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Sharko déboula en trombe, essoufflé, dans l'open space où travaillaient encore Pascal Robillard et Nicolas Bellanger. Les couloirs du 36, du côté de la Crim', s'étaient vidés. La plupart des collègues des autres équipes étaient retournés chez eux, auprès de leur famille, ou discutaient autour d'un verre dans les bars de la capitale. Lorsque Bellanger l'aperçut, il se leva, ordinateur portable sous le bras, et l'entraîna dans un bureau vide. Après avoir appuyé sur un interrupteur, il ferma la porte et rouvrit son ordinateur.
- Les gendarmes de Pleubian m'ont envoyé des photos de la salle des fêtes par mail. Regarde.
Sharko se figea face à lui. Ses doigts palpèrent le dossier d'une chaise et il dut s'asseoir. Des flocons de neige fondaient encore dans ses cheveux grisonnants et sur les épaulettes de son caban noir.
- Pleubian, tu as dit ? Pleubian, en Bretagne ?
- Pleubian en Bretagne, oui. Tu connais ?
- C'est... C'est la ville où est née ma femme, Suzanne.
Ses yeux fixèrent le sol de longues secondes. Depuis combien d'années n'avait-il plus prononcé le nom de cette minuscule ville des Côtes-d'Armor ? De curieux souvenirs lui revinrent en mémoire, d'un coup. Les odeurs des hortensias, de sucre chaud, de pommes trop mûres. Il vit Suzanne tourner et rire, au son des musiques celtes. Il croyait ces images perdues à tout jamais, mais elles étaient là, tapies au fond de sa tête.
- C'est lui, fit-il dans un souffle.
Bellanger s'assit en face de son subordonné. Comme tous les autres, il connaissait l'horrible passé de Sharko. Sa femme, Suzanne, avait été enlevée par un tueur en série - que Sharko avait abattu de sang-froid - et avait été retrouvée complètement folle, neuf ans plus tôt. Fin 2004, elle avait perdu la vie avec leur petite fille, toutes deux percutées par une voiture dans le virage d'une route nationale. Sharko avait alors sombré au fond du gouffre et n'en était jamais vraiment sorti.
- Qui ça, « lui » ? demanda Bellanger.
- Le meurtrier de Frédéric Hurault.
Le capitaine de police essaya de comprendre où Sharko voulait en venir. Il avait entendu parler de cette affaire Hurault, sur laquelle son collègue avait bossé à l'époque, dans une autre équipe. En 2001, Frédéric Hurault avait été jugé pénalement irresponsable pour le meurtre de ses propres filles, qu'il avait noyées dans une baignoire dans un coup de folie. C'était l'équipe de Sharko qui avait enquêté et procédé à son arrestation. Après un procès chaotique, Hurault avait fini en hôpital psychiatrique. Peu de temps après sa sortie, en 2010, Frédéric Hurault avait été retrouvé assassiné au bois de Vincennes, planté au tournevis dans sa voiture. Lors de l'analyse de la scène de crime, les techniciens de la police scientifique avaient trouvé l'ADN de Sharko sur la victime.
Le commissaire se passa les mains sur le visage et souffla longuement.
- Août 2010 : on retrouve un poil de sourcil m'appartenant sur le cadavre de Hurault. Décembre 2011 : c'est mon sang qui est étalé dans le village de naissance de Suzanne. Un taré connaît mon passé et celui de ma femme. Il utilise mes traces biologiques pour m'impliquer dans son délire et s'adresser à moi.
Nicolas Bellanger tourna son ordinateur vers Sharko et fit défiler des photos : la porte de la salle des fêtes fracturée, le message en lettres de sang, écrit sur le mur blanc à l'aide d'un fin bâton.
- Je ne comprends pas. Comment il aurait fait pour récupérer ton sang ?
Sharko se leva et se dirigea vers la fenêtre, qui donnait sur le boulevard du Palais. Il scruta les trottoirs, la poignée de voitures qui se hasardaient sur la neige toute fraîche. Quelque part, un type le suivait, l'observait, décortiquait sa vie.
