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En 1853, on mettait déjà la pioche dans les constructions qui entouraient la prison de la Force, destinée elle-même à disparaître bientôt. Il ne restait, sur l’emplacement actuel de la rue Malher, vers l’endroit où elle débouche dans la rue Saint-Antoine, en face du portail de Saint-Paul, qu’une belle vieille maison, dont la principale entrée était rue Culture-Sainte-Catherine.
Cette maison avait beaucoup de noms, y compris le vrai qui était l’hôtel Fitz-Roy. Les voisins l’appelaient plus volontiers la Maison-aux -Oiseaux.
Paris ne change plus beaucoup depuis la guerre; mais ceux qui ont plus de vingt ans se souviennent de ces années poudreuses où quatre cent mille maçons entretenaient le nuage de plâtre dans tous les arrondissements à la fois. Les boulevards surgissaient à la baguette; on demandait son chemin dans Paris comme en forêt: la transformation fut si soudaine et si complète, en ce temps-là, qu’il nous arrive encore aujourd’hui de chercher naïvement, à leur place d’hier, des choses qui étaient contemporaines de nous, mais qui sont bien plus mortes que les ruines laissées par Charlemagne ou Julien l’Apostat.
La belle vieille maison regardait la prison de la Force par-dessus les démolitions. Elle méritait assurément le grand prix de tranquillité parmi toutes les demeures paisibles qui dorment dans ce quartier du Marais. On n’y entendait jamais aucun bruit, sauf des ramages d’oiseaux, parce que le bon M. Jaffret qui l’habitait était le protecteur et le bienfaiteur de tous les moineaux de Paris. Deux fois par jour, le quartier attendri venait le voir distribuer ses aumônes à la population des pierrots, qui tourbillonnait comme un essaim énorme au-dessus de sa terrasse.
Cela prouve, dit-on, un excellent cœur mais, pour ma part, je préfère ceux qui, quand ils ont du pain de trop, le donnent aux hommes.
M. Jaffret avait en outre quantité de cages à toutes ses fenêtres, et dans son salon, une volière qui occupait ses meilleurs loisirs.
Il vivait seul avec sa femme et sa nièce – ou sa pupille -, on ne savait pas au juste.
Sa femme, beaucoup plus âgée que lui, chassait les oiseaux mendiants quand il n’était pas là: on l’accusait même de leur tendre des pièges, car on en trouvait parfois d’étranglés sur le trottoir, au-dessous de la terrasse.
Sa pupille, qui était toute jeune et charmante, ne sortait guère que pour aller à l’église, ce qui ne l’empêchait pas d’être un sujet de conversation pour les voisins. On l’appelait la belle Tilde, parce que ce nom de Tilde passait souvent entre les persiennes fermées, prononcé par la douce voix de papa Jaffret ou par l’aigre fausset de «sa dame».
Du reste, les époux Jaffret eux-mêmes n’étaient pas sans donner ample pâture aux bavardages environnants. Autour de Saint-Paul, beaucoup de gens se demandaient ce qu’ils pouvaient bien faire dans cette vaste maison avec leur nièce et deux domestiques seulement: une cuisinière qui servait de bonne et un valet de chambre.
La cuisinière ne causait jamais chez les fournisseurs; le valet de chambre, homme de cinquante ans, aurait pu passer pour un rentier quand il allait, le soir, lire Le Constitutionnel à son petit café de la place Royale. Il s’appelait Laurent. Au café, on ne l’avait jamais entendu prononcer que deux phrases: «Monsieur, j’ai l’honneur de retenir la gazette après vous», et quand on lui tendait le journal: «Monsieur, j’ai l’honneur de vous remercier.»
Au Marais, c’est un peu la province, je ne sais pas même si les cancans du Marais ne sont pas d’espèce plus vivace et plus foisonnante que ceux de Romorantin. Les Jaffret étaient très riches, on disait cela, mais on disait aussi tout le contraire; ils passaient à la fois pour d’excellentes gens et pour de vilaines gens. La maison qu’ils habitaient depuis longtemps déjà avait appartenu aux Fitz-Roy de Clare; elle dépendait de la succession Bozzo.
Nous n’avons pas à parler ici du colonel Bozzo-Corona, l’illustre philanthrope de la rue Thérèse, si respecté pendant sa vie, mais dont un récent procès avait mis la mémoire sur la sellette. On ne savait pas alors (et le sait-on mieux aujourd’hui?) si le colonel Bozzo était un saint calomnié ou si vraiment, abrité derrière son auréole, il avait commandé pendant près d’un siècle la terrible armée d’assassins «distingués» connue sous ce nom: Les Habits noirs <emphasis>[1]</emphasis>.
Du temps du colonel Bozzo, cette maison restait le plus souvent abandonnée aux soins d’un vieil homme, appelé Morand, qui passait pour être un parent éloigné et ruiné de la puissante famille de Clare. Il vivait seul avec une petite fille très jolie, nommée Clotilde, et qu’il battait misérablement.
Une fois, que les voisins ameutés lui reprochaient sa barbarie, le vieil homme répondit: «Elle ne veut pas apprendre sa prière.» Et jamais, sur ce même sujet, on n’eut d’autre réponse de lui que celle-ci: «Je veux qu’elle apprenne sa prière.»
Deux ou trois fois par an, à des époques qui n’étaient pas périodiques, le logis désert s’animait. On voyait arriver des équipages vers le soir, et Morand, le fanatique professeur de prières, venait recevoir son monde au portail.
En ces occasions, jamais la petite fille ne paraissait.
Sur chaque voiture qui entrait la porte de la cour se refermait aussitôt; ceux qui avaient pu glisser un coup d’œil prétendaient que ces mystérieux visiteurs étaient toujours les mêmes: cinq ou six messieurs très élégants, deux belles dames, un vieux, vieux bonhomme, qui se soutenait à peine et qui avait l’air d’un mort mal ressuscité.
Les quatre fenêtres du grand salon s’éclairaient alors derrière leurs persiennes closes. Ordinairement, tout restait calme; quelquefois, cependant, un bruit de querelle s’élevait, dominé par la voix du vieillard, tremblante, mais aiguë.
Vers minuit, jamais plus tard, Morand rouvrait le portail, les visiteurs s’en allaient, le salon éteignait ses lumières et l’antique logis se rendormait dans son silence.
Plusieurs habitants du quartier furent appelés en justice lors du procès des Habits Noirs pour témoigner de ce fait, et comme ils ne reconnurent aucun des accusés, on en conclut avec juste raison que les seuls goujats de la ténébreuse armée s’étaient laissé prendre, tandis que les chefs s’envolaient.
Chacun sait bien que c’est la règle.
Après la mort du colonel, dont Paris tout entier suivit les restes mortels au Père-Lachaise, on ne vit plus ni Morand ni la petite fille, et ce fut alors que les Jaffret vinrent habiter la maison; mais voici une chose singulière: depuis la prise de possession des Jaffret qui avaient loué ou acheté l’hôtel, nul n’en savait rien, les conciliabules du soir continuèrent dans le grand salon, deux ou trois fois par an, à des époques indéterminées. Seulement, ce n’étaient plus les mêmes gens qui venaient.
Autre détail que j’allais omettre. Avant de partir avec la petite fille, Morand, qui ne mettait jamais les pieds à l’église, quoiqu’il enseignât le latin des prières à tour de bras, se rendit chez M. le curé de Saint-Paul avec qui il eut une assez longue conférence. Au retour, il emmena la petite jusqu’à la porte du presbytère et la lui montra, disant: «Souviens-toi bien, c’est là que demeure le prêtre à qui tu réciteras Voremus.»
Ceci fut entendu et vu; il y avait certainement là-dessous une histoire.
Mais ce n’est pas tout, vous allez voir, au bout de deux ou trois ans, Tilde reparut, grandie et embellie; ce fut Mme Jaffret qui l’amena. En trois ans, un enfant de cet âge peut changer beaucoup, c’est certain. Tilde avait tellement changé que les voisins ne voulurent point la reconnaître, malgré les assurances de Mme Jaffret qui, du reste, ne la battait point et l’appelait: «Mon cœur» par les fenêtres ouvertes.
J’aime mieux vous dire tout de suite la légende qui courait au sujet du mystérieux retour de Tilde, en vous laissant le droit de n’y point croire plus qu’on ne fait d’ordinaire aux légendes. Comment elle était arrivée de la plaine Saint-Denis au Marais, cette légende, avec ses détails bizarres, ma science ne va pas jusqu’à éclaircir ce point obscur. Voici pourtant un fait: rue Payenne, il y avait un cabaret borgne tenu par un ancien cocher de fiacre, le nommé Lapierre. La légende était sortie de ce trou, au moins pour les trois quarts de son texte.
J’ajoute que le bon Jaffret avait été un des meilleurs habitués du café du Commerce, place Royale, du temps qu’il vivait en garçon, et qu’il n’y allait plus, depuis que Mme Jaffret était revenue pour faire le bonheur de sa maison.
Quand on a été au café du Commerce et qu’on n’y va plus, les cancans viennent s’asseoir d’eux-mêmes autour de la table qu’on avait coutume d’occuper, et là-bas, la conversation de cinquante ou soixante familles honorables vit exclusivement sur les cancans du café du Commerce.
La légende venait peut-être du café du Commerce. Je vous la donne, la légende, pour ce qu’elle vaut et comme on la contait aux alentours de l’église Saint-Paul. La voici:
Un matin d’hiver, sur le chemin qui mène de la Chapelle-Saint -Denis à Saint-Ouen en passant devant le cimetière de Clignancourt, le corbillard de misère allait, traîné par son cheval mourant, et portant un cercueil tout nu.
Vous connaissez l’admirable estampe: Le Convoi du pauvre, c’était bien cela. Dans ces terrains hideux qui ne sont ni ville ni campagne, sur la terre sale, parsemée d’îlots blanchâtres, là où la neige n’avait pas encore fondu, la petite charrette noire, voûtée comme une malle, roulait lentement et tristement, environnée par un immense abandon.
Le chien même n’était pas là, le chien de l’image qui suit, la tête basse, et qui fait si profondément pitié.
Au lieu du chien, c’était une fillette maigre, toute petite, à peine vêtue, mais si jolie avec sa figure rouge de froid, sous ses grands cheveux révoltés!
Elle suivait toute seule, comme le chien de l’image, la tête basse aussi, le corps grelottant, mais elle ne pleurait pas.
Le cimetière était neuf, on achevait le mur de clôture; cependant, il y avait déjà un marbrier, établi sur la route, dans une masure, et de l’autre côté du chemin une masure en construction annonçait que la concurrence allait naître. Devant le logis du marbrier, dont l’enseigne portait le nom de Cadet, un beau petit gars de dix ans jouait avec des débris de couronnes. Il regarda passer le corbillard, jamais il n’en avait vu de si pauvre, et cela le fit rire, car les enfants pauvres rient aisément de la pauvreté.
– En voilà une qui est drôle tout plein, dit-il en voyant la fillette dont les cheveux emmêlés tombaient au-devant de son visage: c’est comme s’il n’y aurait pas de figure sous sa grande tignasse. Elle fait froid avec sa jupe d’indienne, ah! malheur!
Mais il cessa de jouer, et de rire aussi, et, malgré lui, son regard suivit le corbillard, cette pauvre chose noire que la distance rapetissait déjà. Et sans savoir pourquoi, il devenait grave.
– Fainéant, voilà votre déjeuner, dit une voix essoufflée et sourde à l’intérieur de la masure; à l’école, et vite, allons! ou gare les coups! Papa Cadet n’est pas loin!
Le garçonnet prit son panier et partit dans la direction de Montmartre; son école était à la porte des Poissonniers. Au coude du sentier, il se retourna pour voir encore ce point noir qui marchait, et il soupira disant:
– Pauvre petiote!
Ce ne fut pas long, au cimetière. On mit la bière de sapin dans le trou avec une prière et une pelletée de terre par-dessus, puis le prêtre et la charrette s’en allèrent. Je ne sais pourquoi la fillette s’était cachée derrière une tombe. Quand il n’y eut plus personne, elle revint et s’assit les pieds pendants au bord de la fosse.
C’est là que le garçonnet de l’école la retrouva, la tête tombée dans sa poitrine et les mains croisées sur ses genoux. On aurait pu croire qu’elle dormait, sans le frisson qui agitait son pauvre petit corps. Le garçonnet n’osait pas s’approcher d’elle.
Il la regardait de tous ses grands yeux mouillés.
Au bout d’un moment, il ôta sa casquette comme s’il eût été dans une église. Mais pourquoi était-il là et non pas à l’école?
On ne sait. Un peu après, il vint tout doucement s’agenouiller près de l’enfant qui se redressa avec surprise, mais sans effroi, pour le regarder à travers ses cheveux.
– Comment t’appelles-tu? demanda-t-il à voix basse: moi, je suis Clément de chez le marbrier.
– Moi, je suis Tilde, répondit l’enfant.
– Était-ce ton père, celui qu’on a apporté?
– C’était papa Morand.
– L’aimais-tu bien?
– Je ne sais pas.
– Tu attends quelqu’un ici?
– Non.
– Alors, que fais-tu là?
– Rien.
Elle rejeta d’un seul coup tous ses cheveux derrière sa tête et ajouta:
– Puisque je n’ai plus nulle part où aller.
Les yeux de Clément le brûlèrent et se mouillèrent.
– Tiens, dit Tilde, tu pleures, toi, moi pas, et pourtant j’ai grand froid et grand faim.
– Veux-tu manger mon déjeuner? s’écria Clément, qui ouvrit précipitamment son panier.
Tilde ne répondit pas, mais elle mordit à belles dents la tartine qu’on lui offrait. Il y avait comme un sourire qui venait sur sa pauvre figure souffrante. Elle était jolie à faire pitié.
De la voir manger de si bon cœur Clément se sentait tout joyeux, et il souriait aussi.
Elle reprit, la bouche pleine:
– Papa Morand n’était pas méchant. S’il me battait, c’était pour que j’apprenne la prière.
– Il te battait! s’écria Clément indigné.
– Puisque je ne pouvais pas l’apprendre dans les commencements, répondit l’enfant, mais j’ai fini par la savoir tout entière et très bien. On ne te bat donc pas, toi?
– Ah! Mais si! Mais, moi, je suis un homme. Quelle prière?
– Veux-tu que je te la dise?
Elle cessa de manger, et avec une volubilité singulière, elle enfila un chapelet de mots latins qui commençait par oremus et se terminait par amen; Clément dit:
– Je suis du catéchisme. Ce n’est ni le pater, ni l’ave, ni le credo, ni rien du tout, ta prière.
Tilde sourit tout à fait, à la manière de ceux qui tiennent un grand secret et qui ne veulent pas le dire. Elle se remit à manger.
– Puisque c’est ma prière à moi, répliqua-t-elle. Je dois la répéter au moins deux fois tous les jours, crainte de l’oublier…
Elle s’interrompit pour demander d’un ton soupçonneux:
– Sais-tu le latin, toi?
– Pas encore, repartit Clément.
– C’est égal, j’ai eu tort de te la dire, et je ne le ferai plus. On me tuerait, si on savait… Il faut attendre mes quinze ans. Alors, j’irai chez le prêtre. Je sais la rue, c’est tout contre l’église.
– Quelle rue? demanda Clément, qui écoutait tout cela comme un conte de fées, et quelle église?
Tilde eut un mouvement de tête mutin, qui ramena tous ses cheveux sur ses yeux.
– C’est bon, dit-elle, j’ai assez regardé la porte, et je la connais bien. Je réciterai la prière au prêtre, qui trouvera dedans tout ce qu’il faut, et je serai princesse. Ne va pas bavarder!
Clément resta un instant abasourdi par ce dernier mot: «princesse». Le fait est que ce mot sonnait singulièrement dans la bouche de ce pauvre petit être, qui grelottait sous ses haillons; aussi, Clément, qui était un gamin de sens vif et décidé, eut-il bientôt honte de sa crédulité.
– C’est des bêtises! dit-il tout à coup, le vieux s’est moqué de toi. Viens-nous-en à la maison: papa Cadet est à tous les diables, et, si maman Cadet ne veut pas de toi, nous nous en irons ensemble tous deux.
Il s’était levé, Tilde le toisait du regard.
– Tu es fort, toi, dit-elle, je t’aime bien. Ces gens-là, dont tu parles, est-ce ton père et ta mère?
Clément haussa les épaules.
– Tu n’as pas l’air de les aimer?
– La mère, si, un peu, répondit Clément.
– Tu m’as dit qu’ils te battaient aussi? Clément devint tout rouge, et ses yeux brillèrent.
Puis il haussa de nouveau les épaules, et répliqua d’un air fanfaron:
– La mère est trop malade, et le père se cache, de peur des gendarmes. Évidemment, Clément trouvait cela tout simple. Il n’en fut pas de même pour la fillette, qui fit la moue et dit:
– Alors, c’est du mauvais monde, allons-nous-en tout de suite, on se mariera quand on sera grand, nous deux, si tu veux.
Ne trouvez-vous pas que c’était sage? Seulement, l’exécution de ce plan si simple fut entravée par l’entrée en scène d’un nouveau personnage.
Au moment où Clément et Tilde sortaient bras dessus, bras dessous du cimetière, la tête haute, un fiacre montait le chemin. À la portière, une vieille figure pâlotte se montrait, emmitouflée dans un large tricot bleu à la couleur passée.
C’était un homme d’une soixantaine d’années, aux joues bouffies et flasques, avec des yeux fuyants, dont le bleu était encore plus déteint que celui de son cache-nez. Il tremblait de froid, mais néanmoins il avait ôté le gant de sa main droite pour jeter des mies de pain aux petits oiseaux.
– Tiens! dit Clément, en voilà un qui va trouver nez de pois chez nous! Papa l’appelle toujours vieille baudruche, celui-là!
Tilde regarda à son tour, et balbutia:
– M. Jaffret, le vieux des moineaux! c’est lui qui nous a mis à la porte de chez nous, je suis perdue!
Clément regarda M. Jaffret de travers, et dit:
– On peut toujours s’en sauver.
Mais il n’était déjà plus temps. Le bon Jaffret avait aperçu la fillette, à qui il envoya un baiser.
– Je viens te chercher, mignonne, dit-il. Puis, s’adressant à Clément:
– Et toi, mon gentil garçon, va-t’en prévenir ton excellent père que je désire lui parler.
À une fenêtre de la maison du marbrier, une femme se pencha, qui avait l’apparence exténuée.
– Bonjour, ma chère madame Cadet, dit Jaffret, vous voilà bien mieux que la dernière fois; vous savez, je vous trouve fraîche comme une rose. Ce que c’est que de nous! Le pauvre père Morand, avec qui je causais encore la semaine passée… Vous avez vu passer son convoi, pas vrai? pas de première classe, c’est sûr. Nous allons élever cette enfant-là. Le bien qu’on fait n’appauvrit jamais, madame Cadet… Peut-on dire bonjour à votre homme?
La malheureuse femme répondit à travers une quinte de toux qui sonnait le cercueil.
– Mon mari est à la campagne.
Le bon Jaffret, malgré cette réponse, ouvrit la portière et descendit. Il avait trois paletots l’un sur l’autre et des bottes fourrées. Il dit à la fillette, qui grelottait:
– Entre à la maison, mon trésor, avec ton petit camarade. On va t’acheter de bons vêtements, tu n’auras plus ni froid ni faim jamais.
Les enfants obéirent.
La maison n’était autre chose qu’une espèce de hangar, tout ouvert au rez-de-chaussée, mais ayant un premier étage, auquel on montait par un escalier tournant. Les chambres basses étaient encombrées de matériaux, parmi lesquels se trouvait une tombe achevée.
Elle était de grande taille, et, ainsi posée entre quatre murs, elle semblait énorme.
L’inscription, qui brillait en lettres d’or toutes neuves sur le marbre noir disait:
Ci-gît le PÈRE DE TOUSles malheureux,
Michel Bozzo-Corona,
né en 1739, mort en 184-1.
Il fit le bien pendant plus d’un siècle.
Il n’y avait aucun ouvrier, ni dans la maison ni au-dehors. La malade, toujours toussant et menaçant chute à chaque marche, entreprit de descendre l’escalier.
– J’allais monter! ne vous dérangez pas! s’écria Jaffret, qui se précipita à sa rencontre.
Au moment où il la rejoignait, elle lui dit tout bas:
– Il est absent. On l’a prévenu de la rue de Jérusalem… Les vieilles histoires se réveillent, méfiance!
Un coup de sifflet très faible se fit entendre. Au milieu de la solitude qui régnait au-dedans et au-dehors, nul n’aurait su dire d’où partait ce bruit.
– Est-ce que la petite fille est avec vous? demanda la marbrière, que le coup de sifflet avait fait tressaillir.
Sur la réponse affirmative de Jaffret, elle dit:
– Enfants, allez jouer dans le jardin. J’ai à causer d’affaires.
Et, dès que la méchante porte qui menait à ce qu’elle appelait le jardin fut refermée:
– Il paraît qu’il veut vous voir, reprit-elle. C’est vous qu’il appelle. Venez.
– Où donc est son cabinet? demanda le bon Jaffret, qui regarda tout autour de lui.
Mme Cadet descendit les dernières marches et alla droit au tombeau. De sa clef, qu’elle tenait à la main, elle frappa le marbre.
– Pas tant de façon! dit une voix: qu’il entre, l’imbécile!
Mme Cadet appuya aussitôt ses deux mains maigres et faibles sur la table antérieure et centrale du tombeau, qui céda, montrant un trou béant.
Dans le noir de ce trou, on put distinguer un homme demi-couché sur un tas de paille, et qui fumait sa pipe d’un air grondeur.
C’était une figure glabre, osseuse et violemment aquiline, éclairée par deux yeux d’oiseau de proie.
– Voilà! dit cet homme, dont la voix enrouée, mais étrangement aiguë, ressemblait à celle d’une vieille femme, je suis bloqué, mon vieux marchand de serins, et hébété, et malade par-dessus le marché, et, d’un moment à l’autre, la bourgeoise peut «claquer» dans une quinte de poitrinaire. Trouves-tu ça drôle, toi? Moi, pas.
La bourgeoise, comme si elle eût voulu souligner l’énergie de ce mot «claquer», appuya ses mains contre sa poitrine et rendit un râle.
– Que vous est-il donc arrivé, mon pauvre l’Amour? demanda Jaffret, qui tremblotait de tous ses membres sous ses trois paletots, et ce n’était pas de froid.
– Il m’est arrivé, répondit Cadet, que je ne finirai pas la boîte du colonel qui était pourtant de la jolie ouvrage. J’étais bien tranquille ici, la Marguerite est venue l’autre soir avec le Dr Samuel qui avait un paquet sous le bras. Sans savoir de quoi il s’agissait, j’ai commencé par dire: «Nisquette! je ne veux pas me mettre dans l’embarras!» Mais le Samuel a défait son paquet et j’ai vu une soutane, ça m’a fait rire. Tu sais, moi, j’aime les bonnes farces, on ne se refait pas.
Il eut un accès de gaieté véritablement sinistre.
– Ces choses-là, dit la phtisique, ça porte toujours malheur.
– N’y a pas gai comme les marbriers! répliqua l’Amour. Eh! houp! et zim! on est tous folichons comme des colibris dans les pompes funèbres. Il s’agissait donc de confesser M. Morand, qui était pour avaler sa langue dans son taudis de la rue Marcadet.
Ça m’a souri, d’autant que le Morand en savait long; j’ai toujours eu cette idée-là. Le colonel n’a dit son secret à personne, c’est sûr, mais il fallait bien qu’il lâche un bouton de temps en temps, pas vrai? Et il avait une manière de se faire servir par les honnêtes gens. Morand avait été si longtemps son chien de garde là-bas, rue Culture! Je me disais: «Si Morand ne sait pas plus qu’un autre où est le grand saint-frusquin du bonhomme (et peut-être qu’il le sait), du moins je donnerais mon cou à couper qu’on ne le gratterait pas longtemps avant d’apprendre le chemin de l’armoire qui renferme la cassette… tu sais, celle où étaient les deux papiers. Et ces chiffons-là valent cher, hein? père aux moineaux, pour ceux qui connaissent la manière de s’en servir?
Jaffret approuva du bonnet.
Le marbrier reprit:
– Sans compter qu’il y avait dix à parier contre un que M. Morand, qui était un ancien gentilhomme et qui rouait de coups sa petiote fillette pour lui apprendre des patenôtres en latin, ne voudrait pas sauter le fossé sans confession. J’ai donc passé la soutane et le rabat aussi, mimi; il paraît que j’étais superbe en curé, hé! la bourgeoise?… Mais elle ne répondra pas, tu sais, elle a un fond de bigotage à la cagot… et, alors, me voilà parti!… Quant à être bien logé, le Morand, non, mais en fait de remèdes, il avait tout ce qu’il faut, et un médecin d’attache assis au pied de son lit. Devine qui! le Dr Abel Lenoir!…
Le bon Jaffret ne jurait jamais; cependant, le nom du Dr Lenoir lui arracha un «sac à papier» énergiquement calibré.
– J’ai manqué être démonté du coup, continua l’Amour, mais heureusement qu’on en a vu bien d’autres. J’ai donc fait mon état comme si de rien n’était, et le médecin n’y a vu que du feu, j’en suis sûr; mais il paraît que le Morand était un dur à cuire, au fond, car il m’a envoyé paître en grand quand je lui ai parlé de confession, et, le plus drôle, c’est que, dans son agonie, il n’avait qu’un refrain, toujours le même… Vous savez, la petiote, comment s’appelait-elle? enfin, sa fillette…
– Tilde, dit Jaffret.
– Tilde, c’est ça… Eh bien! il lui disait comme on défile un chapelet: «N’oublie pas ta prière, n’oublie pas ta prière, n’oublie pas ta prière…»
Il faudra causer avec cette gamine-là, pas vrai?
– Elle est ici, dit encore Jaffret. C’est justement pour la chercher que je suis venu.
L’Amour sauta sur sa paille.
– De la part de toi? demanda-t-il.
– Non, de la part de la comtesse Marguerite.
– N’empêche, dit Mme Cadet, que ce Morand qui n’a pas voulu se confesser à toi t’a bien sûr reconnu, mon pauvre homme, et ce Dr Lenoir aussi, car c’est le lendemain matin que les agents sont tombés chez nous.
L’Amour cligna de l’œil à l’adresse de Jaffret.
– On ne dit pas tout à la bourgeoise, grommela-t-il. On a attendu le Dr Lenoir en sortant pour lui faire un bout de conduite. Je promets bien que depuis cette nuit-là, il n’a dénoncé personne!
Son geste ne put laisser aucun doute sur la signification exacte de cette phrase.
– C’est donc ça, reprit paisiblement Jaffret, que la petiote est venue toute seule au cimetière?
– C’est ça! répondit laconiquement le marbrier: le docteur ne pouvait pas venir!
Puis, s’adressant à sa femme:
– La petiote, ici! tout de suite!
L’enfant arriva au bout de quelques instants.
– Je vas te donner une pièce de dix sous toute neuve, lui dit l’Amour d’un ton caressant, si tu veux me réciter ta prière. Allons! sois bien sage!
Tilde arrivait, rouge de plaisir, car elle s’était bien amusée avec Clément dans le jardin. Aux premiers mots du marbrier, ses yeux rieurs s’éteignirent.
Elle répondit pourtant:
– Puisque je n’ai jamais pu l’apprendre, la prière! Est-ce que vous allez me battre comme papa Morand, vous?
Et il fut impossible de lui arracher autre chose.
– Femme, dit l’Amour, qui était en colère, emmène tout ça et va voir en haut si j’y suis. Je reste avec l’ami Jaffret. Qu’on ferme la porte.
L’ami Jaffret ne semblait pas enchanté de son sort, mais il resta.
Au bout d’une heure environ, il remonta dans son fiacre, mais tout seul, et reprit le chemin de Paris. Tilde resta chez le marbrier avec son ami Clément, qui lui avait demandé déjà dix fois: «Pourquoi n’as-tu pas voulu dire la prière à papa Cadet? Il ne sait pas le latin.»
Ce soir-là, pour la première fois, place Royale, au café du Commerce, le bon Jaffret, qu’on croyait veuf ou garçon, parla de sa femme, et annonça qu’elle allait réintégrer le domicile conjugal.
Il ne paraissait pas enthousiasmé par l’idée de ce retour.
Le lendemain, une perquisition à fond fut opérée par la police dans les ateliers du marbrier Cadet. Le tombeau lui-même fut fouillé et le terrain sondé. On ne trouva personne, sinon la malade, qui toussait sur son grabat, dans la chambre du premier étage.
Papa Cadet, la petite Tilde et Clément lui-même avaient disparu.
Avec les agents se trouvait un homme jeune encore, dont le beau visage était très pâle, et qui semblait souffrir d’une blessure récente.
La vue de cet homme sembla causer à la malade une profonde émotion, mêlée de repentir et de terreur. Ce fut elle qui prononça son nom: elle l’appela le Dr Abel Lenoir.
Après les recherches inutiles, le Dr Lenoir prit à part le chef des agents et lui promit une récompense considérable, au cas où, par ses soins, l’asile nouveau des deux enfants serait découvert.
Mais personne ne gagna la récompense. Toutes les recherches furent inutiles.
Telle était la légende.
Il y avait dans cette légende une chose qui excitait très vivement la curiosité, parce qu’elle semblait recouvrir un mystère impénétrable.
Nous voulons parler, bien entendu, de cette prière latine, enseignée à force de coups par un père païen.
Tout le reste pouvait paraître vague et ressemblait au commun des aventures qui vont et viennent dans les bas-fonds de Paris.
Mais cette prière devait contenir assurément le mot d’une énigme. D’autant qu’il y avait des souvenirs plus lointains encore, et plus vagues.
On n’avait pas oublié le temps où la grande maison était vide, ni l’étrange histoire de cette matinée d’hiver, qui avait vu un convoi mortuaire (celui du prince de Souzay, duc de Clare) sortir inopinément de l’hôtel Fitz-Roy, où ni portes ni fenêtres ne s’étaient ouvertes depuis plus de dix ans.
Aussi les rares habitants du quartier, qui avaient approché par hasard mademoiselle Clotilde, s’étaient tenus à quatre pour ne point lui demander tout bas: «Et la prière, l’avez-vous oubliée?»
Car mademoiselle Clotilde, nous l’avons dit déjà, était revenue dans la grande vieille maison, habitée autrefois par le père Morand et sa fillette.
Ce retour ne s’était pas effectué tout de suite après l’histoire du marbrier.
Deux ans pour le moins, peut-être trois, s’étaient écoulés entre la mort du père Morand et le jour où Mme Jaffret, solennellement restaurée dans ses droits d’épouse et régnant de nouveau despotiquement sur Michelle, la cuisinière, sur Laurent, le valet de chambre (qui ne l’avaient jamais vue) et surtout sur le doux Jaffret, avait ramené en voiture à l’hôtel Fitz-Roy une belle fille, grande et forte qui paraissait être dans sa dixième année.
On se rappelait Tilde dans le quartier, sous l’espèce d’une pauvre enfant bien gentille, mais frêle et farouche. Quand on la vit revenir si brave et promettant d’être si belle, quelques-uns la reconnurent au premier coup d’œil, les autres doutèrent.
Était-ce bien la Tilde qu’on entendait pleurer autrefois à travers les jalousies baissées? La Tilde du cimetière et de la légende?
On ne la battait plus, bien entendu. Elle chantait comme un loriot du matin au soir.
Mme Jaffret (Adèle, comme on l’appelait rue Culture un peu par raillerie, ce petit nom faisant contraste avec la redoutable mine qu’elle avait) lui faisait mille caresses, et le bon Jaffret l’aimait mieux que ses petits oiseaux.
Ce n’étaient pas des bigots, ces Jaffret; mais ils allaient à la messe, et M. le curé de Saint-Paul, un respectable prêtre, venait chez eux de temps en temps. Il témoignait surtout beaucoup d’affection à mademoiselle Clotilde, et, quand elle approcha de sa seizième année, elle crut s’apercevoir que M. le curé cherchait l’occasion de l’entretenir en particulier.
Un jour, c’était justement la fête de ses seize ans, M. le curé lui apporta un beau chapelet.
Pour le lui donner, il l’embrassa, et, en l’embrassant, il lui adressa tout bas cette question que tant de gens grillaient de faire:
– Parions, dit-il avec une gaieté un peu affectée, que vous avez oublié la prière?
– Quelle prière? demanda mademoiselle Clotilde.
– Est-ce que vous ne vous souvenez plus de papa Morand? insista le prêtre, qui baissa la voix et l’examina d’un retard attentif.
– Ah! mais, si fait! répondit la jeune fille sans hésiter.
Un peu de rouge, cependant, vint à sa joue en répondant cela.
– Eh bien, chère fille, reprit le curé, je vous parle de la prière que M. Morand vous enseignait.
– La prière aux tapes? dit Clotilde qui éclata de rire; je m’en souviens parfaitement.
– Bien vrai?
– Sur le bout du doigt.
Le visage du curé trahissait une singulière émotion.
– Ma fille, dit-il en prenant un ton grave, je vous prie de me la réciter, mais de manière à ce que moi seul puisse l’entendre.
Tilde s’exécuta de fort bonne grâce et enfila couramment le Pater noster.
Le curé trouva le Pater très bien récité, mais il ne lui reparla jamais du vieux Morand.
En 1853, mademoiselle Clotilde avait dix-huit ans et il fut question de son mariage. Avez-vous deviné que ces mystérieuses réunions qui avaient lieu de temps en temps dans le grand salon aux quatre fenêtres, c’était le conseil de famille de mademoiselle Clotilde? Quant aux membres des anciens conciliabules du temps de Morand, ceux où l’on voyait arriver dans leurs équipages, le vieillard centenaire, les beaux messieurs empressés autour de lui et les deux dames qui ressemblaient à des duchesses, vous en penserez ce que vous voudrez.
Les séances de ce conseil de famille s’étaient du reste éloignées peu à peu à mesure que mademoiselle Clotilde prenait l’âge d’une femme et autour des Jaffret, un cercle plus nombreux, mais composé de gens connus et même respectables s’était insensiblement formé. Il y avait le Dr Samuel, si répandu dans le faubourg Saint-Germain, maître Souëf (Isid.), le notaire des grandes fortunes, le comte de Comayrol qui, malgré son titre, protégeait l’industrie; il y avait quelques dames, entre autres la belle comtesse Marguerite du Bréhut de Clare, un abbé et aussi M. Buin, le directeur de la prison de la Force, un des hommes les plus honnêtes et les plus estimés du Marais.
