DESTIN D’UN HOMME ET D’UN LIVRE :
LE COMTE JEAN POTOCKI ET
LE MANUSCRIT TROUVÉ À SARAGOSSE
Issu d’une illustre famille polonaise, contemporain et parfois acteur des plus graves événements, le comte Jean Potocki (1761-1815) acquit de son vivant une bizarre réputation d’excentrique et d’érudit. Il monte en ballon avec l’aéronaute Blanchard, exploit de moins de conséquence mais de plus de retentissement que de noter, le premier, le langage secret des princes tcherkesses lors de réunions liturgiques. Il fréquente les salons parisiens les plus avancés et se lie, plus tard, avec les Jacobins. Il fonde une imprimerie libre et se prononce contre la monarchie héréditaire, en même temps qu’il ridiculise les démocrates dans une saynète bouffonne. Il voyage depuis le Maroc jusqu’aux confins de la Mongolie. Il combat contre les Russes et devient conseiller privé du tsar Alexandre Ier. Il est l’un des fondateurs de l’archéologie slave et termine, avant de se suicider d’une manière affreuse, un long roman de la plus grande fantaisie qu’il laisse presque entièrement inédit. Il l’a écrit en français, comme toutes ses œuvres d’ailleurs. L’ouvrage demeure pratiquement inconnu. Il en est d’autant plus pillé. Il fait l’objet d’un procès retentissant à Paris. Le manuscrit original est perdu, mais la traduction polonaise, parue en 1847 et plusieurs fois rééditée, devient une sorte de classique dans cette littérature. Elle est alors peu lue, d’ailleurs comme beaucoup de classiques.
Plus d’un siècle après, en 1958, à la suite du plus fortuit des hasards, l’œuvre qui est intitulée Manuscrit trouvé à Saragosse, est publiée (la première partie du moins), dans sa langue originale. On s’aperçoit qu’il s’agit pour le style et pour le contenu d’un véritable chef-d’œuvre.
La littérature française s’en trouve soudain enrichie, comme la littérature fantastique mondiale, dont ce roman, indépendamment de ses autres mérites, constitue un des sommets. Il vaut la peine d’examiner de plus près la carrière d’un homme et la destinée d’une œuvre également hors série.
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Jean Potocki est né le 8 mars 1761. Il fait de solides études secondaires à Genève et à Lausanne. Il voyage en Italie et en Sicile. Il s’intéresse alors aux mathématiques et aux sciences naturelles, mais bientôt c’est l’histoire qui retient son intérêt et qui fixe définitivement sa vocation. Cependant, il se dévoue quelques années au métier des armes. En 1779, de passage à Malte, il donne la chasse, sur les vaisseaux de l’Ordre, aux pirates barbaresques.
En 1780, commence à paraître l’Histoire de la nation polonaise entreprise par Naruszewicz. Il y manque, faute de sources et de documents, le premier tome, celui qui devrait traiter des origines. Potocki décide de rassembler le matériel nécessaire et de tirer de l’oubli ce passé inconnu, inaccessible peut-être, enseveli en tout cas sous les sédiments confus d’une histoire inextricable.
Ce fut un labeur immense, obstiné, fécond. Cette persévérance aboutit à la publication de plusieurs ouvrages érudits qui sont, à l’origine de la préhistoire slave et dont la publication s’échelonne entre 1789 et 1810.
Ses études savantes n’empêchent pas Potocki de céder à son goût des voyages. Il visite l’Italie et la Tunisie, plus tard la Turquie, la Grèce et l’Égypte, puis l’Illyrie et la Serbie. De 1785 à 1787, il séjourne à Paris, où réside, dans une aile du Palais-Royal, la mère de sa femme, la princesse Elizabeth Lubomirska, amie de la princesse de Lamballe et dont Marmontel disait qu’elle connaissait mieux la langue française que les trois quarts des membres de l’Institut. À la fois, il travaille dans les bibliothèques et fréquente le monde. Il discute philosophie dans le salon de Mme Helvétius et se lie vraisemblablement avec Volney, dont le pessimisme et le fatalisme le séduisent également. Il est désormais acquis à la philosophie des Lumières et y demeurera fidèle. Il aurait cependant fréquenté la confrérie des Lanturlerus, qui prône un spiritualisme syncrétique et qui réunit bizarrement le futur tsar Paul Ier et le futur martyr de la Révolution, Lepeletier de Saint-Fargeau. En tout cas, partisan décidé de Diderot, d’Holbach, Helvétius et La Mettrie, il est séduit par les idées progressistes alors en vogue. Il gagne les Pays-Bas en révolte contre le Stathouder. Il y assiste à l’écrasement des milices bourgeoises par l’armée prussienne. Potocki en conçoit une méfiance tenace à l’égard de la Prusse qu’il tient pour l’incarnation néfaste des forces réactionnaires.
Son protégé Klaproth écrira après sa mort :
Né en Pologne, le comte Potocki devait, dans sa jeunesse, être sectateur de cette liberté, qui est toujours en péril quand on en parle trop. C’était un sentiment honorable chez lui, comme il est chez tous ceux qui ne cherchent pas dans des déclamations libérales un moyen de parvenir. Un voyage qu’il fit en Hollande, en 1787, pendant la révolution contre le Stathouder, et le spectacle des fureurs populaires paraissent avoir singulièrement diminué son enthousiasme pour la liberté des peuples et le bonheur qu’elle verse sur le genre humain.
Il est possible que l’âge ait tempéré l’enthousiasme du jeune partisan des idées nouvelles, mais rien ne permet de supposer que son séjour à Amsterdam l’ait fait changer d’opinion. Il rentre précipitamment en Pologne afin de se faire élire à la Grande Diète comme député de Posnanie, province qu’il choisit parce que sa famille n’y possède pas de domaines. Il n’entend devoir son élection qu’à sa seule valeur. En fait, seuls les nobles ont droit de vote et le nom de Potocki est illustre dans tout le pays.
Il dénonce le danger prussien et adresse au roi Stanislas-Auguste un mémoire où il souligne l’importance des frontières occidentales et la nécessité d’y monter une garde vigilante. Il se prononce en faveur d’un impôt volontaire destiné à accroître les forces armées du pays et y consacre le cinquième de ses revenus personnels.
