudeur n’était point respectée, semblait cadrer avec la nature même de mademoiselle Guite.

Il y avait là une sorte de révélation. Madame de Chaves le sentit ainsi.

Cette pose la blessa comme un outrage.

Elle eut honte dans chacune des fibres de son être.

Elle baissa les yeux. Elle resta droite et immobile, le rouge au front, comme une personne qui vient d’être insultée.

– Ma fille! dit-elle, et tout son corps tremblait; c’est là ma fille.

Ses paupières battirent, mais restèrent sèches, comme si la colère y eût brûlé les larmes au passage.

– Est-ce ma fille?… murmura-t-elle entre ses dents serrées.

Ses deux mains frémissantes touchèrent son front avec le geste des égarées; elle dit encore, si bas qu’une personne présente ne l’eût pas entendue:

– Ce n’est pas ma fille!

Sa propre voix l’effraya, bruyante comme une explosion, quoique le mot eût été prononcé, en quelque sorte, à l’intérieur de sa gorge.

Ses cheveux remuèrent sur son crâne, agités par un vent de mystérieuse horreur.

Sa taille avait grandi. La beauté de ses traits semblait rigide comme ces marbres qui représentent l’inflexibilité de la Justice antique.

Elle releva les yeux vers la jeune fille. Son regard désormais était de glace.

– Non, répéta-t-elle d’une voix changée, ce n’est pas ma fille, je le sais, j’en suis sûre, mon cœur me l’a dit! Si elle était ma fille…

Ceci fut un cri d’angoisse.

Elle se mit à marcher vers l’ottomane et ajouta d’une voix stridente qui blessait ses lèvres au passage:

– Je veux le savoir, dussé-je en mourir!

Elle s’arrêta auprès du divan et prit, l’une après l’autre, les deux jambes de mademoiselle Guite pour les réunir dans la position ordinaire que donne le sommeil.

À la toucher ses mains frémissaient douloureusement.

Et plus douloureusement encore frémissait son cœur, car une voix disait en elle sans cesse:

– Si c’était, si c’était ta fille!

Elle déboutonna lentement le corsage de la modiste, qui emprisonnait une taille avenante et charmante.

Mademoiselle Guite se plaignait dans son sommeil.

Cela n’arrêta pas madame de Chaves qui souleva le corsage et s’en prit au fichu.

Mademoiselle Guite fronça le sourcil en grondant.

Madame de Chaves, dont les mains maladroites tremblaient de plus en plus, voulut dénouer le cordon de la chemise.

Un mot vint sur les lèvres de mademoiselle Guite, un mot que nous n’écrirons pas et qui mit une teinte écarlate, à la place de la pâleur, sur la joue de madame de Chaves.

Elle sourit et leva au ciel ses yeux chargés de pleurs reconnaissants.

– Oh! fit-elle en une ardente prière qui remerciait avec tout son cœur, je savais bien que c’était impossible!

Désormais la certitude était faite en elle, et ce fut comme par manière d’acquit qu’elle continua de dénouer la chemise.

Son regard glissa entre la toile et la poitrine de mademoiselle Guite; un nuage passa sur ses yeux, elle crut avoir mal vu.

Sans prendre désormais aucune précaution, elle écarta la chemise et se courba en deux pour regarder:

Puis elle recula frappée de stupeur, tandis qu’un cri s’étranglait dans sa gorge.

Ses deux bras étendus cherchèrent un appui; ces deux mots vinrent à ses lèvres:

– C’est elle!

En même temps elle roula sur le plancher, foudroyée.

XIV La consultation

C’était au commencement de cette même matinée, quelques minutes avant neuf heures, au troisième étage d’une chancelante maison, bâtie en torchis et en planches vermoulues par l’architecte de madame Barbe Mahaleur, toujours mère des chiffonniers, mais de plus propriétaire de plusieurs immeubles, groupés en cité, vers les confins du quartier des Invalides.

Le père Justin, l’homme de loi le plus célèbre de Paris parmi les porteurs de hottes, les artistes en foire et autres industriels sans prétention, dormait sur un mince tas de paille dans le coin d’une chambre qui n’avait pas de mobilier.

Il y a des pauvretés sombres comme la nuit des cachots, qui reportent l’esprit aux ténébreuses misères du Moyen Age ou à ces misères mille fois plus horribles que Londres cache derrière le mensonge insolent de sa richesse.

Cette misère tend à disparaître chez nous. Une main opère de vastes trouées dans Paris, rejetant au loin les fourmilières indigentes et faisant pénétrer le jour là où il n’y avait que ténèbres.

Cela ne détruit pas la misère, je ne sais pas même si la misère s’en trouve diminuée, ne fût-ce qu’un peu, mais cela supprime du moins la pestilence proverbiale et séculaire de certains quartiers qui rivalisaient de honte avec les ulcères les plus repoussants de Londres la lépreuse.

La misère s’en va plus loin et, en s’expatriant, elle change d’aspect.

C’est maintenant cette misère blanchâtre, saupoudrée, en quelque sorte, de plâtras, qui s’étale et ne se cache plus.

Nous la voyons campée partout, autour de Paris, construisant avec une hâte prestigieuse ces cahutes provisoires qui semblent être faites exprès pour être démolies et reportées plus loin, quand Paris, sans cesse grandissant, vient les refouler du pied.

C’est moins affreux, c’est peut-être plus laid. La nuit avait sa poésie. Ces masures blêmes et nues n’ont rien.

On dirait qu’elles sont là par tolérance, comme un mendiant sur un seuil; elles n’ont pas osé prendre racine, attendant toujours le balai qui va en nettoyer le sol.

De la chambre habitée par Justin on voyait un terrain nu, couleur de cendre, sur lequel s’alignaient, dans un certain ordre, les immeubles créés par Barbe Mahaleur.

Le mot immeuble est ici tout à fait impropre, car les maisons de ce genre sont comme les champignons qui ne tiennent à rien.

Barbe Mahaleur, spéculatrice intelligente, avait tout uniment affermé à vil prix, pour trois ans, un terrain vague, et s’y faisait quatre ou cinq mille livres de rentes en louant à l’aristocratie des chiffonniers des chambres qui coûtaient cent sous par mois.

Le loyer allait à six francs, quand la chambre était garnie.

La chambre était garnie quand Barbe y mettait un escabeau et une paillasse.

La chambre du père Justin n’était pas garnie. Il n’y avait dedans que le petit tas de paille qu’il avait ramassé brin à brin et le pauvre berceau dont nous avons parlé si souvent: l’autel où, pendant quelques semaines, Lily avait pleuré sa fille.

À part ces deux objets, vous n’auriez rien trouvé chez le père Justin, sinon sa bouteille, sa chandelle et sa bibliothèque qui n’était pas pour peu dans la réputation de science possédée par lui.

Sa bibliothèque consistait en une petite planche clouée à la muraille et supportant une douzaine de livres terriblement souillés, parmi lesquels on pouvait remarquer Les Cinq Codes, deux volumes de Virgile et une très belle édition des œuvres complètes d’Horace qui s’en allait en lambeaux.

Le père Justin dormait tout habillé sur sa paille. Son costume était celui des plus pauvres chiffonniers. Le soleil du matin, pénétrant par une petite fenêtre où plusieurs carreaux manquaient, tombait d’aplomb sur sa figure hâve, couverte d’une barbe épaisse, et encadrée dans des cheveux blancs hérissés.

Rien ne restait du beau jeune homme qui avait été le lion du quartier des Écoles, quelque vingt ans auparavant.

Cette face fatiguée et inerte aurait semblé de pierre, si le sommeil fiévreux n’eût amené un point écarlate au sommet des pommettes.

Le père Justin était étendu comme un mort, sur le dos, les bras allongés le long des flancs. Auprès de lui il y avait une bouteille vide, un bout de chandelle collé au carreau et le volume d’Horace ouvert.

On frappa à sa porte, il ne s’éveilla pas; on frappa plus fort, il demeura immobile.

Alors on entendit des voix sur le carré.

– Est-ce que monsieur Justin serait déjà parti? demanda une de ces voix qui appartenait à une femme.

– Le père Justin ne sort plus guère, fut-il répondu. Il gagne sa goutte à faire par-ci par-là des écritures pour la patronne qui donnerait gros pour l’avoir chez elle, mais le père Justin veut sa liberté.

– Alors pourquoi ne répond-il pas, s’il est là? demanda la voix de femme.

– Le père Justin fait ce qu’il veut, répliqua-t-on encore. Ce n’est pas un homme comme les autres et ceux qui s’y connaissent disent qu’il n’y a pas son pareil dans Paris. La Mahaleur lui a offert un francs cinquante par jour et la goutte pour tenir ses livres comme il faut, mais je t’en souhaite! Il vit de rien; un oiseau n’aurait pas assez du pain qu’il mange, et pour avoir l’air plus saoul que la bourrique du diable, il lui suffit d’un petit verre de n’importe quoi… Ah! ah! j’ai vu le temps où il vous sifflait une demi-bouteille d’absinthe comme une cuillerée de soupe, mais c’est passé.

– Et donne-t-il encore ses consultations?

– Quand ça lui fait plaisir… pas souvent. La plupart du temps il renvoie le monde en disant que ça l’ennuie. Dame, il est si usé, si usé! quoique, des fois, on l’a vu se redresser, ah! mais, haut comme un prince!

La voix de femme conclut:

– Nous avons pourtant bien besoin de ses conseils.

Et on frappa de nouveau.

Comme le père Justin ne bougeait pas plus qu’un Terme, la voix du voisin obligeant s’éleva.

– Holà hé! papa! cria-t-elle à travers la porte, c’est des bourgeois cossus qui viennent pour vous demander comme ça d’où vient le vent.

Toujours le même silence.

C’était seulement la bonne foi publique qui servait de serrure à la porte du père Justin. Le voisin dit à ceux qui attendaient:

– Vous avez l’air de deux personnes respectablement calées, je vas tenter un effort en votre faveur, pensant bien que vous ferez un joli cadeau au brave homme.

Il tira la ficelle du loquet en ajoutant:

– Arrivera ce qui pourra, donnez-vous la peine d’entrer.

Les deux personnes respectablement calées, passèrent le seuil, et il nous est impossible de les peindre mieux que ces deux mots ne le faisaient.

C’était d’abord, et par rang de sexe, Échalot, directeur adjoint du théâtre de mademoiselle Saphir habillé de bleu barbeau des pieds à la tête, sauf la cravate, qui était orange; c’était ensuite madame Canada, directrice en titre du même établissement, avec une robe de soie jaune, un châle tapis, des gants noirs, des bottines à glands et un bonnet habillé, chargé de feuillage.

Un vrai bonnet «pour les soirées du commerce» qu’elle avait acheté dans le passage du Saumon, grotte de la nymphe qui coiffe les comptoirs élégants, mais économes.

Grâce à Dieu on ne se refusait plus rien chez les Canada. Il y avait sept ans que le passage du Saumon cherchait à placer les branchages de ce bonnet.

Nous devons dire qu’Échalot et sa compagne, déguisés ainsi, étaient bien plus effrayants à voir que dans leurs costumes naturels.

La veuve Canada portait haut; elle avait conscience de la plus-value apportée en elle par son costume. Au contraire, le sensible Échalot ne semblait pas être bien sûr de la convenance de sa toilette. Il avait l’œil inquiet et la tête un peu basse, quoique toutes les glaces, rencontrées sur sa route, lui eussent déclaré à l’unanimité qu’il était charmant.

Le voisin obligeant avait refermé la porte derrière eux, les laissant se débrouiller comme ils l’entendraient.

– Le voilà, dit tout bas Échalot en montrant du doigt le père Justin endormi. Que faut-il faire?

– Tire ton chapeau, répondit madame Canada, d’abord et d’un!

Échalot obéit.

– Après? demanda-t-il. Ça n’a pas l’air qu’il ait envie de s’éveiller.

– Des fois, répondit madame Canada, il peut faire semblant. Les hommes qui ont son éducation, c’est toujours original. Approche.

Échalot la regarda d’un air indécis.

– C’est que, murmura-t-il, on a convenu que c’était toi qui devait porter la parole officielle pour nous deux.

– Approche! répéta impérieusement la veuve Canada. Échalot approcha.

– On n’en est pas plus avancé, tu vois bien, Amandine, grommela-t-il en tournant son chapeau entre ses doigts.

– Savoir, répondit la bonne femme, je connais les particularités de ses habitudes et faiblesses. Penche-toi, comme ça, au-dessus du lit poliment, et dis-lui: «Monsieur Justin, on est venu de bonne heure, insensiblement, pour vous offrir la politesse de la première goutte, avant les autres.»

Échalot trouva sans doute le moyen ingénieux, il obéit de point en point, saluant les yeux fermés du chiffonnier et répétant textuellement la phrase de sa compagne.

Au moment où il prononçait ces mots: «la première goutte», le père Justin ouvrit ses yeux tout grands d’un mouvement si brusque qu’Échalot recula, effrayé.

– Pas peur! dit madame Canada qui s’avança bravement et prit sa place. Le plus fort est accompli.

«Bonjour, tout de même, monsieur Justin, reprit-elle de sa voix la plus agréable, c’est pour avoir l’avantage de nous présenter devant vous comme étant des anciennes connaissances d’autrefois, au temps jadis de l’époque, prêts à aller remplir votre bouteille chez qui de droit, s’il y en a dans le quartier, comme c’est supposable.

Justin fixa sur elle son œil atone et ne broncha pas.

– Par la même occasion, reprit madame Canada, qui ne se montra pas trop déconcertée, nourrissant tous deux, moi et mon homme, le projet de vous consulter à fond sur des circonstances et délicatesses où on est plongé jusqu’au cou, avec l’espoir légitime d’en sortir par l’entremise de vos connaissances.

Au fond de son cœur, Échalot applaudissait, s’avouant à lui-même que pour l’éloquence, Amandine était un phénomène vivant.

Le père Justin, cependant, referma les yeux et leva une de ses mains pour montrer la porte.

C’était éloquent aussi, et surtout clair.

Amandine drapa son châle avec majesté, dans l’intention évidente de protester énergiquement.

– En douceur! fit Échalot qui lui toucha le bras par-derrière. Ne le chatouillons pas! j’ai idée qu’il doit être devenu méchant.

– Méchant ou non, s’écria madame Canada, je m’en moque! Ça n’est pas une manière de recevoir le monde bien élevé, quand on s’est mis sur son trente-et-un, avec fiacre à l’heure, pour venir voir un arlequin pareil, qui n’a pas seulement de souliers dans ses pieds!

C’était trop vrai. Le pantalon frangé du père Justin laissait voir l’extrémité de ses jambes nues, qui n’avaient ni chaussettes ni savates.

– Si ça ne fait pas pitié! reprit la veuve Canada, emportée par la richesse de son tempérament sanguin, nu comme un ver, quoi! pas un coin de chemise sous sa vareuse! Il y a de l’incohérence à repousser des clients à leur aise, venant de loin pour lui offrir d’étrenner, en récompense d’un renseignement de deux sous, qu’on payerait au poids de l’or par la circonstance qu’on se trouve avoir besoin de son grimoire!

– Amandine, Amandine! fit Échalot.

– Toi, la paix! tous les hommes s’entre-soutiennent, commença Mme Canada.

Mais elle n’acheva pas.

– Hors d’ici! prononça tout à coup la voix rude et pleine du chiffonnier. Je n’ai pas encore soif et j’ai sommeil.

– Dame! fit Échalot, charbonnier est maître chez soi. Tu as peut-être été trop loin, Amandine.

– Allons chez un avocat, dit celle-ci, furieuse, chez un vrai!

– Tu sais bien que tu n’as confiance qu’en monsieur Justin, objecta Échalot. Laisse-moi essayer les voies de l’aménité.

«Pardon, excuse, père Justin, continua-t-il en s’avançant jusqu’au tas de paille, on n’a pas l’idée ni l’ombre de vous mépriser parce que vous allez pieds nus. Ma compagne est vive comme le sexe dont elle fait partie. Elle a oublié de vous spécifier qu’on n’est pas ici sans recommandation, se présentant l’un et l’autre, tous deux, moi et madame Canada, sous les auspices de votre ami Médor.

– Ah! fit le père Justin, Médor…, vous connaissez Médor?

– Dans l’intimité la plus douce, répondit Échalot.

Le père Justin se souleva sur le coude et les regarda fixement.

– Médor ne m’a jamais rien demandé, dit-il. Allez chercher à boire, je vas voir à vous écouter.

Échalot prit aussitôt la bouteille et sortit.

– Apporte du bon! ordonna madame Canada.

– Non, dit Justin, du mauvais. C’est meilleur.

Il laissa retomber sa tête sur la paille. Madame Canada chercha du regard un siège et, n’en trouvant pas, elle releva proprement sa belle robe pour s’asseoir par terre, contre la muraille.

Une fois installée, elle poussa un gros soupir et dit d’un air important:

– Vous êtes un homme qui comprenez, vous, monsieur Justin; je ne suis pas fâchée de vous parler entre quat’z-yeux, pendant qu’Échalot n’est pas là. C’est une affaire, voyez-vous, qui est tout à notre honneur, désirant terminer notre carrière par la régularité et la bienfaisance réunies: comme quoi le zeste de la question principale, qui enfonce toutes les autres dans notre perplexité, c’est de savoir si on peut légitimer l’enfant, qui n’est pas à vous naturellement, par un mariage… comment disent-ils ça? ce n’est pas conséquent… par un mariage… subséquent, j’y suis! fomenté entre deux personnes qui n’est ni son père ni sa mère: j’entends de la demoiselle en question, précitée… saisissez-vous?

Elle s’arrêta pour reprendre haleine et jeta un regard triomphant vers l’étrange avocat, vautré dans sa paille; pour jouir de l’effet produit par ce remarquable discours.

Le père Justin avait refermé les yeux et semblait dormir profondément.

– Tous les hommes de talent ont un grain, grommela madame Canada, c’est sûr! N’empêche que je lui avais proprement expliqué le cas.

Échalot revenait avec la bouteille pleine.

– Voilà, papa! cria-t-il dès le seuil.

Justin étendit sa main sèche et prit la bouteille. Il se souleva à demi, sans ouvrir les yeux, et mit dans sa bouche le goulot qui résonna entre ses dents.

Il avala une gorgée, une seule, puis il dit d’un ton de fatigue attristée:

– La vieille a parlé, je ne sais pas ce qu’elle a dit. Recommence, bonhomme, je vais faire attention à cause de Médor.

Madame Canada haussa les épaules et eut le rire d’Oreste, remerciant ironiquement les dieux.

– À la bonne heure, dit-elle, la vieille! Par alors, tu vas donc parler à mon lieu et place, bibi, c’est le monde renversé, marche!

Échalot tourna vers elle un regard plein d’amour et se toucha le front comme pour dire: «Le pauvre homme a un coup de marteau.»

Puis il se campa droit devant le tas de paille et commença:

– Quoique n’ayant pas l’intelligence d’Amandine, qu’est madame Canada ici présente, je vais m’efforcer d’exposer les circonstances avec volubilité. Au cas où je m’embourberais, d’ailleurs, j’ai apporté sur moi les papiers de mes mémoires, rédigés par moi seul, dans le but qu’un homme de loi tel que vous pourrait les consulter avec avantage.

Il tira de sa poche un large cahier qu’il passa sous son bras. Justin était plus immobile qu’une pierre.

– Voilà, reprit Échalot, malgré que ça n’encourage pas beaucoup d’avoir en face un homme couché comme à la morgue. Notre idée est que la petite est la fille d’une grande dame ou princesse, qu’on l’arracha jadis à son amour maternel dès le berceau.

– Explique donc…, voulut interrompre madame Canada.

– La paix! commanda Justin durement.

– Tu vois bien qu’il écoute, chérie, dit tout bas Échalot, ne l’hérisse pas… L’ayant élevée avec tout le soin dont on était capable, poursuivit-il en s’adressant à Justin, qu’elle est actuellement une des principales danseuses de corde contemporaines et au-dessus d’un état qui ne peut pas toujours convenir à ses vertus. Madame Canada et moi, dans l’intention de faire d’une pierre deux coups, nous avons dit: marions-nous, et par ce moyen, donnons à l’enfant le nom d’un état civil légitime.

Il y eut sur le visage pétrifié de Justin quelque chose qui ressemblait à un sourire.

– Vous êtes de bonnes gens, dit-il dans sa barbe grise.

– Pour quant à ça, oui, s’écria madame Canada, le cœur sur la main, quoi! et dépassant par notre générosité bien des gens dont la position sociale est au-dessus de la baraque!

Le doigt sec de Justin se leva pour lui imposer silence. Sans le respect fantastique qu’elle avait pour lui, madame Canada lui en eût dit de belles! Justin avala une seconde gorgée.

– L’ami, reprit-il en s’adressant à Échalot, vous êtes-vous demandé, cette bonne femme et vous, si la jeune personne à laquelle vous portez un si grand intérêt serait bien flattée, un jour venant, d’être votre fille?

– Comment! bien flattée! s’écria madame Canada qui bondit sur place.

– Vous, la paix! dit Justin.

– Insensiblement, répondit Échalot, la chose ne paraît pas faire l’ombre d’un doute. Ça m’étonne même que vous ne connaissiez pas la célébrité de madame Canada qui n’a pas sa pareille en foire.

– Je la connais, murmura Justin.