Certes, ce n’étaient ni Michelle la cuisinière ni Laurent le valet de chambre qui avaient annoncé le mariage de mademoiselle Clotilde aux environs et pourtant tout le monde s’en occupait, depuis le jour même, on peut le dire, où il en avait été question pour la première fois. On n’est pas plus mauvais là-bas qu’ailleurs, mais entre l’Hôtel de Ville et la colonne de Juillet, deux ou trois cents jeunes personnes avaient le cœur gros au sujet de ce mariage, et leurs mamans n’étaient pas contentes.
Il y avait au moins six mois de cela: le bruit s’était répandu que M. le comte de Comayrol et maître Souëf (Isid.) avaient péché un très gros poisson pour la pupille des Jaffret. Quand on a un notaire dans sa manche et un gentilhomme d’affaires, ces coups de filet ne sont pas rares. Toutes les demoiselles essayèrent bien d’espérer que c’était un comique du pays des Pourceaugnac, mais le prince vint faire sa première visite. Je vous défie de nier le soleil.
C’était un prince: un vrai!
Et par-dessus le marché, ce vrai prince était charmant: un peu grave, mais grand air tout à fait.
Il ne venait ni de Russie, ni de Valachie, ni d’aucun autre endroit où les princes se peuvent ramasser à pleins paniers: il appartenait à la maison de Clare, et s’appelait, en pur français, le prince Georges de Souzay. Vingt-cinq ans et je ne sais combien de cent mille livres de rentes.
Il y eut des maladies de faites parmi les demoiselles à marier.
Trois mois se passèrent. Un éblouissement glissa dans les pénombres du Marais; c’était la corbeille virginale de mademoiselle Clotilde, dont on commençait à causer.
Vous avez tous entendu causer corbeilles. C’est vif comme une plaie, ce sujet d’entretien. Ce qu’on y met, ce qu’on en retire! La nomenclature chère et horrible de toutes ces choses qui sont pour une autre! les évaluations, les exagérations, les rabais! Car il y a des jalousies qui maigrissent les corbeilles et d’autres qui les enflent.
Et un autre murmure se fit, qui semblait sortir de la corbeille même. Autour du joli front de mademoiselle Clotilde, une auréole s’éclaira. Ce qui rendait si invraisemblable son mariage avec le prince, c’était l’humble condition de la famille Jaffret. Eh bien! pas du tout! le pauvre nom de Jaffret n’était pour rien dans l’affaire, et il se trouvait que mademoiselle Clotilde allait sortir de son nuage, comme les héritières reconnues au dénouement des drames de la Porte-Saint -Martin. Il se trouva qu’elle était la fille… Mais n’allons pas trop vite.
Tout à coup, cependant, on ne vit plus le prince. Cela arrive, vous savez, ils s’en vont parfois comme ils viennent. Trois mois d’absence! Un vent d’espoir courut, puis s’enfla; on crut que le prince était parti pour toujours, mais un matin, il y eut consternation générale; la corbeille était chez les Jaffret.
Et quelle corbeille! On trouva un mot pour la caractériser, c’était insolent!
En ce monde, cependant, il est rare que les plus amères douleurs n’aient pas derrière elles quelque petite consolation. La consolation de la corbeille fut un cancan qui rôda, timide d’abord, puis tout à coup bien portant. On avait vu mademoiselle Clotilde sortir de l’hôtel toute seule, le soir, non pas une fois seulement, mais à quatre ou cinq reprises pour le moins. Non pas par la porte cochère, mais par la petite porte du jardin qui donnait sur les démolitions.
Un fiacre l’attendait au coin de la Force. Où allait-elle? Et surtout comment rentrait-elle? Car ceux qui la voyaient ainsi sortir ne l’avaient jamais vue rentrer…
À ces questions, jusqu’à présent, personne n’avait répondu.
Par un après-midi du mois d’avril, il y avait petite réunion intime dans le salon des Jaffret, où la corbeille était exposée, mais fermée et couverte d’un voile de mousseline. Jaffret faisait de la tapisserie auprès d’une belle cage-pagode, où une demi-douzaine de bouvreuils et lui échangeaient de douces agaceries. Il faudrait la plume d’un poète pour dire à quel point ses yeux bleus un peu fatigués, son front fuyant, dégarni selon une ligne étroite, depuis le front jusqu’à sa nuque, et ses joues grassouillettes, mais tombantes, exprimaient la mansuétude et la simplicité du cœur. Il parlait peu, mais il sifflait volontiers quelque petit compliment à ses bouvreuils, surtout à Manette et à Jules, qu’il affectionnait tendrement.
Il avait pauvre mine dans ses vêtements, quoiqu’il fût habillé de neuf. Il appelait sa femme Adèle, et la tutoyait, mais avec déférence.
Je ne sais pourquoi la vue de ce cher bonhomme inspirait quelque défiance aux gens; les pinsons lui mangeaient pourtant dans la bouche.
Comme âge, on ne savait trop ce qu’en dire.
Adèle ne le tutoyait pas.
Cette Adèle était une physionomie beaucoup plus tranchée, et jamais lunettes d’or, rondes, larges, fortement cerclées n’allèrent mieux à un nez vigoureux et recourbé avec hardiesse. Elle était grande, maigre, noire de peau, grise de poil; ai-je dit qu’elle assassinait les oiseaux?
On aurait juré parfois qu’elle sentait la pipe, quoiqu’on ne la vît point fumer. Ne vous étonnez pas trop: elle avait bien de temps en temps une robuste odeur d’eau-de-vie, et jamais on ne la voyait boire. Fi donc!
Son âge apparent était de soixante-cinq à soixante-dix ans. Elle s’habillait un peu en tapageuse, et, sur ses cheveux poivre et sel, une fausse natte en soie noire s’attachait.
Quoi que vous puissiez penser, c’était un heureux ménage, et, dans une heure d’épanchement, le bon Jaffret avait dit à M. Isid. Souëf: «Depuis que nous sommes mariés, Adèle en est encore à lever la main sur moi!»
M. Souëf (Isid.) en crut ce qu’il voulait.
Les fleurs viennent partout, j’en ai vu jusque dans les décombres, et qui éblouissaient, mademoiselle Clotilde était la beauté même, la beauté souriante et vaillante. Vous savez ce que les peintres, les duchesses et les palefreniers appellent «la race» ou encore «le sang». Clotilde avait la race au degré suprême; elle était pur-sang de la tête aux pieds, quoique personne au monde ne sût au juste d’où elle sortait.
Excepté, bien entendu, les Jaffret, qui avaient dû produire, à l’occasion du mariage projeté, toutes les pièces nécessaires parfaitement en règle.
Mais chose singulière, le nom de famille de mademoiselle Clotilde n’avait point transpiré au-dehors, même après la production de ces pièces. On continuait de l’appeler la belle Tilde ou encore la nièce Jaffret, quoique, derrière cette façon de parler familière et presque malveillante il y eût déjà, nous l’avons dit, une frayeur et une douleur.
C’était en raillant, il est vrai, mais en frémissant aussi, que les gazetiers du Marais allaient radotant que mademoiselle Clotilde appartenait à une famille illustre, dispersée par une de ces tragédies qui enfièvrent une fois tous les dix ans la curiosité parisienne – qu’elle avait droit, cette même Tilde, à une fortune des contes de fées, dont elle était séparée par le plus mystérieux de tous les romans d’aventures -, et que ce brillant jeune homme, M. le prince Georges de Souzay, ne serait pas venu chercher femme à pareille distance de l’Opéra, dans les profondeurs du quartier Saint-Paul, s’il n’avait su d’avance que la vieille maison des Jaffret cachait le billet gagnant d’une richissime loterie!
Nous allions oublier un dernier membre de la famille, grand et gros chien chargé d’années, qui répondait au nom de Bibi C’était une bête désagréable et qui n’aimait personne; mais depuis que les démolitions avaient ouvert les derrières de l’hôtel, on le lâchait la nuit dans les jardins, et il était de bonne garde.
Il était bien caché ce billet de loterie fantastique que le prince Georges de Souzay venait chercher de si loin, et le salon du bon Jaffret (ce n’était pas le fameux salon à quatre fenêtres) ne parlait absolument pas de millions. Malgré la corbeille dont la fraîche enveloppe éteignait davantage, par le contraste, les couleurs fatiguées des fauteuils, il ne parlait même pas beaucoup de fiançailles.
À la vue de ce petit comité si tranquille, et dont l’entretien roulait sur des sujets si étrangers au mariage, personne n’aurait assurément deviné que mademoiselle Clotilde attendait son fiancé de minute en minute, après une absence qui n’avait pas duré moins de trois mois: et que le contrat allait être signé ce soir même.
Elle était trop paisiblement gaie, la chère enfant, pour qu’il fût permis de penser qu’on la mariait contre son gré; mais l’absence complète de toute émotion prouvait, d’un autre côté, que son beau petit cœur n’était point bouleversé par les fièvres de l’attente.
Je vous défie bien de rêver une plus jolie créature, et plus belle, plus gracieusement accotée à l’angle d’un plus vilain canapé!
C’était une rieuse, on le voyait à cette fleur entrouverte qui était sa bouche, et qui laissait deviner un plein écrin de perles. Elle avait un trésor de cheveux noirs ondés, lourds à la main, doux à l’œil, auxquels la lumière arrachait des reflets d’or bruni. Je ne sais quelle mélancolie d’enfant jouait dans son sourire, comme pour rappeler qu’il y avait une âme sous l’insouciance de ce calme. L’âme brillait mieux encore et pensait aussi dans l’émeraude foncée de ses grands yeux presque noirs, ombragés de cils magnifiques.
Sa joue restait veloutée comme celle d’une fillette, et les lignes charmantes de son cou gardaient ces flexibilités de cygne que fait onduler si bien la pétulance du premier âge; mais son buste harmonieux était déjà d’une jeune femme, de même que l’assurance de sa pose et les hardiesses tranquilles de son regard.
On a de la peine quelquefois à dompter ces vaillantes; mais d’autres fois, avec quelle joie elles se font esclaves!
Mademoiselle Clotilde n’avait pas encore résisté; jamais non plus elle n’avait été domptée.
Dans les familles que nous connaissons vous et moi, n’est-ce pas, que de tendresses autour d’une pareille enfant! payées par combien de caresses! Ce n’était pas tout à fait ainsi chez les Jaffret, dont l’affection mutuelle était sans doute si bien entendue, une fois pour toutes, qu’ils ne l’exprimaient jamais. Le bon Jaffret avait d’ailleurs ses oiseaux et Adèle ses affaires, qui n’étaient pas sans avoir une certaine importance, quoique nous n’en ayons pas encore parlé.
Tous les matins et tous les soirs, Clotilde donnait son front à leur baiser; le reste du temps, ils vivaient ensemble comme les meubles d’une même chambre, éternellement voisins et ne se querellant jamais.
Pourquoi aurait-on parlé de mariage? C’était chose archiconvenue. Pourquoi retour? L’heure où devait arriver le prince était fixée, personne n’avait ni inquiétude ni hâte. Tant que l’absence de Georges avait duré, il avait écrit deux fois par semaine, régulièrement, et on lui avait répondu de même: cela suffisait à tout le monde.
Sur son canapé, Clotilde lisait justement une des lettres du prince qui était datée de Londres et qui disait: «À jeudi soir, huit heures.» C’était aujourd’hui jeudi. Clotilde replia la lettre et bâilla; puis elle prit une lorgnette-jumelle qui reposait auprès d’elle sur le canapé, et regarda par la fenêtre ouverte le poudreux paysage des démolitions, adossé aux bâtiments de la Force.
– D’où vous êtes, dit en ce moment M. Buin, le directeur de la prison, qui était en train de conter la nouvelle du jour, vous pouvez apercevoir sa croisée.
– La croisée de qui? demanda Clotilde. M. Buin la menaça du doigt en riant.
– Vous ne m’avez pas écouté, mademoiselle, s’écria-t-il, je vous y prends! Vous avez autre chose à penser, un jour comme celui-ci! Je parle de notre condamné dont la cellule fait le coin tout en haut du bâtiment neuf, dans le repli de la cour de la Dette. Voyez-vous sa fenêtre? c’est la seule qui ait des rideaux.
La jeune fille braqua sa lorgnette sur la partie désignée de la prison qui lui faisait face en effet, et se mit à chercher dans l’entassement des corps de logis.
– Des rideaux verts? dit-elle.
– En soie, s’il vous plaît! Voyez-vous le prisonnier?
– Non. Sa fenêtre est dans l’ombre du grand mur… attendez! Est-ce qu’on laisse entrer des dames?
– Des dames! s’écria le directeur, qui sauta sur ses pieds.
– Non, fit Clotilde, c’est le rideau qui flottait.
– Ki ki ki rrrrriki huick, huick! chanta le bon Jaffret pour ses bouvreuils.
– Monsieur le comte, dit Adèle à Comayrol, puisque ce fainéant de notaire est en retard, commençons à nous deux, voulez-vous? Je n’aime pas rester à ne rien faire.
Le comte de Comayrol avait dû être très beau garçon, et ramenait encore sur ce front haut et fuyant, apanage des hommes à bonnes fortunes démissionnaires, des mèches de cheveux teints qui faisaient illusion par les temps calmes, mais le moindre vent leur était funeste. Il venait du Midi, dont il avait gardé l’accent intact, et mimait furieusement tout ce qu’il disait: à tel point qu’il faisait le geste de briser sa canne sur son genou quand il parlait de casser une croûte, et que pour exprimer l’idée d’un jeune homme qui embrasse une carrière, il baisait amoureusement le bout de ses doigts; voilà pourquoi on ne peut jamais lutter contre les orateurs de Tarascon!
– À vos ordres, belle dame, répondit-il, est-ce le double-six, ce soir, ou la dame de carreau?
Pour figurer le domino, il piqua douze fois le creux de sa main avec une grande énergie; l’idée de la dame de carreau fut exprimée en battant violemment un jeu de cartes imaginaire. Nous ne donnons pas ce gentilhomme pour la plus fine fleur du faubourg Saint-Germain, mais il avait ses mérites.
Cependant M. Buin, en proie à une certaine agitation, s’était rapproché de Clotilde et avait pris la jumelle. Il perdit du temps à la mettre à son point. Quand il regarda enfin cette fameuse fenêtre où flottaient les deux rideaux verts, ce fut avec une extrême attention, mais il ne vit rien.
– Et le pauvre homme qui demeure là est condamné? demanda Clotilde.
– À vingt ans de travaux forcés, répondit M. Buin: audience aujourd’hui, c’est tout chaud.
– C’est donc un bien grand scélérat?
– La chose jugée, vous savez… Mais moi, je croyais qu’il aurait été acquitté.
– Il faut des exemples, dit Adèle, qui remuait bruyamment les dominos. On est trop mou aux assises.
– C’est égal, fit observer Jaffret, le jury! quelle responsabilité! Moi, si j’étais obligé d’envoyer un homme à la mort!…
Il eut un petit frisson, mais il ajouta pour les bouvreuils:
– Huick, huick, huicki! Rrrriki huick!
– À moi la pose! cria Mme Jaffret: du six! Et tout bas, elle reprit rapidement:
– Nous ne sommes plus seuls à chercher la petite drôlesse, vous savez?
– Moi, répliqua Comayrol également à voix basse, je démolirais la maison tout de suite!
– Et s’il n’y a rien dedans! repartit Adèle avec aigreur. D’ailleurs, pensez-vous que les autres ne viendraient pas voir de quoi il retourne! Nous mourrons pauvres à la porte d’un trésor!… Domino!… Ce sera bien fait!
– Ah çà! demanda M. Buin, en prenant place sur le canapé auprès de Clotilde, nous ne pensons donc pas un peu à cet absent qui va revenir, nous?
– Si fait, répliqua la jeune fille. Est-il jeune, le condamné?
– Mais oui, trente ans! je pense.
– Est-il beau?
– Non, il n’a qu’un bras, d’abord. Ensuite, il est défiguré par une cicatrice qui prend tout son œil droit avec une portion de son front et de sa joue… Mais vous n’avez donc rien entendu de ce que je disais tout à l’heure!
– Il paraît, fit Clotilde. Excusez-moi, je pensais peut-être à ce qui me regarde.
– Et vous avez de quoi penser, chère enfant! Quel saut vous allez faire! Du fond d’une cave au plein soleil! C’est comme si on me donnait à moi, vieux geôlier, la surintendance des théâtres… Eh bien! il s’agit tout simplement de la cause célèbre dont s’entretient tout Paris: de la bande Cadet et de son chef, le fameux Manchot…
– Clément-le-Manchot, murmura la jeune fille.
– Juste.
– C’est lui, le condamné?
– Il le nie. Il a des papiers à un autre nom, mais deux témoins l’ont reconnu… Je racontais donc tout à l’heure que; pendant trois mois que l’instruction a duré, Clément Cadet ou Pierre Tardenois, comme il veut s’appeler, a été supérieurement traité chez nous. Il a de belles connaissances. Des recommandations venues de très haut m’autorisaient à faire pour lui tout ce qui se peut faire dans une prison. Et, comme il a des ressources, il menait, en vérité, sauf la liberté d’aller et de venir, une vie couleur de rose. Rien ne lui manquait… Mais voilà que tout est fini, il sera transféré demain…
– D’ici demain, interrompit le bon Jaffret, il aurait le temps de vous jouer quelque tour… huick, huick!
– Ah! mais oui, fit Adèle; cinq partout… comptons! Quand ils sont une fois condamnés, ça devient des diables, ces enragés-là!
M. Buin sourit. Vous ai-je dit que c’était une belle et bonne physionomie de fonctionnaire: beaucoup plus gentilhomme assurément que M. le comte de Comayrol?
– Malheureusement pour le pauvre garçon, répondit-il, j’ai eu le temps d’apprendre mon métier. Sans qu’il s’en doute, il est déjà muré; j’ai établi la grande surveillance, et son homme de chambre doit être changé à cette heure… Tenez! je l’ai mis entre les mains d’un gaillard que vous connaissez bien et qui ne plaisante pas: Larsonneur.
– Solide! dit Comayrol: à la bonne heure.
Adèle et lui échangèrent un regard. Le bon Jaffret tournait ses pouces. Il répéta:
– Larsonneur! solide!… kikirrriki… ah! mais oui! solide! kuick!
– J’en étais là, poursuivit M. Buin en revenant à Clotilde, je disais justement que les journaux allaient faire grande vente ce soir, quand je vous ai montré la fenêtre du condamné, mais je n’avais pas encore expliqué pourquoi. Voici l’explication… Mais vous êtes bien jeune pour avoir entendu parler des Habits Noirs, vous, ma fille?
– Ah! qu’ils m’ont fait trembler, ceux-là! s’écria Clotilde, quand j’étais petite! Il y avait une histoire: un mendiant qui abordait un grand seigneur, et qui lui touchait le dedans de la main en disant: «Fera-t-il jour demain?…»
– Le fameux Fera-t-il jour demain? s’écria M. Buin.
– Et alors, continua Clotilde, le grand seigneur répondait: «Oui, si c’est la volonté du Père, à minuit comme à midi.» Et le grand seigneur descendait de son équipage pour suivre le mendiant… Je ne sais plus où par exemple… dans un endroit où il n’y avait qu’un fauteuil pour s’asseoir. Le mendiant y prenait place, le grand seigneur restait debout, disant: «Que voulez-vous de moi, maître?» Ce que le mendiant voulait, c’était la mort d’une femme, et cette femme, le grand seigneur l’aimait justement d’amour… Et il fallait obéir!
– Des bêtises! grommela Jaffret. Adèle et Comayrol jouaient en silence.
– Vous, mon bon ami, dit le directeur, vous n’avez jamais cru aux Habits Noirs, mais voilà! il y a un million de Parisiens qui ne sont pas de votre avis, et le ministère public a laissé entendre que la bande Cadet n’était qu’une section de cette grande armée du mal qui a effrayé tour à tour les capitales de l’Europe!
– Des bêtises! répéta Jaffret: ça inquiète le commerce ces choses-là!
– Moi, je crois aux Habits Noirs, dit Comayrol, qui était pâle.
– Parbleu! appuya Mme Jaffret, dont les vieilles mains, rudes comme celles d’un homme, tremblaient un peu en remuant les dominos.
En ce moment, une psalmodie criarde monta du dehors; des marchands de «canards», qui débouchaient par la rue Saint-Antoine, s’engageaient entre la prison et les démolitions, criant à pleines voix enrouées:
– Achetez ce qui vient de paraître: Horrible assassinat du cinq janvier, rue de la Victoire; cinq accusés, deux victimes! La bande Cadet, renaissance des Habits Noirs; condamnation de Clément, dit le Manchot; tous les détails, avec portraits d’après nature, un sou!
– Théodore, commanda Mme Jaffret à son mari, allez m’acheter cela.
Jaffret n’eut même pas le temps de se lever. La porte s’ouvrit, et maître Souëf (Isid.), successeur de son père, passa le seuil tenant sous le bras sa serviette de notaire, une des plus respectables qui fût à Paris. Il était propre, agréable à voir, et tout confit en solennelle aménité. Dans sa main gauche, il agitait un chiffon de papier mal imprimé.
– Ne vous dérangez pas, dit-il, voilà le texte et les gravures: le portrait de Clément-le-Manchot et le portrait du papa Cadet, le vrai chef de la bande.
– Il est mort celui-là, dit Adèle en riant bruyamment.
– Non pas, répliqua maître Souëf. C’est imprimé là-dedans: il a pris du service dans les Habits Noirs et se promène à travers Paris, déguisé en vieille comtesse. Est-ce comique? Moi, je le trouve, et je m’y connais!
Bien des gens doivent voir encore, par le souvenir, la prison de la Force, telle qu’elle apparut un jour aux regards des Parisiens, quand on éventra l’îlot situé entre les rues Pavée et Culture-Sainte-Catherine, dans la rue Saint-Antoine, vis-à-vis de Saint-Paul. Personne, excepté les repris de justice, ne connaissait bien cet étrange paquet de constructions, formé par les hôtels de la Force et de Brienne, auxquels les besoins administratifs avaient ajouté tant de rallonges. C’était énorme; c’était surtout aménagé en dépit de tout bon sens architectural. Un profane, perdu dans cet espace de cinq cents toises carrées, y aurait pu faire deux lieues sans jamais trouver ce qu’il cherchait.
Pendant les réparations de la cour du Palais de Justice, les deux corps de logis encadrant, à l’ouest et au sud, le préau dit la cour de la Dette, remplacèrent un instant la Conciergerie et servirent de prison préventive aux accusés traduits devant le jury. Il y avait là de fort sombres cabanons; il y avait aussi aux étages supérieurs, des cellules assez bien aérées, objet d’envie pour les malheureux hôtes des cachots.
Une surtout, la «chambre sans corbeille», autrement dite la «chambre au baron», jouissait d’une réputation légendaire.
Au beau milieu de cet enfer de la Force, cette chambre était le paradis.
Nous l’avons aperçue déjà du salon Jaffret, à travers la jumelle de mademoiselle Clotilde: c’était celle dont la fenêtre, par une exception unique, était ornée de rideaux verts, et, certes, il fallait que cet officier supérieur de la bande Cadet, Pierre Tardenois ou Clément-le-Manchot, comme il vous plaira de l’appeler, eût des protecteurs d’une certaine importance pour avoir obtenu semblable faveur.
L’absence de corbeille (on nomme ainsi l’auvent renversé qui empêche les prisonniers de communiquer avec le dehors) s’expliquait par la position exceptionnelle de la fenêtre, masquée de partout, excepté dans une ligne étroite que les démolitions avaient ouverte, juste en face du petit salon des Jaffret; mais les rideaux, cela pouvait passer pour un luxe insolent!
C’était une cellule étroite, mais profonde, qui avait bien cinq mètres sur deux; on pouvait presque s’y promener, et, par une coulée que le hasard laissait entre les maisons, la vue, bornée partout, pouvait s’échapper jusqu’à l’horizon, pour contempler un coin large comme la main des hauteurs de Villejuif, une véritable fente par où la pensée fuyait, rêvant la campagne ouverte, les arbres et la liberté.
L’ameublement ne pouvait point passer pour somptueux, assurément; mais en le comparant à celui des autres cellules, vous l’auriez trouvé presque confortable. Il y avait une couchette bien garnie, une table, une petite commode et un fauteuil, un vrai fauteuil, dans lequel le prisonnier entendit, en même temps que les Jaffret, les vendeurs de canards tournant l’angle de la rue Saint-Antoine.
Avez-vous remarqué que c’est là une industrie morte? Depuis la guerre, je crois être bien sûr de n’avoir plus jamais entendu ces pauvres gens qui criaient avec un zèle de sauvage: «Voilà ce qui vient de paraître.»
Les renseignements que M. le directeur nous a donnés sur le prisonnier étaient exacts, quant à son âge et à l’infirmité qui ne lui laissait qu’un bras; mais, dans ce signalement, un mot dépassait peut-être le but: Clément n’était pas laid, malgré l’énorme cicatrice qui brisait la régularité de ses traits, malgré les cheveux incultes et la barbe épaisse qui couvraient les trois quarts de son visage. C’était une tête énergique, toujours pensive, souvent railleuse, et que parfois le sourire éclairait de douceurs inattendues. Il n’agissait qu’avec sa main gauche, dont il faisait tout ce qu’il voulait; son bras droit, ou du moins ce qui en restait, rentrait sous sa jaquette, dont la manche droite était vide.
De corps, il était bien fait, grand, et semblait remarquablement agile. Dans sa chambre, il marchait beaucoup et faisait même de la gymnastique, au dire des surveillants du couloir. Le reste du temps, il lisait ou écrivait. On lui apportait les journaux et des livres. Le directeur lui-même pensait bien que toutes ses lettres ne passaient pas par les bureaux.
Au moment où la voix des crieurs montait vers lui pour la première fois, le jour allait s’éteignant. Clément était assis dans son fauteuil, auprès de la table qui soutenait les restes de son dîner, mangé d’assez bon appétit, et les épreuves du compte rendu de la séance de la cour d’assises où il avait été condamné ce matin même.
L’article était impartial et plutôt dur. Il émanait de l’un des principaux journaux judiciaires de Paris, qui devait le publier le lendemain.
Clément en avait terminé la lecture. Ce qu’il lisait maintenant, tout en fumant une cigarette, c’était ce même chiffon de papier déplorablement imprimé, que nous venons de voir entre les mains de maître Isidore Souëf, à son entrée chez les Jaffret.
Auprès de Clément, un employé de la prison en costume se tenait debout: un homme d’environ quarante ans, d’apparence débonnaire, mais touché par le vice, et dont les yeux rougis exprimaient en ce moment un âpre désir. Il avait le grade de surveillant et se nommait Noël.
– Alors, dit-il après un silence pendant lequel son impatience était visible, ça vous amuse ces bamboches-là?
– J’ai toujours aimé lire ce qu’on disait de moi, répondit le prisonnier avec une indifférence qui n’avait rien d’affecté. Noël tourna la tête et sifflota entre ses dents.
– J’ai fait de mon mieux avec vous, reprit-il, pourquoi n’avez-vous pas confiance en moi? Vingt mille francs, c’est une bagatelle pour vous; je ne vous demande que vingt misérables mille francs, de quoi m’amuser pendant deux ans, bien comme il faut, à trente ou quarante francs par jour, et après ça la fin du monde!
– Je n’ai pas vingt mille francs, dit Clément, voilà tout.
– Vous avez une plume, de l’encre et du papier, riposta Noël dont la voix était pleine de supplication et de colère. Deux ans de noces, ce n’est pas trop demander. Signez-moi un bon sur les neveux de Schwartz et Nazel, rue de Provence. À quoi bon nier maintenant, puisque la farce est jouée? Vous mangez au grand râtelier du Fera-t-il jour demain, c’est dans l’arrêt.
Le prisonnier eut un geste de fatigue.
– Il y a aussi dans l’arrêt, dit-il, que je suis de la bande Cadet et que je m’appelle Clément. Je n’ai jamais entendu tant parler des Habits Noirs qu’à l’audience. Allez-vous-en, mon brave, je n’ai plus besoin de rien.
Noël, le gardien, frappa du pied violemment.
– C’est drôle, s’écria-t-il que vous avez comme ça défiance de moi! Qui a bu boira, vous savez bien! Je n’ai pas travaillé dans la haute comme vous, Manchot, c’est vrai, mais on fait ce qu’on peut, et je ne suis pas novice non plus. Ça vous irait-il de me présenter aux Maîtres? Je ne demande pas mieux que de m’enrôler, quand je vous aurai donné de l’air.
Cette fois Clément ne répondit pas.
– Faites bien attention que le temps brûle! reprit Noël, qui se rapprocha. Vous jouez de votre dernière minute. En ce moment-ci, avec de l’adresse, du toupet, un coup de rasoir et mon uniforme, vous pourriez encore prendre la clef du boulevard; mais dans un quart d’heure il ne sera plus temps. M. Buin a réglé le nouveau service: il connaît sa responsabilité. Louis et Bouret sont commandés pour la galerie, et c’est Larsonneur qui aura soin de vous.
Clément eut un imperceptible tressaillement, et ses yeux se baissèrent.
– Ça vous pique, ce nom-là! insista aussitôt Noël, qui plaidait la cause de ses deux ans de noces et festins avec une passion croissante. Vous le connaissez, cet oiseau-là! avec lui, rien à frire ni à bouillir! Vous serez transporté à Mazas sous bâche, comme un colis, et une fois à Mazas, bonsoir les voisins!
Le prisonnier se leva et gagna la fenêtre.
La nuit était tombée. L’hôtel Fitz-Roy, qui faisait face de l’autre côté des démolitions, montrait sa façade toute noire, mais, au moment même, une fenêtre s’y éclaira.
Un domestique entrait dans le salon de Jaffret avec une lampe.
– Laurent! murmura le Manchot qui eut presque un sourire: c’est Laurent!
Et aussitôt après:
– Clotilde!… pauvre chérie! Et le directeur auprès d’elle! Laurent, le valet qui ressemblait à un rentier, posa la lampe sur la table de jeu entre le comte de Comayrol et Mme Jaffret, dont le profil d’oiseau de proie fut éclairé vivement. Le prisonnier pirouetta sur ses talons, comme si cette vue l’eût blessé, et se trouva nez à nez avec le gardien Noël, qui s’était glissé derrière lui.
– Encore vous! dit-il moitié riant moitié irrité.
La voix de Noël eut des inflexions véritablement suppliantes.
– Ça n’a pas de bon sens, monsieur Clément, dit-il, de vous refuser de l’air à vous-même! Mettez seulement ma défroque, vous savez la prison par cœur, je garantis que vous arriverez tout droit à la Vieille-Dette; une fois là, vous prenez à gauche comme si vous alliez à mon logement. On refait le mur de l’Égyptienne, vous vous terrez dans les déblais. Les rondes? allons donc! vous savez ce qu’elles valent! Vous arrivez à Sainte-Anne; le hangar où les maçons mettent leurs échelles est au coin du préau. Elles ont leurs chaînes, mais ça ne vous gêne pas les cadenas, et si vous n’avez pas de passe-partout sur vous, voilà le mien…
Il tendait en même temps un outil de valeur, emmanché d’étoupe ficelée. Clément le prit et l’examina, au grand contentement de Noël, qui acheva:
– Un mur à passer, et vous êtes dans les démolitions de la nouvelle rue!
Mais le prisonnier lui rendit sa tige de fer recourbée en disant doucement:
– Mon pauvre garçon, je ne sais pas du tout comment on manœuvre cet instrument-là.
Il y avait dans ses paroles un tel accent de vérité que l’employé stupéfait recula d’un pas.
– Ah çà! ah çà! grommela-t-il, est-ce qu’on serait vraiment un petit saint Lesurque?
Clément tira sa montre et la consulta.
– Je vais me coucher, dit-il, bonne nuit.
Puis il ajouta, à part lui, en se dépouillant de sa jaquette:
– Larsonneur est en retard. Désormais, je ne pourrai plus être au rendez-vous.
Comme il achevait, il tendit l’oreille vivement. Un bruit de pas sonnait dans le corridor.
Noël, le surveillant disciple d’Épicure, qui s’était donné pour but dans la vie de jouir à trente francs par jour pendant deux ans et de «claquer après», entendit le bruit de pas dans le corridor en même temps que le prisonnier lui-même.
– Affaire manquée, dit-il, c’est Larsonneur! Emballé!
Et, changeant aussitôt de contenance, il se rapprocha de la porte, dans la posture du soldat sans armes.
Mais cela ne l’empêchait pas de causer rapidement et à voix basse, car il en avait gros sur le cœur.
– Je risquais bon, disait-il, car j’étais obligé de rester ici à votre place, puisque vous emportiez mes habits, mais je comptais me faire des bleus, me bâillonner et même m’évanouir pour crier au secours d’une voix faible quand vous auriez eu le temps de glisser dehors. Va bien, ce ne sera pas encore de cette fois-ci que je mettrai Clémentine et Mme Roufat dans leurs meubles. Ah! je ne suis pas hypocrite, d’abord, il n’y aurait pas plus gredin que moi, si j’avais les moyens. Va te faire fiche! Jamais de bonheur aux cartes! Ça se trouve que je tombe sur un imbécile au lieu d’un lapin n° 1, et qui ne sait pas ce que c’est qu’un monseigneur!
Il tenait toujours son outil à la main et regardait le prisonnier avec un mépris mêlé de rancune. Celui-ci avait les yeux baissés et prêtait l’oreille. Dans le couloir, de l’autre côté de la porte, on causait.
– Vous n’aurez pas fait faction longtemps, mes fils, disait une forte voix, parlant avec autorité. On va lever l’écrou, j’ai les menottes.
– C’est bien fait, dit Noël: Mazas! Reconnaissez-vous l’organe de Larsonneur?
Il ajouta:
– Vous savez, Manchot, ma poule, comme vous pourriez avoir l’idée, de vous faire bien venir en me calomniant, on va prendre les devants. Pas bête, moi!