En même temps, à la Diète, il demande l’abolition du servage et la participation du Tiers-État. Il fait partie de la Commission de l’Éducation nationale : on lui attribue l’enseignement obligatoire de l’histoire de l’Orient, même dans l’enseignement primaire. Il installe chez lui une Imprimerie libre (Wolny Drukarnia) où il édite des brochures libérales, anticléricales, révolutionnaires.
Il prépare, sans toutefois le publier, une sorte de manuel de la guerre clandestine destiné aux francs-tireurs et partisans. Il dessine même leur futur uniforme, qu’il revêt à l’occasion. Il donne comme titre à l’opuscule la formule de senatus-consulte qui, à Rome, intronisait les dictateurs : « Ne quid detrimenti respublica capiat. »
En 1789, sur les presses de cette même Imprimerie libre, il réimprime également son Voyage en Turquie et en Égypte fait en l’année 1784, déjà publié à Paris en 1788, puis les deux volumes de son Essai sur l’Histoire universelle et Recherches sur la Sarmatie.
Un exploit l’a rendu célèbre. En juillet 1788, Stanislas-Auguste a invité à Varsovie l’aéronaute Jean-Pierre-François Blanchard. Ces premières ascensions sont fort dangereuses. Pilâtre de Rozier a été brûlé vif avec son passager en 1784. Mais l’Europe entière se passionne pour ces premières tentatives de conquête du ciel.
Blanchard a ajouté à la nacelle de son ballon des voilures mobiles et une hélice verticale. Potocki y prend place avec un serviteur turc qui tient à l’y suivre, et un caniche. Le ballon tient l’air une heure environ, puis atterrit à Wola, non loin de Varsovie. Potocki avait eu le temps de faire des observations sur les vents. Des cavaliers vinrent chercher les aéronautes pour les ramener en triomphe à la capitale. Le roi fit frapper à l’Hôtel des Monnaies une médaille commémorative.
Potocki est le héros du jour.
En 1791, il se rend au Maroc et en Espagne. Il s’est trouvé retenu à Tanger, que bombarde une escadre espagnole en représailles d’une incursion barbaresque sur les côtes d’Andalousie. Le sultan Moulay-Yésid l’avait reçu en même temps que l’ambassadeur de Suède.
Potocki s’intéresse également aux mœurs de la rue et aux intrigues de la Cour. Il note chaque détail, examine leur raison d’être et leurs conséquences.
A son retour, il passe par la France. Le prince Alexandre Lubomirski l’introduit au club des Jacobins, où il prend la parole. On acclame le « citoyen-comte », qui apporte le salut des peuples émancipés aux révolutionnaires parisiens. Il est reçu par Condorcet et par La Fayette. Il se lie avec Talma. Il assiste à plusieurs séances de l’Assemblée législative. Dans l’ensemble, il apparaît cette fois comme un témoin tour à tour enthousiaste et inquiet du développement d’une transformation qu’il appelait de ses vœux quelques années auparavant. Il rentre en Pologne accompagné d’un ancien combattant de la guerre d’Indépendance américaine, nommé Mazzeï, agent à Paris de Stanislas-Auguste et qui fut vite réputé agent, en Pologne, des clubs parisiens.
De nouveau dans sa patrie et pendant qu’on imprime une partie de ses souvenirs et réflexions sous le titre de Voyage dans l’empire du Maroc, volume comme presque tous ses ouvrages tirés à cent exemplaires seulement, Potocki participe en qualité de capitaine du génie, sous les ordres de son frère Séverin, à une campagne malheureuse contre la confédération de Targowice, suscitée et appuyée par la Russie. Cette campagne dura deux mois.
Il écrit à Stanislas-Auguste que ces brefs combats ne furent guère qu’un « hommage rendu aux lois de l’honneur militaire ». En août 1792, il retrouve sa femme au château de Lancut, chez la princesse Lubomirska. Le château est plein d’émigrés français auxquels se joindra bientôt l’évêque de Laon, Louis-Hector de Sabran.
Ce sont fêtes, jeux et réceptions ininterrompues, promenades en gondole, bals et représentations théâtrales où hôtes et invités se partagent la distribution. On supplie Jean Potocki de renouveler le répertoire. Se rappelant les spectacles dont il fut témoin en Italie et qui y continuent la tradition de la Commedia dell’arte, il écrit (en français, il va de soi) six canevas ou « parades » qu’il qualifie lui-même d’extravagances dramatiques et où il montre une verve bouffonne d’un ton étrangement moderne. L’une d’elles est une parodie quelque peu grivoise du théâtre que Mme de Genlis avait naguère composé pour le divertissement et l’édification des jeunes filles de qualité. Une autre, Cassandre démocrate, moque la phraséologie des orateurs révolutionnaires qui semblent avoir déçu Potocki, lors de son second séjour à Paris. L’année suivante, en 1793, il publie et dédie ces Parades à sa belle-sœur, née princesse Sapieha, qui en avait interprété les principaux rôles. Ces représentations ont eu beaucoup de succès. Le prince Henri de Prusse demande à l’auteur d’écrire une pièce pour la troupe française qu’il entretenait à sa résidence de Rheinsberg. Potocki compose une « comédie mêlée d’ariettes, en deux actes et en vers », Les Bohémiens d’Andalousie (1794). Elle n’ajoute rien à sa gloire.
Il n’y a là qu’amusettes et intermèdes sans conséquence qui le distraient à peine de ses travaux scientifiques. L’année suivante, Potocki publie à Hambourg le Voyage dans quelques Parties de la Basse-Saxe pour la Recherche des Antiquités slaves ou vendes, fait en 1794par le comte Jean Potocki. À Vienne, en 1796, il donne un Mémoire sur un nouveau Péryple (sic) du Pont-Euxin, ainsi que sur la plus ancienne Histoire des Peuples du Taurus, du Caucase et de la Scythie. La même année, à Brunswick, en quatre volumes, il édite des Fragments historiques et géographiques sur la Scythie, la Sarmatie et les Slaves.
