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Lucie et Lise Lambert trouvèrent une place calme, à l'étage du fast food. Il était encore tôt pour le déjeuner, mais Lucie profita de l'occasion pour se commander un menu frites-cheeseburger-Coca bien diététique. Les simples odeurs de pain chaud et de viande cuite avaient suffi à lui donner faim.
En cours de route, elle en avait profité pour demander des informations sur Christophe Gamblin. Le journaliste semblait-il craindre quelque chose ? Lise Lambert ne lui avait rien appris de neuf, Gamblin avait eu un comportement normal et posé, prétextant une enquête de routine et un futur article dans son journal.
L'employée de la jardinerie déballait mécaniquement son sandwich. Des gestes qu'elle devait faire chaque jour, enfermée dans des journées qui se ressemblent toutes. Elle revint d'elle-même au sujet qui intéressait Lucie.
- Des espèces de flashes, puis des cauchemars, ont commencé trois ans après mon accident dans le lac, en 2007.
Elle soupira.
- Je voulais à tout prix m'éloigner d'Embrun, du lac, de... de la montagne. Apprendre à vivre ici, ça a été une période difficile.
Elle entrecoupait ses phrases de longs silences. Elle braqua ses yeux noisette sur Lucie. Des yeux qui avaient vu à quoi ressemblait la mort, et qui paraissaient avoir perdu de leur éclat d'origine.
- Je me souviens encore parfaitement comment tout a commencé. C'était un jour de grande chaleur, en plein été. Ma maison était une vieille bâtisse et, cette année-là, j'ai eu un problème de sanitaires. La tuyauterie s'était bouchée, il avait fallu aller au fond du jardin où se trouvait le puisard et... excusez-moi si je vous coupe l'appétit, ce que je raconte n'est pas très...
- Ne vous inquiétez pas.
- Enfin bref, il fallait verser là-dedans de la soude industrielle que j'avais de côté pour rétablir les écoulements vers les égouts. Quand j'ai soulevé la plaque, il y avait cette odeur d'œuf pourri très forte et je... je ne sais pas comment vous expliquer. Je me rappelle être tombée dans les gravillons, pas loin de l'évanouissement. On aurait pu croire que c'était à cause de la chaleur, des odeurs, mais j'ai vu une succession d'images inédites. Des images qui m'ont martelée à l'intérieur comme si on me les incrustait de force. Depuis ce jour-là, elles se sont manifestées sous la forme de cauchemars. Des mauvais rêves que je faisais presque toutes les nuits.
Lucie reposa son cheeseburger dans lequel elle avait à peine croqué. Elle se pencha vers l'avant, tout ouïe.
- L'odeur d'œuf pourri a réveillé chez vous des souvenirs enfouis, fit-elle calmement. Comme une madeleine de Proust.
- Exactement. J'ai alors eu une certitude, une réminiscence : j'avais senti exactement cette odeur-là le soir de ma chute dans le lac, trois ans plus tôt.
Lucie était désormais persuadée d'être sur la bonne piste. Le rapport entre les deux meurtres et les deux fausses noyades venait de lui sauter à la figure : le fameux sulfure d'hydrogène, à l'odeur si particulière.
- Ce soir-là, vous étiez dans votre canapé, avec votre chien. Vous regardiez la télé. D'où provenait cette odeur ?
- Je l'ignore. Je l'ignore vraiment. C'était autour de moi. Dans moi.
Lucie se rappelait les paroles du légiste concernant ce gaz. Il tuait à trop fortes doses, mais avait aussi la capacité de provoquer un évanouissement après inhalation, dans le cas de concentrations moindres. De plus, on ne le détectait pas facilement dans l'organisme, ce qui expliquait que les analyses sanguines de Lise Lambert, à l'hôpital, n'aient rien donné d'anormal. L'assassin s'en était-il servi comme une sorte d'anesthésique et pour éviter que Lise Lambert ne se noie réellement en respirant de l'eau ? Mais dans quel but ?
