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Mme Petitpas est venue voir m'man pour lui apporter le soutien de sa présence.
La brave vieillasse travaillait chez Casino, autrefois. Ma mère l'a connue dans son magase, au moment qu'elle venait de « perdre » papa (comme si nos morts étaient perdus). La Petitpas aussi était fraîchement veuve. Elles chialaient leurs hommes disparus de concert, les excellentes femmes. Le malheur rapproche les individus plus fortement que le bonheur qui, lui, s'oublie au détour du bidet.
La visiteuse, avide d'apprendre les chieries du monde, interrogeait Félicie à mon propos. Et ma mother, éternellement prête à en dévider quand il est question de moi, bonnissait pour la énième fois l'énigme la plus gratinée de la fin du siècle.
D'après ses dires, j'étais parti enquêter aux Canaries. L'un de mes principaux collaborateurs : M. Alexandre-Benoît Bérurier m'y avait rejoint, escorté d'une dame de ses relations, découverte un peu plus tard dans une grotte, la tête fendue en deux, auprès d'un cadavre d'homme. Celui-ci était descendu avec une greluche, au même hôtel que nous.
Mme Petitpas en bavait des escarguinches, d'une semblable odyssée.
« Et alors ? Et alors ? » elle relançait, sitôt que ma chère darling fléchissait de la glotte.
« Nous avions disparu, le sieur Béru et ma pomme. Volatilisés. »
Un mois plus tard, j'étais retrouvé à Londres, chef-lieu du Pas-de-Calais. Le policeman m'ayant repéré, inanimé sur un banc de Hyde Park, m'avait conduit au Saint James Hospital. Diagnostic : amnésie complète. Quelques jours de soins, puis rentrée dans la mère patrie (ou l'amère patrie). Re-hosto. Des séances à n'en plus finir de machins-choses variés, souvent douloureuses. Devant l'inanité des efforts déployés, m'man m'avait arraché aux hommes en vert ; cette couleur est désormais préférée au blanc de chez les carabins (le raisin y ressemble moins à du sang).
Ce récit de ma mère ne me rappelle rien. Depuis ma résurrection, je n'ai plus de mémoire. Désormais, l'existence c'est m'man, notre pavillon de Saint-Cloud, la vieille horloge du salon. Le brouillard mordoré d'un soir d'été, le bruit du vent, la nuit dans les branches du cerisier. A part cela, nothing ! Ballepeau !
Je bouffe avec plaisir les plats préparés par Félicie. La télé me fait chier : j'arrive pas à coordonner les images, à suivre les drames factices d'acteurs mal grimés. Lire m'est impossible, les caractères circulent dans les pages comme des fourmis affairées. Il existe en moi une fatigue qui me tient lieu d'occupation. Je quitte un fauteuil pour gagner un canapé, et ça me fait l'effet d'un voyage !
Je n'écoute plus la connasse, ses questions, ses pronostics relatifs à un proche rétablissement. Elle pue, une odeur douceâtre d'exhumation. Me fout la gerbe, cette salope ! Qu'est-ce que m'man va perdre du temps avec ce catafalque !
Féloche est en train de parler d'un chien nommé Salami, lequel se serait perdu au cours de ma mésaventure et dont elle déplore l'absence. Elle est persuadée que la présence de l'animal me « ferait du bien ». Je ne vois vraiment pas de quoi elle parle… Par instants, cet épais mystère me flanque une angoisse. Une espèce de cri me vient ; je le retiens in extremis, pas foutre la trouille à ma vieille !
La Petitpas finit par s'évacuer. Pas dommage. Elle me virgule sa main grise et mollassonne comme une patte de dinde ; que veut-elle que j'en foute ? J'articule un « Beurgh » sonore qui la lui fait retirer précipitamment. Taille-toi, vérole !
Quand elle a calté, je m'assoupis. Confusément, je sens que ma mère étale un plaid sur mes jambes et tire l'un des doubles rideaux afin de plonger mon visage dans l'ombre.
Dormir, c'est mourir un peu.
Avant de déclore, je songe à ce nom de chien : Salami ? Je voudrais aller plus loin, parvenir à concevoir ce cador. En vain.
Ma pioncette doit durer. Je conserve une très vague notion des allées et venues de mon ange gardien. Elles me procurent un suave réconfort teinté d'espoir.
Puis la clochette du portail retentit et la bonne va ouvrir.
Je suis arraché au sommeil. J'ôte la couverture d'un mouvement exténué. M'assieds.
Trois personnes de couleur surgissent : un homme et deux femmes. M'man se précipite, radieuse.
— Cher monsieur Jérémie ! C'est gentil de venir.
Elle tend sa joue au Bronzé et disparaît dans les tentacules de ses bras pieuvresques. N'ensuite, elle embrasse l'une des Noirpiotes.
— Ramadé ! Quel plaisir ! Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes vues !
L'homme présente la seconde fille :
— Je ne sais pas si vous connaissez ma sœur, Cadillac V 12 ?
— Nous avons déjà dû nous rencontrer, assure my mother.
Re-bisouillages effusionnesques.
Le sombre trio s'approche de moi.
— Comment te sens-tu, mon Antoine ? demande le All-Black avec un sourire dessiné par Man Ray !
Putain qu'il est haut, ce gonzier ! Je le reluque de l'entresol au solarium. Fatalement, nous devons nous fréquenter puisqu'il me tutoie et que ma daronne l'étreint de si bon cœur.
Je reste impavide. Malgré mon absence de réaction, les survenants m'accoladent puis, le grand Primate déclare :
— Nous voudrions, ma femme, ma sœur et moi, tenter l'une de nos pratiques sénégalaises sur Sana, madame Félicie. Vous savez que mon beau-père est un sorcier réputé. Nous avons appliqué son savoir à des gens de l'équipe qui s'en sont bien trouvés.
Mais ma chère chérie n'est pas à convaincre. Tout ce qu'elle demande c'est qu'on guérisse son « Grand ». Peu lui chaut que ça soit grâce à des professeurs illustres ou a de la poudre de perlimpinpin !
La petite tribu me considérait avec gentillesse et curiosité.
— Tu ne me reconnais vraiment pas, Antoine ? a murmuré l'homme.
— Pourquoi cet adverbe ? j'ai bougonné.
— Quel adverbe ?
— « Vraiment. » On reconnaît ou on ne reconnaît pas !
Il a soupiré et s'est tourné vers ses compagnes en leur adressant un signe interrogateur. Celle qui s'appelait Ramadé s'est mise à chuchoter à l'oreille de l'autre curieusement nommée Cadillac V 12, ensuite de quoi elle a dit à son mari :
— Ce serait mieux que tu nous laisses, Jérémie.
Docile, il est sorti pour rejoindre maman dans sa cuisine où s'élaboraient déjà des mets à classer dans les recettes de Tante Laure.
La plus jeune des femmes m'a fait asseoir sur une chaise, le buste droit, puis a ôté mes mules et mes chaussettes. Ensuite, elle a sorti de son sac à main imitation lézard, un petit pot d'onguent qu'elle a utilisé pour m'oindre les gros orteils.
— Que faites-vous ? ai-je demandé.
Elle n'a rien répondu.
Pendant ce temps, Ramadé m'enfonçait chacun de ses médius dans les oreilles et entreprenait de les vriller en psalmodiant des incantations dans une langue remontant au déluge.
— Fermez les yeux ! m'enjoignit — (chef-lieu de l'Yonne) — elle.
J'obéis avec passivité, indifférent.
La séance se poursuivit longtemps. Il y eut des variantes. Par exemple, les donzelles m'arrachèrent quelques poils sous les bras et les brûlèrent avec une allumette. Puis elles me soufflèrent dans les narines, et surtout me massèrent très longuement la nuque, toujours en dévidant leurs litanies.
Une étrange torpeur m'emparait. Je dodelinais de la pensarde. M'égarais dans des fantasmagories pleines de scintillements. La fatigue infinie, qui depuis des jours me réduisait, laissait place à une quasi-inconscience. Je me sentais délivré de moi-même, un peu comme si une mort bienveillante s'avançait vers moi d'une allure glissante.
Vingt doigts continuaient de s'occuper de mon être.
« Mon abandon est total ! » pensai-je.
Et puis un chant à deux voix s'éleva, accentuant mon extase. Pour la toute première fois de mon existence, je sus ce que signifiait « être heureux ». Dormir, s'éveiller, retrouver la grisaille, la terrible inertie d'un univers sans passé et sans devenir. Quelque chose ressemblant à une pré-mort, en somme !
Au cours d'une période assez longue je fus en « errance mentale ». Je ne pensais à rien de précis, continuais de flotter telle une fumée étirée par le vent.
Des odeurs, des bruits. Les premières de cuisine, les seconds de conversation.
A la fin, le grand diable vint risquer un œil sur moi. Ses fringues, imprégnées de senteurs culinaires me mirent en appétit.
— J'ai faim, lui dis-je.
— Tant mieux ; Mme Félicie va en être ravie. Elle nous fait un coq au vin comme je n'en ai jamais mangé.
Il tendit les mains et m'aida à m'extraire du canapé.
— Quelle heure est-il ? demandai-je.
— Vingt heures trente.
— Alors il ne va plus tarder, murmurai-je, sans trop savoir ce qui motivait mes paroles.
Le gars fronça les sourcils :
— Tu attends quelqu'un ?
Sa question m'embarrassa. Pourquoi venais-je de proférer ces mots ? A quoi correspondaient-ils ? A nouveau, j'avais la tête vide.
— Je crois, finis-je par admettre.
— Qui ?
— Un homme.
— Tu le connais ?
— Non, mais on vient de lui confier un contrat contre moi.
— Un quoi ?
— Un contrat : l'ordre de m'abattre, si vous préférez.
— Où as-tu été chercher ça ?
— Je ne sais pas.
Et c'était exact. Je tentai de débusquer une indication quelconque dans ma tronche déserte, en vain. Les certitudes naissaient spontanément en moi.
En traversant le vestibule, il me vint une inspiration fulgurante.
— Allons dans ma chambre ! décidai-je.
— Tu te sens mal ?
— Je voudrais procéder à une vérification.
Soumis, il me prit le bras et m'aida à monter l'escadrin.
Parvenu dans ma piaule, j'allai m'asseoir sur mon lit ancien, aux montants de noyer, puis me mis à contempler la tête du plumard.
Je dis :
— Auriez-vous un crayon feutre ?
Il en possédait un.
J'en ôtai le capuchon et traçai trois points sur le bois.
— C'est un signe maçonnique ? interrogea le visiteur.
— Non : c'est là que se produiront les impacts des balles tirées sur moi.
— Ecoute, Antoine. Tu ne crois pas que tu délires ?
— Peut-être, mais il y aura bientôt trois trous à la place de ces points, et, sans doute, ces projectiles auront-ils traversé mon corps avant de se loger là.
— Si tu penses réellement une chose pareille, il faut quitter cette maison !
— Non ! lançai-je farouchement. Le destin doit s'accomplir ; il est vain de vouloir en modifier le cours.
— Ce soir à Samarcande ! railla le Black.
Mais il avait une drôle de voix et ses yeux sortaient de sa tête. Nous redescendîmes. La faim me tenaillait. Le coq au vin jaune du Jura embaumait. Les deux femmes examinaient leurs assiettes d'un œil incertain.
- Ça ne va pas ? s'inquiéta m'man en nous voyant surgir.
— Si, si, la rassurai-je, je me sens beaucoup mieux.
Pour le lui prouver, j'attaquai gaillardement une aile nappée d'une sauce onctueuse, qui mit aussitôt mes papilles en liesse.
M'man était allée quérir deux boutanches de château-chalon à la cave, et ce dîner improvisé ressembla au festin d'un grand traiteur.
Comme nous atteignions le dessert, j'eus un nouveau « flash ». Brutal. Je me vis en compagnie d'un couple dans la nacelle d'une grande roue foraine. Celle-ci cessait de tourner au moment où nous nous balancions au faîte de son orbe. Soudain, le couple me faisant face se jetait sur moi et m'empoignait, l'homme aux épaules, la femme aux chevilles, dans l'intention évidente de m'expédier dans le vide.
Leur promptitude fut telle qu'ils faillirent réussir. J'avais déjà le buste à l'extérieur quand, d'un effort surhumain, j'arrachai mon pied gauche à l'étreinte de la donzelle et le lui envoyai dans le museau. Cela produisit le bruit d'un colis contenant de la porcelaine brisée.
La fumelle lâcha tout et partit à la renverse, dans une posture identique à la mienne. Elle héla son compagnon, un nommé Julius (ou quelque chose dans ce genre). Il tenait à elle puisqu'il m'abandonna afin de voler au secours de sa polka.
J'en profitai pour réintégrer complètement notre coque. Mes jambes tremblaient, mon cœur chamadait. Un courroux démesuré m'animait. Je lançai alors un ignominieux coup de pied entre les jambes de mon agresseur, penché pour aider sa camarade. Le choc fut à ce point violent qu'il perdit connaissance, lâcha tout et valdingua dans le vide. Il entraîna sa copine dans sa chute.
Et puis…
Rien ! De nouveau le noir.
A table, tous me considéraient avec inquiétude.
— Antoine, mon chéri ! Tu ne te sens pas bien ? demanda m'man.
J'avais le guignol fou et je suais comme un beignet retiré de la friture.
Je les regardai alternativement ; leurs mines anxieuses m'attendrirent. Je réalisai que cette tribu m'aimait et se tourmentait pour ma gueule. Je devais connaître ces gens. Un lien certainement très fort nous unissait.
— Un léger malaise, assurai-je. Je ne suis pas très faraud.
Ce mot ne m'était sans doute pas familier puisqu'il me surprit.
M'man insista pour que j'aille me pieuter.
En fait, je ne demandais que ça. Ils me bordèrent à quatre. Je n'avais jamais bénéficié d'une pareille assistance, pas même à l'hosto.
Un peu plus tard, j'entendis, depuis le couloir, le grand primate dire à Félicie :
— Ecoutez, si cela ne vous ennuie pas, je dormirai sur le canapé du salon, cette nuit. Ma femme et ma sœur rentreront en taxi.
Ainsi fut fait.
Mais, hélas, je ne pus trouver le sommeil, à cause de l'acompte que j'avais pris avant le dîner. Mes volets, percés d'un cœur, comme les gogues de campagne, laissaient filtrer deux clairs de lune pour amoureux. Pourquoi étais-je brusquement en état d'érection avancé ? Une exigence de la nature ! Je n'avais pas étreint un corps de femme depuis mille ans et mèche ! J'essayai de recouvrer les sensations ardentes découlant de la fornication, mais l'évocation restait confuse.
C'est alors que je pensai à Pilar, notre employée de maison, une Espagnole de quarante balais. Contrairement aux dames ibères, son système pileux croissait sans exubérance excessive ; elle n'avait ni bottes de foin sous les bras ni odeur décourageante.
Au bout de peu, et même de moins que ça, la matraque qui me perpendiculait restait raide à en foutre le tournis à la colonne Vendôme. Avais-je déjà bénéficié des faveurs de Pilar ? J'avais beau explorer la brume de mon caberluche, aucune révélation ne s'en dégageait. Le plus simple était que je m'en informe.
Avant de quitter ma piaule, je mis le traversin sous mon drap, afin de rassurer ma chère Chérie si, l'inquiétude la poussant, elle venait vérifier mon sommeil.
Nu-pieds, je gagnai le fond du couloir où se trouvait la chambrette de notre soubrette, laquelle m'ouvrit sitôt que j'eus frappé. Elle ne dormait pas encore, occupée à écrire une lettre d'amour à un certain Manuel Gonzalo, demeurant à Fuente Girola (Andalousie).
L'accorte femme portait une chemise de noye échancrée, ne celant rien des mamelles dont elle pouvait s'enorgueillir. A ma vue, elle eut une expression de surprise.
— Vous avez besoin de moi, Messiou ? s'informa-t-elle avec une gentillesse emplie de bonne volonté.
Me sentant d'humeur peu loquace, je pris le parti de lui montrer mon chapiteau. Celui-ci ne réclamait aucun sous-titre.
Cette Sud-Européenne n'esquissa ni mouvement inspiré par une pudeur outragée, ni refus marqué.
Je lui plaçai une main errante sur la cressonnière. Elle l'accueillit sans étonnement, ce qui m'induisit à penser que j'avais déjà dû lui prodiguer une telle marque de sympathie. Je voulus pousser l'entreprise, mais la belle âme m'avertit, non sans confusion, qu'un empêchement de nature ne lui permettait pas de souscrire à mes désirs, du moins sous la forme classique.
Elle me consentit alors une fellation de dédommagement qui manquait de fougue (les Ibériques comptent parmi les peuples les moins inspirés par cette discipline). Je me laissai donc essorer en homme attendant de cette pipe pleine d'inappétence, davantage de paix corporelle que de jouissance véritable.
Poussé par l'amour-propre, j'espérais qu'au moins elle consommerait ma semence. Au lieu de cela, elle la déposa dans un Kleenex et s'en fut se rincer la bouche à l'Eau de Botot, ce qui n'est guère le fait d'une amante passionnée.
Somme toute, Pilar avait accepté de « traiter » ma grosse bistoune par pur altruisme. C'était gentil, certes, mais décevant sur le plan sensoriel. Cela étant, tu ne peux tenir rigueur à une employée de maison aux gains relativement modestes de te pomper le nœud avec une réserve voisine de la répulsion. Depuis 1789 d'abord, le Front Populaire ensuite, les étreintes ancillaires ont passablement perdu de leur intensité.
Elle revint de son cabinet de toilette, l'haleine fraîche, le sourire miséricordieux. Un foisonnement d'images pieuses garnissait les murs de sa chambre, transformée en chapelle ardente. L'on comprenait, devant ce décor, que le culte à Marie primait, ici, celui voué à Vénus.
J'allais prendre congé d'elle, hésitant entre quelques mots tendres et l'attribution d'un billet de banque, lorsque je perçus un brusque remue-ménage à quelques mètres de là.
M'élançai.
La lourde de ma piaule béait ; d'une ruée, j'y pénétrai.
Seigneur tout-puissant !
Mon regard de vrai faucon capta instantanément ce qui différenciait la pièce d'une chambre à coucher normale. Je vis le Sénégalais, de dos, torse nu, un flingue en pogne. Devant lui, un homme se trouvait à demi couché sur mon pucier, la nuque ruisselante de sang. Sa main droite étreignait une arquebuse équipée d'un silencieux, laquelle fumait comme la locomotive d'un train stoppé par une horde d'Indiens plus ou moins comanches.
Le bruit de ma survenance fit volter le Colored.
En m'apercevant, il parut saisi d'une stupeur proche de la panique.
— Mon Dieu ! Toi ! furent les trois syllabes qu'il réussit à proférer.
Je réalisai la nature de son émotion : il me croyait dans le lit, transpercé de balles.
Pour en avoir le cœur net, il tira sur le drap, découvrant le traversin, ensuite, il déplaça l'oreiller. Il se mit alors à claquer des dents tel un squelette sortant l'hiver sans son cercueil.
Faut dire qu'il y avait de quoi se prendre par la queue pour s'emmener promener.
Tu sais quoi, Benoît ?
Le tireur nocturne avait largué trois bastos dans ce qu'il estimait être ma carcasse. Celles-ci avaient traversé l'oreiller avant de se loger dans la tête de lit, pile sur les points marqués au crayon feutre !
Pareil miracle époustouflait mon pseudo-ami. Il me fixait, les commissures de sa bouche fleuries d'une écume désagréable à regarder.
— Tu vois ce que je vois ? demanda-t-il en désignant les impacts dans le panneau de noyer.
J'acquiesçai, aussi désemparé que lui.
Le mystère c'est fascinant.
Seulement ça fait peur !
— C'est comment votre prénom déjà ?
— Jérémie.
Je redis les trois syllabes à plusieurs reprises, pour me les mettre en bouche.
— Et nous nous connaissons bien, prétendez-vous ?
— Deux frères ! Il est insensé que tu aies occulté notre amitié. On fonctionnait sur la même longueur d'onde, les deux…
Nous discutons en présence du type plié en deux sur mon lit.
