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L'arme au poing, Sharko enjamba les congères, chuta, se redressa et, une fois le chemin traversé, s'enfonça à son tour dans la forêt noire. Instantanément, il sentit ses muscles se gorger de sang, l'oxygène refluer par ses narines. Tout tournait, s'emmêlait dans sa tête. Brièvement, il entraperçut la silhouette courbée, entre les troncs, avant que la visibilité se réduise de nouveau. Elle était à quarante mètres devant lui, peut-être plus. Le froid le cingla davantage, toujours plus piquant. Sharko n'essaya même pas d'ajuster un tir. Trop de palpitations, et ses mains devaient ressembler à des pains de glace de toute façon.
Le flic peinait, sa poitrine s'enflammait déjà, ses chaussettes, dans ses mocassins, étaient trempées. Il maudit sa foutue manie d'enfiler des costumes par tous les temps et chercha le second souffle, accélérant encore la cadence.
Lucie avait vu Sharko droit devant elle, comme avalé par un monstre de glace. Elle s'était redressée et s'en voulait à mort. Elle courait d'habitude plus vite que lui et elle l'avait laissé partir. Elle souffla un grand coup sur ses mains pour les réchauffer, indécise pendant deux ou trois secondes. Que faire ? Elle empoigna son pistolet et tira la culasse, qui résonna dans un claquement sec. Puis réfléchit.
Non, inutile de s'engager dans le bois avec une telle douleur à la cheville. L'espace d'un instant, elle se dit qu'ils auraient dû se présenter ici avec du renfort. Elle sortit son téléphone portable. Malheureusement, à cause de la tempête, il ne captait pas. Ses yeux se braquèrent vers la sinistre demeure. Elle longea les pins et remarqua un petit soupirail, à droite du porche, au ras de la neige, éclairé de l'intérieur. Une fois devant la porte de la maison, elle la poussa brusquement et se plaqua contre le mur extérieur, retenant son souffle. Aucune réaction. Elle osa un, puis deux regards, canon braqué. Personne. Par petites expirations, elle pénétra dans le salon. Pas de coup de feu ni d'attaque : Agonla était probablement seul et l'unique voiture, dans l'allée, le confirmait. Elle balaya la pièce des yeux avec plus d'attention. Le téléviseur était allumé. La cheminée crépitait, des flammes se déployaient, nerveuses. Quelque part sous la toiture le vent sifflait.
Elle s'approcha prudemment, toujours sur le qui-vive. La pièce sentait le renfermé et la viande fumée. Agonla devait être terré ici comme une taupe. Les murs étaient aussi en pierre, jointoyés à l'ancienne. De grosses poutres zébraient le plafond, très haut. Lucie pensa à l'intérieur d'une vieille auberge médiévale. Comme une résonance à sa propre entorse, elle vit une paire de béquilles posées près d'un fauteuil, puis aperçut une autre porte ouverte, rembourrée de l'intérieur avec de l'isolant thermique - ou phonique. Un escalier. Une cave. D'où provenait la lumière du soupirail.
L'envie que tout s'arrête. Voilà ce qui poussait Sharko à puiser dans ses réserves, à s'arracher les poumons jusqu'à plonger son organisme dans le rouge. Le vent crachait de travers, aussi la partie gauche de son visage avait pratiquement gelé. Autour, les arbres se resserraient en une trame maléfique, comme s'ils voulaient l'écraser, l'humilier. Chaque mètre qu'il faisait était identique : des pins hiératiques, de la neige, un relief hostile en trompe-l'œil.
Avec la visibilité réduite, Sharko avait perdu son objectif de vue mais il savait qu'il s'en était rapproché. L'autre semblait courir beaucoup moins vite, courbé, ramassé. Le flic suivait le sillon creusé par les chaussures et les tibias de son prédécesseur. Les amas de neige atteignaient quarante ou cinquante centimètres à certains endroits. Il pensa à sa chevauchée, la nuit précédente, vers les marécages. Comme si, d'un coup, passé et présent se mêlaient. Il se retourna brièvement, incapable de dire où il était. S'il se perdait ici, si la neige recouvrait ses traces, c'était l'affaire de trois ou quatre heures avant qu'il crève de froid. Les montagnes ne pardonnaient pas.
Il continua sa progression, lourd, essoufflé. Il lui fallait Agonla, et vivant, si possible. Dans cette monotonie abjecte, il y eut alors une variation, un sursaut acoustique pareil à une note échappée d'une partition. Le flic tendit l'oreille : quelque part, de l'eau s'écoulait. Il pensa alors au torrent. C'était droit devant lui. Dans un sursaut de volonté, il parvint à accroître de nouveau la cadence de ses pas.
Barré par le serpent d'eau, son gibier allait être pris au piège.
Le corps lui apparut soudain, démantibulé comme un pantin, en bas des marches. Lucie tenait son flingue à deux mains, les yeux écarquillés.
Elle braquait Philippe Agonla. Ou ce qu'il en restait.
Il était immobile, les yeux ouverts vers le plafond, ses grosses lunettes à culs de bouteille écrasées en travers de sa figure. Quelque chose de sombre et visqueux coulait à l'arrière de son crâne. La flic descendit prudemment, prête à ouvrir le feu au moindre geste. Mais Agonla n'était plus de ce monde. La bouche serrée, elle posa deux doigts sur sa gorge. Pas de pouls.
