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Ils avaient d'abord traversé des villages pris dans les glaces de l'hiver. Des icebergs de civilisation coupés par une route centrale, avec leurs rangées de maisons en bois bordées d'un lopin de terre. Des habitations sans eau courante, dépendantes de puits reliés à des rivières malades qui brassaient l'atome. Puis arrivèrent les installations industrielles abandonnées, accrochées au paysage comme des sangsues d'acier. Sharko eut le sentiment d'un monde post-apocalyptique, frappé jadis par la folie humaine, et dont ne restaient que les plaies béantes.
Plus loin, la route se transforma en un chaos de boue gelée, traversée de larges flaques qui s'assombrissaient à mesure que le gros soleil rouge déclinait. De profondes traces de pneus laissées par les camions et les convois chargés de leur poison sillonnaient la glace noirâtre. Autour, les lacs d'un bleu pâle, aux eaux dangereuses, se déployaient à perte de vue, entre les collines, telles des lames de rasoir radioactives. Depuis plusieurs dizaines de kilomètres, il n'y avait plus aucune trace d'activité humaine. L'atome avait chassé la vie et s'était approprié cette terre pour des dizaines de milliers d'années.
À présent, l'obscurité s'était sérieusement installée, faisant baisser le mercure de quelques degrés supplémentaires. L'ancien complexe d'extraction d'uranium de Mayak-4 apparut subitement derrière un vallon, logé dans un creux naturel. Une cicatrice à ciel ouvert, immense, cernée de barrières et de barbelés. Sous la lumière décadente, la partie nord semblait avoir été complètement abandonnée. Les usines radiochimiques, les tapis roulants, le matériel d'extraction ou les palans tombaient en ruine. Les rails pris dans la glace, sur lesquels reposaient encore des wagons, étaient envahis, défoncés.
La partie sud, par contre, témoignait encore d'une activité humaine. Des véhicules en bon état étaient garés sur un parking, un camion-benne jaune venait de s'enfoncer dans un tunnel. De petites silhouettes, des grues miniatures s'activaient autour d'un convoi chargé d'immenses barils radioactifs.
Sharko crispa sa main gauche sur la poignée de sa portière, tandis que les deux véhicules de police accéléraient en dépit de la route glissante. Le thermomètre du tableau de bord indiquait à présent -27°C, le givre s'accrochait aux vitres et suçait les joints en caoutchouc. Quelques minutes plus tard, ils atteignirent un poste de sécurité, gardé par deux colosses probablement armés. Les flics de la première voiture jaillirent, ils montrèrent des papiers, il y eut un échange verbal assez rude. Un gardien désigna finalement un petit bâtiment de forme cubique, en bon état.
L'un des officiers vint parler à Andreï Aleksandrov, libérant une grosse vague de froid dans l'habitacle lorsque le carreau se baissa. Après un court échange, le Moscovite se retourna vers le commissaire et dit, en anglais :
- Là-bas, c'est le bureau du responsable, Leonid Yablokov. On y va.
Une fois la barrière ouverte, les deux véhicules s'engagèrent rapidement sur le site et foncèrent vers le bâtiment. Sharko remarqua, sur la droite, ce qui devait être l'entrée du centre d'enfouissement, creusé dans le flanc d'une colline et fortement éclairé. Des tas de panneaux d'avertissement en cernaient les contours, tandis qu'un camion vide sortait au ralenti.
D'un coup, tout s'accéléra. Aleksandrov repéra, dans la lueur des phares, une silhouette qui disparaissait à l'arrière des bureaux et courait vers une voiture. Les véhicules de police se mirent en barrage, les portières s'ouvrirent, les canons des Makarov se braquèrent, et ce qui ressemblait à des ordres de sommation retentit. Quelques secondes plus tard, la chapka de Yablokov vola au sol. Il se fit menotter sans ménagement et emmener dans son bureau, devant quelques employés qui s'étaient figés de stupeur.