— Vous l'avez entendu arriver ? m'enquiers-je.
— Confusément. Des pas dans le jardin, très légers ; il fallait l'oreille d'un Africain pour les percevoir. Je suis sorti et j'ai découvert une échelle d'alpiniste accrochée à une fenêtre du premier étage. Alors j'ai rebroussé chemin et gagné ta chambre en courant. Au moment où je suis arrivé, ce salaud te tirait dessus. Dès lors je l'ai cartonné.
« Bon Dieu, je t'ai cru mort, Antoine ! J'ai failli dégueuler mon cœur sur le tapis ! »
Je vais dans le corridor tendre l'oreille. Tout est calme. Des odeurs de coq au vin flottent encore dans le pavillon. Par grande grâce divine, m'man n'a rien entendu car sa chambre est au rez-de-chaussée, de l'autre côté de la maison.
Rassuré sur ce point, je relourde et me tourne vers mon ange gardien.
— Te rends-tu compte de ce qui arrive ? demande-t-il.
Comme je reste muet, il poursuit :
— Il t'est venu un don surnaturel : Tu as la mémoire de l'avenir ! Tu es capable de décrire avec une affolante précision des faits qui ne se sont pas encore produits !
Ces paroles me flanquent les copeaux, tout à coup. C'est vrai ce que dit ce mec !
— Tu as été jusqu'à marquer sur cette tête de lit des impacts de balles en devenir, poursuit-il. Au fait, comment se fait-il que tu te sois levé ?
— J'ai eu envie de déglander et suis allé trouver la bonne.
Il rit :
— On dit de certains que le cul les perdra ; toi, il te sauve ! Bon, coupe-t-il, c'est pas le tout : nous devons prévenir les autorités.
Je lui biche l'aileron.
— Pas si vite ! Tu imagines ce que serait la vie de Félicie, désormais, sachant qu'un homme a été abattu dans ma chambre ?
Ça le douche.
— Que faire ?
— Nous allons évacuer ce type dans un endroit propice à recevoir une charogne.
— Je l'ai flingué avec mon arme de service, objecte-t-il. Quand il sera découvert, ce ne sera pas difficile de remonter jusqu'à moi.
— Non, assuré-je.
— Pourquoi ?
— Parce que depuis très longtemps j'ai pris la précaution d'équiper mes « mousquetaires » de pétoires anonymes, Grand.
Alors, le Primate des Gaules pousse un grand cri.
— Quoi ? je lui demande, alarmé.
— Antoine ! gosille-t-il. Antoine, mais TU ES GUÉRI !
J'abasourde. Qu'est-ce qu'il raconte, ce Noirpiot à qui il ne manque qu'un os en travers du nez pour ressembler aux anthropophages des dessins humoristiques de jadis ?
- Ça y est ! continue-t-il d'exulter. Fini le cauchemar : tu as recouvré la mémoire ! Tu me retutoies, tu m'appelles « Grand », tu me parles de tes « mousquetaires » et des mesures que tu as prises pour les armer.
Je le regarde fouguer ! Comme il est heureux, Blanche-Neige ! Des larmes me viennent, je l'étreins puissamment. C'est vrai que mon cigare refonctionne. Je suis le Big de la Rousse !
— Grâce à mes nanas, sois-en certain ! Elles étaient déconfites de constater qu'elles ne t'avaient pas guéri, mais ce n'était qu'un retard. Tu renais à la vie ! Ce que Mme Félicie va être joyce ! Allons la réveiller pour lui annoncer ce miracle !
Je le retiens :
— Non ! Mettons d'abord de l'ordre dans sa maison.
Lui désigne le cadavre auquel, jusque-là, nous n'avons accordé aucune attention, et qui gît sur mon pieu, une olive dans le chignon.
— Il faudrait une vieille couverture pour l'envelopper, assure mon frère du Sénégal.
— Il doit y en avoir sur le dernier rayonnage de la penderie.
Fectivement, juché sur une chaise, Jéjé déniche la couvrante souhaitée : une relique sentant l'antimite. Nous décousons sa marque d'origine, l'étalons sur le sol et saisissons ensuite le corps pour le déposer sur la berlue. On le manipule avec soin, histoire de ne pas provoquer de gros épanchements sanguins.
Lorsqu'il est allongé à nos pieds, nous constations du peu banal : l'agresseur est une femme habillée en mec. Elle porte un pantalon gris et un blouson en soie imperméabilisée. Elle est coiffée kif un julot : rasibus, avec tout juste deux centimètres de crins et une baffie bidon à la Craque Câble.
— Une gonzesse, soupire l'homme des fromagers géants. Ça me sape vachement le moral !
Je m'accroupis près de la défunte. J'éprouve cette sensation de déjà-vu, si agaçante. J'ai rencontré cette fille antérieurement.
Mais où ?
Mais quand ?
J'ai assurément renoué avec mon passé et le brouillard noyant ma mémoire se dissipe ; pourtant il subsiste énormément de zones opaques.
— Elle semble te fasciner, cette frangine ? note Jérémie.
— Je cherche à la situer. Je vois du noir, beaucoup de noir, déchiré par le faisceau d'une lampe, une fille plantée sur la verge d'un mec… Et deux voitures accidentées sur une route, la nuit. C'est là que tout bascule. Je m'engouffre dans un élément plus désert que le néant.
— Et avant ? murmure doucement mon compagnon.
— Avant, il y a un cadavre sur un échafaudage.
— Pas possible ?
— Très haut, au sommet d'un vaste hall.
Je cache mes yeux dans ma main, comme le font les mages de music-hall pour marquer leur concentration.
— Puis je distingue l'énorme poignée de cuir d'une grosse valise contenant des pierres précieuses.
Au fait, ne les avais-je point enfouillés, ces cailloux ? Que sont-ils devenus, au cours de mes tribulations dans le coltar ? Quelqu'un m'en aura soulagé, c'est sûr !
Je suis brusquement terrifié à la perspective de tout ce que je vais devoir « retrouver ». Je pressens un monceau de mystères à résoudre.
— T'as l'air abattu ? me fait l'écolier des savanes.
— Tous les gus auxquels l'on demande de vider l'océan avec un seau doivent traverser cette phase de découragement, soupiré-je.
Il me biche par le cou, me bise au temporal.
— Ne te tracasse pas, je t'aiderai. Pour l'instant, déménageons cette fille.
Nous enveloppons la morte dans la couvrante, puis Jérémie, sans produire un effort démesuré, charge le tout sur son épaule.
— Je vais l'évacuer par la fenêtre, annonce-t-il, c'est plus prudent dans l'hypothèse où Mme Félicie se lèverait. Ta « meurtrière » a bien fait d'apporter son échelle ! Lorsque nous serons dans le jardin, décroche-la, inutile de l'abandonner sur place.
La tueuse possédait sûrement un véhicule. Je l'imagine mal frétant un taxi pour aller buter un client. Question primordiale : était-elle seule ou accompagnée ?
Afin d'en avoir le cœur net, Jéjé escalade notre mur donnant sur une impasse adjacente. Ma pomme vais entrouvrir un tantisoit le portail, en tenant la clochette pour qu'elle ne tinte pas.
Un moment s'écroule, puis mon ami sort de l'ombre, ombre lui-même !
— J'ai repéré la chignole, annonce-t-il ; la fille l'avait planquée dans un renfoncement. Elle n'était pas fermée et la clé est au contact.
On se risque après un coup de saveur sur les alentours. Tout baigne. C'est chouette de crécher dans une banlieue chicos : les bourgeois se claquemurent dès potron pour se faire minette.
Le clair de lune d'opale continue de baigner ce coin de planète avec indifférence. Un astre mort, vraiment ! A se demander ce qu'ils sont allés foutre là-haut (ou là-bas), les astronautes. Des cailloux ! D'ailleurs, ils n'y sont plus retournés, t'as remarqué ? Le seul intérêt de l'opération, c'était de contempler la Terre à trois cent soixante mille kilomètres de distance… Ben ils l'ont vue ; alors basta !
Enquiller la trépassée dans le coffiot de sa voiture n'est pas dif' puisqu'il s'agit d'une Jaguar. Tu pourrais loger sa mère et sa grand-mère avec elle.
Le cinoche et les polars sont bourrés de gens tentant de larguer un cadavre transporté à bord d'une tire. Exposé ainsi, le problo semble facile à résoudre. Seulement, quand tu te trouves à pied d'œuvre, c'est une autre paire de manches (à couilles).
Les grandes options en pareil cas ?
Une fosse creusée dans un bois, une étendue d'eau, ou bien le jardin de M. Dutroux. La cuisinière de Landru a fait trop long feu, celle de Petiot idem. Moi, j'avais imaginé dans un de mes chefs-d'œuvre, de cimenter le défunt dans l'épaisseur d'un mur en construction, mais l'histoire avait foiré tout de même. Dans tous les suspenses, c'est comme ça : la morale, tu comprends !
Au bout d'un rapide colloque, Jérémie hausse les épaules et déclare :
— Je verrai bien !
— Ah non ! me récrié-je, on marche en tandem !
— Si tu veux. Je me mets au volant de ce corbillard, tu n'auras qu'à me suivre avec ma guinde que j'ai laissée près de ton portail.
Ainsi fut fait et la virouze a commencé. Au début, ç'a été l'errance. En quête d'inspiration, il n'optait pour aucun itinéraire défini. Sa tendance le poussait vers les routes secondaires. Enfin, à un moment donné, il a pris de l'assurance et j'ai compris qu'il tenait une idée. Son allure s'est accélérée, sans qu'il enfreigne la limitation de vitesse.
On a circulé à travers des localités endormies. Ensuite on a trouvé une campagne de bocages, un peu triste. J'ai reconnu les Etangs de Hollande. De l'eau pareille à de l'étain vieilli[13] miroitait entre des joncs hérissés plus drument que la chevelure du Dalaï-Lama.
Le Noirzingue a adopté un chemin à ornières, puis de la main sortie par la portière, m'a enjoint de stopper. J'ai obtempéré. Le sol devenait bourbeux et les pneumatiques produisaient le bruit émis par le dixième protagoniste d'un viol collectif[14].
La Jag filait en naviguant entre les plantes aquatiques. J'ai ouvert ma porte et me suis ravisé, le geste déclenchant la loupiote du plafonnier.
Je ne voyais plus mon comparse. Alors, j'ai attendu en essayant de réfléchir à tout ce qui m'était arrivé depuis un bon bout de temps. J'évoquais, par fulgurances, le Consortium ; Nouhr, la jolie Anglo-Egyptienne, et Thomas Graham bouffé par les poissons. Je reprenais mal au bulbe. Féloche m'aurait dit que « je forçais ».
Par instants, je perdais le contrôle de mes pensées.
Quand le Grand est revenu, ça se gondolait vachement sous ma coiffe bretonne. Il a compris d'un coup d'œil la situation et m'a fait asseoir à la place passager.
— Tu es encore dans la déglingue, a-t-il dit ; il va falloir te faire rechaper sérieusement !
— Tout a fonctionné ? demandai-je mollement.
— Un beurre ! Heureusement, j'ai eu le réflexe de fouiller ses poches avant de la confier aux grenouilles.
Il s'attendait à ce que je le questionne, mais je sombrais déjà dans la soupe de pois cassés.
Nous sommes rentrés à Saint-Cloud au plus fort de la nuit. Ça dormait toujours au pavillon et m'man ne s'était pas aperçue de notre « escapade ».
Le grand Négus m'a recouché et bordé. Je crois même qu'il a déposé un mimi sur mon front, de ses lèvres en rebord de pot de chambre.
Le sommeil, préparé par mon état comateux (et non comme ma queue) a été spontané. On a beau dire, beau faire : rien de plus réparateur qu'une belle dorme.
Je me suis arraché de la compote de néant sur les testicules de dix plombes, plus frais que le cul d'un patineur inexpérimenté.
La maison bruissait : aspirateur, radio, chien du voisin énervé par une fumelle des environs. Le doux ronron de la vie félicienne…
Me suis levé, gaillard. Le mahomet y allait pleins phares et promettait implicitement des choses.
J'ai trouvé mon cueilleur de noix de coco devant la petite table, son téléphone portable en pogne. Il écoutait gravement un gonzier en train de bonnir des propos de force 4 sur l'échelle de Richter. N'après quoi, il a grommelé un vague au revoir avant de raccrocher. Ses beaux yeux en boules de billard se sont posés sur ma personne et il a paru soudain éclairé de l'intérieur.
— Tu sembles d'attaque ? a-t-il remarqué.
- Ça va jouer, ai-je reconnu. Où en sommes-nous de ce film à épisodes ?
Il sort de son veston un grand poudrier, moins connu sous l'appellation de « minaudière ».
— J'ai trouvé ceci dans la Jag.
— C'est de l'or ?
— Je crois plutôt à du plaqué, mais là n'est pas la question.
De l'ongle, il fait jouer l'ouverture de la boîte ; apparaissent alors un bloc de poudre compacte et, dans un compartiment plus petit, du mascara pourvu de son pinceau.
— And after ? insisté-je, devinant une suite.
L'homme aux canines de loup-cervier fait pivoter d'un tour la fermeture déjà actionnée. La partie maquillage compose une sorte de second couvercle, qui, en se soulevant, révèle un micmac sans rapport avec la cosmétologie.
Je défrime le blondinet d'un œil incertain.
— En quoi ça consiste ?
— Poste émetteur-récepteur miniaturisé. Regarde bien : ici, la grille du micro ; là, le côté récepteur. Entre les deux, les touches de manœuvre.
Je dubite, hâtif :
— A l'époque des bigophones portables, comment peut-on avoir besoin de ce genre d'engin ?
— Ces gens ont des raisons que la raison ignore, sentencieuse l'ancien cultivateur de manioc.
— Il faut confier cela à un spécialiste, déclaré-je.
— Je viens d'appeler Mathias pour lui demander conseil. Il est au lit avec quarante de fièvre, mais il désire qu'on lui porte l'objet.
— Bonne idée !
Auparavant je me rends à la cuisine où mon infatigable Vieille est occupée à « tourner » un aïoli[15].
— Comment te sens-tu, ce matin, mon chéri ?
En guise de réponse, je me campe de façon avantageuse : une main sur la hanche, l'autre avancée en un mouvement plein de désinvolture.
Félicie me contemple un quart d'instant, et soudain elle crie :
— Tu es guéri !
Puis se précipite contre moi. Lui a pas fallu lerchouille pour comprendre, ma chérie.
A quoi a-t-elle pigé que le cauchemar venait de prendre fin ? A mon regard ? A mon sourire « d'avant » ?
Nous nous étreignons avec une faroucheté absolue. Viandesque, comme amour ! Je suis sa chair, sa raison de vivre !
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! psalmodie-t-elle, ces deux jeunes femmes t'ont sauvé !
- Ça se pourrait, confusionné-je, déjà prêt à renier tout ce qui n'est pas logique.
M'man me quitte pour sauter au cou du All-Black.
— C'est fabuleux, cher Jérémie ! On va fêter ça. Dimanche prochain je vous convie à un grand repas avec votre famille. J'ai des bijoux de ma mère que j'offrirai à votre femme et à votre sœur : une bague dont la pierre est une améthyste, le violet va bien aux… aux brunes ; et une montre pendentif, en or rouge.
Nous quittons le pavillon sitôt que mon admirable ami a achevé d'essorer son émotion.
Un gamin de six ans, plus roux que son père, sourcils d'albinos, cils de goret, répond à notre coup de sonnette. Il est cul nu et tient du papier Lotus à la main, comme le petit glandu de la pub.
Il nous regarde, puis, sans nous adresser la parole, s'enfuit vers l'alcôve paternelle en criant :
— P'pa ! C't' un nègre avec un grand con !
Les deux personnages ainsi qualifiés s'avancent dans l'appartement, jusqu'à l'auguste chambre où les Mathias procréèrent une douzaine et demie de rouquemoutes par inadvertance.
Notre pote gît dans sa couche surmenée, enfiévré et mal rasé, vêtu, non pas d'un pyjama, mais d'une chemise de nuit ancestrale qui fit, jadis, le bonheur de son père-grand.
— Alors, tu es remis, Antoine ? gargouille-t-il de sa voix saccagée par l'angine. J'en suis heureux, car les bruits les plus alarmants couraient à ton sujet.
— C'est pas parce que tu as quarante dans l'oigne qu'il faut débloquer ! s'emporte Jérémie, outré. Je te souhaite la même santé que celle de Sana.
Il jette l'appareil sur les roupettes de l'étalon sans réprimer son irritation.
— Voilà l'objet dont je t'ai parlé. De deux choses l'une : tu te sens capable de l'étudier, ou pas. Si c'est non, je le porte à tes auxiliaires du labo.
— Bien sûr que je peux ! proteste l'homme qui ressemble aux feux de la Saint-Jean. Laissez-le-moi.
— Non ! Il faut t'y mettre dare-dare, nous attendrons ton rapport au salon !
— Mais je…
Jéjé fait une moue nananiesque et récupère la minaudière.
— Tu es trop flagada du bulbe ? Tant pis !
— Pas si vite, bonté du Seigneur ! égosille le Rouillé. Je m'occupe de ça tout de suite.
Rassurés, nous le laissons pour gagner le livinge jonché de jouets, où l'antépénultien de la portée joue avec un soutien-gorge déteint à la place des aisselles, tandis que le dernier gueule dans son berceau.
Mon pote, orfèvre en la matière, entreprend de le bercer en lui fredonnant une chanson du fleuve Sénégal. Mais rapidos, Angélique, l'épousâtre du Savant se pointe, lestée de provisions.
— Que faites-vous ici ? demande-t-elle avec l'amabilité d'un dogue allemand reniflant le fion d'un pitt-bull.
— Nous sommes venus prendre des nouvelles de votre mari ! réponds-je.
— Taratata ! Vous venez le harceler pour des questions de travail, sans tenir compte de ses quarante et cinq dixièmes de fièvre, j'en suis certaine !
Elle enroule, la gueuse. Vipère au groin, toujours ! Chez ses vieux, y avait des bénitiers à la place de bidets. Caractère de chiasse. Ses sempiternelles maternités lui ont-elles miné le moral à ce point ? Elle se tait, époumonée, bavante, le regard tubulaire, Jéjé s'avance, lui pose les mains sur les épaules. Il a les lotos fixes comme des pommes d'escadrin.
— T'as fini de rouscailler, poupée ? demande-t-il d'un ton polaire. Tu sais que tu m'excites à nous l'interpréter mégère-en-crise ? Si ! Donne ta main ! Tu le sens, mon engin ? Je parie que t'as encore jamais dérouillé une bite de négro dans la moniche ? Ça tient sa place. Tu veux qu'on essaie ? T'en reviendras pas.
« Viens sur le canapé, là-bas. Maintenant tourne ton cul du côté de Fourvière. Je retrousse ta jupaille, ma loute. Ta culotte ? Attends, vu sa valeur, je te la fais craquer : t'en achèteras une autre, avec de la dentelle, pour quand je reviendrai. Antoine ! Tu peux amuser le gosse pendant que j'enfile sa maman ?
« Ecarte-toi bien, ma petite Angélique. Tu vas recevoir du beau monde ! Un braque tout de noir vêtu ! Chez nous autres, Africains, on dégaine à bloc car on est circoncis, alors le sujet vire au rose bonbon comme chez n'importe quel blanchâtre. Ma parole, tu es à essorer ! La vacca ! J'ai plus qu'à remonter le courant. Cramponne-toi au dossier, petite fille : ma membrane est impitoyable une fois lancée. Essaie de ne pas gueuler, sinon Fleur de Pivoine va venir aux nouvelles ! C'est pas royal, ça ? »
Décidément, il change de style, Jérémie ; nous la joue Béru sur le sentier de la baise ! Lui, si réservé quand il balayait les trottoirs !
Le plus superbe c'est qu'il y a lulure, je me la suis faite aussi, l'Angélique ! J'en conserve un souvenir aimable. C'est le genre de femme sérieuse qui se laisse emmancher dans des moments particuliers, pour avoir des raisons de se confesser.