En 1797 et 1798, il voyage en Ukraine et dans le Caucase pour y rassembler sur place la documentation dont il a besoin pour son grand ouvrage. Celui-ci paraît en 1702, à Saint-Pétersbourg. C’est, dédiée à Alexandre Ier, une Histoire primitive des Peuples de la Russie, avec une exposition complète de toutes les Notions locales, nationales et traditionnelles nécessaires à l’Intelligence du quatrième Livre. Le titre dit bien le propos essentiel de l’auteur qui est d’expliquer le présent par le passé et réciproquement. À la fois ethnographe, archéologue, géographe, philologue, Potocki compare la langue, les mœurs, les institutions des peuples qu’il a sous les yeux avec les données qu’il trouve dans les écrivains de l’antiquité. Il a une mémoire surprenante. Témoin d’un usage étrange, il l’identifie aussitôt à telle coutume dont il a lu la description chez quelque auteur grec ou latin. Je donnerai un exemple d’une méthode qui devait par la suite, rendre tant de service aux historiens des religions :
Vers les premiers jours de septembre, chaque prince tcherkesse quitte sa maison, se retire sur quelque montagne ou dans le fond d’une forêt, et il y bâtit une hutte de branchages. Ses gentilshommes affidés le suivent ; mais personne de la famille n’ose en approcher, pas même un frère. Là, tout le monde est masqué ; c’est-à-dire qu’on a le visage voilé et qu’on ne parle point tcherkesse, mais un certain jargon qui s’appelle chakobza. Là se rendent les amis secrets du prince qui ont volé et rapiné avec lui, de quelque nation qu’ils soient, Misdjéghi, Ossète, etc. ; ils viennent aussi masqués, par la raison qu’ils pourraient rencontrer des gens avec lesquels ils seraient en rapport de vengeance et qui les assassineraient. Le prince seul les connaît tous, et il est le centre de tous les mystères. Cette mascarade dure six semaines, pendant lesquelles des petites bandes de masques se détachent pour aller voler dans les environs, et comme tout le monde est sur ses gardes, il y a nombre de tués et blessés, et même des princes, parce qu’ils ne se nomment point, sans quoi on les épargnerait. Je sais déjà plusieurs mots du jargon chakobza, et je compte compléter mon dictionnaire à Géorgievsk, où l’on m’a indiqué quelqu’un qui en a la clef. Dans le dialogue de Lucien, intitulé Les Scythes, ou de l’Amitié, il y a des choses qui ont un rapport évident avec cet usage tcherkesse et je suis bien fâché de n’avoir point mon Lucien avec moi1.
Quels que soient leurs mérites, les ouvrages de Potocki ne rencontrent pas le succès escompté. L’originalité en est méconnue et on feint de ne voir en lui qu’un grand seigneur touche-à-tout, égaré par caprice dans l’érudition.
Son travail sur les antiquités slaves est refusé comme tome premier de l’œuvre de Naruszewicz. L’Histoire primitive est très vivement critiquée et Potocki n’entre pas pour le moment à l’Académie impériale des sciences, comme il en nourrissait l’espoir et l’ambition. Toutefois Alexandre Ier le nomme conseiller privé et le décore de l’ordre de St. Wladimir : faible et paradoxale consolation pour un homme qui a sacrifié à l’étude la carrière et les honneurs auxquels le destinaient sa naissance et ses talents.
En 1803, Potocki se rend en Italie où il séjourne jusqu’au printemps de l’année suivante. Il se consacre alors à déterminer la chronologie de l’Orient antique, cherchant à établir des correspondances entre les dates de l’histoire de l’Égypte, de la Bible, de l’histoire de l’Assyrie et de la plus ancienne histoire grecque. A Rome, il entre en relation avec le cardinal Borgia et avec l’égyptologue Jean Zoega, consul général de Danemark.
En 1804, Potocki publie à Pétersbourg un ouvrage sur la Crimée, Histoire ancienne du Gouvernement de Kherson, puis l’année suivante, une Histoire ancienne du Gouvernement de Podolie et une Chronologie des deux premiers Livres de Manethon2 . Il désire étendre ses tableaux synoptiques à l’Extrême-Orient, en particulier à la Chine. Grâce à l’influence du prince Adam Czartoryski, ministre des Affaires étrangères du Tsar, il est nommé à la tête de la mission scientifique adjointe à l’ambassade du comte Golovkine. Partie en mai 1805, l’expédition ne réussit pas à parvenir à Pékin. Elle ne dépasse qu’à peine les frontières de la Chine.
A l’origine, elle devait compter 240 personnes. Les Chinois, qui avaient voulu limiter à 90 le nombre des participants, en acceptent à la fin 124. Ils imaginent recevoir des vassaux et demandent les neuf génuflexions de rigueur devant le Fils du Ciel. Après de longues et tortueuses négociations, l’Ambassade franchit enfin la frontière de Mongolie le 18 décembre, et par 28° de froid, se dirige vers Ourga, actuellement Oulan-Bator.
Le thé gèle dans les tasses et les feux d’artifice ne réchauffent personne. Les querelles d’étiquette recommencent. Le Préfet chinois, qui devait escorter les Russes jusqu’à Pékin, demande à Golovkine de se découvrir devant les flambeaux qui représentent l’Empereur et ne reçoit les présents qu’on lui offre que comme le tribut d’un peuple soumis. La rupture ne tarde pas à se produire. Les Chinois renvoient aux Russes leurs cadeaux avec une lettre insolente. Les Russes refusent de les reprendre et les jettent hors du camp.
Après onze jours de marche, l’Ambassade regagne le territoire sibérien, où les Chinois déposent les présents, qu’ils ne voulaient à aucun prix conserver.
Personnellement, Potocki n’a pas pris part à ces disputes, où chaque parti trouve l’autre extravagant, illogique, têtu et plein d’intolérables prétentions. Mais il analyse magistralement les causes des malentendus dans le rapport qu’il envoie à Czartoryski et qui fut retrouvé récemment dans les archives de la famille.
Il déplore notamment la suffisance et le manque d’information de l’ambassadeur d’Alexandre. Il ne cesse de répéter à quel point il fut regrettable, dans le cas particulier, que les diplomates n’aient point lu les missionnaires. Surtout, il souligne l’importance de la différence des mentalités et des systèmes de gouvernement. Plus tard, il rédigera également un mémoire pour le Département asiatique de Pétersbourg, où il insiste sur l’avenir économique de la Sibérie. Il rapporte, en attendant, de nombreux objets, vases et bronzes qui devaient ensuite orner le château de Lancut.
Czartoryski abandonne bientôt le ministère. Privé de sa protection, Potocki quitte St-Pétersbourg et s’installe en Ukraine, près de Tulczyn où il aime à rencontrer le vieux poète Trembecki. En 1810, il publie à Pétersbourg des Principes de Chronologie pour les Temps antérieurs aux Olympiades3, puis un Atlas archéologique de la Russie européenne ; enfin, en 1811, une Description de la nouvelle Machine pour battre la Monnaie.