Elle se redressa, abasourdie. Si Agonla était ici, raide mort, qui Sharko poursuivait-il ?
Elle observa sur le côté. La tête avait dû percuter le mur latéral, en témoignaient les marques de sang frais. Quelqu'un avait-il poussé Agonla dans l'escalier ?
Soudain, la porte de la cave claqua derrière elle. Lucie crut que son cœur allait exploser. Elle remonta en quatrième vitesse, persuadée qu'on l'avait enfermée. Elle l'ouvrit nerveusement.
Personne.
La porte d'entrée, en arrière-plan, se mit à osciller frénétiquement et finit par se refermer violemment, elle aussi.
Un courant d'air...
Lucie dut s'asseoir deux secondes, tant sa poitrine lui faisait mal. Elle essaya de retrouver ses esprits, pas le moment de flancher. Elle lança un regard vers le cadavre, écrasé dans le virage de marches. L'étrange luminosité de l'éclairage creusait des ombres inquiétantes sur ce visage fixe, disgracieux, aux yeux globuleux et noirs.
En boitant, Lucie sortit de la maison et appela Sharko. Ses cris lui parurent bien dérisoires, le vent dévorait, cisaillait, bâillonnait. Elle se planta dans le froid, chercha les traces de pas, en vain. Elle hurla, encore et encore, et n'obtint pour seule réponse que le rire sournois du grand vide.
Les eaux glaciales et impétueuses du torrent se dessinèrent enfin derrière les rafales de flocons. Sharko allait crever d'essoufflement. Ses yeux voyaient trouble. Certains troncs se dédoublaient, les creux et les bosses oscillaient, grossissaient, rapetissaient. Il braquait son arme partout, au moindre craquement. Du bras, il chassa la neige collée à sa joue et à son front. Son bonnet était resté accroché à une branche, quelque part, et ses cheveux étaient trempés. Ses pas pesaient des tonnes, ses pieds lui faisaient mal. Où était sa cible ?
Sharko plissa les yeux. Le sillon d'empreintes fonçait droit vers la rive surélevée de la rivière. Était-il possible que l'homme ait sauté là-dedans et qu'il ait traversé ? Les eaux étaient grises, bouillonnantes et semblaient profondes. Droit devant, de gros rochers en déchiraient la surface, provoquant des remous puissants qui dévoraient les flocons. Le courant était fort, bien trop fort pour espérer traverser sans se faire emporter.
Et pourtant, le sillon...
Le flic s'approcha encore, interloqué, les yeux rivés sur l'autre berge. Au moment où son pied se plantait au bord de la rive, une ombre, jaillie du dessous, se détendit et le tira violemment par le col de son caban. Sharko eut le temps de se dire Merde ! avant que son flingue lui échappe des mains, que son corps bascule dans le vide et tombe dans les flots enragés du torrent.
La seconde d'après, l'homme se releva du renfoncement dans lequel il s'était caché puis regarda le flic se faire emporter par les rapides, ses mains cherchant à agripper l'air, dans une eau qui ne devait pas dépasser les 5°C.
Le visage de Sharko disparut sous la surface et ne réapparut plus.
Ensuite seulement, l'homme se mit à courir vers la forêt.
Lucie essaya de nouveau son portable.
- C'est pas vrai ! Temps de merde ! Région de merde !
Inquiète, elle scruta les alentours. Où était Franck ? Pourquoi n'était-il toujours pas revenu ? Elle leva les yeux et aperçut un câble téléphonique. Elle retourna à l'intérieur et dénicha le téléphone, dans un coin, à gauche de la cheminée. Elle décrocha. Tonalité. Une bonne vieille ligne fixe. Numéro 17. Un gendarme au bout de la ligne. Tant bien que mal, Lucie expliqua la situation : le cadavre de Philippe Agonla, découvert chez lui, probablement assassiné. La fuite d'un homme dans les bois. Il fallait du renfort, et vite. Elle donna l'adresse, remonta les pans de son manteau et descendit dans l'allée enneigée, l'arme au poing.
Elle imagina un instant le drame - Franck, blessé quelque part dans cette forêt, se traînant dans la poudreuse - puis se ressaisit : il avait déjà traversé bien pire et s'en était sorti chaque fois. Pourquoi faudrait-il que cela cesse aujourd'hui ? Et puis, il était armé.
Pourtant, face aux ténèbres, à cette grande forêt muette, l'angoisse monta, d'un coup, et une autre intuition - vraiment mauvaise, cette fois - l'étrangla. Elle se dirigea vers l'extrémité de l'allée, le visage tout rouge et les larmes au bord des yeux. Le prénom de l'homme qu'elle aimait s'échappa de sa bouche dans un cri douloureux.
- Franck !
Seul le silence.
Elle rebroussa chemin, plongea des poignées de neige à l'intérieur de sa chaussette droite, histoire d'atténuer la douleur de ses tendons, et disparut à son tour dans les bois, sans cesser de crier.
Elle savait, cette fois, qu'il était arrivé quelque chose de grave.
Parce que, de la Mégane bleue de l'assassin d'Agonla, ne restaient plus que les traces de pneus.