Le Sombre lui arrache un pied de haut vol, la dévaste en ses moindres recoins. Sa clameur de délivrance ressemble à celle jaillissant du stade de Turin quand la Juve vient d'en marquer un. Elle gît, haletante, au bord du canapé.
Puis, la réalité la remparant, elle se dresse.
— Vous vous êtes retenu, j'espère, cher ami ? interroge-t-elle. Je suis en période de fécondité. Seigneur ! si vous m'avez fait un négrillon, quel scandale ! Papa en mourrait de chagrin !
M. Jérémie Blanc calme ses angoisses ; assure qu'il sait vivre, me virgule une mimique réduisant à néant ses assurances. Tu penses s'il y est allé plein pot, le Barbouillé ! A vrai dire, ça l'amuserait que la Mathias ponde un dix-neuvième chiare pain d'épice. N'allons-nous pas, inexorablement, vers une uniformité des races ?
Sur ce, le Rouquemoute surgit dans sa roupane de grand-père balzacien.
— Pourquoi te lèves-tu malgré ta fièvre ? lui lance sa mégère inapprivoisable. Tu veux attraper la mort ?
— J'avais cru entendre crier ?
— C'était Gaétan ; les dents commencent à le taquiner.
Les cocus intelligents sont ceux qui mordent avec le plus d'appétit dans les vannes les moins crédibles ; confondre un cri d'orgasme avec celui d'un bébé exige beaucoup d'ingénuité.
— Tu as offert quelque chose à mes amis ? demande l'angineux.
— Oui, oui, ne t'inquiète pas ! répond, non sans humour, Braquenoir, dit l'Intrépide. Où en es-tu de ton examen ?
— Parce que vous lui avez apporté de l'ouvrage ! s'indigne Angélique, la mal prénommée.
Je me penche à son oreille :
— Dis, chérie. Quand on a la moulasse pleine de béchamel, on ne la ramène pas !
Elle se cabre, mais n'insiste plus.
Le Rouillé nous révèle alors que, dans la minaudière une minuscule bobine recèle un texte d'une durée de trente secondes, n'appartenant à aucune langue usuelle. On peut lui faire confiance car il en pratique vingt-huit, dont le japonais. Selon le savant Cosinus, il s'agirait d'un message codé. Il ne peut faire mieux à son domicile, faute d'un matériel « d'exploration » adéquat ; il écrit alors une lettre pour son assistante, une jeune fille très capable (y compris de lui tutoyer le souverain poncif, agenouillée devant ses cornues).
J'empare missive et cassette avant de prendre congé de ce couple admirable qui fait davantage pour la chère France que le zouave du pont de l'Alma.
— Et à présent ? s'informe le Black-Out, après que nous eûmes confié la minaudière à Julie Daumier, l'assistante de Mathias, surnommée Julie de la Rousse.
— Il serait temps que je prenne contact avec les zigues de mon équipe marginale, décidé-je.
Chemin-conduisant-à-l'hôpital-faisant, je lui raconte toute l'histoire.
— A présent, conclus-je, le moment est venu que tu participes à la kermesse.
Nous atteignons l'hosto immense, avec des rues, des pavillons de ceci-cela, des écriteaux émaillés de partout, des gaziers en blouse chaussés de sabots blancs.
A l'information, je demande le sieur Handermic Lucien. Une ravissante demoiselle arabe, avec un sourire éclatant et un minuscule tatouage sur la fesse droite, potasse un fichier électronique pendant quelques secondes.
— Ce monsieur est décédé le lendemain de son admission, m'apprend-elle.
— De quoi ?
— Je l'ignore.
— Pourrais-je voir quelqu'un susceptible de me renseigner ?
La chère musulwoman me contemple avec un début d'agacement caractérisé.
— C'est pourquoi ?
— Pour ça ! fais-je en produisant ma brème professionnelle, image toujours magique.
La voilà qui trifouille son appareil et pose des questions à différentes personnes. Au bout du compte, elle murmure :
— Demandez Mme Martinet, l'infirmière-chef, en chirurgie, quatrième étage.
On ne peut dire que cette dame Martinet cherche des verges pour se faire fouetter. Il s'agit d'une accorte quadragénaire, boulotte et platinée, à la moustache épilée et à la bouche en forme de fraise mûre. Avec elle, on est sûr de ne pas courir plusieurs lèvres à la fois, son bec-de-lièvre inopéré compliquant les choses.
Je la charme de mon sourire ex cathedra, chargé des plus folles promesses et, à travers sa tenue blanche transparente, je vois s'humecter son raminagrobis angevin.
Dans le long couloir-de-la-survie-provisoire, s'intercalent des niches meublées de fauteuils. Nous nous rabattons sur la plus proche. Les pans de sa blouse se sont entrouverts lorsqu'elle s'est assise (dirait saint François d') nous permettant de prospecter du regard ses parties en friche.
— Chère madame Martinet, fais-je à mon hirondelle, voici quelques semaines, vous avez accueilli dans votre service un homme accidenté du nom d'Handermic. Il est décédé le lendemain de son admission, vous en souvenez-vous ?
— Mon Dieu ! comment ne me le rappellerais-je pas ! s'écrie de façon zozotante l'admirable femme.
Son exclamation, annonciatrice de sensationnel, me déterge la glande supérieure du cerveau.
— Disez ! Disez ! l'imploré-je, en posant ma meilleure main droite sur son genou gauche le plus avenant.
— En dix-huit ans de carrière, ça a été mon unique cas de suicide !
Les poils amortisseurs que je porte sous les bras, de frisés se font crépus.
— Suicide ? incrédulé-je-t-il.
— Il s'est pendu pendant la nuit !
Fectivement, la chose est herpétique[16] dans son genre.
— Vous allez me raconter cela en détail, ma chère amie.
— Eh bien, on l'a amené à la suite d'un accident de la circulation. Un chauffard l'avait percuté de plein fouet et s'était enfui. Le blessé souffrait d'une fracture du rocher et de multiples contusions aux jambes. Sans être véritablement alarmant, son état inspirait des craintes au professeur Barray-Sarda, M. Handermic se montrait si agité que nous dûmes le sangler dans son lit. Lorsque l'infirmière de nuit vint le voir, peu après vingt-trois heures, les sédatifs semblaient produire leur effet et la garde crut bon de le détacher.
« Elle est revenue deux heures plus tard ; il dormait normalement. Mais lors de sa troisième visite, sur la fin de la nuit, la veilleuse le trouva pendu au montant du lit avec le lien ayant servi à le garrotter. Le docteur a estimé qu'il était mort depuis plus d'une heure. »
Quand elle cesse de parler, ma dextre intrépide a atteint cette zone franche située entre ses ultimes varices et ses premiers poils pubiens car je suis, nul n'en ignore, un être charitable.
— Curieuse histoire, apprécie Jérémie, confiné jusqu'alors dans un silence subalterne. On peut se pendre à un lit ?
— Plus facilement qu'au cou d'Ophélie Winter.
Il fixe l'infirmière-cheftaine et demande :
— Comment cet homme inconscient a-t-il eu la force de se supprimer ?
— Les médecins estiment qu'il a récupéré vers le milieu de la nuit et qu'un élan suicidaire l'a poussé à cet acte.
— Hm ! diagnostiqué-je.
Les bruits parfois douloureux de l'hosto nous environnent. Dans une chambre voisine, une femme lance par moments un appel désespéré. Elle crie :
— Albin !
D'un ton plein de détresse, comme si « l'Albin » qu'elle hèle se trouvait en grand danger.
— Et ensuite, ma chérie ? insisté-je.
— Naturellement, l'hôpital a prévenu les autorités. Deux messieurs de la Préfecture sont venus, ont posé quelques questions et son repartis sans paraître très intéressés. Puis on a évacué le corps à la morgue ; je ne sais rien d'autre.
Je souris à notre exquise terlocutrice.
— Merci de votre aimable coopération, chère Madeleine (son blase est écrit sur un badge fixé à son revers).
Elle n'a pas envie de nous lâcher la grappe.
— Vous pensez que cette mort n'est pas naturelle ? demande la femme qui porte un stéthoscope au lieu d'une rivière de diamants au cou et un stérilet dans le four à micro-ondes.
— En tout état de cause, elle ne saurait l'être, Mado chérie, lui réponds-je en me levant. Triste suicide, convenez-en. Seuls des prisonniers exténués l'utilisent dans leur geôle parce qu'ils n'ont pas le choix…
Nous nous séparons sans langueurs excessives.
— On se cogne une bibine ? proposé-je. Je me déshydrate.
Une brasserie proche nous accueille ! Maison de tradition, avec loufiat à gilet noir ; il tient son plateau sous le bras, kif le discobole se rendant au stade. Une banquette de moleskine, à l'abri d'une plante verte d'époque 1900, reçoit nos séants esthétiques.
Jérémie allonge ses cannes en exhalant un long soupir d'homme en manque de roupille.
— Tu veux que je te dise, Antoine ?
— Vas-y !
— Ta vie ne tient qu'à un fil, et il n'est pas plus résistant que ceux de la Vierge.
— Crois-tu que je l'ignore ?
— Tu ne t'attaques pas à un groupe de forbans, mais à une puissance formidable qui ne peut tolérer le plus léger contrecarre. L'attentat de cette nuit le prouve, comme la mort de tes coéquipiers.
— Il en reste un, fais-je. Peut-être est-il toujours à la verticale.
— A vérifier !
Ces deux mots me dynamisent. Je dépoche mon portable pour chercher le numéro de Magnol sur le répertoire électronique. Crème-de-Suie pêche un baveux du jour sur le guéridon proche et se met à l'arpenter du regard.
Dans mon jacteur, c'est la classique sonnerie d'appel avec quelque chose de fané me faisant pressentir la non-réponse. Pourtant, contre toute intuition, ça dégoupille à l'autre extrémité.
— J'écoute, chevrote une voix d'octogénaire asthmatique.
— Pourrais-je parler à M. Magnol ?
— Il est en voyage, répond la dame.
— Vous êtes à son service ?
— Non : je suis sa maman.
Je flûtise des cordes vocales :
— Très honoré, madame Magnol. Ici San-Antonio, un ami de votre fils.
Elle exclamise :
— Par exemple ! Je lisais justement un article sur vous dans Le Parisien !
— Vous savez où est Maurice ?
— A Londres. Il est parti hier, en fin de journée.
— Pour longtemps ?
— Il pensait rentrer dans deux ou trois jours.
— Auriez-vous son adresse là-bas ?
— Ah ! non. D'ailleurs il a filé si vite qu'il n'a pas eu le temps de retenir une chambre ; mais j'aurai de ses nouvelles dans le courant de la journée, conclut-elle, confiante.
On se dit au revoir et je libère la ligne.
Au moment de rapporter mon coup de turlu au Grand, je constate qu'il est entièrement accapparé par sa lecture.
— Que se passe-t-il ? Lady Di est ressuscitée ?
Il finit de lire et abaisse le quotidien. Il a la gueule toute chiffonnée, le Négus.
— Ben quoi, bredouillé-je confusément, gagné par son émotion, les Martiens attaquent ?
Tout ce qu'il est capable de réagir, c'est de pousser le journal dans ma direction. Avec son index en chocolat, il me montre un texte à la une.
Je le déchiffre (aisément, car c'est écrit gros) :
Albéric Machekhouil, ancien directeur de la D.S.T. remplace San-Antonio victime d'une grave maladie.
Je m'abstiens de ligoter la suite, elle ne m'intéresse pas.
Un moment de silence, à contempler le col blanc de mon demi en train de se désagréger, puis je déclare, en grande sincérité :
— On ne peut plus logique : un trône ne reste jamais vide longtemps.
Je vois scintiller des larmes dans les châsses de mon ami. Etrangement, j'éprouve une profonde allégresse.
— Chiale pas, Blanche-Neige, je n'étais pas fait pour un tel poste. Beaucoup trop indépendant. Je farfule en toute circonstance. Veux-tu que je t'avoue une chose ? Me voilà soulagé. Je quitte mes fonctions dans les meilleures conditions. J'en prenais à mon aise avec elles. La preuve : cette sorte de « brigade secrète » que j'avais fondée avec d'autres huiles des polices européennes. Trop brasse-tout, l'Antonio. Chimérique à s'en pisser parmi ! A présent, vieux King-Kong, je vais démarrer une vie nouvelle.
Mais mon enjouement, pour sincère qu'il soit, ne le ragaillardit point.
— Et moi ? demande-t-il, honteux de sa question égoïste. Je vais devoir te quitter ? Rappelle-toi, un jour déjà, tu avais largué la Rousse pour fonder une agence privée avec tes « hommes ». Elle a bien fonctionné, tu y as remporté de francs succès, et pourtant tu as fini par réintégrer la Boutique !
— Les conditions différaient. Mais ne te tourmente pas, mon gentil : nous ne nous séparerons jamais. La tête que tu aperçois, en équilibre sur mes épaules, accouchera d'une solution lumineuse. Pour le moment, nous avons une montagne de mystères à mettre groggy. Retrouver Béru et mon brave Salami, s'ils sont toujours sur leurs quatre pattes, tous les deux. Résoudre les affaires de Lanzarote. Reprendre contact avec mes partenaires de « la Bande des Quatre ». Accomplir mille choses encore dont tu n'as pas la moindre idée, ni moi non plus !
Ma fougue est si ardente, mon énergie si palpable que le Black fnit par éclater de son grand rire savanesque.
Sa bouche ? Deux gants de boxe en train d'applaudir !
La chanson de Trénet me trotte dans le cigare. Qu'est-ce qui leur a pris de ne pas l'accepter à l'Académie, ces roclores ![17]
Je ne peux m'empêcher de penser à tous les moisis du bulbe qui y croupissent, garnis de Pampers. Ils préfèrent donc le salpêtre à la mousse des bois ?
Au fait, pourquoi te parlé-je du Grand Charles, monsieur, madame ? Ah ! yes : à cause de sa chanson. Quand je ne serai plus qu'une ombre. Seulement l'ombre naît de la lumière, sinon elle n'est que néant, dit-on à Bourgoin-Jallieu. Ceci nous ramène à la sempiternelle interro : « Il existe, ou merde ? » Tout ça, pareil une toupie infernale sous ma casquette, cependant que l'avion amorce sa descente sur London.
Près de moi, le mec aux cheveux à ressorts en écrase délicatement. Il ronfle peu, Jérémie, grâce sans doute à son tarbouif large comme une hotte de forgeron.
C'est dans le café suranné où j'ai appris ma mise à pied que nous avons décidé de filer dare-dare chez les Rosbifs. N'est-ce pas dans Hyde Park qu'on m'a retrouvé, le cigare zingué ? Par ailleurs, il est grand temps de faire le point en compagnie de mes homologues de la « Bande des Quatre ».
Un feu de la Saint-Jean pétille en moi.
Sou-la-gé, l'Antonio de ces dames. Prêt !
A quoi ? Mais à tout, mon général !
A tout cœur, principalement. J'ai des arriérés à liquider. Elle est déjà loin, la pipe maussade de notre soubrette. Rien de plus affligeant qu'une fellation de misère. Baiser sans entrain est à la rigueur supportable. Mais une turlute du bout des lèvres me semble intolérable car c'est cette pratique qui donne la pleine mesure de la passion.
Idem pour la bouffe masculine, œuf corse. T'as des brouteurs de pelouse qui confondent chaglatte et enveloppe à cacheter. Blllm, blllm, sur le parvis glandulaire, et adieu, Rosine, je te connais bien ! Puis ils se torchent les babines d'un double mouvement d'avant-bras, les butors, kif un terreux venant de claper sa soupe matinale.
C'est la calbombe pleine de salaceries extrêmes que je déboule du zinc. En arpentant le tunnel de débarquement, Blanc bâille comme les brodequins de Charlot dans La Ruée vers l'or ; il émet un feulement pour remake du Livre de la Jungle.
Notre « siège » se trouve dans Sloane Street, au quatrième étage d'un immeuble peu folichon. Depuis les fenêtres on aperçoit, en se penchant, les frondaisons de Hyde Park et même un bout de la « Serpentine », le petit lac aux eaux sombres agrémentant ce lieu de promenade où les nurses en uniforme, les vieux gentlemen à chapeau melon et les étrangleurs désœuvrés promènent de riches héritiers en barboteuse, leur arthrite irréductible et des instincts homicides. Foin d'ascenseur. Un escalier de pierre recouvert d'un tapis plus percé que persan (aimé-je à répéter, et si tu n'es pas content je te lancetique au prose) feutre le bruit de nos pas.
Je reconnais la porte de noyer à grosses moulures. Nulle plaque pour indiquer le blase ou la raison sociale des occupants. La sonnette, un point it is all !
Deux de « ces messieurs » doivent m'attendre : l'Anglais et le Germain (le Rital demeure injoignable). Nous nous sommes fixé le ranque pour 4 heures p.m. et il est juste temps.
A mes surprise et déconvenue, personne ne réagit.
Je réitère mon dreling-dreling.
En vingt !
— Et on dit les Rosbifs ponctuels ! maugrée mon pote.
Nous poireautons sur le palier un bon moment avant de nous s'asseoir sur les marches, dirait un marmot de mes relations.
Une vieille tarderie, porteuse d'un manteau de renard malgré la saison, grimpe en direction du cinquième, laissant un sillage écœurant de poils exténués (les siens et ceux du goupil). La Décrépitude nous jette au passage un regard de courroux en crue. Elle a tout de suite compris que nous n'étions pas des gentlemen. Notre dialecte français ne peut laisser planer le moindre doute.
D'autres minutes s'écoulent, tisseuses d'instants. Je me sens franchement courroucé par la légèreté de mes homologues.
Blanc, décidément en manque de pioncette, roupille la tronche appuyée au mur. Dans la pénombre escalière il fait songer à une statue nègre au modelé délicat. En bronze on le croirait, ce gourou. Je le revois sabrant la mère Mathias à grandes culées méthodiques. Elle jutait comme une perdue, la lauréate du Prix Cognacq. A ce moment il ressemblait à un animal de la brousse concentré sur la survivance de son espèce.
Une deuxième femme surgit ; le contraire de la précédente puisqu'il s'agit d'une jeune fille rousse, au minois étoilé de taches de rousseur.
Elle marque un arrêt à notre hauteur.
— Ce monsieur est malade ? s'inquiète-t-elle en désignant l'Endormi.
— Pas du tout ; il trompe le temps avant que ce bureau n'ouvre.
— Il n'y a personne ? s'étonne-t-elle. Pourtant quand je suis partie en courses, voici une heure, trois messieurs y sont entrés.
Elle hoche la tête, sourit, déclare :
— Probablement sont-ils repartis…
Et de poursuivre la grimpette avec une primesauterie juvénile. Sa jupe imprimée forme une sorte d'abat-jour charmant qui laisse apercevoir son exquise culotte rose. Un brin d'effervescence parcourt mon slip dans le sens des aiguilles d'une montre marquant midi. Je rengracie de l'escarguinche. Pas de regrets, en Albionie, les filles commencent à bien baiser après la trentaine. Faut d'abord qu'elles s'appuient leurs mannequins à pébroque avant de connaître les zèbres venus d'ailleurs pour les révéler.
Jérémie se lève, s'étire.
— J'ai faim, soupire-t-il.
Son implicite requête me laisse froid comme les testicules d'un gazier apprenant à faire du patin à glace.
Soudain, un courant électrique prend possession de mon individu et croît en intensité.
M'approche de la forte lourde pour visionner les serrures. Elles ne sont que deux, mais coriaces. Les Angliches, faut le reconnaître, fabriquent toujours des produits de haute qualité.
Devant ces morceaux d'anthologie, mon brave sésame s'essouffle. En fin de compte, il triomphe parce que ces fermetures n'ont pas été actionnées à plusieurs tours.
Le battant s'écarte et nous pénétrons dans le P.C.
L'odeur, avant tout. Acre et sauvage, avec quelque chose de douceâtre cependant, celle du sang frais et de la mort qui s'installe.
Combien de fois l'ai-je respirée, au cours de ma putain de carrière ?
On se regarde d'un air entendu, le Négusman et Bibi. Nous avons pigé : y a eu du grabuge dans Sloane Street.
