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Le centre hospitalier des Adrets ressemblait à une gigantesque barre de granit accrochée à la végétation. Le complexe qui s'étendait sur plusieurs hectares abritait une vingtaine de bâtiments, de la gériatrie à la maternité, et faisait office de centre référent pour la région Rhône-Alpes tout entière. L'environnement était agréable, les montagnes enneigées dansaient tout autour, telles des prêtresses majestueuses.
Après avoir franchi un poste de garde - on contrôlait les accès aux parkings pour éviter les abus, surtout en saison touristique, - les deux flics se garèrent à proximité des urgences. Le centre hospitalier était immense, labyrinthique. Sharko, qui avait conduit sur les routes glissantes depuis l'hôtel, coupa le contact. Il lissa sa cravate couleur anthracite du bout des doigts.
- On va faire les choses calmement, dans l'ordre. Toi, tu vas en cardiologie pour obtenir des informations sur les opérations à cœur ouvert et l'hypothermie. Moi, je commence par les urgences, là où arrivent, je suppose, toutes les fractures. Je vérifie que les victimes des lacs sont bien toutes passées par ici et j'essaie de récupérer la liste du personnel de l'époque. Peut-être une identité ressortira-t-elle. On garde nos portables allumés.
Lucie embarqua la pochette bleue contenant les rapports d'autopsie. Tous deux sortirent et remontèrent le col de leurs manteaux. Des cristaux de gros sel crissaient sous leurs semelles, tandis que la fraîcheur de l'air leur piquait le visage. Vu la couleur du ciel, il était fort probable qu'il neige encore.
- Et évite de crier à tout-va que t'es flic, avertit Sharko. Notre homme peut être n'importe qui. S'il se trouve encore entre ces murs et s'il a effectivement tué Christophe Gamblin, il doit être à cran.
Elle acquiesça, enveloppée dans son manteau comme un rouleau de printemps. Sharko la tira jusqu'à lui et voulut lui donner un baiser, mais elle détourna la tête et s'éloigna. Seul, le commissaire contempla un temps le paysage dans un soupir.
- Conneries ! murmura-t-il suffisamment fort pour que Lucie puisse l'entendre.
Le professeur Ravanel dirigeait l'unité de chirurgie cardio-vasculaire, comprenant une trentaine de personnes. Debout dans un vaste bureau contenant putter et balles de golf dans un coin, Lucie lui tendit la main et se présenta rapidement.
Une fois l'effet de surprise passé, le chirurgien l'invita à s'asseoir poliment. La flic avait déjà patienté une heure dans le hall de l'hôpital et enchaîné deux cafés avant de le rencontrer. Aussi, sans entrer dans les détails de son enquête, elle lui demanda s'il avait entendu parler de Christophe Gamblin - il répondit que non - et de ces cas de « résurrection » dans les lacs d'Embrun et de Volonne, en 2003 et 2004.
- Pas spécialement, non. Je voyage beaucoup entre ici et la Suisse, où je dois bien passer la moitié de mon temps. Si mes souvenirs sont bons, à l'époque, j'opérais de l'autre côté de la frontière.
Il avait une voix forte mais posée, un peu comme son Sharko. Lucie avait placé la pochette bleue sur ses genoux, ainsi que son téléphone portable où venait d'arriver un SMS de sa moitié qu'elle lut du coin de l'œil : Point commun OK. Les 4 victimes hospitalisées ici. Je creuse. Et si tu fais toujours la gueule, tant pis.
La flic eut un sentiment de satisfaction et poursuivit ses questions.
- En quoi consiste votre spécialité, la cardioplégie froide, exactement ?
- On pourrait aussi l'appeler hypothermie thérapeutique. En temps normal, on ne peut pas opérer un cœur facilement, du fait de l'existence de contractions cardiaques et de mouvements respiratoires. On est donc obligé de ralentir fortement la fréquence du cœur, voire de l'arrêter. Mais, vous devez le savoir, cela est incompatible avec la vie, car les organes ne seraient plus irrigués par le sang et ils ne seraient par conséquent pas oxygénés.
