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Des centaines de kilomètres carrés de désert nucléaire.
Ça avait commencé avec la perte de réseau des téléphones portables. Puis, au fur et à mesure que le 4 × 4 s'enfonçait vers le nord, la vie capitulait lentement. Sous le froid soleil de décembre, les lacs scintillaient et s'étiraient sur l'horizon, aussi lisses que des coquilles de nautilus. Les panneaux de signalisation, penchés ou couchés au sol, s'effritaient comme du carton brûlé, tandis que les arbres dépouillés se rapprochaient dangereusement du bitume.
Et puis ce blanc, aplati à l'infini. Cette neige qui ne fondait pas, que seuls les animaux sauvages foulaient. Des lapins, des chevreuils, des loups, nés de l'absence de l'homme. Dire qu'on ne se trouvait même pas dans la zone d'exclusion...
Malgré tout, bien plus au nord, l'humain refit surface. À un moment, Lucie crut traverser un village abandonné : les maisons étaient envahies de végétation, les routes déchiquetées, le temps était figé. Mais la vision d'un groupe d'enfants assis aux portes d'une maison en ruine lui glaça le sang.
- Qu'est-ce qu'ils font ici ?
Wladimir se gara le long de la route.
- Ce sont des réfugiés de l'atome. Nous sommes à Bazar, juste à la limite de la partie ouest du périmètre interdit. La ville avait été évacuée, mais des gens pauvres sont progressivement venus la repeupler. Les logements sont gratuits, les légumes et les fruits poussent à profusion et sont anormalement gros. Certains enfants ou adolescents se regroupent en bandes, vivant comme des meutes. Ces habitants-là ne se posent pas de questions et continuent à vivre. On les appelle les samossiols, « ceux qui sont revenus ».
Des feux brûlaient un peu partout, des ombres glissaient furtivement le long des maisons en brique. Sharko fut surpris en apercevant une petite décoration de Noël, suspendue au sommet d'un porche. Il évoluait dans une ville de fantômes, au cœur d'un monde replié sur lui-même, peuplé de gens qui n'existaient plus pour personne.
Wladimir tendit la main vers le commissaire, installé à l'avant.
- Donnez-moi la photo de cette femme que vous recherchez. Je vais aller leur demander s'ils ne l'ont pas vue, on ne sait jamais. Restez dans la voiture.
- Demandez aussi pour l'enfant.
Le commissaire lui donna les clichés de l'enfant de l'hôpital et de Valérie Duprès. Le jeune interprète s'éloigna de longues minutes, avant de revenir et de jeter les photos sur le tableau de bord.
- Rien.
Ils reprirent la route en silence. Plus loin, Wladimir désigna les imposants barbelés, entremêlés aux branches tortueuses de la forêt.
- La zone interdite se trouve de l'autre côté. Une poignée d'ouvriers travaille encore près du vieux sarcophage qui recouvre le réacteur numéro quatre pour contenir les fuites d'uranium. Des déchets radioactifs sont évacués deux fois par semaine vers la Russie avec de gros camions.
- Je pensais que tout était abandonné. Que plus personne ne s'aventurait là-dedans.
- Le lobbying nucléaire veut faire bonne figure, vous comprenez ? Ils ne font que déplacer la radioactivité en dépensant des sommes astronomiques. Au lieu de parler d'envoyer des fusées vers Jupiter, c'est cette cochonnerie qu'ils devraient mettre dans des fusées et expédier loin d'ici.
- Le bus de votre association n'a jamais pris en charge des enfants de Bazar ?
- On aimerait bien, mais ces gens n'ont aucun statut, pas de papiers. Ils n'existent pas. Alors, officiellement, on ne peut rien faire pour eux.
Ils longèrent les barbelés sur cinq kilomètres, traversèrent les premiers villages-étapes du bus : Ovroutch, Poliskyi... Chaque fois, le véhicule s'arrêtait et Wladimir interrogeait. Cette fois-là, un homme, devant la voiture, désignait la route. Wladimir revint en courant.
- Toujours rien, fit-il en redémarrant. Juste une moto, que cet habitant a vu passer assez lentement la semaine dernière. C'est tout.
- Quel genre de moto ? Le pilote était-il un homme ? Une femme ?
- Il n'en sait rien, à vrai dire. On aura peut-être plus d'informations à Vovchkiv. La moto allait dans cette direction.
Sharko se retourna vers Lucie. Ils étaient peut-être sur la bonne voie, certes, mais plus ils s'approchaient, plus l'espoir de retrouver Valérie Duprès vivante s'amenuisait. Ces territoires étaient trop hostiles, les gens qu'ils traquaient trop dangereux. Sans oublier ce sang, sur le mot caché dans la poche du gamin...