Tout est silencieux. Le hall d'entrée est aussi désert que le bénoche d'un membre de l'Institut.
Notre état-major clandestin comprend : un bureau meublé d'un énorme coffre-fort et d'appareils en majorité électroniques, une salle de conférences avec l'incontournable table ovale, un confortable salon aux fauteuils club (profonds comme mes recueils de réflexions) et équipé d'un bar recelant du whisky Lock Dhu[18], et enfin une kitchenette tout juste bonne à confectionner des toasts au caviar.
C'est dans la salle des réunions que ÇA se trouve. Et c'est pas beau ! Voire épouvantable.
Je te narre par le menu.
Des gens ont poussé la table contre le mur du fond, histoire de dégager le centre de la pièce. Pourquoi, François ? Tout bonnement afin qu'on puisse accéder à l'énorme lustre hollandais.
Parlons de ce dernier ! Il est pourvu d'étranges pendeloques puisque trois hommes y sont attachés par les chevilles, la tête en bas. Il s'agit de mes partenaires allemand et anglais, avec Magnol, la troisième recrue de mon Commando spécial.
Sombre découverte !
Leurs mains sont liées dans le dos. Leurs vêtements lacérés ressemblent aux pétales d'énormes fleurs fanées.
Lorsqu'ils ont été dénudés de l'hémisphère sud, on leur a ouvert le ventre à l'aide d'une lame prodigieusement affûtée. La masse des viscères abdominaux grouille sur le tapis tels d'ignobles reptiles. Le raisin coule encore de ces blessures démoniaques[19].
Dans des books moins bien entretenus que les miens, certains auteurs te balancent le cliché sur « la mare de sang ». Ici, ils devraient passer la vitesse supérieure et parler de « lac de sang ». Tu connais celui d'Annecy ? Idem, en moins romantique. La femme de ménage qui s'appuiera la remise en état de la pièce méritera une belle prime.
Le Noirpiot détale pour aller gerber dans les lavatories, lui qui prétendait mourir de faim un instant plus tôt !
Je me tiens prudemment à distance du carnage. Pas la peine de foutre mes escarpins italoches dans l'odieuse confiture ! Je ne parviens pas à m'arracher à cette scène de cauchemar.
« Il faut raison garder ! » m'exhorté-je. Tiens, l'expression commence à faire long feu chez les politicards. Va bien se pointer un autre lavedu avec une formule nouvelle à mettre sur orbite. Temps à autre, t'as un nélu qui accouche d'une phrase fourrée Gambetta-Clemenceau-Lanturlu. Aussitôt toute la coterie s'en empare pour des effets de glotte.
Pardonne-leur, Seigneur : ils n'ont qu'une vie à vivre, sont stupides mais pas méchants. Trop de banquets, de discours oiseux, de léchages autour d'eux : bite, anus, entre-doigts-de-pieds ! Ah ! que la France est belle, et comme on est fier d'être ses enfants ! Enfants de Pétain, de De Gaulle, de putes et de la patrie ! Tous réunis sur le parvis du Panthéon. Aux grands cons, la Nation reconnaissante. Tirer à vue ! La chasse d'eau, surtout !
Tu veux que je te fasse une confession ? Je ne lis plus les journaux, n'écoute pas la radio, ne regarde point la téloche ! Seule la terre m'importe. Avant d'aller y jouer la taupe hibernante, j'en admire le dessus féerique : l'eau et les plantes, une belle chatte et la prière ! Pour le reste, s'adresser au concierge ! Tu n'imagines pas à quel point je les sodomise profond et sincèrement ! A sec ! Je fais mieux que les enfiler : je les abrase ! Toute une trajectoire gadoueuse pour en arriver là !
Jérémie revient, couleur vert-de-gris.
— Le bout de la nuit ! balbutie-t-il.
— En effet, admets-je. Aujourd'hui, le fond de l'horreur est frais.
— Nous devrions jouer cassos, non ?
— Tu oublies que deux bonnes femmes nous ont vus bivouaquer devant la lourde ! Dans le signalement qu'elles fourniront, elles ne diront jamais que tu es norvégien !
Il me désigne un feuillet sur la table, accomplit un vaste détour pour l'aller chercher. Il s'agit d'un message composé classiquement au moyen de caractères découpés dans des baveux.
— Qui est Gaetano Listri ? questionne Blanc.
— Le quatrième membre de notre équipe : l'Italien.
Mon ami opine et me donne lecture du texte :
— Gaetano Litri noyé dans le Tibre.
C'est tout.
Mais c'est beaucoup.
Mon féal baisse la tête.
— Conclusion, tu restes l'unique survivant du quatuor ?
Sa voix est semblable à celle qu'ont les marées pour raconter leurs sinistres histoires, le soir, quand elles viennent vers nous[20].
Les exhalaisons de la mort violente nous chavirent.
— Retournons en France, fait mon pote, avant que ce massacre soit découvert, sinon les Rosbifs vont nous casser les roupettes jusqu'à plus soif. Tu les connais ? Plus charognards qu'eux, ça n'existe pas. On risquerait d'y laisser notre jeunesse, avec ces coriaces.
N'a pas tort, l'Ebèné. Franchement, je balance devant cette alternative. Et puis, la facilité l'emporte.
— D'accord, rentrons.
Une plombe et demie plus tard, nous prenons un Air France qui passait par Heathrow, au Terminal 2.
Bref voyage, mais rude journée !
Nous sommes tellement choqués parce que nous avons découvert à l'Etat-Major que nous n'en cassons pas une. Le spectacle monstrueux reste monté sur boucle dans notre ciboulot. Parfois l'un et l'autre avons un tressaillement nerveux. On a beau être aguerri, un tableau comme celui de London met du temps à s'estomper.
Alors que nous roulons en direction de la porte de Clignancourt, au milieu d'un océan de bagnoles, Jéjé questionne :
— Tu sais où tu vas ?
— Où irais-tu, toi, à ma place ? Si tu devines, je te paie un dîner mémorable à l'Ambroisie.
Il fait claquer ses doigts de jazzman.
— Attends, je gamberge un brin.
Mais sa réponse tombe promptement :
— Chez la mère de Magnol ?
— Gagné !
Dis, il est pas mou de la tiare, Zébulon. J'ai toujours cru en ses capacités flicardières.
— Qu'est-ce qui t'a mis sur la voie ?
— Pas dif' : il a été assassiné avec deux boss de votre P.C. Il se trouvait en leur compagnie parce qu'il détenait une info de première. Comme tu étais dans la liqueur d'oubli, il a jugé indispensable d'en faire part à tes partenaires, d'où son voyage en England.
— Bien gambergé pour un primate dont les ancêtres avaient un potiron rouge en guise de trou du cul !
Ma boutade ne l'amuse absolument pas. Il décide de me laisser aller seul chez la dame et rentrer at home se changer.
L'immeuble où créchait Magnol est situé rue de la Convention, dans le Quinzième.
Sa mother répond présent à mon coup de sonnette. Elle est infiniment moins âgée que sa voix ne le laissait supposer au bigophone. Soixante balais environ, mais elle souffre d'une maladie des ficelles vocales et parle comme si elle avait son bonnet de nuit dans le clapoir.
Femme très agréable au demeurant. En me découvrant sur son paillasson, tout son être irradie rose.
— Vous, monsieur San-Antonio ! s'exclame-t-elle avec une joyeuseté qui me mine.
Je souhaiterais montrer de l'entrain, mais sachant quel énorme chagrin la guette, j'ai l'âme crispée, kif le frifri d'une vierge le soir de ses noces[21]. Lui souris néanmoins.
Cette personne a conservé une taille d'ado et un visage bourré de charme jusqu'aux oreilles. C'est précisément dans cette région que les rides commencent à se grouper. Un léger fond de teint et il n'y paraîtrait plus. Ses yeux bleus sont vifs, sa bouche sensuelle et ses flotteurs terriblement tentants. En toute autre circonstance, tu sais que je lui ferais volontiers deux doigts de cour ? Trois même, au besoin !
J'ai toujours été branché par les dames automnales : elles m'excitent. Il y a dans leur être une sorte d'appel muet. Leur résignation n'est qu'apparente. Des incendies non circonscrits continuent de brandonner dans leur corps.
— Vous prendrez bien un verre de porto ? propose-t-elle.
— Avec plaisir.
Elle sort deux verres taillés d'un buffet. Je la regarde s'activer et mon cœur se serre. Les drames nous télescopent à l'improviste. A un moment où l'existence paraissait fonctionner normalement, sans bruits inquiétants, sans trépidations.
J'hésite. Peut-être devrais-je la préparer doucement, lui confier que j'ai des inquiétudes à propos de son garçon. D'un autre côté, je me dis qu'elle vit sans aucun doute ses ultimes instants relaxes. APRÈS, plus rien ne sera jamais pareil. Et si je lui apportais un peu de bonheur ?
Son porto n'est pas de la drouillasse d'épicier, mais un vrai vintage vieux de dix ans.
Lui en fais compliment.
— Vous souffrez d'une affection de la gorge ? lui demandé-je.
Elle hoche la tête.
— On m'a opérée, il y a dix ans.
Elle attend que je bonnisse l'objet de ma visite.
Une lampée et je plonge :
— Maurice est sur une enquête délicate, chère madame. Un gros ennui de santé, vous l'avez lu dans les journaux, m'a éloigné quelque temps de nos problèmes. Ne sachant où le joindre, j'ai pensé que j'obtiendrais vraisemblablement des indications à son domicile. Verriez-vous un inconvénient à ce que je jette un coup d'œil à sa chambre ?
— Pas le moins du monde.
Elle ajoute :
— Je suis inquiète car il ne m'a pas appelée depuis son départ.
— Vous savez, en Angleterre rien ne se passe comme ailleurs.
Je suis parvenu à prendre un ton léger qui la rassure momentanément. Elle se lève et me guide jusqu'à une porte peinte en imitation bois, bien qu'elle soit en bois !
La carrée de mon éphémère collaborateur n'est pas très vaste et me rappelle la mienne. Même lit de bois, haut sur pattes, même rideaux ajourés aux fenêtres, même fauteuil voltaire. Curieusement, c'est ici que la mort de Magnol me frappe de plein fouet. Je le connaissais superficiellement, mais il est évident que nous avions un tas de points communs.
Outre le lit cité plus haut, la chambre comprend une garde-robe et une petite table surchargée de choses hétéroclites : un énorme coquillage nacré, un plumier d'écolier, un sous-main râpé gonflé de paperasses, un cadre à pied recelant la photo de ses parents, plusieurs pipes dûment culottées sur un râtelier, un poignard africain servant de coupe-papier, le téléphone et un répertoire.
Mme Magnol s'est discrètement retirée, pas avoir l'air de surveiller mes fesses et gestes.
Pour commencer, j'examine la photo du couple qu'elle formait avec le père de Maurice. Le gazier ne semble pas avoir inventé l'insecticide à éléphants. Gueule morne, plis charognards aux lèvres. Le genre à cafter en classe et à scier les branches sur lesquelles se juchaient les copains. Est-il mort, ou vit-il sous d'autres cieux, avec une seconde dame ?
Par contre, quarante piges en arrière, sa première épouse était belle et fringante. Dans son regard brillait une flamme venue directo du réchaud. Et ses jambes, dis ! Faites pour la gambille. Ses hémisphères appelaient la main de l'homme, irrésistiblement. Elle me filerait le tricotin, sans charre !
Mais je ne suis pas ici pour m'abîmer dans des contemplations fuligineuses. J'ai école.
Exploration du sous-main. J'y débusque des paperasses sans importance : facture d'une bagnole achetée d'occase au garage Mercantyle, avenue de Sufresne (Lancia décapotable) ; une bafouille du Trésor rappelant au destinataire un arriéré de quatre mille six cent vingt francs à carmer avant le 25 de ce mois ; une lettre passionnée d'une certaine Yolande, expliquant combien elle a apprécié le pouce qu'il lui carré dans l'œil de bronze en cours de minette ; une carte postale en provenance de Côte-d'Ivoire signée illisible ; et enfin une invitation aux fêtes célébrant la Libération de Fouzy-Tondouha.
Indécouragé, j'empare le répertoire bigophonique. Il est peu achalandé. Ne fréquentait pas grand monde, Magnol. J'y relève mes coordonnées, celles de Franck Blando et de Lucien Handermic. Il contient aussi les noms d'un médecin, d'un dentiste, d'un labo d'analyses, de deux garagistes, de seize restaurants, de deux pompeuses de dards, d'un marchand de vin, d'un club de boxe, plus des blases inconnus de moi. Rien à glander de cet opuscule car tout ce qui s'y trouve consigné a été écrit depuis un certain temps, la pâleur de l'encre en fait foi.
Ces déconvenues successives pourraient me plonger dans le désenchantement ; mais, curieusement, elles ne font qu'attiser ma conviction secrète. Je te l'ai moult fois rabâché : ce qui différencie un flic d'un con courant, c'est l'instinct. Nous détenons le flair et lui obéissons spontanément.
Ainsi, à partir de l'instant où je me suis assis à cette table, j'ai SENTI qu'elle supportait « quelque chose » de déterminant pour ma pomme. En vertu de quoi, cherche, mon Sana ! Ta queue remue, c'est bon signe !
Le moment est venu de t'octroyer un temps mort, fiston. Tu viens de subir une grosse épreuve physique, s'agit de ne pas bousculer tes méninges, tu dois les laisser dériver à leur guise, comme disait le duc du même nom.
Je saisis la coquille, si décorative ; la nature fait bien les choses : ses formes et ses couleurs aboutissent à la plus réussie des œuvres d'art. Elle est de la taille d'une noix de coco (le dessert préféré de mes amis communistes). Je t'ai déjà mentionné sa teinte nacrée, j'ajoute ses reflets blonds, ses volutes s'assombrissant jusqu'à prendre un ton abricot.
Et brusquement, tu sais quoi, Dubois ?
J'actionne la lampe de bureau et entreprends de « mirer » le coquillage, comme une fermière les œufs qu'elle va mettre à couver.
Je suis si confiant que je n'éprouve pas la moindre surprise en découvrant, logé dans l'ultime arabesque, un petit objet compact et sombre.
Duraille de le récupérer. Pour y parvenir, j'emprunte la tige de métal tendant les rideaux de la fenêtre. Tords l'une de ses extrémités afin de la transformer en crochet pour touiller le fond de la corne d'abondance.
Après de nombreuses tentatives, je finis par ramener une pochette de carton composant le cadre provisoire d'une photo d'identité. Celle d'un homme d'une trente-cinquaine d'années, blond avec une moustache noire donnant à croire qu'il se teint, soit les tifs, soit les baffies. Sur l'étui sont imprimés le nom et l'adresse du photographe : « Studio Octave Dodièse, 18 rue Saint-Antoine. Paris ».
La suite de mes recherches est infructueuse.
Lors, je vais rejoindre Mme Magnol dans son living. Elle est occupée à faire de la tapisserie, passe-temps désuet à notre époque. Son canevas représente une chasse à courre. On y voit un piqueur sonner du cor au milieu de chiens surexcités.
— Très bel ouvrage, flagorné-je.
Elle a un sourire mélanco :
— Ne me flattez pas, je sais parfaitement que c'est horrible, mais cela me meuble l'esprit. Maurice est très peu à la maison. Comme je déteste la télévision, il ne me reste que la lecture et le point de croix.
— Vous n'avez pas de… de compagnon ?
— Trop de déceptions de ce côté-là ; je suis parvenue à l'âge du renoncement.
— Vous avez tort de penser ainsi, madame Magnol : vous êtes une femme très désirable.
De stupeur, elle plante sa longue aiguille dans le cul d'un lévrier et me fixe d'un air incertain, cherchant à déterminer si je la chambre ou pas.
Mes yeux doivent s'injecter de convoitise car elle se met à rougir et déclare en dérobant les siens :
— Merci. Il y a bien longtemps qu'un homme ne m'a pas adressé pareil compliment !
C'est dit avec une telle nostalgie que je m'avance jusqu'à sa chiotterie de canevas, tombe à genoux près d'elle, attitude extrêmement pompeuse lorsque c'est autrui qui agit ainsi, lui biche la dextre pour en baiser le dos.
Elle est toute retournée.
— Allons, allons, balbutie-t-elle, ne me troublez pas, ce ne serait pas charitable.
— Je ne fais qu'obéir à un élan du cœur et des sens, plaidé-je, comme dans une pièce d'Édouard Bourdet. Au premier regard, j'ai éprouvé une espèce d'euphorie. Si je me laissais emporter par ma sensualité, je vous soulèverais de votre chaise.
Je joins le geste à la parole. Elle ne résiste pas.
— Et après ? demande-t-elle, mourante.
— Je vous porterais sur le canapé, proche de la cheminée.
Dont acte.
Une fois allongée, elle ne questionne plus, largue les amarres.
Seigneur Jésus ! Tu sais quoi ? Des bas ! Oui, tu lis bien : de vrais bas, avec porte-jarretelles ! Et petite culotte rose, je te prie d'agréer ! Comme quoi, elle continuait de cultiver en serre sa féminité, cette exquise ! A défaut de séduire des mecs, elle se séduit elle-même. Je l'imagine, au soir sans chandelle, à se bricoler le sillon magique en rêvant d'Olivier de Kersauzon, de Didier Van Cauwelaert, de Bertrand Poirot-Delpech ou de Tony Blair, hommes avec lesquels la Nature n'a pas chipoté. Du talent et de la gueule, les salauds !
Tu verrais le slip affriolant, jusqu'où je l'envoie dinguer !
Certes, elle s'est morflé quelques vergetures, Henriette (son nom est écrit en fine anglaise sur sa médaille de baptême) et on distingue des amorces de cellulite, de-ci, de-là, mais ça reste véniel. Ne m'empêche pas de lui soumettre un bâton de Guignol absolument extravagant, du pilon de pharmago !
Elle perd pas de temps en gâteries prélavables. Se le veut directo dans la moniche, pendant qu'il est admirablement joufflu et écarlate. Elle sait qu'un tel état de grâce ne dure pas, craint que je ravise du trognon ; le voir flasquer avant terme l'épouvante. Depuis combien d'années elle ne s'en est pas chopé un commak par l'entrée des fournisseurs ? Une expérience de cette ampleur, faut se l'engouffrer dard-dard, pas « y » laisser refroidir, dirait-on sur mes terres d'origine, en bas Dauphiné.
Mais pas question de te tartiner la prostate avec mes prouesses. Par moments — rarement —, me viennent des bouffées de pudeur. Sache seulement que je la démarre papa-maman, sans virtuosité excessive. Mon but est de lui faire choper un panard de premier secours, juste la débarrasser de son trop-plein, pour tout de suite after, lui déballer le grand service d'apparat, comme la môme Fergusson n'en a jamais connu ! Y compris lorsqu'elle se faisait chevaucher devant ses chiares, au bord de sa piscaille, par un glandu coiffé peau-de-fesse, sans se gaffer que mon pote Angelli, depuis le pommier du voisin, flashait son prose rouquinos à tout berzingue !
La Couronne britiche ? Juste bonne pour jouer au bilboquet ! Quand je vois toutes ces royales connasseries, je prends la gerbe de forte gueule de bois ! La grande Albion ? Musée de la mère Tussaud ! En tout cas des erreurs. Et l'autre, la chère défunte qu'un brave Franchouille bourré a transformée en sainte de fête foraine ! Pas de quoi se manger les couilles sans recracher les noyaux !
Veux-tu que je te dise ? Je préfère la Formule I à toutes ces infâmes mômeries. La sublime Di, trépassée, le cul sans doute plein de semence égyptienne. Rappelle-toi de cette apothéose du corbillard. Elle était devenue Queen, la Mère Teresa des palaces ! Le monde entier se tordait de douleur : Rosbifs, Japonouilles, Ruscoffs, Touaregs, garçons coiffeurs, clodos soiffards. Vénérée, presque canonisée par l'humanité de cette année-là, pour aller faire la cantinière du zouave au pont de l'Alma ! Heureusement que nous sommes quelques-uns et zunes à nous taper le dargif parterre ! Quelques-uns en pleine hébétude devant ce formidable chagrin collectif ; cette partouze de pleurs monstrueuse ! Des kilolitres de larmes ! Le débit du Nil à eux tous, locataires de la planète Terre. La Princesse Bitauprose refroidie en bagnole comme un simple dimanchier rentrant de Gambais ou du Tremblay-sur-Mauldre ! Et, depuis, des bouquins par dizaines pour perpétuer le vécu de cette Sainte-Qui-Couche !