En 1812, il se retire dans sa propriété de Uladowka, en Podolie, d’où il ne sort que pour travailler dans la bibliothèque de Krzemieniec. Il est neurasthénique, en proie à de fréquentes dépressions nerveuses, souffrant en outre de très douloureuses névralgies. Dans ces accès de mélancolie, il lime la boule d’argent qui surmonte le couvercle de sa théière. Le 20 novembre 1815, elle est à la dimension voulue. Une tradition veut qu’il l’ait fait bénir par le chapelain de son domaine (dérision ou concession, on ne sait). Il la glisse alors dans le canon de son pistolet et se fait sauter la cervelle. Les murs de la pièce en sont tout éclaboussés.
En 1818, Klaproth qui l’avait accompagné en Mongolie, fut appelé à contrôler une carte de l’Empire chinois, établie d’après les différentes cartes existantes.
Il s’avisa qu’un archipel de la mer Jaune, dans la baie de Corée, n’était pas répertorié : une vingtaine d’îles du Liao Tung situées entre le 30e et le 40e degré de latitude Nord et entre le 120e et le 121e degré de longitude Est. Pour honorer la mémoire du savant qui fut son protecteur, il les nomma îles Potocki. Ultime disgrâce, la désignation n’a pas été retenue dans les atlas modernes4.
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Telle est la carrière officielle du comte Jean Potocki.
Au jour de son suicide, sa carrière secrète avait à peine commencé. Elle remonte sans doute à 1803. Avant de partir pour la Chine, en mai 1805, Potocki fit imprimer à Saint-Pétersbourg, le début d’un roman mystérieux, qui demeura en épreuves. Une première série de feuillets se termine à la page 158, au bas de laquelle on lit : Fin du premier Décaméron, et au-dessous : Copié à 100 exemplaires. Le texte de la seconde série est brutalement coupé au milieu d’une phrase, à la fin de la page 48. La phrase devait continuer sur la page 49 avec laquelle débutait la treizième feuille et qui ne fut sans doute jamais imprimée, non plus que les suivantes.
Il s’agit d’une suite de nouvelles réparties en « journées », à la manière des anciens décamérons ou heptamérons, et reliées entre elles à la faveur d’une intrigue assez lâche. Le texte est interrompu au cours du récit de la Treizième Journée.
De cet ouvrage, j’ai eu deux exemplaires entre les mains. Le premier est conservé à la Bibliothèque de Leningrad où il porte la cote 6.11.224. II se compose des deux séries de feuillets reliées ensemble. Au dos de la reliure, figure un seul mot sur deux lignes : Potockiana. À l’intérieur du livre, au verso de la couverture, est collée une bande de papier avec l’indication manuscrite suivante :
Le comte Jean Potocki a fait imprimer ces feuilles à Pétersbourg en 1805, peu avant son départ pour la Mongolie (lors de l’envoi d’une Ambassade pour la Chine), sans titre ni fin, se réservant de le continuer ou non dans la suite, quand son imagination, à laquelle il a donné dans cet ouvrage une libre carrière, l’y inviterait.
Le second exemplaire ne contient que la première série des feuillets. Il appartient à la Bibliothèque nationale de Paris. Relié en maroquin rouge, il porte sur la tranche l’indication : Premier Décaméron. La cote est 4° Y2 3 o59. Le titre est écrit à l’encre, sur la page de garde : Histoire [d’] Alphonse van Worden [ou] [tirée d’un] manuscrit trouvé à Saragosse5. Au-dessous, au crayon, figure le nom de l’auteur : Potocki Jean. Le texte imprimé ne dépasse pas la page 156. Les deux dernières sont recopiées à l’encre. La seconde série de feuillets manque. Le texte comporte d’assez nombreuses corrections au crayon, la plupart strictement typographiques. D’autres proposent de véritables amendements de style. Sur la page de garde est collé un fragment de placard d’imprimerie, au dos duquel on déchiffre une note manuscrite sur laquelle j’aurai à revenir.
A son retour de Mongolie, en 1806, Potocki ne continue pas l’impression de son roman. Plusieurs exemplaires des épreuves circulent dans les salons littéraires de Pétersbourg. En 1809, Frédéric Adelung, ancien directeur de théâtre allemand de Pétersbourg, publie, de cette première partie, une traduction allemande à Leipzig, sous le titre : Abendtheuer in der Sierra Morena, aus den Papieren des Grafen von X.X.X. I. Band. La renommée de l’ouvrage ne cesse de croître. Il semble que Potocki laisse prendre copie de la suite du roman.
Toujours est-il qu’une seconde partie de l’ouvrage est publiée à Paris, en 1813, par Gide fils, rue Colbert, n° 2, près la rue Vivienne, et H. Nicolle, rue de Seine, n° 12. Elle comprend quatre minces volumes de format in-12, sous le titre : Avadoro, Histoire espagnole, par M.L.C.J.P., c’est-à-dire par M. le Comte Jean Potocki.
Elle rapporte, enchevêtrées, les aventures arrivées à un chef de Bohémiens et celles qui lui sont racontées. Elle fait suite pour l’essentiel au texte de Pétersbourg, dont elle reproduit les deux dernières Journées. En effet, comme le chef des Bohémiens apparaissait déjà dans celles-ci, le nouveau roman commence à son entrée en scène, c’est-à-dire à la Journée 12. Il reproduit ensuite totalement ou partiellement les Journées 15 à 18, 20, 26 à 29, 47 à 56 du texte définitif.
Publiées en trois volumes l’année suivante, dans le même format, par le même Gide fils, sis cette fois rue Saint-Marc, n° 20, Les dix Journées de la Vie d’Alphonse van Worden reproduisent le texte imprimé à Saint-Pétersbourg, à quelques aménagements près : il manque toutefois les Journées 12 et 13, qui venaient d’être réimprimées dans Avadoro, et la Journée 11, laissée de côté sans doute parce qu’elle contient seulement deux histoires connues, empruntées l’une à Philostrate, l’autre à Pline le Jeune6. En revanche, l’ouvrage se termine par un épisode encore inédit, l’Histoire de Rébecca, qui correspond à la Journée 14 du texte intégral.