– Et pour ce qui regarde mon illustration particulière, poursuivit Échalot, quoique inférieure, elle ne laisse rien à désirer, ayant des antécédents d’agents d’affaires et même parmi les Habits Noirs avec lesquels j’ai su conserver mon honneur. Mademoiselle Saphir aurait donc le choix entre la qualité de mademoiselle Canada et celle de mademoiselle Échalot, selon son goût, nous étant égal à moi et à Amandine de nous appeler comme ci ou comme ça dans l’acte de mariage.

– Vous ne lui connaissez pas d’autre nom que celui de Saphir? demanda Justin.

– On l’appelait mademoiselle Cerise à ses débuts, répondit le bon paillasse, tout ça est dans mes mémoires ci-joints. Mais Cerise sembla trop léger pour l’affiche.

– Et vous n’avez aucun indice au sujet de sa naissance? interrogea encore Justin.

Échalot cligna de l’œil, tandis que madame Canada soufflait et s’agitait sur le carreau qui lui servait de fauteuil. Son éloquence rentrée l’étouffait.

– Avant d’arriver aux preuves de sa filiation, reprit Échalot, il est bon de compléter la liste des avantages que l’enfant récoltera dans la chose d’être légitimée par moi et Amandine. On n’est pas des artistes ordinaires, réputés comme la pierre qui roule pour ne pas amasser de mousse; on a roulé, mais nonobstant, la mousse y est. Moi et madame Canada, on possède cinq mille quatre cents livres de rentes, en obligations de divers chemins de fer, toutes garanties par l’empereur, de quoi l’enfant serait la seule et unique héritière.

Les yeux de Justin étaient ouverts à demi. Sa physionomie de marbre exprimait quelque chose qui ressemblait vaguement à de l’attention.

– Vous êtes de braves gens, répéta-t-il. Parlez-moi de la mère.

– Quelle mère? demanda madame Canada.

– La princesse, dit Justin avec son sourire triste et fatigué.

Il but en même temps une troisième gorgée, et une teinte rouge monta aux pommettes de ses maigres joues.

Échalot prit à la main son cahier de papier et frappa dessus bruyamment.

– Ni vu ni connu, la maman, répondit-il, et néanmoins le truc pour la retrouver est consigné là, tout au long, dans mes mémoires, écrits par moi-même et de ma propre main. Vous les lirez avec plaisir j’en suis sûr, à cause de ma sensibilité qui s’y épanche, et que tout ce qui regarde la jeune personne a l’intérêt d’un roman de Victor Ducange.

Échalot ouvrit le cahier.

Madame Canada avait croisé ses bras sur sa vaste poitrine, dans une attitude de résignation.

– Dans tout ce que je vous ai dit, papa, comme dans mes mémoires eux-mêmes, reprit Échalot, j’ai gardé pour la bonne boucle le moyen qui doit servir à la reconnaissance. Avez-vous remarqué ce détail que le premier nom de l’enfant chez nous avait été mademoiselle Cerise?

Pour la quatrième fois Justin avança la main et prit le goulot de la bouteille, mais il la repoussa sans boire, et, s’appuyant des deux mains aux carreaux, il essaya péniblement de se lever.

En tout, c’est à peine s’il avait bu la valeur de deux petits verres d’eau-de-vie. Il avait néanmoins depuis quelques instants tous les signes de l’ivresse naissante. Ses bras tremblaient en soutenant le poids de son corps, la sueur était à ses tempes et ses yeux roulaient sous ses paupières à demi fermées.

– Cerise? répéta-t-il d’une voix énervée, je ne comprends plus guère, vous avez parlé trop longtemps.

Dans l’effort qu’il fit, la tête faillit emporter le corps. Échalot fut obligé de le soutenir.

– C’est la bourrique du diable, gronda madame Canada. Justin, qui se levait en ce moment sur ses pieds, fixa sur elle son œil morne.

– Cerise? dit-il encore; pourquoi me parlez-vous de Cerise?

– Parce que…, voulut répondre Amandine.

– La paix! interrompit Justin. Vous êtes de bonnes gens; je vous ai écoutés tant que j’ai pu. Il y a fille et fille… pour certaines, votre nom et vos rentes seraient un bienfait, mais pour d’autres…

Il eut encore son rire plein de lassitude, puis il dit:

– Laissez vos papiers, vous êtes de bonnes gens, lorsque je les aurais examinés je vous ferai deux consultations, une pour vous, une pour l’enfant. Allez-vous-en, je suis ivre.

Il prit le cahier des mains d’Échalot qui le regardait avec un respect mêlé de compassion.

– Quand faudra-t-il revenir? demanda Amandine qui se leva bien plus lestement qu’on n’eût pu l’espérer de sa corpulence.

– Jamais, répondit Justin; je n’aime pas qu’on vienne ici. J’irai chez vous. Il faut que je voie la jeune personne, pour savoir si vos bonnes intentions à son égard lui feraient du bien ou du mal.

Il les poussa dehors.

En descendant l’escalier, Échalot et madame Canada échangèrent un coup d’œil dans lequel dominait la vénération superstitieuse à eux inspirée par ce philosophe en haillons.

Un fois remontés dans le fiacre, ils lâchèrent la bride à leur besoin de parler.

– Pour étonnant, c’est étonnant! dit madame Canada. Il vous commande comme si c’était un archevêque; mais il n’a pas dit grand, chose de bon, à prendre et à laisser.

– Il a dit…, commença Échalot.

– Ah! toi, s’écria la brave femme, tu as eu la parole tout le temps, c’est mon tour! À mon idée ce qu’il y a de plus drôle, c’est qu’il se met comme cela en ribote avec ce qui me tiendrait dans l’œil. Moi, j’aurais bu la moitié de sa bouteille sans rien perdre de ma dignité… et toi aussi, bibi, il faut te rendre cette justice, tu portes la voile aussi bien que moi. Mais enfin, nous n’en savons pas plus long qu’avant de sortir de chez nous.

– Si fait, répondit Échalot qui était tout triste, nous en savons plus long.

– Que donc savons-nous?

– Nous savons quelque chose que je n’aurais jamais deviné.

– Explique-toi, bibi, fit la bonne femme avec impatience.

– Nous savons, prononça lentement le paillasse, que nous ne sommes peut-être pas dignes d’être le père et la mère de notre belle chérie.

– Par exemple! se récria madame Canada qui devint rouge comme un pavot: pas dignes!

– Voilà, fit Échalot avec abattement, moi, ça ne me serait pas venu à l’idée.

Madame Canada resta un instant la bouche ouverte, comme si elle allait répliquer vertement, mais elle ne parla point.

Et de rouge qu’elle était sa joue devint toute pâle.

Quand ils arrivèrent à la baraque et que mademoiselle Saphir vint à eux, selon l’habitude, pour tendre son beau front à leurs baisers, ils la serrèrent sur leur cœur plus tendrement que les autres jours.

Puis ils se retirèrent dans la cabine où ils dormaient tous deux. Ils avaient les yeux pleins de larmes.

– Moi non plus, dit Mme Canada qui pressa la main d’Échalot, ça ne me serait pas venu à l’idée.

XV Le père Justin

Le père Justin, quand il fut seul, se mit à parcourir sa chambre d’un pas lent et mal assuré.

Il allait, les mains derrière le dos, revenant sans cesse à la petite fenêtre par où entrait un rayon de soleil et jetant au-dehors son regard vague.

De temps en temps, sa taille déjetée se redressait comme malgré lui, et il y avait alors dans sa pose je ne sais quoi de majestueux.

La misère a aussi son emphase, et le pinceau des maîtres drape parfois plus noblement les haillons que le velours.

Ainsi placé en face de la lumière, avec ses cheveux blancs mêlés et sa barbe grise, pleine de brins de paille, Justin prenait cette beauté que cherchent les peintres. Maintenant que nul regard ne pesait sur lui, son front avait un étrange reflet de pensées, et l’on comprenait mieux la défaite qui laissait cet homme terrassé tout au fond de son morne malheur.

Deux ou trois fois il prit, en passant, sa bouteille et l’approcha de ses lèvres sans boire.

En ces moments, il y avait sur son visage quelque chose du dégoût qui saisit le malade à la vue du médicament amer.

La dernière fois qu’il prit ainsi la bouteille, il dit en jetant autour de lui son regard découragé:

– Ce sont de bonnes gens… l’enfant aura un père et une mère. Il jeta la bouteille sur la paille au risque de la briser et murmura:

– Je déteste cela et je ne vis que de cela!

Il s’approcha brusquement du berceau, seul meuble de son misérable taudis.

– Je déteste cela aussi, reprit-il avec un mouvement soudain de fièvre, c’est le passé, c’est le reproche… je mourrai de cela!

Son pas s’était assuré, il fit un tour dans la chambre, la taille droite et le jarret tendu.

– Cerise! pensa-t-il tout haut; pourquoi ce nom? J’aimerais bien mieux devenir fou tout de suite.

Il prit le cahier laissé par Échalot, l’ouvrit et en parcourut les premières lignes.

– À quoi bon? continua-t-il en laissant retomber ses deux bras. Je sais leur histoire aussi bien qu’eux-mêmes. Ils ont raison, ces gens; avec l’argent qu’ils ont gagné loyalement et durement, ils ont le droit d’acheter le bonheur… L’enfant sera bien à eux puisqu’ils l’auront payée.

Il y avait dans ces dernières paroles une amertume railleuse, un besoin de frapper qui ne savait à quoi se prendre.

Justin laissa échapper le cahier d’Échalot dont les feuilles s’éparpillèrent sur la paille.

– Ils l’ont appelée Cerise, dit-il encore, comme ils l’auraient nommée Rosette ou Réséda. Ah! c’est dormir que je voudrais, dormir toujours!

Il revint au berceau et remua les pauvres petits débris qui le couvraient.

– J’avais une fille, pensa-t-il à haute voix, j’avais une femme… j’avais de quoi leur donner noblesse et fortune… et ma mère, qui me prenait tout cela, mourut à l’heure où je n’avais plus qu’elle pour me consoler! Voici quatorze ans que je vis pour oublier et que je me souviens toujours. Justine aurait seize ans… Mais c’est une chose bien singulière, s’interrompit-il, qu’on m’ait volé ce portrait! Entre misérables on ne se vole guère, et d’ailleurs le portrait n’avait point de valeur. Non! il y a des gens qui sont condamnés plus sévèrement que les autres! Moi, je n’avais plus rien qu’un portrait de femme avec un nuage dans les bras: l’image de mon cœur, ce portrait, le symbole de ma vie! J’aimais cette femme aussi ardemment que le premier jour, mille fois plus ardemment qu’au temps de notre bonheur… et le nuage, l’enfant que je ne connais pas, je l’aimais, pour sa mère surtout… entre sa mère et moi l’enfant est le suprême lien… un nuage, un nuage!

Il se couvrit le visage de ses mains et un sanglot souleva sa poitrine.

– Ils m’ont volé ce portrait, mon pauvre bonheur, mon dernier souvenir! Je ne la vois plus là, si belle que mon cœur se fondait à la regarder. Ils ne pourront pas effacer son image de ma mémoire, mais il y avait cela dans ma chambre, et maintenant, il n’y a plus rien. J’ai jeté l’héritage de ma mère au vent, sans rire, sans jouir et en grinçant des dents. Mais cela, je voulais le garder; c’était à moi, c’était moi, Dieu n’aurait pas dû me le prendre.

Il continuait de chercher machinalement parmi les jouets poudreux et les petites hardes qui couvraient le berceau, mais à la différence de Lily qui, en présence des mêmes reliques, était tout entière à l’enfant, c’était vers la mère que le cœur endolori de Justin s’élançait.

Il aimait, cet homme; au fond de son abrutissement apparent, il vivait et se mourait d’un grand, d’un terrible amour.

En cherchant, sa main rencontra un objet qui fixa tout à coup son attention. C’était un tout petit carré de canevas comme ceux que l’on sacrifie pour les premiers essais de l’enfant dont le caprice est d’apprendre à broder.

Justin s’accroupit auprès du berceau, tenant le canevas à la main et le considérant avec une attention attendrie.

C’était une relique de la mère, ceci, bien plus encore que de la fille.

On distinguait si bien les points réguliers que la jeune mère avait ajoutés au travail imparfait de l’enfant!

Le carré de canevas n’était pas entièrement recouvert. Ç’avait dû être un des derniers amusements de Petite-Reine, une des dernières complaisances de Lily. On avait fait cela, peut-être la veille du jour où le malheur était entré dans la maison.

Le fond de la tapisserie était d’un blanc rose – couleur de chair – et sur ce fond, rempli par un gros point, ressortit une cerise au petit point qui devait être entièrement de la main de Lily.

Justin comprenait ce jeu; il entendit presque les paroles échangées entre l’enfant et la mère, pendant que s’accomplissait ce souriant travail qui était une allusion à la secrète beauté dont Petite-Reine était si fière.

Quand Justin se releva, ce fut d’un mouvement violent et plein d’une colère qui n’avait point de motifs apparents. Il rejeta le canevas loin de lui; il courut à son lit de paille et saisit la bouteille dont il mit le goulot dans sa bouche pour boire, cette fois, une large lampée.

Il ne s’arrêta que pour reprendre haleine.

– Ah! ah! fit-il tandis qu’une lueur s’allumait dans ses yeux, du feu là-dedans et deux heures de folie!

Il frappa d’un coup de poing sa poitrine, qui rendit un son rauque, et, se plaçant au milieu de sa chambre avec le volume d’Horace ouvert à la main, il le feuilleta d’un air grave.

Sa joue s’animait à mesure qu’il lisait, et bientôt, cédant à un besoin irrésistible, il se mit à déclamer à haute voix avec une diction latine admirable.

Puis lâchant le livre, il récita de mémoire l’ode entière:

Pindarum quisquis – studet œmulari…

avec des gestes d’énergumène et des éclats de voix qui dénonçaient la démence.

– Ma jeunesse! ma jeunesse! s’écria-t-il ensuite, le collège! ma mère! Ah! pourquoi suis-je venu à Paris!…

Et sans transition, d’une voix ennuyée, il se mit à chanter un refrain d’étudiant. Sa joue était pourpre, mais ses yeux s’éteignaient.

– Il y a des sorts, murmura-t-il, revenant au tas de paille où il prit encore la bouteille. Les haillons étaient dans ma destinée. Moi, le comte Justin de Vibray, je suivis cette fille qui avait des haillons… et je l’aimai… et dans toute mon existence je n’ai pu aimer qu’elle!

Il but, mais le brusque effet de la précédente rasade ne se reproduisit point. Il alla vers la planchette qui supportait sa bibliothèque et y prit Les Cinq Codes qu’il ouvrit pour les rejeter aussitôt avec humeur.

Il essaya de chanter encore; sa voix s’arrêta dans son gosier.

Il repoussa du pied, -en passant, le volume d’Horace qui gisait dans la poussière.

– Allons! dit-il tout à coup, ce sont de bonnes gens: je ne dormirai pas, voyons leur affaire!

Il se coucha à plat ventre sur la paille, mit sa tête entre ses deux mains relevées sur les coudes, et commença à lire le manuscrit d’Échalot.

Il n’avait pas parcouru la première page que son attention, violemment excitée, le clouait à la lecture de ces pauvres mémoires que le lecteur a suivis peut-être avec un sourire de pitié.

Nul chef-d’œuvre de l’esprit humain n’eût intéressé le père Justin à un si puissant degré.

La lecture dura deux heures, pendant lesquelles Justin demeura immobile et comme enchaîné par son ardente curiosité.

Il n’avait pas été longtemps à deviner. Depuis ce matin, sa pensée était préparée, mais le long de ces pages où la verbeuse inexpérience du saltimbanque déroulait les faits avec lenteur, Justin cueillait les indices, cherchait avec passion la certitude.

La certitude était dans ce détail qu’Échalot, selon sa propre expression, avait gardé pour la bonne bouche.

Quand Justin fut arrivé au signe porté par mademoiselle Saphir que le bon Échalot avait décrit et nommé tout naïvement la Cerise, il laissa aller le manuscrit et resta longtemps absorbé dans son émotion trop forte pour le misérable état de sa cervelle.

L’ivresse était en lui combattue par son grand trouble, mais, plus forte que son trouble, l’ivresse inerte et lourde le gagnait.

L’heure du transport était passée.

C’était la réaction maintenant, l’abrutissement qui envahissait son esprit comme un épais brouillard.

Il disait tout bas d’une voix monotone:

– Ma fille… c’est ma fille!

Et il restait là, enchaîné par l’engourdissement vainqueur.

Il luttait en dedans.

C’était une lassitude inutile et son dernier signe de vie fut une grosse larme qui coula sur la paille au travers de ses doigts.

Ses bras se détendirent enfin et sa tête tomba pesamment sur ses deux mains croisées.

Le temps passa. Le soleil avait presque fait le tour de la maison, quand on frappa doucement à la porte.

Justin n’eut garde de répondre, mais celui qui frappait était habitué, sans doute, à ses manières, car la ficelle du loquet joua sans bruit et la porte fut ouverte.

Médor entra d’un air timide et respectueux. Son regard alla tout de suite au tas de paille et rencontra en chemin la bouteille à demi vide.

– Ivre mort! murmura-t-il. Reste à savoir à quelle heure il a bu. Il marcha dans la chambre en étouffant le bruit de ses pas et vint s’agenouiller auprès du lit.

– Justin, dit-il doucement, père Justin… monsieur Justin!

Le chiffonnier resta immobile et silencieux.

– Faudrait pourtant vous réveiller, reprit Médor avec un accent de prière impatiente. Je suis venu hier, je suis venu cette nuit, je vous ai trouvé endormi toujours, toujours… Voyons, père Justin, éveillez-vous.

Il avait prononcé ces derniers mots en affermissant sa voix. Le chiffonnier fit un mouvement faible.

– Éveillez-vous, répéta Médor qui poussa le courage jusqu’à lui secouer le bras.

Justin gronda d’une voix harassée:

– Je ne dors pas. C’est comme si j’étais mort.

– Oui, oui, parbleu! murmura Médor, c’est comme ça, en effet, et ça finira par y être tout de bon. Enfin, vous pouvez m’écouter, c’est déjà quelque chose; j’en ai long à vous dire, père Justin.

– J’en sais plus long que toi, balbutia celui-ci; mais qu’importe? Je ne peux plus rien… rien! Et d’ailleurs, continua-t-il en faisant un effort désespéré pour relever la tête, j’ai bien réfléchi… ah! j’ai réfléchi tant que j’ai pu. Je disais à ces bonnes gens, car ce sont de bonnes gens: l’enfant ne peut pas être votre fille…

– Quel enfant? demanda Médor étonné.

– Elle, répondit Justin; mais c’est vrai, tu ne sais pas… leur fille… c’est terrible à penser! leur fille! et pourtant, ils sont autant au-dessus de moi que j’étais au-dessus d’eux il y a quinze ans. Moi, moi, je suis le dernier degré de la misère et de la honte. Moi, rien ne peut me racheter… il vaut mieux qu’elle soit leur fille, puisque je ne peux pas avoir de fille!

Médor écoutait, bouche béante, et comprenait à demi.

– Votre fille! dit-il, étouffé par son grand trouble; parlez-vous vraiment de votre fille, papa Justin?

– Oui, répliqua le malheureux, je parle de celle qui mourrait de honte et de douleur si quelqu’un lui disait en me montrant au doigt: tiens, regarde, voilà ton père. Ah! je me suis laissé vivre trop longtemps!

Médor l’aidait à se relever. En l’écoutant, il riait et il pleurait tout à la fois.

– Et, dit-il, respirant à chaque mot, vous savez où elle est, votre fille?

Il soutenait la tête de Justin à deux mains, de façon à bien voir sa figure.

– Oui, balbutia celui-ci, je sais où elle est.

– Mais regardez-moi donc, père Justin! s’écria Médor. J’ai peur de vous tuer, vous voyez bien… de vous tuer par trop de joie! Regardez-moi rire et pleurer! devinez un petit peu, pour que ça ne vous tombe pas comme un coup de massue…

Justin ouvrit les yeux tout grands.

– Quoi… Quoi? fit-il éperdu, haletant; est-ce que tu vas me parler d’elle?

– Oui, répondit Médor, je vas vous parler d’elle. Voyons, tenez-vous bien! Vous n’avez que quarante ans, que diable! vous êtes un homme!

– Parle, balbutia Justin qui défaillait, parle vite!

– Eh bien! dit Médor, vous n’avez pas besoin de chercher des parents pour l’enfant, allez. Si vous savez où est votre fille, tout est fini, car moi je sais où est sa mère.

Justin s’échappa de ses bras et se tint debout, dressé de toute sa hauteur pendant une seconde.

Puis il chancela et Médor s’élança pour le soutenir, croyant qu’il allait tomber à la renverse.

Mais Justin le repoussa encore une fois. Ses jarrets fléchirent; il s’agenouilla et mit sa tête entre ses mains.

– Lily! prononça-t-il d’une voix que Médor n’avait jamais entendue. Elle n’est donc pas morte! Est-ce que Dieu me donnerait cette joie de la revoir?

– Mais oui, mais oui, répondait toujours Médor, et vous avez supporté ça mieux que je ne pensais, papa!

Justin pleurait silencieusement pendant que Médor continuait:

– Elle est toujours belle, elle est toujours jeune; elle a un hôtel qui est un palais.

Les mains de Justin glissèrent, découvrant son visage livide. Il regarda Médor en face.