Mais je me laisse aller aux délirades : mon éditeur va protester parce que je génère des frais de composition extravagants ! Me faut t'en reviendre à ma Merveilleuse. Elle me rappelle l'enseigne d'un marchand de godasses : « Aux Mille Pieds ».
Ses jouissances se succèdent comme les gerbes de blé tombant d'une botteleuse. Un coup de levrette tzigane, et poum ! elle pâme ! Un brin de tyrolienne à cresson, et vlan ! elle clame son panoche ! Le petit refrain à trois doigts (deux dans la concha et le troisième dans le borgne), elle sanglote de trop tout !
Dire qu'il s'en est fallu d'un pet d'escargot que je lui passe outre, cette fabuleuse virtuose. Je serais canné sans savoir ce qu'est une authentique partie de baise. On va mettre des millénaires à se rétablir d'une aussi faramineuse tringlée.
Nos exploits matelasseurs perdurent. J'ai la bienheureuse certitude de ne risquer aucune rupture de stock. Alors, nous recommençons jusqu'à ce que nos sexes, brûlés par l'intense frottement, deviennent douloureux.
Seigneur, pardonnez-moi de toujours Vous implorer quelque chose : faites qu'elle ait de la vaseline !
Fla-ga-da !
Ah ! la belle, la noble fatigue.
Ma bitoune, bien ointe, repose dans mon kangourou ainsi qu'un nouveau-né dans ses langes. Quand pourra-t-elle reprendre du service ? Pas avant plusieurs jours, je le crains. Une chance qu'elle ne soit pas partie en copeaux sous mes coups de rabot féroces, l'exquise Henriette.
Son ramadan a pris fin, le temps de l'abstinence est terminé. J'ai beau avoir le panais comme une lampe à souder, je compte visiter souvent cette femme, des régalades Fauchon sous un bras, mon missile à tête fureteuse sous l'autre.
Puis je me prends à évoquer son garçon évidé, là-bas, dans la salle de conférences du P.C. londonien.
Misère ! Ce qui l'attend, la chère âme ! Souhaitons qu'on lui taise les détails.
Rue Saint-Antoine, je repère sans difficulté la boutique du sieur Octave Dodièse. Trois appareils Kodak, bas de gamme, se courent après dans sa vitrine, avec quelques photos de mariages, résumé d'une humanité souffreteuse promise à un destin saumâtre.
J'entre.
Deux personnes : le mari et sa rombiasse. Le type est la réplique d'une pauvre bite entrevue dans un hosto, par l'échancrure d'un pyjama pisseux. Petite tronche presque chauve, yeux proéminents, étiquettes décollées, plaques d'eczéma un peu partout. Sa camarade d'existence fait songer à une poupée gonflable passablement dégonflée. Elle est roussâtre, mal peinte, avec sur le visage une expression d'ennui hébété. Robe en lainage marronnasse, ceinture de plastique vert. Au cou une main de Fatma fraîchement sortie de la culotte d'un cavalier berbère.
Voilà pour les protagonistes.
Le magasin est sombre comme l'intérieur d'un de ses appareils photo. Des odeurs méchantes émanent de l'arrière-boutique, mi-chimiques, mi-oignons frits. Ça, c'est pour le décor, auquel on doit ajouter une constellation de portraits désespérants par la détresse qu'ils expriment.
Le batracien (il évoque un crapaud) essaie de m'accueillir avec le sourire, mais tout ce qu'il obtient c'est une grimace de constipé ayant perdu l'espoir d'accoucher un jour d'un bel étron qui ressemblerait à son papa.
— Vous désirez ? s'informe-t-il avec civilité.
— Je suis venu vous montrer deux portraits d'identité, dis-je-t-il d'un ton urbain. Voici le premier…
Et de lui présenter ma brème professionnelle sur laquelle je photomatone avec enjouement.
— Et voilà la seconde, poursuis-je en produisant le spécimen planqué dans la coquille (n'oublie jamais le « q » de ce mot, sinon tu risques de déconcerter).
Ma carte de directeur de la Rousse lui a fait perdre une grosse partie de sa capacité thoracique. Son coup de projo à l'autre est effectué avec détachement.
— Alors ? chevrote mister Guette-au-trou.
— Je m'intéresse à ce personnage, déclaré-je en le sondant d'un regard de lynx.
Il tâtonne la poche supérieure de sa blouse blanche, y puise des besicles d'alchimiste lituanien et les chausse, non sans s'être filé l'une des branches dans l'œil.
Se met à scruter la photographie.
Dubitate.
Je me dis, avec une voix mentale désespérée : « Chou blanc, Antoine, tu t'es chatoyé la gamberge pour peau de zobinche ! »
— Très sincèrement, je ne me rappelle pas, bredouille le crapaud-bluff.
Et là, il a l'initiative du siècle, cet ange brachycéphale.
Tu sais quoi ?
Il présente l'image à sa poupée dégonflée.
— Ce ne serait pas toi, Muguette ?
Elle regarde et déclare :
— Mais oui !
Un zéphyr souffle sur ma bite en feu.
Comme je m'apprête à passer au questionnaire poulardier, elle embraye :
— Je l'ai faite le jour où tu es allé chercher maman à Maisons-Alfort pour son anniversaire. Je fermais le magasin plus tôt, à cause de mon repas. Au moment où j'allais monter à l'appartement, cet homme a frappé à la vitre. J'ai rouvert car il me semblait l'avoir déjà aperçu. Il m'a suppliée de lui faire des identités dont il avait un besoin urgent… Il paraissait franchement ennuyé. Alors j'ai accepté.
Son regard angélique de connasse-fière-de-l'être me prend à témoin de magnanimité.
Mon sourire complice lui chauffe l'âme et incursionne jusqu'en sa culotte dont je soupçonne l'inintérêt.
— Vous venez de dire que vous pensiez le connaître ?
— En effet. Deux ou trois fois je l'ai croisé dans le quartier en faisant mes courses.
Elle reprend la photographie pour la regarder plus attentivement.
— Il a un accent étranger, fait Muguette.
— De quelle région ?
Elle devient pensive, ce qui accroît son air borné.
— Ni anglais, ni italien, assure-t-elle avec une catégoricité impressionnante.
— Europe centrale ?
— Peut-être.
— Vous pensez qu'il habite près d'ici ?
— Probablement. Je crois même qu'il demeure à la pension de famille Moulapine, près du garage. Elle est gérée par un vieux Russe d'au moins quatre-vingt-dix ans ; mes parents qui ont créé ce magasin à la fin de la guerre l'ont toujours connu.
Une lueur, qui ne saurait être d'intelligence, mais disons de curiosité, passe dans sa prunelle d'enfoirée.
— Je peux vous demander pourquoi vous vous intéressez à lui ?
— Qui vous en empêcherait ! réponds-je d'un ton mutin. Votre client ne vous a pas donné son nom ?
— Ce n'était pas la peine puisqu'il a attendu.
— Vous avez parlé pendant le développement ?
— A peine ; je m'occupais du tirage. D'ailleurs c'est le genre de personne qui ne recherche pas la conversation. Il a lu ce catalogue de chez Canon et, mon travail terminé, a insisté pour me donner cinquante francs de plus.
— Tu ne me l'avais pas dit ! lâche aigrement Fesse-de-rat.
— C'était l'anniversaire de maman, j'ai oublié, répond la malheureuse connasse que son singe doit tenir d'une main ferme.
Je quitte ce couple charmant afin de visiter la pension Moulapine.
Le mastic des fenêtres ne tient plus et les vitres en semi-liberté font un bruit de troïka lorsqu'un lourd véhicule martyrise la chaussée.
Dans cet hôtel, tout est exténué : les meubles, les rideaux, le patron et le personnel (limité à deux femmes de chambre dont les ménopauses ont coïncidé avec l'assassinat de ce pauvre Nicolas II).
Le taulier gît derrière sa caisse, sur un étroit lit de camp qui poserait problème à Valentin-le-Désossé. Franchement dans les quetsches, le Général Dourakine ! Que dis-je : dans la salle d'attente de la morgue.
Je renonce à lui adresser la parole et me mets en quête (ou enquête) de ses soubrettes. Précisément, en voici une sortant des gogues, la jupe encore à demi troussée, la moustache australe détrempée, le visage en lune joufflue, les cheveux gris sales et la barbe frisottée.
Je l'accoste avec une expression d'admiration en comparaison de laquelle celle que j'arborerais en accueillant sur mes genoux Emmanuelle Béart entièrement nue ressemblerait à la grimace d'un magot chinois souffrant de coliques néphrétiques. Ça ne la trouble pas, mais l'intrigue.
— Gentille madame, attaqué-je, je cherche un monsieur dont voici la photo. Habite-t-il cette maison ?
Présentation de l'image.
— Vous êtes police ? fait-elle du ton de quelqu'un à qui on ne la fait point.
— Je suis police, admets-je. Mais après tout, il n'existe pas de sot métier.
Elle acquiesce de la tige et assure :
— C'est photo M. Vokowiac.
— Quelle chambre ?
— Volga.
— Je vous demande pardon ?
— Ici, chambre, pas numéro ; noms rivières.
— Très original. Et la Volga coule à quel étage ?
— Tout de suite premier ; tout de suite escalier.
— Vous ange ! assuré-je en attaquant l'escadrin d'une allure martiale.
Me voici premier étage ! Derrière la lourde comportant le nom du prestigieux fleuve, écrit au pochoir, une musique cosaqueuse retentit.
Je frappe léger, comme le ferait une souris blanche en quête d'une couenne de gruyère.
Presque instantanément, l'huis s'écarte. Je me trouve en présence d'un zig blond, à moustache noire. Regard clair, bouche mince, expression sournoise, mais cependant joli garçon. Il porte un jean, un blouson de daim, un polo crème et tète un long cigare noueux.
— Qu'est-ce que c'est ? demande-t-il au risque de faire chuter deux centimètres de cendre.
— Police, déclaré-je sans forfanterie excessive.
— Que me voulez-vous ?
L'accent slave met du moelleux dans sa voix.
— Seulement un instant de conversation, ce ne sera pas long.
Alors bon, il me fait entrer dans une petite chambre confortable. Au centre : une table ronde et trois chaises cannées. Obéissant à son signe d'invite, j'en adopte une.
Il prenait le thé à mon arrivée, Nestor ; pareil aux gens d'Europe centrale, il le boit léger.
Je l'entreprends bille en tronche :
— Vous connaissez Maurice Magnol ?
Mimique surprise ; sincère ou parfaitement imitée ?
— Absolument pas. De qui s'agit-il ?
Je tire sa photo, exécutée par Muguette Dodièse.
— Il s'agit de vous, n'est-ce pas ?
— Naturellement.
— Elle se trouvait chez l'un de mes subordonnés.
Il s'abstient de produire un bruit de pet avec sa bouche et hausse les épaules.
- Ça m'intrigue !
— Pas tant que moi, monsieur Vokowiac.
Là-dessus, un ange qui faisait sa ronde, passe d'un vol pâteux d'oie sauvage. Lorsqu'il s'est taillé par la fenêtre ouverte, je reviens à notre interro :
— Il y a quelques jours, vous débarquez chez un photographe du quartier. Vous faites rouvrir la boutique et suppliez qu'on vous tire le portrait d'urgence. L'émule de Nicéphore Niepce étant absent, sa rombière se charge du travail. Très honorablement, ajouté-je en examinant une fois de plus l'image. Cette dame vous livre six épreuves et voilà que je découvre l'une d'elles soigneusement dissimulée dans l'appartement d'un de mes flics présentement disparu. Bizarre, n'est-ce pas ? Mais il doit bien y avoir une explication, vous êtes d'accord ?
Il gagne du temps en m'offrant une moue dubitative dont je n'ai strictement rien à cirer.
— Peut-être l'aurais-je perdue, propose-t-il sans conviction.
A cet instant précis, je « vois » que Vokowiac meurt d'envie de me fausser compagnie. Il a des fourmis sous les roustons et guigne la fenêtre ouverte, kif un prisonnier d'Alcatraz.
— Vous savez, murmuré-je-t-il, contrairement à ce que l'on prétend, le plus court chemin d'un point à un autre n'est pas la ligne droite, mais la vérité, belle et pure !
Il se dresse et arque en désœuvrance autour de la pièce.
— Risqué ! laissé-je tomber.
— Quoi ? bredouille-t-il, décontenancé.
— Il y a quatre ou cinq mètres d'ici au trottoir ; à votre place, je craindrais de me donner une entorse.
C'est un drôle de corps, ce gazier ! Il rougit tel un écolier surpris en train de se tailler une plume.
- Ça ne changerait pas grand-chose à votre problème, poursuis-je, vous seriez serré en moins de jouge par mes archers.
Il ne répond pas, continue d'hésiter. Je ne saurai jamais le résultat de ses cogitations car la porte s'ouvre brusquement, découvrant un quidam cagoulé de noir et armé d'un pistolet-mitrailleur : un Brandoliny spécial X.P. 87 à éjaculation précoce.
Le surgissant, sans perdre une fraction de seconde, arrose la piaule posément, de gauche à droite comme on doit le faire avec une caméra. A titre perso, je biche une volée de quetsches dans la caisse d'horloge.
La violence des impacts me déchaise, je tombe à la renverse, privé d'oxygène, sur le plancher de haute laine. L'épuisement d'un chargeur ne dure pas lurette, cependant il me paraît aussi long que l'éternité. Le temps, soudain démultiplié, me rend compte de l'expulsion de chaque bastos.
J'entends le cri avorté de mon interlocuteur, le vois me rejoindre à dame avec une chiée de geysers jaillissant de son corps.
Seulement, lui ne portait pas de gilet pare-balles !
Laisse-moi marquer un poil de récupération. Ça va tellement vite !
Juste le temps de piger et d'autres péripéties s'enchaînent. Spectacle permanent. Pour le prix d'un seul ticket t'as droit à tous les épis-zobs, dirait le Gros.
Le mitrailleur masqué est en train de remplacer son magasin lorsque se pointe un nouveau larron : un grand gars sombre tenant son pistolet à deux pognes et n'hésitant pas à placer trois pruneaux indélébiles dans la cagoule de notre assaillant. Lequel se recroqueville pour canner. Ses semelles de tennis, à deux étages, raclent un bref instant le sol, puis s'immobilisent pour le laisser rigiditer cadavériquement. De sa cagoule sourdent des ruisselets pourpres.
Me remets tant bien que mal debout, en passant par la position à genoux. Suis à ce point essoufflé que plus mèche d'en casser une broque !
A mon avis, me reste des séquelles de ma période sirop. Quand ce bigntz s'achèvera, j'irai (si je m'en tire) faire une croisière vers de gracieuses contrées, en compagnie de Mme Magnol. Je me vois très bien folâtrer au gré de la houle, dans la cabine de luxe d'un paquebot rital. Nous négligerons les excursions et resterons à bord pendant que les Kons-Kodak partiront à l'assaut du Pirée. Nous nous goinfrerons de salacités aussi belles que Le Lac des Cygnes.
Me tenant la cage « thoraciste », je m'efforce de sourire à Jérémie Blanc.
— Si ce glandeur de Roland t'avait eu à Roncevaux, il ne se serait pas fait zinguer comme un plouc ! parviens-je à susurrer.
Il m'approche pour un examen minutieux.
— Pas de bastos égarées ? demande-t-il.
— Non. Heureusement, ce nœud m'a tout placé dans le buffet.
Et d'ajouter :
— En m'obligeant de porter ce gilet, tu m'as sauvé la mise ! Comment se fait-il que tu sois intervenu presque instantanément ?
— T'accompagner n'aurait servi de rien ; nous aurions été deux à nous faire asperger d'acier. Mais, en te filochant, je pouvais veiller au grain. La preuve !
Je reviens à la dure réalité des choses et, emporté par une idée qui vaut son pesant de poil à gratter, bondis hors de la turne, bousculant dans le couloir la grosse Babouchka, attirée par le barouf.
Me rue à l'extérieur.
Pourquoi agis-je ainsi ?
Pour la raison suivante : notre agresseur armé et cagoulé me suivait à bord d'une tire pilotée par quelqu'un d'autre, fatalement. Conclusion, un complice l'attend, et il ne va pas s'éterniser si son pote tarde à réapparaître.
Mon camarade Tu-tues dans ma fouille, je sors de la pension Moulapine sans me presser, l'œil plus aigu que celui du faucon cherchant sa proie. Je ne distingue rien d'anormalien. Ça me désempare car j'espérais du double file.
Lors, la voix de l'homme qui a les couilles noires et le bout de la queue rouge me parvient depuis la fenêtre du premier :
— Une bagnole décapotée, devant la camionnette !
Je retapisse aisément, à cinq mètres de la pension, le véhicule utilitaire mentionné par Jéjé. Le dépasse. Fectivement, une ancienne Type E cigaroïde est en stationnement infractionné à l'angle de deux rues. Un gus portant un imper au col relevé, des lunettes de soleil enveloppantes et une gâpette plate se tient au volant, à demi retourné pour guetter son complice.
Tu me verrais fulgurer, René ! Là, oui, c'est du chouette travail ! En un bond de couguar, je me trouve assis au côté du mec, l'orifice de mon feu appliqué entre deux de ses côtes.
— Gardez vos mains sur le volant ! lui fais-je d'une voix froide comme le fion d'un Esquimau venant de se torcher avec de la neige. Si je vous tire dessus, ça produira un trou tellement large qu'il faudra l'obstruer avec de la paille.
Le conducteur obéit et regarde droit devant soi la rue, avec ses magasins d'alimentation et les braves ménagères en courses. C'est un homme anguleux, à la peau rouge brique (réfractaire). Il reste là, figé. Résigné ? Que non pas : sans doute attend-il un instant favorable pour tenter « quelque chose ».
— Surtout ne vous impatientez pas, conseillé-je, vous risqueriez de causer un grand chagrin à vos proches, si toutefois vous en avez. A propos de chagrin, votre camarade tueur est mort dans l'exercice de ses fonctions : trois balles dans la tête, c'est radical pour la migraine.
Il reste de marbre ; au fait, comprend-il le français ?
Un peu de temps s'écoule, Jérémie Blanc, le bien nommé, surgit enfin !
Il fulmine : ces enfoirés de Ruscoffs prétendaient l'empêcher de sortir avant l'arrivée de Police-Secours ; il a eu toutes les peines du monde à s'arracher.
— Tu as tes cadennes sur toi ? lui demandé-je.
— Je ne sors jamais sans mes bijoux.
— Alors, passe-les à monsieur !
Et voilà le driveur menotté, ce qui est aisé puisqu'il a toujours les mains sur le cerclo.
— Tiens-le à l'œil, recommandé-je, je vais retourner chez Raspoutine ; je ne serai pas long.
Le vieux est sorti de ses vapes (consécutives à l'âge et à la vodka). Il se tient, bras en croix, devant la porte de Vokowiac pour en interdire l'accès. Pittoresque bonhomme. Très grand, creusé par les ans, le crin blanc, le regard délavé ; il porte un futal intemporel, pourvu de vastes poches aux genoux, une chemise épaisse sur le maillot de corps dont il ne s'est pas départi depuis la révolution d'Octobre et un gilet de laine beige propre aux vieillards égrotants.
L'admirable grabataire invective ses servantes en moscovite ancien, s'arrête parfois pour jeter un regard réprobateur aux deux cadavres qui déshonorent son plancher. Alors il se signe, à la Russe, c'est-à-dire de droite à gauche, puis émet des bribes de litanies d'une voix de basse noble.
Ne m'ayant pas vu entrer tout à l'heure, il me demande si je suis policier. Bien que révoqué depuis quelques heures, je réponds par l'affirmative.
Maintenant, au boulot !