On ignore si ces deux éditions parurent avec l’aveu, sur l’initiative ou sous la surveillance de l’auteur. En tout cas, le texte comporte de nombreuses bévues et se trouve amputé des intermèdes sensuels, si caractéristiques de l’œuvre. Le manuscrit original ne fut pas retrouvé, malgré les recherches entreprises par la comtesse Edling, à la prière de Pouchkine qui possédait les deux éditions parisiennes et qui en admirait fort le pittoresque et le fantastique. Pouchkine commença même de mettre en vers russes les Dix Journées de la Vie d’Alphonse van Worden. Il subsiste un court fragment, d’une cinquantaine de vers, de ce projet abandonné. Mickiewicz et Slowacki, de leur côté, connaissent l’œuvre et l’apprécient.
En 1822, Charles Nodier, sous ses initiales, publie à Paris, chez Samson et Nadau, un petit volume d’histoires de fantômes intitulé Infernaliana. Aux pages 95 à 111, figurent les Aventures de Thibaud de la Jacquière, qui reproduisent, sans s’y référer le moins du monde, mais en le résumant et en le simplifiant parfois, le texte de la Dixième Journée du roman de Potocki. Il est d’ailleurs à remarquer que Potocki donne la source du récit : les Relations curieuses de Hapelius, c’est-à-dire l’érudit Eberhard Werner Happel (1647-1690). En fait, l’épisode se trouve déjà dans Les Histoires mémorables ou tragiques de ce temps de François de Rosset (1619).
La comparaison des textes ne laisse pas le moindre doute : c’est le récit de Potocki que Nodier a utilisé.
En 1829, un choix des ouvrages savants de Potocki est publié à Paris, en deux volumes, par les soins et avec les notes de Klaproth, « Membre des sociétés asiatiques de Paris, de Londres et de Bombay7 », le même qui accompagna Potocki, en 1805, depuis Kazan jusqu’aux frontières de la Mongolie. Cette publication, qui contient une bibliographie des travaux érudits de Potocki, mentionne à la fin le Manuscrit trouvé à Saragosse, Avadoro et Alphonse van Worden avec l’appréciation suivante :
Outre ces ouvrages savants, le comte Jean Potocki a aussi écrit un roman très intéressant, dont seulement des parties ont été publiées ; il a pour sujet les aventures d’un gentilhomme espagnol descendant de la maison de Gomelez, et par conséquent d’extraction maure, L’auteur dépeint parfaitement dans cet ouvrage les mœurs des Espagnols, des Musulmans et des Siciliens ; les caractères y sont tracés avec une grande vérité ; en un mot, c’est un des livres les plus attrayants qu’on ait jamais écrits.
Malheureusement, il n’en existe que quelques copies manuscrites. Celle qui fut envoyée à Paris pour y être publiée est restée entre les mains de la personne chargée de la revoir avant l’impression. Il faut espérer qu’une des cinq, que je connais en Russie et en Pologne, verra tôt ou tard le jour, car c’est un livre qui, de même que Don Quixote et Gil Blas, ne vieillira jamais8.
L’emprunt de Nodier dans Infernaliana ne fut pas le dernier. En 1834-1835, un polygraphe nommé Maurice Cousin publie, sous le pseudonyme de comte de Courchamps, des prétendus Souvenirs de la Marquise de Créquy. À titre d’échantillon des mémoires non moins apocryphes de Cagliostro, il transcrit textuellement (t. III, pp. 323-350,), qu’il intitule Le Paradis sur Terre, l’Histoire de Giulio Romati et de la Princesse de Mont-Salerne, contenue dans la Treizième Journée du roman de Potocki. Courchamps ne s’arrête pas en si beau chemin. À partir d’octobre 1841, il publie dans le journal La Presse une série de feuilletons qu’il présente comme extraits des mémoires inédits de Cagliostro : le premier récit, Le Val funeste, n’est autre que la copie méticuleuse des Dix Journées de la Vie d’Alphonse van Worden ; le second, Histoire de Don Benito d’Almusenar, celle, non moins fidèle, de Avadoro. Le 13 octobre 1841, Le National dénonce le plagiat. Pour le prouver, ce journal avertit ses lecteurs qu’ils verront le lendemain le même feuilleton dans Le National et dans La Presse.
Ce qui arrive, La Presse l’imprimant sur le manuscrit fourni par Courchamps et Le National sur le texte de l’édition parisienne signée M.L.C.J.P. Chacun peut constater que le texte de Courchamps suit mot à mot celui de Potocki, exception faite de quelques expressions, comme par exemple « bouches collées dans un baiser » ou « succubes » censurées, dit Le National du 4 février 1842 « pour ne pas alarmer la pudeur du vicomte Delaunay ». Courchamps répond qu’il a eu les originaux entre les mains dès 181o et qu’il les a prêtés à la fin de la même année à un noble polonais, le comte de Paç…, d’où les initiales M.L.C. J.P. De sorte qu’il peut affirmer :
« Quelques-unes de ces anecdotes ont été subrepticement publiées il y a vingt ans. » Il prétend en un mot que c’est lui qu’on aurait pillé et fait remarquer que « le nom d’un comte Potocki n’a jamais figuré sur aucune de ces publications ». La Presse, qui payait cent francs par feuilleton à Courchamps pour un texte inédit, la preuve faite qu’il s’agit d’une escroquerie, lui intente un procès et réclame vingt-cinq mille francs de dommages-intérêts. À ce procès, qui fit beaucoup de bruit et où Courchamps est défendu par Berryer, Me Léon Duval, qui plaide pour La Presse, produit un exemplaire des épreuves imprimées à Pétersbourg en 1805, avec un dessin et une dédicace manuscrite de Potocki à son ami le général Sénovert.
Courchamps est confondu9.
Dans Le National, le dénonciateur du plagiat de Courchamps avait été Stahl, grand ami de la famille Nodier.
J’ai dit que sur l’exemplaire des épreuves de Pétersbourg que possède la Bibliothèque nationale, est collée une note manuscrite. Je la reproduis ci-dessous (les mots entre crochets sont raturés sur l’original) :
Ne peut-on supposer que [le comte P.] [c’est Nodier q] que [le] c’est Nodier que Klaproth a voulu désigner, en 1829, comme la personne [entre les mains de qui le] chargée de revoir avant l’impression le Manuscrit trouvé à Saragosse et entre les mains de qui la copie manuscrite est restée. Et [ne serait-ce pas Nodier qu’avec le consen…] n’est-il pas probable [que détenteur] qu’ayant entre les mains [un man…] le travail du comte Jean Potocki, il ait songé à en tirer le meilleur parti possible littérairement et financièrement parlant. Mais il n’en est pas moins fort étonnant qu’il ait cru devoir garder le silence lors du scandaleux procès fait au comte de Courchamps qui [deux mots raturés illisibles] avait cru pouvoir publier dans le… le Journ. La Presse en 1841-1842, d’abord sous le titre de Le Val funeste, puis sous celui de l’ Hist. de don Benito d’Almusenar, de prétendus extraits des Mémoires inédits de Cagliostro qui n’étaient que la reproduction d’Avadoro et des Journées de la Vie d’Alphonse van Worden.