– Ah! fit-il, elle est belle, jeune, riche… et moi… moi! Si je la revoyais elle me verrait, cela ne se peut pas… j’aime mieux mourir avant.

Il se laissa choir la face contre terre.

Médor le considéra un instant d’un air découragé.

– C’est sûr qu’il s’est laissé glisser bien bas, pensa-t-il. Jamais ça ne redeviendra l’homme d’autrefois; mais si on pouvait retrouver seulement un petit coin de lui-même!

Il se remit à genoux auprès du chiffonnier et fit mine de le relever encore une fois, mais ses mains s’arrêtèrent avant de le toucher et il se dit:

– Ça n’en finirait plus. Vaut mieux s’asseoir sur le même canapé et se mettre à son niveau pour le remonter à la douce.

Médor ne craignait pas beaucoup la poussière. Il se coucha à son tour sur le carreau poudreux, de façon à placer sa tête tout contre celle de Justin, dont le front touchait la terre et disparaissait dans ses grands cheveux blancs.

Ils étaient posés ainsi comme deux voyageurs fatigués qui font halte, étendus tout de leur long sur la marge de la route.

– Je savais bien que ça vous ferait de l’effet, papa, reprit-il en donnant à sa voix des inflexions persuasives; moi, je suis comme vous, les jambes me flageolent parce que je sens bien qu’il va falloir donner un terrible coup de collier… et je ne sais pas si j’aurai la force.

Justin restait insensible et sourd. Médor approcha sa bouche tout auprès de son oreille et dit tout bas en détachant chacune de ses paroles:

– Si je suis seul, que voulez-vous que je fasse pour elle?

Justin eut un tressaillement faible qui parcourut tout son corps.

– Vous étiez un vaillant luron, un temps qui fut, reprit Médor. Si je n’avais qu’à marcher derrière vous, on pourrait encore venir à son aide.

Justin ramena son bras sous son front, et, ainsi soutenu, il répéta avec une fatigue profonde:

– À son aide?

Il ajouta presque aussitôt après:

– Elle est donc en danger?

– Voilà que ça va mieux, papa Justin! s’écria Médor. Je ne vous ai pas tout dit, ou plutôt je ne vous ai encore rien dit. Quand je vous aurai parlé de son mari…

– Son mari! répéta encore Justin.

Sa tête se retourna lentement et ses yeux mornes se fixèrent sur ceux de son compagnon.

– J’écoute, dit-il.

– Vous faites bien, papa. La pauvre femme a peut-être grand besoin de nous.

Justin le regarda toujours.

– Je ne sais pas si j’ai bien compris, balbutia-t-il; j’ai compris que Lily était mariée.

– Oui, fit Médor, mariée à un homme qui est un scélérat et qui me fait peur.

Justin appuya ses deux mains sur le carreau et se releva ainsi à demi.

Une flamme brilla dans ses yeux, puis s’éteignit, mais il prononça d’une voix distincte:

– Parle haut et clair. Je ne suis mort qu’à moitié: j’écoute.

XVI Justin s’éveille tout à fait

La figure du bon Médor exprimait le contentement et l’espoir.

– C’est vrai que vous n’êtes mort qu’à moitié, papa, dit-il, et encore parce que vous le voulez bien. Si on pouvait vous éveiller une bonne fois, tout irait sur des roulettes.

– J’écoute, répéta Justin gravement.

– Ah! ah! s’écria Médor, j’en ai long à vous dérouler. Je n’ai jamais jeté le manche après la cognée, moi; pendant que vous dormiez je cherchais. Voilà quatorze ans que je cherche sans m’arrêter. Je ne vous ai rien dit depuis tout ce temps, parce que ça n’aurait pas servi. Vous ne vouliez pas, quoi! mais aujourd’hui vous allez marcher, c’est mon idée, fi n’y a plus à reculer. D’abord et pour commencer, cet homme-là a dû être pour quelque chose dans le vol de l’enfant. Je me souviens. Je vois encore sa figure, et ça m’est toujours resté qu’il aurait pu arrêter la voleuse.

– De qui parles-tu? demanda Justin qui depuis bien des années n’avait pas eu ce regard lucide.

– Je parle du mari de la Gloriette, répondit Médor. Les yeux de Justin se baissèrent.

– Qui est cet homme? demanda-t-il encore.

– Un grand seigneur étranger, monsieur le duc de Chaves.

– Ah! fit Justin, un duc!

– Un vrai duc! et c’était à lui la voiture qui emmena madame Lily, le jour où vous revîntes à Paris.

– Pour trouver la chambre vide, pensa tout haut Justin. Ma mère avait dit: «J’en mourrai.»

– Ce n’est pas tout, reprit Médor.

– J’ai froid, interrompit le chiffonnier, aide-moi à me remettre sur ma paille. Ma mère en est morte.

– À votre service, répondit Médor qui lui tendit aussitôt les deux mains; mais n’allez pas vous rendormir, savez-vous!

Justin, avec le secours de son compagnon, parvint à regagner sa couche. Il ne s’y étendit point; il s’accroupit sur la paille, le menton dans les genoux, et dit d’un accent résolu:

– Non, non, je ne m’endormirai pas.

Médor prit auprès de lui une posture pareille.

– On va causer comme des amis, dit-il; ça va bien, pourvu que je puisse dénier mon rouleau. De parler, ça n’est pas mon fort, et pourtant il faut que vous sachiez tout, car il m’a passé des idées, quoi! des idées qui figent le sang. Cette grande maison fermée qu’elle habite est auprès de l’hôtel où ce duc, du temps de Louis-Philippe, tua sa duchesse à coups de hache, une nuit, sans que les quinze ou vingt domestiques entendissent les cris de la bête féroce ou les plaintes de la victime. J’ai peur. Le duc avait une autre femme, une belle. Monsieur Picard me dit dans le temps que cette autre femme-là mourrait bien vite, et ça n’a pas tardé, puisque le duc a épousé la Gloriette. Mais vous ne savez pas ce que c’est que monsieur Picard, papa, et moi j’ai de la peine à commencer par le commencement. Voyons! s’interrompit-il en heurtant son front d’un coup de poing, je veux pourtant tâcher d’être clair!

– Oui, tâche, murmura Justin qui essuya la sueur de ses tempes; ma tête est bien faible et j’essaye en vain de te suivre.

– Il y a donc, reprit Médor, que pendant quinze jours je couchai dans le bûcher de la Gloriette, vous savez ça. Je passais mon temps à courir du commissariat de police à la préfecture. On ne connaissait que moi là-dedans, et j’étais à charge à tout ce monde qui se sentait en défaut et qui ne trouvait rien. Je me disais en moi-même: il faut qu’il y ait quelque chose pour qu’on ne rencontre pas seulement une pauvre trace.

«On avait le signalement exact de la voleuse, et ce signalement était fièrement reconnaissable; les agents qui avait commencé la battue étaient arrivés tout de suite sur le lieu du crime et avaient pu recueillir tous les témoignages. Tout à coup, voilà ce qui arriva, et ça me fit rudement penser: les deux agents s’appelaient monsieur Rioux et monsieur Picard; l’un d’eux disparut et lâcha le métier, comme s’il avait fait une succession capable de le mettre dans l’aisance. C’était monsieur Picard. Quand il fut parti, la chose ne battit plus que d’une aile, et monsieur Rioux disait à qui voulait l’entendre: c’était Picard qui tenait le fil de tout.

«M. Rioux disait aussi: ce duc a eu tort de lui donner tant d’argent; il ne faut pas bourrer les chiens de chasse, si on veut qu’ils détalent.

«Voilà donc qui est sûr et certain: l’affaire tomba dans l’eau tout à fait, et quand on en parlait les gens de la préfecture haussaient les épaules. Écoutez bien.

«Un matin, dans une rue de Versailles où j’avalais pour la fête du pays,! je me trouvai nez à nez avec monsieur Picard, habillé en bon bourgeois et la trogne rouge comme quelqu’un qui a rudement déjeuné.

«Il y avait déjà du temps que tout était fini, et l’histoire était vieille pour tout le monde, mais pas pour moi.

«J’abordai monsieur Picard comme ça, tout doucement, et je lui dis:

«- Salut, monsieur Picard; vous avez bien meilleure mine qu’à l’époque.

«- Vous me connaissez donc, l’ami? qu’il me fit.

«Je lui remémorai les circonstances où j’avais eu l’honneur de le fréquenter dans l’occasion du malheur de la Gloriette.

«- Ah! qu’il s’écria, bon, bon! ça date du déluge… et vous étiez un peu tannant, mon brave, voulant toujours que les aiguilles aillent plus vite que l’heure. Et qu’est-ce qu’elle est devenue, cette jolie petite femme-là?

«Tout en lui racontant ce que je savais, je lui fis la politesse de lui offrir quelque chose.

«- Quoique établi maintenant, me répondit-il, je n’ai pas la fierté du parvenu. Payez une tournée, je paierai l’autre; j’aime à causer avec les anciens de Paris.

«Nous entrâmes au cabaret, et il commença à me dire du mal de la police, comme quoi s’il avait voulu publier ses mémoires secrets, ça ferait dresser les cheveux des populations, et comme quoi il avait quitté la préfecture pour ne pas s’encanailler plus longtemps avec une racaille, composée de l’écume de la lie des boues de la société moderne. Ils sont tous comme ça, quand ils s’en vont des bureaux; moi, je ne sais pas ce qu’il y a de vrai dans ce qu’ils disent, et ça m’est égal.

«Mais en bavardant, il buvait; cet homme-là est encore plus soifeur que bavard.

«Et moi, je le poussais, consommant tournée sur tournée, parce que je voyais bien qu’il en sortirait quelque chose.

«Quand il fut tout à fait bien, je me mis à le contredire, sachant que ça fait mousser les ivrognes.

«- Vous ne me ferez pas croire, m’écriai-je, qu’un duc et millionnaire soit capable de voler des petits enfants.

«- Je n’ai pas dit qu’il a volé la fillette, repartit monsieur Picard, quoiqu’il en aurait été bien susceptible; j’ai dit qu’il avait profité de la chose et qu’il voulait la belle blonde à tout prix. À tout prix, quoi! répéta-t-il en donnant un grand coup de poing sur la table. Pour avoir la belle blonde, il aurait mis le feu aux quatre coins de Paris! Il est fait comme ça, ce sauvage-là; c’est un troubadour qui a les griffes d’un tigre.

«- Et tenez, s’interrompit-il, je ne donnerais pas une pipe de tabac de l’autre duchesse qu’il avait à Paris en ce temps-là, la première: une belle brune, pourtant! Tonnerre! quand il me parlait de la Gloriette, j’entendais le glas de son épouse légitime… Ah mais! il s’en passe de drôles aussi dans les maisons des riches!

«- Vous parliez donc avec lui de la Gloriette? demandai-je.

«Il eut un petit peu de défiance pendant un moment. C’était mal engagé; dame! je n’ai pas beaucoup d’adresse.

«Mais il avait tant de bleu dans la tête que la défiance passa vite; il reprit:

«- Vois-tu, vieux, l’occasion se trouve une fois, mais pas deux; quand on la rencontre, faut l’empoigner. Je n’ai fait de mal à personne… et puis d’ailleurs j’ai donné ma démission, quoi! On ne peut pas demander à un bourgeois jouissant de sa liberté d’être esclave d’une administration. Nous sommes des Français, dis donc, tous égaux devant la loi. Comme je croyais que le duc voulait retrouver l’enfant, j’y allais comme un lion, parce qu’il payait; en outre, il y avait la chose de passer sur le corps de monsieur Rioux: un incapable. Voilà donc qu’un matin, j’arrive chez monsieur le duc avec un rapport fait à l’œuf, un bijou de rapport qui établissait comme quoi, ayant passé à l’inspection tous les cochers de place, j’avais trouvé enfin un numéro qui avait connaissance de la vieille femme au béguin et au voile bleu…

– C’est long, s’interrompit Médor, mais tout ça est nécessaire.

– J’écoute et je comprends, répondit Justin qui n’avait pas fait un mouvement depuis le commencement du récit.

«- Vous jugez, papa, continua Médor, si j’étais tout oreilles. Je suais sang et eau à faire semblant d’être calme.

«Monsieur Picard était en colère et trouvait que je ne m’intéressais pas assez à son histoire. Vieille éponge, va! je la dévorais, son histoire!

«Et plus il allait, plus ça chauffait. Le cocher avait conduit la vieille au béguin sur la grande route, entre Charenton et Maisons-Alfort; c’était justement ça qui lui avait donné des soupçons, parce qu’elle avait dit halte à un endroit où il n’y avait pas de bâtisses.

«- Qu’est-ce que je fis? continua monsieur Picard. Ah! ils ne me remplaceront pas à l’administration! Je me rendis sur les lieux avec deux leveurs de première qualité et le cocher. Le cocher nous arrêta à la place même où la vieille était descendue avec le petit enfant un petit garçon, qu’elle disait, mais ces frimes-là sont connues. On visita les environs; pas une maison! et le sentier qu’elle avait pris en quittant la voiture ne menait nulle part, sinon à un champ de betteraves. Bien sûr qu’elle n’avait pas volé l’enfant pour l’enterrer dans les betteraves. Il y avait au coin d’un champ un grand tas de fumier. – Fouille! que je dis à mes leveurs. Au bout de dix minutes, nous avions le béguin, le voile bleu, un petit toquet à plumes, une petite crinoline et des bottines qui étaient des joujoux…

– Cette fois, s’interrompit encore Médor, n’y aurait pas eu moyen de cacher mon émotion. Je m’écriai franchement:

«- Ah! dame! ah! dame! monsieur Picard, voilà un joli rapport! et monsieur le duc dut être fièrement content de vous!

«Monsieur Picard but une tournée, puis se rengorgea et me répondit:

«- Par ainsi, mon gros, il fut si content qu’il m’a fait ma fortune.

«- Mais alors, demandai-je, pourquoi la petiote ne fut-elle pas retrouvée?

«- Voilà! répondit monsieur Picard en clignant de l’œil; tu n’es pas fort, bonhomme!

«Je pris mon air le plus innocent.

«- Tu n’es pas fort, répéta-t-il; il faudra te mettre les points sur les «i», je vois bien cela. Monsieur le duc me fit ma fortune pour que je supprime le rapport, dont il était si fièrement content.

«Je ne pus retenir un cri.

«Monsieur Picard me regarda d’un air inquiet.

«- Ah! ah! fis-je aussitôt en me tenant les côtes, je comprends! Elle est bonne, tout de même! Monsieur le duc ne voulait plus qu’on trouve l’enfant.

«- Juste! il ne voulait que la mère. Et il me fit faire un autre rapport avant de donner ma démission, le rapport d’une troupe de saltimbanques qui s’était embarquée au Havre pour l’Amérique emmenant une petite fille jolie, jolie…

«- De l’âge de Petite-Reine! m’écriai-je.

«- Juste. Tu y es!

«- Et le duc vint raconter la chose à la Gloriette?

«- Et la Gloriette, acheva monsieur Picard, suivit le duc comme un pauvre agneau.

Médor s’arrêta. Il regarda le chiffonnier toujours immobile et demanda en homme qui n’est pas bien sûr de son fait:

– M’avez-vous compris un petit peu, papa Justin?

Celui-ci fit un signe de tête affirmatif.

– C’est cet homme-là, prononça lentement Médor, qui est le mari de la Gloriette.

– Oui, répéta Justin, c’est cet homme-là qui est son mari. Puis il reprit:

– Qu’est devenue l’autre duchesse?

– Pour ça, je n’en sais rien, repartit Médor, mais je m’en doute.

– Tu penses qu’elle est morte?

– Dame! puisque le duc est remarié.

Les deux mains de Justin se relevèrent pour faire un voile à ses yeux.

– Ce n’est pas tout, dit Médor.

– Ah! fit Justin dont la voix vibrait sourdement, ce n’est pas encore tout!

– Cet homme-là n’a pas changé, papa, quoique ses cheveux soient gris maintenant, car voici la vraie menace, le grand danger qui m’a fait vous dire: «J’ai peur.» En face de ma cachette, il y a sur l’esplanade des Invalides un grand théâtre, et dans le théâtre une fille qui est sans mentir plus belle que les anges. Il vient des grands seigneurs pour la voir, mais ils perdent leur peine, je le garantis bien, car elle est aussi sage que jolie. Mais la Gloriette aussi était sage. Avant-hier soir, j’ai reconnu notre homme, notre duc. Sa figure est là, voyez-vous, je ne l’oublierai jamais. J’ai reconnu notre duc qui entrait au théâtre avec un de ses compagnons. Quand des gens pareils viennent en foire, on sait ce que ça veut dire.

«J’avais l’idée d’entrer derrière eux, car mon voisin ne me refuserait pas la porte de son théâtre, mais c’est juste à ce moment-là que la Gloriette a passé devant moi, et il m’a bien fallu la suivre pour savoir où elle demeure.

– Pourquoi ne lui as-tu pas parlé? demanda Justin.

– Ça me fait plaisir de voir comme vous écoutez bien, papa, repartit le bon Médor. Je ne lui ai pas parlé parce qu’elle était avec un beau jeune homme et qu’ils avaient leurs chevaux rue Saint-Dominique. Je n’ai pu les suivre que de loin.

Justin songeait.

– Mais quand je suis revenu de ma course, continua Médor, on sortait du théâtre; j’ai revu monsieur le duc et son compagnon; ils causaient tous deux et j’ai compris ceci en les écoutant: Monsieur le duc mettrait le feu aux quatre coins de Paris, comme disait M. Picard, non pas pour la Gloriette, mais pour mademoiselle Saphir!

À ce nom, Justin se mit sur ses jambes d’un seul temps, et secoua sa grande chevelure blanche comme une crinière de lion.

Ce n’était plus le même homme. Ses yeux vivaient, sa taille avait toute sa hauteur.

Pendant que Médor le regardait avec étonnement, il essaya, mais en vain, de répéter ce nom: Mademoiselle Saphir.

Ce nom restait obstinément dans sa gorge.

Il remit ses mains lourdes sur les épaules de Médor, et parvint à prononcer d’une voix étranglée:

– Elle!… elle!… c’est elle! c’est ma fille!

Médor resta comme accablé sous la stupéfaction. Il doutait. C’était peut-être la folie qui prenait ce pauvre homme.

– C’est ma fille! répéta Justin avec éclat. Ma fille! ma fille!

Il saisit les papiers d’Échalot et les feuilleta, cherchant le nom qui le fuyait.

Il marchait en même temps à grands pas solides.

Puis il s’arrêta devant Médor, confondu, pour dire avec un accent profond comme sa colère:

– Ah! il veut aussi ma fille!

«Mène-moi à l’hôtel de cet homme, ajouta-t-il en faisant un pas vers la porte et d’une voix subitement calmée.

– C’est que…, balbutia Médor.

– Eh bien! quoi? mène-moi, je le veux!

– C’est bon de vouloir, murmura Médor, mais on n’entre pas dans cette maison-là; les gens comme nous du moins.

Justin abaissa son regard sur les haillons qui le couvraient, et une rougeur épaisse vint à son visage. Il s’arrêta et sa tête se courba.

– J’ai déjà essayé, reprit Médor et même… c’est une idée qui m’était venue: j’ai mis le portrait de la Gloriette dans une lettre et je l’ai portée à l’hôtel.

– Ah! c’est toi? fit Justin. J’ai bien cherché ce portrait.

Il lui tendit la main en ajoutant:

– Il était à toi aussi bien qu’à moi.

– Porte close, continua Médor, impossible d’entrer. J’y suis retourné trois fois et j’ai pensé que peut-être c’était cet homme-là qui avait reçu la lettre.

– Il faut entrer, pourtant! pensa tout haut Justin.

Le travail inusité de la réflexion fronça violemment ses sourcils.

– Viens! dit-il tout à coup.

Il sortit comme il était, pieds nus et la tête découverte.

Il descendit l’escalier, traversa le terrain et s’arrêta à la porte d’une masure un peu plus grande que les autres et distinguée par cette enseigne:

«Mme Barbe Mahaleur, propriétaire, bureau des locations».

– Attends-moi, dit-il à Médor. Et il entra.

Barbe Mahaleur, dite l’Amour-et-la-Chance, mère des chiffonniers, était assise dans son bureau devant un registre couvert d’écritures impossibles. À côté d’elle, il y avait une bouteille d’eau-de-vie et un verre à demi plein.

Mais l’alcool qui empoisonne les uns engraisse les autres. Barbe Mahaleur avait considérablement gagné en grosseur et n’avait rien perdu des teintes écarlates qui embellissaient autrefois son énorme visage.

– Viens-tu payer ton loyer? demanda-t-elle en reconnaissant Justin. Ça fait pitié de te voir mourir de la pépie, quand tu pourrais lever le coude ici du matin au soir… comme moi, tiens, ma chatte.

Elle lampa le restant de son verre avec ostentation.

– Et c’est de la bonne, ajouta-t-elle, en faisant claquer sa langue, qui fortifie l’estomac au lieu de creuser le monde comme la mauvaise marchandise que tu bois, squelette!

– Je viens vous dire, répondit le chiffonnier, que j’ai besoin de vingt louis.

La grosse femme bondit sur son fauteuil de paille.

– Vingt louis! répéta-t-elle, rien que ça! on te pilerait dans un mortier qu’on ne retirerait pas de toi vingt francs, ma poule.