Sharko se fraya une place parmi les Russes, qui avaient contraint le responsable du centre à s'asseoir sur une chaise. Le petit homme chauve aux oreilles décollées fixa le béton du sol, sans ouvrir la bouche. Il resta de marbre devant les photos de Dassonville et de Scheffer qu'on lui plaquait sous le nez.
Le ton monta rapidement, les questions et les cris fusaient, les colosses armés n'y allaient pas de main morte. À bout de nerfs après quelques minutes, un officier de Tcheliabinsk renversa la chaise et écrasa le visage du responsable avec sa botte. Sharko apprécia la méthode, même si les coups portés dans l'abdomen de Yablokov lui parurent un peu trop appuyés.
- Da ! Da ! gueula finalement le Russe à terre, les yeux en pleurs et les deux mains sur le ventre.
On le laissa se redresser. Les visages étaient fermés, durs, une buée glaciale s'élevait des bouches. Les grosses carcasses des flics haletaient, le commissaire sentait que ses homologues n'avaient pas l'intention de traîner dans cet endroit maudit. Ils malmenaient Yablokov, ne cessaient de lui gueuler aux oreilles, le poussaient violemment. Cette fois, le responsable de Mayak acquiesça lorsqu'on lui plaqua sur le nez les portraits de Dassonville et de Scheffer. Sharko ressentit alors une immense satisfaction : les deux hommes étaient bien sur la base de traitement des déchets.
Leonid Yablokov parla en russe. À la suite de ses explications, l'un des officiers ouvrit une armoire contenant des parkas antiradiations. Sharko imita ses accompagnateurs et enfila ce vêtement qui lui tombait jusqu'au milieu des cuisses. Une fois ses menottes enlevées, Yablokov se protégea à son tour.
- Il veut nous emmener dans le centre d'enfouissement, dit Andreï Aleksandrov à Sharko. C'est là-bas que sont les deux hommes que vous recherchez. On y va en camion.
- Qu'est-ce qu'ils font là-dedans ?
- Yablokov va nous montrer.
Sharko redoutait ce qu'ils allaient découvrir. Il pensait à ce gâchis de vies humaines, tous ces morts qui avaient jalonné son enquête, comme autant de balises d'avertissement. Dehors, son regard se riva sur l'ancienne mine d'uranium, nichée dans un environnement effroyable, si loin de l'œil occidental. C'était sans aucun doute l'endroit idéal pour se livrer aux pires expérimentations.
Il serra fort la capuche autour de sa tête, enfonça ses mains dans les gros gants aux extrémités plombées, puis suivit les hommes. Aleksandrov l'invita à s'asseoir dans la cabine du camion, aux côtés de Yablokov, tandis que les autres policiers se tenaient en équilibre sur les rebords de la benne, recroquevillés pour se protéger du froid. Même les organismes de ces individus pourtant habitués aux conditions climatiques rigoureuses souffraient.
Le Russe prit le volant et se laissa guider par les indications du responsable du centre. Sharko se tassa sur son siège lorsque le véhicule pénétra dans le tunnel creusé sous la colline. La lumière naturelle laissa place à un éclairage au néon. Des centaines de câbles et de gaines couraient le long des voûtes pour alimenter les différentes installations électriques, les pompes, le circuit de ventilation. Le camion bifurqua, la descente s'accentua. L'endroit semblait relativement moderne, les parois étaient lisses, circulaires, la route large et propre. Sharko essaya d'imaginer ce qu'avait dû être ce lieu un demi-siècle plus tôt. Tous ces mineurs sortis des goulags qui avaient fendu le minerai d'uranium à la pioche dans des conditions atroces.
Après trois cents mètres, le véhicule stoppa dans une niche, devant une gigantesque cage d'ascenseur supportée par des câbles d'acier au diamètre impressionnant. C'était, sans aucun doute, l'endroit par lequel transitaient les barils de déchets nucléaires, avant leur enfouissement définitif des centaines de mètres plus bas, dans les couches stables de la croûte terrestre.