Une autre voix reprit du dehors:
– M. Noël est avec lui depuis tantôt, et nous n’avons pas quitté d’ici: ah! il était joliment gardé… Est-ce qu’on va l’emmener tout de suite?
– Le temps de river ses manchettes et de le conduire au greffe.
– Mais le directeur?
– Fait! On a son papier. Il est de noce ici près, le directeur. C’était la voix de Larsonneur qui avait parlé la dernière. Une clef tourna dans la serrure.
Un des surveillants de faction ajouta:
– Ça va le changer rude à Mazas, car il se gobergeait dans du coton ici, vous allez voir!
– Pas de pistole à Mazas: à l’attache! un Habit-Noir! Noël se frotta les mains méchamment.
– Attrape! gronda-t-il. Réglé! vous entendez?
– Est-ce que vous croyez ça, vous, monsieur Larsonneur, demanda-t-on encore au-dehors, qu’il est des Habits Noirs?
– Parbleu! fut-il répondu. Et la porte s’ouvrit.
Ils furent trois à entrer: M. Larsonneur et deux employés qui l’accompagnaient. Les deux surveillants de garde restèrent dans le corridor.
– Faisons vite, dit M. Larsonneur, en passant le seuil, voilà déjà un bon quart d’heure que la patache et l’escorte sont en bas. Bonjour, monsieur Noël, aidez-moi à mettre les menottes, si c’est un effet de votre complaisance.
– Je veux bien, répondit Noël avec une gravité tout officielle, mais je demande la permission de fournir un renseignement pour le rapport. Partout où cet homme sera transféré, il devra être l’objet d’une surveillance exceptionnelle. Jusqu’à présent, je n’avais jamais eu à me plaindre de lui; mais aujourd’hui… d’abord, voilà ce que j’ai trouvé sur lui!
Il tendit le monseigneur, qui fut pris par un des employés, lequel dit, en l’examinant:
– L’objet a du service.
Le prisonnier restait immobile et silencieux.
– D’autre part, poursuivit Noël, je ne sais pas si c’est en biens-fonds ou en valeurs qu’il est riche, mais il m’a offert un mandat de 20 000 francs sur les neveux de Schwartz et Nazel…
– Impudent coquin! voulut interrompre le prisonnier.
– La paix! fit Larsonneur durement. Allez, monsieur Noël, j’écoute.
– À cette fin, acheva celui-ci, que je lui aurais communiqué mes effets du gouvernement pour se pousser du large et rejoindre ses complices en ville. Ah! il connaît son état, celui-là!
Clément ne renouvela point sa protestation.
– Aux manchettes! ordonna Larsonneur. Mention de votre conduite et de vos dires sera au rapport, monsieur Noël. Vous vous êtes conduit en homme fidèle et intelligent!
Pendant qu’il parlait ainsi, il jeta un regard rapide au prisonnier, qui baissa aussitôt les yeux.
C’était, ce Larsonneur, un personnage évidemment beaucoup plus considérable que ses compagnons. Il était bas sur jambes et très robuste, avec une figure fortement caractérisée, qui semblait faite pour dénoncer un audacieux mélange de sang-froid et de bonne humeur, mais qui, en ce moment, était grave jusqu’à la dureté.
On le devinait geôlier, sous son costume de bourgeois sans gêne, comme on lit la profession du militaire ou du prêtre sur les habits étrangers qu’ils ont empruntés par hasard.
M. Buin l’avait sans doute mis à l’épreuve, car il lui témoignait une entière confiance.
Quand ce Larsonneur remit les menottes à Noël, celui-ci dit, d’un air aimable:
– Faites excuse, on n’en a besoin que d’une pour le moment, le malfaiteur ne pouvant gesticuler qu’avec un bras.
Tous les surveillants rirent en dedans et en dehors de la porte. L’un d’eux prêta sa ceinture, et la main gauche de Clément fut, par ce moyen, assujettie solidement à ses reins.
Pendant l’opération, Larsonneur affecta de se tenir à l’écart. Depuis son entrée, il n’avait échangé, avec le prisonnier, ni un signe ni même un regard. La seule parole qu’il lui eût adressée était l’ordre de se taire.
– Monsieur Noël, dit-il, pendant que nous serons au greffe de la geôle pour enregistrer l’ordre de transfert et lever l’écrou, dressez l’inventaire des objets appartenant au prisonnier; Louis et Bouret affirmeront votre procès-verbal. Nous autres, en marche!
Le prisonnier jeta un dernier regard autour de lui, comme s’il eût voulu dire adieu à ce paradis de la Force, puis il suivit les deux gardiens, qui étaient entrés avec Larsonneur; celui-ci formait l’arrière-garde.
Au moment où le prisonnier s’engageait dans la galerie, le vent de la porte ouverte lui apporta encore, mais venant de bien loin, l’écho rauque de ces voix qui criaient sa condamnation.
Il fallait passer devant le cabinet du directeur pour arriver à la geôle. Larsonneur fit arrêter le cortège, et entra dans les bureaux d’administration, où il resta deux ou trois minutes à causer de l’événement du jour. Les commis vinrent sur le pas de la porte pour jeter un coup d’œil au Manchot, et il fut convenu, à l’unanimité, que jamais assassin n’avait porté son crime mieux ni plus lisiblement écrit sur son visage.
De l’administration à la geôle, Larsonneur aborda plusieurs employés. Le fait d’une translation de prisonnier, opérée à cette heure, n’était pas ordinaire. L’escorte s’était trouvée en retard, et Larsonneur racontait qu’il avait dû monter chez les Jaffret pour prendre l’avis de M. Buin, qui, ne voulant à aucun prix garder la responsabilité du condamné, avait ordonné de passer outre.
Certes, le moment était tranquille, et le voyage d’une prison à l’autre, dans une bonne voiture entourée de gendarmes, ne présentait aucune espèce de danger; là n’était pas la raison de s’étonner.
C’était bien plutôt l’absence même de M. Buin, le directeur, en une circonstance pareille: absence d’autant plus inexplicable de la part d’un fonctionnaire si minutieux dans l’accomplissement de ses devoirs que M. Buin, au su de tout le monde, était dans le quartier, presque dans la même rue, en un mot à deux pas.
Larsonneur ne prenait pas de gants pour se plaindre, et comme on lui objectait la confiance vraiment exceptionnelle prouvée par cette conduite, il répondait avec mauvaise humeur: «Confiance tant que vous voudrez, ça n’ajoute rien du tout à ma paye de la fin du mois.»
Tout homme est porté du premier coup à contredire l’assertion quelconque de tout autre homme. Ceci est vrai, surtout entre gens de bureau. Les employés de la prison oubliaient l’incident pour ne penser qu’aux «embarras» faits par leur camarade, tout gonflé des bonnes grâces du patron. Ils se disaient, en haussant les épaules: «C’est un poseur! Si M. Buin revenait par hasard, vous verriez tomber sa crête!»
Les braves gens ne croyaient pas deviner si juste!
Ce fut seulement en sortant de la geôle, après l’écrou levé, que Larsonneur donna, pour la première fois, signe de vie à son prisonnier. On traversait le dernier couloir avant la cour des Poules, où s’ouvrait la grand-porte donnant sur la rue Pavée.
Ce passage était désert.
Larsonneur s’approcha rapidement de Clément, qui sentit un choc à sa main, assujettie derrière ses reins.
Clément entendit qu’on lui disait en même temps:
– Ne bougez pas le bras et continuez de marcher.
Puis, encore, au moment où l’on débouchait dans la cour:
– Passez sous la voiture au moment où les crieurs aboieront en avant des chevaux; une fois là, laissez-vous faire… et puis ressortez de l’autre côté vivement. Si le gendarme y est, piquez son cheval à l’endroit de l’éperon, voilà mon couteau. Tâchez de bien prendre le ton pour crier, et ne vous étonnez de rien en chemin: tout le long de votre route, il fera jour.
On entra dans la cour des Poules, et certes, à la place du prisonnier, les paroles de ce Larsonneur eussent excité votre surprise, car il faisait nuit, au contraire, nuit close.
À travers la porte, fermée, un grand murmure venait de la rue. Dans ce murmure passaient les voix des vendeurs d’imprimés qui criaient ici comme de l’autre côté de la prison où nous les entendions tout à l’heure:
– Condamnation de Clément-le-Manchot, la bande Cadet, renaissance des Habits Noirs!
L’ancienne cour d’honneur de l’hôtel des Nompar de Caumont, ducs de la Force, qui s’allièrent jadis à la maison de France dans la personne du duc de Lauzun, s’appelait alors, comme nous l’avons dit, tout bonnement la cour des Poules. L’hôtel de Carnavalet, où Mme de Sévigné demeurait, à cent pas de là et qui compta les épithètes étonnées de la charmante marquise à l’annonce du mariage de Mademoiselle, a vu sans manifester aucune surprise cette décadence du vieux palais, transformé en prison, puis disparu.
La cour des Poules était défoncée de bout en bout et encombrée de pavés entassés qu’on allait remettre en place. Aussi la voiture administrative, qui n’avait pu entrer, stationnait dans la rue, entourée par les gendarmes à cheval.
La rue n’était pas large, la voiture attendait déjà depuis longtemps.
À quiconque n’est pas tout à fait un étranger dans Paris, nous n’avons pas besoin de dire que cette seule circonstance aurait suffi pour ameuter les badauds; mais il y avait encore autre chose. Le hasard voulait que les crieurs de: «Voilà ce qui vient de paraître» eussent battu tout à l’entour le rappel des curiosités populaires, et il n’y avait point de héros sur la terre qui fût illustre pour le moment à l’égal de l’assassin, Clément-le-Manchot, dont le nom sonnait comme une fanfare.
Si les hurleurs d’imprimés avaient pu ajouter à leur programme cette simple mention: «Il est permis de voir gratis Clément-le-Manchot à la grand-porte de la Force», il y aurait eu en un clin d’œil dix mille personnes dans la rue Pavée.
En l’état, et malgré l’absence de cette formalité, cent cinquante à deux cents badauds grouillaient autour de la voiture, refoulés par trois ou quatre sergents de ville, mais revenant sans cesse et dévorant des yeux les battants fermés du portail.
Dans la cohue, on entendait de ces choses absurdes que la poésie parisienne enfante incessamment, et qui font vivre un quart de notre population dans un rêve perpétuel.
– Une marquise, oui, monsieur Martin, une vraie marquise, venait le voir, l’effrontée, dans son équipage!
– Madame Piou, ça ne vous va pas de hausser les épaules! On vous dit cinquante francs par jour qu’il payait au directeur pour une chambre à tapis, qui a l’eau de Seine dans la prison!
– Et son dîner, un louis par tête, sans le vin.
– Deux sous, mes derniers! proposait un heureux négociant en canards, qui n’avait plus qu’une demi-douzaine de chiffons.
Mais d’autres arrivaient les mains pleines, et l’on achetait toujours.
– C’est des bonnes places que d’être à la tête d’une prison, voyez-vous! Regardez l’histoire de la Bastille!
– Vous ne devinez pas pourquoi on le fait partir? Par sa fenêtre, il causait politique avec des bandits, cachés dans les démolitions: tous les soirs.
– Ça n’est pas l’habitude, madame Piou, certainement, de les déménager à la chandelle, mais l’association de malfaiteurs, connue sous ce nom: les Habits Noirs, dispose de vingt-huit à trente mille adhérents dans la capitale…
– As-tu fini, mon oncle! coupa un gamin: les Habits Noirs, n’y en a pas!
– Méchante drogue, puisque le Manchot en est un!… Alors, on profite, comme ça, des ténèbres de la nuit pour écouler M. Clément à la douce…
– Vous l’appelez monsieur, vous!
– Dame! cinquante francs de chambre par vingt-quatre heures donnent quinze cents francs tous les mois: c’est un loyer… et il y a de la ligne avec des chasseurs de Vincennes dans toutes les maisons, ici autour, cachés.
Il se fit tout à coup un grand murmure. On disait: le voilà! le voilà!
À ce cri: le voilà! tout le monde se tut. C’était le lever du rideau.
La lourde porte tourna sur ses gonds, laissant voir dans la cour des torches allumées. La foule resserra son cercle, et Mme Piou pensa, plus tard, que c’était juste à ce moment qu’on lui avait volé sa tabatière: les Habits Noirs, bien entendu.
On vit d’abord le guichetier, précédant un groupe imposant de gens de la prison, qui se séparèrent en deux escouades et firent haie, en dehors, à droite et à gauche du seuil.
Le silence s’établit comme par enchantement.
On entend toujours la souris courir au théâtre quand la grande entrée, si longtemps attendue, va se faire.
Les deux employés qui avaient accompagné M. Larsonneur parurent, puis le condamné, au visage de qui les torches envoyaient des lueurs obliques.
– Rude mâle tout de même! on lui a laissé son chapeau de soie, excusez! ah! la faveur!
– En a-t-il, de la barbe! Et il est bien mis, ma parole!
– Voyez son moignon!
– C’est l’origine, expliqua obligeamment M. Martin, pourquoi il porte le surnom de Manchot dans le peuple, comme qui dirait pour signifier qu’il n’a qu’un bras…
– Es-tu sûr, Aristide? demanda une hirondelle de trottoir.
– Vous faites erreur, madame; j’ai le double avantage de me nommer Adolphe, et de ne pas vous connaître.
– Ah! le gredin! quelle physionomie! Son bras gauche lui colle au dos, regardez!
– Il sue le sang, ma chère, ça fait trembler de le voir!
– Et de l’œil, sais-tu, monsieur Bonnamy?
Le condamné franchissait la porte. Les gendarmes, immobiles à leur poste, ressemblaient à des statues équestres. Le marchepied de la voiture était abattu d’avance, et, par la portière, on apercevait deux figures de gardiens qui attendaient.
– En voilà des précautions! Il ne s’envolera pas!
– Pour un seul homme, encore!
– Et qui n’a qu’une patte, maman!
– Attention tous! commanda Larsonneur, qui venait le dernier. Faites reculer le monde!
Je ne sais pas si cet ordre était nécessaire, mais il eut un singulier résultat. Une véritable bousculade s’opéra, non plus de l’autre côté du pavé, où était le gros de la foule, mais sur le trottoir même qui longeait la prison. Des disputes, dont nul ne pouvait deviner les motifs, s’établirent, ce fut un concert d’injures et de récriminations.
La pesée, qui avait lieu de droite et de gauche à la fois, rompit la haie des gardiens.
– Arrière! ordonna Larsonneur avec colère. Tapez! je tiens le prisonnier. Ferme!
– Ma chère, gémit Mme Piou, les sergents de ville tirent leurs épées!
– C’est bête de se fourrer dans des bagarres pareilles.
– Je donnerais dix sous pour être chez moi!
– Ne poussez pas, malhonnête!
– Sauve qui peut! Les gendarmes vont charger!
On voulait fuir, c’est vrai, mais on voulait voir aussi. En un instant, tout fut confusion autour des gendarmes, toujours immobiles et gardant la plus belle tenue.
Au milieu du remue-ménage, une voix claire s’éleva, vers la tête des chevaux, criant:
– Achetez ce qui vient de paraître! L’assassinat de la rue de la Victoire, cinq accusés, dont quatre contumaces, deux victimes, la bande Cadet, les Habits Noirs, le Manchot, un sou!…
C’était un pauvre diable en blouse, qui fut interrompu par une demi-douzaine de bourrades, et s’enfuit, en poussant de comiques lamentations, jusque sous les pieds des chevaux.
Pendant cette bagarre, personne ne s’était aperçu que le prisonnier venait de plonger, disparaissant sous la caisse même de la voiture. Larsonneur était toujours au-devant de la portière ouverte, tenant quelqu’un à bras-le-corps.
Sous la caisse, le pauvre diable de crieur arriva en même temps que le condamné qui «se laissa faire», selon la recommandation qu’il avait reçue.
On lui passa une blouse par-dessus ses habits, en un tour de main, et on le coiffa d’une vieille casquette à visière tombante.
Puis on lui passa au cou une courroie à laquelle pendait une boîte en sapin pleine d’imprimés tout frais sortis de la presse.
– Et allez! lui fut-il dit, bonne chance! Il alla.
Il sortit de dessous la caisse par le côté opposé, tout contre le cheval du gendarme qui flanquait la portière placée en dehors.
Quoique le gendarme n’eût pas bougé son talon, le cheval éperonné au ventre, fit un bond en avant au milieu des clameurs de la foule écrasée.
Clément était déjà en pleine cohue.
– Mande bien pardon, dit-il en perçant son chemin, ma boîte vous gêne, mais faut bien gagner son pain, pas vrai?
– Quand le prolétaire est respectueux, répondit M. Martin, on ne lui en veut pas de son défaut d’aisance. Passez, mon ami.
Clément remercia. Une voix lui glissa à l’oreille.
– Place Royale, il fait jour.
– Ils ne partent pas, tout de même, grondait-on dans la foule. Comme c’est mal arrangé! Que font-ils donc? C’est nous qui les payons, ces propres-à-rien-là!
– Le Manchot est-il dans le fourgon? Je ne le vois plus.
– Il était là… Tiens! on dirait qu’ils le cherchent… mais écoutez! Entre la voiture et la prison, il y avait une agitation croissante et des bourdonnements où ces mots perçaient:
– Le condamné, où est le condamné?
– M. Larsonneur le tenait… Je l’ai vu!
Une nouvelle poussée tordit la foule dans la direction de la rue Saint-Antoine. Un homme était là, qui fendait violemment son chemin sur le trottoir.
L’effort qu’il faisait était grand, et il tamponnait la sueur de son front à deux mains.
Il disait:
– Laissez-moi passer, je vous en prie! qu’y a-t-il? Un malheur est-il arrivé? c’est moi qui suis M. Buin, le directeur de la prison.
Ce nom fut répété par cent bouches et on fit place.
Trois ou quatre employés s’élancèrent en même temps pour rejoindre M. Buin et lui parler tout bas.
Ce fut lui qui révéla à voix haute le secret de la situation en laissant échapper ce cri de sa première stupeur:
– Évadé! le condamné! miséricorde! ce n’est pas possible! Pour le coup, ce fut une fête complète.
Les battus eux-mêmes ne regrettaient plus leurs meurtrissures, et les écrasés se consolaient. Non pas qu’on fût satisfait de l’évasion du prisonnier pour le fait lui-même, mais on avait assisté à l’événement, on pourrait le raconter, blâmer les badauds, ces éternels complices de toute bagarre, critiquer l’administration incapable, frotter d’importance les gardiens’, les sergents de ville et les gendarmes: piétiner enfin tout le monde.
C’est le bonheur!
– Évadé! évadé! évadé! Et ils sont là deux douzaines d’idiots!
– Et comment évadé! Avez-vous vu quelque chose?
– Du feu, madame! Disparu dans les dessous! Escamoté…
– Partez muscade!
– Ah! comme ces coquins-là sont adroits, maintenant!
M. Buin qui arrivait devant la grand-porte demanda d’un accent désespéré:
– Mais pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu? On savait où j’étais. J’avais laissé l’ordre qu’on me vînt chercher si par hasard on envoyait l’escorte.
Il lui fut répondu par les employés:
– M. Larsonneur est allé lui-même vous prévenir; il est resté plus de dix minutes avec vous chez M. Jaffret, et il a rapporté l’ordre…
L’employé n’acheva pas. M. Buin s’était redressé de son haut.
– Où est Larsonneur? s’écria-t-il, qu’on me l’amène!
Les gens de la prison se comptèrent, pendant que le malheureux directeur poursuivait:
– Je ne l’ai pas vu! je n’ai pas donné l’ordre! c’était un coup monté!
Et bien monté, même.
Larsonneur, aussi, en effet, venait de disparaître sans que personne pût dire où il avait passé.
Bien entendu, on fit le nécessaire. Ce Larsonneur, dont, en un instant, le nom était devenu célèbre, fut recherché avec autant de soin que le condamné lui-même. La foule donna des renseignements excellents sur l’un et sur l’autre: M. Martin avait vu un homme, qui n’était pas du quartier, prendre la taille d’une jeune demoiselle pour le mauvais motif. Mme Piou, qui venait de constater le vol de sa tabatière, fut encore plus explicite, disant:
– J’y tenais, rapport à l’amitié dont elle était un vif souvenir, mais c’était celle de buis. Je ne suis pas assez faible pour apporter une boîte d’argent dans des circonstances pareilles!
Les autres éclairèrent la situation d’une façon analogue.
Personne ne resta court: chacun avait vu quelque chose ou quelqu’un. Le Manchot et Larsonneur avaient passé partout, séparés ou réunis, allant à droite ou à gauche, dérangeant tous les hommes, attaquant toutes les dames; mais allez donc mettre la main au collet des gens! Et qui se serait douté d’une chose semblable?
Les gendarmes seuls n’avaient rien vu, à l’exception de celui qui veillait à la portière de gauche, et qui dit d’une voix lente au bout de cinq minutes:
– Insensiblement, c’était peut-être l’animal qui est sorti de dessous la caisse à l’inopiné, sans murmurer gare, avec sa boutique de marchand de canards sur le ventre. Il a dû incommoder Robert en passant, c’est mon cheval que je parle de lui sous ce nom, car, quoique paisible, Robert a manqué me jeter cul par-dessus tête, sauf la politesse à la société.
– Nous l’avons vu! nous l’avons vu! blouse déchirée! vieille casquette tombante! Un sale voyou, quoi! et pas de linge!
Ceci fut une clameur.
– Même je lui ai parlé avec bonté! fit M. Martin. Je le regrette.
– Et il n’avait qu’un bras, c’est positif.
– Par quoi, conclut le gendarme, qu’il était peut-être le Manchot dénommé, sans néanmoins que je le signe au rapport, comme de juste.
Limiers et employés étaient déjà lancés dans toutes les directions, pendant que l’homme du parquet expliquait à M. Buin qu’on avait avancé d’un jour le transfert du condamné, à cause d’un avis de la préfecture, qui craignait une tentative d’évasion, favorisée par le dehors, cette nuit même.
– On ne sait pas si ce sont les Habits Noirs ou d’autres, ajouta le chef de l’expédition, mais les bureaux sont en éveil. On flaire une manigance de tous les diables, et la bande Cadet n’a pas dit son dernier mot. M. Larsonneur s’était chargé de vous apprendre tout cela tantôt, et aussi que vous aviez un loup dans votre bergerie.
– Larsonneur! soupira le pauvre M. Buin, ce scélérat de Larsonneur! Moi qui lui aurais confié la clef de mon secrétaire!
La foule diminuait peu: la neige fond, la pluie sèche, la foule colle. Quelques-uns pourtant s’étaient mis en campagne pour prendre part aux émotions de la poursuite, mais le plus grand nombre restait et d’autres venaient.
Au bout d’un quart d’heure la force armée déboucha par la rue des Francs-Bourgeois et par la rue Saint-Antoine à la fois; en même temps, une escouade entière de sergents de ville arriva au pas redoublé.
C’était une soirée unique, et M. Martin avoua qu’il n’eût pas donné sa place pour un fauteuil à l’Ambigu.
À dix heures, il y avait encore du monde, quoique la voiture administrative, escortée de ses gendarmes, fût partie depuis longtemps. On ne criait plus la condamnation de Clément-le-Manchot, mais, vers neuf heures et demie, un fait s’était produit qui avait considérablement réjoui le troupeau des curieux.
Quelques gamins porteurs d’imprimés, aussitôt pourchassés par les sergents de ville, s’étaient montrés au coin de la rue Saint-Antoine et avaient crié:
– Achetez ce qui vient de paraître: puissance des Habits Noirs! évasion miraculeuse du Manchot de la bande Cadet, au moment où il montait en voiture, entouré de gardiens et de gendarmes. Comme quoi il a filé en vendant son propre arrêt de condamnation. Tous les détails, un sou!
Revenons cependant en arrière et reprenons le prisonnier au moment où il quittait le gros de la cohue pour se diriger vers la place Royale, où il faisait jour selon l’avis mystérieux murmuré à son oreille. Les premiers cris annonçant l’évasion se firent entendre, comme il arrivait devant l’hôtel Lamoignon, qui fait l’angle des rues Pavée et Neuve-Sainte-Catherine.
Instinctivement, il voulut accélérer sa marche.
– Doucement! dit une jeune ouvrière qui passait près de lui. Ne criez pas, car le truc est éventé, proposez votre marchandise tout bas, comme si vous n’en pouviez plus.
Elle ajouta tout haut:
– Donnez-m’en pour un sou, de chiffon, l’homme.
Le bruit redoublait du côté de la prison, et le pas des premiers émissaires détachés se faisait entendre.
– Tournez vite! fit l’ouvrière. Il fait jour dans la première allée à droite.
Le prisonnier tourna. La rue Neuve-Sainte-Catherine était déserte. Il courut tout d’un temps jusqu’au bout des murs de l’hôtel Lamoignon et bien lui en prit, car au moment où il se jetait dans la première allée, quatre ou cinq gardiens atteignirent le carrefour en criant: «Au voleur! arrêtez l’assassin!»
À la croix des quatre rues, ils s’arrêtèrent un instant, puis se séparèrent. Deux d’entre eux passèrent à pleine course devant la porte de l’allée.
Puis d’autres vinrent, en même temps que les gens attirés par le bruit arrivaient de tous côtés.
Dans l’allée, qui était noire comme un four, le prisonnier s’était senti arracher sa boîte et sa casquette, puis revêtir, par-dessus ses habits et sa blouse d’un troisième déguisement, dont il ne soupçonna point d’abord la nature. C’était ample et cela flottait. La coiffure avait un appendice qui lui chatouillait le visage.
– En avant! dit l’inconnu qui lui avait servi de valet de chambre, nous sommes des bons, maintenant!
Les gens qui se pressaient dans la rue, criant, courant, s’interrogeant, faisant du zèle, virent sortir de l’allée un vieux monsieur et une grande femme en noir, voilée.
– Un bon trou! dit quelqu’un: si on regardait là-dedans?
Il y en eut qui se précipitèrent dans l’allée pendant que d’autres demandaient:
– Monsieur et madame, vous n’auriez pas rencontré le coquin? Le vieux monsieur répondit poliment:
– Quelqu’un montait pendant que nous descendions, mais l’escalier n’est pas éclairé au gaz chez nous.
Il offrit son bras à la dame et tous deux marchèrent bien posément vers la place Royale.
On les avait déjà perdus de vue quand les premiers échos de la révélation du gendarme, importante, mais tardive, arrivèrent.
– Blouse sale, vieille casquette, boîte à canards.
Justement les investigateurs de l’allée ressortaient. L’un tenait la boutique d’imprimés, l’autre la sordide casquette à visière tombante.
– C’est le vieux monsieur, peut-être!
– Ou la dame en noir… ah! le coquin a du talent!
Et on se précipita sur les traces du respectable couple.
Mais au moment où la chasse arrivait place Royale, un fiacre, qui galopait d’une vitesse tout à fait inusitée, se lançait dans la rue du Pas-de-la-Mule.
– Arrêtez! arrêtez!
– Il n’est pas dedans, repartit un autre groupe de chasseurs qui revenaient bredouilles.
On s’expliqua. Les employés de la prison racontèrent qu’ils étaient justement en train de visiter ce fiacre, stationnant le long des arcades, quand les gens à qui il appartenait par légitime location y avaient réclamé place.
– Nous pouvons bien répondre qu’il n’y avait personne dedans, dirent-ils, on a regardé jusque sous les banquettes, et quant à ceux qui sont montés, un vieux monsieur et une dame en noir…
Il y eut un cri: «Ce sont eux!» Et la course recommença, mais le fiacre avait eu le temps de gagner le boulevard où les fiacres nagent comme les poissons dans la rivière: uniformes et innombrables.
La chasse fut poursuivie, néanmoins, dans ces conditions impossibles. Noël, l’ambitieux à trente francs par jour, était taillé en cerf; il tenait la tête, et, courant sur la chaussée même, il dardait son regard de basilic dans toutes les voitures qu’il dépassait.
Son zèle était doublé par sa rancune; il cherchait son rival Larsonneur, avec plus de passion que le condamné lui-même.
À la hauteur des Filles-du-Calvaire, un fiacre attira son attention, non point par aucun trait particulier, mais tout simplement parce qu’il filait plus vite que les autres. Noël commençait à souffler, il se dit:
– Avant de donner ma démission, j’inspecterai encore celui-là!
Et, serrant les coudes au corps, il prit un élan nouveau.
Ce diable de fiacre était vraiment bien attelé et bien mené; aussi M. Noël ne le gagna sérieusement qu’au boulevard du Temple, en face de cette foire si joyeuse et si curieuse qui groupait encore alors les théâtres populaires, que ce fâcheux cimetière industriel, les Magasins-Réunis, allait bientôt remplacer. Tous les lampions dramatiques étaient allumés, éclairant ces tableaux alléchants où la curiosité publique avait à choisir entre la femme étranglée, le château incendié, l’homme qui dévore son bras au fond du cercueil, le navire qui s’engloutit dans les ondes et les pauvres petits enfants, toujours orphelins, précipités à tour de bras du haut d’un rocher plein de cavernes.
Le grand art du mélodrame se portait mieux qu’à présent.
On peut jeter un regard de côté aux paysages qu’on aime sans s’attarder pour cela. M. Noël, viveur surnuméraire, large appétit qui jamais n’avait été rassasié, adorait le théâtre de la Gaieté presque autant que le restaurant Bonvalet ou le bal du Grand-Vainqueur. Il lorgna en passant, avec gourmandise, le tableau qui représentait un monstre rouge, dévorant la fille unique du vieux marquis de Montalban!
Le fiacre, à cet instant, n’était plus qu’à dix pas.
– Vous faut-il une contremarque pas chère pour voir Mélingue, bourgeois? demanda une voix gouailleuse, à sa droite et un peu derrière lui.
Il se retourna à demi, un pas sonore retentit à sa gauche, et il tomba tout de son long sur le pavé, la tête noyée au fond de son chapeau.
Parmi les personnes compétentes, on distingue deux degrés dans cette méthode d’aborder les gens par le dos: le simple «renfoncement» et le «coup de merlin».
Ce que M. Noël avait reçu était entre deux.
Au moment où son chapeau l’aveuglait, il avait vu l’ombre de deux larges épaules, et il balbutia en tombant le nom de Larsonneur.
Quand on le releva tout étourdi, nous n’avons pas besoin de dire qu’il n’y avait plus là ni marchand de contremarques, ni assommeur, et que c’étaient d’autres fiacres qui passaient sur la chaussée.
Le fameux fiacre roulait maintenant sur le boulevard Montmartre. Le cocher n’était plus seul sur son siège. Il y avait auprès de lui un bon garçon, à tournure de commissionnaire, qui portait un sac de voyage et une valise.
Le cheval, qui n’avait point beaucoup d’apparence, allongeait pourtant bravement.
Dans l’intérieur, vous n’eussiez plus trouvé ni le vieux monsieur, ni la femme en noir de la place Royale. Et, néanmoins, ce pauvre M. Noël ne s’était pas trompé, c’était bien le bon fiacre, le vrai: Clément-le-Manchot y travaillait de tout son cœur.
Il paraissait fort calme, pour un homme qui vient de passer à travers une si chaude aventure. Sa défroque de femme était encore auprès de lui sur le coussin avec un waterproof ayant la vraie odeur de Londres, une casquette plus anglaise que Wellington et un nécessaire de toilette tout ouvert.
M. Noël et aussi le brave directeur de la Force l’auraient encore reconnu à ce moment, grâce à la cicatrice qui le marquait si terriblement; mais il leur aurait fallu se hâter, car l’ex-prisonnier changeait à vue d’œil.
Ce n’était pas seulement l’effet miraculeux produit par le grand air de la liberté qui le transformait ainsi: je vous l’ai dit, il travaillait.
Il était seul dans le fiacre et il n’avait qu’une main; il fallait s’ingénier. Le miroir du nécessaire était posé sur la banquette de devant et incliné selon l’angle voulu pour bien mirer notre homme, agenouillé.
Auprès du miroir il y avait un paquet de ouate, du linge, une brosse, un peigne, une boîte de cristal ronde contenant une matière blanche, onctueuse, semblable à du cold-cream et un petit flacon de métal.
Le prétendu cold-cream exhalait une violente odeur de préparation chimique.
On y voit ou à peu près, la nuit, au-dedans des voitures, sur le boulevard. Clément avait rabattu les deux stores du fiacre, afin d’être éclairé par-devant seulement.
À l’aide d’un tampon de ouate, il avait enduit de crème toute la partie de son visage attaquée par la cicatrice, c’est-à-dire le front, l’œil gauche tout entier et une portion de la joue gauche.
Il en était là de son opération au moment où nous entrons dans le fiacre. L’émulsion qui, dans la boîte de cristal semblait être d’une blancheur lactée, prenait sur la peau des tons d’un bleu livide.
Clément se mit à rire tout à coup.
– Ça pique! dit-il. Du diable, si je sais quand je m’éveillerai de ce rêve-là! J’ai la moitié de Paris à mes ordres, à ce qu’il paraît, et des gaillards qui savent leur état! Si on m’expliquait seulement un bout de la comédie! J’ai eu deux mois et demi de congé, là-bas dans le paradis de M. Buin. Ça commençait à me sembler un peu long, mais j’ai idée que, pour la besogne, je vais rattraper le temps perdu!… Et honnête homme avec cela!
Son rire sonnait franchement.
Et pendant qu’il parlait ainsi avec lui-même, sa main ne restait pas oisive. Il avait pris le peigne d’abord, puis la brosse, et l’épaisse toison qui s’embrouillait sur sa tête allait se démêlant avec rapidité. Quand la brosse eut succédé au peigne, tout ce désordre qui devait être factice, avait disparu pour faire place à de belles boucles admirablement soyeuses.
– À la barbe! reprit-il; elle a juste soixante-dix-huit jours; je l’avais faite la veille de mon arrestation. Quelle histoire! Miséricorde! On ne peut pas se raser ici, avec ces cahots; je me couperais le cou et ce n’est pas le moment. Auparavant, il faut au moins que je sache au juste si je suis amoureux oui ou non!
Vous eussiez parié pour oui, car il eut un gros soupir bien naïf.
Et le peigne d’aller, et la brosse aussi, et la barbe de briller soyeuse et douce comme les cheveux.