– J’ai besoin de vingt louis, dit pour la seconde fois Justin, et je viens voir à vous les emprunter.

– Vois, vois, mon bonhomme, s’écria Barbe en riant de tout son cœur, tu verras longtemps.

– Vous m’avez souvent demandé, reprit Justin froidement, si je voulais tenir vos écritures.

– Certes, mais tu n’as pas voulu, et te voilà bien bas maintenant.

– Pour vingt louis, je tiendrai vos écritures pendant le temps que vous voudrez.

La grosse femme versa de l’eau-de-vie dans son verre.

– En ferais-tu un acte, ma vieille? demanda-t-elle.

– Oui, répondit Justin, je ferais un acte.

Il y eut un éclair de malice triomphante dans les petits yeux de Barbe Mahaleur.

Là-bas, dans ces fantastiques pays où l’on peut aller pour six sous en omnibus, mais qui sont plus éloignés de la civilisation que les savanes de l’Amérique, ils ont sur la valeur des contrats des idées toutes particulières et professent pour le papier timbré un superstitieux respect.

Pour eux, ce qui est signé est sacré. La signature, si follement appliquée qu’elle soit, est la garantie robuste, la vérité authentique, par opposition à la parole qui n’est généralement que mensonge.

– Assieds-toi là, mon mignon, dit Barbe en poussant du pied une chaise, et écris, je vais te dicter.

Justin s’assit.

– On n’est pas manchote, reprit Barbe, on sait dresser un sous-seing. Prends du timbre, là dans le tiroir à gauche, et ne fais pas de pâtés.

Elle dicta:

– Je soussigné, Justin…, tu as un autre nom mets-le…, je m’engage à servir madame Barbe Mahaleur, propriétaire, en qualité de commis aux écritures, et généralement pour tout faire, pendant l’espace de quatre années, aux appointements de six cents francs par an, sans nourriture ni droit au logement, et je déclare avoir reçu ce jourd’hui 19 août 1866, la totalité de mes appointements desdites quatre années, comptant, sans escompte.

– Escompte, dit Justin en achevant.

– Relis-moi ça, ma poule.

Justin relut.

– Veux-tu signer pour vingt louis? demanda Barbe Mahaleur. L’argent est cher et je ne te retiens que deux mille francs.

Elle riait. Justin signa.

– Est-ce bête, les philosophes! dit Barbe, enchantée de son marché. Après ça, c’est peut-être moi qui perds. Jamais tu ne dureras tout ce temps-là.

Elle prit dans sa caisse quatre cents francs qu’elle mit dans la main de Justin.

– Tu commences demain, six heures du matin, dit-elle.

– Non, répondit le chiffonnier, dans trois jours.

– C’est juste, fit-elle, il faut le temps de boire tes quatre ans. Dans trois jours soit, va-t’en.

Justin sortit.

Sur le seuil il retrouva Médor à qui il serra les deux mains en disant ces seuls mots:

– Nous entrerons.

XVII Le guet-apens

Le matin de ce jour, vers huit heures, mademoiselle Saphir, mise très simplement et même très modestement, selon son habitude, était agenouillée dans la chapelle de la Vierge à l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou. Ses beaux cheveux blonds, coiffés en bandeaux, dissimulaient leur prodigue abondance sous un petit chapeau de taffetas noir, sans fleurs; elle avait une robe de mousseline de laine noire et un mantelet de la même étoffe.

Ceux qui parcourent aux heures matinales les rues du faubourg Saint-Germain y rencontrent beaucoup de jeunes filles et même de jeunes femmes vêtues avec cette simplicité, surtout autour des églises. C’est en quelque sorte l’uniforme de la messe.

Le soir, le tableau change, et vous rencontreriez ces mêmes charmantes chrysalides, débarrassées de leurs coques, pourvues de leurs ailes de papillons, dans ces corbeilles fleuries et doucement balancées que les nobles attelages emportent au bois.

Seulement, à défaut d’une mère, chaque jeune dévote du faubourg a sa duègne pour la conduire, tandis que mademoiselle Saphir n’avait personne.

Depuis un peu plus d’une semaine qu’elle venait ainsi tous les jours, accomplir ses devoirs religieux à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, les habitués de la paroisse la connaissaient déjà. On avait admiré la parfaite distinction de sa tenue, sa beauté incomparable et la convenance si digne de sa mise.

On s’étonnait de la voir mariée si jeune, car, là-bas, il n’y a pas d’autre explication à la solitude d’une jeune personne.

Et certes nul n’avait pensé, malgré la charité qui s’égare parfois dans le hardi pays des hypothèses, que cette jeune inconnue à l’air si admirablement décent pût avoir conquis son émancipation par des moyens excentriques.

On s’occupait d’elle beaucoup, et tout le monde confessait, ce qui est une note excellente, qu’elle ne semblait point s’occuper des autres.

Elle écoutait la messe pieusement, sans grimaces dévotes, mais sans distraction, et, la messe finie, elle se retirait à pied comme elle était venue.

On est curieux à la paroisse. Quelques bonnes âmes avaient peut-être essayé de savoir où demeurait cette charmante étrangère. Je crois bien qu’on l’avait suivie, mais ceux ou celles qui la suivaient, arrivés à la place de l’esplanade, l’avaient toujours perdue au milieu des baraques rassemblées là pour la fête.

Impossible de deviner où elle allait, à moins qu’elle n’eût son domicile dans une de ces maisons roulantes affectées aux saltimbanques, ce qui était, en vérité, complètement inadmissible.

Ce matin, ceux qui avaient la bonté de faire attention à elle la trouvèrent plus pâle. Sur son joli visage il y avait quelque chose de languissant.

Après la messe finie, elle resta un instant absorbée dans sa prière d’action de grâces, puis elle rabattit son voile et gagna le bénitier.

Auprès du bénitier, un jeune homme très beau et très élégamment vêtu se tenait debout. Il n’y avait presque plus personne à l’église, mais, parmi les rares fidèles qui restaient, ceux qui étaient coutumiers du mignon péché de curiosité purent voir la jeune étrangère rougir, sous son voile, à l’aspect du brillant cavalier.

Rougir – et sourire.

Le cavalier trempa le bout de ses doigts dans la conque et offrit de l’eau bénite, en rougissant plus fort que l’inconnue elle-même, mais en souriant aussi. Leurs mains se touchèrent et ils firent ensemble le signe de la croix.

Ensemble ils sortirent.

Comme toujours, mademoiselle Saphir prit le chemin de l’esplanade et le cavalier marcha à ses côtés.

Les curieux, s’il y en avait aujourd’hui, durent s’étonner de ce fait: ils ne se parlaient point.

La jeune fille avait gardé son beau sourire, le jeune homme semblait souffrir d’un insurmontable embarras.

La route se fit ainsi jusqu’au bout de la rue Saint-Dominique. Là, mademoiselle Saphir s’arrêta et se tourna vers Hector de Sabran qui murmura, plus confus, plus timide que le jour où il l’avait vue pour la première fois, au théâtre, en compagnie de ses camarades du collège ecclésiastique du Mans:

– Allons-nous donc nous séparer déjà?

Au lieu de répondre, mademoiselle Saphir lui dit en lui tendant la main:

– Il y avait bien longtemps que je vous attendais.

Une expression de ravissement se répandit sur les traits d’Hector. Il cherchait encore des paroles et n’en trouvait point; il avait dans le cœur un vrai, un grand amour.

– Nous allons nous quitter, reprit Saphir sans lui retirer sa main, n’avez-vous rien à me dire?

– Vous êtes pâle, balbutia Hector, je vous trouve changée.

– C’est que je suis un peu malade, répondit-elle, depuis deux jours je ne danse pas.

Hector détourna les yeux.

– Je n’aurais pas dû vous parler de cela, fit-elle avec son charmant sourire, je pense bien que vous avez honte…

Mais Hector l’interrompit; la passion rompait la digue qui avait arrêté sa parole:

– Vous savez que je vous aime, prononça-t-il à voix basse. Les instants trop courts que j’ai passés près de vous à Fontainebleau sont toute ma vie. Je vous aime telle que vous êtes, et je ne respecte rien au monde autant que vous.

Saphir retira sa main. Il y eut dans son sourire une nuance de sarcasme.

– Pas même…, commença-t-elle.

Mais elle n’acheva pas sa phrase et dit doucement:

– C’est que je suis jalouse.

Hector aurait voulu s’agenouiller. Ce n’était pas le lieu. Saphir lui adressa un petit signe de tête comme pour prendre congé.

– Vous reverrai-je? demanda-t-il en tremblant.

– Je viens à la paroisse tous les matins à la même heure.

– Je voudrais causer avec vous, dit-il.

– Tous deux tout seuls, interrompit Saphir, comme là-bas, sous les grands arbres?

Il resta muet; elle ajouta en souriant:

– Moi aussi, je le voudrais.

Puis après une seconde de réflexion:

– Ce soir, dit-elle, à dix heures, derrière le théâtre, ma fenêtre s’ouvre à droite; venez, je vous attendrai.

Elle s’éloigna d’un pas gracieux.

Hector resta comme étourdi de son bonheur.

Ce fut leur seconde entrevue. Hector s’était senti moins timide, lors de la première, et il s’en étonnait.

Leur troisième entrevue, je vais la raconter.

Dix heures du soir venaient de sonner à l’horloge des Invalides. Sur l’esplanade presque déserte, quelques baraques s’obstinaient à faire tapage, appelant en vain les curieux clairsemés.

Le théâtre Canada, au contraire, était clos et muet. Une large bande, collée à la devanture, annonçait relâche par indisposition de mademoiselle Saphir.

Derrière le théâtre, il y avait un espace solitaire, encombré par les équipages de l’établissement Canada, et à droite duquel stationnait l’immense voiture qui servait de maison à la famille. Au centre de la voiture s’ouvrait une petite fenêtre carrée, au-delà de laquelle on voyait la lumière.

Hector parut au bout du passage étroit qui contournait la baraque et communiquait avec l’esplanade. Au moment où il se montrait, deux ombres qui étaient restées jusqu’alors immobiles, collées, pour ainsi dire, à l’une des roues de la maison Canada, se baissèrent et glissèrent sous la voiture, de l’autre côté de laquelle un homme attendait.

– Nous ne sommes pas seuls, ce soir, en chasse, dit une des ombres.

Une autre répondit:

– Pas d’imprudence! attendons et profitons.

Hector de Sabran avait traversé l’espace désert. Il n’eut pas besoin d’appeler. Au bruit léger de ses pas, une gracieuse figure de jeune fille se détacha en silhouette sur le fond clair de la fenêtre.

– Est-ce vous? demanda la jeune fille d’une voix contenue, mais qui ne tremblait pas.

– C’est moi, répondit Hector.

– Avez-vous bien vu s’il ne venait personne?

Le regard d’Hector interrogea tout ce qui l’entourait. Pendant qu’il avait le dos tourné, Saphir toucha le sol auprès de lui. Plus leste qu’un oiseau, elle avait sauté par la fenêtre.

– Venez, dit-elle en mettant un doigt sur sa bouche.

Elle se faufila entre les baraques et les voitures jusqu’à ce qu’elle eût trouvé un autre passage. Hector la suivait.

Mais une des ombres s’était détachée de la maison Canada et suivait à son tour Hector.

Sans s’arrêter, Saphir gagna le bosquet latéral qui est à gauche de l’esplanade, en descendant des Invalides. Elle le traversa dans toute sa longueur jusqu’au quai.

Les promeneurs étaient rares. La nuit très noire sentait l’orage et le ciel menaçait.

Saphir avait son costume sombre de ce matin; c’est à peine si on l’apercevait entre les arbres.

Arrivée à l’extrémité du bosquet, elle prit à gauche pour gagner l’allée tournante qui va de l’esplanade au Champ-de-Mars, en suivant le quai Billy.

Ce fut aux premiers arbres de cette allée qu’elle s’arrêta seulement. Elle jeta un long regard derrière elle et elle ne vit qu’Hector.

– Ordinairement, lui dit-elle, je suis brave, mais aujourd’hui je ne sais pourquoi j’ai peur.

– Même avec moi? demanda Hector.

– Surtout avec vous, répondit Saphir, et surtout pour vous. Oh! comprenez-moi bien, s’interrompit-elle, j’ai confiance en votre courage, en votre force, je vous ai choisi entre tous pour vous admirer et pour vous aimer… Mais si je vous perdais…

– Chère, chère enfant! murmura Hector attendri.

– Je ne suis pas une enfant, dit-elle, j’ai essayé de vous fuir. Au lieu de venir au rendez-vous que je vous avais donné là-bas, j’allai loin, bien loin, mais votre souvenir me suivait; je vous cherchais, je relisais vos lettres. Et quand je voyais dans les livres, car je ne sais rien que par les livres, la distance qui nous sépare tous deux, moi, pauvre fille d’une caste méprisée… et ridiculisée, ce qui est plus cruel! – et vous si fier, si beau, noble, riche…

– Oui, dit Hector, je suis riche, et que Dieu en soit loué, puisque ma fortune est à vous!

– Je pensais, poursuivit Saphir comme si elle n’eût point pris garde à l’interruption, que vos paroles étaient celles de tous les jeunes gens, que vos lettres… Ah! c’est vous qui étiez un enfant quand vous écrivîtes ces lettres!

Hector voulut protester. Saphir poursuivit:

– Les livres n’apprennent pas tout, les livres frivoles que j’ai lus, mais ils enseignent du moins le gros de la vie. Non, non, moi, je ne suis plus une enfant; j’ai plus médité peut-être que les jeunes filles de mon âge appartenant au monde, je me disais souvent, très souvent: J’ai bien fait de fuir. Tout est contre moi. Ce serait folie à lui de me chercher, et comment me retrouverait-il? Nous sommes séparés à jamais.

«Et pourtant, je vous attendais tous les jours, s’interrompit-elle. Elle souriait, appuyée qu’elle était des deux mains au bras d’Hector.

Celui-ci contemplait en extase sa délicieuse beauté que l’ombre de la nuit faisait plus suave et presque divine.

Ils allaient lentement, serrés l’un contre l’autre. Les paroles se pressaient sur les lèvres d’Hector, mais il les retenait, écoutant avec ivresse cette voix qui descendait jusqu’au fond de son cœur.

– N’est-ce pas que vous avez toujours pensé à moi un peu? demanda-t-elle soudain avec une gaieté enfantine.

– Vous avez été le rêve de toute ma vie, répondit Hector.

– Si vous m’aviez oubliée tout à fait, murmura-t-elle, je l’aurais su, quelque chose me l’aurait dit. J’étais avec vous sans cesse, avec vous autrement que par la pensée… et tenez, j’ai été malade une fois, bien malade; ces bonnes gens qui m’aiment tant et que je continuerais d’aimer, quand même je deviendrais une princesse, crurent que j’allais mourir. J’avais vu par la fenêtre de ma chambre une fois que nous étions en voyage…

Elle s’arrêta pour le regarder fixement et reprit:

– Il n’y a pas bien longtemps de cela, c’était en venant à Paris, et depuis lors je ne me suis jamais bien guérie.

– Mais qu’aviez-vous donc vu? demanda le jeune comte.

– Vous le saurez, et il faudra me répondre franchement. Elle sentit sa main pressée contre le cœur d’Hector.

– Franchement, répéta-t-elle avec gravité; quand on me trompe, moi je devine, et j’aime trop pour ne pas être jalouse.

Hector cessa de marcher.

– Je suis encore bien jeune, dit-il, mais voilà deux ans déjà que je passe dans le monde, et les plaisirs de Paris ne me sont pas inconnus. Je n’ai jamais aimé que vous, et je n’aimerai jamais que vous. Je vous en prie, dites-moi ce qui causa votre chagrin.

– Pas maintenant, répliqua Saphir qui semblait toute rêveuse. Puis avec pétulance:

– J’ai fait ma première communion, dit-elle, on m’a donné un nom de sainte. Je songe à cela parce que je vois bien que vous hésitez à m’appeler Saphir.

– C’est vrai, balbutia Hector; mais n’en soyez pas offensée. Si vous saviez comme votre malheur ajoute à ma tendresse et grandit mon respect pour vous!

Quand il se tut, Saphir l’écouta encore.

– Chaque fois que je rêvais de vous, pensa-t-elle tout haut, vous me parliez ainsi. Pour ma première communion, ils me donnèrent le nom de la Vierge Marie: voulez-vous m’appeler Marie? Les lèvres d’Hector s’appuyèrent sur sa main.

– Marie! murmura-t-il, mon adorée Marie!

– Vous faites bien de me plaindre, reprit-elle, et pourtant ces bonnes gens ne m’ont pas rendue malheureuse, allez; je suis reine dans cette humble famille, et ce sont eux qui m’ont donné la première idée de ma naissance.

– Votre naissance? répéta Hector timidement.

– Oh! vous êtes bon, dit-elle d’un ton pénétré, vous ne riez pas, merci!

Puis, riant elle-même, mais avec une singulière tristesse, elle ajouta:

– Monsieur le comte Hector de Sabran, vous savez bien que toutes les filles trouvées comme moi se croient les enfants d’un prince et d’une princesse.

– Marie, chère Marie, s’écria Hector, pourquoi me parlez-vous avec cette amertume?

– Parce que, répondit-elle en baissant la voix, il y a un moment où mon rêve s’arrête. Je n’ai jamais pu aller au-delà. Je sais bien que vous m’aimez; pour le savoir, je n’ai pas eu besoin de l’entendre de votre bouche… mais vous êtes le comte de Sabran, et je suis mademoiselle Saphir.

Elle sentit sur sa main les lèvres d’Hector.

– Vous êtes mon amour, dit-il d’un accent plein de passion, vous êtes mon espoir et mon avenir tout entier. Ce que vous appelez votre rêve, c’est la réalité de notre vie. Rien ne l’arrêtera, ce rêve, je suis libre; mon père et ma mère sont morts.

– Ah!…, fit la jeune fille qui releva sur lui ses grands yeux pleins de larmes.

– Je suis libre, répéta Hector dont la voix s’animait; le monde est grand et il y a autre chose que l’Europe. Si vous craignez le passé de mademoiselle Saphir, Marie, un passé bien pur, mais qui, pour le vulgaire, pourrait être matière à raillerie, les biens de ma famille sont au Brésil. Dites un mot, je vous emmènerai, et nous creuserons ainsi l’abîme entre madame la comtesse de Sabran et celle que l’injustice du sort égara un instant si loin des brillants sentiers qui lui appartiennent.

Saphir ne répondit pas tout de suite; sa respiration était courte et pénible.

Dans le silence qui suivit et vers la partie de l’avenue qui tournait du côté de l’esplanade, ils entendirent tous deux un vague bruit.

Tous deux regardèrent. Ce pouvait être le vent, car les premières rafales d’un orage soulevaient en tourbillons la poussière et les feuilles sèches.

La nuit était de plus en plus sombre. On voyait seulement de distance en distance, sous les arbres, les pâles échappées de clarté qui venaient des becs de gaz.

Aussi loin que le regard de nos deux amants pouvait se porter, l’avenue était déserte.

– Vous ne me répondez pas, Marie? dit Hector au bout d’un moment.

– Je ne peux pas vous répondre, répliqua la jeune fille.

– Pourquoi?

– C’est mon secret, dit-elle avec un sourire mélancolique. Mais est-ce que j’ai un secret pour vous? Il y a deux choses dans mon existence, rien que deux, qui ont occupé uniquement ma pensée. Je devrais commencer par la première, mais vous êtes la seconde, Hector, et je ne sais plus laquelle tient en moi la plus grande place. Je ne vis que pour vous et pour ma mère.

– Votre mère! s’écria Hector, sauriez-vous!…

– Je ne sais rien, rien absolument, interrompit-elle. Il y a plus, ce que je prends pour de vagues souvenirs m’a été suggéré, sans doute après coup, par la seule personne qui se soit occupée de mon intelligence et de mon instruction. Écoutez-moi, Hector, je vous dois cela comme tout ce qui est à moi, puisque je me donne à vous sans réserve.

Il la serra dans ses bras, et ce fut elle qui tendit son front au premier baiser.

La lueur fugitive du réverbère voisin éclairait ses beaux yeux pleins d’amour et de fière pudeur.

– Il n’y a rien de certain, reprit-elle, sinon une seule circonstance, c’est que je ne suis pas née dans la maison de ceux qui m’ont tenu lieu de parents. J’essayerais en vain de rendre avec clarté ces impressions, confuses comme un brouillard; il me semble que je me souviens de m’être souvenue: c’est le reflet d’un reflet; je crois que ma pensée, sans cesse tournée vers cette brume, s’égare elle-même et prend l’imagination pour la mémoire. D’où venais-je! je l’ignore, mais je venais de quelque part dans Paris, j’en suis sûre. Je savais parler quand j’ai quitté ma mère, et la terreur indéfinissable qui reste encore en moi me dit que je fus enlevée par la violence. Le résultat de cette violence fut de me faire perdre la parole pour longtemps, et peut-être aussi la pensée. Je sens tout cela mieux que je ne l’exprime et pourtant je le sens très imparfaitement… La personne dont je vous parlais, qui m’a appris à lire, à écrire et le peu que je sais, était alors un saltimbanque qui avalait des sabres. J’ignore ce qu’il est maintenant. Je l’ai revu ces jours derniers et j’ai refusé de l’écouter, parce que ses paroles étaient de celles qu’on ne doit point entendre. Je ne pourrais donner aucune preuve à l’appui de ce que je vais vous dire, ma mémoire elle-même est vide à cet égard; je n’ai qu’un indice, c’est la frayeur indéfinissable qu’il m’inspirait à de certains moments. Cet homme a dû être mêlé au drame qui me sépara de ma mère, j’en ai la conviction; d’ailleurs il me parlait de ma mère, il est le seul qui m’ait parlé de ma mère en ce temps-là; il la plaçait dans un noble hôtel ou dans un château, et moi j’aurais juré que ses paroles se rapportaient aux fugitives impressions qui restaient en moi. Je n’ai pas toujours bien compris sa pensée, mais j’ai compris une fois, voici de cela plus de deux ans, qu’il voulait subjuguer ma jeunesse en la flétrissant, m’enchaîner à lui, me faire son esclave, et je l’ai chassé.