- Parlez-moi de vos cauchemars, de ces images qui vous harcèlent.
- C'est toujours la même scène. Il y a une musique qui tambourine. Je reconnais le générique de l'émission que je regardais, ce soir-là. Puis... une ombre danse sur les murs et au plafond dans mon salon. Une ombre qui grandit et rapetisse, une ombre qui m'effraie et tourne autour de moi. Comme une présence maléfique.
- Quelqu'un pouvait-il avoir pénétré chez vous ? Un intrus ?
- J'y ai pensé, mais c'est impossible. Je ferme toujours ma porte à clé, c'est une manie. Rien n'avait été fracturé ou dérangé. Tous les volets étaient fermés. Personne ne pouvait entrer sans la clé. Mon chien aurait au moins aboyé.
- Votre chien était peut-être hors d'état de nuire ? Et si quelqu'un la possédait, cette clé ?
- Non, non. Personne ne possédait la clé de ma maison.
- Vous l'aviez peut-être perdue auparavant ? Vous aviez des doubles ?
- Non. Et j'ai déjà dit la même chose au journaliste. Je suis catégorique.
- Très bien. Je vous en prie, continuez.
Elle grattait la table machinalement. Lucie sentait que c'était difficile pour elle d'en parler.
- Ensuite, c'est flou, comme dans n'importe quel cauchemar. Je passe du salon à « ailleurs ». J'ai l'impression de flotter quelque part, dans le noir, et de voir deux yeux géants clignoter devant moi, régulièrement. Deux grands yeux rectangulaires qui m'envoient de la lumière en pleine figure toutes les cinq secondes. Mon corps se pose, je suis allongée sur quelque chose de doux, de dense. Des draps, je crois... Des dizaines et des dizaines de grands draps blancs, comme des linceuls qui m'enveloppent. J'ai l'impression d'être morte, qu'on m'enterre. Ça gronde sous moi, autour de moi, un bruit indéfini, métallique, agressif, jusqu'à ce que tout s'arrête. Puis je vois une énorme cascade d'eau me tomber dessus. Elle a l'air de dévaler du ciel noir, me submerge. J'agonise, je me sens mourir. Et je...
Ses doigts s'étaient à présent rétractés autour de son gobelet en carton. Elle secoua la tête.
- Voilà... Fin du cauchemar. Chaque fois, je me réveillais dans mon lit avec l'impression d'étouffer, le souffle coupé et tout en sueur. C'était horrible, et heureusement qu'ils ne me hantent plus.
Elle se frotta les mains l'une contre l'autre. Lucie essayait de comprendre le sens de son cauchemar, en vain. Elle termina d'écrire et décida de changer d'orientation.
- La station de ski de Grand Revard, ça vous dit quelque chose ?
La jeune femme mit un peu de temps à répondre.
- Oui, bien sûr. Je... J'y suis allée plusieurs fois avant d'arrêter définitivement le ski, un an avant ma noyade dans le lac.
Lucie griffonna de nouveau sur son carnet. Elle tenait quelque chose de bien concret, cette fois, et avait la quasi-certitude que c'était là-bas que l'assassin, d'une façon ou d'une autre, s'était procuré les clés des maisons de ses victimes.
- Et vous logiez à l'hôtel je suppose ? Lequel ?
- C'étaient Les Barmes.
- Jamais Le Chanzy ?
- Non, non. Les Barmes. J'en suis sûre.
Lucie nota le nom, déçue. Pas de point commun avec les autres victimes de ce côté-là. La flic réfléchit et posa d'autres questions sur les séjours au ski, sans rien déceler de décisif.
Elle se retrouva rapidement à court d'idées, avec l'impression que Lambert ne lui apprendrait plus rien de neuf. Mais elle ne voulait pas repartir sur une défaite, elle ne pouvait pas lâcher la piste. Pas maintenant.
Le mot piste résonna dans sa tête et lui fit tenter une dernière question.