Il s'agit de ne toucher à rien. Je soulève cependant le devant de la cagoule. Peu ragoûtant, car l'une des valdas tirées dans la calebasse du tueur est ressortie par l'œil gauche, non sans avoir creusé un cratère dans sa gueule. Cette défiguration ne m'empêche pas de constater que le mort m'est rigoureusement inconnu.
Je le palpe entièrement. J'ai affaire à un pro, car ses poches ne contiennent que deux chargeurs de rechange et une liasse de billets de banque. Pas la moindre pièce d'identité.
A cet instant, la sirène des perdreaux ramdame dans les lointains.
Je m'évacue prestement en assurant Chaliapine de mon proche retour.
A l'époque où il était « technicien de surface », Jérémie fréquentait nombre de ses compatriotes sénégalais. Sa promotion sociale ayant laissé sa simplicité intacte, il les voit toujours lors de ses congés.
Lorsque nous nous retrouvons seuls avec notre prisonnier, la question se pose de savoir où l'emmener pour « l'interviewer à l'aise ». L'accès de la Grande Taule m'est interdit, du moins déconseillé maintenant, et je dois fliquer en amateur.
— Je sais ! affirme soudain White Snow.
J'attends la suite. Elle vient sans tarder :
— Un gars de mon village habite Saint-Ouen ; il vit seul, ses femmes sont restées au pays. C'est un bon copain, je l'enculais quand nous étions jeunes.
— Expérience ? demandé-je négligemment.
— Coutume. Chez nous, la sodomie n'a pas le côté plus ou moins scandaleux qu'elle conserve encore dans vos régions. Lactaire Délicieux (c'est son nom) se fera un plaisir de nous accueillir et d'héberger ce type.
— En effet, il ne peut rien te refuser, ricané-je.
Mais mon pote hausse les épaules, insensible à mes sarcasmes.
Nous circulons à bord de la chignole de Jéjé qu'il pilote avec brio. En vingt-cinq minutes, nous sommes rendus comme le goûter d'un petit garçon frappé d'une crise d'appendicite aiguë.
M. Lactaire Délicieux habite un immeuble en fin de carrière dont il est l'ultime occupant. C'est une bicoque de trois étages, bardée de pansements métalliques. Les vitres n'existent plus, sauf celles de son « appartement », encore partagent-elles leur rôle protecteur avec du contreplaqué. Son logement se situe au dernier étage. Pour s'y rendre, il convient d'escalader un escalier auquel manquent plusieurs marches.
La tanière de l'Africain se compose de deux pièces que je préfère ne pas te décrire. L'une sert de chambre, de cuisine, de salle à manger et de latrines. Les chiottes traditionnels faisant défaut, Lactaire Délicieux a tout bonnement pratiqué un trou dans le plancher et ses résidus tombent au second ; foutrement ingénieux, moi je trouve. Pas besoin de chasse-d'eau-toujours-en-panne-qu'il-faut — sans — arrêt — implorer — le — plombier — dont — les — factures — sont — délirantes — mais — qu'est — ce — y — s'croivent — ces — gens — là — pour — te — faire — payer — leur — temps — aussi — chérot — que — çui — d'une — pute !
La seconde pièce, plus exiguë, fait fonction d'atelier, car l'ami de Jéjé crée des bijoux à base de Croix du Sud, et de lourds bracelets style bagne de Cayenne.
L'orfèvre-en-chambre est un petit homme trapu, aux joues zébrées de cicatrices rituelles et à la tignasse rousse. Un bon sourire (hérité de son ancêtre qui posa pour la publicité Banania) dégage une panoplie de ratiches carnassières, en comparaison desquelles la denture de Blanc évoque les chailles d'un caniche nain.
Mon All-Black est monté le premier pour expliquer le topo à son copain sodomite. Foin de longues palabres, le rouquin est d'accord sur tout. Je grimpe à mon tour, poussant mon prisonnier menotté devant moi.
A la vue de l'antre où nous le conduisons, le mec pige que son destin va se prendre un iceberg par le travers. Jusqu'alors il n'a pas moufté. Ses fafs le donnent comme étant un certain Isic Carek, de nationalité slovaque. Moi, je veux bien. Le malfrat habite London depuis suffisamment de temps pour avoir pris les manières britiches. L'habit fait le moine.
— Venez dans mon atelier, conseille Lactaire, vous y serez plus tranquilles : il n'a pas de fenêtre.
L'électricité étant supprimée depuis des décades, il s'y éclaire avec une lampe-tempête, prélevée, je suppose, sur un chantier. Cette dernière produit une lumière telle qu'on en rencontre dans les toiles de Rembrandt ou les spectacles de Robert Hossein.
L'endroit est « meublé » d'une caisse à la renverse servant d'établi, d'une autre, plus petite, utilisée comme tabouret, et enfin d'un carton où s'emmagasinent, pêle-mêle, les créations de l'artiste.
Avisant, au bas du mur, le reliquat d'une canalisation, je suggère à Jérémie de l'utiliser pour y enchaîner notre captif.
Il trouve la proposition classique, mais excellente.
Ce qu'il y a de déroutant (pour ne pas dire d'exaspérant) chez le sieur Carek, c'est qu'il ne répond pas aux questions qu'on lui pose, fussent-elles innocentes. Que je lui parle en français, anglais, italien ou allemand, il se comporte en tout point comme s'il ne me comprenait pas. Pas bravache, note bien. Non : indifférent. Le regard lointain, les traits détendus, kif un qui ne penserait à rien, mais profondément.
— Si je lui tirais quelques pains dans la gueule ? propose Jérémie, toujours serviable.
Je hausse mes robustes épaules.
- Ça n'avancera pas à grand-chose, cet homme est enfermé dans son mutisme.
Mon Noirpiot place une série de gnons à la face du client, par acquit de conscience, si je puis dire. Celui-ci rougit sous les impacts mais ne rompt pas, roseau impensant.
— Zob ! peste Blanc, découragé.
— Je te l'avais annoncé.
Nous traversons une période incertaine, au bout de laquelle Lactaire Délicieux se met à jacter dans son dialecte arboricole.
Mon camarade d'épopée l'écoute attentivement.
— Pourquoi pas ? finit-il par répondre.
Se tournant vers moi, il explique :
— Mon ami connaît des « manigances » qui rendent les gens loquaces.
J'opine à bouille rabattue.
— Mes vœux l'accompagnent. S'il parvient à obtenir un résultat, je lui voterai une belle prime sur ma cassette personnelle, promets-je.
Rebavassage entre les deux Mâchurés.
Lactaire Délicieux reprend le crachoir. Il en casse tellement vite que sa menteuse va couler une bielle ! A la fin de leur palabre, Jérémie me demande de préparer les questions à poser, l'entretien avec cet enfoiré doit se dérouler en tête à tête.
— Facile ! Ton pote sait lire, au moins ?
L'éclat de rire de mon Jéjé ridiculiserait tous les éclats d'obus de Verdun !
— Lui ? Il est licencié ès lettres !
— Et il gagne sa croûte en fabriquant des bijoux de bazar ! m'exclamèche-de-cheveux-t-il.
Je les considère avec stupeur, mes deux Bronzés. M'approche de la lampe pour, sur un brin de faf, écrire les points clés de l'interro. Puis tends ma fiche à notre hôte.
— A vous de jouer, mon bon ami.
Il biche ma note, la lit, acquiesce.
— A présent, attendez-moi dans la pièce voisine. Ça risque de durer un bon moment. Je regrette, mais je n'ai à vous offrir que du lait de palme, et il sent l'aigre.
Curieuse atmosphère, indeed.
Nous sommes assis dans la pièce à vivre. Par le trou des insolites latrines, montent les remugles de la merde en accumulance. Le dénuement volontaire du locataire confine à je ne sais quelle grandeur, voire à la folie.
Je murmure :
— Il ne serait pas un peu mutilé de la coiffe, ton pays ?
— Non. Misanthrope seulement. Il part du principe que rien ne sert de rien. Que nos efforts sont injustifiés, notre intelligence inutile et que notre vie compte pour du beurre.
Nous nous taisons car le « magicien d'ose » surgit pour, assure-t-il, quérir du matériel. Fectivement, il se munit d'une grosse bougie, d'allumettes suédoises, d'amulettes mauritaniennes et d'un masque blanc crayeux au rictus diabolique.
Nanti de ces ustensiles, il repart.
Le temps reprend sa ronde silencieuse. Un gaspard gros comme un chat de concours traverse la pièce sans nous accorder le moindre regard…
Notre attente dure plus de deux plombes. Sachant tirer parti des moments perdus, Jérémie a repris son éternel somme ; à croire que sa vie se déroule pendant les courtes interruptions d'un roupillon endémique.
N'en ce qui me concerne, je passe en revue les morts singulières ponctuant cette ténébreuse affaire. Un défilé d'assassinats perpétrés tous azimuts ! Tu parles d'une galerie de macchabées, mon neveu ! Ça gravelotte à verse : la femme précipitée dans la bouche de feu ; le diamantaire égyptien buté sur un échafaudage dans le hall d'un palace ; Blando, Handermic, Magnol, mes homologues, pendus par les pieds, et puis le reste… Sans compter Béru et Salami volatilisés.
J'ai dû m'endormir également dans le taudis du licencié ès lettres, car son retour me fait sursauter.
Il a le visage hermétique, avec du désenchantement dans les vasistas.
— Fiasco ? m'enquiers-je.
Il ne moufte pas et me tend ma liste de questions. Sous chacune d'elles, d'une petite écriture d'intello, il a inscrit les réponses obtenues.
Je te les livre telles qu'elles figurent.
Q : A quelle organisation appartient-il ?
R : Solution Finale[22].
Q : Le repaire de celle-ci ?
R : Une petite banque privée suisse, située dans le canton de Berne.
Q : Les principaux éléments qui la composent ?
R : Des gens d'affaires internationaux implantés à Londres, Amsterdam, Paris, Milan, Zurich.
Q : Par qui est-elle dirigée ?
R : Un triumvirat dont les membres restent dans l'anonymat.
— Excellent ! complimenté-je. Cela a été difficile à obtenir ?
— Pas tellement, mais interminable, car j'ai dû procéder à l'éviction de sa personnalité.
En garçon discret, je ne cherche pas à savoir en quoi consiste cet exercice. Seuls, les résultats comptent.
— J'aimerais connaître le rôle tenu par cet individu dans l'Organisation. Vous pouvez le lui faire dire ?
— C'est fait, me répond Lactaire Délicieux. Il m'a appris, dans la foulée, moult choses que vous n'avez pas formulées sur votre liste.
— Je suis preneur, m'empressé-je.
— Isic Carek appartient à leur section tueurs. Ceux-ci sont nombreux et fonctionnent par deux.
— Notre zigoto connaît la banque privée dont il vous a parlé ?
— Il a dû s'y rendre à plusieurs reprises. C'est une succursale de la Grossmonisch Bank, située dans un bourg proche de la capitale fédérale, nommé Zobflask.
— Vous lui avez arraché d'autres renseignements ?
— Non. Il vous appartient de me donner les directives. Il est encore sous l'effet de mon traitement, dépêchez-vous.
— En ce cas, demandez-lui ce qu'il est advenu d'un de mes collaborateurs nommé Bérurier, disparu dans l'île de Lanzarote, voici quelques semaines.
J'aimerais ajouter : « Et aussi de mon basset hound », mais je crains de passer pour un tordu, aussi je me tais.
Le merveilleux Lactaire Délicieux se retire.
Notre conversation n'a pas interrompu le profond sommeil du gars Jérémie. Jugeant qu'il s'est suffisamment gavé de dorme, je le hèle. Il s'arrache à Morphée avec sobriété, sans halètements ni sursauts, en parfait gentleman de brousse qu'il est.
— Ton pote est exceptionnel, assuré-je.
Et de lui rapporter le récit de son compatriote.
L'homme dont la chevelure est à ressorts exulte.
— Formidable, nous allons pouvoir aller de l'avant !
Le brusque retour du licencié stoppe notre euphorie. Il semble très sombre (sans jeu de mot stupide), le brave misanthrope.
— Eh bien ? risqué-je.
— Vous savez, préambule-t-il, voilà des années que je n'ai pas pratiqué la magie noire. Un accident vient de se produire : votre type a fait un arrêt cardiaque.
— Grave ? demande Jérémie.
— Plus maintenant : il est mort !
Cette circonlocution m'amuserait si je n'étais accaparé par la situasse.
— Vous avez eu le temps de lui parler de Bérurier ?
— Non, il venait de trépasser quand je suis retourné dans mon atelier.
— Dites-moi, elles sont souvent mortelles, vos incantations ?
— Jusqu'alors je n'avais eu qu'un seul malaise cardiaque à déplorer, encore avait-il été rapidement surmonté.
— Maintenant, il va falloir que nous vous débarrassions du cadavre.
— Je m'en occuperai. Il y a, non loin d'ici, une petite entreprise où l'on fabrique de la nourriture en conserve pour canins et félins. C'est un ami qui la dirige…
Je m'abstiens de le questionner plus avant, car les hommes qui réussissent sont ceux qui savent se taire.
J'ai du mal à lui faire accepter la liasse de talbins placardée, à toutes fins utiles, dans une poche secrète de mon veston. Jérémie est obligé de joindre ses adjurations aux miennes (mais dans leur dialecte) pour que notre délicieux Lactaire se résolve à enfouiller ma braise.
Je l'accolade en prenant congé.
Il en est sincèrement remué, le nihiliste.
— Surtout, surtout, murmure-t-il, prenez garde à vous, ces méchantes gens ont hâte de vous supprimer !
— Je sais, réponds-je, et je vais vous confier une chose primordiale : jusqu'à présent, ils n'y sont pas encore parvenus !
Ce que j'aime, en Suisse alémanique, ce sont les maisons, à la fois opulentes et gracieuses. J'admire leurs toits plongeants et leurs petites fenêtres décorées de géraniums-lierres dont les fleurs vont du rouge orangé intense au rose légèrement violacé. Comme l'Allemagne voisine, la Confédération se caractérise également par ses enseignes ouvragées, véritables œuvres d'art en fer forgé. C'est un pays de jadis où le temps fait un arrêt sur image, dirait-on en langue cinématographique.
La Grossmonisch Bank se trouve à la sortie de Zobflask (ou à l'entrée si l'on y parvient en sens contraire). En Helvétie, les banques prolifèrent autant que les bistrots en France ; le moindre village a son agence, car ici l'argent occupe une place prépondérante. Le plus modeste terrassier, le paysan le plus démuni, possèdent un compte sur lequel fructifie leur épargne.
Nous sommes venus en passant par Munich où j'ai loué une tire, pour ne pas éveiller, en roulant françouze, les soupçons de ceux qui me traquent.
L'établissement n'est pas très vaste. Une volée de marches mène à la porte de verre Sécurit enchâssée dans un cadre de métal doré. Selon mon estimation, il doit comporter, outre le local destiné à la clientèle, une série de bureaux, tandis que l'immanquable salle des coffres occupe le sous-sol.
Avant de quitter l'Allemagne, des techniciens dépêchés par Mathias (guéri) ont bricolé notre Mercedes sur un parking d'autoroute. Entre autres choses, ils l'ont équipée d'un appareil capable de tirer deux cents photos minute sur simple pression d'un contacteur logé sous le volant. Ainsi, ne passerons-nous devant la banque qu'une seule fois, car si c'est bien le nid de frelons dénoncé par Carek, les gens de l'intérieur doivent disposer de guetteurs humains ou optiques très exercés.
Prudence est mère de la sûreté, a écrit Jean de La Fontaine, qui m'a tellement cassé les burnes à la communale avec ses cigognes couillonnées, ses diligences en rideau, ses ânes sacrifiés, ses agneaux pleurnicheurs…
Peu after, nous atteignons Berne. La Fleur d'Ulysse, un hôtel suisse, normal quand on se trouve dans la capitale fédérale.
Nous avons le vif plaisir de lier connaissance avec Mlle Schwartz qui nous y attend depuis la veille. Elle est la correspondante de nos Services spéciaux en Helvétie.
Il s'agit d'une grande fille (1 m 80) baraquée athlète de l'Est, aux cheveux courts coupés en escalier sur la nuque. Très blonde, avec des yeux noirs, incisifs. Peu de balcon : ses loloches sont un compromis entre l'œuf sur le plat et la moitié d'abricot au sirop. Mâchoire carrée. Elle pourrait poser pur une affiche annonçant les prochains jeux Olympiques.
Pas antipathique, note bien ; mais pas tellement sympathique non plus. Nuancée, quoi !
Sa poignée de main est énergique. Illico, je me demande si Fräulein Schwartz ne choperait pas son fade en savourant de la salade de poils ? La contemplant, tu ne peux t'empêcher de penser que cette Walkyrie n'a probablement jamais pris du paf, ou que si elle en a tâté, n'a pas été convaincue.
Je lui propose de dîner avec nous. Elle accepte avec beaucoup de parfaitement, bien qu'elle manque de cordialité avec Jérémie.
En tout cas, elle tient sa place devant une assiette garnie de porçaille, cette chérie ! Son appétit est aussi féroce que le regard d'un huissier saisi par la débauche. Elle engloutit une ration ultracopieuse de viande des Grisons, puis dans la foulée, un plat de reuschtis[23] accompagné de saucisses aussi énormes que la bite de M. Félix[24].
Nous devisons calmement à propos de ce qui nous amène en Bernerie. Je ne précise pas la nature des délits imputés à la bande. J'explique sobrement qu'il s'agit d'un groupe de criminels dont souhaiteraient se débarrasser « à l'amiable » les polices européennes. Si nous faisons appel à Fräulein Schwartz, c'est parce que notre qualité d'étrangers (un défaut en l'occurrence) est rédhibitoire. Il nous faut l'assistance d'un Helvète bon teint, parlant le dialecte du pays. Celle d'une dame constitue le nec plus ultra (Bérurier dirait : « le MEC plus ultra », est-il besoin de le préciser).
La Suissesse se prénomme Fridoline. Je trouve cela parfaitement charmant, le lui déclare avec une certaine fougue qui la flatte.
Revenant au sujet en cours, elle m'avoue raffoler des missions à risque et se prétend spécialiste en la matière.
Banco !
Je commande une quille de champ' au dessert, pour fêter notre collaboration. On m'apporte du Charançon-Valseuses, marque inconnue et qui retombera dans l'anonymat après la première gorgée.
Nous nous séparons beaucoup plus tard, après avoir bu une poire du Valais afin de chasser le goût du roteux, puis quelques chopes de bière pour maîtriser celui de la poire.
La Grande embarde plus ou moins pendant que je l'escorte jusqu'à sa caisse : une Castra 620 à fermentation directe. Elle déverrouille et je lui tiens galamment la portière ouverte.
— Heureux de vous connaître, roucoulé-je ; nous allons faire beaucoup de choses ensemble !
— J'en suis sûre ! confirme-t-elle en palpant ma braguette.
Tu le sais, à l'intérieur, on n'y joue pas Le désert des Tartares !
La tige me chicane encore depuis ma séance avec Mme Magnol mais, en cas d'urgence, elle devrait être déclarée bonne pour le service.
D'autant que Fridoline a pour ambition de me turluter la Marquise des Anges.
Ainsi donc, elle ne se contenterait pas de « laver la vaisselle » ?
Après qu'elle m'eut fait voir les anges, notre correspondante s'est cassée sans me demander la monnaie de sa pipe.
Singulier personnage. N'a froid ni aux yeux ni aux miches. Te déburne un quidam en vingt coups de glotte, claque la portière et se fond dans la nuit.
Une aventurière, quoi !
Dans sa piaule, Jérémie s'est déjà attelé au développement des photos, car il s'est muni de l'outillage adéquat.
Je lui souhaite bonne nuit.
— Tu astiqueras ton bénouze, dit-il, à moins que tu entendes conserver les virgules qui le souillent pour ton courrier.
— L'inconvénient des fellations express, fais-je.
Je gagne ma turne bernoise pour une pioncette en bois massif.
C'est en me couchant que je remets en question ma condition de célibataire. Je regrette de me toiler sans avoir un cul de dame contre mon estomac.