Les hommes s'engagèrent dans ce gros cube hermétique. Yablokov glissa une clé dans un tableau de bord perfectionné et composa un code sur le clavier. Il cracha des mots qu'Aleksandrov s'empressa de traduire :
- Il nous emmène dans un niveau qui n'est référencé sur aucun plan. Un centre secret fabriqué en 2001.
- Au moment où il a pris ses responsabilités à Mayak-4, fit Sharko.
Les regards étaient rivés sur divers chiffres qui indiquaient la profondeur - moins 50 mètres pour le moment, - la température qui montait au fil de la descente et la radioactivité ambiante - 15 µSv/h, - qui diminuait un peu plus à chaque seconde écoulée. Yablokov ôta sa capuche et ses gants lorsque l'ascenseur s'immobilisa à moins 110 mètres de profondeur. Tous les hommes l'imitèrent, les fronts perlaient à présent : la température indiquée était de 16°C.
La porte métallique s'ouvrit sur un petit tunnel éclairé, parfaitement rectiligne. Les hommes s'y engouffrèrent en silence. Sharko lorgna autour de lui, la gorge serrée. Ses muscles se gorgeaient de sang. Des sentiments d'écrasement, d'enfermement, commençaient à tourner dans son esprit. Pas le moment de flancher. Il atteignit enfin une pièce, creusée dans la partie droite du tunnel.
Il y était, sans aucun doute.
La salle d'opération des photos.
Il y avait une quantité impressionnante de matériel chirurgical, de grosses machines complexes et perfectionnées, des moniteurs et des tuyaux partout. Ça sentait les produits d'hôpitaux, de ceux qui fichent la nausée. Trois hommes masqués, gantés, vêtus de combinaisons chirurgicales bleues, se tenaient debout autour d'un caisson transparent et prenaient des mesures.
Ces individus restèrent figés face aux policiers, puis levèrent les mains lorsque les armes se braquèrent sur eux. Une fois assurés que la situation était maîtrisée, les trois officiers de Tcheliabinsk sortirent de la salle et s'enfoncèrent plus loin dans le tunnel, afin de sécuriser les lieux.
Épaulé par les deux Moscovites, Sharko s'approcha des trois hommes en tenue. Sûr de lui, il arracha brutalement leur masque chirurgical, mais, à sa grande surprise, ne reconnut aucun des visages. Ces types étaient terrorisés et déblatéraient des propos incompréhensibles.
Le flic se tourna alors vers le caisson hermétique, qui ressemblait à un aquarium géant bardé d'électronique. Il remarqua le symbole de la radioactivité sur chaque face translucide et se concentra sur son contenu.
À l'intérieur, un corps nu était couché, le crâne rasé, les bras et les jambes écartés comme l'homme de Vitruve.
Le commissaire l'observa attentivement et n'eut plus aucun doute : il s'agissait bel et bien de Léo Scheffer.
Léo Scheffer, immobile, les yeux fermés. Tranquillement couché sur le dos, il semblait apaisé. L'électrocardiogramme relié au caisson émettait un bip toutes les cinq secondes. Le cœur battait si lentement que le tracé vert était quasiment plat. Sharko pensa immédiatement : « animation suspendue ».
Il redressa les yeux vers une grosse bouteille métallique reliée au caisson par un tuyau. Dessus était inscrit au marqueur « H2S ». Sulfure d'hydrogène. Des chiffres rouges près d'un moniteur indiquaient « 987 Bq/kg ». Vingt secondes plus tard, le taux passa à 988.
Sharko réalisa que l'organisme de Scheffer n'était pas seulement tombé en veille. À l'intérieur du caisson hermétique, on le bombardait de particules radioactives.
À mi-chemin entre la vie et la mort, Scheffer se laissait volontairement irradier.
Sonné, Sharko se précipita vers Andreï Aleksandrov qui, aidé de son collègue, avait regroupé les médecins ainsi que Yablokov contre un mur.
- Dites-leur de le réveiller, fit-il d'une voix ferme.
Le Russe s'exécuta et, après un échange verbal, revint vers Sharko.