- Vous m'avez dit avoir arrêté définitivement le ski. Pourquoi ? À cause de quelque chose ? De quelqu'un ?
Lambert remonta la manche de son pull, dévoilant une grande cicatrice.
- Je me suis cassé le coude en dévalant une piste noire à Grand Revard. J'ai eu la peur de ma vie. Depuis ce temps-là, impossible de mettre les pieds sur des skis.
Lucie se redressa, aux abois. Un tilt, dans sa tête.
- Suite à cet accident, on a dû vous emmener à une clinique, un hôpital ?
- Oui. Centre hospitalier... hmm... Les Adrets, je crois, à Chambéry.
Lucie entoura le nom sur son carnet. Elle se remémora les cartes de l'atlas routier : Chambéry se situait juste sous Aix-les-Bains, en plein cœur du cercle d'action du tueur. Elle se redressa et sortit son téléphone portable.
- Christophe Gamblin vous avait posé cette question-là ?
- Non, je ne m'en rappelle pas.
- Je reviens.
À l'extérieur, elle passa un coup de fil à Chénaix. Ils échangèrent quelques mots, et Lucie lui expliqua les raisons de son appel :
- J'en reviens aux deux victimes du lac. Tu sais, ces rapports faxés par le SRPJ de Grenoble ?
- Je n'allais pas tarder à t'appeler à ce sujet, j'ai une nouvelle. Mais vas-y, toi d'abord. Ça avance de ton côté ?
- Je crois, oui. Je n'ai malheureusement pas les rapports d'autopsie sous les yeux, mais peux-tu me dire rapidement si nos skieuses assassinées présentaient des fractures quelconques ? Le genre de blessures que l'on peut se faire au ski ?
- Attends deux secondes...
Lucie perçut un froissement de feuilles. Elle allait, venait, frigorifiée, devant le fast food.
- J'ai, oui... Alors, clavicule pour l'une, et tibia pour l'autre. Enfin, ce sont les blessures les plus remarquables. Il y en a de nombreuses autres et...
- Les flics auraient-ils pu passer à côté de la piste d'un hôpital où elles seraient allées toutes les deux ?
Un silence.
- Évidemment. Tous les skieurs font des chutes, aussi bons soient-ils. Et vu la recalcification des os, mon confrère a estimé l'apparition de ces fractures à un an avant la date du décès pour l'une, et encore plus longtemps pour l'autre. Bref, rien qui puisse faire clignoter une lumière rouge chez nos collègues grenoblois, je pense. Les rapports d'autopsie comportent plus de soixante pages et regorgent de données de ce genre. La plupart du temps, vous ne les lisez même pas, vous, les flics. Tu crois qu'il y a quelque chose à creuser là-dedans ?
- Si je crois ? J'en suis presque sûre. Tu pourrais vérifier que les deux victimes sont passées par ce centre hospitalier ? Il s'appelle Les Adrets, à Chambéry.
- Désolé, je n'ai pas plus de facilités que toi pour accéder à ce genre d'informations, ça fait partie du domaine privé, alors je passe mon tour là-dessus, mais... Attends deux secondes. Les Adrets, ça me dit quelque chose. C'est un très gros CHR ça, non ?
- Je n'en sais rien.
Lucie entendit des clics de souris.
- Oui, c'est bien ça, fit le légiste. Internet me raconte que ce centre hospitalier est réputé depuis longtemps pour son service de chirurgie cardiaque. Pas mal d'Italiens et de Suisses franchissent les frontières pour venir s'y faire opérer. Les équipes médicales ont été parmi les précurseurs d'une technique d'opération très particulière : la cardioplégie froide.
- De quoi s'agit-il ?
- Elle consiste en l'injection d'un liquide très froid qui va provoquer l'arrêt volontaire du cœur, afin de faciliter l'intervention chirurgicale sur celui-ci. Après l'opération, on fait repartir le muscle progressivement, avec le processus inverse : on réchauffe le sang.