Malgré la nuit, on pouvait voir la pâleur qui était répandue sur le visage d’Hector.

– Et où est-il, ce misérable! prononça-t-il d’une voix étouffée.

– Il est à Paris, répondit Saphir. Je lui dois beaucoup; et cependant je ne saurais lui pardonner. Il est au monde la seule créature que je déteste.

– Malheur à lui! dit Hector.

Elle l’entraîna vers un banc de pierre et s’y assit en disant:

– Je suis bien lasse. J’ai la fièvre quand je parle de ces choses. Me comprendrez-vous, Hector, quand j’ajouterai que je n’ai aucun moyen de reconnaître ma mère, et que cependant je dois rester en France! À mes yeux, c’est un devoir sacré. Mon cœur me disait que vous viendriez, vous voyez bien qu’il ne m’a pas trompée. Mon cœur me dit aussi que je retrouverai ma mère.

Elle se tut. Hector restait pensif à ses côtés.

– Vous ne dites rien, murmura-t-elle. Puis changeant d’idée tout à coup:

– Moi, s’écria-t-elle, j’aurais un moyen de me faire reconnaître par ma mère, et c’est en songeant à cela, à cela qui prouve si bien la bonté de Dieu, que j’ai voulu un jour me rapprocher de Dieu. Je suis pieuse, Hector, parce que Dieu m’a marquée d’un signe visible qui me rendra tôt ou tard les baisers de ma mère.

Hector, depuis quelques instants, était en proie à une singulière agitation. Il se souvenait de l’entretien qu’il avait eu l’avant-veille dans cette solitaire avenue du bois de Boulogne avec Mme la duchesse de Chaves.

Les amoureux croient aux miracles; il était ému jusqu’à la fièvre; il pensait:

– Si c’était elle!

À son insu, ces mots vinrent jusqu’à ses lèvres.

– Que dites-vous? demanda Saphir avec reproche, vous ne m’écoutez plus.

Hector se laissa glisser à genoux et prit deux belles petites mains qui frémirent entre les siennes.

– Je ne sais pas si je suis fou, murmura-t-il, je vous aime tant, Marie, et il m’a été si doux, si consolant de causer de vous avec elle!

– Avec qui? demanda Saphir, qui essaya un mouvement pour retirer ses mains.

– Avec quelqu’un qui vous aime déjà, répondit le jeune comte, parce que je vous aime, avec ma seule amie, avec une femme si bonne, si belle…

– Si belle! répéta Saphir. Elle ajouta tout bas:

– Je la connais, je l’ai vue; c’est elle qui était dans la calèche. Vous suiviez à cheval; vous vous penchiez, souriant et heureux, à la portière.

– Route de Maintenon à Paris! s’écria Hector, c’est vrai… n’est-ce pas qu’elle est belle?

– Trop belle! répliqua Saphir d’une voix changée. Je ne vous ai pas encore dit de qui j’étais jalouse…

– Vous! jalouse d’elle!

– Dites-moi son nom.

– Madame la duchesse de Chaves.

– Ah! murmura la jeune fille, une duchesse! et vous songiez à elle auprès de moi!

– Je songeais à elle et c’était songer à vous, Marie, ma bien-aimée, Marie! De même que vous me dites aujourd’hui: je cherche ma mère, hier elle me disait: je cherche ma fille…

– Sa fille! s’écria Saphir; elle! si jeune!

– Sa fille qui aurait votre âge, sa fille qui fut enlevée, comme vous, à Paris, et à la même époque que vous.

La tête de Saphir tomba sur l’épaule d’Hector.

– Mon Dieu! murmura-t-elle. La duchesse de Chaves! ce nom n’éveille rien en moi… et pourtant, voyez comme mon cœur bat! S’il se pouvait que ma mère me fût rendue par vous! Si Dieu voulait… Ah! au secours!

Ces derniers mots furent un cri déchirant.

Elle avait vu une forme sombre qui se détachait de l’arbre voisin; une main s’était levée au-dessus de la tête d’Hector qui rendit un râle et tomba foudroyé.

Saphir ne put jeter qu’un cri.

Un bâillon fut noué par-derrière sur sa bouche.

Une voiture arrivait au galop par le quai Billy, du côté de l’esplanade.

Trois hommes, qui jusqu’alors avaient été cachés par les arbres, entouraient maintenant le banc au pied duquel Hector gisait sans mouvement.

La voiture s’arrêta juste en face des trois hommes. Deux d’entre eux soulevèrent Saphir, qui se débattait, et l’introduisirent dans la voiture dont ils refermèrent la portière.

Elle voulut s’élancer dehors; elle n’était pas seule dans la voiture, où deux robustes mains comprimèrent ses mouvements.

– Allez! dit-on sur le quai.

– Où ça? demanda le cocher.

– À l’hôtel, lui fut-il répondu avec impatience.

Le cocher ne savait rien sans doute, car il demanda encore:

– Quel hôtel?

– L’hôtel de Chaves, parbleu!

Saphir entendit ces derniers mots comme en un rêve. Au moment où la voiture s’ébranlait, elle cessa de se débattre et s’affaissa, évanouie.

XVIII Décadence d’une grande institution

Il y avait quelque chose d’extraordinaire, ce soir, dans le petit salon du café Massenet qui servait de lieu de réunion aux membres du Club des Bonnets de soie noire. Ces messieurs étaient venus assez tard; les garçons avaient pu remarquer chez eux de l’agitation et du souci; ils étaient pâles, inquiets; tout, jusqu’à leur costume, sentait le trouble, et il y eut au billard des mauvaises langues pour dire:

– Ça va mal! on jurerait une volée de banqueroutiers qui va partir pour la Belgique.

La poésie et l’histoire ont consacré chèrement la gaieté de nos soldats aux heures qui précèdent la bataille. Tant qu’il y aura des maîtres pour tenir le pinceau, on éclairera des lueurs rougeâtres du bivouac le sommeil paisible de Napoléon, à la veille d’Austerlitz. Il y a des anecdotes légendaires sur la tranquillité un peu bourgeoise de Turenne, sur la splendide confiance de Condé et sur la soif héroïque de Vendôme. Henri IV seul fut accusé de coliques, dont il se guérissait à grand renfort de bons mots et d’estocades.

Nous sommes le peuple rieur, insouciant; notre vaillance est dans notre gaieté, et nos bandits eux-mêmes furent de tout temps d’excellents personnages de comédie.

Et pourtant, dit-on, un vent de tristesse passa sur nos camps vers les derniers jours de l’empire. La veille de Waterloo fut mélancolique.

Ces messieurs étaient là, mornes et de mauvaise humeur, autour de la table où brûlait le punch au kirsch. Les habitués du billard avaient raison: aucun d’eux ne portait son costume de tous les jours. Malgré la saison d’été, ils avaient tous un double vêtement, et leurs poches gonflées parlaient de déménagement.

– Il va faire un temps abominable, dit Comayrol d’un accent méridional baissé de plusieurs tons.

– Un temps affreux! répétèrent toutes les voix à la ronde avec des inflexions diverses et plaintives.

Le bon Jaffret ajouta:

– C’est à ne pas jeter un chien dehors.

Par le fait, l’orage que nous avons vu menacer tout à l’heure sur le quai commençait à se déchaîner; on entendait la pluie tomber à torrents, et le vent secouait les volets fermés de la fenêtre.

– Nous avons tous nos parapluies, dit le fils de Louis XVII, qui était le moins lugubre des assistants.

On lui jeta des regards de travers.

– Quand on n’a rien à perdre…, commença le bon Jaffret.

– Vayadious! interrompit Comayrol, ce n’est pas que je me plaigne du trop de foin qu’il y a dans mes bottes, mais on aime à connaître ses chefs, et ce marquis-là me déplaît!

– Messieurs, je l’ai vu à l’œuvre, dit le Dr Samuel dont la néfaste figure ne pouvait pas beaucoup s’assombrir. Ce garçon n’est pas le premier venu. Il a monté en ma présence une mécanique qui me semblait d’abord grossière et puérile, mais qui a réussi complètement. Cette fille dont je vous ai parlé, la fille à la cerise, est installée à l’hôtel de Chaves et madame la duchesse l’a bel et bien reconnue.

– Ça, c’est joli! dit Jaffret, qui eut malgré lui un sourire, on a beau être de l’opposition, il faut de la justice: c’est joli!

– Qui a les instructions? demanda Comayrol.

– Ce n’est pas moi, répondit Jaffret, et je ne suis pas trop fâché que monsieur le marquis ne m’ait pas honoré de sa confiance. Est-ce vous, docteur?

Samuel répondit négativement.

– Alors, nous en sommes au même point qu’hier au soir, dit Comayrol; ce ne sera peut-être pas encore pour cette nuit.

Un soulagement visible éclaira toutes les physionomies.

– Ah! mes pigeons, murmura Jaffret avec un soupir, où est notre ardeur d’autrefois?

– La tienne est dans ta caisse, bonhomme, répliqua l’ancien clerc de notaire.

Il ajouta:

– Je parie que le prudent Annibal a trouvé moyen de faire une petite absence.

– Tant pis pour lui! s’écria le fils de Louis XVII. Le Maître n’a pas l’air d’aimer la plaisanterie… Voyons, buvons un peu, que diable!

Il versa du punch dans les verres, mais personne, excepté lui, n’y toucha.

Comayrol se leva et alla ouvrir la double porte du corridor qu’il referma ensuite avec soin.

– J’ai déjà examiné les contrevents, dit-il en reprenant sa place, personne ne peut nous voir ni nous entendre, cette fois. Parlons à cœur ouvert. Nous nous sommes fait rouler, mes bons, rouler en grand, il n’y a pas à marchander. Nous avions une affaire magnifique, arrangée industriellement, le duc était à nous, comme le joueur est au croupier, et c’est tout au plus si nous risquions quelque petite brouille avec la police correctionnelle. Tout à coup, cet oiseau-là est tombé au milieu de nous par le tuyau de la cheminée, avec tout notre attirail du temps jadis: des couteaux, des fausses clefs: la misère! Nous n’avons plus vingt ans; il nous ramène tout droit à la cour d’assises. Moi, ça ne me va plus.

– Ça ne va à personne, fit observer le bon Jaffret.

– J’ai déjà vu quelque chose de pareil, continua l’ancien clerc de notaire, quand Marguerite de Bourgogne prit de force la maîtrise; mais Marguerite de Bourgogne était comtesse, comtesse de Clare [5], et nous avions vingt ans de moins.

– Vingt-cinq ans, rectifia le bon Jaffret.

– Où voulez-vous en venir? demanda Samuel, qui tournait ses pouces avec une apparence de tranquillité.

Comayrol baissa la voix pour dire:

– Si on lui brûlait la politesse?

– Ou la cervelle? traduisit le docteur. Qui se chargera de cela? Il y eut un silence pendant lequel on entendit marcher dans le corridor.

– On vient de la part de monsieur le marquis de Rosenthal, dit monsieur Massenet au travers de la porte.

– Faites entrer! s’écria Comayrol, reprenant son ton de joyeux vivant. Nous étions en train de boire à sa santé.

Similor, en grande livrée, passa le seuil. Il salua en maître à danser et marcha vers la table, le jarret tendu, les pieds en dehors. À la différence des convives, la bonne humeur fleurissait son teint. Il avait rajeuni de quatre lustres.

Il attendit le bruit que devait faire la seconde porte en se refermant à l’autre bout du corridor, et salua de nouveau de l’air le plus agréable.

– C’est pour avoir l’honneur de vous annoncer qu’il fait jour, dit-il, grand jour, plein soleil, quoi! et que le diable en va prendre les armes. Il m’est agréable de revoir des chefs à qui j’ai obéi dans le temps avec fidélité, et dont je suis devenu presque l’égal par le lien de parenté qui m’unit à mon fils, lequel m’a chargé de vous communiquer que c’est décidément pour cette nuit la danse.

– Nous sommes prêts à obéir au Maître, répondit le bon Jaffret.

– Vous, s’écria Similor avec admiration, vous n’avez pas vieilli d’une semelle: vous êtes aussi ratatiné qu’autrefois. Par exemple, le Louis XVII a été changé en nourrice et monsieur Comayrol n’a plus si bonne mine… Je boirais un verre de punch avec plaisir.

Samuel lui tendit son verre plein.

Similor le lampa d’un trait et prit dans sa poche un pli qu’il ouvrit.

– Ordre du Maître, dit-il en s’approchant de la lumière pour lire: «Nos amis doivent se tenir en permanence au lieu ordinaire de la réunion, et m’attendre fût-ce jusqu’au jour…»

– C’est fait, s’interrompit Similor, vous n’avez pas envie d’aller vous coucher, pas vrai, mes vénérables?

Il reprit:

«Les simples doivent être réunis chez le marchand de vin de la place Saint-Michel, prêts à partir au premier signal.»

– C’est fait, dit à son tour Comayrol, ils sont là-bas douze hommes de premier choix et dont le Maître sera content.

– Nous avons encore un assez joli personnel, ajouta le bon Jaffret, par-ci par-là, dans les coins.

– Je suis chargé, poursuivit Similor, de porter moi-même le signal à ces braves. C’est moi qui ai l’honneur de mener l’expédition.

Samuel traça une ligne de chiffres sur une page arrachée à son calepin et la lui remit.

– Le chef des simples est le vieux Coyatier, dit-il. Vous lui donnerez cela et vous direz: «Marchef, au galop!»

– Bon! fit Similor avec importance. Compris. Je suis chargé encore de vous faire savoir, dans le cas où ça vous plairait, de vous mêler à la polka, que le signal pour ouvrir la grille, là-bas, avenue Gabrielle, est d’allumer sa pipe avec une allumette chimique, et que les mots de passe sont tempête – tant mieux.

Tout le monde s’inclina.

– Je suis chargé enfin, acheva Similor, de rapporter au Maître les noms de ceux qui manquent à la réunion de ce soir.

– Il ne manque que notre cher Annibal, répondit Jaffret, et il va peut-être venir.

– Quant à ça, non, répliqua vivement Similor. Y a-t-il longtemps qu’on n’a coupé la branche chez vous?

Il y eut dans le cercle des Habits Noirs un moment de singulier malaise.

– Très longtemps, répondit Samuel sèchement.

– Eh bien! dit Similor en acceptant un second verre de punch qu’on ne lui offrait point, ça vous paraîtra comme si c’était du fruit nouveau. À vous revoir, mes vénérables, et soyez bien sages!

Il remit son chapeau sur sa tête, gagna la porte d’un pas théâtral et sortit.

Quand il fut dehors, Jaffret enfla ses maigres joues et regarda tour à tour ses compagnons. L’effroi était peint sur tous les visages.

– Oui, oui, grommela-t-il avec abattement, nous sommes des vénérables!

– Vayadious! s’écria Comayrol, s’il ne s’agit que de casser quelque chose ou quelqu’un…

– Annibal a désobéi, prononça froidement le Dr Samuel. Jaffret glissa vers lui un regard aigu et murmura de sa voix la plus douce:

– Le fait est qu’il a désobéi.

Le sang monta aux joues de Comayrol, mais il ne parla plus, défiance était née au sein même du cénacle.

Ils restèrent tous désormais silencieux et immobiles, à l’exception du fils de Louis XVII, nature heureuse, qui buvait de temps en temps un verre de punch.

On entendait la pluie et le vent faire rage au-dehors.

Ils attendirent ainsi longtemps. Minuit sonnait à la pendule quand le bruit sec et vif du talon de monsieur le marquis de Rosenthal attaqua le carreau du corridor.

Le vieux sanhédrin s’éveilla et toutes les têtes se dressèrent plus pâles.

– Messieurs, dit Saladin en entrant et d’un ton très leste, l’heure est avancée, mais je ne suis point en retard: on ne dort pas encore à l’hôtel de Chaves.

Il alla s’asseoir sur le divan, assez loin du cercle qui entourait la table.

– Je suis très las, dit-il, j’ai considérablement travaillé aujourd’hui. Les mesures à prendre étaient fort compliquées, je les ai prises, et désormais nous sommes absolument certains du succès.

– Bravo, Maître! fit le prince tandis que les autres se taisaient. Saladin continua comme s’il eût reçu l’accueil plus sympathique.

– Les deux millions de la commandite vous regardent, messieurs; vous êtes bien sûrs qu’ils sont en caisse?

– Nous en sommes sûrs, répondit Jaffret.

– Moi, reprit Saladin, je puis vous annoncer officiellement que monsieur le duc lui-même a été toucher aujourd’hui les quinze cent mille francs envoyés du Brésil chez messieurs de Rothschild.

– C’est bien de l’argent, fit Comayrol à voix basse.

– Trouvez-vous qu’il y en ait trop? demanda le marquis d’un ton sévère.

«Messieurs, s’interrompit-il, je n’ai jamais beaucoup compté sur vous, je veux que vous sachiez bien cela. J’avais besoin de votre organisation et de vos hommes qui sont de bons instruments; je suis venu vous les demander. Mais quant à vous, votre âge et votre prudence (il appuya sur ce dernier mot) vous classent naturellement dans la réserve.

Jaffret et le docteur approuvèrent d’un signe de tête. Comayrol grommela:

– Nous n’avons pas encore perdu toutes nos dents!

– Moi, dit le Prince, si on avait voulu, j’aurais été au feu comme un jeune homme.

Saladin continua:

– Il est dans mes intentions de ne pas vous compromettre plus que moi-même; mais comme je n’ai pas plus confiance en vous que vous n’avez confiance en moi, vous devez être compromis juste autant que moi-même.

– Nous voudrions savoir…, commença Jaffret.

– Ceci est hors de discussion, interrompit Saladin d’un ton péremptoire; j’ai dit: je le veux. Maintenant, je désire vous mettre rapidement au fait de ce qui va avoir lieu. J’ai passé la plus grande partie de la journée à l’hôtel de Chaves, où je suis un peu comme chez moi; le Dr Samuel a pu vous en dire la raison: je connais les êtres de l’hôtel aussi bien que si je l’avais habité dix ans. Je n’ai pas à vous apprendre que les bureaux et la caisse sont dans l’aile droite, au rez-de-chaussée, gardés par deux employés que monsieur le duc a amenés du Brésil et qui couchent dans les bureaux mêmes. Ils sont tous les deux très bien armés, mais ils ne s’éveilleront pas cette nuit. J’y ai mis ordre.

– Hein! fit le Prince avec une velléité d’enthousiasme, nous avons enfin un homme à notre tête.

– Ne m’interrompez pas, dit Saladin, sans perdre sa froideur. Monsieur le duc de Chaves habite le premier étage à gauche, en entrant par l’avenue Gabrielle, tandis que madame la duchesse occupe l’aile droite. J’ai fait en sorte que mademoiselle de Chaves, dont il a été question entre nous sommairement, l’autre soir, ait pris pour logement particulier un très joli pavillon en retour sur le jardin. Vos hommes, les simples, comme vous les appelez, ont à l’heure qu’il est la carte exacte de ces diverses distributions, et mon valet de chambre, ou si mieux vous aimez mon père, qui les conduit, a pu, grâce à moi, visiter les lieux au jour. Mlle de Chaves, qui n’a rien à me refuser, attendra à la grille…

– Par le temps qu’il fait! murmura le bon Jaffret, toujours compatissant. Pauvre chère jeune personne!

– C’est un beau temps, répliqua Saladin. Le feu d’une allumette chimique lui donnera le signal d’ouvrir. Elle échangera le mot de passe avec nos hommes et les conduira elle-même aux bureaux dont elle a la clef.

– Quel ange que cette jeune demoiselle! s’écria le Prince attendri. Les autres, malgré eux, écoutaient avec intérêt.

Ils ne pouvaient refuser à ce Maître qui s’imposait à eux la précision du coup d’œil et la netteté de l’exécution.

– Autre chose, poursuivit Saladin. L’ancien Maître Annibal Gioja est en ce moment même à l’hôtel de Chaves où il a introduit une jeune fille que je lui avais ordonné de respecter. Ce n’est pas à vous, messieurs, que j’ai à rappeler les lois de notre institution. Vous allez, s’il vous plaît, décider à l’instant même du sort d’Annibal Gioja. Suivant mon opinion c’est le cas de couper la branche.

Cette expression, que nous avons déjà employée et qui a son explication dramatique dans un autre récit [6], faisait partie du vocabulaire secret des anciens Habits Noirs ou Frères de la Merci.

C’était un peu, et dans une acception plus terrible, ce que les boursiers appellent «exécuter» un homme.

Il n’y eut qu’une seule voix pour prendre la défense du malheureux Napolitain. Comayrol prononça quelques paroles timides en sa faveur.