[C’était là]
Ce Val funeste était un vol manifeste. Nodier, qui n’est m. qu’en 1844 [q] aurait pu éclairer la justice à ce sujet et n’a pas soufflé mot. [Il quatre mots raturés illisibles.]
L’exemplaire porte un cachet rouge avec la mention : don n° 2693. Ce numéro d’ordre correspond à un don fait le 6 août 1889 par Mme Bourgeois, née Barbier.
Dans ce cas, l’accusateur de Nodier a toute chance d’être Ant.-Alex. Barbier, l’auteur du Dictionnaire des Anonymes, lequel précisément attribue à Potocki Avadoro et Van Worden.
En 1866, dans ses Énigmes et Découvertes bibliographiques, Paul Lacroix, contre toute évidence, conteste à Potocki cette paternité. Il est persuadé que Barbier s’est laissé égarer par un faux renseignement et que des « circonstances particulières » ont empêché Charles Nodier de revendiquer Alphonse van Worden et Avadoro.
Pour lui, sur la foi du style, il n’a pas hésité à l’époque à attribuer à Nodier les deux ouvrages. Il a maintenant la preuve qu’il ne s’était pas trompé :
Eh bien ! j’avais deviné juste, il y a seize ans. Charles Nodier est réellement le seul auteur d’Avadoro et des Dix Journées de la Vie d’Alphonse van Worden : le manuscrit autographe existe ; il est là sous mes yeux… Avis à l’éditeur futur des œuvres complètes de notre ami Charles Nodier.
Reste que ce mystérieux manuscrit, sur lequel Lacroix ne donne aucun détail et qui, aujourd’hui, témoignerait terriblement contre Nodier, n’est peut-être aucunement de la main de celui-ci.
L’année suivante, Auguste Ladrague, bibliothécaire du comte Ouwarov, publie dans Le Bibliophile belge (Bruxelles, 1867, pp. 280-294) un article où, d’après la bibliographie russe de Storch et Adelung (St-Pétersbourg, 1810), il donne la description de l’édition de 1805 qui y figure sous le n° 508 et précise que le manuscrit comprend quatre tomes. Il suppose, lui aussi, que c’est Nodier qui s’est occupé de faire paraître Avadoro et Alphonse van Worden.
L’énigme demeure entière. De toute façon, une lourde présomption continue de peser sur le bibliothécaire de l’Arsenal.
Au moins le procès de 1842 a-t-il attiré l’attention sur l’œuvre de Potocki. En 1855, Washington Irving, dans son recueil Wolfert’s Roost and Other Stories, introduit un récit, The Grand Prior of Malta, pure et simple traduction de l’Histoire du Commandeur de Toralva, telle qu’elle figure dans Avadoro. Dans le récit qui précède The Grand Prior of Malta, Washington Irving explique qu’il a d’abord entendu raconter l’histoire qui va suivre par le chevalier L…10, mais qu’ayant perdu ses notes il a plus tard retrouvé un récit analogue dans des mémoires français publiés sous l’autorité du grand aventurier Cagliostro. Pendant une journée de neige, à la campagne, il s’amusa, continue-t-il, à le traduire approximativement en anglais « pour un cercle de jeunes, autour de l’arbre de Noël ».
L’invocation de Cagliostro montre que c’est dans La Presse que Washington Irving a trouvé le texte dont il s’empare. Probablement, il n’a même jamais su qu’il s’appropriait, ce faisant, des pages écrites par un grand seigneur polonais mort depuis longtemps. Il convient de pardonner à Irving une traduction qu’il présente d’ailleurs comme telle, tout en laissant croire, il est vrai, qu’il s’agit d’une ruse d’écrivain pour accréditer une fiction. L’indulgence s’impose d’autant plus qu’il avait été lui-même victime d’un emprunt identique.
En effet, un de ses Contes du Voyageur (1824), l’Aventure d’un Étudiant allemand, avait été traduit et adapté de la même manière par Petrus Borel, en 1843, sous le titre : Gottfried Wolgang11. Pour comble, cette fois aussi, l’emprunt avait été à demi avoué, à demi dissimulé par une ingénieuse et équivoque présentation.
Quelque temps après le procès de Courchamps, s’installe à Paris un émigré polonais, EdmunDe cette manière, je pense procurer,dans sa version intégraled Chojecki, qui collabore à plusieurs journaux français sous le pseudonyme de Charles Edmond. Il eut entre les mains la copie intégrale du roman envoyée à Paris à un énigmatique destinataire. Il la traduisit en polonais. En 1947, à Lipsk (Leipzig), sa version paraît en six volumes sous le titre : Rekopis Znaleziony w Saragossie, qui traduit Manuscrit trouvé à Saragosse, titre qui semble avoir été préféré par Potocki et qui s’explique par l’Avertissement. Celui-ci, certainement postérieur à 1809, date de l’expédition française en Espagne, apparaît dans l’édition parisienne des Dix Journées, en 1814.
Dans une lettre, Potocki nomme son roman : Journées espagnoles ; Stanislas Potocki l’appelle : Au Milieu des Pendus ; Pierre Wiaziemski, Pouchkine et la comtesse Edling : Les trois Pendus, par allusion aux épisodes macabres des premières journées.
La traduction de Chojecki fut remise en vente en 1857, avec une autre page de titre et précédée d’une biographie de l’auteur. Elle fut rééditée en 1862, à Bruxelles, puis en 1917 par Lorentowicz dans sa collection Les Muses, enfin à Varsovie en 195o. M. Leszek Kukulski en procura une édition critique en 195612, accompagnée d’études et de notes. Après Bruckner, il compare la version polonaise au texte français et donne des exemples des nombreux changements introduits par le traducteur qui semble avoir pris avec l’original d’assez grandes libertés.