Il se tourna brusquement vers son chef.
- Où est Lucie ?
Bellanger serra les mâchoires, l'air ennuyé.
- Je l'ai envoyée à l'autopsie.
Sharko, à présent, allait, venait, incapable de tenir ses nerfs.
- À l'autopsie ? Merde, Nicolas, tu sais que...
- Tout le monde était occupé, il n'y avait personne d'autre. Elle m'a assuré que ça irait.
- Évidemment, qu'elle t'a assuré que ça irait ! Que voulais-tu qu'elle te dise d'autre ?
En colère, Sharko composa le numéro de sa moitié. Personne ne répondit. Inquiet, il claqua son téléphone sur le bureau et revint vers l'écran de l'ordinateur.
- Tout ce qu'on va se raconter maintenant ne doit en aucun cas parvenir aux oreilles de l'équipe, et encore moins de Lucie, d'accord ? Cette histoire, ces photos. Je lui en parlerai moi-même quand le moment sera opportun. J'ai ta parole ?
- Ça dépendra de ce que tu as à mettre sur la table.
Sharko inspira et essaya de retrouver son calme. La journée avait été horrible, et le cauchemar s'épaississait d'heure en heure.
- J'ai fait une batterie d'analyses de sang ces derniers temps. Lucie n'est pas au courant.
- C'est grave ?
- Non, non. Je voulais juste m'assurer que j'allais bien et que mon corps en avait encore sous le capot. Les examens standard, quoi. Je ne voulais pas inquiéter Lucie sans raison. Enfin bref, il y a environ un mois, mon infirmier s'est fait agresser à proximité de mon immeuble, du côté du parc de la Roseraie. On lui a mis un coup sur le crâne, il s'est effondré et on lui a fait les poches. Papiers, argent, montre. L'agresseur a aussi emporté sa mallette. À l'intérieur, il y avait les prélèvements sanguins de la matinée, dont les miens. Le sang, sur les murs de la salle des fêtes, il vient assurément de là.
Bellanger tenta de mesurer la portée de ce qu'il venait d'entendre. Si Sharko disait vrai, l'individu en question présentait tous les signes du dangereux déséquilibré.
- On a une description de l'agresseur de l'infirmier ?
Sharko secoua la tête.
- Rien à ma connaissance. L'infirmier a porté plainte au commissariat de Bourg-la-Reine. Je dois absolument vérifier l'état du dossier. Ils ont peut-être un signalement, des pistes.
Bellanger désigna son écran du menton, l'air grave.
- Le message te parle ? Avec tout ce que tu viens de me raconter, il est évident que c'est à toi que notre inconnu s'adresse. Il savait, vu la bizarrerie de son acte, que le sang serait analysé par les gendarmes et qu'on remonterait à toi.
Sharko se pencha vers l'avant, les deux mains sur le bureau. Une grosse veine battait au milieu de son front.
- « Nul n'est immortel. Une âme, à la vie, à la mort. Là-bas, elle t'attend. » Que dalle. Qui m'attend, et où ?
- Réfléchis. T'es sûr que...
- Si je te le dis !
Il se remit à marcher nerveusement, le menton collé au sternum. Il réfléchissait, essayait de comprendre le sens du curieux message. Trop difficile, vu son état de tension. Pendant ce temps, Bellanger relia son ordinateur à une imprimante.
- Je vais leur expliquer, aux Bretons, mais sans leur en dire trop, fit-il. Qu'est-ce qu'on a, comme pistes ?
Sharko plia la photo imprimée que son chef lui tendait et la fourra dans sa poche. Il répondit avec un temps de retard.
- Des pistes ? Aucune. Hurault s'est fait liquider dans sa voiture à coups de tournevis qu'on n'a jamais retrouvé. Hormis mon ADN, on ne dispose d'aucune trace biologique ni papillaire, rien. Pas de témoins. On a tout épluché, interrogé les prostituées, les travelos du bois de Vincennes, les voisins de Hurault, les pistes ne mènent qu'à des impasses. Cet ADN, ça m'a causé un tas de problèmes, j'ai failli aller en taule. Personne n'a jamais voulu me croire.