Il y avait là vraiment tous les accessoires d’un splendide visage de jeune premier, et sans la cicatrice…
– Il ne me va pas trop mal, ce collier, pensa Clément, c’est dommage de l’abattre. Voyons maintenant quel miracle va accomplir le baume de ce sorcier de docteur, qui me mord comme un demi-cent de fourmis. Je suis sûr que, sous l’onguent, ma peau est rouge comme une tomate!
Il prit un tampon de ouate sèche, et le passa légèrement sur toute l’étendue de la cicatrice, qui s’en allait à mesure, avec l’onguent, comme ces figures de mathématiques que l’éponge efface sur le tableau noir des examens.
– C’était bon teint, pourtant, murmurait-il dans sa surprise mêlée d’admiration, je me lavais dessus à grande eau tous les jours: Il n’y aura même pas besoin d’une seconde couche… Ah! ce docteur!…
Sans être rouge comme une tomate, l’emplacement où était naguère la cicatrice gardait un «feu» très vif. Clément déboucha le flacon de métal, versa quelques gouttes de son contenu sur un linge et tamponna son feu.
Puis il ne s’en occupa plus. Sa foi était complète.
Nous devons avouer que le regard qu’il accorda à son miroir, après besogne achevée, était celui d’un très beau garçon absolument satisfait.
Désormais, vous ne lui auriez pas donné vingt-cinq ans.
Le miroir fut remis dans le nécessaire, ainsi que les flacons, brosses, etc. La robe noire, le chapeau de femme et le voile disparurent dans le coffre de la voiture.
Clément revêtit le waterproof, qu’il boutonna, passa le nécessaire à son cou et coiffa la casquette.
Il était temps, le fiacre s’arrêtait rue Pigalle devant un mur étroit, bâti entre deux grandes maisons de rapport et percé d’une porte cochère très modeste qui occupait les trois quarts de sa longueur. C’était tout à fait dans le haut de la rue, où les boutiques sont rares.
Le cocher demanda: «La porte, s’il vous plaît!»
Une ombre parut s’éveiller sur une des bornes qui flanquaient l’entrée. C’était une fillette, déjà grande, habillée comme les ouvrières, mais qui avait en elle quelque chose de singulier, j’allais dire d’élégant sous la pauvreté de sa mise.
Cela se trouve parfois dans les métiers qui touchent à l’art, même par les côtés misérables ou ridicules.
Ainsi, parmi cent pauvres comédiennes de la foire, qui sont grotesques précisément parce qu’elles se croient artistes, vous rencontrez tout à coup un embryon d’étoile ayant déjà des rayons pour qui sait les deviner au travers de son nuage.
Cette petite fille sonna, disant au cocher d’une voix qui tremblait un peu:
– Ah! la maison est bien trop loin pour qu’on vous entende crier! Puis elle gagna d’un seul bond la voiture et mit à la portière son visage brun, pâle, encadré de cheveux mutins. Le regard qu’elle darda à l’intérieur flamboyait.
– Bonsoir, dit-elle.
– Lirette! s’écria le prisonnier avec un mouvement de surprise qui n’était pas exempt de colère, que fais-tu là et que veux-tu?
La fillette ne répondit pas.
Le prisonnier reprit d’un ton plus doux:
– Mais comme te voilà grandie, en trois mois, petite Lirette! Je te défends de courir toute seule à ces heures désormais.
Le regard de l’enfant se voila, elle pleurait.
– Nous ne demeurons pas bien loin, répliqua-t-elle. La baraque est à la barrière, là-haut sur la place Clichy, et je vous défie bien de m’empêcher de courir, quand j’espère vous voir.
Elle saisit la main du jeune homme et la porta brusquement à ses lèvres.
– Tenez, dit-elle, voilà votre bouquet de violettes. Il est tout frais, et il sent bon. J’ai été jusqu’au Palais-Royal pour l’avoir: la marchande me les donne depuis que je n’ai plus d’argent. Trois mois! je suis venue tous les soirs pendant près de trois mois, et j’étais grondée pour rien puisque je ne vous voyais pas. Je parie que vous n’avez pas pensé à moi, vous, pendant tout ce temps-là; ne mentez pas!
Clément se mit à rire.
– Je te dois quatre-vingt-dix bouquets de violettes, alors, dit-il, en lui tendant un louis. Prends ceci en acompte.
Elle repoussa la pièce d’or d’un geste mignon et caressant, mais elle baisa pour la seconde fois la main qui se retirait.
– C’est bon! murmura-t-elle, vous n’avez pas pensé à moi. Est-ce vrai que vous allez vous marier?
– Pourquoi ne veux-tu plus de mon argent, petit démon? demanda Clément au lieu de répondre.
– Parce que vous me devez plus, bien plus que cela, dit Lirette, qui devint sérieuse. Nous avons Cora, une grande Noire, à la baraque. Elle tire la bonne aventure, la vraie. Voilà qu’on ouvre votre porte, je ne veux pas qu’ils me voient, vous auriez honte. Ne riez pas, j’ai bien des choses à vous dire, et j’ai mes dix-sept ans! Je reviendrai. Je ne veux plus de votre argent, parce que… c’est la grande Noire… Ça m’est bien égal si vous vous moquez de moi, j’aurai mon tour, Cora l’a dit… parce que vous m’aimerez, donc! vous verrez!
Sa joue s’était empourprée et ses prunelles éclataient comme une paire de diamants.
Elle s’enfuit, soufflant vers Clément, avec une coquetterie enfantine, une poignée de baisers déposés dans le creux de sa main.
L’homme à tournure de commissionnaire était descendu sur le trottoir avec la valise et le sac. Un valet sortit en même temps par la porte, parcimonieusement entrebâillée. C’était un vieillard à cheveux blancs; il avait une livrée noire. Ce fut lui qui ouvrit la portière.
– Monsieur a-t-il fait un bon voyage? demanda-t-il d’un ton froid et respectueux.
– Très bon; payez le cocher et le commissionnaire, Tardenois. Le vieux valet obéit, et ils entrèrent.
Aussitôt que la porte fut refermée, le vieillard déposa les bagages sur le sable et ouvrit ses bras.
Clément s’y précipita.
L’étreinte fut longue, mais silencieuse.
Quand elle prit fin, le vieillard laissa Clément reprendre les bagages, et ils se dirigèrent ensemble vers la maison, située tout au bout d’une profonde allée. La façade de l’hôtel ne montrait aucune lueur.
Au moment où ils approchaient, le sac et la valise changèrent encore une fois de main.
– Je suis venu seul à votre rencontre, dit le vieillard en chargeant le fardeau sur ses épaules, parce que je ne pouvais pas me douter qu’on avait poussé si loin la mise en scène de cette comédie. Il est bon qu’on croie à ce voyage d’Angleterre.
– Et vous ne savez rien encore! répliqua le jeune homme. Cette comédie et sa mise en scène ont mis sur pied une troupe entière d’acteurs et de comparses; quand je vous aurai tout dit; vous resterez confondu!
Il hésita avant d’ajouter:
– Vous ne me parlez pas de… de ma mère?
– Madame la duchesse n’est pas malade, répondit le vieux serviteur.
– Et Albert?
– Ah! fit le vieil homme en secouant la tête, celui-là, je le vois trop souvent pour bien juger. Ceux qui ne le voient pas tous les jours disent qu’il change comme pour mourir, et Mme la duchesse est plus pâle que lui.
– Parlaient-ils de moi quelquefois? demanda encore Clément, qui courbait la tête.
Le bonhomme ne répondit pas.
Clément essaya de sourire en murmurant:
– Est-ce qu’il n’y a plus ici que toi pour m’aimer, pauvre bon Tardenois? Tu sais que là-bas j’étais ton Pierre, à la prison?
De nouveau, le vieux valet le pressa contre son cœur, et dit, employant pour la première fois un nom qui n’était ni Clément ni Pierre:
– Georges, mon cher enfant, vous avez donné votre liberté, et vous allez jouer votre vie, mais votre dévouement ne sauvera pas celui qui doit mourir.
– Savoir? dit le jeune homme en relevant la tête. Pour la maladie, nous avons le docteur, à qui les miracles ne coûtent rien, et, pour le reste, je n’ai qu’un bras c’est vrai, mais il est bon, et nous verrons bien!
L’avenue étroite et longue, bordée de tilleuls assez hauts, mais frêles et manquant de sève, collés qu’ils étaient aux deux propriétés voisines, ne laissait voir que la portion centrale de la maison qu’elle desservait.
C’était un hôtel de moyenne grandeur et que, de loin, on aurait pu croire solitaire.
Ce fut seulement quand nos deux compagnons débouchèrent dans le jardin qu’ils purent voir la totalité de la façade, dont l’aile droite avait trois fenêtres éclairées: deux au rez-de-chaussée, une au premier étage.
Dans le quartier, on s’occupait peu de cette maison mélancolique et paisible, habitée par une veuve, Mme de Souzay, son fils unique et leurs serviteurs. La dame était jeune encore, mais vivait fort retirée et portait le deuil. On ne la connaissait pas autrement.
Un peu plus d’un an auparavant, le célèbre professeur hahnemannien, le Dr Abel Lenoir, était venu visiter les appartements pour une famille voyageant à l’étranger; il avait loué au nom de cette famille, et, par une soirée d’automne, on avait vu arriver en même temps les voitures de déménagement et la chaise de poste qui amenait les nouveaux locataires.
Il y avait d’abord la veuve, qui devait toucher à la quarantaine, puisqu’elle avait un fils de vingt-quatre ans, mais dont la beauté parut éblouissante à ceux qui purent l’entrevoir sous son voile sévèrement baissé; il y avait ensuite le fils, M. Georges de Souzay: un beau jeune homme un peu languissant et qui semblait relever de maladie, puis, le secrétaire de celui-ci, M. Albert, charmant garçon, dont la gaieté juvénile et communicative éclairait toute cette tristesse.
Il y avait enfin la femme de chambre de madame, qui avait nom Rose Lequiel, une manière d’intendant, appelé M. Larsonneur, et Jean Tardenois, ce valet à cheveux blancs que nous venons de présenter au lecteur.
C’était tout.
On avait gagé les autres domestiques après l’arrivée.
Le Dr Abel Lenoir était venu lui-même procéder à l’installation. Depuis lors, il faisait de fréquentes visites. Nous dirions presque qu’il était de la famille si son dévouement n’eût affecté toujours les formes les plus rigoureuses du respect.
Et pourtant (ceci était au dire des domestiques nouveaux, car certes ni Rose Lequiel, ni M. Larsonneur, ni Tardenois ne se seraient permis pareil bavardage) on l’avait entendu parler haut plus d’une fois.
En ces occasions, on aurait juré qu’il commandait.
Il est ainsi des maisons où un étranger règne tout au fond du secret de la famille.
On recevait très peu chez Mme de Souzay, qui, dans les premiers temps, ne porta aucun titre, non plus que M. Georges, son fils; mais le ménage était déjà monté noblement. Les écuries et la remise avaient ce qu’il fallait. Là-haut, vers ces sommets du Paris artiste, on est moins provincial qu’au Marais; est-on moins curieux?
Les deux grandes maisons qui flanquaient l’avenue, en étouffant les tilleuls, parlaient quelquefois du petit hôtel triste et se demandaient qui étaient ces gens-là.
Nul ne savait leurs ressources.
La maison de droite avait l’honneur de loger un agréé retiré, celle de gauche jouissait d’un cabinet d’affaires. Ici et là, on avait cherché à savoir, mais la cuisinière des Souzay avait avoué sa complète ignorance chez le boulanger, depuis longtemps.
Une chose assurément fort étrange, c’est qu’il n’était jamais question à l’hôtel ni de rentes ni de fermages.
Et point de dettes. Jamais ombre de gêne!
Le Dr Albert Lenoir?… Vous supposez bien qu’on ne vous avait pas attendus pour lui attribuer ce miracle.
Eh bien! c’était une erreur. Le Dr Lenoir envoyait sa note tous les six mois à l’hôtel de Souzay, et sa note était religieusement soldée comme les autres.
Quoi qu’il en soit, grâce aux soins du Dr Lenoir, le jeune M. de Souzay reprenait vie et force à vue d’œil. Dans les premiers mois, on lui avait vu le bras droit en écharpe; mais, au bout d’une demi-année, l’écharpe disparut, quoiqu’il continuât de conduire son cabriolet de la main gauche.
C’était de la main droite, et d’un geste tout gracieux, qu’il portait maintenant son cigare à ses lèvres.
La première fois qu’il était sorti avec ses deux bras libres, le Dr Lenoir l’accompagnait comme si c’eût été un essai ou une expérience.
Et, en rentrant, l’excellent professeur semblait tout fier.
Le docteur était alors dans tout l’éclat de sa réputation. Sa belle figure, que Paris a si bien connue, ne portait pas plus de quarante ans, quoique des fils d’argent assez nombreux vinssent à se montrer depuis du temps déjà dans les masses bouclées de sa chevelure.
On avait dit de lui, dans sa jeunesse, qu’il ressemblait à un héros de roman sentimental. C’est rare chez les médecins; le hasard, dieu d’une gaieté folle, prend à tâche de réserver ces physionomies quasi angéliques pour les officiers ministériels.
À présent, le Dr Lenoir était bien mûr pour rester ange et notre siècle n’aime pas assez les saints pour que je risque ce mot en parlant de l’homme le plus aimable que j’aie rencontré ici-bas: j’aurais peur de lui faire du tort auprès des dames. Il était un peu trop beau, pour un docteur, voilà tout ce que je puis concéder; mais comme il avait beaucoup souffert et combattu davantage, ce qui restait des candeurs exquises de sa jeunesse avait pris ce hâle viril qui bronze et glorifie tout soldat.
Le monde l’aimait, sauf les mortels ennemis qui lui faisaient dans l’ombre une guerre sauvage. On ne lui connaissait point d’amis, dans l’acception vulgaire du sujet.
Il vivait seul, faisant le bien sans faste, servant fidèlement la science, mais entouré toujours d’un certain mystère parce qu’une large portion de sa vie appartenait à une œuvre dont nul n’avait le secret.
Beaucoup, dans son innombrable clientèle, faite de grands seigneurs et d’indigents, auraient souri si quelqu’un eût parlé ainsi en leur présence du Dr Abel Lenoir.
On passe souvent sans les voir à côté des choses et des hommes héroïques, parce que ces choses ont la modestie de la grandeur, et parce que ces hommes gardent le silence tout naturellement.
Ce sont les petits actes qui font d’énormes tapages, et quand vous entendez une voix criarde aspergeant de ses hâbleries l’univers émerveillé, abaissez vos regards et cherchez bien, vous découvrirez un petit homme qui hurle par le soupirail de sa cave.
Quelques-uns se souvenaient de bruits étranges qui avaient couru autrefois sur le Dr Lenoir: un drame plein de terreur, une lutte violente menée avec des vaillances chevaleresques contre une association de malfaiteurs d’autant plus redoutable que les gens dont le métier est d’être sages niaient jusqu’à son existence. Un grand amour dans un doux cœur, un courage de lion dans une main sans armes, et la colossale église du crime ébranlée par le prodigieux effort d’une seule vertu!
On avait dit – vaguement – que le docteur Abel était l’ami, peut-être même le serviteur de ce jeune magistrat, M. Remy d’Arx, qui avait perdu la vie et presque l’honneur pour avoir essayé de mettre les Habits Noirs sous la main de la justice.
Mais ils étaient rares déjà ceux qui auraient pu rappeler les détails de cette lugubre histoire [2] où un homme de large intelligence et de superbe volonté était mort à la peine, misérablement écrasé sous le poids de nos prétendues sagesses administratives, mort accusé de folie par des aveugles et des sourds, tandis que le crime savant, sauvegardé par l’imbécillité brevetée, continuait en paix son terrible commerce.
En haut comme en bas de l’échelle judiciaire et policière, on avait répondu à Remy d’Arx: «Les Habits Noirs n’existent pas!»
Et si après la mort de ce martyr de la routine quelques-uns étaient tombés parmi les chefs de la ténébreuse association, c’est qu’un autre fou avait encore agi en dehors des bourreaux et des greffes, un fou qui risquait sa vie deux fois, comme Remy d’Arx lui-même, traqué en même temps par ceux qui attaquent la société et par ceux qui ont sans nul doute la bonne intention de la défendre.
Ce fou, c’était le Dr Lenoir.
Mais la bataille s’était livrée sans témoins. Ce qui en avait transpiré allait déjà vers l’oubli, et ceux qui auraient pu se souvenir ne voulaient déjà plus croire. Le docteur Abel faisait du reste de son mieux pour épaissir le voile qui couvrait le roman de son passé.
Quand on faisait allusion, par hasard, aux Habits Noirs, il était le premier à sourire, disant de sa voix grave et vibrante:
– Est-ce que vous en êtes encore à croire à tout cela? La cour a jugé: Il n’y a jamais eu d’Habits Noirs.
Mon Dieu, non; à l’exception des cinq ou six malheureux qu’on avait vus une fois porter ce nom en cour d’assises, toute cette absurde épopée du colonel Bozzo-Corona, le Père-à-tous, et de ses bandits, n’était qu’un tissu de fables.
Pour revenir à l’hôtel de Souzay, tranquille et muet au fond de sa solitude un peu triste, une intimité véritable régnait entre Georges, le jeune maître de la maison, et M. Albert, son secrétaire, qui mangeait à la table de Mme de Souzay.
Albert, nous l’avons dit, semblait être, au commencement, la gaieté même de la maison, tandis que Georges avait alors un aspect maladif et triste.
Dès ce temps-là, chose inexplicable, la belle veuve laissait volontiers la société de son fils mélancolique pour celle du secrétaire heureux et bien portant.
Mais les choses n’avaient pas tardé à changer en ce qui concernait la santé et le caractère respectifs des deux jeunes gens.
Georges s’était rétabli entre les mains du Dr Lenoir, et, en même temps que ses forces, il avait recouvré toute la joyeuse humeur de son âge. Au contraire, Albert, attaqué tout à coup par un mal inconnu et sans cesse grandissant, était devenu morose, taciturne, malheureux.
Et il paraît que ce n’était pas sa gaieté seule qui attirait naguère la sympathie de Mme de Souzay, car elle s’attachait à lui de plus en plus depuis qu’il était devenu triste.
Dans les rares promenades qu’elle faisait en voiture, Albert était constamment son compagnon, et elle passait de longues heures chaque jour à lui donner ces soins assidus qui sont le cher devoir des mères.
Georges n’en témoignait aucune jalousie, et redoublait d’affection pour celui qui portait auprès de lui le titre de secrétaire sans en remplir assurément les fonctions.
Georges sortait beaucoup: sa mère ne lui demandait aucun compte de sa conduite; mais dès qu’Albert, de qui son jeune maître ne réclamait nul service, venait à s’absenter, Mme de Souzay devenait inquiète, et c’étaient, au retour, de minutieuses enquêtes mêlées parfois de reproches.
Le cordon bleu de l’hôtel s’appelait Mme Mayer et tourmentait l’anse du panier comme beaucoup de Prussiennes. En parlant de ces petites scènes d’intérieur chez le boucher, français, mais pareillement voleur, elle prononça une fois, en l’appliquant à Mme de Souzay, le mot jalousie, pris dans son sens le plus brutal.
– Et ça ne serait déjà pas si étonnant, ajouta-t-elle. Dans les maisons, les secrétaires, faut que ça gagne sa vie, pas vrai, et madame est fièrement conservée! Alors, un grand bébé comme monsieur Georges, vous comprenez, ça la vieillit et elle ne l’aime pas, tandis que l’autre, ça la reverdit, et elle ne peut pas lui en vouloir pour ça, hein? J’ai entendu une fois le docteur qui disait à monsieur Georges comme ça: «Courage, vous en verrez la fin!» Vous comprenez, il n’est pas heureux, ce jeune homme-là, et il compte que le secrétaire avalera sa langue, dame!
Avec l’accent de Breslau, d’où Mme Mayer était native, ces choses ont encore plus de saveur.
Un soir, trois mois avant l’époque où commence notre histoire, c’était le 5 janvier 1853, Albert, le secrétaire, rentra fort tard.
Il était pâle comme un mort.
Mme de Souzay et le Dr Lenoir passèrent toute la nuit à son chevet avec le vieux valet Tardenois.
Quant au jeune monsieur Georges, il ne rentra pas du tout, et l’on apprit qu’il était parti pour un grand voyage.
Ce fut le lendemain de ce jour que Clément-le-Manchot entra à la prison de la Force comme accusé de complicité dans le meurtre des deux vieilles demoiselles Fitz-Roy de Clare, assassinées nuitamment au numéro 67 de la rue de la Victoire.
Pendant plusieurs semaines, Albert, le secrétaire, fut entre la vie et la mort. On ne laissait entrer dans sa chambre, à part Mme de Souzay et le Dr Lenoir, que Tardenois et Rose Lequiel, la femme de chambre, toujours habillée de deuil comme sa maîtresse.
Une fois que Mme Mayer avait pu arriver jusqu’à la porte du malade, sous prétexte d’apporter un bouillon, elle l’entendit qui grondait d’une voix rauque: «Je l’ai tué! je l’ai tué! C’est moi qui le tue!»
Mme Mayer raconta cela chez le pâtissier, et elle ajouta:
– Qui donc a-t-il tué, ce garnement-là? Notre jeune monsieur, bien sûr, dont on n’entend pas plus parler que s’il était en Australie!
Ce ne sont pas nos cordons bleus français qui causeraient de l’Australie; mais là-bas, elles savent toutes, même les marmitonnes, la géographie des lieux où l’on peut gratter de l’argent pour le rapporter en Allemagne.
Mme Mayer se trompait, cependant; on parlait de Georges bien plus qu’elle ne le croyait.
Parfois, dans ses entretiens avec le docteur Abel, Mme de Souzay avait des retours passionnés vers Georges, et le docteur s’en étonnait presque, car il y avait là une énigme de famille dont il possédait le mot.
Étant donné la connaissance de ce secret, la conduite de la belle veuve devenait non seulement explicable, mais toute naturelle.
Outre le docteur, il y avait, pour être au fait de ce mystère, le vieux Tardenois et Rose Lequiel qui, devant les autres domestiques, traitaient Albert comme on en use avec un simple secrétaire, c’est-à-dire assez lestement, mais qui, dans le particulier, l’entouraient d’affectueux respects.
Un jour, chez le fruitier, Mme Mayer apporta d’importantes nouvelles.
– On se fait du mal, dit-elle, pour des choses qui n’en valent pas la peine du tout. Notre monsieur Georges est tout uniment en voyage à l’étranger, par conséquent, ce n’est pas lui que cet Albert a tué; mais on ne m’ôterait pas de l’idée qu’il y a des drôles de manigances dans la cabane! Madame roucoule avec le secrétaire, et le docteur roucoule avec madame. Ça fait peur! Moi, j’aime la France à cause de ça, personne ne se gêne. On n’a pas même besoin de se cacher derrière les portes pour en voir de toutes les couleurs. La Rose Lequiel, toujours habillée comme la femelle d’un croque-mort, et ce vieux Rodrigue de Tardenois doivent en savoir de jolies! Mâtin!
Notez qu’elle prononçait: «Zé fieux Rôtrique té Darténois toit en zâfoir té chôlies!» Mais j’aimerais mieux me pendre que de chercher le comique au fond de cet odieux patois allemand.
Ce fut chez le fumiste que Mme Mayer eut le plus de succès.
– Vous verrez que, dans cette baraque-là, dit-elle, ça finira par un pétard! Voilà un fait divers! On se plaignait de ce que nous n’avons ni banquier ni notaire, excepté le docteur qui apporte les rentes dans son mouchoir de poche, eh bien! il en est venu des notaires! et des avoués! Nous avons hérité, devinez de qui! C’est la bande Cadet qui fait nos affaires! Paraît que madame était la nièce ou la cousine ou n’importe quoi de même des deux vieilles demoiselles de la rue de la Victoire, de sorte que Clément-le-Manchot a travaillé pour la maison. Et ce n’est pas tout! nous nous tenons bien tranquilles dans notre trou, mais si nous voulions, nous en ferions de la poussière! Pas l’embarras! nous sommes comtes, nous sommes marquis, nous sommes princes, ducs et tout! Il y en avait, des titres dans les papiers de l’avoué! Je les ai retournés, vous savez? N’empêche que c’est drôle; moi, j’ai idée que nous serons mis une fois ou l’autre sur le journal et que ça ne sera pas pour des prunes!
Au bout d’un mois, Albert put quitter le lit, mais il n’était plus que l’ombre de lui-même, et sa tristesse semblait mortelle.
Un mot encore avant de reprendre notre récit.
Quelques semaines après le départ de Georges pour ce fameux voyage qui intriguait si fort Mme Mayer, le Dr Abel Lenoir sortait de l’hôtel vers dix heures du soir, quand il aperçut une ombre de femme assise sur la borne à gauche de la porte cochère, la même borne d’où s’était détachée la petite Lirette, lors de l’arrivée du fiacre qui amenait notre échappé de la Force.
Ce Dr Lenoir connaissait beaucoup de monde, et peut-être qu’il avait des raisons de se croire épié.
Son premier regard donna un nom à l’ombre qu’il saisit rudement par le bras.
– Que fais-tu là, Lirette? demanda-t-il avec sévérité. L’enfant, c’était bien elle, qui s’était endormie à ce poste qui semblait être le sien, s’éveilla en sursaut. Son premier mouvement fut la frayeur.
– Est-ce papa Échalot qui t’a mise en faction? interrogea encore le docteur. Dis-lui de ma part qu’il joue gros jeu, s’il retombe dans ses anciens péchés.
– Oh! non, fit Lirette, ce n’est pas papa Échalot.
– Alors, que fais-tu là? T’aurait-il chassée?
La petite courba la tête, et ses grands cheveux voilèrent son front.
– Non, dit-elle encore, il ne m’a pas chassée, mais il me chassera.
– Pourquoi?
– Parce que j’aime quelqu’un, et c’est trop tôt.
Ceci fut prononcé si bas que le docteur eut peine à l’entendre. Il lâcha le bras de l’enfant pour écarter ses cheveux.
– Toi! dit-il, petite Lirette! Déjà!
Elle sauta sur ses pieds et se dressa de toute sa hauteur.
– Oh! fit-elle, il y a déjà du temps!
Elle était si étrangement jolie aux reflets du réverbère lointain qui caressaient la pâleur de son visage en arrachant des étincelles à ses yeux mouillés, que le docteur la regarda comme s’il ne l’eût jamais vue.
– Et qui aimes-tu, Lirette? reprit-il en baissant la voix malgré lui.
Cette fois, elle ne répondit pas, mais elle murmura bientôt après:
– Vous qui êtes si bon, ne refusez pas de m’apprendre où il est. On avait dit qu’il était mort…
– Georges! s’écria le docteur au comble de l’étonnement.
Elle saisit sa main qu’elle porta jusqu’à ses lèvres en balbutiant:
– Ne vous moquez pas de moi et répondez.
Le docteur restait souriant à la regarder. Sur sa belle et douce figure il y avait comme une rêverie, qui semblait remonter bien loin vers le passé.
– J’irai te voir, Lirette, dit-il enfin, je veux savoir comment cela t’est venu. Je ne guéris pas seulement les fluxions et les fièvres…
– Oh! moi, interrompit l’enfant, je ne veux pas être guérie… Où est-il?
– Il fait un grand voyage.
– Se porte-t-il bien?
– De corps, oui.
– Et de cœur?
– Je ne sais.
– Reviendra-t-il bientôt?
– Je l’espère.
– Que Dieu vous récompense, merci!
D’un mouvement rapide comme l’éclair, elle se dressa sur la pointe des pieds, et le docteur eut le front effleuré d’un baiser…
Aussitôt qu’on eut connaissance à l’hôtel de l’arrivée du jeune maître de la maison, les domestiques s’agitèrent et, sous prétexte de zèle, vinrent inspecter la situation. L’un s’empara du sac de nuit, l’autre de la valise; Mme Mayer n’avait rien à porter, mais c’était la plus occupée parce qu’il lui fallait son contingent de reportage pour le boulanger, le boucher, le fruitier, le pâtissier et le fumiste.
Georges passa rapidement au milieu des valets, placé qu’il était tout contre le vieux Tardenois comme s’il lui eût donné le bras droit.
Il monta le perron central qui n’était pas éclairé et entra par la porte du vestibule.
Mme Mayer dit quand il fut passé:
– On dirait qu’il fait la contrebande! Toujours des cachotteries! Qu’est-ce qu’il escamote sous son bras?
Au salon, Mme de Souzay attendait, toute seule. Georges voulut lui baiser la main; elle ne le permit pas et l’embrassa à plusieurs reprises, en disant:
– Pauvre cher enfant! combien vous avez souffert!
Elle avait les yeux pleins de larmes, mais je ne sais comment rendre ceci; c’était de l’émotion froide, presque de la pitié. Aussitôt assis, Georges dit à Tardenois:
– Il faut qu’on attelle sur-le-champ.
– Comment! déjà! s’écria Mme de Souzay. Georges répondit:
– Je suis en retard, on nous attend.
Puis, comme le vieux valet s’éloignait pour obéir, il ajouta:
– Ma mère, est-ce que je n’embrasserai pas Albert? Mme de Souzay rougit en répondant:
– Il repose.
Elle avait les yeux baissés. Sa pâle et fière beauté eût tenté l’inspiration d’un poète, mais le trouble inexplicable, qui gênait la loyauté si hautaine de son regard, aurait en même temps défié le coup d’œil d’un observateur émérite.
Georges demanda encore:
– Le docteur a-t-il dit quelque chose pour moi?
– Il a dit, répliqua Mme de Souzay, sans relever les yeux, que vous deviez vous hâter, et que, sous aucun prétexte, il ne fallait manquer le rendez-vous de ce soir.
Georges se leva aussitôt, disant:
– Vous voyez bien, madame, je ne m’appartiens pas. La belle veuve lui tendit la main et prononça tout bas:
– Georges, vous n’irez pas seul. Il demanda:
– Qui donc m’accompagnera, ma mère?
– Moi… J’y suis déterminée, je le veux!
– Est-ce le docteur qui a réglé cela ainsi?
– Non, mais je sais, je sens que c’est mon devoir.
– Madame la duchesse, dit Georges, je suis ici le fils aîné, le chef de la famille par conséquent. S’il fallait exprimer ma volonté, je le ferais. Mon désir est d’aller seul.
Elle l’attira sur son cœur, et dit:
– Cher, cher enfant! comment me sera-t-il possible de m’acquitter jamais envers vous!
Georges devint très pâle et baissa les yeux à son tour.
– Madame, dit-il avec effort, ceci n’est pas bien parler: vous ne me devez rien, et moi, je vous dois tout.
Tardenois rentrait en ce moment, Georges lui fit signe de le suivre, salua respectueusement celle qu’il appelait sa mère et sortit.
Mme de Souzay laissa tomber sa tête entre ses mains.
À peine la porte par où Georges avait disparu s’était-elle refermée, qu’une autre porte s’ouvrit, donnant passage à une tête de jeune homme souffrante et amaigrie.
Celui-là était Albert, le secrétaire, dont nous avons déjà tant parlé. Il promena son regard tout autour de la chambre, et voyant que Mme de Souzay était seule, il entra.
D’un pas lent, qui était muet sur le tapis, il vint jusqu’à elle et, tout essoufflé des quelques pas qu’il venait de faire, il s’assit à ses pieds.
– Mère! ô mère! dit-elle, tu ne penses qu’à moi, et c’est lui qui va risquer sa vie!
Elle lui jeta ses deux bras autour du cou, et ses larmes jaillirent en abondance, bien différentes de celles qui coulaient de ses yeux naguère en présence de Georges.
– C’est vrai, dit-elle, c’est trop vrai! et Dieu me punira; jamais je n’ai pensé qu’à toi!
Elle sourit, parce que les baisers d’Albert essuyaient ses pleurs.
– Pourquoi, demanda-t-il doucement, ne veux-tu pas au moins que je l’embrasse? Il le souhaitait, mère, et je l’aime bien.
Elle prit du temps avant de répondre. Les sanglots étranglaient sa voix.
– Je ne peux pas vous voir ensemble, balbutia-t-elle à la fin, en le pressant passionnément contre sa poitrine. Albert, mon pauvre enfant, il est ce que tu étais il y a un an, plein de vie, d’audace, de force, et toi…
– Et moi, je me meurs, interrompit Albert. Ah! tu ne sais pas, tu ne sais pas à quel point il est plus heureux que moi, et de quel prix je payerais le danger qu’il va courir!
Les événements de cette soirée avaient marché très vite, il n’était pas encore neuf heures du soir quand la voiture attelée vint attendre Georges au bas du perron.
– J’aurais parié un franc qu’il allait sortir dès ce soir, s’écria Mme Mayer, quand le cheval battit du pied le sable de l’allée. En voilà un qui ne perd pas de temps à embrasser sa maman! Moi j’aime ces garçons-là qui vont dépenser dehors le sang qu’ils ont de trop dans les veines: ça fait rouler l’argent et l’amour!
Elle entrouvrit la porte de l’office pour guetter le départ de son jeune maître, mais elle eut le temps de s’impatienter: la toilette de Georges était loin d’être achevée.
Au moment où Mme Mayer commençait sa faction, notre échappé de la Force venait de se mettre entre les mains de Tardenois. Ce n’était pas pour que ce dernier remplît à proprement parler les fonctions ordinaires d’un valet de chambre, car Georges avait abattu lui-même toute sa barbe en un tour de main, ne gardant que sa fine moustache coquettement retroussée; il s’était ensuite rasé de près et coiffé avec la même prestesse, après quoi, il avait fait disparaître les derniers et imperceptibles vestiges de la cicatrice.
Il n’avait pas menti tout à l’heure en disant que le bras qui lui restait était bon.
C’était une chambre élégante, mais sans luxe. On y voyait le portrait de Mme de Souzay, celui d’Albert et une troisième toile, représentant un homme jeune et beau, portant le costume d’officier général.
– Je suis sûr que tu venais ici quelquefois pendant mon absence, Jean, dit Georges qui achevait de disposer sa coiffure.
– J’y venais souvent, répondit le vieillard.
– Et Albert?
– Il y est venu une fois, et Mme la duchesse l’a grondé.
– Pourquoi?
– Elle a eu raison: il est sorti d’ici plus malade. M. le duc a bon cœur.