Ses explications médicales parlaient à Lucie. Arrêt du cœur par le froid, redémarrage du muscle par le réchauffement... La mort, la vie, le froid... De parfaites analogies avec ce qui s'était passé dans les lacs. Ça ne pouvait pas être une coïncidence. La flic avait désormais la quasi-certitude que son tueur travaillait - ou avait travaillé - dans ce centre hospitalier. Il y avait alors probablement croisé les victimes au moment de leur accident de ski. Christophe Gamblin avait-il lui aussi trouvé cette piste ?
- Un énorme merci, Paul. Tu disais que tu devais m'appeler ?
- Oui. Les analyses toxico de notre victime du congélateur viennent de revenir. Tu te souviens, toute cette eau dans son estomac et sa vessie ?
- Oui.
- Elle était salée, avec une teneur en microbes et bactéries démente. Les laborantins ont même trouvé des micro-débris de kératine, de squames de peau et des poils d'individus différents.
Lucie avait oublié le froid qui l'entourait et lui rougissait les joues. Elle était figée, au beau milieu du parking, le téléphone collé à l'oreille.
- Des poils d'individus différents ? Qu'est-ce que ça signifie ?
- Je ne suis pas catégorique à cent pour cent, mais j'ai le sentiment qu'il pourrait s'agir d'eau bénite.
- De l'eau bénite ?
- C'est une supposition qui me paraît très légitime. Dans quel genre d'eau salée peut-on déceler des déchets organiques de différentes personnes ?
- Une fontaine, la mer ?
- Les fontaines ne sont pas salées, et l'eau de mer contient d'autres éléments. Non. Cette eau devait se trouver dans un bénitier ou un endroit où les gens trempent leurs mains. À mon avis, ton assassin l'a forcé à se gaver d'eau censée chasser le démon.
Lucie resta sans voix. Elle réfléchit un instant et demanda :
- Et dans les autres estomacs ? Les victimes du lac ? On a ce genre de...
- Je vois où tu veux en venir, mais rien n'est notifié dans les rapports. Bon, je te laisse. Au fait, j'ai raté Madonna hier, et ma femme n'a pas enregistré. C'est pas cool.
Chénaix raccrocha. Encore sous le choc de la révélation, la flic remonta en quatrième vitesse. De l'eau bénite, maintenant, pour chasser le diable. Elle mit cette aberration de côté et se dit qu'elle tenait peut-être son point commun entre les différentes victimes : le centre hospitalier des Adrets. Elle ignorait encore les motivations réelles de son tueur, mais elle se savait sur la bonne voie.
Elle vida son plateau-repas à la poubelle et remercia Lise.
Une fois enfermée au calme dans sa voiture, elle appela Nicolas Bellanger et livra ses découvertes. Elle voulait partir là-bas, à Chambéry, pour mener l'enquête. Mais son chef de groupe souhaitait d'abord analyser la situation, éventuellement placer le SRPJ de Grenoble sur le coup, puisqu'ils étaient les initiateurs du dossier. Lucie mit toute sa verve à essayer de le convaincre, elle le connaissait bien : si la Crim' de Paris résolvait l'affaire, Bellanger marquerait des points auprès du directeur de la PJ. Elle certifia également que, avec ses trouvailles, ils obtiendraient sans mal le 18-4, une mention du procureur sur la commission rogatoire qui élargissait leur domaine de compétence hors Paris et Petite Couronne. Cela leur permettrait de fouiner du côté de la région Rhône-Alpes dans les règles, sans que le SRPJ de Grenoble s'en mêle pour le moment. Ils parlèrent encore cinq minutes, et Lucie raccrocha dans un demi-sourire. Elle savait qu'elle avait gagné la partie.
Mais, très vite, son cœur se serra. Elle allait peut-être coincer de ses propres mains un tueur de femmes, planqué au fond de ses montagnes depuis plus de dix ans.