Il poussa une plaquette de présentation vers Lucie. Des dessins clairs et colorés illustraient parfaitement ses propos.
- On procède alors à deux techniques complémentaires l'une de l'autre. D'abord, la circulation extracorporelle. Comme vous pouvez le voir sur le schéma, elle consiste à faire circuler le sang dans des tuyaux, à le refroidir, l'oxygéner et le réinjecter dans les artères. Cela permet de court-circuiter le cœur et les poumons, et de plonger le corps en hypothermie...
Lucie scrutait attentivement les dessins explicatifs. Le corps étendu, la poitrine ouverte. Les gigantesques machines, les cadrans, les bouteilles, les tuyaux qui suçaient la vie d'un côté et la recrachaient de l'autre. Elle souhaita profondément ne jamais avoir à subir ce genre d'intervention.
- ...Ensuite, on va injecter un liquide riche en potassium et très froid - environ 4°C - dans les artères coronaires, ce qui va provoquer un arrêt immédiat du cœur. On peut alors opérer le muscle en toute sécurité. La clé du processus résulte dans ces liquides froids - sang et solution de potassium - qui freinent considérablement les besoins en oxygène de l'organisme et limitent donc les risques.
Ravanel manipulait délicatement une lime à ongles, faisant preuve d'une dextérité extraordinaire. Lucie referma la plaquette, la posa sur le bureau et sortit son petit carnet de notes.
- Je suppose qu'il y a un rapport direct entre vos techniques de chirurgie et ces gens qui reviennent parmi les vivants après une grave hypothermie accidentelle ?
- Vous supposez bien. L'hypothermie thérapeutique s'inspire directement des phénomènes naturels. Dans les années 1940, on opérait sur des cœurs palpitants parce qu'il n'y avait aucune autre solution. C'était risqué et souvent voué à l'échec. On pensait d'ailleurs, à l'époque, que le froid accroissait les besoins en oxygène de l'organisme. C'est après avoir relevé des cas d'hypothermie lors de chutes ou de noyades en montagne que les chercheurs ont commencé à investiguer : et si le froid ne tuait pas mais, au contraire, plongeait le corps dans une espèce d'état de veille ?
Il tourna la tête vers la large fenêtre qui ouvrait sur un paysage splendide. Lucie apprécia la vue, ça changeait de Paris.
- Les exemples ne manquent pas, et ils nous viennent d'abord des plantes et des animaux. Ces résineux que vous voyez, accrochés aux flancs des montagnes, sont capables de survivre à des températures de plusieurs dizaines de degrés sous zéro, alors que la glace les pénètre jusqu'à leurs cellules les plus profondes. La grenouille du Canada est peut-être l'animal le plus extraordinaire qui soit en matière d'hypothermie. Elle se dirige volontairement vers les régions les plus glaciales pour ralentir son métabolisme. À ce moment, sa température corporelle tombe proche du point de congélation, si bien que si on la lâche au sol, elle se brise en morceaux. Pourtant, elle est capable de fuir un prédateur sur-le-champ. On cherche aujourd'hui à percer ses secrets.
Il parlait lentement, avec calme, et Lucie appréciait ce moment. Ravanel était le genre d'interlocuteur avec lequel elle se sentait à l'aise.
- Et on a réussi ?
- Pas encore, mais nul doute que cela viendra. En tout cas, on sait que cette capacité à tromper la mort par le froid, cette flexibilité métabolique est ancrée quelque part, au fond de nos cellules humaines. En mai 1999, une étudiante norvégienne qui faisait du ski s'est retrouvée coincée dans une cascade gelée, avec la partie supérieure du corps complètement enfoncée dans la glace. Elle a été secourue sept heures après sa chute, sans pouls, hypothermique, mais vivante... Mitsukata Uchikoshi, un Japonais blessé et égaré en pleine montagne, a été retrouvé en état d'hibernation après vingt-quatre jours sans eau ni nourriture. La température de son corps n'était plus que de 22°C.