– Aide-moi, maintenant, dit Georges, et faisons vite!… Oui, certes, il a bon cœur. J’en suis sûr.
Tardenois avait disposé d’avance les diverses pièces d’un costume habillé. Auprès de lui, sur un guéridon était une boîte assez grande et de forme oblongue qui fermait à clef.
Il l’ouvrit.
Elle contenait une main gantée qui sortait d’une manche de chemise, munie de sa manchette: le tout n’avait pas tout à fait la longueur d’un avant-bras ordinaire.
Georges était maintenant complètement dépouillé du côté droit; il se tenait près de son lit dont le rideau, ramené à dessein, tombait au-devant de son épaule. C’était, en vérité, une noble créature. Sa poitrine, son cou, celui de ses bras qui se pouvait voir, tout avait une beauté sculpturale.
Tardenois prit dans la boîte l’objet que nous avons décrit, et qui rendit un bruit métallique. Les doigts de la main gantée pendirent. À l’autre bout de l’avant-bras factice, il y avait des ferrures et des courroies. Tardenois dit:
– Le docteur l’a encore perfectionné, vous allez voir. Il dit que c’est un chef-d’œuvre.
Ses deux mains disparurent avec l’objet sous le rideau pendant que lui-même passait derrière son jeune maître, qui pâlit au bout d’un instant, et appuya fortement son mouchoir sur sa bouche pour étouffer un cri.
On entendit encore ce grincement de métal.
– Dites si je vous blesse! fit Tardenois, dont la voix tremblait.
– Plus maintenant, c’est fini, répliqua Georges, aux joues de qui les couleurs remontaient.
Le vieux valet resta une minute encore derrière le rideau, et cria presque gaiement:
– Fait!
En même temps, il passa par-dessus la tête de Georges une fine chemise de batiste, et rejeta le rideau. La glace de la toilette qui faisait face renvoya un torse d’Apollon en déshabillé.
Georges se mit à rire.
– Je n’étais plus habitué, murmura-t-il, j’ai cru que j’allais pleurer comme un petit enfant. Dépêchons.
Les doigts de la main gantée ne pendaient plus et semblaient vivre.
– Tâtez un peu voir, fit Tardenois, en bouclant le pantalon sur la chemise bien tirée.
La main gauche de Georges toucha sa droite, et il eut comme un mouvement de frayeur.
– Elle n’est plus en fer! murmura-t-il.
– C’est pour si quelqu’un vous donnait une poignée de main, malgré vous, repartit Tardenois. Vous l’avez dit: le docteur est sorcier; c’est une main vivante.
Le reste de la toilette fut fait en trois minutes, et ce fut de la main droite que Georges prit son chapeau, au moment de sortir.
Sur le seuil, il s’arrêta et parut hésiter à faire une question.
– Savez-vous, demanda-t-il enfin à voix basse, si Albert est retourné rue de la Victoire?
– Il n’est sorti qu’une fois, répondit le vieillard. C’était un mois ou cinq semaines après la terrible soirée. Il était mieux, un peu. Quand il revint, on aurait dit qu’il n’avait plus une goutte de sang dans les veines. Nous crûmes qu’il allait mourir entre nos bras.
– Avait-il revu cette femme?
Comme Tardenois allait répliquer, Georges tressaillit, Une voix profonde et voilée venait de parler derrière lui, elle avait dit:
– Je ne l’ai jamais revue, et je ne la reverrai jamais! Georges se retourna, Albert était à deux pas de lui.
La porte communiquant avec les appartements intérieurs, et par où il venait d’entrer restait ouverte.
Georges eut besoin de toute sa force pour ne pas laisser paraître son angoisse. C’était un fantôme qu’il avait devant les yeux.
– Albert, s’écria-t-il, que je suis heureux de vous voir!
– Tu mens, répondit le pâle jeune homme en essayant de sourire. Comment serais-tu content de me voir tel que je suis, puisque tu m’aimes?
Georges chercha une parole pour protester, et n’en trouva point.
– Embrasse-moi, dit Albert. J’étais plus fort que toi, il y a un an, te souviens-tu?
Georges le serra contre sa poitrine.
– Tu pleures, reprit celui qu’on appelait le secrétaire. Tous ceux qui m’embrassent pleurent. Il n’y a que moi qui ne pleure pas.
Il se dégagea de l’étreinte de Georges avec une sorte de brusquerie. Tardenois tournait la tête pour cacher ses larmes.
– Georges, reprit Albert, c’est toi qui combats, mais c’est moi qui meurs. Tu es fort, tant mieux, et comme je te trouve plus beau chaque fois que je te revois! Quand elle n’aura plus que toi, je t’en prie, Georges, aime bien ma mère!
Georges l’écoutait d’un visage navré.
– Au nom du ciel, monsieur le duc, s’écria-t-il, ne me parlez pas ainsi! J’ai besoin de mon courage.
– C’est vrai, dit amèrement Albert, toi, tu sers à quelque chose. Va donc, et sauve ceux qui peuvent être sauvés. J’étais venu pour te dire de quoi je meurs, mais j’ai entendu tes dernières paroles, tu sais tout ce que j’aurais pu te dire. Adieu.
Il reprit d’un pas pénible le chemin de la porte qui lui avait donné entrée. Georges voulut le suivre, mais Albert l’arrêta d’un geste de maître et sortit sans ajouter une parole.
L’instant d’après, Mme Mayer, récompensée de sa patience, voyait enfin «son jeune monsieur» monter dans la voiture découverte qui l’attendait au bas du perron.
«C’est tout de même un joli cœur, pensa-t-elle, et il porte fameusement bien l’habit de rôti! Si ça n’était pas une petitesse de s’attacher aux maîtres, surtout quand ils sont français, je ne lui souhaiterais pas malchance, moi, à cet amoureux-là!»
La voiture partit au grand trot. Tardenois avait dit au cocher en prenant place sur le siège:
– Rue Culture-Sainte-Catherine, n° 5. Bon train!
Georges, comme on le voit, avait fait beaucoup de chemin pour revenir à peu près à son point de départ. Il était dix heures moins le quart quand il passa devant l’horloge éclairée de Saint-Paul, et un regard jeté dans la rue Pavée lui montra les groupes de curieux obstinés stationnant fidèlement aux abords de la Force, dont la grand-porte, refermée, ne laissait plus passer aucun bruit.
Tous les gens qui s’occupaient, ce soir, de la récente évasion de Clément-le-Manchot, n’étaient pas, du reste, rue Pavée.
Chez les Jaffret, où les témoins du contrat de mariage de mademoiselle Clotilde étaient maintenant rassemblés en cérémonie, il ne manquait au salon que le fiancé lui-même, Mme Jaffret et M. Buin, dont l’assistance déplorait de bon cœur la mésaventure.
L’absence du malheureux directeur n’était que trop excusée. Celle du fiancé s’expliquait moins, et maître Isidore Souëf, qui avait par état la religion de l’exactitude, s’était déjà permis de consulter sa montre plusieurs fois ostensiblement.
Quant à Mme Jaffret, on était venu tout simplement l’avertir que quelqu’un demandait à lui parler.
Ceci arrivait souvent.
Adèle ne se gênait jamais pour planter là ses hôtes.
Une singularité de la maison Jaffret, c’est que le mari avait un cabinet qui était occupé par la dame.
Elle s’entendait en affaires et les aimait: le bon Jaffret, entraîné par l’innocente affection qu’il portait aux petits oiseaux, donnait volontiers sa démission de chef de la communauté en faveur de la forte Adèle.
Ce fut dans ce cabinet qu’on introduisit le quelqu’un qui était venu demander Mme Jaffret, et Adèle vint l’y rejoindre au bout d’un instant, plus ridée et plus vieille qu’à l’ordinaire, dans la magnifique toilette d’apparat qu’elle avait endossée pour la signature des conventions matrimoniales.
Ses cheveux gris étaient coiffés «par le perruquier» avec beaucoup de soin, et elle portait un éventail.
Nous connaissons celui qui attendait sous le nom de M. Noël; mais Adèle, en entrant, le salua d’un autre nom:
– Ah! c’est vous, mon Piquepuce, dit-elle de sa voix aigre et méchante, vous avez fait de la bonne besogne, aujourd’hui! Venez-vous chercher votre récompense?
– J’ai travaillé juste comme on m’avait dit de travailler, répondit M. Noël d’un ton bourru, je veux être payé comme on m’a promis que je serais payé. Ce n’est pas ma faute si la mécanique était mauvaise.
Adèle le regardait de travers, il continua:
– Tout ce qu’on m’a commandé de faire, je l’ai fait, à preuve que je viens de mettre le feu sous le hangar pour brûler l’échelle des maçons qui, sans ça, aurait cassé le cou d’un malheureux demain matin, et, alors, on aurait bien vu qu’elle était sciée d’avance en deux endroits. Le prisonnier devait s’évader par le mur de la Vieille-Dette, qui donne sur les démolitions, et je vous signe mon billet que le principal trait de scie étant donné à plus de vingt pieds du pavé, il ne se serait pas relevé, le Manchot!
Adèle haussa les épaules et grommela:
– Vantard et maladroit! Il fallait d’abord le déterminer à se servir de ton échelle, imbécile!
M. Noël était assis dans le propre fauteuil du bon Jaffret. Il prit dans sa poche son sac à tabac et se mit à bourrer une pipe, noircie par l’usage, qu’il tenait à la main depuis le commencement de l’entretien.
Il regardait Adèle en face et n’avait pas l’air trop entamé par ses reproches.
– Merci de vos compliments, madame Jaffret, dit-il. Vous savez, ils vous reviennent en plein, je n’en veux pas. J’ai dit au Manchot: «Puisque vous voilà condamné, qu’est-ce que vous avez à perdre? Moi, j’ai la fringale de me plonger au fond de tous les plaisirs de Paris, les danses, la débauche, la bonne chère et autres, mais je n’en ai pas les moyens pécuniaires. Donnez-moi les fonds pour vivre dans l’ivresse pendant deux ans seulement, avant mon suicide final, et je vous fournis de l’air, toc!»
Loin de se formaliser, Adèle sourit et ses narines se gonflèrent.
M. Noël avait allumé sa pipe.
– Deux ans! répéta-t-elle. Au fait et au prendre! combien lui as-tu demandé d’argent, Piquepuce, ma bonne?
– Vingt mille, parbleu! répondit le fumeur. Ça ne fait pas trente francs par jour, et je n’ai pas les goûts de la racaille.
Adèle étouffa un juron qui dut scandaliser sa robe de satin noir. Elle était sérieusement irritée, mais ses doigts, qui la démangeaient, se tendirent malgré elle vers M. Noël.
– Je t’avais dit quinze cents, malheureux! s’écria-t-elle. Vingt mille! ça n’a pas le sens commun.
Entre ses doigts frémissants, M. Noël mit le court tuyau de sa pipe, que les vieilles lèvres de Mme Jaffret engloutirent aussitôt avec une sensualité gourmande.
– C’est pour mes rages de dents, dit-elle, moitié fâchée encore, mais déjà grimaçant un sourire caverneux: ça les soulage. Mon Piquepuce, ta pipe est bonne, mais tu as eu tort et tu le payeras tout de même.
Mme Jaffret aspira voluptueusement une douzaine de bouffées, et dit, en rendant la pipe avec un regret évident:
– C’est gala, ce soir, pas de bêtise! On me flairerait.
– Le fait est, répliqua M. Noël, que, pour une ancienne de votre sexe, cette odeur-là ne fait pas bien dans le mouchoir; mais on pardonne tout aux jolies femmes, c’est le proverbe. Parlons raison, voulez-vous, Maillotte? Ce n’est pas moi qui payerai, c’est vous. Je ne dis pas que vous manquez de talent, vous autres femmes, et la reine Victoria gouverne bien l’Angleterre; mais n’empêche que c’est étonnant de voir un jupon dans le fauteuil du colonel. On en cause, et pas mal, à l’estaminet de L’Épi-Scié, là-bas. Les affaires ne vont guère, et on rappelle le temps où il faisait jour des trois et quatre fois par semaine… grand jour!
– C’était trop souvent, mon fils, interrompit Adèle: Tant va la cruche à l’eau… Tu sais le reste. Quand j’ai montré le nez pour la première fois hors de mon trou et que je vous ai fait pstt! vous vous êtes couchés à plat ventre. Vous n’en saviez pas long, et l’association était à cent pieds sous terre, hein?
– Ça, c’est vrai; mais voilà trois ans qu’elle est remontée, et on n’a fait encore qu’une opération.
– Donne ta pipe. La justice était en éveil, la police avait le diable au corps. C’est bon tout de même, nom de nom, mais la Marguerite va me dépister dès la porte quand je rentrerai. J’ai beau lui dire que ça me réussit pour mes rages de dents…
– Ah! ah! fit M. Noël: la Marguerite! On en cause aussi de celle-là, on se dit: Puisque les grands sont morts, le colonel, Toulonnais-l’Amitié, le docteur en droit, le comte Corona, et les autres, pourquoi la Marguerite, qui était l’élève de Toulonnais, et la chérie du colonel, n’a-t-elle pas pris le Scapulaire?
Ce dernier mot, le Scapulaire, fut prononcé du même ton que si M. Noël eût dit «le sceptre», et, par le fait, c’était bien cela, comme nous pourrons le voir. Adèle rendit la pipe avec mauvaise humeur et répliqua:
– Elle n’a pas le Scapulaire, parce que je l’ai dans ma poche, ma vieille. Sais-tu seulement ce que c’est que le Scapulaire? Sais-tu ce que c’était que le colonel, ce fétiche, par lequel vous jurerez jusqu’à la fin du monde et qui s’est moqué de vous pendant quatre-vingts ans sonnés? Et de moi aussi, c’est certain! et de lui-même pareillement, car dans le cimetière où il est maintenant, il n’a pas pu emporter le trésor des anciens Habits Noirs, le monceau d’or qui ne tiendrait pas dans les caves de la Banque de France!
Les yeux de la vieille femme brûlaient sous les touffes de ses sourcils gris et l’on eût dit que cet éclat allumait une lueur entre les paupières de M. Noël.
Il baissa la voix pour demander:
– Est-ce vrai que le Scapulaire contient le secret du grand Trésor? Adèle fut un instant avant de répondre, puis, arrachant pour la troisième fois de sa bouche la pipe de son compagnon, elle dit:
– Mon Piquepuce, écoute voir: vous êtes tous des brutes, et on gouverne les brutes avec des momeries. Si tu avais reçu de l’éducation, tu saurais cela. Quand on veut fonder un peuple, on dit aux vagabonds comme toi: «Je suis le possesseur d’un grand mystère, ma nourrice était une louve», ou bien: «Je vais dans la forêt toutes les nuits causer avec la nymphe Égérie.» Eh bien! ce fut un peuple que les Habits Noirs, et même un grand peuple, ma parole, qui se répandait comme les juifs, sur toutes les contrées de l’univers. Le colonel Bozzo les amena un jour d’Italie où ils s’appelaient les Veste Nere, et faisaient partie de la Camorra Seconde dont Fra Diavolo lui-même, qui avait été mal pendu par les Français, en 1799, pendant la campagne de Naples, était le chef. Il y a cinquante ans de cela, mais je m’en souviens, ce qui ne me rajeunit pas… Si je te redemande ta pipe, ne me la donne plus dans mon intérêt. Ça t’amuse-t-il mon histoire?
– Dame, fit M. Noël, j’attends. Peut-être que vous allez reparler du Trésor.
– Vieil enfant! tu aimerais mieux des contes à dormir debout! Ah! tu as raison de regretter le colonel, il en avait toujours de pleins paniers! Quand je le vis pour la première fois, il se donnait cent ans, et il a vécu un demi-siècle après… et une nuit que je pénétrai dans sa chambre à coucher pour lui dire que la police rôdait autour de son hôtel, rue Thérèse, je trouvai son lit vide, et un beau jeune homme bouclant ses cheveux noirs devant une glace…
– Les cheveux du colonel? interrompit Noël ébahi.
– Les cheveux du beau jeune homme, qui était le colonel.
– Et comment expliquez-vous cela?
– Je n’explique pas, mon Piquepuce, je suis une vieille femme et je bavarde. Si tu racontais mon histoire à l’estaminet de L’Épi-Scié, penses-tu qu’ils te croiraient?
– Non, pour sûr!
– Tu vois donc bien que je ne cours pas grand risque. Et pourtant, c’est vrai comme cette lampe nous éclaire! Regarde mon cou, ici entre deux rides, c’est la marque de son stylet, car il voulut me tuer, cette nuit-là, parce que je l’avais vu.
– C’était donc un déguisement, sa prétendue vieillesse?
– Je n’en sais rien. Le Dr Samuel disait qu’il était le diable.
– Alors, murmura M. Noël, ceux qui prétendent qu’il n’est pas mort peuvent bien ne point se tromper.
– Je ne sais pas. J’étais une des trois femmes déguisées en religieuses qui veillèrent son agonie pour tâcher de surprendre le secret du Trésor. Je l’ai vu mourir, je le jure, vu de mes yeux, et sa tombe est au Père-Lachaise; mais si quelqu’un me disait que c’est lui qui fait avorter l’une après l’autre toutes nos combinaisons, je le croirais.
Il y eut un silence. M. Noël secoua les cendres de sa pipe. On entendait dans le salon voisin le bruit monotone et paisible de la conversation.
Mme Jaffret reprit:
– Ils sont là qui attendent, et celui qu’on attend ne vient pas. Peut-être le colonel l’a-t-il arrêté en chemin. Où en étais-je? Pour fonder son peuple, le colonel prit la vieille méthode et il fit bien: il s’entoura de mystères et de fables, dans lesquels il y avait du vrai pourtant, car j’ai pénétré (il y a longtemps!) dans les caves du couvent de la Merci que l’association possédait en Corse, au pays de Sartène, et j’ai vu là un monceau de richesses qui eût acheté un royaume.
– Et où sont-elles passées, ces richesses? demanda M. Noël, dont l’émotion altérait la voix.
Adèle haussa les épaules:
– Où sont les diamants, les rubis, l’or, les billets, les bank-notes, les titres qui emplissaient la cachette de la rue Thérèse [3]? Je continue et je te parle franc, car nous n’avons plus besoin de mystère, nous, pour vous tenir: il y a au-dessus de nous tous un mystère qui plane malgré nous, un prestige: le Trésor du colonel Bozzo. Ça suffit. Nous gardons les anciens mots de passe, Fera-t-il jour demain? et le reste, mais le Scapulaire que ce vieux démon a fait luire aux yeux de votre superstition pendant un si grand nombre d’années, le fameux Scapulaire de la Merci, contenant le secret des Habits Noirs, le mot mystique, la grande formule et la clef d’or, il ne renferme rien, il n’a jamais rien renfermé, sinon la suprême raillerie du Maître: une parole écrite en vingt langues diverses, mais n’ayant qu’un seul sens: néant. Tiens, le voilà, le Scapulaire de la Merci, regarde!
Mme Jaffret jeta sur le bureau un cordon de soie muni de deux médaillons qui sonnèrent en touchant le bois. Noël s’en saisit avidement et ouvrit les deux médaillons tour à tour. Ils étaient vides, ou plutôt ils ne contenaient chacun qu’une lamelle d’ivoire taillée en rond, et les deux étaient pareilles, portant inscrits en lettres rouges les mots courts et caractéristiques qui signifient rien dans toutes les langues du globe.
– Je ne sais que le français, dit M. Noël en refermant les médaillons. Pourquoi m’avez-vous montré cela?
– Pour que tu ne regrettes pas trop le passé, ami Piquepuce; pour que tu saches les motifs de notre apparente inaction et que tu les redises, en expliquant les raisons qui m’ont assise, moi, selon ta propre expression, à la place du Père-à-tous, quand il existe encore des maîtres de l’ancien temps: Samuel et Marguerite, et aussi Comayrol, qui était jadis au-dessus de nous. Comprends bien cela: nous n’avons plus qu’une affaire: le Trésor, et, seule au monde, je possède un moyen de mettre l’association sur la trace du Trésor.
– Est-ce que les fiançailles d’aujourd’hui ont trait au Trésor? demanda Noël.
Adèle l’interrompit d’un geste affirmatif.
– Et l’évasion?
– Aussi; tout a trait au Trésor. Rien n’a trait qu’au Trésor. Et maintenant, bonsoir, bonhomme. Voilà mon mystère à moi; ce prestige-là en vaut bien un autre, pas vrai, et vous me suivrez comme des caniches! Va te coucher.
Elle se leva et battit sa robe à coups d’éventail, en femme qui va faire une grande entrée. Noël n’avait point répondu à son bonsoir. Il la rappela au moment où elle allait passer le seuil.
– Excusez, Maillotte, dit-il, je voudrais savoir encore quelque chose.
– Dis vite, alors, et appelle-moi Mme Jaffret.
– Est-ce que M. Larsonneur en mange?
– Nom d’un tonnerre! repartit Adèle, qui lâcha le bouton de la porte, tu sais pourtant bien que je n’aime pas votre argot! Demande-moi tout bonnement, dans le langage des gens comme il faut, si ce monsieur est de chez nous. Avec votre patois de coquins, vous battez le rappel des inspecteurs et des sergents de ville. Comment dis-tu le nom?
– Larsonneur.
– Connais pas.
– Alors, restez s’il vous plaît, patronne, nous n’avons pas fini, nous deux.
Il y avait dans son accent quelque chose de si grave que Mme Jaffret revint sur ses pas aussitôt.
– Cause, fit-elle, on t’écoute.
– Si vous ne voulez plus de notre patois, dit Noël, il y en a d’autres qui le ramassent, et si M. Larsonneur ne mange pas avec nous, il est à table avec ces autres-là. Toc!
– Explique-toi, mon brave.
– Eh bien! reprit M. Noël, je prenais ce Larsonneur pour l’âme damnée de M. Buin… il n’est pas avec vous, non plus, celui-là, hé?
– Ah! mais non! répliqua Adèle en riant, il nous faut bien quelques honnêtes gens au salon.
– Ce Larsonneur était le chien couchant du directeur et l’épouvantail de tous les gens de la prison…
– Et c’est lui qui t’a coupé le prisonnier sous le pied? interrompit Mme Jaffret.
– Vous le saviez?
– Non, mais je le devine.
– Vous devinez bien, c’est ce Larsonneur qui a fait l’évasion par la grand-porte, entre les jambes des gendarmes. Vous pensez que je n’étais pas en humeur de le caresser, je me suis donc mis à sa poursuite bien plus encore qu’à celle du condamné. Je fouillais la cohue, quand j’ai entendu qu’on disait: «Place Royale, il fait jour!» J’en ai sauté, parce que j’ai pensé tout de suite que c’était une de vos manigances, et je n’osais plus ni avancer ni reculer, crainte de me trouver en travers de vous. Sans ça, le condamné n’aurait pas été loin, mais je me disais: «Si je mets les pieds dans le plat, la Maillotte est capable de me faire du chagrin.»
– Pour ça, tu avais raison, dit Adèle, et je t’en ferai si tu oublies de m’appeler Mme Jaffret. Est-ce tout ce que tu avais à m’apprendre?
M. Noël était évidemment désappointé par le peu d’effet que produisaient ses révélations.
– Si ça vous est égal, gronda-t-il entre ses dents, tant mieux! Moi, je croyais que de savoir qu’il y a dans Paris une autre maison de commerce qui se sert de vos trucs et de vos marques de fabrique…
– Et pas moyen de l’attaquer en contrefaçon, hé, Piquepuce? interrompit la vieille en riant. Oui, tu devais croire que j’allais tomber pâmée… Mais la Belle-Jardinière a des tas de succursales, tu sais bien, mon garçon…
– Comment! s’écria M. Noël, non sans admiration, c’est vous qui aviez monté le coup du vieux monsieur et de la dame en noir?
Maman Jaffret cligna de l’œil d’un air aimable.
– J’en ai monté bien d’autres, mon pauvre bonhomme! dit-elle. Allumes-en une avant de t’en aller, il n’y a pas de pipe que j’aime comme la tienne, et je vais te donner ton numéro pour passer demain à la caisse. Attends voir que je sache si le marié est arrivé.
Elle entrouvrit la porte qui donnait dans le salon et demanda:
– Eh bien? et le prince Charmant?
Au temps de leur grandeur, les Habits Noirs étaient régis par la loi salique comme l’ancien royaume de France, et même il y avait quelque chose d’égyptien dans leur gouvernement, car, de l’un et de l’autre côté des Alpes, en France, comme en Italie, c’était toujours un Pharaon qui, pendant plus d’un siècle et demi, les avait conduits à la guerre du brigandage, tantôt dans les gorges de l’Apennin, tantôt dans les rues de Paris. Le Pharaon s’appelait le colonel Bozzo-Corona, et ce fameux roi de la nuit avait duré, lui tout seul, autant qu’Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV réunis.
Il est vrai que la légende laissait entendre que le roi des Habits Noirs, le Père-à-tous (il Padre d’ogni) comme on l’appelait, était une espèce de phénix, renaissant de sa propre mort, et que sa vieillesse plus que séculaire devait s’obstiner jusqu’aux dernières heures du monde.
Beaucoup de soldats, dans la sombre milice dont nous racontons ici la décadence encore redoutable, croyaient fermement à l’immortalité du colonel. Les plus sceptiques pensaient que ce Brama des coquins, chrysalide monstrueuse, subissait dans quelque trou une période d’engourdissement, et qu’on le verrait surgir, encore une fois, tout d’un coup, comme un diable jaillit d’une tabatière, plus rusé, plus féroce et plus centenaire que jamais.
Quoi qu’il en soit de cette superstition, qui est fréquente dans l’histoire où elle rôde autour des tombeaux de presque tous les grands hommes, nous venons de voir que le sceptre du colonel était, au moins momentanément, tombé en quenouille.
La femme de cet humble et bon Jaffret, vieille, hideuse, ayant entre ses dents noires un trou creusé par le frottement des tuyaux de pipe était reine à la place du bandit romanesque et brillant que la légende italienne adore sous le nom de Michel Bozzo ou Pozzo, et qui s’appelle Fra Diavolo au panthéon de l’Opéra-Comique.
Misère de nous! Quand elles tombent si bas, les grandes institutions feraient mieux de mourir.
Mais il y a plusieurs manières d’être reine: la manière russe de Catherine la Grande, et la manière anglaise de ces dignes dames que les parlements du Royaume-Uni entourent de respect et de tendresse, à la condition de ne jamais rien faire de ce qu’elles veulent.
Adèle Ier, épouse Jaffret, régnait comme elle pouvait: d’une troisième manière, qui consistait à payer comptant chaque jour ses vingt-quatre heures d’autorité, à force de ruse et d’audace.
Son droit, à elle, n’était ni celui qui vient par héritage, ni celui que donne l’élection.
Elle s’était insinuée, puis imposée en réunissant les débris épars du Fera-t-il jour demain?, en leur apportant une raison de s’efforcer et de vivre. C’était une reine tâcheronne qui travaillait à ses pièces.
On nous comprendrait désormais mal, si nous ne donnions ici au lecteur, en quelques lignes, le résumé de l’histoire des Habits Noirs.
Nous laisserons de côté, bien entendu, les détails, pour ne toucher qu’aux grands traits de la légende.
Au commencement de ce siècle, vers les dernières années de l’Empire, le colonel Bozzo-Corona, chef de la Camorra Seconde, qui avait si longtemps désolé l’Italie du Sud et la Sicile, fut obligé de passer la mer, après avoir livré plusieurs batailles rangées aux troupes du roi Murat. Ce ne fut pas une déroute, mais bien une retraite en bon ordre, et l’état-major entier de la Camorra put se réfugier dans l’île de Corse avec le trésor de la bande, évalué déjà à des sommes fabuleuses.
Avant de quitter l’Italie, le conseil des Maîtres s’était réuni, la nuit dans les ruines du temple de Pœstum, pendant que l’armée encore nombreuse des bandits bivouaquait autour des colonnades.
Le colonel Bozzo était là avec sa fille, la belle Francesca Policeni, qui commandait l’escadron des guides de Catane.
Les uns disent que Fra Diavolo portait déjà la couronne de cheveux blancs qui coiffait encore un demi-siècle après la tête vénérable du Père-à-tous; les autres prétendent que c’était alors un héroïque soldat, donnant au vent des nuits les longues boucles de sa chevelure noire comme le jais.
Toujours est-il qu’il s’assit dans l’enceinte du temple, sur un fût de colonne brisée, comme Charlemagne au milieu de ses douze pairs.
Pour plafond, il y avait le ciel d’Italie suspendant des milliers d’étoiles aux profondeurs de son azur; le croissant énorme se couchait derrière les perspectives lucaniennes, à l’horizon du pays des roses, et, par les entredeux des piliers doriques, on voyait les ombres des soldats sommeillant ou buvant autour de leurs feux.
– Mes fils chéris, dit le colonel, entouré d’un respectueux silence, nous voilà au bout de notre rouleau. Ce grand bellâtre de maréchal des logis qu’on appelle le roi Murat n’en a pas pour deux ans, c’est certain; mais nous n’en avons pas, nous, pour deux semaines. Nous sommes acculés entre la mer et les monts. C’est à vous de savoir si vous voulez passer la mer ou gagner la montagne.
– La montagne! fut-il répondu tout d’une voix.
Fra Diavolo fit un geste caressant.
C’était un ténor, comme vous avez pu vous en convaincre à la salle Favart. Quand il voulait, il parlait plus doux que miel.
– La montagne, répéta-t-il, je ne demande pas mieux, mes amis bien-aimés. Je fais toujours tout ce que vous voulez. Seulement, permettez-moi de vous rappeler que vous êtes très riches…
Il fut interrompu par un long et joyeux murmure où s’étouffait le cri de dévouement et d’admiration: Eviva! Padre d’agni! (Vive notre Père-à-tous!)
– Merci, mes colombes, merci, reprit le colonel. J’espère que votre vœu sera exaucé et que je vivrai encore longtemps. Vous savez bien que je ne meurs pas souvent… Étant très riches, je ne vois pas l’intérêt que nous aurions, vous et moi, à nous enfouir comme des taupes dans quelque trou de l’Apennin où il n’y a ni théâtre, ni corso, ni salon de conversation. Si je pouvais vous offrir Naples, Rome, ou même Florence, je parlerais différemment; mais dans ces gorges diaboliques, ô mes petits enfants chéris, comment diable dépenserez-vous votre magnifique fortune?
Un des Maîtres ouvrit l’avis suivant:
– Partageons, dit-il, et que chacun aille où il voudra.
On prétend que ce Maître-là fut retrouvé le lendemain matin couché parmi les fleurs. Un accident lui avait coupé la gorge. Le colonel, cependant, lui répondit:
– Mon fils préféré, tu parles d’or aujourd’hui comme toujours; mais le destin s’oppose à ce que ton conseil soit suivi, du moins pour le moment. Il y a, Dieu merci, beaucoup d’or et d’argent monnayés dans nos caisses, mais le principal de notre fortune se compose d’objets sacrés, empruntés aux monastères et même aux cathédrales. À elle toute seule, la très sainte basilique de Saint-Pierre de Rome nous a fourni plus de cinquante mille ducats. Penses-tu qu’il serait facile de réaliser tout d’un coup dix ou douze millions de pareilles valeurs en Italie?
On n’entendit que le chiffre et le vieux temple de Jupiter retentit d’un long cri d’ivresse.
Douze millions!
– En conséquence de cette crainte, reprit le colonel qui se frottait les mains tout doucement, je me suis permis de prendre ce qu’on appelle des mesures conservatoires. Nos caisses nous ont précédés au-delà de la mer… Ne craignez rien, je réponds de leur contenu intact, sur mon propre crédit.
– Où sont-elles? demanda-t-on de toutes parts.
Le colonel envoya des baisers à la ronde, mais il garda le silence.
Et je pense qu’il n’est déjà plus besoin de vous expliquer le secret qui fit de cet homme extraordinaire, pendant un si grand nombre d’années, le plus invulnérable et le mieux obéi des souverains.
Dès cette époque, il valait douze ou quinze millions pour ses sujets.
Plus tard, il eût été difficile, sinon impossible, de calculer les sommes folles représentées par sa vie. Cela conserve.
Il continua:
– Nous allons suivre, en partie, du moins, l’avis ouvert par le plus cher de mes fils (celui qui ne devait pas s’éveiller le lendemain). C’est ici que nous devons nous séparer. Liberté complète, chacun agira à sa fantaisie; seulement, tout le monde est prévenu que le rendez-vous général est en Corse, à trente jours de délai, dans la campagne de Sartène, au couvent des bons Pères de la Merci, qui nous recevront comme des anges. J’ai sommeil, mes bien-aimés, allons nous reposer.
Le lendemain, deux régiments de l’armée napolitaine, qui traquaient la Camorra Seconde depuis un mois, firent leur jonction aux ruines de Pœstum, où il n’y avait plus personne, sauf le «fils chéri» du colonel Bozzo, qui avait la gorge ouverte.
Les autres Veste Nere étaient rentrés sous terre.
À un mois de là, jour pour jour, dans la campagne de Sartène, les cloches de l’ancien couvent des Pères de la Merci, abandonné depuis nombre d’années, se mirent à tinter vers la tombée de la nuit, et quand l’obscurité fut tout à fait venue, les paysans d’alentour purent voir avec étonnement que les vitraux de l’antique chapelle s’illuminaient.
Quelques bons pères avaient été vus quinze jours auparavant allant et venant le long des quatre lieues qui séparaient le monastère de la ville. On savait vaguement un bruit qui courait, disant que le couvent, occupé de nouveau, allait répandre l’aisance sur toute la contrée.
Aussi la joie remplaça bientôt la surprise; avant la fin de la soirée, tout le monde connut l’arrivée des bons pères, et les passants se découvrirent en écoutant les chants, sans doute pieux, que laissaient sourdre les fenêtres closes de la chapelle.
De la piété de ces chants je ne pourrais pas répondre, pour ma part, car une grande table était dressée dans la nef et les officiers de l’ancien état-major des Vestes Noires fêtaient là en famille l’heure de la réunion après un mois d’absence. Le festin était présidé par le Père-à-tous, dont la vénérable et douce gaieté se communiquait aux convives.