Je dois émettre le bruit d'une armada de scieurs occupés à transformer la forêt de Fontainebleau en bowling quand la voix du Noirpiot m'arrache.
— Mvouiiiii ? articulé-je-t-il en soulevant avec peine mes paupières plombées.
— Pardon de te réveiller : j'ai des choses tellement intéressantes à t'apprendre que ça ne peut attendre demain.
Pour lors, je me désembue la gélatine nord et m'assieds au bord du lit.
— Viens jusque dans ma carrée !
Et ma pomme de le suivre, vêtu de mon beau slip bleu à bandes blanches.
De tous les clichés pris, seule une demi-douzaine subsiste. Il les a étalés en deux rangées de trois sur sa table.
— Dommage que je n'aie pas le matériel approprié pour les agrandir, déplore Fleur d'Anthracite. Mais avec cette loupe, on s'en sort.
Doctoral, il commente :
— Je te livre en vrac mes constatations. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, la banque n'est pas une construction autonome mais fait partie d'une urbanisation composée de six pavillons implantés sur un demi-hectare de terrain. Ce dernier est ceint d'un grillage buffle haut de quatre mètres. Les piliers de soutien sont pourvus d'appareils de surveillance rendant impossible le franchissement clandestin de l'enclos.
« Par ailleurs, poursuit Doc Jéjé, emporté par son emphase explicative, si on considère l'ensemble du lotissement, on comprend qu'il est situé à un endroit particulièrement discret puisqu'il se trouve bordé d'une rivière, d'un bois et de la route. Donc : pas de voisinage immédiat. »
Il va chercher une boutanche de bière dans le petit réfrigéranium, la décapsule avec ses dents pour clavier Pleyel et la vide comme un qui la renverserait au-dessus de l'évier, réprime le rot consécutif et revient à sa démonstration.
— Maintenant, je vais attirer ton attention sur des trucs-machins pas ordinaires. Tu le remarqueras sur cette photo, entre les six constructions s'inscrit une pelouse agrémentée de massifs de fleurs.
— Exact.
— Reprends la loupe et examine chacun d'eux. Tu ne vois rien ?
Je frotte mes châsses encaustiquées de roupille.
— On dirait des tuyaux coudés ? finis-je par déclamer.
— Dalila[25], confirme l'Ebèné.
— Bouches d'aération ? proposé-je.
— Vraisemblablement, mon général.
— Ce qui impliquerait une vie souterraine ?
— Sans aucun doute.
Je me perds (de burnes) dans l'inspection de ces manches à air ingénieusement camouflées.
— Alors ? me demande l'investigateur.
— Tu as mis le doigt sur un élément capital, admets-je. On étudiera ça demain, à la lumière de l'astre du jour !
Et je retourne me pieuter entre mes draps encore tièdes.
Sur un coup de bignoche, dame Fridoline se la ramène, pimpante dans un tailleur de daim vert et de bruyère en fleur.
Elle sent bon : parfum à base de tabac blond, si je me fie à mon tarbouif exercé. Elle est nette, sans arrière-pensées des recoins. N'a pas l'attitude d'une dame m'ayant ébroué le Petit Chose la veille. Elle fait P.-D.G. d'une société chocolatière ou dirluche d'une maison de cure, style Cambuzat.
Je lui ai laissé le fauteuil de ma chambre, me suis assis en tailleur, face à elle. Vue imprenable sur son angora qui, si elle ne porte pas de culotte, porte, lui, la raie au milieu.
Pendant que je contemple, Vendredi montre et commente les clichés. Notre collaboratrice n'en revient pas. Un bigntz de cette magnitude, en pleine Suisse, lui déboulonne les méninges.
— Vous croyez ? Vous êtes sûr ? qu'elle psalmodie, inconvaincue.
Patiemment, mon Diamant Noir se lance dans ses explications. N'en fin de compte (en banque, puisque nous sommes en pleine Confédération), elle admet. Comprend que notre mission n'est pas une œuvrette de patronage pour petites filles à tresses blondes.
La démonstration achevée, elle se tourne vers moi.
— Cachottière ! lui fais-je avec un sourire de loup-cervier.
— Pourquoi me dites-vous cela ?
— Parce que vous êtes en réalité très brune.
Tu crois qu'elle rougirait ou fermerait son arche d'alliance ? Elle la béante, au contraire.
Ça ne l'empêche pas de s'informer, d'un ton aussi rigide que mon braque :
— Vous pensez modifier vos projets ?
Sourire angélique de Fra San-Antonio.
— Loin de là, ma belle âme : nous allons les activer !
Nous arrêtons un plan dont le moins qu'on puisse assurer est qu'il est « d'action ».
S'ensuit un long conciliabule avec Mathias. Il prend note de mes désirs et m'annonce qu'il sautera dans le premier T.G.V. pour Lausanne où il louera un véhicule afin de gagner Berne. Il préfère, pour passer la frontière, voyager en dur, les douaniers du rail montrant un certain laxisme vis-à-vis des bagages.
Ce point réglé, la demoiselle Schwartz va se rendre à Zobflask et entrera en contact avec l'agence immobilière du coin pour s'enquérir des ventes et locations possibles, car il faut s'avancer à pas comptés. Elle « arrêtera » une maisonnette, ou un appartement dans la région. Ceci étant réglé, elle ouvrira un compte à la Grossmonisch Bank, expliquant qu'elle quitte son domicile bernois pour venir habiter cette riante vallée.
Le surlendemain, Fridoline y retournera pour déposer de l'artiche et prendre le chéquier qu'on lui aura préparé. A ce moment-là, s'opérera la partie délicate de sa mission.
Discret, le Dark s'éclipse. Je pose sur ma visiteuse un regard moelleux comme de la Chantilly fraîche. Elle le subit avec calmitude.
— J'aimerais savoir ce qu'est l'amour, pour vous, belle amie.
— Est-ce bien le moment ?
— Pour en parler, il n'existe pas d'instants moins appropriés que d'autres. A ne rien vous cacher, lors de notre premier contact, j'ai cru que vous pratiquiez les femmes. Mais notre exquise séparation a jeté le doute en mon cœur.
Elle rit :
— Vous avez un langage du dix-huitième siècle ! En vérité, ma sensualité me rend avide de toutes les formes de plaisirs, qu'elles soient saphiques ou orthodoxes.
— Vous vivez avec… quelqu'un ?
— Question bien française ! Oui, mon cher. Je vis même avec deux personnes : un couple d'amis rencontrés lors d'une mission en Roumanie. Je les ai aidés à s'installer dans mon pays, depuis, ils partagent mon corps et mon appartement.
— C'est une forme de liberté comme une autre, conviens-je.
Sur ces sages paroles, elle s'en va.
Une trente-sizaine d'heures s'écoulent.
Nous les occupons à découvrir des restaurants prônés par le rigoriste Michelin, et, au cours de la nuit, risquons un nouveau passage devant la Grossmonisch Bank.
Elle baigne dans l'obscurité, si l'on excepte les faibles loupiotes des alarmes classiques, tandis que l'urbanisation est éclairée par des lampadaires en forme de réverbères anciens. On distingue de vagues lueurs derrière les volets clos. Rien qui puisse inquiéter la paisible population de ce canton.
— J'ai des doutes, avoue Othello : tout est si calme, si serein…
— Tu espérais quoi, un exercice de tir à la mitraillette ?
Qu'à peine je viens de causer ces mots, une grosse tire s'annonce, ralentit ; puis stoppe non loin de la banque. Nous poursuivons inexorablement notre route ; mais, au premier virage, mon camarade s'écrie :
— Attends, Grand ! Je vais aller mater discrètement. Ne te fais pas de mouron, ma frime se fond parfaitement dans la nuit.
Avant la fin de la phrase et de l'arrêt de notre véhicule, il a déjà débondé et disparu de mon rétroviseur.
Me voici seulâbre sur le bas-côté. La caisse émet des petits craquements en se refroidissant. Je baisse ma vitre pour percevoir l'odeur de la terre.
Pourquoi je ressens-t-il de la haine pour ces maudits du Consortium ? Des cancrelats, tous ! Il faudrait en faire un tas et y bouter le feu purificateur.
Je savoure ce temps mort, arraché à l'improviste. Il réactive je ne sais quoi en moi ; peut-être mon cerveau altéré par l'amnésie ?
Mister Négus ouvre la portière droite sans que je l'aie vu, ni entendu revenir. Puis monte à bord dans la lumière maussade du plaftardier.
— Quelque chose d'intéressant, Capitaine Némo ?
— Je l'ignore. Une femme pilotait la Range Rover immatriculée en Deutschland. Dans le noir, je n'ai pu la défrimer. Elle portait un manteau de cuir sombre, et un foulard sur la tête. Deux bergers allemands, gros comme des ânes, l'accompagnaient, qui se sont mis à aboyer. Elle a actionné un contacteur. La lourde s'est ouverte et la voiture a disparu dans le lotissement.
J'embraye sans mot dire (et sans maudire). Une certitude radieuse me gonfle poumons et testicules. Tout mon individu réalise que nous touchons au but. Ça va craquer dans les prochaines heures. C'est aussi incontournable que la fin d'une gestation. Quand un être est terminé, IL FAUT QU'*IL NAISSE !
Je rallie Berne en savourant la paix ambiante.
Dix secondes avant le largage de « la bombe », Hiroshima devait être aussi paisible.
Tu ne devineras jamais ce que je trouve dans ma chambre en rentrant !
Je te dis ?
Fridoline et une autre gonzesse, mon baby chéri ! La seconde doit être la Roumaine recueillie, avec son époux, par notre « correspondante ». C'est une fille menue et brune, à la peau ambrée, au regard d'un vert étrange. Je ne suis pas amateur de cette couleur, mais quand elle s'applique à des yeux de bergère, elle est sublime.
— Je me suis permis de demander la clé de votre appartement, avoue la Bernoise.
— Heureux qu'on vous l'ait remise.
— Voici Elvira, l'amie dont je vous avais parlé.
J'adresse un sourire d'extrême bienvenue à sa camarade de baise.
— Si je l'ai amenée, c'est à cause de votre collaborateur, poursuit la charmante ; mon amie n'a jamais connu l'amour avec un Black et en rêve.
— Selon moi, son souhait a toutes les chances d'être exaucé, assuré-je.
Je fonce toquer à la porte de mon féal.
Il survient, une jetée de secondes plus tard, torse nu et en caleçon. Découvrant ces dames, il se jette en arrière, mais je le stoppe d'un péremptoire :
— Non, viens ! Tu es au contraire dans une tenue adéquate pour dispenser ce qu'on espère de toi !
Sans la plus légère vergogne, disait Paul Claudel, il se rend à mes adjurations.
Jérémie saisit la petite greluche par la taille et l'empale, en deux couilles la grosse, sur son brigadier[26]. Je sens qu'il va lui laisser un souvenir cuisant et qu'elle devra marcher Louis XV, la malheureuse.
Ce qui s'ensuit ne serait racontable que dans un ouvrage fortement licencieux. Obéissant à ma nature pudibonde, je le passerai donc sous silence.
Eh bien ! croive-moi ou va t'engager comme botaniste au Groenland, mais ce coup de rapière aura des conséquences incalculables sur le dénouement de mon conte de fées !
La, tu incertaines, pas vrai, gros malin ?
Te demandes quel chamboulement l'emplâtrage d'Elvira par le premier de mes seconds peut occasionner ?
N'ayant rien de caché pour toi, je vais te mettre au parfum sans entraîner de perturbation dans ton budget.
Tandis que Mister Réglisse y va de sa calçade Grand Veneur, ma collaboratrice prend inopportunément congé après avoir simplement passé un coup de menteuse express sur la fente déjà obstruée de sa potesse, par politesse, voire simple gourmandise. Puis, comme je lui présente les armes, elle me rebuffe gentiment :
— Non, pas ce soir !
Phrase désespérante qui mélancolise les mâles aux bourses pleines.
J'ai tout de suite pigé, à l'intonation, la définitivité de sa décision. Voilà pourquoi je remets mon guignolet dans ses starting-blocks.
Fridoline me sait gré de ma courtoisance et m'explique : Mme sa maman étant alitée, elle lui a promis de dormir dans sa maison.
Je la raccompagne à sa charrette où elle m'aumônise d'un baiser fourré.
— Vous voudrez bien appeler un taxi pour mon amie ? demande-t-elle.
— Il n'en est pas question, me récrié-je. Nous reconduirons la petite Roumanoche dans les bras de son époux après usage, à moins qu'elle ne préfère passer la nuit ici ?
— Impossible ! Son mari est à une réunion de Suisse-Roumanie, et doit rentrer peu après minuit. Si, au contraire, vous pouviez écourter leurs ébats…
— J'y veillerai, promets-je.
Je rallie mes pénates.
« A Berne, j'ai le paf en berne », rimaillé-je, brusquement saisi par le spleen consécutif aux coups imperpétrés. Dans ma chambre, la bite de Jérémie fait rage. Tu croirais une bielle en folie. Sa partenaire clame en un unique chant sa souffrance et sa jouissance étroitement mêlées.
M'attarder ici serait du voyeurisme de lupanar, aussi vais-je attendre dans la carrée du Black la fin de la mousson.
J'éteins la lumière et l'obscurité m'endort.
Le matin vint, m'éveillant par ses chants de coqs. Que raconté-je ! Nous sommes en pleine ville ! Donc : pas de gallinacé. M'éveillant à cause des camions vide-ordures.
J'avais roupillé dans la chambre de mon ami lequel, anéanti par l'amour, devait en écraser dans la mienne avec sa dulcinée.
Une fois sur mon séant, j'aperçus un rectangle de papelard au pied du pageot. En pris connaissance. Lus :
Pas le courage de te réveiller. Je vais raccompagner la petite. C'est l'affaire du siècle !
Je foncis dans ma turne.
Stupeur !
Elle était déserte.
Je perplexitis. Me mis à la fenêtre pour mater la placette pavée servant de parking. N'y vis pas notre chignole…
Lors, je téléphonis à la réception et demandis si l'on avait aperçu mon aminche.
Réponse négative.
Alors je bichis les foies.
Un instant de déroute, puis je composis le numéro privé de Fridoline. Cela sonna longtemps. J'allais raccrocher lorsque sa voix m'ouragana[27] les trompes. Je jugis qu'elle possédait un timbre de lesbienne mâle.
— C'est vous ? fit-elle, subjuguée par cette évidence. Je m'apprêtais à aller vous voir.
— Vraiment ?
Cet adverbe, un peu mou, me parut le seul mot de la langue française susceptible de servir de préambule aux questions qui me déferlaient.
— Je viens de voir mon ami roumain ; il se ronge les sangs. Figurez-vous que son épouse n'est pas rentrée cette nuit.
Point tellement surpris par la nouvelle, j'expliquai à la jeune femme que Jérémie avait disparu et la priai de me rejoindre dans les meilleurs des laids. Elle m'assura que, le temps de sauter dans sa chignole…
Je mis à profit son trajet pour prendre une douche rapide. Ne me rasis pas et mis une tenue sport, coupe britiche, qui me transforma en chasseur de grouse.
La disparition de mon grand primate fut comme un épieu planté dans ma poitrine, écrirait le vicomte de Bragelonne au marquis de Sade. Je me sentis suinter du gland et adressai, par chronopost, un message au Seigneur pour implorer Son aide. Il existe entre Lui et moi, une sorte de connivence qui L'incite à tendre l'oreille quand je Le prie.
Ma supplique partie, mon âme tourmentée connut un apaisement relatif. Je descendis sur la place afin d'y attendre Fridoline.
Elle surgit dix minutes plus tard au volant de sa caisse, le front comme un chèque barré, mais resplendissante dans une robe jaune agrémentée de blanc. Notre « correspondante » portait des lunettes d'écaille aux verres légèrement fumés.
— Vous savez, fit-elle sans prendre le temps de me saluer, ne fût-ce que militairement, je suis anxieuse.
— Il y a de quoi, admis-je. Croyez-vous qu'ils aient pu avoir un accident ?
— C'est la première chose dont je me suis inquiétée, dit-elle. En dehors d'un télescopage entre une moto et une camionnette, la police n'a rien eu à se mettre sous la dent cette nuit.
Existe-t-il plus stérile que la perplexité ? Elle conduit nulle part et l'on n'en revient pas !
— Nos ennemis sont plus forts que nous ne le pensons, assurai-je.
Ma partenaire hocha la tête.
— Que faire ? demanda-t-elle avec une certaine éplorance.
Elle paraissait dominée par les événements. Je parvins à forcer mon désarroi et déclarai d'un ton ferme :
— Nous ne pouvons rien entreprendre avant que mon équipier parisien n'arrive. Alors, seulement, nous déclencherons l'offensive.
Je considérai la ville autour de moi, triste et solennelle, bâtie de pierres grises tirant sur le vert. Des gens obsolètes circulaient le long des trottoirs à une allure de convoi funèbre. Une petite bruine intermittente justifiait les imperméables trop longs, les parapluies désuets et les feutres germaniques. J'avais la gorge nouée et me dis que je ferais bien de remettre mon gilet pare-balles. Il m'alourdissait, me donnant la désagréable sensation d'avoir dix ans de plus sur les endosses.
Fridoline me quitta pour s'occuper du mari.
J'achetai des revues françaises à un kiosque et retournai à l'hôtel.
J'étais flottant comme lorsqu'on démarre une maladie et qu'on ignore si elle va se déclarer carrément ou capoter devant l'aspirine.
Au cours de l'interminable journée, ma « correspondante » me tubophona à deux reprises, espérant des informations. Elle-même ne savait rien et s'appliquait à calmer l'angoisse et la colère du cornard.
Je m'appesantissais à l'intérieur de ma carapace. Je regardais les chaînes franchouilles à la téloche, puis les suisses, mais c'était partout le même menu glandouillard, excepté sur Arte où je suivis un documentaire consacré au tapir, mammifère intéressant d'Amérique du Sud, à la petite trompe préhensile. Ces bestioles ahurissantes sont-elles venues fortuitement sur notre foutue boule ? Ou bien ont-elles été combinées par le Tout-Puissant ?
Dur de se déterminer, non ?
Peut-être saurons-nous un jour ?
Peut-être jamais.
Qu'est-ce qu'on en a à cirer ? Moi, en dehors du tapir, tout m'indiffère. Faut se spécialiser, dans la vie actuelle. Sinon, à trop connaître peu de chose, on reste traîneur de lattes.
Le soir arrivait en catimini dans le crachin pré-automnal, quand le gazier de la réception m'apprit que des messieurs de la Sourde bernoise m'attendaient. Le mec venant de bouffer un paquet de coton hydrophile n'aurait pas eu la gargane plus bloquée que la mienne à cet instant.
Fectivement, y avait deux pandores habillés de verdâtre, avec des galons, des baudriers, des kebours trop justes pour leurs tronches rubescentes.
L'œil sévère, le français approximatif (parlé avec une patate brûlante dans le clapoir), l'un d'eux m'a demandé si j'avais bien loué une Mercedes 220 SL à Munich.
J'ai admis la chose. Le fonctionnaire de police m'a alors révélé qu'on avait découvert ce véhicule dans le bois de Kartoffelmitschinken, à une trentaine de kilomètres d'ici. A son bord se trouvaient une femme morte et un homme de couleur agonisant.
Mon sang a fait un nombre de tours incalculable quand j'ai entendu cela. Jérémie mourant ! Il y avait de quoi dégueuler mon destin en même temps que ma collation de 5 heures, devant une pareille nouvelle.
Ils me posèrent les questions d'usage, auxquelles je répondis avec hébétude. Je leur tus ma profession ; d'ailleurs n'étais-je pas au chômedu, désormais ?
Ma déposition prit une bonne demi-heure ; ensuite, ils s'évacuèrent non sans m'avoir signifié de ne pas quitter la Suisse jusqu'à nouvel ordre.
Je promis et ils me donnèrent les coordonnées de l'hôpital où l'on avait conduit mon admirable Jéjé.