De toute façon, fidèle ou non, la traduction de Chojecki, en l’absence du texte français disparu, fournit aujourd’hui la seule version intégrale de l’œuvre. Peut-être de nouvelles recherches aboutiront-elles à retrouver une des copies que connaissait Klaproth. Dans ce cas, outre la publication en langue française qui va de soi, l’œuvre me paraît assez importante pour qu’une nouvelle traduction polonaise en soit tentée, plus exacte et plus respectueuse du texte de l’auteur que celle qui fait foi depuis plus d’un siècle.
* * *
L’ouvrage comprend un avertissement, soixante-six Journées (qui semblent n’avoir été que soixante lors d’une première rédaction) et une conclusion. Un cadre général réunit des récits qui s’enchevêtrent. L’inspiration de ceux-ci est fort diverse. Si l’on excepte les Parades – courts morceaux de circonstances – et la comédie de 1794, c’est la seule œuvre d’imagination écrite par cet homme de science, érudit et scrupuleux.
Il semble y avoir travaillé une douzaine d’années, de 1803 à 1815. Il ne s’agit donc pas d’un caprice ou d’un divertissement sans lendemain. Pierre Wiaziemski raconte que la comtesse Potoka étant affligée d’une longue maladie, son mari prit l’habitude de lui lire les contes des Mille et Une Nuits. Quand il eut terminé, la comtesse réclama d’autres récits du même genre.
Potocki alors aurait écrit chaque jour un nouveau chapitre qu’il lisait le soir à la convalescente. Ce n’est là qu’une légende, issue sans doute de la structure du roman. Dans cette œuvre complexe, entrent à la fois les connaissances d’un historien passionné de l’antiquité, les réflexions d’un philosophe, les souvenirs d’un voyageur prompt à fixer le détail pittoresque ou significatif. Elle ne peut pas avoir été écrite au jour le jour.
L’expérience d’une vie s’y dissimule sous la variété et la fantaisie des épisodes.
Dans les premières Journées, le recours au fantastique constitue le caractère le plus remarquable de l’ouvrage.
Cette partie de l’œuvre emprunte au roman noir son décor et ses revenants. Mais elle confère brusquement à une littérature souvent puérile une épaisseur, une portée nouvelles. Elle la situe à un autre niveau. Ces Journées, qui sont alors des Nuits, prolongent les féeries de Cazotte et annoncent les spectres d’Hoffmann. Elles doivent sans doute aussi quelque chose au Vathek de Beckford, paru pour la traduction anglaise à Londres en 1786, pour le texte original français à Paris l’année suivante et dont Potocki a vraisemblablement eu connaissance lors de son séjour de 1791 à Paris et à Londres. Par de nombreux traits, elles appartiennent encore au xv111e siècle : les scènes galantes, le goût de l’occultisme, l’immoralité souriante et intelligente, le style enfin d’une élégante sécheresse, aisé, sobre et précis, sans bavure ni excès.
Par d’autres particularités, ces mêmes pages anticipent sur le romantisme : elles donnent un avant-goût des frissons inédits qu’une sensibilité nouvelle va bientôt demander à la fascination de l’horrible et du macabre.
L’œuvre marque ainsi une étape décisive dans l’évolution du genre.
Les récits publiés en 1804-1805 à Saint-Pétersbourg présentent cependant un caractère encore plus remarquable, qui tient, si je puis dire, à l’organisation du fantastique et qui constitue leur apport original. Comment ne pas sentir l’extrême singularité d’une structure romanesque fondée sur la répétition d’une même péripétie ? Car c’est toujours la même histoire qui est contée dans les différents récits emboîtés l’un dans l’autre que se font mutuellement les personnages du nouveau Décaméron, à mesure que leurs aventures les mettent en présence. La même situation est sans cesse reproduite et multipliée, comme si des miroirs maléfiques la reflétaient inlassablement. L’histoire, très variée dans l’anecdote, relate toujours les rencontres et les amours d’un voyageur avec deux sœurs qui l’entraînent dans leur lit commun, soit seules, soit quelquefois avec leur mère. Puis viennent les apparitions, les squelettes, les châtiments surnaturels.
La nature un peu scabreuse de ces épisodes successifs est très édulcorée dans l’édition de 1814. Mais elle apparaît des plus nettes dans la version confidentielle de Saint-Pétersbourg. Il s’agit d’ailleurs de récits parfaitement discrets, comme savait les écrire le xv111e siècle, où les gestes les plus troubles sont voilés, mais non dissimulés. Les deux sœurs sont musulmanes, ce qui permet de mettre sur le compte des mœurs des harems qu’elles trouvent si naturel de partager le même homme, en même temps qu’elles prennent du plaisir entre elles.
Leur nature véritable se révèle peu à peu et elles apparaissent ce qu’elles sont, c’est-à-dire des créatures démoniaques, succubes ou entités astrologiques liées à la constellation des Gémeaux.
L’auteur a varié le thème avec une ingéniosité admirable. L’obsession produite chez ses personnages eux-mêmes, puis chez le lecteur, par la répétition d’aventures analogues distribuées dans le temps et dans l’espace, constitue un effet littéraire d’une efficacité d’autant plus soutenue qu’elle ajoute l’angoisse d’une duplication infinie à celle qui découle normalement d’une subite intervention surnaturelle dans l’existence jusqu’alors banale d’un héros interchangeable.
Le retour identique d’un même événement dans l’irréversible temps humain représente à lui seul un recours assez souvent employé par la littérature fantastique.
Mais je ne connais guère de combinaisons aussi hardies, délibérées et systématiques des deux pôles de l’Inadmissible – l’irruption de l’insolite absolu et la répétition de l’unique par excellence – pour aboutir à ce comble d’épouvante, le prodige implacable, cyclique, qui s’attaque à la stabilité du monde avec ses propres armes, qui bientôt n’est plus un scandaleux miracle, mais la menace d’une loi impossible dont il convient désormais de redouter les effets récurrents, à la fois inconcevables et monotones. Ce qui ne peut pas arriver se produit : ce qui ne peut arriver qu’une fois se répète. Les deux se composent et inaugurent une espèce terrible de régularité.
Dans la suite du roman, le même thème revient, obsédant : ainsi dans l’Histoire du terrible Pèlerin Hervas ( Journées 48-53), les deux sœurs qui accueillent si aimablement le héros sont d’évidents avatars, des cousines d’Alphonse van Worden. D’autres épisodes font du Manuscrit trouvé à Saragosse une sorte de florilège de récits d’apparitions extraits des écrivains de l’antiquité, des compilations du Moyen Age ou du XVIe siècle, accessoirement du folklore des pays visités par Potocki.