– Je n’ai ni haine ni colère contre Annibal Gioja, répondit Saladin. Il n’a fait que son métier en vendant cette fille. Mais en faisant son métier, il nous a nui; cela suffit pour qu’il doive être châtié.

– Maître, demanda Jaffret, puis-je faire une observation?

Saladin répondit par un signe de tête affirmatif.

– Annibal est un fin matois, dit le bonhomme, et il connaît aussi bien que nous. Les oreilles doivent lui tinter, en ce moment, comme s’il entendait ce que vous venez de nous dire.

– Vous craignez qu’il trahisse après avoir désobéi? demanda Saladin.

– Je crains que ce soit chose faite. La police est peut-être déjà à l’hôtel de Chaves.

Samuel, Comayrol et le Prince lui-même semblaient fort ébranlés par cette opinion.

– Mes frères, répondit Saladin, il se jouera plus d’un drame, cette nuit, à l’hôtel de Chaves; vous ne savez pas encore ce que je vaux. Monsieur le duc sera fort occupé, et l’on n’entendra guère au premier étage nos travailleurs du rez-de-chaussée. Quant au vicomte Annibal, il n’est pas homme à casser les vitres sans nécessité. Je l’ai vu aujourd’hui même et comme, par des motifs qui me regardent, j’avais complètement changé d’avis au sujet de la jeune fille dont il s’occupe, je lui ai donné à peu près carte blanche. En le jugeant d’après son caractère, il aura voulu gagner deux fois: d’abord le prix de l’enlèvement, ensuite sa part dans l’opération.

– Mais, dit Comayrol, si vous lui avez donné carte blanche, il n’a pas désobéi.

– Nous, de notre côté, poursuivit Saladin sans répondre, nous suivons l’antique usage de notre association. Pour tout crime, il faut un coupable. Annibal est tout rendu sur le théâtre du crime: je veux qu’il soit le coupable.

– Il parlera, s’écrièrent deux ou trois voix. Saladin repartit lentement:

– Il ne parlera pas!

À ces derniers mots, il se leva après avoir consulté sa montre.

– Messieurs, dit-il, vous êtes armés, je suppose?

Ils l’étaient, les malheureux, surabondamment. Ce qui gonflait leurs poches, c’étaient des armes, de toutes sortes: pistolets, casse-tête et couteaux. Ils avaient des épées dans les manches de leurs parapluies.

Jamais si mauvais soldats n’avaient porté à la fois plus d’engins de destruction.

Quand Saladin donna le signal du départ, chacun d’eux mit en ordre son arsenal. C’était à faire frémir. Dans les doublures du seul Jaffret, ce bon, ce pacifique propriétaire, on eût trouvé de quoi défendre une barricade.

Ils suivirent Saladin, leur général, et traversèrent la grande salle du café Massenet où il n’y avait plus personne. Les garçons avaient retardé la fermeture de l’établissement par respect pour eux.

– Nous avons fait une petite débauche, dit Jaffret en passant; nous dormirons demain la grasse matinée.

Ils sortirent faisant la tortue avec leurs parapluies, j’allais dire leurs boucliers, pour gagner deux fiacres qui les attendaient au-dehors.

Monsieur Massenet, qui les regardait monter en voiture, fit cette observation:

– Je ne sais pas s’ils se sont bien amusés ce soir, les braves messieurs, mais ils s’en vont comme des chiens qu’on fouette.

Vers deux heures du matin la pluie tombait par douches et le vent secouait les grands ormes des Champs-Elysées.

Certes, dans l’opinion des sergents de ville chargés de faire patrouille et qui avaient cherché un abri je ne sais où, pas une créature humaine ne devait être égarée sous ce déluge dans toute l’étendue de l’immense promenade.

Deux fiacres venaient au petit trot, en longeant le Garde-Meuble, conduits par des cochers que le poids de leurs carricks inondés écrasait.

Soit par suite de l’orage, soit que la main de l’homme y fût pour quelque chose, les deux becs de gaz qui étaient à droite et à gauche du jardin de l’hôtel de Chaves ne brûlaient plus. Il y avait là un espace d’une cinquantaine de pas qui semblait noir comme un four.

Au milieu de cet espace sombre et juste en face de la grille, une allumette chimique cria, puis flamba.

Ce fut tout. Personne ne se montra dans le jardin, au-delà duquel on voyait briller plusieurs fenêtres de l’hôtel, malgré l’heure avancée.

Une seconde tentative du même genre eut le même résultat.

C’était Similor en personne qui donnait ainsi le signal convenu, en protégeant l’allumette sous l’abri de son chapeau.

– La demoiselle aura eu peur de s’enrhumer, grommela-t-il. C’est pourtant une jolie nuit pour travailler!

Un œil habitué à l’obscurité aurait pu voir que Similor n’était pas seul. Autour des arbres voisins, il y avait des ombres qui se mouvaient, et un homme, courbé sous la pluie, marchait à pas de loup le long de la grille.

Du bout de l’avenue qui ouvre sur la place de la Concorde les deux fiacres venaient.

L’homme qui marchait le long de la grille s’arrêta en poussant une exclamation d’étonnement.

– La porte est grande ouverte! murmura-t-il.

– Bah! dit Similor. Entrez voir, Marchef, mais pas d’imprudence! Coyatier entra dans le jardin tout noir, et disparut au bout de quelques pas.

Les deux fiacres arrivaient. Similor alla vers la portière du premier et raconta ce qui venait de se passer.

– Il y a une heure que nous sommes ici, dit-il, et de cinq minutes en cinq minutes, j’ai donné le signal. Rien n’a bougé.

En ce moment, Coyatier revenait de son excursion. Il dit:

– La porte de la maison est grande ouverte aussi.

– Que faire? demanda Similor.

La portière du premier fiacre s’ouvrit, et Saladin sauta dans l’eau qui baignait l’allée.

– Venez, messieurs, ordonna-t-il à ceux qui restaient dans les voitures.

L’instant d’après, sous un toit formé par six parapluies, les membres du Club des Bonnets de soie noire délibéraient.

Les avis étaient partagés ainsi dans ce conclave: Comayrol, le bon Jaffret, le Dr Samuel et le Prince lui-même opinaient pour qu’on s’en allât.

Mais Saladin, seul de son bord, leur ordonna de rester, et ils restèrent.

XIX Aventures de nuit

Nous avons laissé mademoiselle Guite-à-tout-faire dormant paisiblement auprès de la duchesse évanouie. Mademoiselle Guite ronfla longtemps de tout son cœur. Quand elle eut cuvé sa nuit d’Asnières et son déjeuner de Bois-Colombes, elle s’éveilla dans un très joli boudoir qui était la dernière pièce du pavillon, en retour sur le jardin.

– Tiens! se dit-elle, voici une attention délicate de cette chère maman. Je crois que nous nous entendrons supérieurement ensemble!

Elle sonna. Deux femmes de chambre attendaient pour sa toilette. La veille, mademoiselle Guite avait savonné elle-même son col et ses manches, mais aujourd’hui elle se laissa faire avec une royale désinvolture.

Madame la duchesse de Chaves vint la chercher à l’heure du dîner, et Guite l’embrassa sur les deux joues. Ce n’était pas une méchante créature, elle ne demandait pas mieux qu’à faire le bonheur de sa nouvelle famille.

Elle ne s’aperçut même pas de la froideur qui avait remplacé chez madame de Chaves les premiers élans de l’amour maternel.

Elle s’assit à table entre le duc et la duchesse, aussi à son aise que si elle eût été à la Maison-d ’or; en cabinet particulier. Madame de Chaves l’avait présentée en grande cérémonie.

Le duc lui sembla un homme froid, taciturne mais poli. Elle fit à peu de chose près tous les frais de la conversation, et mangea d’excellent appétit.

Le duc et la duchesse n’échangèrent entre eux que de rares paroles. La duchesse était souffrante.

Quand mademoiselle Guite fut seule après le dîner, car elle n’avait pas eu l’idée de suivre madame de Chaves dans ses appartements, elle tint conseil avec elle-même, et se dit:

– Ici, on doit mourir d’ennui, le plus sage est de se mettre du premier coup sur un bon pied. Ma chère maman est triste comme un bonnet de nuit, mon noble père ressemble à un jaloux Espagnol, et monsieur le marquis de Rosenthal est un des personnages les plus fatigants que je connaisse. On s’amusera comme on pourra.

Pour commencer, elle fit atteler et s’en alla au bois toute seule.

Le lendemain, madame de Chaves garda le lit. Mademoiselle Guite lui fit une jolie petite visite, le matin, et la prévint qu’elle était prise pour la journée.

Monsieur le marquis de Rosenthal vint la voir. Elle lui fit les honneurs de l’hôtel et lui en montra du haut en bas la belle distribution, depuis les salons d’apparat jusqu’à la portion réservée aux bureaux et caisse de la Compagnie brésilienne. Elle dîna dans son appartement avec monsieur le marquis et se fit conduire à l’Opéra.

Mademoiselle Guite était plutôt d’Asnières et de la rue Vivienne, 6e étage, que du quartier Le Peletier. Néanmoins, dans sa loge, elle avait assez bien l’air d’une vraie marquise – beaucoup plus assurément que Saladin n’avait l’air d’un vrai marquis.

C’est tout simple, cela vient de ce que les vraies marquises font ce qu’elles peuvent pour ressembler à mademoiselle Guite.

De profonds moralistes leur ont conseillé de lutter avec mademoiselle Guite, pour ramener leurs maris et leurs cousins aux plaisirs permis du bon monde. Elles ont obéi et gagnent à cela d’avoir, auprès de leurs cousins, un succès du même genre, mais un peu moins brillant que celui de mademoiselle Guite.

Auprès de leur mari, je ne sais pas.

À la sortie de l’Opéra, Saladin eut bonne envie d’entamer avec mademoiselle Guite le chapitre des petits services qu’on attendait d’elle, mais le cœur lui manqua. C’était grave et dangereux; il remit la chose au lendemain.

Il eut tort, car le lendemain, aux premières paroles qu’il prononça, mademoiselle Guite l’interrompit pour le mettre parfaitement à son aise.

– Il y en a qui n’entendraient pas de cette oreille-là, dit-elle, mais moi je suis à tout faire; ce n’est pas la peine de prendre des gants pour me parler raison. Vous n’avez pas la tête de quelqu’un qui fait gratis le bonheur des jeunes filles, et je n’ai jamais cru que j’étais venue ici pour enfiler des perles.

Saladin fut rassuré, mais il gardait encore quelques scrupules.

– Vous irez loin, dit-il, et je vous avais joliment toisée. Mais c’est qu’il s’agit de quelque chose de très raide.

– Allez toujours, fit mademoiselle Guite sans s’émouvoir.

– Il faudrait ouvrir, la nuit qui vient, la porte de la grille donnant sur l’avenue Gabrielle.

– J’ai la clef, dit mademoiselle Guite.

– Comment! déjà! s’écria Saladin émerveillé.

– Je l’ai demandée pour le cas où il me plairait de rentrer par là de nuit ou de jour. Je ne me gêne pas; j’ai tout demandé, j’ai tout obtenu, et malgré cela je m’ennuie. Égrenez votre chapelet.

Elle crut que Saladin allait l’embrasser, tant il était joyeux, mais il se borna à lui offrir une décente poignée de main.

Et il continua son explication qui ne laissa pas d’être longue. Mademoiselle Guite l’écouta fort attentivement et sans manifester aucun émoi. Quand l’explication fut achevée, elle dit seulement:

– En effet, c’est rudement raide, mais bah!

Puis elle ajouta en fixant sur lui ses grands yeux bleus liquides:

– Combien que j’aurai pour ma peine?

– Cinquante mille francs, répondit Saladin. Elle fit la grimace.

– Voyons ne marchandons pas, reprit-il, cent mille francs, c’est le dernier mot.

– Et la clef des champs? demanda mademoiselle Guite.

– Liberté entière!

Elle jeta une cigarette à moitié brûlée qu’elle tenait entre ses dents de lait, frappa dans la main de Saladin et dit résolument:

– Le jeu est fait, rien ne va plus!

Saladin resta encore quelque temps à l’hôtel pour en relever le plan exact et compléter ses instructions. Quand il se retira, mademoiselle Guite et lui échangèrent une loyale poignée de main.

– N’oubliez pas les mots de passe, lui dit Saladin.

– Je n’ai jamais rien oublié de ma vie… à tantôt!

Saladin s’en allait. Mademoiselle Guite le rappela, et, dussé-je surprendre le lecteur, elle lui dit:

– Vous savez, cette femme-là souffre; elle a été bonne pour moi. Je ne veux pas qu’on lui fasse du mal.

Saladin n’avait aucune envie de faire du mal à madame la duchesse. Il protesta de ses bonnes intentions et s’éloigna.

La soirée n’était pas encore très avancée. Mademoiselle Guite, restée seule, n’eut pas de remords, mais elle fut prise d’ennui. Elle alla faire une petite visite de politesse à madame de Chaves qui était couchée sur une chaise longue et semblait domptée par la fièvre. Cela lui dépensa une demi-heure.

En sortant, elle bâillait à se démettre la mâchoire.

Vers dix heures, elle se fit servir un joli souper et renvoya ses femmes.

Elle était de celles qui peuvent manger et boire solitairement avec un sincère plaisir. Quand la demie après onze heures sonna, elle était encore à table, humant à petites gorgées son sixième verre de chartreuse.

Le souper l’avait mise en joie.

– C’est l’affaire d’un coup de collier, dit-elle; j’aurais mieux aimé qu’il fît beau temps, mais j’ai gagné des rhumes pour un louis et il s’agit ici de cinq mille livres de rentes au dernier vingt!

C’était le moment convenu. Elle fit sa toilette d’aventures, prit la clef de la grille et sortit dans le jardin.

Le jardin était inondé; la pluie tombait à torrents. Mademoiselle Guite suivit bravement les allées et chercha un abri où elle pût faire sentinelle.

Elle se retourna à moitié chemin de la grille et jeta un regard sur l’hôtel.

On y voyait briller çà et là quelques lumières, mais c’étaient de celles qui veillent au chevet des gens endormis. Seule, la chambre à coucher de Mme de Chaves était vivement éclairée.

Les appartements du duc restaient noirs, ainsi que les bureaux de la Compagnie brésilienne.

– Mon respectable père est à boire et à jouer, se dit mademoiselle Guite. Voilà un vrai vivant, qui jette des paquets de billets de banque à la tête des femmes et qui perd dix mille louis dans une soirée sans sourciller! Ça me fait de la peine de le voir dévaliser par un cancre comme M. le marquis de Rosenthal.

Elle s’arrêta sous l’auvent de chaume d’un pavillon rustique, à quelques pas de la porte qui s’ouvrait vers l’extrémité de la grille la plus rapprochée de la place de la Concorde.

– Je serai bien là, pensa-t-elle. Pourvu qu’ils ne me fassent pas attendre trop longtemps!

Un quart d’heure se passa, puis une demi-heure, et mademoiselle Guite, n’ayant rien d’autre à faire, se mit à jurer comme un charretier embourbé. Ses pieds mouillés lui faisaient froid, et, malgré son abri, les rafales lui fouettaient la pluie au visage.

Vers minuit et quelques minutes, le temps s’éclaircit. Les nuages, déchirés par la tourmente, couraient tumultueusement sur l’azur du ciel.

Dieu sait que mademoiselle Guite ne regardait point l’azur du ciel.

Vers minuit et demi, les roues d’une voiture grincèrent sur le sable de l’avenue Gabrielle.

– Enfin! s’écria mademoiselle Guite.

Mais avant de dire combien adroitement et fidèlement elle accomplit son rôle, il nous faut revenir à deux de nos personnages que nous avons abandonnés depuis longtemps.

Ce même soir, vers neuf heures, un coupé de place s’arrêta devant la porte cochère de l’hôtel de Chaves, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Deux hommes en descendirent dont l’un semblait être un paysan proprement couvert; l’autre était vêtu de noir des pieds à la tête.

C’était un homme de grande taille, qui portait haut, et dont les mouvements avaient une sorte de raideur. Ses longs cheveux étaient blancs, sa barbe était grise.

C’était sans doute le maître du paysan endimanché.

Ils demandèrent chez le concierge madame la duchesse de Chaves, et on leur répondit que madame la duchesse, très sérieusement indisposée, ne pouvait point recevoir.

Le maître insista de ce ton imposant, quoique poli, qui d’ordinaire brise la résistance des valets, mais tout fut inutile.

– À défaut de madame la duchesse, dit-il, je désire voir monsieur le duc.

– Monsieur le duc est absent, répondit le concierge.

– À l’heure qu’il est, il ne peut manquer de rentrer bientôt.

– Monsieur le duc rentre plus souvent le matin que le soir.

L’homme vêtu de noir et son paysan se consultèrent.

Le maître dit, mais cette fois avec une autorité qui n’admettait pas de réplique:

– L’affaire pour laquelle je viens est de la plus haute importance. Elle est importante pour madame la duchesse et pour monsieur le duc, bien plus encore que pour moi. Veuillez me faire entrer quelque part où je puisse écrire ou attendre.

Le concierge n’osa pas refuser. Dans l’accent et surtout dans l’aspect de cet homme, il y avait quelque chose qui faisait froid et qui en même temps subjuguait.

Quand le concierge revint vers sa femme il lui dit:

– Je viens de voir quelqu’un qui a l’air d’un revenant.

Pour obéir au désir de l’étranger, on traversa la cour et la salle d’attente de la Compagnie brésilienne fut ouverte. Sur la table, il y avait là tout ce qu’il faut pour écrire.

Le maître s’assit devant la table; le paysan se tenait debout à l’écart; ils ne se parlaient point.

Le maître écrivit une lettre qu’il déchira et dont il brûla ensuite les fragments à la bougie. Il commença une seconde lettre qui eut le même sort. Quand il eut fini la troisième, dans le courant de laquelle sa plume avait hésité bien des fois, onze heures sonnèrent à la pendule du salon voisin.

– J’ai signé ton nom, dit le maître au paysan; elle s’en souviendra plus volontiers que du mien.

Le paysan ne répondit que par un signe de tête qui approuvait.

Le maître plia la lettre et mit l’adresse: à madame la duchesse de Chaves, pour lui être portée sur l’heure.

Puis il appuya sa tête contre sa main et sembla se perdre dans de profondes réflexions.

Cela fut long, car le paysan dit, après un silence qui lui avait semblé sans fin:

– Voilà minuit qui sonne.

Le maître se leva en sursaut.

– Par ce déluge, murmura-t-il, et à cette heure, les Champs-Elysées doivent être déserts…

Ils regagnèrent le pavillon du concierge et le maître dit en lui remettant la lettre.

– Madame la duchesse de Chaves doit recevoir ce pli à l’instant même. Si elle dort, il faut l’éveiller.

– Je vous ai dit…, commença le concierge.

– Vous m’avez dit, interrompit l’étranger, que madame la duchesse est malade. Moi, je vous réponds: il faut qu’elle ait ce pli sur l’heure, fût-elle malade à mourir, et je vous rends responsable du malheur que pourrait occasionner le plus léger retard.

Il sortit sur ces mots, laissant le concierge impressionné vivement.

En remontant dans le coupé de place, le paysan avait donné un ordre. Le coupé se mit en mouvement, tourna l’angle de l’Elysée, descendit l’avenue Marigny et entra dans l’avenue Gabrielle.

C’était le moment de l’éclaircie. Les nuages disjoints, poussés par le vent d’ouest, allaient en masses tumultueuses, mais la pluie avait cessé de tomber.

Le maître et le paysan descendirent de voiture après avoir dépassé la grille du jardin de Chaves. Le cocher fut payé et s’éloigna.

– Qu’est-ce que vous allez faire? demanda le paysan qui semblait inquiet.

La main tremblante du maître pressa son front.

– Il y a si longtemps que je ne suis plus du monde! murmura-t-il. C’est peut-être folie, mais il faut que je la voie. Quelque chose en moi me crie qu’un malheur menace… un grand malheur! Ce n’est pas ma fièvre de toutes les nuits qui me tient, c’est un pressentiment, une obsession, un vertige. Je ne peux pas m’éloigner de cette maison. Derrière les murs de cette maison je vois comme une bataille qui se livre entre le salut et le désespoir.

Il s’approcha de la grille et en saisit les deux premiers barreaux.

– Dame, fit le paysan, c’est peut-être une idée. Ça ne me gênerait pas beaucoup de grimper par ici pour descendre de l’autre côté.

Il parlait bas et pourtant le maître lui imposa silence en serrant son bras fortement.

– Écoute! fit-il.

Un bruit de pas venait du côté de la place de la Concorde.

Ils traversèrent tous deux l’avenue et se glissèrent sous les arbres du bosquet.

Deux hommes approchèrent. Le premier s’arrêta au pied du réverbère qui était en deçà de la petite porte du jardin de Chaves, à vingt pas tout au plus de l’abri où mademoiselle Guite tenait sa faction, tandis que l’autre allait au second réverbère, planté au-delà du jardin.

– Monte, Martin! dit le second en embrassant la colonne qui soutenait la lanterne.

Ils grimpèrent aussitôt comme deux chats, avec une semblable agilité.

Il y eut un double bruit de verre cassé et les deux becs de gaz s’éteignirent.

Mademoiselle Guite, sous son toit de chaume, ne s’ennuyait plus; elle pensait:

– Monsieur le marquis me l’avait bien dit! ce sont des gaillards qui entendent leur affaire. Maintenant les autres vont venir.