Le professeur rangea sa lime à ongles dans un tiroir et repositionna correctement le stylo placé dans la poche de sa blouse. Chacun de ses gestes était précis, mesuré. Un homme qui avait l'habitude de parler, de s'adresser à un public, de faire bonne figure. Il continua :
- Tous ces cas nous montrent que nous avons quelques reliquats évolutionnistes de l'adaptation de l'animal en milieu aquatique. Si le corps humain est placé dans une eau ne dépassant pas 17°C, il va essayer de s'adapter. Ralentissement instantané du rythme cardiaque jusqu'à l'arrêt parfois, redistribution du sang vers les organes centraux, alvéoles pulmonaires qui se remplissent de plasma sanguin. Bien souvent, il n'y a que la mort à la clé, mais certains cas exceptionnels sont encourageants pour la recherche.
Lucie nota rapidement les éléments qui lui paraissaient essentiels, puis revint dans le concret de son affaire :
- Vous parliez tout à l'heure de potassium pour arrêter le cœur. C'est un composé qu'on connaît bien dans la police, parce qu'il fait partie des armes du crime auxquelles nous avons déjà été confrontés.
Le chirurgien étala un sourire à dix mille euros.
- Une arme du crime quasiment indétectable, puisque, une fois les fonctions vitales arrêtées, le corps libère naturellement du potassium. L'imagination et l'intelligence de vos assassins sont sans limites.
- Si vous saviez... Moi aussi, je pourrais vous montrer des plaquettes de présentation de ce qu'ils sont capables de faire.
- Je vous crois sur parole.
Lucie lui rendit son sourire.
- À l'identique du potassium, le sulfure d'hydrogène pourrait-il représenter une autre façon d'arrêter le cœur ? Pas définitivement, je veux dire.
Les épais sourcils du professeur ne formèrent plus qu'une barre sombre, à présent.
- Comment avez-vous entendu parler de cela ?
Lucie sentit brusquement qu'elle avait mis les pieds là où il fallait. L'homme réagissait positivement, et non comme si elle avait prononcé une aberration. Elle n'avait pas le choix : elle allait devoir lâcher du lest pour tenter de comprendre.
- Ce que je vais vous raconter doit rester strictement confidentiel.
- Vous pouvez compter sur moi.
- Si je suis ici, c'est que je soupçonne l'un des employés du centre hospitalier d'avoir tué deux femmes et d'en avoir endormi deux autres avant de les jeter dans des lacs gelés.
Gaspar Ravanel la fixa longuement, sans desserrer les lèvres. Enfin, il lâcha :
- Quelqu'un de mon équipe, vous voulez dire ?
- J'aurais des raisons de le penser ?
- Absolument pas. Les gens avec qui je travaille sont parfaitement intègres. De l'aide-soignant au médecin, les profils sont scrupuleusement étudiés, les entretiens sont réguliers. Notre hôpital est une référence française.
Il s'était redressé, marquant à présent une position sur la défensive. Lucie embraya :
- Ce qui, en soit, n'empêche rien. Mais je ne crois pas que l'homme que je recherche travaille avec vous. C'est plutôt quelqu'un qui a été en contact avec des victimes arrivées aux urgences à la suite de fractures. Il doit aussi connaître cette spécialité propre à votre hôpital. Ces opérations par le froid, cette façon d'arrêter le cœur, de provoquer une mort artificielle, doivent le fasciner. Peut-être a-t-il été écarté de votre équipe ? Peut-être est-il un infirmier qui se prend pour Dieu ? Un aide-soignant qui voyage de service en service ? Cela ne vous suggère personne en particulier ?
Il secoua la tête.
- Non. Le personnel tourne souvent et, moi-même, je m'absente régulièrement. Beaucoup de monde circule entre ces murs, y compris des étudiants.
Lucie ouvrit une pochette, trifouilla et poussa deux feuilles vers le médecin.
- Je me doute. Voici des extraits des rapports d'autopsie des deux victimes et les résultats de la toxico. Chaque fois, il est question de sulfure d'hydrogène dans l'organisme. L'assassin s'en est pris à quatre femmes au moins. Concernant deux d'entre elles, je pense qu'elles ont été mises K-O au sulfure d'hydrogène avant d'être jetées dans de l'eau glaciale. Cette nuit-là, ce même assassin a appelé les secours, et les victimes ont pu être finalement sauvées.