- Avoue que l'hypothèse du type qui a abandonné l'un de tes poils de sourcil uniquement pour t'impliquer était un peu farfelue. Tu es intervenu le premier sur les lieux. Ce sourcil, il pouvait très bien venir de toi à ce moment-là. Contamination de scène de crime, ça arrive tout le temps, c'est bien pour cette raison qu'on est fichés.
- Et si je n'étais pas intervenu ce jour-là ? Vous auriez trouvé ce poil quand même, ça m'aurait plombé. Ce type veut m'en faire baver. Il a su garder le silence pendant plus d'un an pour ressurgir à quelques jours de Noël.
Sharko se sentit violé. Ses poils, son sang à présent... Si quelqu'un l'avait suivi, surveillé ces derniers mois, comment avait-il fait pour ne rien remarquer, lui, un flic ? À quel point ce mystérieux fantôme le connaissait-il ? Aujourd'hui, un fou furieux s'adressait à lui. Il le défiait ouvertement. Qui était-il ? Un type qu'il avait arrêté et qui avait purgé sa peine ? Le frère, le père, le fils d'un taulard ? Ou l'un des milliers de malades qui remplissaient les rues de la capitale ? Le flic avait déjà cherché, fouillé dans les fichiers de sorties de prison, même dans les archives d'affaires qu'il avait traitées par le passé. Sans jamais aboutir.
Soucieux, il pensa à Lucie, à sa propre stérilité, à ce bébé qu'elle voulait plus que tout au monde et qu'elle n'aurait peut-être jamais, à cause de toute cette crasse qui leur dévorait les neurones et les tripes.
- Lucie et moi, on va sans doute partir quelques semaines, confia-t-il, à court d'idées. J'ai besoin de faire le point, de souffler. L'enquête qui s'annonce avec la victime du congélateur et son amie disparue va être trop longue, trop difficile. Et ce truc de fou, qui me tombe dessus. Je n'ai pas besoin d'un psychopathe qui s'acharne sur moi et me menace. On doit quitter l'appartement, on doit...
Il s'appuya contre la cloison, le regard au plafond.
- Je ne sais pas ce qu'on doit faire. Pour une fois, j'aimerais juste pouvoir passer de bonnes fêtes de Noël, loin de toutes ces cochonneries. Vivre comme n'importe qui.
Bellanger le considéra sans animosité.
- Ce n'est pas à moi de te dire ce que tu dois faire, mais fuir les problèmes n'a jamais permis de les résoudre.
- Parce que, pour toi, un malade qui me colle aux baskets et qui sait où j'habite, c'est juste un problème ?
- J'ai surtout besoin de vous deux pour l'enquête. T'es le plus givré et le meilleur des flics que je connaisse. Tu n'as jamais rien lâché, et encore moins une affaire qui commence. Sans toi, l'équipe n'est plus la même. C'est toi que les autres écoutent. C'est toi qui mènes la barque. Et tu le sais.
Franck Sharko récupéra son téléphone portable sur le bureau. Ses muscles étaient raides, noueux, et il avait mal à la nuque. Tout ce fichu stress... Il se dirigea vers la porte, posa sa main sur la poignée et ajouta, avant d'ouvrir :
- Merci de me lancer des fleurs, mais j'ai un truc à te demander.
- Vas-y.
- Lucie s'absente assez souvent de chez moi en me donnant des raisons vaseuses. Elle dit qu'elle bosse, qu'elle traite de la paperasse, mais je sais que c'est faux. Elle rentre parfois au milieu de la nuit. Elle et toi, vous vous voyez ?
Bellanger écarquilla les yeux.
- On se voit, tu veux dire... - un silence. T'es cinglé ? Pourquoi tu dis ça ?
Sharko haussa les épaules.
- Laisse tomber. Je crois que je n'ai plus l'esprit très clair, ce soir.
La tête lourde comme un dossier criminel, il sortit et disparut dans le couloir.