Cependant, l’atmosphère devient bientôt plus picaresque que surnaturelle. Les travestis jouent un grand rôle : les fantômes ne sont plus que des vivants déguisés. Tout s’explique à la fin. Quelque artifice ingénieux rend compte du prodige qui d’abord inspirait l’épouvante.
Celle-ci le cède à la malice, le miracle à la mise en scène et le fantastique à l’illusionnisme.
Dans cette partie de l’ouvrage. Potocki utilise largement ses voyages et ses dons d’observation. L’action se déroule aussi bien en Égypte qu’à Rome ou au Mexique et, grâce à l’intervention du Juif errant, elle remonte sans peine le cours des temps.
Dans sa préface au Manuscrit trouvé à Saragosse, M. Leszek Kukulski, sans méconnaître les mérites de l’auteur dans le domaine du récit fantastique, voit surtout en lui le défenseur des Encyclopédistes contre Chateaubriand. Potocki a pu rencontrer ce dernier durant son séjour à Rome en 1803-1804, par l’entremise du Cardinal Borgia. En tout cas, il n’y a pas de doute que le Manuscrit développe à plusieurs reprises une philosophie de l’histoire qui s’oppose point par point à celle que défend Le Génie du Christianisme. L’ouvrage serait à prendre comme un traité polémique déguisé en roman.
Potocki aurait eu l’intention de combattre les thèses de Chateaubriand, non pas tant d’un point de vue rationaliste qu’en montrant dans le christianisme un phénomène historique parmi d’autres, né à une époque et dans un milieu déterminés, à la faveur de circonstances qui en expliquent la nature et le succès.
Sous le voile de la fiction, Potocki esquisse en réalité un cours d’histoire comparée des religions. Sa vaste érudition lui permet de dégager de nombreuses similitudes entre les dogmes et les rites chrétiens et des croyances ou des pratiques plus anciennes. En particulier, avec une rare prescience, il devine l’importance des sectes ascétiques comme les Esséniens et les Sabéens : on sait combien la découverte des manuscrits de la mer Morte devait lui donner raison sur ce point. Au point de vue philosophique, Vélasquez et Hervas, l’omniscient impie, le père du pèlerin maudit, seraient les porte-parole de Potocki, disciple fidèle des matérialistes français du XVIIIe siècle. D’une façon analogue, M. Kukulski interprète de nombreux autres épisodes du roman comme autant d’apologues où l’auteur expose une morale rationnelle, exempte de préjugés et affranchie du sentiment désuet de l’honneur féodal.
Je ne suis pas sûr que le Manuscrit réponde à tant d’intention didactique. Je doute même que la préoccupation de combattre Le Génie du Christianisme ait pu jamais aboutir à une argumentation si voilée, si indirecte, comme indécelable, où rien ne semble faire allusion à l’ouvrage controversé. Je ne distingue pour ma part en Potocki ni un ennemi si précis de Chateaubriand, ni un champion si attentif de Diderot ou de La Mettrie. Que l’ouvrage soit d’inspiration libertine, il n’est guère possible de le contester. Potocki n’a pas renié ses maîtres. Il est assurément Encyclopédiste, mais il est d’abord encyclopédique. Il donne sous une forme plaisante, imagée, volontiers ironique, la somme, non pas des connaissances de son temps, mais des siennes propres, qui sont exceptionnellement étendues, et qui, dans le domaine de ses études personnelles, devancent celles de ses contemporains les plus informés.
D’où, en effet, une histoire des religions, une philosophie, une éthique, des relations concernant les terres lointaines et les civilisations disparues, des exemples divers des superstitions et des aberrations des hommes, de leurs travers, de leurs passions, de leur courage. L’auteur a beaucoup lu. Il a beaucoup voyagé. Il est perspicace et observateur. Sa mémoire est infaillible et son imagination hardie. Il a les qualités qu’il faut pour entreprendre une tâche démesurée, presque contradictoire.
Les mérites littéraires de l’œuvre sont éminents.
L’ambition dont elle témoigne est plus rare encore. Il ne faut pas oublier que ces aventures imaginaires sont écrites par un homme âgé de plus de quarante ans, qui s’est consacré à la recherche érudite et que cet homme les rédige en même temps qu’il établit les tables de concordance entre les différentes civilisations en reculant jusqu’au plus lointain passé. Il mène de front les deux genres d’ouvrages jusqu’à la veille du geste fatal qui met fin à sa vie. Potocki était un homme entreprenant, ardent, impétueux, avide d’expérience et de savoir. Cette avidité, jointe aux déceptions que l’activité politique ne manqua pas de lui apporter, le précipita, je suppose, dans l’archéologie, qui ne le satisfit jamais complètement.
Vint un moment où il souhaita compenser une science fragmentaire, lointaine, indifférente, et tant d’hypothèses à la fois fragiles et vaines, par la peinture d’une vaste fresque agitée et foisonnante comme la vie elle-même.
Il voulut tout dire : ce qu’il sentait, ce qu’il pensait, ce qu’il savait.
Qu’il ait inauguré sa longue composition par des évocations de spectres et de démons, demeure un mystère.
La clef ne s’en trouve peut-être que dans l’horreur même de sa mort volontaire. Quelque chose en Potocki devait exiger pour sa Comédie humaine un lever de rideau aussi singulier, où apparitions et hallucinations, succubes et pendus, associent pour fasciner son héros les angoisses fraternelles de la luxure et de la damnation. Quels que soient l’intérêt et le mérite du reste de l’œuvre, c’est avec ce début qu’il me semble avoir doté d’un chef-d’œuvre la littérature française et la littérature fantastique de tous les temps, d’un des rares récits qui en renouvellent la puissance et en assurent la dignité.
J’écris dignité, mais je pense à l’obscur efficace sans doute dévolu à ces effrois, à ces pressentiments. J’imagine une autre et plus secrète justification. J’évoque une dernière fois ces récurrences infinies qui s’obstinent à contester, à la façon d’un remords tenace, l’ordre rationnel si péniblement acquis et qui paraissait à Potocki une conquête décisive. Je présume alors que cette revanche des ténèbres, illusoire mais inquiétante, empêche utilement l’esprit de rigueur de succomber à la complaisance. Elle lui fait souvenir que l’abîme dont il est issu par miracle, demeure insondable et riche de forces indomptées.
R. C.