Pour la première fois depuis le début, le professeur parut déstabilisé.
- On dirait que vous me parlez là d'animation suspendue.
- Animation suspendue ? En quoi cela consiste-t-il ?
Le Suisse se recula sur son siège, l'air soucieux.
- Des recherches plutôt confidentielles ont actuellement lieu sur le sujet. On s'est rendu compte que de nombreux tissus organiques produisaient de façon naturelle du sulfure d'hydrogène et que la plus haute concentration était fabriquée dans le cerveau. Vous imaginez ? On a utilisé le H2S comme arme chimique durant la Seconde Guerre mondiale, alors vous pensez bien que ces découvertes ont interpellé. On s'est donc intéressé de très, très près à ce composé métabolisé naturellement à très faibles doses dans notre organisme. Une étude sérieuse a été menée sur des souris, principalement au centre de recherche sur le cancer Hutchinson, à Seattle.
Lucie essayait de noter au fur et à mesure. Cerveau fabrique H2S, centre cancer à Seattle, étude sur souris...
- Après d'innombrables échecs, les chercheurs ont finalement découvert qu'en faisant inhaler aux souris une dose extrêmement précise de sulfure d'hydrogène, elles se mettaient en « animation suspendue » : leur fréquence respiratoire passait d'une centaine de cycles par minute à moins de dix, et leur cœur ralentissait considérablement. Il suffisait ensuite de les mettre dans un environnement froid pour que leur température chute drastiquement et conserve cet état de veille organique. Les souris reprenaient alors tranquillement leur activité quelques heures plus tard, après réchauffement, et sans aucune séquelle.
Rapidement, il s'empara d'une feuille blanche et fit un croquis.
- Avez-vous déjà joué aux chaises musicales ? Des candidats tournent autour de chaises et, au signal, tous peuvent s'asseoir sauf un, qui est éliminé. Imaginez une cellule organique identique à une table ronde, avec, autour d'elle, des chaises libres, où s'installent d'ordinaire des atomes d'oxygène, qui permettent aux cellules de respirer. Vous visualisez ?
- Tout à fait.
- On a découvert que le sulfure d'hydrogène possédait la propriété de « voler » les chaises de l'oxygène. Comme dans le jeu des chaises musicales, les chercheurs ont pensé que l'on pourrait donner à des souris un peu de sulfure d'hydrogène qui viendrait s'approprier les emplacements réservés à l'oxygène. Disons que le sulfure occuperait huit chaises musicales sur dix. De ce fait, les cellules ne pourraient pas utiliser, pour « respirer », les chaises occupées par le sulfure, et elles se mettraient, en conséquence, à économiser considérablement les deux atomes d'oxygène disponibles sur les deux dernières chaises. Vous comprenez ?
- Parfaitement.
- C'est peut-être ce qui s'est passé dans le cas de notre skieuse ou avec le Japonais, de façon naturelle : les chercheurs pensent que leur organisme s'est mis à métaboliser davantage de sulfure d'hydrogène pour occuper plus de chaises et réduire naturellement la consommation d'oxygène, sans qu'il y ait pour autant danger d'empoisonnement.
Lucie essayait de rassembler les informations, d'emboîter les pièces du puzzle.
- Vous me parlez d'essais sur des souris, il n'est donc pas encore question d'humains ?
- Jamais de la vie. Vous pensez bien qu'il faut des années de recherche, de tests et des milliers de pages de protocoles pour envisager d'appliquer ces méthodes à des êtres humains. Surtout avec un produit si dangereux. On ne parlera pas d'essais cliniques avant cinq à dix ans. Mais les possibilités sont énormes. Avec cette technique d'inhalation, on pourrait réduire les dommages irréversibles causés sur les tissus durant le transport de patients vers l'hôpital, lors d'attaques cardiaques, par exemple.
Gaspar Ravanel éventa les feuilles des rapports d'autopsie devant lui.
- De quand datent vos pages ?
- 2001 et 2002.