Ils arrivèrent à Vovchkiv, une dizaine de kilomètres plus loin : un morceau de XIXe siècle égaré dans l'apocalypse nucléaire. Des rues de terre défoncées, des charrettes chargées de pommes de terre, des landaus dépouillés en guise de cabas. Seules les maisons en brique, légèrement décorées aux couleurs de Noël, les Fiat et les Travia aux plaques d'immatriculation branlantes témoignaient d'une forme de modernité. Des habitants de tous âges vendaient leurs confitures de myrtilles, leurs champignons séchés, leurs conserves, assis devant chez eux, au cœur du froid. Les enfants participaient à l'ouvrage. Ils attelaient, poussaient, déchargeaient les produits de la terre destinés au troc ou à la vente. À voir toute cette nourriture, Lucie se rappela la carte des taux de césium, ainsi que la grosse tache rouge vif qui englobait l'endroit.
La radioactivité était là, dans chaque fruit, chaque champignon.
Et chaque organisme.
Wladimir gara le quatre roues motrices au bord de l'immense forêt, dans un petit renfoncement qui faisait office de parking.
- Nous sommes désormais au plus près de la zone interdite. Vovchkiv est l'un des derniers villages officiellement habités du périmètre 2. C'est à cet endroit exact que nous avons embarqué quatre enfants du village, il y a une semaine, avant de poursuivre notre route soixante-dix kilomètres plus au sud. Je vais en profiter pour aller saluer les parents des quatre petits qui sont actuellement en France, et interroger les habitants.
Wladimir s'éloigna avec les photos et disparut derrière une maison. Lucie observait autour d'elle, le regard inquiet. Les bouleaux et les peupliers sans feuilles, enchevêtrés comme des mikados, les routes de caillasse, ce ciel bien trop bleu.
- C'est effroyable, fit-elle. Ces gens, ces endroits perdus, si proches de ce qui n'est pour nous qu'un mot. Plus personne n'aurait dû habiter ici après la catastrophe.
- Ce sont leurs terres. Si tu les chasses d'ici, que leur reste-t-il ?
- Ils meurent empoisonnés à petit feu, Franck. Empoisonnés par leur propre gouvernement. Ici, le lait des mères ne protège pas leurs nouveau-nés, il les tue. Tous les regards sont braqués sur Fukushima alors que là, devant nous, on assiste à un génocide nucléaire. C'est purement et simplement monstrueux.
Lucie se caressa le ventre, pensive, tandis que Sharko en profitait pour sortir se dégourdir les jambes, enfonçant son bonnet sur son crâne et remontant bien ses gants. Il fixa la profonde forêt, songeant au monstre situé à tout juste trente ou quarante kilomètres. Lucie avait raison : comment pouvait-on abandonner tous ces gens à leur triste sort ?
Sur la gauche, un groupe d'adolescents l'observaient, ils restaient à bonne distance, l'air curieux. Le commissaire leur rendit leur sourire, amer au fond de lui-même. Demain, c'était Noël, et ces gosses-là n'auraient pour cadeau que leur dose quotidienne de césium 137.
L'un d'eux se détacha du groupe et s'approcha. Il avait une quinzaine d'années et était engoncé dans un vieux caban troué. Un beau blond aux yeux bleus, au teint foncé, qui aurait sans aucun doute eu un autre destin dans un autre pays. Il se mit à parler et tira Sharko par la manche, comme pour l'emmener quelque part.
Wladimir réapparut en courant, essoufflé.
- Apparemment, ils n'ont rien vu par ici, fit-il.
Il tenta de repousser l'adolescent d'un geste sec.
- Ne vous laissez pas ennuyer, il veut probablement de l'argent. Allons-y.
- On dirait qu'il cherche à me montrer quelque chose.
- Non, non. En route.
- J'insiste. Demandez-lui.
Le jeune se faisait toujours aussi pressant. Il discuta avec le traducteur, qui s'adressa ensuite aux flics.
- Il dit qu'il a parlé avec la femme à moto. Elle s'est arrêtée ici, au village.
- Montrez-lui la photo.
Wladimir s'exécuta. Le jeune lui arracha le cliché des mains et acquiesça vivement. Piqué au vif, le commissaire fixa le jeune dans les yeux.
- Où allait-elle ? Que cherchait-elle ? Demandez-lui, Wladimir.
Après traduction, l'adolescent répliqua, tendant le doigt vers la route. Il eut une longue conversation avec le traducteur, qui revint vers ses interlocuteurs français.
- Elle cherchait un moyen de pénétrer dans la zone interdite avec sa moto, mais en évitant les postes de garde. Ici, elle s'est fait passer pour une photographe, elle a donné un peu d'argent. C'est lui, Gordieï, qui l'a guidée jusqu'au passage.