- Ils vont le faire. Mais ils disent qu'il va falloir au moins trois heures pour le sortir de cet état, le temps que la concentration en gaz de sulfure d'hydrogène diminue dans son organisme.
Sharko acquiesça.
- Très bien. Je veux que cette ordure voie mon visage en premier lorsqu'il ouvrira les yeux...
Il fixa les trois scientifiques d'un air impassible.
- Demandez-leur maintenant où est François Dassonville.
Aleksandrov n'eut pas le temps de réagir. L'un des officiers de police parti plus tôt en exploration dans le tunnel revint en courant. Sharko comprit qu'il les invitait à le suivre. Nikolaï Lebedev, le collègue d'Aleksandrov, resta dans la salle d'opération, l'arme tendue devant lui.
Le commissaire emboîta le pas de ses homologues et regagna le tunnel. Une dizaine de mètres plus loin, les flics se tenaient devant l'entrée d'une autre salle. Une lumière bleutée provenant de l'intérieur leur léchait le visage.
Ils paraissaient abasourdis.
Franck Sharko pénétra avec appréhension dans cette pièce d'où jaillissait un vrombissement lancinant de générateurs et resta pétrifié. Sur la porte était peint un « 2 » gigantesque.
La salle était tapissée d'une couche de plomb, du sol au plafond, et éclairée par des ampoules à faible puissance. Au fond, entre d'immenses cuves hermétiques, sur lesquelles était inscrit « NITROGEN », une vingtaine de cylindres métalliques de deux mètres de haut étaient disposés verticalement, en deux rangées, montés sur des socles à roulettes et cadenassés à leur extrémité supérieure.
Incrustés dans l'acier, des cadrans lumineux indiquaient « -170°C ».
Sharko plissa les yeux. Ces cadrans, ces boutons lui faisaient songer à l'intérieur d'un vaisseau spatial parti pour une longue mission. Les cylindres étaient reliés à la grosse cuve centrale d'azote par d'épais tuyaux en métal et percés d'une vitre transparente, d'une trentaine de centimètres de côté.
À travers ces vitres, des visages.
Des visages d'enfants qui flottaient dans l'azote liquide et à qui l'on avait également rasé le crâne. Sharko s'approcha, incapable de prendre la mesure de ce qu'il voyait, tant ces images bien réelles dépassaient tout ce qu'il avait pu imaginer.
Sur les cylindres, des indications en anglais : « Experimental subject 1, 6th of January 2003, 700 Bq/kg... Experimental subject 3, 13th of March 2005, 890 Bq/kg... Experimental subject 8, 21th of August 2006, 1120 Bq/kg... »
À la limite de tituber, Sharko se retourna et fixa quelques secondes son homologue, immobile. Le temps semblait s'être subitement arrêté, chacun retenait sa respiration devant l'improbable. Il avait face à lui du matériel organique, des cobayes humains qu'on avait cryogénisés.
Doucement, avec courage, le flic se glissa entre ces parois courbes pour atteindre la deuxième rangée.
Cette fois, neuf des dix cylindres étaient vides, les écrans lumineux qui indiquaient la température étaient éteints. Le seul container occupé montrait, ce coup-ci, un visage d'adulte. Des traits épais figés contre la vitre, avec des paupières baissées, des lèvres légèrement écartées et bleutées.
Un corps en équilibre sur la frontière, dont le cœur ne battait plus et dont le cerveau ne montrait plus la moindre activité électrique. Était-il mort ou vivant ? Les deux à la fois ?
Gravée dans le métal en caractères d'imprimerie noirs, pour résister au temps, une inscription indiquait : « François Dassonville, 24th of December 2011, 1420 Bq/kg. » Sharko considéra le visage immobile, puis marcha sur le côté. Les cuves vides portaient elles aussi des identités, mais sans date. « Tom Buffett », le multimilliardaire du Texas... Puis d'autres noms que Sharko ne connaissait pas. Probablement de riches donateurs de la fondation, qui avaient réservé leur place pour ce voyage dans le temps si particulier.
Enfin, sur le dixième cylindre, une ultime identité.
« Léo Scheffer. »