- C'est incompréhensible. Les recherches sur le sulfure d'hydrogène ont à peine trois ans, et la découverte de leur application est plutôt due au hasard qu'à autre chose. Elles n'existaient purement et simplement pas au moment de ces crimes.
Il réfléchit en secouant la tête.
- Non, impossible.
- Impossible pour vous, parce que vous êtes médecin, chercheur, et que vous sauvez des vies. Mais imaginez qu'une espèce de détraqué ait fait cette découverte par hasard ou je ne sais comment, et qu'il se la garde jalousement. Lui n'attend pas les protocoles. Il se croit au-dessus des lois et n'a aucun remords à supprimer des vies. Imaginez simplement cela possible, et essayez de me dire ce que ces actes criminels vous suggèrent.
Après une hésitation, il repoussa les feuilles vers Lucie, l'index planté sur l'une d'elles.
- Je vois une concentration de H2S de 1,47 microgramme dans le foie sur la première victime. Sur celle de 2002, on descend à 1,27 microgramme, mais ça reste mortel. 2003 et 2004, vous me dites que les victimes étaient en vie, retrouvées en état d'hypothermie. C'est bien cela ?
- Exactement.
- Donc, probable que les concentrations en H2S étaient encore moindres.
Il garda le silence quelques secondes, hésitant, puis se lança finalement :
- Si j'osais, je vous dirais que la personne que vous recherchez faisait des essais directement sur des êtres humains. Des essais d'une méthode qu'il avait découverte d'une façon ou d'une autre, et qui n'existait pas encore officiellement. De ce fait, cette personne possède probablement l'outillage qui permet de faire des dosages aussi précis - il s'agit là de millièmes de grammes - mais aussi des documents, des notes manuscrites pleines de formules qui retracent ses découvertes.
Lucie prit la remarque comme elle était : cohérente, plausible. Elle répliqua du tac au tac :
- Mais pourquoi les lacs gelés ?
- Pour combiner les deux, cumuler les effets. L'animation suspendue pour freiner les fonctions vitales, les eaux glaciales d'un lac pour les suspendre complètement. Les deux premières victimes étaient des échecs - trop de H2S, elles en sont mortes avant même d'atterrir dans l'eau, - et les deux suivantes, des succès : il a trouvé le bon dosage. En temps normal, la plupart des chutes dans les lacs gelés sont mortelles, le corps à beau essayer de survivre, cela ne fonctionne pas. Mais imaginez une personne aux fonctions vitales déjà ralenties par l'animation suspendue. Un corps déjà apprêté à franchir la frontière, si vous voulez. Dans ce cas, les chances de plonger l'organisme en hibernation sont beaucoup plus fortes.
Lucie voyait des zones d'ombre s'éclairer progressivement. Elle imaginait un homme - un médecin raté, un chercheur fou, un passionné de chimie organique - en train de s'amuser avec des cobayes humains. D'un autre côté, elle songeait au profil des victimes, qui avaient des caractéristiques physiques proches : jeunes, brunes, élancées, yeux noisette. Son tueur était peut-être un mélange des genres, une espèce de scientifique psychopathe, un sadique, capable d'enlever et de tuer tout en expérimentant. Où se situait sa prise de plaisir ? Avait-il pour objectif de montrer qu'il était capable de repousser les limites de la mort ? De voir des gens revenir de l'au-delà ?
Elle pensa à Christophe Gamblin, recroquevillé au creux de la glace, dans son congélateur. À ce trou creusé dans la tôle, à cet œil sadique qui avait dû l'observer, jusqu'au dernier souffle, pour lentement le voir agoniser. Agonie... Elle s'arracha à ses pensées et constata que son stylo noircissait inutilement son carnet. Elle revint à son interlocuteur :
- Est-ce que le terme Agonia, ça vous parle ?
Ravanel consulta son téléphone portable qui vibrait.
- Si vous permettez...
Il se leva, se contenta de répondre par des « oui » et des « non », avant d'annoncer qu'il arrivait. Il raccrocha et resta debout, les mains dans les poches.