Les deux grimpeurs, cependant, redescendaient tranquillement l’avenue Gabrielle comme deux travailleurs qui ont accompli leur besogne.

Sous les arbres, le maître et son paysan avaient suivi cette scène avec un étonnement plein de curiosité.

– Il va se passer quelque chose ici! dit le maître.

– Ça, c’est sûr, répondit le paysan. J’ai idée qu’il vaut mieux pour nous attendre de ce côté que de l’autre.

– Peut-être… attendons.

– Si on attend, reprit le paysan, comme il y a une éternité que je n’ai fumé et qu’il n’y a pas un chat aux environs, je demande la permission d’en allumer une.

Le maître ne répondit point. Le paysan bourra sa pipe et frotta sur son genou une allumette chimique qui prit feu aussitôt.

Ils étaient sur la lisière du bosquet.

Ils entendirent un éclat de rire argentin de l’autre côté de la grille et le bruit d’une clef dans la serrure.

– À la bonne heure! dit mademoiselle Guite, voilà un signal qui se voit mieux quand on a pris la précaution d’éteindre les lanternes!

La porte ouverte tourna sur ses gonds.

– Eh bien! ajouta mademoiselle Guite, impatiente.

Le maître mit un doigt sur sa bouche et traversa le premier l’avenue Gabrielle. Le paysan suivait.

– Tiens! fit mademoiselle Guite, vous n’êtes que deux. Donnez-vous la peine d’entrer.

«Ah! saperlotte! s’interrompit-elle, étourdie que je suis! je ne sais pas encore bien mon métier de factionnaire. J’allais oublier les mots de passe. Voyons, tempête! que répondez-vous?

Elle faisait mine de défendre l’entrée en riant, car elle n’avait aucune espèce d’inquiétude.

L’étranger habillé de noir, au lieu de répondre, lui planta la main sur la bouche si hermétiquement que son premier cri même fut étouffé.

– Ton mouchoir, Médor! dit-il tout bas, et vite! bâillonne-moi ça en deux temps!

Mademoiselle Guite voulut se débattre, mais les deux hommes étaient robustes. Le mouchoir, solidement lié sur sa bouche, la rendit muette. Le maître l’enleva dans ses bras.

– Cherche une porte ouverte, ordonna-t-il à Médor.

Celui-ci se mit en quête aussitôt et n’eut pas de peine à trouver l’entrée du pavillon en retour que mademoiselle Guite, en sortant, avait laissée entrebâillée.

Le maître passa le seuil, après avoir dit au paysan:

– Reste-là, guette la maison et surtout le dehors.

Il déposa sur un divan la jeune fille qu’il tenait entre ses bras. La lampe était restée allumée; il la regarda et eut un mouvement de surprise.

Cela ne l’empêcha pas d’arracher les cordons de tirage des fenêtres, dans l’intention évidente de garrotter sa prisonnière.

Mais, avant de commencer ce travail, il regarda encore la jeune fille qui se débattait faiblement et une expression émue vint à son visage.

– Elle ressemble à l’idée que je me suis faite, murmura-t-il, je la voyais ainsi en rêve… si c’était…

Il n’acheva pas et d’un geste brusque il enleva le bâillon.

– Qui êtes-vous, mon enfant? demanda-t-il d’une voix troublée.

– Je suis, répondit mademoiselle Guite, qui se redressa dans son orgueilleuse colère, je suis madame la marquise de Rosenthal, et prenez garde à vous!

L’étranger respira comme si on lui eût enlevé un poids de dessus le cœur.

En un tour de main, madame la marquise de Rosenthal fut bâillonnée de nouveau et liée comme un paquet.

L’étranger, après l’avoir déposée sur le divan, éteignit la lampe, sortit et referma la porte à clef.

La pluie recommençait à tomber, et le vent qui criait dans les arbres annonçait un redoublement de bourrasque.

L’étranger siffla doucement; Médor accourut.

– Il y a une porte ouverte là, dit-il en montrant le corps de logis du côté des appartements de madame de Chaves, où l’on voyait maintenant briller de la lumière.

– Qu’as-tu vu? demanda le maître.

– Rien du dehors, mais, de l’intérieur, j’ai vu ouvrir cette porte. Quatre hommes sont sortis avec une lanterne qui m’a montré une figure de connaissance: le vieux jeune premier empaillé que j’avais vu avec monsieur le duc sur l’estrade du théâtre de mademoiselle Saphir. Les hommes ont longé la maison à pas de loup et sont entrés là-bas.

Il désignait du doigt la partie du rez-de-chaussée affectée aux bureaux de la Compagnie brésilienne.

– Je me suis coulé derrière eux, ajouta-t-il, et j’ai entendu un bruit comme si on crochetait une porte!

– C’est tout?

– Non. L’empaillé disait: «Dépêchez-vous et n’ayez pas peur, monsieur le duc est trop occupé pour nous entendre.»

Ils avaient marché en parlant jusqu’à la porte ouverte située sous les fenêtres de l’appartement de monsieur de Chaves. Le maître hésita un instant, puis il entra en disant:

– Fais bonne garde. Je ne sais pas où je vais, mais il y a quelque chose de plus fort que moi qui me pousse.

Il monta à tâtons un escalier de service.

Sur le carré qui terminait cet escalier, il s’arrêta pour écouter et entendit un bruit prochain qui ressemblait à une lutte.

Son regard qui cherchait de tous côtés rencontra une ligne étroite, à peine perceptible, qui brillait à vingt pas de lui, entre un seuil et une porte.

Au moment même où il s’ébranlait pour aller de ce côté, un cri déchirant se fit entendre précisément derrière cette porte – un cri de femme.

XX La lettre de Médor

C’était cette même nuit, nous ne l’avons pas oublié, aux environs de onze heures, que l’amoureux tête-à-tête du comte Hector de Sabran et de mademoiselle Saphir avait été troublé par une lâche et violente attaque, dans l’avenue qui longe le quai, depuis l’esplanade des Invalides jusqu’aux abords du Champs-de-Mars. Saphir avait perdu connaissance, au moment où le fiacre qui lui servait de prison s’ébranlait. La dernière parole qu’elle eut entendue était celle-ci: à l’hôtel de Chaves.

Sa première pensée quand elle reprit ses sens, dans un sombre et grand corridor où on la portait à bras, fut un vague souvenir de la douleur horrible qu’elle avait éprouvée en voyant tomber Hector sous le coup qui le terrassait.

Qu’était-il devenu? Qui l’avait secouru? Était-ce une mortelle blessure?

Sa seconde pensée fut: je suis à l’hôtel de Chaves.

C’était une courageuse enfant. L’effort de son âme brisée cherchait déjà où se reprendre pour espérer ou pour combattre.

Les gens qui la portaient causaient.

– Doucement! dit l’un d’eux, celui qui semblait commander et qui tout à l’heure était avec elle dans le fiacre. Madame la duchesse est malade, elle doit avoir le sommeil léger, la moindre chose est que la nouvelle sultane favorite ne l’éveille pas en faisant son entrée à l’hôtel. Monsieur le duc ne voit pas plus loin que sa fantaisie; il traite le faubourg Saint-Honoré comme si c’était un trou perdu au fond du Brésil, mais moi qui suis un homme du monde, je veux au moins respecter les convenances.

– Ce n’est toujours pas la petite qui fera du bruit, dit un des porteurs; elle est comme morte.

– Il n’y a pas de ma faute, reprit le vicomte Annibal Gioja que le lecteur a sans doute reconnu dans le premier interlocuteur. Je l’aimerais mieux un peu plus émouillante, car monsieur le duc va nous revenir ivre comme un Polonais, et d’humeur détestable pour tout l’argent qu’il aura perdu, mais nous n’avons pas à choisir. Doucement! voici la porte de madame la duchesse.

Ils étaient montés par l’escalier de service de l’aile droite, et passaient naturellement devant l’entrée des appartements de madame de Chaves.

On fit silence; on écouta: toute cette portion de l’hôtel était silencieuse.

D’un regard perçant, Saphir, que l’on croyait évanouie, essaya de reconnaître le lieu où elle passait ainsi.

Nos hommes portaient de la lumière. Elle put voir toutes les particularités de la galerie, entre autre une lampe en bronze, de forme antique, qui pendait au plafond et dont la lueur achevait de mourir.

À l’autre bout du corridor s’ouvrait le logis particulier de M. de Chaves. C’était là que se rendaient les porteurs de notre belle Saphir.

S’il existait un instrument avec un nom finissant en mètre pour mesurer l’orgie habituelle et brutale, nous dirions que monsieur le duc, dans ces derniers temps, en avait atteint les plus bas degrés. Il avait déserté le cercle illustre où les gens à la mode ruinent leur bourse et leur vie. Le sauvage avait fini par dévorer en lui le gentilhomme, et Gioja avait raison quand il comparait sa vie aux barbares débauches des aventuriers de l’autre hémisphère.

Sans prétendre que Paris ne contienne pas quelques Parisiens de cette force, il est certain que nos Richelieu ont une autre tournure. Les petites maisons du dernier siècle, qui contenaient cinq cent mille écus de meubles et de tableaux sont généralement démolies, mais nos roués, plus économes, font du moins leurs farces en garni.

À Paris, le fait d’un homme qui souille son propre nid est regardé comme le symptôme de la dernière décadence.

Monsieur le duc n’était pas plus de Paris que les jaguars mexicains enfermés dans leurs cages au Jardin des Plantes.

Son appartement, très riche et orné à la créole, avait une couleur et des parfums énergiquement exotiques et rappelait le luxe grossier des aventuriers de l’Amérique espagnole.

Il y avait beaucoup d’armes, surtout des armes du Mexique. Monsieur le duc avait été là maintes fois jouer ces homériques parties où chacun abrite son or derrière un couteau dégainé. Vous eussiez reconnu chez monsieur le duc tous les engins dont le nom fait si bien dans les récits du Nouveau Monde: le bowie-knife, fabriqué dans les États de l’Union, ainsi que le rifle et le revolver-Colt, auprès du mince poignard portugais et de cet instrument hideux, la sanglante machette.

Au moment où Gioja et ses compagnons entraient chez monsieur le duc, la chambre à coucher était vide, mais derrière les draperies légères d’une galerie régnante qui rappelait l’éternelle véranda des habitations tropicales, on voyait deux nègres de stature athlétique, étendus sur des nattes et dormant.

Ils portaient la livrée de Chaves. Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, ils se relevèrent sur le coude et leurs yeux blancs brillèrent au milieu de leurs faces d’ébène.

Les porteurs de Saphir la déposèrent sur le lit.

– Ici! dit Gioja.

Les deux Noirs se levèrent aussitôt. C’étaient des animaux magnifiques qui s’appelaient Saturne et Jupiter, comme des planètes ou des dieux.

Gioja leur parlait comme à des chiens.

– Allez chercher Son Excellence, leur dit-il, et dites-lui ce que vous avez vu.

– Maître battra, gronda Saturne.

Gioja leva une grosse canne qu’il tenait à la main.

Les deux nègres courbèrent l’échine et se dirigèrent vers la porte.

– Si maître ne peut pas marcher, ajouta Gioja en contrefaisant leur langage, vous l’apporterez.

En France, il n’y a point d’esclaves: Jupiter et Saturne étaient des hommes libres.

Dès qu’ils furent partis, le vicomte Annibal prit la lampe qui était sur la table et s’approcha du lit pour éclairer le visage de Saphir.

Ils étaient là quatre coquins fort bien vêtus. Leur emploi nécessite une certaine toilette, et, dans la gamme de l’ignoble, leurs visages n’ont pas le même genre de bassesse que les visages des simples bandits.

Il y a en eux du maquignon et de l’expert en œuvres d’art.

L’admirable beauté de la jeune fille, soudainement illuminée par l’éclat de la lampe, leur sauta aux yeux comme un éblouissement.

Ils eurent ce petit cri discret et pieux du dilettante, saluant l’apparition de la diva.

– Ah! firent-ils à l’unanimité, morceau de roi! combien?

Gioja cligna de l’œil.

– Autant d’or et de billets de la Banque de France, répondit-il, que nous pourrons en emporter à nous quatre dans nos poches, sous nos chemises, dans les formes de nos chapeaux, dans nos mouchoirs et dans des serviettes: il y a en bas trois millions cinq cent mille francs qui sont à nous.

Les regards avides des trois compagnons du vicomte demandaient une explication.

Gioja se rapprocha de Saphir et passa par deux fois la lumière de la lampe au-devant de ses yeux.

– Une belle statue de marbre! murmura-t-il.

Aucun muscle du visage de la jeune fille n’avait en effet tressailli.

– Elle se gardera elle-même, ajouta le vicomte Annibal en reposant la lampe sur la table, monsieur le duc se chargera de l’éveiller. Nous avions besoin d’elle pour entrer dans la place, maintenant notre besogne est ailleurs.

Il marcha vers la porte et les autres le suivirent. Le dernier coupa une bougie et la mit allumée dans sa lanterne.

Ils traversèrent les corridors à pas de loup et descendirent l’escalier de service situé du même côté que le pavillon en retour, où madame la marquise de Rosenthal faisait sa résidence.

Pendant qu’ils descendaient, ils purent entendre le bruit de la porte cochère, ouverte à deux battants et une voiture roulant sur le pavé de la cour.

– Déjà Son Excellence! s’écria Gioja. Il faut nous hâter, mes braves. Du reste, vous serez traités en enfants gâtés; on a enlevé tous les cailloux de votre route. Les deux caissiers brésiliens ont bu ce soir des grogs qui leur donneront de beaux rêves, jusqu’à ce qu’on les éveille à coups de bâton.

Ils arrivaient en bas. Le jardin fut traversé en suivant le mur du rez-de-chaussée. Vers le milieu de la route, Gioja s’arrêta pour prêter l’oreille.

– C’est la pluie, dit un de ses trois compagnons.

De grosses gouttes, en effet, recommençaient à tomber et sonnaient en frappant les branches des arbres.

Nos quatre rôdeurs de nuit entrèrent dans le vestibule des bureaux. Il y avait parmi eux au moins un artiste de talent, car la porte principale fut crochetée en un clin d’œil.

Ils pénétrèrent dans les bureaux mêmes et rendirent tout d’abord une visite de prudence au caissier et au sous-caissier qui dormaient comme des souches, à droite et à gauche de la pièce où se trouvait la caisse.

– Le grog était bien préparé, dit Gioja. À l’ouvrage!

Les querelles entre deux fabricants célèbres ont révélé le néant des serrures à combinaisons et à secret. Ce sont des obstacles insurmontables pour les profanes, mais les véritables adeptes dans l’art s’en moquent comme d’un simple loquet qu’on soulève avec une ficelle.

Un de ces messieurs portait une trousse mignonne et coquette autant que celles des chirurgiens à la mode. Il opéra. La serrure tâtée, sondée, caressée, livra son secret et la caisse ouverte montra des piles d’or avec de monstrueux paquets de billets de banque.

Saladin et les membres du Club des Bonnets de soie noire étaient bien renseignés. La caisse de monsieur le duc de Chaves contenait exactement les deux sommes annoncées.

Gioja et ses compagnons se chargèrent à la hâte comme des mulets et n’eurent rien de plus pressé que de déguerpir.

– Mon avaleur de sabres, dit Gioja en sortant le premier, va trouver l’oiseau d’or déniché. Je suis fâché de ne pas voir la figure qu’il fera… À la grille!

La pluie tombait à torrents. Malgré le bruit du vent et de l’orage, Gioja s’arrêta pour écouter une sorte de tumulte qui avait lieu dans l’aile habitée par monsieur le duc de Chaves.

Il tourna la tête vers les fenêtres de Son Excellence et vit, sur les carreaux, des ombres qui se mouvaient violemment.

– Qu’ils s’arrangent! murmura-t-il.

Et il continua son chemin vers la grille, en disant à l’homme porteur de la trousse:

– Fais-nous sauter cette dernière serrure!

Mais à ce moment-là même, il recula effrayé en se trouvant devant une porte ouverte. Son hésitation ne dura qu’un instant.

– Éteignez la lanterne, dit-il, armez-vous, traversons le bosquet et sauve-qui-peut!

Ils s’élancèrent, en effet, sous les arbres.

Dans cette nuit sombre, et parmi les mille fracas de l’orage qui allait redoublant, le bruit de leurs pas se perdit bientôt.

Mais, au bout de quelques secondes, on aurait pu entendre comme un éclat de rire dans ces ténèbres diaboliques.

– Ah! dit une voix, tu voulais voir la figure de l’avaleur de sabres! Un éclair, déchirant les nuages, éclaira pour un instant un tableau ainsi fait: quatre hommes séparés par un large espace et entourés chacun par plusieurs bandits qui avaient le couteau levé.

À l’écart, les membres du club Massenet formaient un groupe immobile, au milieu duquel la figure blanche de Saladin ressortait sous ses cheveux noirs.

Tout rentra dans la nuit.

– Merci, dit encore la voix qui parlait à Gioja, tu as fait pour nous toute la besogne.

Pendant que les échos prolongeaient l’explosion, la voix ordonna:

– Coupez la branche!

Il y eut des cris étouffés, un râle plaintif, puis le silence.

Aussitôt que Gioja et ses compagnons eurent quitté la chambre à coucher de monsieur le duc de Chaves, mademoiselle Saphir ouvrit les yeux et releva sa tête pâle.

La belle statue s’animait. Il y avait dans son regard une résolution virile.

Un instant, elle écouta le bruit des pas qui s’éloignaient, puis elle sauta hors du lit et se dirigea à son tour vers la sortie.

– Il n’y a qu’un seul corridor, dit-elle, et je dois retrouver aisément l’appartement de madame la duchesse de Chaves.

Ses pas qui, d’abord, avaient chancelé, se raffermirent, à mesure qu’elle marchait. Il y avait en elle un courage solide, et la pensée d’envoyer du secours à Hector la soutenait.

La galerie était longue et plongée dans une obscurité presque complète. Tout au bout, cependant, on voyait luire encore, par éclats intermittents, la lampe mourante.

Saphir parvint jusqu’à cette place où le vicomte Gioja avait dit: Doucement! n’éveillons pas madame la duchesse.

Il y avait là plusieurs portes. Au hasard, Saphir tourna le bouton de l’une d’entre elles qui s’ouvrit.

C’était une chambre obscure, à l’extrémité de laquelle une large ouverture, garnie de portières relevées, laissait voir une seconde pièce, où une lampe brillait.

La lampe était posée sur un guéridon, auprès d’un lit qui supportait une femme étendue.

Madame de Chaves avait la tête appuyée contre sa main et lisait. Saphir pouvait voir son beau visage languissant et décoloré.

Elle appuya sa main sur sa poitrine où son cœur bondissait.

Madame de Chaves semblait absorbée profondément par sa lecture.

Nous connaissons la lettre qu’elle tenait à la main; elle avait été écrite, cette nuit même, dans la salle d’attente du rez-de-chaussée, par l’un de ces deux personnages qui avaient demandé madame la duchesse, puis monsieur le duc avec tant d’instance.

La lettre était ainsi conçue:

«Madame, voilà bien des fois que je viens. C’est moi qui vous ai envoyé le portrait de Lily tenant Petite-Reine dans ses bras.

«Petite-Reine n’est pas morte, Justine vit, et vous la retrouverez digne de vous, malgré le bizarre métier auquel le sort l’a réduite. Elle est avec de pauvres bonnes gens qui lui ont été secourables et à qui vous devez de la reconnaissance. Elle danse sur la corde. Elle a nom mademoiselle Saphir.

«Madame, je veux vous voir parce qu’un grand danger la menace – et vous aussi peut-être. Je reviendrai demain matin de bonne heure. Fussiez-vous malade à la mort, il faut que je sois introduit près de vous.»

Ce message était signé d’un nom que Mme de Chaves avait lu tout de suite, avant même de parcourir les premières lignes, et qui éveillait en elle un monde de souvenirs: Médor.

Médor! – Autrefois le brave garçon ne savait pas écrire, et l’écriture de cette lettre ressemblait… Était-ce possible?

Lily se sentait devenir folle.

Elle lisait pourtant, laborieusement, le cœur serré par l’angoisse, car elle avait été trompée, mais le cœur soulevé aussi par d’immenses élans de joie.

Quand elle eut achevé, sa tête s’inclina sur sa poitrine.

– C’est le nom que m’a dit Hector, murmura-t-elle, le nom de celle qu’il aime et que j’aimais en l’écoutant… Saphir!

Dans le silence une douce voix s’éleva qui dit:

– Vous m’appelez, madame, me voici, je suis Saphir.

La duchesse, stupéfaite, leva les yeux. À quelques pas d’elle, la lumière éclairait une jeune fille, belle, plus belle que ses rêves de mère amoureuse.

Madame de Chaves voulut s’élancer hors de son lit et serait tombée sur le tapis, si Saphir ne l’eût retenue dans ses bras.

Lily, pendue ainsi au cou de la jeune fille, et baignant son regard dans ses grands yeux bleus fixés sur elle avec des larmes, balbutiait:

– C’est toi, cette fois! je t’ai si souvent revue! c’est toi, mais bien plus belle!… Oh! je suis éveillée et j’ai ma fille sur mon cœur!

– Puissiez-vous dire vrai, madame, répliqua Saphir, car toute mon âme s’élance vers vous. Mais je viens vous parler d’Hector qui est peut-être en danger de mourir.