Le couvent de la Merci occupait une étendue de terrain considérable. Ses cryptes et ses caves pouvaient passer pour de véritables souterrains. Les soldats avaient où festoyer comme les chefs.
Cette nuit-là même, après le repas, il y eut conseil des Maîtres dans la crypte creusée et bâtie sous la chapelle. Nous ne citerons aucun nom parmi ces Maîtres, qui ne touchent en rien à notre présent récit. Bien d’autres avaient vécu depuis leur décès, car si le Père-à-tous était immortel, ses lieutenants s’usaient très vite: il avait une terrible manière de les convertir quand ils n’étaient pas de son avis.
À ce premier conseil tenu dans les souterrains de la Merci, le colonel Bozzo, après s’être félicité de voir encore une fois autour de lui ses chers et fidèles compagnons, déclara qu’il était prêt à faire le partage du Trésor entre tous les membres de l’association.
Il paraîtrait qu’on ne s’attendait pas beaucoup parmi des Maîtres à un dénouement si prompt et si loyal, car la joie fut immense et les voûtes de l’église souterraine faillirent crouler sous les applaudissements.
Nous devons ajouter que cet accès d’allégresse fut de courte durée.
Au plus fort des acclamations, on vit le Père-à-tous déplier un parchemin jauni qui était la charte d’association, signée par les membres fondateurs de la Camorra Seconde. Les figures aussitôt s’allongèrent.
– Part égale pour tous! dit le colonel, voilà notre loi, le dernier de nos hommes a autant de droits que vous et moi.
– Vous étiez douze et vous étiez Maîtres, quand vous avez réglé cela, dit un des chefs.
– Nous sommes toujours douze Maîtres: seulement, nous commandons à un peu plus de quatre cents soldats, et d’après nos statuts, le Père-à-tous hérite de ses chers enfants qui sont morts.
Il déplia deux autres pancartes dont la première contenait quatre cents noms, tandis que la seconde, interminable liste, portait le compte de tous ses «pauvres enfants» décédés. Le nombre des morts était pour le moins double de celui des vivants.
De longues qu’elles étaient, les figures devinrent énormes.
Le colonel Bozzo promenait à la ronde son regard souriant et bénin. Il tenait les morts de la main droite et de la gauche les vivants.
– Vous plaît-il d’examiner ces listes, mes mignons? demanda-t-il. Les bons comptes font les bons amis.
Personne ne répondit parmi l’assistance consternée.
– Non? reprit le Père-à-tous, vous avez confiance en moi, comme de jolis enfants que vous êtes! C’est très bien. Alors, faisons un peu d’arithmétique. Je suppose que nous avons douze millions liquides, c’est un joli tas de monnaie, n’est-il pas vrai? À douze cents parts, cela fait juste dix mille francs pour chacun.
Il y eut de gros jurons autour de la table du conseil.
– Si je me suis trompé, dit le colonel avec douceur, permis à vous de recommencer le calcul. Ne vous gênez pas avec moi.
Nul ne s’avisa d’accepter la proposition. Le colonel poursuivit:
– Quatre cents parts pour les vivants, cela donne quatre millions; à peu près le double pour nos morts, huit millions qui complètent les douze. Plût à Dieu qu’il me fût possible de rendre la vie à ces chers bien-aimés en renonçant à mes droits, mais comme cela ne se peut pas, je me tiens à la lettre du traité, et je prends ma part.
Chez les membres du conseil, la peur combattait la colère. Personne ne protesta.
– À la bonne heure! fit le colonel, qui les regardait toujours en souriant, nous prenons bien les choses, et nous avons raison, car nous ne sommes pas les plus forts: cette égalité qui vous gêne, vous qui êtes douze, fera plaisir aux autres qui sont quatre cents… Voulez-vous un moyen de sortir de là?
Il s’était redressé d’un brusque mouvement, et toute sa personne avait soudain changé d’aspect. Son œil fixe et profond pesa comme une fascination sur ceux qui l’entouraient pendant qu’il reprenait de nouveau:
– Vous ne me connaissez pas encore. Tant pis pour ceux qui auront défiance de moi! Voulez-vous ma part, je vous la donne: non pas pour que chacun des soldats dont je suis le général, des enfants dont je suis le père, ait 20 000 francs au lieu de 10 ou même 30 000 francs, ou même le double. Ce n’est pas la fortune, cela, et je veux que vous soyez riches, riches comme il faut l’être pour avoir à profusion et à toujours tous les biens de la vie. Vous entendez? nous parlons à bouche et à cœur ouverts; assez riches pour commander aux hommes et pour choisir entre les femmes, assez pour jeter l’or à toutes les passions, assez pour que les prodigalités les plus folles ne trouvent jamais le fond de votre bourse inépuisable!
Beaucoup de regards brûlèrent, allumés par une avide crédulité, mais il y en eut trois qui dirent:
– Nous demandons nos 10 000 francs et notre liberté.
– Sortez, répondit froidement le colonel, vous n’êtes plus d’entre nous. Demain vous aurez votre liberté et votre argent.
Il quitta la table et ouvrit lui-même la porte par où les trois Maîtres devaient se retirer. Avant de la refermer sur eux, il dit entre haut et bas à quelqu’un qui était dehors:
– Il fait nuit, mes enfants, éclairez!
Et le lourd battant retomba, étouffant de son bruit trois plaintes qui n’eurent point d’écho.
Il n’y avait rien sur la table, ni vins, ni liqueurs.
Pour porter l’ivresse au cerveau de ceux qu’il voulait ivres, cet homme n’avait besoin que de l’étrange éloquence qui coulait à flots ardents de ses lèvres, si froides d’ordinaire, à l’heure où c’était sa volonté de séduire.
Il leur dit ce que Fernand Cortés peut-être et François Pizarre avaient dit aux aventuriers espagnols pour les entraîner vers l’Eldorado inconnu, ce que les bardes du Nord, bien longtemps auparavant, avaient chanté aux blonds guerriers qui ravirent la moitié de la France et toute l’Angleterre, et, auparavant encore, ce que les chefs barbares criaient aux hordes de l’Orient, précipitées sur l’ancien monde, ce poème éternel, ce cantique, auquel nul ne résiste: l’hymne de l’or, du vin et de la volupté.
Connaissait-il donc Paris, ce sauvage bandit de l’Apennin?
Mais, Attila connaissait-il l’Europe?
Non, ils devinent, ils partent, ils arrivent comme l’eau des montagnes devine l’océan immense et s’y précipite, le long des fleuves, s’il y a place, sinon, par-dessus les choses et par-dessus les hommes.
Le sauvage, du haut de sa ruse, avait deviné les mystères de la civilisation et ses excès; il leur dit, à ces grossiers croisés qui écoutaient, l’œil et le cœur en feu, sa prédication endiablée, il leur dit les merveilles de cette mine d’or, la plus riche de l’univers entier, les prestiges de cette féerie, les débauches de ce mauvais lieu; Paris, le faîte de la gloire et le fond de la honte!
L’Italie leur était fermée désormais, il leur montra ces autres Apennins aux nuits plus sombres, aux jours plus étincelants, où, au lieu de tenir l’affût pendant des semaines pour attendre le passage d’une maigre caravane anglaise, les bandits affolés ne savent quelle occasion entendre, ni quel pillage choisir.
De l’argent à monceaux, du plaisir à satiété, et la fatigue supprimée, et le danger anéanti!
C’était la bataille sans armes, où l’adresse remplace la force, et où la main gantée porte paresseusement une badine au lieu du lourd tromblon des bandits antédiluviens.
Ce soir-là, fut fondée la frérie des Habits Noirs.
Et, quand le colonel leva la séance, les trois places laissées vides par les Maîtres déserteurs étaient remplies. Il y avait un médecin de Paris, un docteur en droit de Paris, et une jolie femme de Paris.
Un seul de ceux-là restait vivant à l’époque où se passe notre récit: le médecin Samuel, qui attendait en ce moment même au salon de la maison Jaffret l’arrivée du fiancé de mademoiselle Clotilde. Tous les autres avaient disparu tour à tour, les Italiens comme les Français, et la plupart très vite, car le colonel Bozzo faisait une abondante consommation de lieutenants.
S’il avait supprimé le danger venant du dehors, il avait gardé intacte sa bonne habitude d’épurer lestement son conseil, dont les membres ne vivaient jamais vieux.
Du moins, avant de mourir, étaient-ils devenus riches, tous ces soldats du mal? Leur avait-on tenu les miraculeuses promesses de la première nuit?
Oui et non.
Plusieurs d’entre eux avaient mené très grande vie; mais le fameux partage n’était jamais venu.
L’ancienne Camorra, quittant les solitudes de la Grande Grèce pour envahir les sentiers encombrés de notre civilisation, s’était transformée du haut en bas; ses rangs élargis avaient fait d’elle une armée: la plus puissante peut-être des armées de malfaiteurs qui aient effrayé l’Europe moderne.
Elle avait englobé, cette armée, parmi ceux qui sont hors la loi, tous les puissants et tous les faibles; les généraux ne lui manquaient pas plus que les soldats, et le gouvernement occulte dont le colonel restait le chef suprême possédait ses diplomates, ses légistes, ses grands capitaines.
Il eut un jour, pour ministre des Finances, un de ces hommes qui prêtent des milliards aux rois.
Y a-t-il une fonction d’État qui soit au-dessus de celle dont le signe, but de toutes les ambitions, est le tant désirable et sacré portefeuille?
Oui, c’est celle dont le signe est la hache.
Du moins, dans le vieux monde, le premier de tous les droits attachés à la souveraine puissance était le droit d’avoir un bourreau. Point de couronne sans ce rouge fleuron.
Le roi des Habits Noirs avait bourreau.
À l’issue de ces assemblées sombres où il faisait jour à minuit, pour employer la terrible langue des Veste Nere, longtemps après que l’aurore s’était levée, il faisait nuit tout à coup sous le clair soleil. Une voix qui mettait le frisson dans toutes les veines annonçait cela.
Et alors le géant au visage sinistre, Coyatier, dit le Marchef, dont les voleurs et les assassins eux-mêmes ne voulaient pas toucher la main, paraissait au milieu du cercle des Maîtres: douze visages masqués de noir.
Et une autre voix s’élevait, prononçant ces paroles symboliques:
– L’arbre est sain, il a une branche desséchée.
– Coupez la branche! ordonnait la première voix.
Le Marchef ne frappait jamais d’un seul coup.
Derrière Agamemnon, roi d’Argos et de Mycènes, Homère a rangé tout un bataillon de héros immortels; derrière le Père-à-tous, il y avait aussi Achille, et plus de deux Ajax, et Diomède, et même le sage Ulysse, représenté par le fameux docteur en droit qui trouva la règle fondamentale de l’association: «Toujours payer la loi.»
C’est-à-dire: «Donner aux tribunaux un coupable pour chaque crime commis.»
Grâce à cette invention d’un infernal génie, non seulement la confrérie restait à l’abri des vengeances publiques, mais encore elle faisait disparaître légalement ses ennemis. Chacun de ses coups frappait deux victimes à la fois: celui qu’on livrait pieds et poings liés à la justice, accablé d’avance sous le poids des preuves savamment préparées.
Je me souviens bien que j’eus un sourire la première fois qu’il fut question devant moi de ce mécanisme si simple et si puissant.
Il m’était expliqué pourtant par un jurisconsulte éminent, qui a laissé de profonds souvenirs au palais.
C’était à l’époque où le procès dit «des Habits Noirs» éveilla si passionnément la curiosité publique. Le jurisconsulte dont je parle me dit: «Nous ne saurons rien, parce que les gens qui sont aujourd’hui devant la cour d’assises ne savent rien. Ce sont les goujats de l’armée; je penche même à croire qu’ils n’appartiennent pas du tout à la redoutable confrérie dont les chefs, à moins d’un hasard favorable, nous donneront le change éternellement.»
On ne sut rien en effet, sinon que le chef de la bande arrêtée était un vulgaire voleur; ses soldats ni lui n’avaient rien de commun avec ceux qui, protégés par leur système de compensation, menèrent leur criminelle industrie, tour à tour, en France sous le nom d’Habits Noirs; en Angleterre sous le nom de Black Coats; en Italie sous celui de Compagnons du Silence; en Allemagne enfin où ils portaient le nom de Francs-Rosecroix, pendant près d’un demi-siècle, sans que les tribunaux de ces divers pays pussent les inquiéter une seule fois sérieusement.
Depuis lors, j’ai donné beaucoup de temps et d’efforts à l’étude d’une série de faits qui surexcitaient jusqu’à la fièvre mon désir de connaître à la fin le grand mot de cette étrange énigme. Je n’ai à ma disposition, pour communiquer avec le public, que la forme du roman qui, par elle-même, excite la défiance. Assurément, les personnes, dites sérieuses, ne doivent aucune espèce d’égards aux romans; mais il y a des personnes qui sont intelligentes avant même d’être sérieuses, et j’ai trouvé parmi celles-là des encouragements inattendus.
Mais première affirmation (elle date de loin) relative aux docteurs ès crimes, tenant boutique de moyens propres à fausser les instructions et à produire l’erreur judiciaire, avait été provoquée par des renseignements pris au palais même et à la préfecture de police. Beaucoup l’ont dédaignée et même raillée, mais un récent procès a prouvé qu’il ne fallait pas trop hausser les épaules à la pensée qu’un ensemble de présomptions arrivant à la plus complète vraisemblance peut être fabriqué de toutes pièces comme on imite une signature ou comme on falsifie un bilan.
Le hasard a eu bon dos jusqu’ici, et je ne nie pas que ses jeux suffisent souvent à égarer notre pauvre justice humaine; mais il faut faire aussi la part du criminel talent, de l’industrie diabolique et de la science de malfaire qui, luttant de progrès avec les autres sciences, arrivent de nos jours à de prodigieux résultats.
En ces matières, j’ai étudié longtemps, je ne sais pas tout, je puis apprendre encore.
Sous la Restauration et sous le règne de Louis-Philippe, il y avait une inquiétude, une terreur même, malgré le scepticisme étrange de l’administration. Vers l’année 1843, lors de l’affaire du banquier J. -B. Schwartz, il fut dit publiquement que le bras droit du Maître des Habits Noirs, M. Lecoq de la Perrière (Toulonnais-l’Amitié), n’était autre que le fameux Vidocq lui-même qui avait un pied dans les bureaux de la rue de Jérusalem.
La chose certaine c’est que, durant cette longue période, le nombre des crimes dont on parlait tout bas, et qui n’arrivaient pas devant la cour d’assises, dépassa toute croyance. Jamais non plus ne furent plus fréquents ces étonnements incrédules qui courent dans le public à la suite de tant de verdicts, et le prodigieux succès populaire du drame qui mettait en scène le martyre de Lesurque (Le Courrier de Lyon) fut comme un symptôme de l’opinion.
Cependant, aucun soupçon ne s’égara jusqu’à l’illustre bienfaiteur de l’humanité, l’apôtre de la rue Thérèse, le colonel Bozzo, qui prodiguait les millions pour soudoyer son armée, tout en élargissant sa réputation de philanthrope; Lecoq menait un train de prince; le faux duc de Bourbon, le comte Corona, la comtesse Marguerite marchaient à la tête de la haute vie parisienne; et, à la fin de chaque année, le Père-à-tous, réglé, probe, exact comme un comptable de la Banque de France, dressait son inventaire et faisait miroiter aux yeux des associés le chiffre toujours grossissant du Trésor.
Il atteignit avec le temps, ce chiffre du fonds social, à des proportions vraiment fantastiques, et, à mesure qu’il grossissait, représentant une montagne d’or, le désir de partager grandissait aussi dans la pensée des associés. Beaucoup en moururent, car le colonel, avec le temps, n’avait pas perdu la bonne habitude de mettre en terre ceux qui lui faisaient de l’opposition. Rien de plus doucement paternel que son autorité; il n’avait jamais que des paroles caressantes pour «ses bons petits enfants»; seulement, le terrible Marchef avait souvent de la besogne.
Il y avait eu nombre de révoltes dans lesquelles ces hommes forts, intelligents, féroces, que nulle pitié n’aurait pu arrêter, avaient été joués sous jambe par ce vieillard fantôme, presque diaphane à force de maigreur et que la plus faible des femmes eût terrassé en le touchant seulement du petit doigt.
Le colonel garda pendant de longues années cette vie qui n’avait plus que le souffle et qui ressemblait à une perpétuelle agonie, mais qui, dans sa faiblesse, concentrait une si grande somme de puissance que, jusqu’à la dernière minute, aucune force humaine ne sut lui résister.
Il mourut enfin; mais sa volonté obstinée resta vivante. Ceux qu’il avait opprimés et enchaînés sous sa loi par l’espoir de l’immense proie à partager ne furent point ses héritiers, et, dans la nuit de sa tombe, il continua de les railler impitoyablement, comme il l’avait fait au jour de la vie.
Il avait emporté le Trésor dans l’autre monde!
Après sa mort, l’association frappée s’engourdit un instant dans le découragement. Le lien mystérieux se rompit: la tête manquait à ce monstre. Pendant plusieurs années, les Maîtres qui survivaient séparèrent leurs efforts, dirigés pourtant vers un but unique: la découverte du Trésor; et l’armée sans chefs se débanda.
Mais la faim, qui fait sortir le loup du bois, rassembla bientôt quelques débris de la frérie désemparée. Il y avait une organisation toute faite sur laquelle le premier venu pouvait mettre la main. Un jour, la forêt de Paris tressaillit joyeusement jusqu’au fond de ses ombres. Une bonne nouvelle courait de hallier en hallier: le Fera-t-il jour demain ressuscitait de son mortel sommeil.
Ce n’étaient plus les Habits Noirs. Il faut un sang nouveau pour rajeunir les institutions vieillies. C’était la bande Cadet qui naissait.
Il est dans ces pays ténébreux qui sont l’antipode de nos resplendissants boulevards, dans cette barbarie qui est l’envers de notre civilisation, des gloires que nous ne connaissons pas ou du moins dont nous ne soupçonnons pas l’étonnant prestige.
Les coquins que les débats judiciaires, trompetés par l’émulation des journaux, font célèbres pour nous, ne sont parfois que des doublures sur le grand théâtre du crime.
Ils se sont laissé prendre d’abord: mauvaise note. Ceux qui ne se laissent pas prendre valent évidemment mieux.
Le plus souvent, on peut les ranger dans la catégorie des solitaires comme Tropmann, ou bien, comme Lacenaire, dans le rang des excentriques, opérant à l’aide d’un petit nombre de complices. Ils aiment le bruit, les débats leur en donnent et ils s’en vont contents. Ne les prenez pas pour des héros sérieux.
Ou tout au moins tarifez-les comme vous feriez, s’il s’agissait du commerce des nouveautés, pour tel petit marchand famélique, mis en face de ces écrasantes entreprises: les magasins du Bon-Marché ou du Louvre.
Il y avait quelque part dans le sous-sol parisien, mais nul ne savait où (surtout la police), un solide gaillard, condamné à mort cinq fois par contumace et qui se portait bien.
Voilà un homme!
Celui-là n’avait jamais donné des lambeaux de sa biographie aux reporters. Il se cachait avec une adresse qui tenait de la sorcellerie et vivait en bon bourgeois, disait-on, avec ses cinq condamnations dans sa poche. Il avait «servi» sous le colonel.
Celui-là était vraiment célèbre en Sauvagie, le mystérieux pays, situé à cent pieds sous les caves, où rampe le public d’élite capable d’apprécier à sa juste valeur la réputation d’un assassin.
Les tours légendaires qu’il avait joués à la justice lui donnaient le droit de rire en haussant les épaules quand on parlait des héros imbéciles dont la vogue se fait par la Gazette des Tribunaux.
– On ne parlera jamais de moi, disait-il, pas si bête!
Personne ne savait au juste son âge, car il y avait des années qu’il vivait entouré d’un mystère impénétrable, dévoilant son existence seulement par le mal qu’il faisait.
Dans les mers du Nord, on dit que la baleine peut vivre longtemps sous l’eau, mais qu’il lui faut enfin remonter à la surface pour respirer. Alors, sur le dos énorme de l’océan, une tache d’écume apparaît au loin et les harponneurs se hâtent. Quand une tache rouge apparaissait dans la mer de Paris, la justice et la police forçaient de rames.
Mais la baleine est partie souvent quand les harponneurs arrivent. Quand la police et la justice arrivaient, l’une pressant l’autre, Cadet-l’Amour avait toujours fait le plongeon.
C’était la moitié de son nom: il s’appelait Tupinier, dit Cadet-l’Amour a cause de ses succès auprès des dames. Il était laid, méchant, poltron homme contre homme, mais d’une bravoure fabuleuse sur le champ de bataille du crime. Malgré son âge, on le disait capable d’en remontrer à Auriol pour l’agilité.
Pour la finesse, il valait feu Talleyrand.
Tel était l’homme dont le nom populaire servait de raison sociale au Fera-t-il jour demain essayant de renaître de ses cendres. Bandit de bas lieu, soldat d’action, ayant mis toujours lui-même «la main à la pâte», il commandait aux anciens Maîtres dont quelques-uns étaient assis aux premiers gradins de l’échelle.
Il s’était imposé en promettant deux choses: trouver le Trésor de la Merci, faire un choix parmi les affaires entamées du vivant du colonel, et suivre les bonnes en travaillant au jour le jour pour faire vivre l’association.
Et l’association vivait.
Mais le mystère, qui autrefois entourait le Père-à-tous n’était rien auprès des précautions infinies que prenait Tupinier, dit Cadet-l’Amour. Ses commandements partaient d’un nuage. On ne l’avait jamais vu. Les uns disaient qu’il transmettait ses instructions à Adèle Jaffret, mais comment? Les autres, allant plus loin encore, prétendaient que l’association se parait du nom célèbre de Cadet, comme certaines bandes industrielles achètent, dit-on, le titre de duc, le nom d’un général, d’un ancien ministre ou sénateur, pour illustrer leur conseil de surveillance.
Tupinier, selon ces derniers, était bien trop madré pour se fourrer dans une pareille galère.
Quoi qu’il en fût, par délégation ou autrement, cette vieille femme aux allures singulières, Adèle Jaffret, avait tous les dehors de l’autorité aussi bien dans son ménage que dans le conseil, et les membres de la frérie restaurée ne connaissaient pas d’autre commandement que le sien.
On doit penser, en considérant ses grandeurs nouvelles, que la vieille Adèle, femme d’un simple comparse dans la lugubre comédie du passé, ne devait pas être à son aise sur ce trône, occupé jadis par le colonel Bozzo.
Elle s’y tenait pourtant, mais ce n’était pas sans peine, et, certes, son autorité ne ressemblait point à celle de l’ancien Père-à-tous.
Ce n’était pas non plus la première venue; une femme de capacité ordinaire, je dirais aussi bien un homme, eût perdu la tête cent fois pour une au milieu des complications qui l’entouraient. Elle connaissait les affaires et la vie beaucoup mieux qu’on n’aurait pu l’attendre de la compagne du bon Jaffret. Il y avait même en elle, à de certaines heures, comme un souvenir de grandes manières oubliées et de natives distinctions qui contrastaient singulièrement avec ses habitudes actuelles.
Mais, nonobstant cela, en apparence du moins, elle régnait plutôt par l’adresse que par la force; son rôle était la lutte constante, même vis-à-vis des subalternes comme M. Noël dont elle n’acceptait les renseignements qu’à la condition de paraître mieux informée que lui: preuve de faiblesse.
Nous les avons laissés ensemble tous les deux dans le cabinet de M. Jaffret, M. Noël allumant sa pipe, Adèle entrouvrant la porte du salon pour demander:
– Eh bien! et notre prince charmant?
Il lui fut répondu par maître Isidore Souëf en personne et d’un ton de mauvaise humeur très accentué:
– J’ose dire que la conduite du futur époux laisse à désirer au point de vue des convenances. Il est en retard de trente-cinq minutes.
– Alors, repartit Adèle bonnement, je peux achever mes petites affaires. Vous me préviendrez quand on aura besoin de moi.
Et elle referma la porte. En revenant à son fauteuil, elle dit avec le plus grand calme:
– Maître Souëf est comme le directeur de la prison, il nous embaume de son odeur de bon bourgeois. Nous en avons d’autres.
Personne assurément n’eût deviné l’émotion que lui avaient causée les dernières paroles de Noël dénonçant une contre-association qui semblait vouloir la combattre avec ses propres armes. Elle fuma de nouveau, mais en se jouant et modérément. M. Noël lui dit:
– Ça n’a pas l’air de vous inquiéter, le retard du prince Charmant?
– Mon fils, répliqua-t-elle, c’est arrangé comme une machine à tricoter les bas. Si tu as occasion, regardes-en une de près et vois fonctionner tous les petits affiquets qui la composent. Ceux qui ont inventé la chose étaient des gens d’esprit, mais, nous autres, nous n’avons plus qu’à toucher la manivelle et à regarder marcher. Je savais que le prince serait en retard, comme je sais pourquoi le prince est en retard. L’affaire est jolie, et je t’en signe mon billet, elle est joliment menée… Dis, bonhomme, tu me plais, veux-tu passer ton examen pour une bonne place qui est vacante? On est de vieux amis, toi et moi, mon Piquepuce, et tu peux faire mieux que d’être toujours un simple pousse-caillou au régiment des taupes, farceur!
– Quelle place et quel examen? demanda M. Noël; faudrait-il quitter la prison?
– Au contraire, tu aurais l’emploi de ce M. Larsonneur qui t’a escamoté Clément-le-Manchot. Tu sais, ne te fais pas de mal: il y avait quelqu’un qui ne voulait pas que tu réussisses.
– Vous?
– Non.
– Il y a donc quelqu’un au-dessus de vous?
– Savoir! prononça la vieille avec emphase. Ne sois jamais trop curieux avec moi, ça ne te porterait pas bonne chance… Y es-tu?
– Tout de même. Examinez.
– Eh bien! vide ton sac au sujet de ceux qui t’ont soufflé les deux ans de noces et festins que tu comptais te payer avec les vingt mille francs du condamné. N’oublie rien, c’est pour voir si tu en sais aussi long que nous.
– Bon. Alors, tout était sens dessus dessous dans la cour, et le directeur s’arrachait les cheveux en pleurant qu’il était déshonoré…
– Passe!
– J’ai cru d’abord que tout le monde de la voiture et aussi les gendarmes en étaient, tant ça me semblait drôle que le Manchot se fût évanoui comme ça. Un des gendarmes me conta la chose de la boîte d’imprimés. C’est connu, mais pas bête. Du reste, ça n’a pas servi beaucoup, tant les trucs étaient bien graissés et nombreux. Il y en avait un tous les dix pas, et je suis sûr qu’entre la rue Pavée et la place Royale, ils étaient plus de cinquante figurants qui travaillaient pour le nouveau Fera-t-il jour demain… ou l’ancien, puisque vous dites que c’est la même chose. La femme avec un voile était le condamné, comme de juste, et le vieux monsieur était Larsonneur, ou bien… tiens, cette idée! Toc! ça m’est venu tout raide! C’était peut-être vous!
Maman Jaffret tressaillit si violemment que M. Noël resta tout interdit à la regarder.
– Est-ce que mes pieds sont dans le plat? murmura-t-il d’un air moitié craintif, moitié content, en examinant Adèle Jaffret du coin de l’œil.
– Animal! répliqua la vieille qui était déjà remise de son trouble et qui s’efforçait à rire, tu m’amuses avec tes bêtises. Comment veux-tu qu’on me prenne pour un homme, moi!…
– Dame…, commença M. Noël.
Mais il s’interrompit brusquement et ajouta:
– Au fait, c’est juste, ça ne se peut pas, rapport à vos deux grains de beauté qui sont de taille!
Malgré la maigreur musculeuse de son cou, la vieille avait en effet, sous la soie de son corsage, une paire de contours formidables.
– Vas-tu me manquer de respect, maintenant! gronda-t-elle avec une colère comique. J’ai tort de me familiariser avec toi, mon Piquepuce, tu n’es pas quelqu’un de comme il faut.
Il y avait dans ses mains, quoi qu’elle fît, un imperceptible tremblement, mais son visage était tranquille. M. Noël l’examinait du coin de l’œil, il dit:
– Faut croire que c’était M. Larsonneur tout de même. D’ailleurs, vous allez bien voir que le gredin a du talent. Attention, voilà l’histoire:
Ce n’était pas un conscrit que ce Noël, et le nom de Piquepuce, que lui donnait de temps en temps Adèle, avait sa célébrité à l’estaminet de L’Épi-Scié. Il avait fort bien remarqué l’émotion subite de la patronne au moment où, battant les buissons au hasard, il risquait l’hypothèse que le vieux monsieur, principal complice de l’évasion, et Adèle elle-même pouvaient bien être une seule et même personne.
Il s’était dit dans la logique de son métier:
– Elle aura fait un mauvais coup en vieux monsieur, puisqu’elle ne veut pas qu’on la voie dans ce rôle-là.
Mais il avait servi assez longtemps sous les ordres de Toulonnais-l’Amitié, qui était Vidocq ou son ombre, pour ne pas connaître le danger de trop savoir, et d’ailleurs il prenait son «examen» fort au sérieux.
En ceci, du moins, Mme Jaffret avait réussi à le tromper.
Il raconta donc dramatiquement, et en homme qui a conscience d’avoir accompli un beau trait, sa course à la poursuite du fiacre le long du boulevard. Il ajouta même quelques incidents propres à relever l’intérêt de l’aventure.
– Dire que je ne courais pas un peu après ce méchant drôle de Larsonneur, confessa-t-il, ce serait mentir, mais enfin, l’idée de vous être agréable y était aussi, parole! Du Pas-de-la-Mule à La Galiote il y a une jolie trotte, pas vrai, quand on va d’un train à rattraper les citadines, eh bien! en passant devant L’Épi-Scié, j’étais aussi frais qu’au départ.
«Voilà que tout d’un coup, un peu avant le petit Lazary, j’aperçois un sapin qui file en tigre, et allonge presque aussi vite que moi. Bon! pas besoin qu’on me donne du coude dans les côtes pour m’avertir; je vois que j’ai mon affaire, mais en même temps, j’ouvre l’oreille et j’entends qu’on galope derrière moi, et que ce n’est pas des quadrupèdes! Je force de vapeur. Juste devant la Gaieté où l’on jouait la Citerne de l’Estrapade, plusieurs marchands de contremarques m’accostent et me demandent si je veux pleurer pour cinq sous. Ah! la chose était bien montée! Si c’est vous, patron, mes compliments!
«Le fiacre était si près que j’aurais pu m’accrocher à ses ressorts par-derrière. J’envoie promener mes voyous qui, au lieu de me lâcher, m’entourent. Je discerne le cas, j’en passe trois à la jambe, et aussitôt qu’ils sont par terre, je pique un élan…
«Mais je vous dis que c’était organisé à la papa.
«- Bêta! qu’on me crie dans l’oreille, tu ne vois donc pas qu’il fait jour!»
«Trois grands gaillards, peut-être quatre, étaient sortis de dessous les pavés, et v’lan! je m’y couche, moi sur le pavé, avec un coup de merlin qui enfonce mon chapeau jusqu’aux épaules…
«Pour bien donné, il était bien donné! parole!…
Sauf un peu d’exagération et la mise en scène de huit ou dix assaillants au lieu de deux, nous n’aurons que des éloges pour l’exactitude du récit de M. Noël. Mme Jaffret l’écoutait avec une placidité qui n’était pas exempte de moquerie, mais, sous cette indifférence affectée, elle ne perdait pas une syllabe.
– Ça vous est égal à vous, reprit M. Noël, moi pas: c’est un chapeau de perdu. Je me suis relevé comme j’ai pu. J’en connais qui auraient été se coucher, mais je ne suis pas de cette étoffe-là. On jouait la poule à L’Épi-Scié; c’était tentant, nix! moi, quand j’ai quelque chose dans la tête… J’ai laissé mon chapeau pour compte dans le ruisseau, j’ai rabattu et mêlé mes cheveux et j’ai plié ma redingote sous mon bras.
«Rien que ça, voyez-vous, me déguise mieux qu’un costume de Turc, parce qu’on est habitué à me voir tiré à quatre épingles.
«Je me disais: le fiacre est à tous les diables, mais en flânant devant les théâtres, je pourrais bien repincer mes marchands de contremarques.
– Eh bien? fit maman Jaffret qui bâilla largement. Abrège un peu voir, tu m’ennuies.
– Eh bien! ça n’a pas manqué, répondit M. Noël. Voilà qui va vous réveiller: sous le Théâtre Historique, j’ai avisé un gaillard à épaules carrées qui ne portait pas bien sa blouse et qui causait avec un galopin de ma connaissance. Ils riaient, les sans-cœur! L’un était M. Larsonneur en propre original, l’autre Clampin, dit Pistolet…
– L’ancien moucheron de l’inspecteur Badoit! interrompit Adèle.
– Juste! ça vous repince, patronne? Il s’était glissé à L’Épi-Scié dans le temps mais il n’ose plus y venir.
– Et tu as entendu quelque chose de leur conversation?
– Pas seulement un traître mot. Quand ceux-là causent en plein air, ils ont des yeux tout autour de la tête, et je n’avais garde de m’approcher.
– Eh bien, alors…? commença Adèle.
– Attendez donc! J’ai tourné, je me suis mis derrière le monde… je vous dirais bien que j’ai cru entendre une fois votre nom…
– Mon nom? Mme Jaffret?
– Non, l’autre, la Maillotte… Mais je craindrais de me tromper.
– J’ai idée que tu aurais raison, mon Piquepuce, fit la vieille qui le regarda fixement.
Sous l’éclat de ces yeux ronds comme ceux d’un hibou, Noël ne se troubla point.
– Vous savez, dit-il, j’y vas de bon jeu. Si je voulais broder, j’aurais de la marge, car vous n’iriez pas demander ce qu’il en est à Pistolet ou à M. Larsonneur…
– Est-tu sûr de cela? prononça froidement Adèle.
– En tout cas, allez-y, ça m’est égal… Au bout de quelques minutes, ils se sont mis à circuler, je les ai suivis. Ils ont passé derrière le Château-d’Eau pour prendre la rue de Bondy et sont entrés dans le grand hôtel qui est en face de l’Ambigu. J’ai couru à la porte cochère et j’ai entendu ceci sous la voûte: «C’est lui qui paye…»
– Lui, qui?