- Cette conversation était très intéressante, mais je vais devoir vous laisser. Cependant, pour en revenir à Agonia, oui, ce terme me parle. Il y a, là encore, un rapport très fort avec la vie et la mort. L'agonie, c'est un peu la représentation de la flamme vacillante, prête à s'éteindre : une fois le processus en route, la marche vers le trépas est inéluctable. Le corps ne peut plus revenir en arrière.
D'un geste de la main, il invita Lucie à se lever. Ils firent quelques pas dans le couloir et s'arrêtèrent devant un ascenseur, où le professeur termina ses explications.
- D'un point de vue purement médical, le concept d'agonie est un peu plus compliqué que l'image symbolique de la bougie. En termes techniques, on parle d'abord de mort somatique, qui correspond à l'arrêt des fonctions vitales : cœur, poumons, cerveau. Des machines branchées sur le patient rendraient des courbes complètement plates, si vous voulez, et le décès serait déclaré officiellement. Mais ce n'est pas pour autant que les organes, eux, sont morts. À ce moment, le retour à la vie est théoriquement toujours possible, même si cela n'arrive jamais. Disons que l'organisme est entre deux mondes : mort, mais pas complètement.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent. Le professeur appuya sur un bouton pour les bloquer et resta dans l'entrebâillement.
- Après la mort somatique, il se passe cette fameuse phase d'agonie qui, à cause de la privation d'oxygène, va conduire une à une, et de façon irréversible cette fois, les cellules vers leur mort organique. Elles vont alors se dégrader à des vitesses différentes : cinq minutes pour les neurones du cerveau, quinze pour les cellules cardiaques, trente pour celles du foie... Puis les autres tissus vont mourir progressivement, jusqu'à conduire à ce que vous connaissez bien dans la police.
- La putréfaction.
- Exactement : dégradation des protéines, action des bactéries. Mais vous l'avez bien vu avec votre affaire : une personne aux fonctions vitales inexistantes - somatiquement morte - peut très bien, dans de très rares cas, revenir à la vie. Ces exemples d'hypothermie repoussent réellement la définition de la mort que l'on déclarait, il y a encore quelques dizaines d'années, dès l'arrêt de la respiration.
Lucie se sentait mal à l'aise. Ces histoires de « morts, mais pas complètement » l'interpellaient.
- Et l'âme, là-dedans ? Quand quitte-t-elle le corps ? Entre les deux morts ? Avant ou après la mort somatique ? Dites-moi quand.
Le professeur sourit.
- L'âme ? Sachez que tout n'est que signaux électriques. Vous avez vu la plaquette que je vous ai montrée sur la circulation extracorporelle. Quand on débranche le câble, tout s'arrête. Vous avez déjà assisté à des autopsies, je présume, vous êtes aussi bien placée que moi pour le savoir.
Le chirurgien la salua et dit, avant de disparaître :
- En tout cas, tenez-moi au courant, votre affaire m'intéresse.
Une fois seule, la flic appela le second ascenseur, toute plongée dans les dernières paroles de son interlocuteur. L'âme, la mort, l'au-delà... Non, il ne pouvait pas s'agir que de signaux électriques, il y avait forcément quelque chose, derrière. Lucie n'était pas croyante, mais elle était persuadée que les âmes voguaient, quelque part, que ses petites filles étaient là, autour d'elle, et qu'elles pouvaient la voir.
Glacée par son entretien, elle regagna mécaniquement la sortie. Il neigeait assez fort. Des flocons plus compacts, plus volumineux qu'à Paris. Alors qu'elle réfléchissait à son entretien avec le professeur Ravanel, son regard buta sur l'arrière d'une ambulance qui filait, sirène hurlante. Les deux petites vitres arrière la fixaient comme deux yeux curieux.
Il y eut alors un déclic dans sa tête.
Elle courut vers des panneaux, au bout du parking, qui donnaient les directions des principaux services. L'un d'eux attira son attention. Immédiatement, elle ouvrit son carnet et relut les notes concernant le cauchemar de Lise Lambert.
Dans la minute, elle appela Sharko et annonça :
- Faut que tu viennes tout de suite.
- Pas maintenant. Je suis en train de galérer pour récupérer la liste du personnel et...
- Laisse tomber la liste. J'ai une intuition.