La duchesse ne comprenait point. Saphir se dégagea de ses bras et courut vers le secrétaire ouvert où il y avait des plumes, de l’encre et du papier.

Elle écrivit rapidement deux lignes.

«Cher père et chère mère, rassurez-vous je suis sauvée. Un autre reste en péril; prenez avec vous nos hommes et courez dans l’avenue du quai d’Orsay; à la hauteur du pont de l’Alma, vous trouverez un blessé et vous lui donnerez votre l’aide pour l’amour de moi.»

– Hector blessé! dit la duchesse qui lisait par-dessus son épaule. Saphir pliait déjà la lettre. Elle sonna elle-même.

– Vous allez envoyer sur-le-champ, madame, dit-elle, une personne sûre.

– Si nous allions!… commença Mme de Chaves.

– Nous irons… ou du moins j’irai, car vous êtes bien faible, mais il faut envoyer d’abord.

Une femme de chambre se présentait. Saphir la regarda en face.

– Celle-ci est dévouée, n’est-ce pas! demanda-t-elle à madame de Chaves.

La duchesse répondit:

– Je suis sûre d’elle.

L’instant d’après, Brigitte partait en courant avec les instructions précises qui devaient lui faire trouver le théâtre Canada. Elle avait ordre d’éveiller, en passant dans la cour, le cocher de madame la duchesse et de faire atteler.

XXI Un vieux lion qui s’éveille

Tout cela n’avait pas pris cinq minutes. La duchesse et Saphir, seules de nouveau, étaient assises l’une auprès de l’autre sur le canapé où, l’avant-veille, mademoiselle Guite avait ronflé.

Madame de Chaves voulait savoir par quel miracle Saphir était en ce lieu, à cette heure, mais elle voulait savoir tant d’autres choses! Chaque fois que la jeune fille commençait son récit une pluie de baisers l’interrompait.

La duchesse était guérie, la duchesse était folle de joie; elle comparait avec triomphe les transports croissants de sa tendresse, aux hésitations qui l’avaient prise si vite en présence de l’autre.

Elle parlait de l’autre à Saphir qui ne pouvait pas la comprendre, puisqu’elle ignorait toute l’histoire de mademoiselle Guite.

La duchesse interrogeait, elle coupait les réponses, elle remerciait Dieu, elle riait, elle pleurait, elle faisait envie et pitié. Sa beauté avait des rayons. On n’eût point su dire laquelle de Saphir ou d’elle était belle le plus admirablement.

– Je ne t’empêcherai jamais de les voir, ces braves gens, disait-elle. Ce n’est pas assez, cela; ils demeureront avec nous, ils seront toujours ton père et ta mère… et figure-toi que j’étais allée avant-hier soir avec Hector pour te voir danser. Quelle providence qu’Hector ait pu te rencontrer, t’aimer!

Et comme une larme, à ce nom, venait aux yeux de la jeune fille, madame de Chaves la sécha à force de baisers.

– Ne crains rien, ne crains, rien! dit-elle; Dieu est avec nous maintenant! il ne voudrait pas mettre une douleur parmi tant de joie. Nous allons retrouver Hector… l’aimes-tu bien?

Ceci fut murmuré d’une voix jalouse déjà. Elle sentit les lèvres froides de Saphir sur son front et la serra passionnément contre sa poitrine.

– Tu l’aimes bien! tu l’aimes bien! dit-elle. Tant mieux! si tu savais comme il t’aime, lui! J’étais sa confidente, et je le grondais d’adorer comme cela une… oh! je puis bien dire le mot, maintenant: une saltimbanque. Il me semble que je t’aime plus profondément à cause de cela… je ne t’aurais jamais vu danser, moi, car tu ne danseras plus… Mais tu l’aimeras mieux que moi, n’est-ce pas? il faut se résigner à cela.

– Ma mère! ma mère, murmurait Saphir, qui l’écoutait avec ravissement.

Je ne puis mieux exprimer la vérité qu’à l’aide de cette parole: Saphir écoutait madame de Chaves comme les mères écoutent le babil désordonné des chers petits enfants.

Les rôles étaient retournés. Madame de Chaves était l’enfant; il y avait en elle, à cette heure, l’allégresse turbulente du premier âge. Elle ne se possédait plus.

– Je vais être bien jalouse de lui, dit-elle, c’est certain. Heureusement qu’il était comme mon fils avant cela, je tâcherai de ne point vous séparer dans mon amour.

– Mais, s’interrompit-elle joyeusement, tu as donc été jalouse aussi, chérie? jalouse de moi, ce jour où nous nous rencontrâmes sur la route de Maintenon?

– Je vous avais vue si belle, ma mère!… commença la jeune fille.

– Tu me trouves donc belle! interrompit encore la duchesse. Moi je ne saurais pas dire comment je te trouve. Tu ressembles…

Elle allait dire: «à ton père», mais n’acheva pas et un voile de pâleur descendit sur son visage.

– Écoute, fit-elle mystérieusement, tout à l’heure, dans cette lettre qui me parlait de toi, je croyais reconnaître son écriture. Mais, se reprit-elle, que vais-je dire là? Je perds la tête tout à fait. Comment me comprendrais-tu, puisque tu avais un an à peine. Tiens, regarde, te voilà!

Elle s’était levée plus pétulante qu’une vierge de seize ans et avait été chercher dans son livre d’heures la photographie envoyée par Médor.

Elle l’apporta, disant avec le rire franc des heureuses:

– Regarde, regarde! te reconnais-tu? Saphir était émue et toute sérieuse.

– Je ne reconnais que vous, ma mère, dit-elle en portant le portrait à ses lèvres. Mais il y a en moi un trouble étrange, une fatigue que je ne saurais définir: c’est comme si ma mémoire comprimée allait éclater. Il me semble que je me souviens… mais non! J’ai beau faire, je ne me souviens pas. Aujourd’hui comme autrefois je suis ce nuage bercé entre vos bras bien-aimés.

Madame de Chaves l’attira doucement contre son cœur et, baissant la voix jusqu’au murmure, elle dit:

– Tu avais autrefois…

Elle s’arrêta, presque confuse, et Saphir rougit dans un délicieux sourire.

– Comment donc l’autre avait-elle fait? pensa tout haut madame de Chaves qui ajouta:

«Tu sais bien de quoi je parle, le signe?

– Ma cerise… dit tout bas Saphir, dont les cils de soie se baissèrent. Elles riaient toutes deux avec un trouble où il y avait une ineffable pudeur.

– Je suis juge, dit madame de Chaves gaiement, et j’examine ton acte de naissance. C’est un interrogatoire, mademoiselle… de quel côté?

– Ici, répliqua Saphir en posant le bout de son doigt rose entre son épaule droite et son sein.

Madame de Chaves effleura ce doigt d’un baiser, et dit si bas que Saphir eut peine à l’entendre:

– Je veux voir.

– Et je veux que tu voies, répondit la jeune fille, qui la tutoyait pour la première fois.

Ce furent encore des baisers.

Puis Saphir s’assit et la duchesse, agenouillée devant elle, commença d’une main qui tremblait à détacher les agrafes de la robe.

Elle n’acheva pas ce travail charmant, parce que Saphir lui saisit les deux mains en poussant un cri d’épouvante.

La duchesse se leva, effrayée à son tour, et regarda en arrière, suivant le doigt tendu de Saphir qui montrait la baie drapée de portières par où elle était entrée.

Il y avait là deux noirs visages éclairés par des yeux blancs qui semblaient étinceler.

– Que faites-vous là? balbutia la duchesse, bégayant de colère en même temps que de frayeur.

Entre les deux faces d’ébène de Saturne et de Jupiter, une troisième figure se montrait: celle-ci plus haute et d’un bronze rougeâtre.

Monsieur le duc de Chaves était ivre, mais non point tant qu’il avait coutume de l’être en rentrant à ces heures de nuit. Il n’avait perdu que la raison; l’aplomb et la force du corps restaient: on était venu l’interrompre avant la fin de son orgie quotidienne.

– Cette belle enfant est à moi, dit-il, parlant le français aussi péniblement que jadis, pourquoi m’a-t-on forcé de la venir chercher jusqu’ici?

– C’est ma fille, répondit madame de Chaves d’une voix que l’angoisse étranglait dans sa gorge.

Le duc se prit à rire et fit un geste; les deux noirs s’ébranlèrent.

– Vous mentez, dit-il, votre fille est dans le pavillon.

– C’est ma fille! répéta madame de Chaves qui fit un pas à la rencontre des deux Noirs.

Ceux-ci reculèrent, interdits.

Monsieur le duc avait une cravache qui siffla deux fois, le sang jaillit de l’épaule gauche de Saturne et de l’épaule droite de Jupiter.

– Combien donc avez-vous de filles? demanda-t-il brutalement, en verrons-nous une chaque semaine? Diabo me cogo! moi qui perds toujours, j’ai eu du bonheur ce soir! Celle-ci est achetée et payée.

Son rire énervé continuait. Il plongea ses deux mains dans ses poches et des poignées d’or roulèrent en s’éparpillant sur le tapis.

– Voyez plutôt! ajouta-t-il, je la paierai deux fois si l’on veut. Puis, s’adressant aux Noirs:

– Apporte! Pe de cabra!

La cravache siffla de nouveau.

Les deux nègres se précipitèrent et, malgré les efforts désespérés de madame de Chaves, ils s’emparèrent de Saphir qui restait pétrifiée par l’horreur.

– Allez! ordonna le duc.

Les deux Noirs enlevèrent Saphir et il s’apprêta à les suivre.

– C’est ma fille! c’est ma fille! c’est ma fille! cria la malheureuse femme avec démence en s’accrochant à ses vêtements.

Il se débarrassa d’elle d’un geste violent et ne se détourna même pas pour la voir tomber évanouie.

Nous avons entendu rentrer monsieur le duc, au moment où Annibal Gioja et ses compagnons prenaient l’escalier de service pour gagner, par le jardin, les bureaux de la Compagnie brésilienne.

Monsieur le duc avait reçu le message d’Annibal au beau milieu d’une veine inusitée qui amoncelait devant lui des tas d’or.

Il n’avait pas même hésité, tant sa fantaisie était grande.

En arrivant il s’était fort étonné de ne trouver ni Annibal ni la danseuse de corde.

Saturne et Jupiter, effrayés par la colère terrible qui lui montait au cerveau, s’étaient mis à chercher. Saphir avait laissé entrouverte la porte des appartements de la duchesse, et les deux Noirs, guidés par le bruit des voix, n’eurent pas de peine à retrouver sa piste.

Le lecteur sait le reste.

Au milieu de la chambre de monsieur le duc, il y avait sur la table une bouteille de rhum débouchée et un verre à demi plein.

Saphir fut déposée sur le lit où déjà une fois on l’avait étendue.

Les deux Noirs, remerciés par un dernier coup de cravache, furent mis dehors, et le duc poussa la porte sur eux, après quoi, il vint vider son verre de rhum.

Il avait toujours ce rire hébété des gens ivres. En allant de la table au lit, il grommela quelques mots portugais, entremêlés de jurons.

Puis il se planta devant Saphir qui le regardait avec ses grands yeux épouvantés, et se dit à lui-même:

– Raios! Annibal avait raison, voici une belle créature!

Et, sans autre préambule, ses deux bras voulurent enlacer la taille de Saphir.

Mais à quelque chose malheur est bon, dit le proverbe, et les dures traverses de l’adolescence de Justine l’avaient faite du moins forte comme un homme.

C’était un de ces grands lits carrés qui n’ont pas de ruelle. Saphir raidit sa taille souple et, se débarrassant de l’étreinte du sauvage, elle le repoussa pour sauter d’un bond de l’autre côté du lit.

Le duc n’en rit que plus fort.

– Apre! dit-il, j’aime cela; elles sont ainsi dans mon pays, les macacas de Diabo! Ah! ah! il va falloir se battre, battons-nous, ma belle, je ne déteste pas les griffes de panthères ni les dents de tigresses.

Il se versa un verre de rhum, et l’avala d’un trait, puis il fit le tour du lit.

De ce côté, Justine n’avait pas d’issue. Elle essaya de bondir une seconde fois par-dessus la couverture, et ce lui était chose aisée, mais monsieur de Chaves la ressaisit par sa robe qui craqua sans se déchirer. Seulement les dernières agrafes de son corsage, arrachées toutes à la fois, découvrirent son fichu, tandis que ses cheveux dénoués inondaient ses épaules.

Elle tomba sur le lit dans une pose qui la faisait splendide à voir.

Le duc poussa un râle de faune.

– Sur mon salut éternel, dit Justine dont les deux mains étaient déjà prisonnières, je suis la fille de votre femme!

– Tu mens, répondit le duc en poursuivant sa victoire, c’est l’autre qui a le signe. Ah! ah! bestiaga! l’autre n’est pas si méchante que toi.

Justine parvint à dégager une de ses mains et d’un geste désespéré, elle arracha elle-même le fichu, dernier voile qui défendît sa poitrine.

Le duc recula; il ne pouvait plus douter, mais ses yeux avides s’injectèrent de sang et un rauquement gronda dans sa gorge.

– Burra! dit-il, que me fait cela? tu es trop belle!

Ce qui aurait dû arrêter sa brutale passion l’exalta jusqu’au délire. Il se rua sur la jeune fille et, dans la lutte horrible qui suivit, tous deux franchirent la largeur du lit pour retomber de l’autre côté.

Là, Justine resta sans mouvement et la bête fauve victorieuse gronda:

– Os raios m’escartejâo! je suis le maître!

Mais à ce cri de barbare triomphe une voix froide et tranchante comme l’acier répondit:

– Relevez-vous, monsieur le duc, je ne voudrais pas vous tuer à terre.

Monsieur de Chaves crut d’abord avoir mal entendu. Il redressa la tête sans se retourner. Mais la voix répéta d’un accent plus impérieux.

– Monsieur le duc, relevez-vous!

Il se retourna enfin et vit sur le seuil un homme qu’il ne connaissait pas. C’était un personnage de haute taille, maigre et vêtu de noir de la tête aux pieds. Il avait un grand visage pâle avec des yeux fiers mais mornes et voilés par une sorte de brume. Sa barbe était grise, ses cheveux étaient blancs.

Monsieur de Chaves s’était relevé tout étourdi, mais l’aspect de cet inconnu fouetta sa double ivresse et lui rendit une partie de son sang-froid.

– Qui êtes-vous? demanda-t-il avec hauteur.

L’inconnu ouvrit sa large redingote et en retira deux épées, dont il jeta l’une sur le parquet aux pieds de monsieur le duc.

– Mon nom importe peu, dit-il. Voici bientôt quinze ans, vous m’avez pris ma femme au moyen d’une lâche tromperie. Dès ce temps-là vous auriez pu lui rendre son enfant qui est le mien. Vous l’avez épousée par un mensonge après vous être fait veuf par un assassinat: vous voyez que je sais votre histoire. Et maintenant, je vous surprends luttant contre cette même enfant, devenue jeune fille, non pas comme un homme, mais comme une bête féroce. Comme une bête féroce j’aurais pu vous abattre, moi surtout qui ai oublié bien longtemps d’où je sors. Mais en touchant une épée, je me suis souvenu de ma qualité de gentilhomme. Défendez-vous!

Le duc l’avait écouté sans l’interrompre. En l’écoutant, loin de relever l’épée, il s’était rapproché d’une console placée entre les deux fenêtres et dont la tablette supportait diverses armes.

Il y prit un revolver et l’arma.

– Je vais me défendre, dit-il, mais contre un visiteur de nuit qui refuse de dire son nom, je pense avoir le choix des armes.

Il visa. Un premier coup partit. L’étranger eut un tressaillement.

Monsieur le duc fit virer froidement son revolver, arma et visa de nouveau.

L’étranger avait fait un pas vers lui.

Monsieur le duc tira; mais à peine le coup eut-il retenti que le revolver s’échappa de sa main fouettée par l’épée.

L’étranger avait encore tressailli.

Le duc voulut saisir une machette sur la console; un second coup de plat d’épée lui fit lâcher prise.

Il bondit avec un cri de rage jusqu’à l’autre extrémité de la chambre, où pendait une carabine de chasse. L’étranger ramassa l’épée qui était à terre; il rejoignit le duc au moment où celui-ci armait vivement la carabine et, lui plaçant la pointe de son arme au nœud de la gorge, il lui dit:

– Lâchez cela et prenez ceci, ou vous êtes mort!

Il lui tendait la garde de la seconde épée.

Le duc obéit enfin, faute de pouvoir faire autrement et, sans prendre posture, il lança un coup à bras raccourci dans le ventre de l’étranger qui para sur place et dit encore:

– Mettez-vous en garde.

Le duc se mit en garde et son dernier juron fut coupé en deux par un coup droit qui lui traversa la poitrine.

La porte se rouvrit en ce moment et la duchesse de Chaves entra. Elle s’était traînée à genoux tout le long du corridor. Justine qui reprenait ses sens parcourut la chambre d’un regard égaré.

Il y avait un homme mort: le duc de Chaves, et un autre homme qui se tenait debout immobile auprès de lui, serrant encore son épée sanglante dans sa main.

– Justin! dit madame de Chaves en un grand cri. Puis elle ajouta:

– Ma fille! ton père! ton père!

Elle aida Justine à se relever, et toutes deux revinrent à l’étranger qui souriait doucement, mais semblait avoir peine à se soutenir.

– Justin! répéta la duchesse, Dieu t’a envoyé…

– Mon père! c’est mon père qui m’a sauvée!

Justin souriait toujours et les contemplait en extase. Il chancela, puis s’affaissa dans leurs bras aussitôt qu’elles l’eurent touché.

Monsieur le duc était un tireur habile. Les deux balles de son revolver avaient porté.

Le lendemain, l’hôtel de Chaves était une maison déserte. À l’extérieur, au contraire, soit dans le faubourg Saint-Honoré, doit dans l’avenue Gabrielle, tous les badauds du quartier semblaient s’être donné rendez-vous.

Il y avait, Dieu merci, matière à chroniques et à bavardages. Le corps de monsieur le duc avait été retrouvé percé d’un coup d’épée au milieu de sa chambre à coucher. Le lit était défait, quoiqu’on n’y eut point couché, les meubles étaient dérangés, et un revolver tombé à terre avait tiré deux de ses coups.

Les Noirs et les autres domestiques interrogés avaient répondu que certains bruits s’étaient fait entendre dans la nuit, mais qu’à l’hôtel de Chaves, quand monsieur le duc rentrait ivre vers le matin, on était habitué à entendre toutes sortes de bruits.

Ce n’était pas tout, cependant. Le caissier et le sous-caissier de la Compagnie brésilienne s’étaient éveillés fort tard au milieu d’un véritable ravage. La caisse était forcée, et il y manquait une somme considérable.

Ce n’était pas tout encore. Dans le pavillon en retour sur le jardin, une pauvre jeune femme, madame la marquise de Rosenthal, attaquée sans doute par les malfaiteurs, avait passé la nuit garrottée et bâillonnée.

Enfin, sous les bosquets des Champs-Elysées, en face du jardin de l’hôtel, une large trace de sang restait, malgré la pluie, et indiquait un ou plusieurs meurtres. Mais, ici, on avait cherché en vain le corps du délit.

Les badauds se racontaient les uns aux autres ces divers détails tragiques et passaient, en somme, une agréable journée.

La justice informait.

Dans l’appartement du jeune comte Hector de Sabran, assez bien remis du coup de canne plombée qui l’avait terrassé la veille, sous les arbres du quai d’Orsay, nous eussions rencontré tous les personnages de notre drame, rassemblés autour du lit de Justin de Vibray.

Le chirurgien venait d’extraire la seconde balle et répondait désormais de l’existence du blessé.

C’était Médor qui avait servi d’aide pendant l’opération.

Toute la matinée on avait craint que Justin ne survécût point à l’extraction des balles; aussi, à tout événement avait-il voulu mettre d’avance la main de mademoiselle Justine de Vibray, sa fille, dans celle d’Hector de Sabran.

Maintenant il dormait paisiblement, tandis que Lily et Justine, les yeux mouillés de larmes heureuses, penchaient leurs sourires au-dessus de son sommeil.

Échalot et madame Canada regardaient cela, et la célèbre Amandine, parlant au nom de la communauté, disait avec fierté mais la larme à l’œil:

– On sait se tenir à sa place. Nous n’appartenons pas à la même catégorie dans les castes de la société moderne, par conséquence on fera en sorte de ne point se rendre à charge à des personnes qui n’oseraient pas nous dire: fichez-nous le camp, par suite des sentiments de leurs cœurs généreux.

– Mais néanmoins, ajouta Échalot dont la pauvre voix tremblait, on sollicite la permission d’assister dans un coin au mariage d’abord et puis au baptême… en plus, de venir tous les ans voir un peu comment se porte notre ancienne fille.

Post-scriptum. Quant à monsieur le marquis Saladin de Rosenthal, nous verrons quelque jour peut-être comment il employa l’argent de la Compagnie brésilienne, et sur quel noble théâtre il eut l’honneur de s’étrangler en avalant son dernier sabre.


  1. <a l:href="#_ftnref3">[3]</a> Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série

  2. <a l:href="#_ftnref4">[4]</a> Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série.

  3. <a l:href="#_ftnref5">[5]</a> Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série.

  4. <a l:href="#_ftnref6">[6]</a> Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série.