– Et qui paye quoi, pas vrai? Je n’en sais rien, mais je n’ai pas tout à fait fini, vous devinerez sans doute mieux que moi. Ils disparurent sous la voûte à droite par une porte qui me sembla donner entrée dans l’appartement du rez-de-chaussée. J’allai tout de suite à la fenêtre, sur la rue. Elle était éclairée faiblement derrière des persiennes closes, et les châssis restaient ouverts, car j’entendis presque aussitôt après une voix qui disait distinctement: «Faites entrer…»
Adèle avait beau faire, c’était plus que de la curiosité qui flambait maintenant dans son regard.
– Ça commence à vous amuser? demanda M. Noël. C’est malheureux que mon rouleau est presque au bout. Les autres entrèrent. Je reconnus très bien leurs voix quand ils dirent: «Comment que ça va, monsieur Mora?»
– M. Mora! répéta Adèle, c’est la personne du rez-de-chaussée?
– Je ne sais pas. La personne du rez-de-chaussée ne disait rien ou causait très bas, car je n’ai pu saisir une seule de ses paroles. M. Larsonneur a dit: «C’est fait!» On a compté de l’argent, puis M. Larsonneur toujours a repris: «Il paraît que le petit est sur la piste du marbrier.»
Adèle s’agita dans son fauteuil. Elle était très pâle et gronda d’une voix changée:
– Que veux-tu qu’on fasse de toutes ces bêtises-là?
– Moi? ce qu’il vous plaira, répondit M. Noël. On peut couper le reste, si vous voulez. D’ailleurs, nous sommes tout au bout. J’entendis la personne de l’intérieur parler pour la première et la dernière fois. Elle dit d’une petite voix doucette: «Fermez voir la fenêtre, je crains les courants d’air…»
– Le docteur Abel a une forte voix! murmura étourdiment Mme Jaffret.
– Ah! ah! fit Noël en riant, ce n’était pas le docteur. Je savais d’avance que le docteur Abel Lenoir demeure dans cette maison-là, puisque c’est moi qui vous l’ai appris, mais son appartement est au premier étage sur le jardin.
– Alors, la petite voix est à ce M. Mora?
– Attendez! J’oublierais ce détail: au moment où la fenêtre se refermait, je suis sûr d’avoir entendu le nom de la rue où nous sommes et le numéro de votre maison.
– Qui parlait?
– L’ancien moucheron de la préfecture: celui que M. Larsonneur appelle «le petit» et qui est «sur la trace du marbrier…»; je ne pourrais rien certifier parce que le bruit de la fenêtre est venu au travers, mais je crois avoir entendu encore un autre nom…
– Lequel?
– Cadet-l’Amour.
Mme Jaffret ne broncha pas, cette fois, et haussa franchement les épaules:
– Cadet-l’Amour est loin, dit-elle, s’il court toujours!
M. Noël fut un peu désappointé. Il avait compté sur un effet.
– La plus belle fille du monde, commença-t-il, ne peut pourtant donner que ce qu’elle a!…
– Et tu n’as pas grand-chose, monsieur Piquepuce, dit la vieille sèchement. À qui la petite voix?
– Peut-on dire ce qu’on pense?
– Pourquoi pas’?
– Eh bien! il y avait autrefois une petite voix qui ressemblait à celle-là, prononça tout bas M. Noël, et qui s’entendait pourtant de bien loin. Elle faisait peur, c’est certain, mais comme tous ceux qui l’écoutaient s’étaient donnés depuis longtemps au diable…
– Assez! interrompit Adèle, qui riait maintenant sans affectation. Tu te ferais refuser à ton examen, rien qu’avec cette bourde-là. Bonhomme, les morts ne reviennent pas: c’est la seule chose certaine en ce monde. J’étais à l’enterrement du colonel, et je l’ai vu mettre en terre… Va te coucher. On n’est pas mécontent de toi. Tiens, voilà dix louis pour avoir manqué l’évasion du Manchot, bonne nuit.
M. Noël sortit la tête basse. En descendant l’escalier, il pensait: «Je ne sais pas si la vieille diablesse mène tout, ni quel jeu elle joue. J’ai l’idée parfois qu’elle a le colonel dans son armoire et la police dans sa poche!»
Aussitôt après son départ, Mme Jaffret se mit à arpenter le cabinet à grands pas. Sur sa figure de vieil oiseau de proie, il y avait de la moquerie, mais aussi de l’embarras. Elle ouvrit un placard, situé à gauche de la cheminée, derrière le bureau et qui était plein de papiers respectables. Elle y prit une bouteille et un verre à madère, qu’elle emplit consciencieusement jusqu’au bord.
Elle l’avala d’un de ces traits courts et puissants que les amateurs expriment par ce verbe «siffler». C’était de l’eau-de-vie.
Les gens les plus communs peuvent siffler leur petit verre, mais il faut être quelqu’un pour siffler un verre à madère aussi proprement.
– Ça s’arrangera, ça s’arrangera, dit-elle en refermant son armoire, pourvu qu’ils ne voient pas que je n’y connais goutte! J’ai mon trou comme les anguilles, et si les choses se gâtent, je m’y fourre, bonsoir! Allons voir les gens de la noce.
Elle reprit son éventail, fit bouffer les plis de sa robe et ouvrit pour la seconde fois la porte du salon où se tenait «la famille».
Ce n’était pas celui où nous avons pénétré déjà quelques heures auparavant et par les fenêtres duquel on voyait la prison de la Force au-delà des démolitions.
La pièce où nous entrons était plus vaste et la vétusté du mobilier y prenait un aspect de grandeur.
Ce quartier du Marais dont les hôtels découronnés appartiennent maintenant à l’industrie, renferme encore des trésors en fait de «bibelots».
Les meubles du salon où nous entrons et qui avait quatre fenêtres, n’étaient pas des bibelots. Le propre du bibelot est d’avoir été vendu et acheté. Ici, les fauteuils vénérables recouverts de très belles tapisseries fanées, les tentures, les tableaux et les cuivres étaient chez eux. Ils avaient vécu et vieilli là.
Cette pièce, dans la maison Jaffret, ressemblait à une chapelle où on aurait mis des reliques.
La pendule surtout, représentant un écu surélevé et supporté par deux sauvages armés de massues qui flanquaient le cadran émaillé rouge et or, était une œuvre de haut goût et de grande valeur. L’écusson portait «écartelé au premier et quatrième d’Angleterre, au second d’Écosse, au troisième d’Irlande, chaque quartier barré par la brisure de bâtardise – qui est Fitz-Roy – et sur le tout, en cœur, d’azur au soleil rayonnant d’or qui est Clare.»
Les deux devises de la couronne d’Angleterre couraient, l’une au-dessus, l’une au-dessous du grand écu: «Dieu et mon droit» «Honni soit qui mal y pense». Autour de l’écusson central s’enroulait la devise particulière des Fitz-Roy de Clare: «Claros ante claros».
Ces armoiries, répétées partout étaient sculptées au-dessus des portes et brodées au dossier des fauteuils.
Et en vérité, la grave assemblée au milieu de laquelle s’introduisait Mme Jaffret, portant haut dans sa robe de moire et, maniant résolument son large éventail, ne jurait pas trop avec ces fiertés héraldiques. Le blason des bâtards du dernier roi catholique de l’Angleterre n’avait pas à se voiler devant la réunion moitié noble, moitié bourgeoise qu’il présidait.
Il n’y avait là-dedans que le maître du logis, le pauvre bon Jaffret des petits oiseaux, pour avoir l’air d’un intrus.
Les autres faisaient bien. Tout le monde connaît la belle tenue du notaire, pris en général; il est meuble meublant au sein des chaumières comme dans les palais, même quand l’âge ou quelque joli trait de dévouement n’a pas encore fait fleurir à sa boutonnière la rose de l’honneur.
Or, maître Souëf (Isid.) était décoré abondamment. On eût taillé un nœud de cravate dans l’ampleur de son ruban rouge. De plus il possédait une physionomie qui mariait avec un rare bonheur l’innocence de l’enfant de chœur à la mystérieuse majesté qu’on prête aux pontifes de la religion druidique. Ses cheveux blancs auraient honoré Charlemagne dont la tombe se voit à Aix-la-Chapelle, son linge éblouissait jusqu’à la fascination; bref, tout en lui (même le coton qu’il avait dans les oreilles) imposait à la fois l’amour et le respect.
Or, remarquez que de tels notaires ne sont pas rares. Parmi nos confrères il en est qui ont insulté parfois le notariat. Je les désavoue du haut du culte attendri que j’ai voué à ces fonctions lucratives, dont le nom est synonyme de décence, de propreté, de discrétion, et qui ne mènent plus jamais au bagne, quoi qu’en dise la calomnie.
Le bagne a d’ailleurs été supprimé.
J’ai placé maître Souëf le premier parce qu’il était le plus beau, mais les autres hôtes du salon Jaffret avaient aussi leur valeur. Le Dr Samuel était là: sévère élégance, laideur puissante et transfigurée par le succès. Il atteignait alors à l’apogée de la vogue qui mit à ses pieds pendant dix ans le troupeau des malades nobles et millionnaires.
Nul n’avait, nul n’a jamais eu le secret des dissipations étranges qui engloutissaient les gains énormes de cet homme. Il vivait en stoïcien, il touchait par an les émoluments de quatre ministres, la Bourse ne connut jamais de joueur plus heureux que lui, et il courait après dix écus comme un clerc d’huissier.
Auprès de lui était une des reines de la grande vie parisienne, sa cliente et son amie, Mme la comtesse Marguerite du Bréhut de Clare, dont nous avons déjà plusieurs fois prononcé le nom.
Il faudrait un volume pour raconter, même en abrégé, le prodigieux roman qui fut l’histoire de celle-là [4]. Nous dirons seulement qu’à la suite d’aventures où sa vaillance et son génie l’avaient servie bien plus encore que le hasard, partie d’un niveau inférieur à la pauvreté même, elle s’était élevée lentement, laborieusement, frayant sa route d’un bras vigoureux, mais impitoyable, monnayant son esprit charmant et sa beauté sans rivale jusqu’au jour où elle était entrée par la bonne porte, dans cette maison quasi royale de Clare en épousant le Breton Joulou du Bréhut.
Son ambition n’était pas encore assouvie.
Assise plus haut, elle voyait plus de choses, et tout ce qu’elle voyait, elle le voulait.
Elle tenait le haut bout dans ce salon où les nobles souvenirs abondaient, mais où l’élément bourgeois avait aussi sa place, comme elle l’eût tenu dans le plus fier hôtel de la rue de Varennes. Celle-là était grande dame par grâce supérieure, comme on est poète en dépit de tout, quand Dieu le veut. Incessu patuit dea, disait déjà Virgile, qui ne soupçonnait pourtant pas encore le faubourg Saint-Germain.
Pourquoi nier le charme puissant des déesses? Vous avez tous vu dans ces orgueilleux équipages, dont les chevaux dansent la pavane le long de la rue du Bac, des duchesses qui auraient gagné cent pour cent à changer de tournure avec leur cuisinière, et vous vous êtes dit: «La race n’est qu’un mot.»
Ce n’est pas vrai. Le mot recouvre une chose splendide, mais rare.
Certes, je connais aussi bien que vous la femme d’un duc qui est vilaine depuis la plante de ses pieds plats jusqu’à la racine de ses rudes cheveux; elle ne sait ni marcher ni parler ni sourire, sa voix est commune, son ton désolant et la façon blasphématoire dont elle porte la toilette des jolies fait songer à ces farces de Londres où la grosse gaieté anglaise affuble de soie et de velours la femelle du sanglier domestique.
Je ne dis pas non, mais voyez auprès d’elle: voici quelque chose de digne et de riant, une de ces fiertés françaises, si hautes et si gaies qu’on en a le cœur épanoui. J’ignore le titre qu’elle porte celle-là: moi je la nommerais la reine. Tout le monde l’adore, même ceux qui ne savent pas pourquoi. Elle impose, elle charme, elle attire; elle a tous les parfums qui sont de la femme et un autre qui n’appartient qu’aux dieux: l’ambroisie.
C’est la Race.
Pas plus que vous je ne saurais définir cet effluve subtil mais je vais vous en dire un des plus curieux caractères que j’ai découverts en cherchant bien:
Celles-là n’ont pas besoin d’oser.
Et quoi qu’elles osent pourtant, si folle que soit leur audace, nul ne s’étonne.
Et l’on se demande, ah! c’est là que j’ai deviné le divin talisman! Quoi qu’elles osent, on se demande comment elles n’osent pas encore davantage!…
Marguerite, comtesse de Clare, était de ces élues qui ne sauraient jamais trop oser. Sa généalogie? Je ne tiens point cet article-là, et nous ne parlons pas chevaux. C’est au faubourg Saint-Germain que j’ai rencontré la Race dans toute sa fleur; je dis cela, je ne dis pas autre chose, et je suis même forcé d’avouer que je n’ai pas eu vent de la présence d’aucun ancêtre de Marguerite à la croisade.
Elle avait tout ce qu’on prête si facilement aux vraies grandes dames; l’abandon décent, le naturel que nul art ne remplace, la simplicité, mère de toute gloire, elle était belle à faire extravaguer les poètes, elle était jeune, même auprès de l’opulente jeunesse de mademoiselle Clotilde, qui s’asseyait en grande toilette à son côté!
Et qui était belle aussi, mais autrement, et qui portait avec une grâce un peu farouche ses brillants atours de fiancée.
Elle avait, cette Clotilde, sous la profusion de ses cheveux brun doré, un front exquis et des yeux largement ombrés dont le regard éclatait de franchise. Ses paupières, en ce moment, étaient à demi baissées, montrant la longueur recourbée et soyeuse de ses cils.
Autour de ses lèvres, plus fraîches qu’une fleur, jouait un sourire étonné: étonné peut-être de se contraindre.
C’étaient deux beautés vaillantes. Marguerite avait fait ses preuves, Clotilde ne devait pas attendre longtemps désormais l’occasion de combattre.
Elles causaient ensemble à l’instant où Mme Jaffret, sortant du cabinet de son mari, rentra dans le salon, ou plutôt la comtesse Marguerite parlait tout bas et très vivement à Clotilde, qui écoutait avec toutes les marques d’une profonde attention.
Pendant cela, le reste de l’assemblée, composée de gens fort respectables d’apparence, et dont quelques-uns même, femmes et hommes, devaient occuper assurément dans le monde des positions distinguées, entourait M. le comte de Comayrol, expliquant l’absence forcée de M. Buin et racontant avec détails l’audacieuse évasion qui avait eu lieu ce soir même.
Maître Souëf, assis tout seul auprès de la table où le contrat attendait depuis si longtemps, consultait de deux en deux minutes une superbe montre qu’il portait les jours d’accordailles pour encourager les cadeaux, et manifestait avec gravité l’excès de son mécontentement.
Adèle vint droit à lui et lui dit avec un peu de sécheresse:
– Les causes du retard me sont connues, mon cher monsieur, ne vous impatientez pas.
Maître Souëf rougit comme un homme qui se nourrit de décorum et qu’on prend en flagrant délit d’inconvenance.
– Ce n’est pas pour moi, balbutia-t-il, mais je me mettais à la place de la famille…
Adèle avait déjà fait un crochet pour aborder le groupe dont M. de Comayrol était le centre.
– Ce pauvre cher Buin! dit-elle, un si brave homme! Et toujours à son poste! Figurez-vous qu’il était chez nous lors de l’événement! Et justement, il nous racontait que le condamné avait des protections bien étonnantes.
– Dans l’administration?
– Ou même plus haut, peut-être?…
– Mon Dieu! un peu partout.
– Je viens de causer avec un employé de la prison, et c’est ce qui vous fera excuser mon absence. Buin est tout à fait un ami de la maison; sans les circonstances qui nous rassemblent ici, M. Jaffret serait certainement chez lui à l’heure qu’il est pour le consoler et lui offrir ses services.
– Ça ne fait pas de doute, appuya le bon Jaffret, d’un air timide et cherchant à lire la pensée de sa femme dans ses yeux.
Adèle poursuivit:
– L’employé me racontait… On ne sait pas jusqu’où va l’adresse des coquins! Il y avait plus de cent personnes autour de la porte, dix employés, quatre gendarmes et le reste; eh bien, on a déguisé le drôle au milieu de tout cela, et il a passé à travers la foule en criant sa propre condamnation.
– Ça, c’est joli, dit Comayrol.
Maître Souëf, qui voulait se réhabiliter à tout prix, fit un pas vers le groupe et répliqua:
– Voilà comme nous sommes, nous autres Français! Il s’agit d’un meurtrier qui échappe à la justice, et nous disons: «C’est joli!»
Adèle lui envoya un geste d’énergique approbation et quitta le groupe pour aller vers la comtesse Marguerite. En chemin, le Dr Samuel, qui se tenait à l’écart et feuilletait un album, l’arrêta par la manche.
– Tout va bien, lui dit Adèle, je suis contente.
Le Dr Samuel reprit son occupation et Adèle joignit la comtesse, à l’oreille de qui elle répéta:
– Tout va bien, ma toute belle, je suis contente.
Mme la comtesse de Clare l’interrogea d’un regard perçant, qu’Adèle soutint bravement en disant:
– Je tiens tous les fils de nos marionnettes. Rien ne m’échappe. Vous verrez bientôt!
Puis, s’asseyant sur un coin de chaise, elle ajouta:
– Avez-vous déjà parlé à la chère enfant?
– Oui, certes, répondit Marguerite qui passa un de ses bras autour du cou de Clotilde et l’attira vers son baiser: ce n’est pas d’aujourd’hui que nous nous aimons, nous deux, n’est-ce pas, ma belle chérie?
Clotilde souriait doucement.
– Qui ne vous aimerait? murmura-t-elle.
– Cependant, reprit la comtesse Marguerite, je ne lui ai pas encore tout dit. Je veux être bien sûre avant de prononcer le grand mot.
– Sûre de quoi? demanda Clotilde, dont les beaux yeux interrogèrent avec une curiosité sereine.
Marguerite sourit et répondit par cette autre question:
– Savez-vous que j’aurais l’âge d’être votre mère, mon enfant?
– Oh! fit Adèle, il n’y a que vous pour vous permettre de pareilles coquetteries. Vous avez l’âge d’être belle, chère comtesse.
– La plus belle! ajouta Clotilde avec une franche admiration. Adèle lui caressa la joue d’un geste d’aïeule et murmura:
– Est-ce que nous n’avons pas un petit peu d’inquiétude, nous?
– Non, repartit Clotilde qui jouait avec une paire de magnifiques pendants d’oreilles en diamants montés à l’antique dont l’écrin ouvert était sur ses genoux: c’était le cadeau de noces de la comtesse.
– Pourtant, reprit Mme Jaffret, ce retard… Ce serait bien un peu le cas d’être inquiète, à moins que vous ne sachiez…
– C’est cela! interrompit Clotilde en souriant: je sais qu’il viendra!
Bien en prit à Mme Jaffret de tourner le dos au lustre et d’avoir son visage en pleine ombre, car elle ne put retenir une très visible grimace à cette réponse de la jeune fille.
Quant à la comtesse Marguerite, le beau et calme sourire qui jouait autour de sa bouche semblait taillé dans le marbre. D’un regard rapide comme l’éclair, elle cloua la parole sur les lèvres d’Adèle et demanda en baisant le front de Clotilde:
– Est-ce notre petit cœur qui nous l’a dit?
Un peu de rougeur monta aux joues de la belle jeune fille.
– Tiens! fit-elle en riant tout à coup, et son rire la faisait plus charmante, j’avais lu dans bien des livres que le cœur parlait, mais je ne savais pas encore que c’était vrai!
– Alors, insista Adèle, vous n’avez aucune raison particulière?… Un regard peut piquer comme la pointe d’un couteau, car, sous celui de la comtesse, Mme Jaffret laissa échapper un grognement douloureux et se tut.
À ce moment, la porte du salon s’ouvrit, et M. Laurent, en livrée neuve, annonça:
– M. le prince Georges de Souzay!
Au nom du prince, jeté ainsi au milieu des conversations, il y eut un vif mouvement dans le salon. Plusieurs, parmi les personnes présentes, ne connaissaient pas le nouvel arrivant. Mme Jaffret marcha à sa rencontre et reçut ses premières excuses avec une véritable dignité, adoucie par la plus cordiale indulgence.
Je répète ici que cette vieille Adèle, derrière sa laideur originale, n’était pas sans posséder un certain vernis. Elle avait dû certainement voir au temps jadis un autre monde que celui de ce pauvre bon Jaffret.
– Le retard, fit observer maître Souëf (Isid.), mentant majestueusement à ses opinions de tout à l’heure, outre qu’il ne comporte pas un écart de plus de quarante-deux minutes, est d’autant plus excusable au retour d’un voyage que les chemins de fer, malgré une supériorité incontestable au point de vue de la rapidité…
Personne n’est sans avoir remarqué que les phrases de notaires sont généralement coupées par quelque favorable accident. À quelles proportions atteindraient-elles si on les laissait aller jusqu’au bout?
Mme Jaffret écarta son mari, qui lui barrait maladroitement le passage, et prit le bras du prince pour le conduire à la comtesse Marguerite, qui s’était levée en tenant Clotilde par la main.
Le prince donnait le bras gauche, parce que cela s’était trouvé ainsi, comme l’expliqua maître Souëf après avoir fait observer que ce n’était pas la coutume. De la main droite, le prince tenait son chapeau.
L’effet produit par lui dans le salon fut absolument flatteur et quand ce pauvre excellent M. Buin arriva, presque sur ses talons, ne voulant pas, malgré sa déconvenue, refuser cette preuve d’affection à ses amis et voisins, il put entendre le murmure bienveillant qui se prolongeait après l’entrée de M. de Souzay.
– Je vous prie en grâce, dit M. Buin, mettant ses deux mains devant ses oreilles, pas un mot de cette abominable affaire! Toutes les mesures possibles ont été prises et bien prises. Si on me parle de l’accident, je mords!
Mademoiselle Clotilde accueillit son fiancé par un cérémonieux salut, qui n’était pas dans sa façon d’être habituelle. Le prince lui dit, après avoir rendu ses devoirs à la comtesse, aimable et charmante comme toujours:
– Mademoiselle, c’est à vous que je dois adresser mes excuses, avant même de les faire accepter à Mme la comtesse de Clare, Mme la princesse de Souzay, ma mère, avait l’intention de m’accompagner…
– En vérité! s’écria Adèle.
Marguerite prit les deux mains de Clotilde entre les siennes et ne dissimula point sa joie.
– Avez-vous entendu docteur? demanda-t-elle.
– J’ai entendu, répondit M. Samuel qui se rapprocha aussitôt. C’était, à ce qu’il paraît, un événement d’importance que la simple intention, manifestée par Mme de Souzay, d’accompagner son fils chez les Jaffret. Georges poursuivit:
– J’ai attendu jusqu’au dernier moment. Mme la princesse m’a chargé de vous dire, et je vous répète ses propres expressions, que l’état douloureux de sa santé l’avait seul empêchée d’accomplir aujourd’hui une démarche qu’elle regarde bien plus encore comme un plaisir que comme un devoir.
Adèle releva ses lunettes pour s’essuyer les yeux.
– Jaffret! appela-t-elle, maître Souëf, Comayrol! au fait tout le monde, puisque tout le monde ici aime et respecte la noble famille à laquelle mon dévouement est acquis depuis tant d’années, venez tous et apprenez une nouvelle qui va vous combler de joie. La réconciliation est un fait accompli entre les deux branches de la maison de Clare! Oui! j’ai vu cela avant de mourir!
C’était bien la touchante émotion de ces vieilles gens attachées aux grandes races et qui ressentent avec plus d’énergie que la famille elle-même le contrecoup de ses bonheurs et de ses malheurs. Nous verrons à quel point le bon Jaffret et sa femme avaient le droit d’aimer tout ce qui portait le nom de Clare!
L’aspect du salon offrait un exemple de plus, à l’appui de la vérité que nous venons d’exprimer; car entre tous les visages, ceux de Georges et de Clotilde étaient de beaucoup les plus calmes. Il y eut un murmure attendri qui fit le tour de l’assemblée, et maître Souëf appuya sa manche sur la couverture du contrat, comme pour y étancher une larme tombée.
– Voici une bonne nouvelle et une bonne parole, prince, dit le Dr Samuel.
Et pendant que le doux Jaffret se frottait les mains de cet air un peu étonné qui était sa physionomie, la comtesse Marguerite ajouta:
– Prince, je prends pour moi, dans la mesure qui convient, l’aimable intention de ma respectée cousine, Mme la princesse de Souzay. Ce n’est pas ici un mariage ordinaire; il se fait sous des auspices pleins de promesses, et je suis bien heureuse d’y avoir contribué pour ma faible part.
Elle tendit sa main à Georges, qui la prit et la baisa. Entre les paupières demi-closes de la fiancée un regard glissa: regard intense, et tout imprégné d’une ardente curiosité.
Que cherchait ce regard, le plus vif assurément et le plus perçant aussi que nous ayons encore vu jaillir des beaux yeux de mademoiselle Clotilde? La réponse à cette question va sembler peut-être puérile. Ce regard, à en juger par son double éclair, était destiné seulement à interroger les deux mains de Georges.
La droite tenait toujours son chapeau. Ce fut la gauche qui servit à Georges pour élever les doigts charmants de Marguerite jusqu’à ses lèvres.
Clotilde baissa les yeux dès qu’elle eut vu cela, Marguerite et Adèle avaient échangé un coup d’œil.
Et Georges continua son tour de salon, mais flanqué maintenant d’un côté par le Dr Samuel, de l’autre par M. le comte de Comayrol. Adèle était restée auprès de Marguerite, à qui elle dit tout bas:
– Ils jouent serré, méfiance! Allez-vous mettre les points sur les i avec la petite?
Elle s’était, paraît-il, approchée trop près, car la comtesse porta son mouchoir à ses narines.
– Ma parole! fit Adèle sérieusement molestée, on dirait que nous ne nous sommes pas connues place de l’École-de-Médecine! Le tabac et l’eau-de-vie ne vous faisaient pas éternuer dans ce temps-là! Ma parole! ce sont des fumigations, je vous dis! Et une larme de cognac sur du coton pour mes rages de dents. La belle affaire!
Elle s’en alla furieuse et prit place en cérémonie auprès de maître Souëf.
– Ma mignonne, dit Marguerite, aussitôt qu’Adèle fut partie, votre instinct, j’en suis bien certaine, vous avait appris que vous n’apparteniez pas à ces braves gens. Au temps où nous sommes, le fossé profond qui séparait les castes est à peu près comblé; nous pouvons sans inconvenance aucune nous asseoir ici et même fêter le jour le plus solennel de votre vie dans la maison de M. et Mme Jaffret, d’autant que cette maison est pleine de souvenirs de vos aïeux. Mais rien ne peut défaire ce que Dieu a fait: ce sont des petits-bourgeois et vous êtes de la grande noblesse. Êtes-vous contente d’être noble, Clotilde?
– Je suis contente, répondit la jeune fille, de n’être pas par ma naissance au-dessous de l’homme que je vais épouser.
– Me direz-vous enfin si vous l’aimez, chère enfant?
– Il me plaît… je suis contente aussi d’être votre parente, madame. Marguerite l’embrassa; jamais femme n’avait su mieux qu’elle glisser un regard perçant à travers un sourire. Tout ce qu’il y avait en elle de ruse féline et d’implacable diplomatie était dans ce regard qui vous eût semblé bon comme celui d’une mère. Elle pensait:
«Qu’y a-t-il tout au fond de cette créature?»
Rien, peut-être. Et pourtant, Marguerite avait peur, parce qu’elle se souvenait de ses dix-huit ans à elle.
«Il me semble, pensait-elle encore, qu’à cet âge-là j’aurais joué sous jambe une femme aussi forte que moi!»
Elle entendait: «aussi forte que je le suis moi-même à l’âge de…» Mais elle ne se disait jamais son âge.
– Beaucoup de choses peuvent tenir en peu de mots, chérie, reprit-elle. En cinq minutes, nous avons le temps de mettre les points sur les i, comme parle notre excellente Adèle. Je viens de vous en dire assez pour que vous me compreniez désormais à demi-mot. Nous sommes, vous, moi, Mme la duchesse, et Georges de Souzay, les derniers de Clare, et je m’étonne un peu de la tranquillité que vous gardez en écoutant ce grand nom, qui est le vôtre.
– Je m’en étonne aussi, répliqua Clotilde, un peu. Il est possible que je n’aie pas encore en moi tout ce qu’il faut pour apprécier un tel honneur et un tel bonheur.
Les sourcils de Marguerite eurent un froncement léger.
– Peut-être, dit-elle pourtant, et à tout prendre, ce ne serait pas surprenant. Vous êtes, depuis votre enfance, dans une position si différente de celle qui vous est due! C’est cette position même que je tiens à vous expliquer brièvement. Notre famille, depuis un quart de siècle environ, semble avoir été poursuivie par une fatalité singulière. Les gens sages ne croient pas à la fatalité. Ceux d’entre nous qui étaient pauvres (excepté pourtant votre père) ont survécu, donc il est permis de penser que la fortune immense de la maison de Clare était une proie autour de laquelle s’acharnaient de mystérieux ennemis. Ces ennemis, grâce aux divisions intestines qui ont désolé notre famille, sont victorieux à ce point que les derniers représentants du nom vivent dans une médiocrité relative et reculent devant la bataille judiciaire qu’il faudrait gagner pour être remis en possession de leur héritage. Il y a des pièces importantes qui manquent, car on s’est attaqué non seulement à nos existences, mais encore à nos droits…
– Qui? demanda Clotilde.
– Si madame la comtesse veut bien le permettre, dit en ce moment maître Souëf, nous allons procéder à la lecture du contrat, M. le comte de Comayrol ayant procuration pour représenter la branche de Souzay. J’ai l’honneur de réclamer le silence.
Toutes les conversations particulières cessèrent aussitôt, chacun prenant place pour écouter.
– Cher monsieur, dit la comtesse Marguerite, en s’adressant au superbe notaire, veuillez bien m’excuser, je vous demande une minute encore, rien qu’une minute.
Et, se retournant vers Clotilde, elle reprit tout bas:
– Ce sont des choses qu’on ne peut laisser en suspens. Vous demandez qui sont nos ennemis, ma chère enfant! Question bien naturelle, et à laquelle pourtant il n’est pas aisé de répondre, surtout en quelques mots. Je vais essayer, pourtant. Une association redoutable à laquelle étaient affiliés, dit-on, des gens appartenant aux plus hautes classes de notre société, a vécu dans l’ombre en plein XIXe siècle au milieu de Paris…
– Je sais, interrompit Clotilde, comme on fait pour couper court à un sujet rebattu: les Habits Noirs?
La comtesse prit un air étonné.
– Vous auriez entendu parler?… commença-t-elle.
– Oh! fit Clotilde, j’en sais long sur tout cela. L’ancien domestique de mon oncle Jaffret, le pauvre Échalot, les connaissait tous, et il donnait leurs noms aux oiseaux de la volière… à ceux qui étaient méchants. Il y avait le colonel, Toulonnais-l’Amitié, Trois-Pattes, Corona, Fanchette, Marguerite de Bourgogne qui était si belle: j’ai cru longtemps que c’était vous… sauf tout le respect que je vous dois, madame… quand j’étais petite. Un franc sourire éclaira la figure de la comtesse, qui dit:
– Chère folle! Les enfants jouent avec tout. Elle ajouta d’une voix grave et triste:
– Je suis la veuve d’un homme que les Habits Noirs ont tué, et moi-même, frappée deux fois, je n’ai dû la vie qu’à un miracle… Demandez à notre bien cher Samuel.
– Je ne lui demanderai jamais rien, répliqua vivement la jeune fille.
– Pourquoi?
– Parce qu’il me fait peur.
Maître Souëf (Isid.) toussa en matière d’avertissement.
– On s’impatiente, ma chérie, dit Marguerite avec précipitation. Nous reprendrons cet entretien, car il me reste encore bien des choses à vous apprendre. Sachez pourtant que votre père était un Fitz-Roy de Clare au même titre que le général, duc lui-même quoiqu’il fût pauvre et quoiqu’il vécût dans une humble situation. Etienne Morand était le cousin germain du chef de la maison et l’oncle à la mode de Bretagne du comte, mon mari. Ce fut lui qui trouva la règle de conduite, suivie dès lors par nous à votre égard en présence des accidents si nombreux et si cruels qui répandaient le deuil dans la maison de Clare… Vous doutez-vous seulement des pertes qui frappèrent votre famille, chère enfant bien-aimée? Le duc de Clare (pair de France) fut assassiné, le général aussi, et aussi la duchesse, sa femme, et aussi la princesse d’Eppstein, sa fille, et encore notre tante la religieuse: je vous parle de longtemps; mais plus récemment, mon mari, et le prince de Souzay qui était duc de Clare depuis un mois à peine, et le pauvre Morand lui-même, et ces deux saintes filles, les demoiselles Fitz-Roy, chez qui vous alliez jouer dans votre enfance, chez qui vous étiez, m’a-t-on dit, le jour même de la catastrophe…
Clotilde avait pâli.
L’écrin qui contenait les magnifiques boucles d’oreilles en diamants tremblait dans sa main.
– Oui, murmura-t-elle, j’étais là! Je m’en souviendrai toute ma vie.
– En présence de cette épidémie de meurtres, continua Marguerite, en baissant la voix, de ce massacre plutôt, contre lequel la justice n’a jamais rien pu, ni pour prévenir le crime ni pour le venger, nous avions dissimulé votre nom et caché votre vie. Vous voyez que j’abrège. Et si nous nous sommes déterminés enfin à lever le voile, à l’occasion de ce mariage qui relie la famille en un seul faisceau, et qui vous donne un vaillant protecteur, c’est que le procès et la condamnation de ce misérable, l’assassin des demoiselles Fitz-Roy…
– Et son évasion?… interrompit Clotilde.
– Un grand malheur! repartit la comtesse avec un mouvement de dépit aussitôt réprimé, mais qui ne se pouvait prévoir hier. D’ailleurs, le réveil de la justice n’en est pas moins un fait acquis, et nous n’avions pas besoin de cette fuite pour connaître la puissance de nos ennemis. Vous serez bien gardée, chère fille, n’ayez aucune crainte…
Elle s’interrompit pour ajouter à haute voix:
– Monsieur Souëf, nous sommes tout à vous.