- Quel passage ?
Le gamin tirait de nouveau la manche de Sharko. Il voulait l'emmener quelque part. Wladimir traduisit :
- À ce qu'il me raconte, il se situe à deux ou trois kilomètres d'ici, avant le village de Krasyatychi. Il existe, selon ses propos, une vieille route cabossée où les voitures peinent à passer, qui traverse la zone, longe la centrale par le sud et mène au lac Glyboké, le lac utilisé à l'époque pour le refroidissement des réacteurs.
Sharko regarda la forêt, derrière lui, et demanda :
- Et il l'a vue repasser dans l'autre sens, cette moto ?
L'adolescent répondit que non. Le commissaire réfléchit quelques secondes.
- Demandez-lui quand il a neigé pour la dernière fois.
- Il y a trois ou quatre jours, répondit Wladimir après traduction.
Dommage. Les traces de la moto avaient dû être effacées. Sharko n'en démordit pas pour autant.
- Nous aimerions qu'il nous conduise jusqu'à cet endroit.
Wladimir marqua sa stupéfaction. Il serra les lèvres.
- Désolé, mais... je n'irai pas là-bas. Je devais vous conduire au village, vous guider, pas m'aventurer illégalement en zone non autorisée. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée que vous vous rendiez dans cet endroit dangereux.
- Je comprends. Dans ce cas, nous irons seuls avec la voiture, et vous nous attendrez ici, si vous le voulez bien. Vous aurez ainsi le temps de discuter avec les familles.
Wladimir s'exécuta à contrecœur. Pendant ce temps, Lucie emmena Sharko à l'écart. Son visage était glacé.
- Tu es sûr de toi ? On devrait peut-être se rapprocher de l'attaché à l'ambassade pour ce genre de choses.
- Pour perdre du temps en paperasse et beaux discours ? Ce type en cravate m'a gonflé, il voulait à tout prix nous coller son propre traducteur dans les pattes.
- Il voulait juste être diplomate.
- Un diplomate n'a rien d'un flic.
Le commissaire s'engagea de quelques mètres dans le bois. Le sol, la neige étaient gelés, ça craquait sous ses pas. Il se tourna vers la route, le visage douloureux, tant il faisait froid.
- C'est peut-être de l'intérieur du bois que le gamin est arrivé. Le bus était garé ici, le môme s'est caché dans la soute, ni vu, ni connu. À l'hôpital, ils avaient remarqué des traces de liens sur ses poignets. J'ai la certitude que notre petit inconnu était retenu quelque part dans la zone interdite, et que Duprès l'a aidé à s'échapper. Il n'y a pas d'autre scénario possible. C'est là que nous devons aller.
- Sans arme, sans rien ?
- On n'a pas le choix. Si on trouve quelque chose de suspect, on fera demi-tour, on préviendra les autorités et l'ASI. On agira proprement. Ça te va ?
- On agira proprement... Elle me fait bien rire, celle-là. J'ai l'impression de retrouver le Sharko des grands jours. Celui qui se fiche des règles et fera tout pour aller au bout.
Le commissaire haussa les épaules, puis se rapprocha de Gordieï. Wladimir joua son rôle d'interprète.
- Il va vous conduire à la route, et il reviendra ici à pied. Il voudrait juste un petit quelque chose, en échange.
- Évidemment.
D'un air entendu, Sharko mit la main au portefeuille et tendit un billet de cent euros. Gordieï l'empocha avec un grand sourire. Lorsqu'ils se dirigèrent vers la voiture, les montres indiquaient presque 13 heures.
Avant de monter, Lucie s'adressa à Wladimir :
- Et la radioactivité ? Que craint-on, exactement ?
- Rien, si vous faites attention. Gardez vos gants, ne touchez à rien, ne portez rien à votre bouche. La radioactivité est sur le sol, dans l'eau, pas dans l'air, sauf dans la proximité immédiate du réacteur numéro quatre. Et quand je dis « proximité », je parle là de quelques mètres seulement. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, il y a des fuites dans le sarcophage, les barres d'uranium du réacteur continuent à émettre leur poison. En moins d'une heure, vous seriez mortellement irradiés.
Lucie hocha la tête en guise de remerciements.
- C'est très réjouissant. Bon, nous nous revoyons tout à l'heure, fit-elle en lui tendant la main.
- Très bien. Faites attention et, surtout, ne vous écartez pas de la route. Les loups affamés sont nombreux dans ces bois. La nature est devenue très agressive, et soyez assurés qu'elle n'aura plus aucune pitié envers l'homme.