Et pendant que le notaire satisfait déroulait son cahier:
– Avez-vous bien compris, Clotilde?
– Oui, ma cousine, répondit la jeune fille, et je vous remercie.
Maître Isid. Souëf s’éclaircit la gorge par un hem! hem! sonore, et commença aussitôt de cette voix, vraiment unique dans le notariat, dont on a dit qu’elle donnerait du charme à une dot, au-dessous même de cent mille francs, et qui lit les contrats comme Duprez chantait La Juive :
«- Par-devant maître Souëf, Isidore-Madeleine-Xavier, et son collègue notaires à Paris, soussignés,
«Ont comparu:
«Georges-William-Henri Fitz-Roy Stuart de Clare, prince de Souzay, propriétaire, demeurant en son hôtel, à Paris, rue Pigalle, no…,
«Fils de William-Henri Fitz-Roy Stuart de Clare et de Souzay, duc de Clare, pair de France, et de dame Françoise-Jeanne-Angèle Tupinier de Baugé, demeurant à Paris, rue Pigalle, même n°, M. le duc de Clare étant décédé.
«Ledit prince de Souzay stipulant pour lui et en son nom personnel, d’une part,
«Et demoiselle Clotilde-Marie-Elisabeth Morand Stuart de Clare,
«Fille mineure, émancipée par délibération du conseil de famille et déclaration de M. le juge de paix, en date du 23 janvier 1853.
«D’Etienne-Nicolas Morand Stuart de Clare et de Marie-Clotilde-Julie Gordon de Wangham, les deux étant décédés,
«Demeurant rue Culture-Sainte-Catherine, no…, chez M. Jean-Baptiste Jaffret, rentier, son ancien tuteur et présent curateur, et l’épouse d’icelui,
«Stipulant pour elle et en son nom personnel d’autre part,
«Lesquels, dans la vue du mariage projeté entre eux et dont la célébration doit avoir lieu incessamment à la mairie du 9e arrondissement de Paris, ont arrêté ainsi qu’il suit les clauses et conditions civiles de leur union…»
Ici, maître Souëf fait toujours une pause pour recueillir et savourer le murmure approbateur qui ne manque pas de récompenser tant l’excellence de son organe que la parfaite justesse de son débit. Il en a eu de ces ovations dans sa brillante et longue carrière!
Deux hem! hem! et il reprit, parlant au-dessus de sa minute abaissée:
– Les obstacles tout transitoires, les conditions, si mieux on aime, auxquelles est subordonnée la célébration du mariage étant connues et acceptées par les deux parties contractantes, acceptées aussi et connues par l’ancien conseil de famille, le curateur et l’assistance entière, je n’ai dû ni mentionner ce fait qui aura disparu lors de la cérémonie ni fixer l’époque de la célébration.
– Très bien! dit Adèle.
Ce mot fut répété à l’unanimité, et maître Souëf poursuivit: «- Article premier: il y aura entre les futurs époux communauté de biens et conquêts meubles et immeubles, conformément aux dispositions du Code Napoléon, sauf les modifications ci-après:
«Article deuxième: ils ne seront pas tenus des dettes l’un de l’autre antérieures à leur mariage, et s’il en existe, elles seront acquittées par celui d’entre eux qui les aura contractées, ou du chef de qui elles proviendront, sans que l’autre époux ni la communauté en puissent être aucunement tenus…»
– Je n’aime pas cela, dit la comtesse Marguerite. Nous restaurons ici une des plus grandes maisons de l’Europe: pas de mesquineries!
– Pas de mesquineries! appuya aussitôt Adèle.
– Confiance des deux côtés! ajouta Comayrol, connu pour ses opinions chevaleresques.
Et tout le monde répéta en chœur:
– Confiance! confiance!
Maître Souëf eut un sourire quelque peu méprisant.
– Les affaires, dit-il, sont les affaires. Moi, je m’en lave les mains! Maître Souëf ayant parlé de se laver les mains, M. de Comayrol fit aussitôt le geste approprié à la circonstance, et le splendide notaire continua:
«- Article troisième: Les biens que le futur époux déclare apporter en mariage et dont il a été donné connaissance à la future épouse qui le reconnaît, sont…»
Ici, maître Souëf s’interrompit encore et agita non sans grâce le mouchoir blanc qu’il tenait à la main.
– Les deux familles ayant désiré, dit-il, que la situation spéciale où se trouvent les nouveaux époux, situation du reste commune à l’un et à l’autre, ne fût point mentionnée dans le contrat, puisqu’elle est essentiellement transitoire, je dois, dans l’intérêt de ma dignité professionnelle, l’exprimer du moins de vive voix.
– Très bien! approuva Mme Jaffret. Allez, mais faites vite.
– Il est bien entendu, reprit le notaire, que tout le monde ici connaît les circonstances du second mariage de M. le duc de Clare, qui épousa Angèle Tupinier de Baugé en Écosse, selon les lois et formalités du pays…
– Eh! oui, c’est entendu! fit Adèle.
– C’est parce que tout le monde connaît ce fait, ajouta Marguerite, que je ne vois pas l’utilité…
– Permettez! insista maître Souëf; notre profession est un sacerdoce! Je m’abstiens généralement de prononcer ce mot, qui a été à l’origine de beaucoup de plaisanteries assez plates, mais il souligne mes droits et mes devoirs. Le mariage écossais de M. le duc, père du futur époux, validé subséquemment en France, ne soulève pas l’ombre d’une difficulté, mais aggrave, par juxtaposition en quelque sorte, le fait de la perte ou de la destruction de l’acte de naissance dudit futur époux qui, rapproché de la position tout analogue où se trouve malheureusement notre chère Clotilde…
– Je demande la parole! s’écria Comayrol. Je ne puis laisser la question se présenter ainsi. Lors des émeutes de 1831 à l’archevêché, toutes les pièces relatives à l’état civil du prince Georges furent en effet détruites ou soustraites: car la duchesse même les avait déposées pour la validation du mariage religieux; mais un acte de notoriété fut dressé à l’instant même et ne l’eût-il pas été, nous pouvons réunir ici, parmi ceux à qui je parle, y compris l’honorable M. Buin et maître Souëf lui-même, les éléments d’une seconde déclaration…
– Très bien! dit Mme Jaffret de l’autre bout du salon. C’est clair! Le prince, d’un côté, Clotilde de l’autre étaient muets.
La comtesse Marguerite ajouta:
– D’ailleurs, nous n’avons nullement abandonné l’espoir de retrouver ces actes de naissance. Il est à la connaissance de tous que celui de notre Clotilde est resté entre les mains de son père jusqu’à sa mort.
Maître Souëf était radieux.
– Voilà la profession! dit-il. Aucun doute n’existe en moi. Je sais que nous avons ici les héritiers de la plus grande fortune territoriale qui soit peut-être en France à l’heure qu’il est, et vous ne voudriez pas que je prisse les précautions élémentaires qui ne manquent à aucun contrat bourgeois, stipulant des apports de mille écus et des dots de quinze cents francs!
Il respira avec bruit comme fait généralement l’acteur qui raconte la mort d’Hippolyte au Théâtre-Français, et reprit:
– Je vous remercie de vos dires qui établissent au moins la situation dans toute sa franchise, tant de la part des deux conjoints que de la part des témoins, de la famille, et de ma part à moi, instrument nécessaire et privilégié du bonheur dans le ménage…
Cela étant bien compris, parce que je l’ai exprimé ou fait exprimer nettement, j’achève l’article troisième:
«-… Les biens du futur époux sont:
«1er La fortune personnelle de Mme la duchesse douairière de Clare, princesse de Souzay, sa mère, évaluée à 80 000 livres de rentes, sur lequel revenu, ladite princesse constitue un apport de 25 000 francs, annuellement payables, selon l’acte qui a été passé en mon étude et dont la minute est ci-jointe;
«2e Ses droits actuels et liquides, mais subordonnés à la production des titres, à la succession de M. le duc de Clare, son père, évalués en biens meubles et immeubles à la somme de quatre millions cinq cent mille francs;
«3e Ses droits actuels et liquides, mais, etc., comme ci-dessus, à la succession du général duc de Clare, son oncle, évalués en biens meubles et immeubles à la somme de trois millions huit cent mille francs.
«4e Ses droits actuels et liquides, etc., à la succession de Mme la princesse d’Eppstein, duchesse de Clare, sa sœur de père, évaluée en biens meubles et immeubles à la somme de deux millions deux cent mille francs.
«5e Ses droits actuels et liquides…»
Il est diverses manières de savourer les grandes émotions de l’art, soit qu’il s’agisse d’une tirade sublime de Corneille, dite par Rachel, ou d’un motif divin de Rossini, chanté par Alboni.
Les uns font silence comme s’ils étaient changés en marbre, les autres vibrent dans toutes les parties de leur être et produisent à leur insu, les femmes surtout, ces sonorités profondes: soupirs, murmures, plaintes diffuses et subtiles qui sont comme la voix des admirations.
C’est la parole muette, le grand cri supprimé de la passion.
On l’entend comme une houle immense, mais discrète, qui vous enveloppe et vous submerge sans qu’aucun bruit distinct raye l’atmosphère qui se tait, mais qui gronde, imprégnée d’indéfinissables échos.
C’était ainsi dans le salon de Jaffret, qui tressaillait du haut en bas, mystérieusement touché dans toutes ses cordes invisibles par le frôlement de l’archet d’or. Il y avait un souffle de religieux émoi qui gonflait toutes les poitrines. Je ne sais pas ce qu’Orphée disait aux pierres, on prétend qu’il leur parlait d’amour, mais c’est bon pour les pierres; je sais qu’aux hommes et aux femmes la voix authentique de maître Souëf, chantant le cantique des millions, donne toujours un frémissement voluptueux.
Et pour les autres choses qui sont entraînantes aussi, et belles à leur manière, l’amour déjà cité, l’honneur, la religion, il faut les séductions de la forme.
Il faut Pétrarque à l’amour des âmes, Shakespeare aux enchantements du jeune bonheur; l’honneur ne se dresse bien à toute sa taille que dans le vers géant de Corneille; Dieu enfin, Dieu lui-même n’éclate avec tous ses éblouissements redoutables qu’au choc de l’énorme parole de Bossuet ou au cri surhumain de Lacordaire.
Mais l’or! Rien ne le grandit, rien ne le rehausse; c’est lui qui est parce qu’il est: Dieu de tous ceux qui n’ont plus de Dieu! Et ici, je vous parle si vrai (ô mes frères!) que l’or des poètes vous n’y croyez pas, il vous fait sourire, ce n’est pas là votre or. Le bon or, le seul qui ait le titre et qui sonne, donnant aux enfants des cruautés d’homme et rendant le frisson ardent de l’adolescence au sang qui s’attarde dans la veine des vieillards, c’est l’or bête, l’or lourd et grossier servi tout cru, sans fleurs ni style, dans la prose plate des agents de change et des notaires!
Si vous voulez qu’il brille, allumant tout son incendie et répandant tous ses vertiges, ne lui élevez pas un temple, il n’y serait pas chez lui; ne le mettez même plus à la cave où il se plaisait autrefois, roulant et ruisselant sous l’œil affolé de l’avare.
Non: quatre cloisons, un treillage derrière lequel on voit les choses qui sont des hommes puisqu’elles ont des redingotes, une caisse de fer et des papiers tachés de chiffres, voilà le domicile de l’or moderne, son mobilier et les mites qu’il engendre dans sa boutique ou dans son étude…
Au contrat, il y avait encore quatre ou cinq numéros enflant l’apport du «futur époux». Maître Souëf les détailla pieusement, l’assistance les écouta en proie à des effarements attendris. Adèle essuyait à chaque instant ses lunettes que la fièvre de sa dévotion couvrait d’une buée.
Elle allait répétant sans savoir qu’elle parlait:
– Très bien! très bien! ah! je n’ai jamais rien entendu de si beau!
Et le bon Jaffret se frottait les mains en extase, chantant rrriqui huick tout au fond de son doux cœur.
Le Dr Samuel s’était mis dans un coin, il songeait. La comtesse Marguerite était très pâle et ses paupières demi-baissées cachaient mal l’éclair de ses yeux.
Maître Souëf reprit, après un silence qui avait ponctué le dernier chiffre, et pendant lequel il avait joui en artiste de l’effet produit par son grand air:
«- Article quatrième: La future épouse apporte en mariage et se constitue en dot:
«1e Personnellement, ses effets mobiliers, linge, hardes et bijoux.
«2e Du fait de ses parents et amis ci-après dénommés, une rente de 25 000 francs que s’engagent à payer solidairement par quartiers Mme la comtesse Joulou du Bréhut de Clare, née Marguerite Sadoulas, M. Jaffret (Jean-Baptiste), rentier, M. le comte de Comayrol (Stanislas-Auguste) et M. Samuel-Meyer, sujet prussien, docteur-médecin des facultés de Paris et d’Iéna, soussignés.
«3e Ses droits actuels et liquides, mais subordonnés à la production des titres à la succession de feu son père, M. Morand Fitz-Roy Stuart (Etienne-Nicolas) et à celle de feu sa mère Marie Gordon de Wangham, évaluées ensemble à la somme de (mémoire).
«4e Ses droits actuels et liquides, etc., aux successions de demoiselle Désirée-Mathilde Fitz-Roy Stuart de Clare et de demoiselle Mathilde-Émilie Fitz-Roy Stuart de Clare, décédées en leur hôtel de la rue de la Victoire, le 5 janvier dernier, lesdites successions évaluées ensemble à la somme de un million trois cent trente mille francs, biens, immeubles et valeurs.
«5e Ses droits actuels et liquides, etc., à la succession de dame Louise-Sophie-Mathilde Schwartz, née Fitz-Roy Stuart de Rothsay, en son vivant veuve et légataire universelle de M. Antoine-Jean Schwartz, associé de la maison de banque baron J. -B. Schwartz et Co, ladite succession évaluée, biens meubles et immeubles, à la somme de cinq millions quatre cent soixante mille francs…»
Arrêtons-nous.
Au total, les apports réunis dépassaient de beaucoup vingt millions.
Le reste du contrat présentait peu d’intérêt, il ressemblait à tous les autres, et, malgré la valeur que le talent de maître Souëf prêtait aux phrases consacrées, la fin de sa lecture fut couverte par les conversations.
On signa en cérémonie, puis l’entretien devint immédiatement général.
C’étaient, en vérité, de bien bons amis de cette noble maison de Clare, ceux qui se trouvaient là réunis aujourd’hui, car on n’entendait de toutes parts que joyeuses félicitations. Maître Souëf allait de groupe en groupe, quêtant les compliments qui lui étaient libéralement accordés.
– J’ai voulu, disait-il, que ce contrat fût mon chef-d’œuvre. Je l’ai voulu: ai-je réussi? c’est aux deux familles de répondre. Dans ma carrière si laborieuse et si bien remplie, je ne crois pas qu’on pût trouver un autre exemple de si importants apports réunis dans les circonstances si délicates. Enfin, je crois en être venu à mon honneur. Le gain matériel ici est bien peu de chose, et, d’ailleurs, je puis dire que je suis au-dessus de ces détails. Ma véritable récompense, je la trouverai dans la satisfaction des deux familles.
M. Buin était allé s’asseoir auprès de Georges.
Malgré l’énergie avec laquelle le malheureux directeur avait défendu qu’on lui parlât de sa mésaventure, il ne tarissait pas sur ce sujet; et le prince Georges, chose qui assurément aurait pu sembler singulière, l’écoutait avec une attention soutenue.
Un groupe d’auditeurs curieux se forma autour d’eux. M. Buin, vieux et très habile fonctionnaire, à l’aide des renseignements recueillis de tous côtés dans la soirée, avait reconstruit si parfaitement l’histoire de l’évasion qu’aucun détail n’y manquait.
Bien entendu, il exagérait un peu, comme c’était son intérêt, la perfection, l’abondance des moyens employés et surtout l’importance des forces mises en œuvre.
Selon lui, dans cette diabolique soirée, le quartier tout entier avait été au pouvoir d’une puissante et mystérieuse occupation.
– Moi, disait-il, je n’ai pas l’esprit romanesque, et, dans notre état, on ne se monte guère l’imagination, mais les faits sont les faits. Ce Clément était protégé par des personnes considérables. Je ne les accuse pas, mais je m’étonne et j’en ai bien le droit. Qui peut-il être? Voudriez-vous me faire croire que, pour ouvrir les portes de la Force à un vulgaire assassin, on a mis en ligne une armée capable de prendre le donjon de Vincennes?
– Le fait est, dit Samuel, qu’il y a là une énigme. Adèle perça le groupe et ajouta:
– C’est évident! Pauvre ami, je vous ai annoncé que nous causerions. J’ai des détails. Notre glacier demeure auprès du Gymnase. L’employé qui accompagnait les rafraîchissements, car on va vous offrir une petite collation bien gentille… toute simple, bien entendu: ce n’est pas nous qui sommes les millionnaires… L’employé du glacier m’a fait savoir que la mécanique s’étendait tout le long du boulevard jusqu’au Château-d’Eau. Et je vous signale un des vôtres, chez M. Buin, le seul qui ait poussé sa pointe hors du quartier. Celui-là est un bon!
«Au moment où il allait atteindre le fiacre, le fiacre dont vous venez de parler et qui emportait le condamné, il a été entouré, battu, renversé par une véritable émeute. Mon glacier est de ceux qui ont aidé à le relever tout meurtri. On lui a demandé son nom et je vous le donne: c’est un de vos gardiens, M. Noël. Mettez-le sur vos tablettes.
– Où cela s’est-il passé? demanda M. Buin.
– Entre La Galiote et le faubourg du Temple.
– À un kilomètre et demi de chez nous! fit observer le malheureux directeur, les bras en tombent! Et le parquet ne veut pas croire!
– Avez-vous remarqué, voulut dire maître Souëf, l’article 7, relatif aux reprises de la future épouse, en cas de mort du conjoint?…
Mais M. Buin l’interrompit impétueusement et s’écria, abusant un peu des heures qu’on a pour maudire ses juges:
– Est-ce qu’ils se figurent que je tiens à leur boutique? J’ai pendu ma décision à la porte de mon cabinet, ils n’auront même pas besoin d’entrer pour la prendre. Ah! vous ne connaissez ni l’administration, ni le palais, ni le train-train des routines suivi par les dindons empaillés! Malgré l’heure qu’il était, j’ai vu tout le monde au parquet et à la préfecture. On m’a ri au nez quand j’ai parlé d’une grande organisation de malfaiteurs. «Les Habits Noirs, n’est-ce pas, m’a dit un petit substitut qui n’a pas fait toutes ses dents, mais qui est plus vieux qu’Hérode, nous la connaissons celle-là, elle n’est plus bonne du tout, du tout! Et d’ailleurs, s’il y avait vraiment une association de trente à quarante mille messieurs comme il faut, parmi lesquels on compte des marquis, des millionnaires et des chefs de division, nous n’aurions plus qu’à nous en mettre, hé, monsieur Louban?» M. Louban, qui est l’homme le plus fin de Paris (officiel!) et chef de service rue de Jérusalem, a répondu en haussant les épaules: «Moi, je cherche un Habit-Noir depuis vingt-cinq ans pour le disséquer et le décrire dans le Journal des savants, jamais je n’en ai rencontre pied ni aile, et notez que nos inspecteurs s’amusent entre eux à se demander s’il fera jour demain. C’est plus rance que de l’huile à quinquet et bête comme l’histoire de Peau d’âne. Non, non, non, il n’y a pas besoin de cinquante mille hommes et d’un caporal pour faire glisser les prisonniers entre les doigts des directeurs de prisons.» Insolent gredin! Et blâmer encore ceux qui font de l’opposition au gouvernement! Ce bon M. Buin était écarlate, et les yeux lui sortaient de la tête.
– Si, au contraire, insinua paître Souëf, c’est la future épouse qui décède la première…
Mais le contrat était à mille lieues.
– Moi, d’abord, je mettrais ma main au feu, s’écria Adèle, qu’il y a des Habits Noirs et que Clément-le-Manchot est leur chef!
– Veut-on nous faire place? demanda la comtesse Marguerite, qui arrivait au bras de Comayrol.
Elle ajouta en souriant, pendant que le groupe s’ouvrait:
– N’ayez pas peur, nous ne sommes pas des Habits Noirs. C’était fort gai, et cela fit beaucoup rire.
– Belle dame, dit le pauvre M. Buin, je vous prie de m’excuser, si j’ai apporté ici une préoccupation…
– Bien naturelle, interrompit Marguerite, et à laquelle nous prenons part, je vous l’assure. Vous êtes tout excusé, bon ami, mais il n’en est pas de même de M. le prince de Souzay, qui n’est ni directeur de prison, ni prisonnier évadé, j’aime à le croire, et qui nous abandonne de la façon la plus inexcusable.
Georges rougit et se leva vivement.
– Comte, je vous remercie, reprit Marguerite en quittant le bras de Comayrol; vous avez votre liberté.
Georges présenta aussitôt le sien.
– Est-ce que vous êtes très timide, mon cousin? demanda Marguerite.
– Encore plus que je ne pourrais le dire, ma belle cousine, répondit Georges.
– Alors, ce n’est ni éloignement ni indifférence?
– Pour Mlle de Clare?… Non certes.
– Vous me feriez plaisir en me disant que vous l’aimez et que votre vœu est de la faire bien heureuse.
– Ma cousine, je vous l’affirme de tout mon cœur.
Ils arrivaient auprès de mademoiselle Clotilde, qui était plus rose qu’une fleur et dont le regard demi-baissé n’exprimait pas trop de rancune.
La place de Marguerite restait vide à côté d’elle, Georges s’y assit, mais non pas de lui-même; Marguerite avait lâché son bras en lui indiquant du doigt le fauteuil.
– Prince, dit-elle gaiement, je vous préviens que notre chérie est plus brave que vous.
En ce moment, Laurent, le domestique qui ressemblait à un rentier, ouvrit la porte et annonça que la collation était servie.
– Messieurs, la main aux dames! ordonna Adèle. Il y eut un grand mouvement dans les groupes.
– Est-ce que vous avez bien faim, mon cousin? demanda Marguerite, dont le regard était comme un joyeux défi.
– Je n’ai pas faim du tout, répondit Georges.
– À la bonne heure… et vous, mignonne?
– Ni moi non plus, répliqua mademoiselle Clotilde; mais vous feriez mieux de dire tout de suite à M. de Souzay que c’est moi qui l’ai envoyé chercher. Je ne veux pas me marier avant d’avoir causé avec mon mari.
– Vous voyez, prince, murmura la comtesse toujours souriante. Vous allez être interrogé, tenez-vous bien!
Nous savons que le prince Georges de Souzay était dans toute la force du terme un charmant cavalier. Peut-être le lecteur est-il tenté de juger qu’en ce moment sa situation tournait un peu au comique.
Pour notre part, nous n’y voyons point de mal.
Il balbutia je ne sais quel compliment, et la comtesse reprit:
– Il est d’usage dans un jour comme aujourd’hui et même auparavant, mais les circonstances ne s’y sont pas prêtées, que les deux fiancés puissent faire échange de leurs pensées. Du reste, il n’est pas trop tard: contrat n’est pas mariage. On ne peut dire que vous soyez étrangers l’un à l’autre puisque, pendant la recherche du prince, personne ici n’a jamais gêné la complète liberté de vos entretiens, mais vous n’en avez pas beaucoup profité. Causez. Entre tous les actes que nous accomplissons en notre vie, le mariage est le plus grave, et les millions ne remplacent pas le bonheur.
Sa voix trembla sur ces dernières paroles, qui furent dites avec un profond sentiment de mélancolie.
Elle embrassa Clotilde, donna la main à Georges et sortit en disant:
– Je reviendrai vous chercher pour que vous ne soyez pas déconcertés en rentrant au salon.
Georges et Clotilde étaient seuls.
Un instant ils restèrent l’un auprès de l’autre sans se parler et sans se regarder.
Après le départ de Marguerite, derrière la porte refermée du salon, ils avaient pu entendre le bruit d’une seconde porte qui pareillement se fermait.
Au bout de quelques secondes, mademoiselle Clotilde mit un doigt sur sa bouche et prononça très bas:
– Elle est peut-être encore là. Je vais bien voir!
Ce disant, elle se leva brusquement et gagna d’un saut de gazelle la porte en appelant:
– Marguerite! ma tante Marguerite!
Elle ouvrit et n’appela plus. La seconde chambre était vide.
À cette vue, la physionomie de mademoiselle Clotilde changea, et le bon, le pétulant sourire de son âge éclata tout à coup dans ses yeux.
Georges souriait aussi.
– Qu’allais-tu lui dire? demanda-t-il.
Vous avez bien lu: M. le prince de Souzay, malgré sa timidité que vous trouvâtes ridicule, tutoyait Mlle de Clare intrépidement.
– J’allais lui dire, répondit celle-ci sans paraître chagrinée, ni même étonnée, de rester près de nous, et que nous causerions tout aussi bien devant elle. Nous n’avons rien à cacher…
– Menteuse! s’écria Georges en riant.
Elle ferma la porte avec soin. Quand elle se retourna, Georges était sur ses talons.
– Veux-tu que je t’embrasse? dit-il.
Ce fut elle qui lui jeta ses deux bras autour du cou en répondant:
– Bien vite et rien qu’une fois! Je suis sûre qu’ils nous épient.
– S’ils nous épient, répondit Georges, qui la dévorait déjà de baisers, une fois est aussi dangereuse que cent.
Elle se dégagea de son étreinte et reprit sa place en lui faisant signe de l’imiter.
– Je les connais, dit-elle tout bas, et je connais la maison. Ce n’est pas ici (elle montrait la porte par où Marguerite était sortie) qu’ils viendront écouter. Tiens-toi bien droit, mon pauvre Clément, et joue ton rôle.
– Quel rôle? demanda Georges, qui la regarda avec étonnement.
– Ne me fais pas rire, dit-elle, il faut absolument que nous soyons sérieux… à moins que tu n’aies l’idée de me persuader à moi aussi que tu es M. le prince de Souzay.
– Je ne sais plus trop moi-même… commença Georges. Elle l’interrompit, et toucha son bras droit en disant:
– Voici pourtant qui est bien à Clément!
– Oui, chérie… et cela rappelle à Clément qu’il doit la vie à sa Tilde bien-aimée.
– Des bêtises! fit Mlle de Clare avec le pur accent des fillettes de Paris.
Puis elle reprit:
– Si ça t’amuse d’être prince, je poserai en princesse. Nous n’en serons que mieux dans nos personnages… Éloigne-toi un peu, et sois plus déconcerté puisque tu fais celui qui est timide… J’en ai long à te raconter; mais convenons d’abord d’une chose: si on nous interrompt avant que j’aie fini, tu me retrouveras une demi-heure après ton départ… Voyons! où ça? Tiens! un bon endroit: au coin de la rue des Minimes.
La surprise de Georges devenait stupéfaction.
– Toi! s’écria-t-il, sortir la nuit…
– On s’habitue, répliqua-t-elle, je n’ai plus peur de rien… Ne te penche pas comme cela de mon côté, c’est trop hardi.
Elle se tenait raide et sévère en parlant ainsi. Je ne sais comment dire que la joyeuse honnêteté d’un bon cœur soulevait le masque d’emprunt qu’elle retenait à deux mains sur son charmant visage, et que l’espièglerie des enfants pétillait dans ses yeux, ni surtout, car c’est vraiment prêter trop de choses à la physionomie la plus expressive du monde, ni surtout, qu’à travers tant de vaillantes gaietés, un sentiment combattu de mélancolie perçait soudain parfois, jetant comme un voile triste sur les rayonnements de cette chère jeunesse.
Georges baissa les yeux, elle sourit disant:
– Oui, oui, je vois bien que tu me trouves plus jolie qu’autrefois, mais je ne sais pas du tout si tu m’aimes.
Et comme il voulut protester:
– Est-ce bien convenu, demanda-t-elle tout bas, pour le coin de la rue des Minimes?
Et tout de suite après, changeant de ton:
– Ah çà! pourquoi ne me disais-tu jamais bonjour? Georges ne comprenait pas.
– Là-bas, vis-à-vis, expliqua-t-elle, à la prison de la Force où tu avais de si beaux rideaux verts.
– Comment, s’écria le jeune homme au comble de la surprise, tu m’avais reconnu?
– Veux-tu bien te taire!… Et ne nous tutoyons plus, s’il vous plaît. Dès la première fois que je vous ai vu, monsieur le prince, malgré votre cicatrice et le reste, je me suis dit: Voilà un brigand que j’ai déjà rencontré quelque part. Les fenêtres du petit salon donnent juste en face des rideaux verts, et le bon M. Buin me parlait de vous tant que je voulais. J’avais ma lorgnette de théâtre, elle est excellente et je me cachais derrière les persiennes à demi fermées… et ce pauvre cher bras qui m’a tant fait pleurer autrefois, comment ne l’aurais-je pas reconnu?
– Bonne! bonne! Clotilde! interrompit le prince, je t’en prie, embrasse-moi!
Mademoiselle Clotilde fut inflexible et refusa le baiser imploré.
– La paix! dit-elle en riant, il n’est plus temps… Ce n’est pas que j’espère beaucoup les tromper, ni surtout longtemps, mais on n’a pas besoin de six semaines pour prendre la clef des champs. Votre Altesse en sait quelque chose. Jouons serré, s’il vous plaît. Je vous donne ma parole d’honneur qu’ils sont là, quelque part, dans la muraille, au plafond ou sous le parquet. Soyez meilleur comédien ici que dans votre cellule.
– Moi qui me croyais si parfaitement déguisé! murmura Georges avec quelque dépit.
– Pour les autres, ce n’était pas trop mal, puisque le pauvre M. Buin, qui vous avait rendu visite hier, vient de causer avec vous, ce soir, et n’y a vu que du feu mais pour moi, Clément est toujours Clément, pas de déguisement qui tienne!
– Et les Jaffret?
– La haine est un peu comme l’amour. Les Jaffret ont été seulement un peu plus de temps à le reconnaître. Et puis, ma tante Marguerite a de si bons yeux!… Mais à propos, tu as eu t’air étonné quand je t’ai parlé de la rue des Minimes. Ah! écoute, c’est vrai que j’ai couru toute seule la nuit dans Paris…
– Toute seule! Et pour quoi faire?
– Ne fallait-il pas avertir le Dr Abel Lenoir?… C’est qu’il y a loin d’ici jusqu’à la rue de Bondy!
– Et tu allais ainsi, à pied?…
– Oui, la première fois, mais rien qu’une fois. Après, le docteur m’envoyait une voiture et il me ramenait à Saint-Paul, d’où je revenais avec Michelle, après la messe du matin.
– Tu as confiance en elle?
– Pas trop, mais je n’avais pas le choix, sais-tu, et tu étais condamné à mort.
– Comment!
– Tout simplement. Il y avait eu grand conseil dans le cabinet de mon oncle Jaffret. Ma tante Adèle… Mais, il faudrait d’abord te raconter ce qui se passa rue de la Victoire, la nuit du 5 janvier… Je parie que tu n’en sais pas le premier mot…
Elle s’interrompit. Sa voix avait un tremblement, et le sang s’était retiré de ses joues.
– Non, dit Georges, je n’en sais rien de rien!
– Jamais nous n’aurons le temps, reprit-elle, je les sens autour de nous. Faites-moi un compliment, mais sans élever la voix beaucoup.
– J’ai mis en vous, Clotilde, dit aussitôt le prince, les plus chers espoirs de ma vie…
– Méchant! si c’était vrai seulement! fit-elle.
– Et tout ce qu’un homme peut faire pour rendre heureuse une femme bien-aimée…
– Assez, va: moi je te réponds: j’ai peine à vous exprimer, prince, des sentiments que je ne définis pas bien moi-même. J’ai interrogé mon cœur, il m’a répondu…
«Et le reste comme tu voudras, chéri, ajouta-t-elle en baissant la voix jusqu’au murmure. Gourme-toi. Elle joua timidement de l’éventail et reprit:
– À nos moutons! qui sont malheureusement des loups. Nous sommes ici dans un coupe-gorge plus noir que ceux de la forêt de Bondy.
– Je le sais, dit Georges en saluant, comme si on lui eût dit une chose charmante.
Il se baissa en même temps pour baiser une main qu’on ne réussit pas à retirer.
– Es-tu assez gentil! murmura-t-elle. Pour arriver jusqu’à toi, il faudra qu’ils me coupent en morceaux… Donc, dans le cabinet de mon oncle, le conseil de famille, comme ils s’appellent entre eux quelquefois, réforma d’avance l’arrêt de la cour d’assises qui ne devait te donner que les galères à perpétuité: tu fus condamné à mort. Mme Jaffret combina une comédie d’évasion où le rôle principal était confié à un employé de la prison, nommé M. Noël…
– Alors, interrompit Georges, c’était de toi, la lettre! Et comme Mlle de Clare ne répondait pas, il continua:
– La lettre où l’on me disait que les deux montants de l’échelle avaient chacun son trait de scie à trente pieds au-dessus du sol…
– Parbleu! fit-elle comme un petit homme. Puis elle ajouta d’un air consterné:
– Tu n’avais donc pas pensé que c’était moi?
– Dame! comment voulais-tu que je devine?
Une larme vint aux cils de Mlle de Clare pendant qu’elle murmurait:
– Oh! le méchant qui n’aime pas sa petite sœur! Moi, je te devine toujours, même quand ce n’est pas toi!
<a l:href="#_ftnref1">[1]</a> Certains personnages de mes précédents romans passeront dans ce récit, mais il forme un drame isolé et parfaitement tranché qui n’exige aucunement, pour être compris, la lecture des diverses séries publiées sous ce titre générique, Les Habits Noirs, et qui sont: Les Habits Noirs, Cœur d’Acier, La Rue de Jérusalem, l’Arme invisible, Maman Léo, L’Avaleur de sabres, les Compagnons du Trésor.
<a l:href="#_ftnref2">[2]</a> Voir Les Habits Noirs et L’Arme invisible.
<a l:href="#_ftnref3">[3]</a> Voir Les Compagnons du Trésor.
<a l:href="#_ftnref4">[4]</a> Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série.