L'enfant avait reçu deux balles dans la tête, qu'il déclamait le Victor. Je l'imagine, notre pouête national, avec sa barbe blanche, le soir, devant un auditoire à sa botte, récitant ses alexandrins plein d'emphase. Ils chiaient pas la honte en ce temps-là. Trémolaient de la glotte, bien mettre en évidence leur génie. Poésie gaufrette ! Seulement elle se vendait. Va fourguer des vers, de nos jours ! T'en proposes à un éditeur, il défèque dans ses brailles séance tenante ! Compte d'auteur, Lamartine, Musset, Vigny !
Mais je m'écarte. Elève dissipé ! Ça figurait sur mes bulletins. Je rêvassais seulement, fuyais à tire-d'aile et larigot la grise monotonie du savoir.
Jérémie, comme sa partenaire, n'a reçu qu'une seule balle dans la tête. Mais d'un calibre qui fait des dégâts.
Selon le gentil infirmier d'origine albanaise, mis au parfum par les ambulanciers, le couple se trouvait à l'avant de la voiture. Quelqu'un, caché à l'arrière, les a froidement abattus. Paraît que la gonzesse est entièrement décalottée et que sa cervelle lui a servi de shampoing. Si mon merveilleux Noirpiot survit provisoirement, c'est grâce à l'appuie-tête qui a gêné le tireur, l'obligeant à placer l'arme de biais. Le professeur Dessantanski, chirurgien-chef de l'hosto le juge inopérable pour l'instant.
Je me penche sur l'oreille de mon féal.
— C'est moi, chuchoté-je. Cramponne-toi à la rampe, Fleur-de-Suie. Je vais faire venir d'urgence ta sœur et ta femme. Elles doivent posséder des formules cabalistiques pour te sortir de là !
Enfin une éclaircie dans ce ciel bas : l'arrivée du flamboyant Mathias, rutilant comme une aurore boréale.
N'est pas venu seul : Julie, son assistante, l'accompagne. Le Chalumeau oxhydrique me donne les raisons de cette arrivée supplémentaire :
— Nous avons toujours rêvé de faire un petit voyage ensemble.
— Je crains qu'il ne s'agisse pas d'un voyage de noces, préviens-je.
Je le mets au fait de la situation. En apprenant que notre pote Jéjé est entre la vie et la morgue[28], son visage perd sa coloration naturelle pour devenir cendré.
— Il faut que ces salauds paient ! gronde-t-il.
- Ça va être du peu au jus, promets-je. Tu as le matériel ?
— Tout, et davantage, Antoine.
— Alors ne perdons pas de temps !
Nous déchargeons le coffre de sa chignole, après quoi je téléphone à Fridoline de venir nous rejoindre.
Je te rassure, dans l'hypothèse où tu aurais un train à prendre, désormais tout va aller très vite. Et cependant, ce ne sera pas de la tarte aux poils pubiens !
Fridoline semble très affectée par l'assassinat de sa potesse. A qui va-t-elle faire langue de velours maintenant ? Malgré tout, il s'agit de ce que bonne-maman appelait « une maîtresse femme », et les coups du sort, s'ils la meurtrissent, ne la terrassent point.
Je lui découvre les derniers détails de ma stratégie, façon Joffre préparant la bataille de la Marne. Elle suit attentivement le développement de mes instructions, pose quelques questions pertinentes et finit par se retirer sous sa tente, non sans avoir glissé dans son sac en bandoulière, un paquet que vient de lui remettre Mathias.
— Maintenant, la balle est dans votre camp, comme disait Henri VIII à François Ier lors de leur entrevue du Drap d'or, fais-je.
N'ayant pas le cœur (le corps encore moins) à des échanges salivaires, nous nous séparons.
Le grand bigntz va commencer.
Tu veux que je te dise, Louise ?
Le bol, ça existe.
Ainsi, pour l'exécution de notre coup de main, un orage d'une rare violence 1 sévit sur Berne et sa région. Tonnerre, éclairs, ciel plombé aux déchirures apocalyptiques, tout y est. Quel con a déclaré que « petite pluie abat grand vent » ? Je voudrais qu'il vinsse, ou venusse (Dutourd me conjure de ne plus flancher du subjonctif) assister à ce déluge wagnérien ! La lance est si intense que les balais d'essuie-glaces ne suffisent pas.
Nous sommes trois dans la bagnole louée par Mathias : lui, son assistante et moi. Je les ai conjurés de ne pas m'accompagner, leur faisant valoir que j'allais livrer une véritable bataille. Héroïques, ils ont insisté. Alors j'ai accepté leur aide, à la condition absolue que celle de Mlle Julie se limiterait à nous attendre au volant de la chignole, prête à un repli stratégique rapide.
A présent, on poireaute à quelques centaines de mètres de la banque, dans une voie privée conduisant à une vaste maison de maître où ne brille aucune loupiote.
Nous avons revêtu des tenues adéquates, le Flamboyant et moi : combinaison brune, cagoule de skieur ne laissant voir que nos yeux et nos voies respirateuses, gants de caoutchouc pour ne pas distribuer nos empreintes inconsidérément. Parés, quoi !
Nous sommes armés comme un commando : pistolet-mitrailleur en bandoulière, revolver à la ceinture, coutelas fichés dans nos bottes basses, et des grenades bien mûres, d'un genre spécial, dans nos larges poches. Du tout sérieux ! Comparés à nous, les parachutés de Normandie ressemblaient à des pêcheurs à la ligne. En outre, le Rouque se trimbale une gibecière emplie d'objets mystérieux dont il ne m'a pratiquement pas parlé. Connaissant l'homme, je sais qu'on peut lui faire confiance.
Les vitres de l'auto sont embuées, renforçant notre sensation de claustration.
— Tu es sûr que ta correspondante a bien fait le nécessaire ? se renseigne Mathias, pour dire de rompre le silence pesant.
— J'en suis convaincu. Elle est hautement qualifiée. Tu m'avais prévenu que tout se déclencherait plusieurs heures après la fermeture de la banque.
On continue de se racler l'os à moelle avec un couteau ébréché. Parfois, l'orage marque une accalmie, mais c'est pour passer la surmultipliée et remettre la sauce à fond la caisse.
Et soudain…
— Je crois que ça y est ! chuchoté-je, tellement je crains de me gourer.
Fectivement, on distingue une lueur derrière les fortes grilles de la banque. Cela produit un vague rougeoiement, puis lentement, cette clarté s'intensifie.
— C'est parti ! s'exclame le Brasero.
De contentement, il sort de la guinde pour licebroquer. Tous les héros pissent avant l'action. En homme avisé, il a retiré l'ampoule du plafonnier.
Lorsqu'il nous ramène sa vessie vide, le feu, dans la banque, a pris le nom d'incendie. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont éclairées a giorno.
Bientôt, nous percevons ce bourdonnement sourd, caractéristique d'un foyer qui s'amplifie. Ce coin de campagne s'illumine progressivement.
— C'est beau ! murmure Julie de la Rousse.
— Compte tenu du temps de chien, toute la banque risque de cramer avant que l'alerte soit donnée, fais-je.
Une joie malsaine me surexcite. Je voudrais que le feu anéantisse ce refuge de salopards.
Les vitres explosent ! Des flammes sortent par les ouvertures et lèchent la façade.
Soudain, une bagnole se pointe, emplie de bringueurs revenant d'un festin.
Elle ralentit, stoppe à bonne distance. Des gaziers bourrés à la clé jaillissent, braillant en swissdeutsch, terrifiés par l'importance du sinistre. Selon la tradition instaurée dans les pays « raisonnables », le conducteur ne s'est pas torché la gueule. Il prend la directive du s.o.s. Remonte seul dans sa guinde pour foncer jusqu'à la grosse ferme qu'on devine là-bas, au bout de la ligne droite.
Pendant son absence, les poivrots s'approchent de l'incendie en gutturant à s'en abraser les cordes vocales. Ils veulent pénétrer dans l'urbanisation, histoire d'alerter ses occupants. Mais que tchi ! On n'expugne pas une forteresse.
Dans notre voie discrète, cachée par des haies de noisetiers, nous observons le déroulement de l'affaire. Les barrissements d'ivrognes ont été enfin entendus. Des lumières naissent çà et là.
L'effervescence croît.
Armé de jumelles à foyers zoroastriens, permettant de scruter dans l'obscurité, j'aperçois quelques habitants du « camp » ; ils me font songer à des militaires.
Cette fois, la Grossmonisch Bank crame de ses fondations à sa toiture. Superbe ! Et si les incendiaires étaient des poètes, après tout ?
Tu ne crois pas ? Ah bon !
Nous vivons un instant d'apocalypse. Sous les rafales de pluie et de vent, l'immense brasier se cabre, puis reprend de l'ampleur.
Au bout d'un temps difficilement évaluable, les pompelards se radinent, coiffés de casques-pas-comme-chez-nous. Ils joignent leur vociférations aux cris. « L'hydran ! L'hydran ! » gueule le chef du feu, un gros joufflu dont le cul ressemble au masque mortuaire de Mao. En Helvétie, « l'hydran » c'est la bouche d'incendie.
Ils finissent par la dénicher. Branchent leur tuyau, ouvrent la vanne. L'un des poivrots morfle un jet impétueux en pleine poire, ce qui lui fait glavioter son râtelier de famille qu'ici, par économie, on se refile de génération en génération.
Quand enfin la banque commence d'être aspergée, la girouette du toit gît dans la cave.
— A nous ! ordonné-je avec détermination.
A travers l'agitation générale, notre déplacement passe inaperçu ; les combinaisons que nous portons contribuent à notre anonymat…
— Les lumières, pour commencer ! enjoins-je.
Opinage du Rouque. Il extrait de sa musette (jouez, hautbois) un petit grappin qu'il propulse sur l'un des détecteurs, puis raccorde le filin du harpon à une sorte de compteur dont il actionne le bistounet. Il se produit une gerbe d'étincelles bleues, pareilles à celle des cierges magiques.
Naturellement, cette intervention se déroule loin de la foule et des pompiers.
— La voie est dégagée ! assure le Phénix.
Et de me faire la courte échelle pour m'aider à escalader la clôture.
Lorsque je me trouve en terrain ennemi, j'ai la surprise de le voir grimper après le grillage avec la vélocité d'un écureuil. Il a ajusté des crampons à ses pompes, le gueux, ce qui te prouve bien qu'il prévoit tout !
L'incendie, malgré l'affairement des fire-men, continue son œuvre destructrice. Tu te croirais dans une production américaine. Ça flambe, craque, pétarade, gerbe, bouquetfinale ! Un vrai film de la Metro Durand Mayer. Nous, fantassins héroïques, reptons sur la pelouse. Depuis les pavillons, les chiens hurlent à la mort ou à je ne sais quoi d'autre ; peut-être « à nous » ? Les occupants ne les ont pas lâchés, heureusement ! ça nous compliquerait singulièrement la vie…
Nous nous sommes partagé le travail : Mathias, Front National, a opté pour les massifs de droite ; moi qui aurais pu être socialiste, pour ceux de gauche.
Le sinistre accaparant l'attention de tout le monde, on se la joue belle. Du gâteau ! Dans chaque tuyau coudé on largue une grenade, semblable à un petit œuf, après l'avoir dégoupillée. Elle contient un gaz soporifique capable d'endormir tous les fidèles de Saint-Pierre de Rome pendant la messe de minuit. Nous avions approximativement dénombré douze manches à air, il y en a onze.
On se retrouve près du dernier pavillon. Les chiens se sont tus, ce qui prouve l'efficacité de notre matériel.
Une formidable allégresse me survolte. Cela ressemble déjà à l'ivresse de la victoire. Mais achtung ! Du calme, petit frère, rien n'est gagné.
Le sixième pavillon se compose d'un living classique, de deux chambres, d'une cuisine et d'une salle de bains. Il est vide. Tout paraît figé, artificiel. Cela donne une impression de maison témoin. Rien ne traîne céans : pas la moindre cigarette, pas un magazine, pas une boutanche pleine ou vide, aucun slip de femme. Mais je ne m'attarde pas, j'ai quelque chose de primordial à dénicher.
Le Chalumeau, qui m'observe, demande :
— L'escalier ?
J'acquiesce.
Nous passons les pièces en revue, examinant le sol de chacune, en quête d'une trappe. Que tchi ! dirait Léopold j'sais-plus-combien-de-Belgique (le roi qui doit se pincer pour savoir qu'il existe).
Et pourtant elle tourne, affirmait Galilée chaque fois qu'il regardait la petite aiguille de sa montre.
L'escalier faisant communiquer ces pavillons au repaire souterrain est bien quelque part !
Concentration de celui que certains ont surnommé « Le génie du siècle » et certaines « La bite de l'année ». Mathias me fixe intensément, comme pour joindre sa phosphoration à la mienne. Deux grands esprits ne se neutralisent pas : ils s'additionnent. Dans son regard incarnat je vois fulgurer des hypothèses majuscules.
— Pourquoi un escalier ? lâché-je-t-il, en état second.
Léger décalage horaire chez le Prince de la Mayonnaise chantée. Il finit par dire :
— Un ascenseur !
J'examine le living, mais une idée me zèbre la coiffe.
Qui dit ascenseur dit cabine.
Qui dit cabine dit cabinet.
Je cavale aux cagoinsses plus rapidement que le gars auquel on a entonné un litre d'huile de ricin.
Ingénieux.
Je vais tenter de te faire comprendre.
Les chiches du pavillon mesurent un mètre vingt de large sur deux mètres cinquante de long. La partie autour de la cuvette est carrelée en blanc, le reste peint à l'huile dans les tons bleu ciel, couleur qui apporte une parfaite relaxation à tes entrailles pendant que tu les libères. En y regardant de près, on constate une rainure entre céramique et peinture, celle-ci continue du plancher au plaftard.
Le mec qui s'est trop baigné dans la mer Rouge demande :
— Tu brûles ?
- Ça se pourrait.
Je frappe le sol du talon : plus de doute, ça sonne le creux comme lorsque tu te cognes la tête contre la table en ramassant ta serviette. Ne reste plus qu'à dénicher le bouton de commande de cette cage.
— Tu veux bien me laisser faire ? propose mon pote.
— Et comment !
Il entre avec moi dans les gogues. Nous sommes comprimés kif deux garnements se taillant une plume. Le Homard procède à une inspection minutieuse du petit endroit. Puis, trouve en moins de temps qu'il n'en faut à ta bergère pour s'apercevoir qu'elle a épousé un con.
— Facile ! laconise-t-il en saisissant le commutateur électrique.
Mathias le prend entre le pouce et l'index et lui imprime un mouvement de rotation.
La partie avant du chiche se met à descendre, abandonnant la cuvette à son mélancolique destin.
Le cabinet-cabine parvient dans une sorte de sas en béton, fermé par une porte coulissante.
J'en tiens déjà la poignée quand l'époux de la friponne Angélique, pondeuse professionnelle et baiseuse intermittente, me tape sur l'épaule.
— Les masques ! jette-t-il d'un ton de reproche.
J'oubliais notre soporification ! Fissa, je me munis de cet élément indispensable et m'en affuble le groin. On s'entre-examine à travers nos vitres. Vachement Science-Fiction, tes potes ! On a l'air de tourner dans une culterie hollywoodienne, genre Les Martiens attaquent à l'aube.
Mais, assez débloqué.
Go !
Et nous gohons !
Je te le dis tout de suite. A quoi bon laisser se dessécher ta langue au chat, pour ce qu'elle est ragoûtante ! Une surprise monumentale se prépare.
Je m'attendais certes à tout, donc à rien ! N'empêche que j'en ramasse plein la frimousse, et Mathias idem.
Sidérant !
Figure-toi un immense couloir d'au moins deux cents mètres de long, brillamment éclairé par des lampes reproduisant la lumière du jour. Tu me suis ? Les murs sont peints à fresques et les barbouilles représentent les horizons de la Suisse bien-aimée. Formidable décor à nul autre pareil. C'est hyperréaliste ! Géant ! Tu reconnais la Jungfrau, dans les lointains. Les montagnes forment une chaîne infinie ; t'aperçois des chalets, des chemins sinueux ; au premier plan : troupeaux de vaches aux énormes cloches dont tu crois entendre la tintinnabulance, clochers à bulbes, ponts de pierre, et gussiers soufflant dans des cors des Alpes. Dans cette peinture colossale s'ouvrent des portes, des portes, des portes…
Voilà pour le décor, grosso-modiste, dirait le pauvre Alexandre-Benoît.
A présent, venons-en à la réalité.
Au milieu de l'interminable et très large couloir, sont écroulés pêle-mêle, humains et animaux, terrassés par le gaz de Sa Rouquinerie Mathias Ier. Ils l'ont inhalé alors qu'ils se rassemblaient pour débattre de l'incendie, je suppose (en anglais, I suppose). La plupart sont en pyjama ou robe de chambre. Le soporifique les faisant ronfler, le bruitage ambiant évoque un combat aérien pendant la Bataille d'Angleterre.
Nous entreprenons de débuler (abréviation de « déambuler ») parmi ces gisants. Notre produit les a anéantis à l'endors-toi-comme-je-te-pousse. Tiens, parmi les bipèdes, v'là les deux cadors de la gonzesse !
Et puis…
Oh Dieu de ceci, cela et de magnificence réunis ! Mes sens m'abusent-ils ? Se puisse-t-il ? Se pouva-ce ? Ce puisatier ?
Là, sur ma droite, près d'un mec étendu face contre terre…
Le Rouquemoute l'a aperçu en même temps que moi.
— C'est lui ? fait-il en avoixbaissant.
— Il me semble, exhalaisonné-je, et je tombe à genoux, telle la poire trop mûre.
Que soudain, emporté par l'émotion, je me prends à chialer derrière mon masque kif un veau de batterie sous les mamelles de sa chère maman.
— Salami ! hoqueté-je. Salami, mon amour !
Mon élan de joie retient les questions qui m'affluent. Les diffère, devrais-je plutôt dire. Je caresse à pleines mains le poil rêche de mon pote quadrupède. Il sent bon le rude toutou. Son sommeil artificiel n'a rien d'alarmant, sa respiration est régulière. Parfois, il agite ses grosses pattounes torses comme s'il courait au fion de quelque rabbit.
Pendant ces démonstrations de tendresse, Mathias se livre à une opération simple et fastidieuse : il photographie tous les gens allongés. Ainsi pourrons-nous constituer un dossier sur le Consortium.
Il est en plein turf, moi en pleines effusions, quand la porte menant au sas coulisse ; ce sont des gus sortis pour observer l'incendie qui reviennent. En nous découvrant, ils ont le réflexe de se précipiter. Hélas pour eux, le gaz aspiré par le courant d'air les cueille à froid ; ils titubent, s'effondrent. Bingo !
J'abandonne (très provisoirement) Salami, pour visiter les lieux. Presque toutes les pièces ressemblent à des cabines de bateau. L'ensemble possède un je-ne-sais-quoi de militaire. Certains logements sont occupés par des gens que le gaz a annihilés dans leur sommeil.
« Il n'y a, dans ce souterrain, que des hommes », songé-je.
Tiens, non, j'ai pensé trop vite. Voici une gonzesse ! Elle est allongée sur son pucier, le visage dans l'oreiller. Curieux, je m'en approche, la fais basculer sur le dos. Madoué ! comme le répète ma cousine de Quimper, tu sais qui ? Anne-Marie ! Oui, la potesse de Thomas Graham, le photographe dont la carcasse a alimenté les poissecailles au large de Lanzarote ! Si je m'attendais à la retrouver en ce lieu !
Drôle de chose que ma vie ! Tu parles d'un bouquet de violettes, Annette ! Je laisse la fille pour continuer mon exploration.
Survolté, de l'électricité plein le corps, je pousse infatigablement les portes se succédant le long de cette voie pour termites humains.
Ici, est un grand type blond dont l'abandon n'efface pas la physionomie sévère. Il roupille en compagnie d'un bel éphèbe entièrement nu, tenant les aumônières de son compagnon de lit à pleines paluches. J'éprouve une étrange sensation. Renifleur surdoué, l'Antonio joli. Crois-moi ou va te faire aimer par l'un des chimpanzés du zoo de Vincennes (dont les fenêtres de l'appartement donnent sur la cage d'Albert Benloulou), je devine que cet enculeur de damoiseaux est le chef du caravansérail.
En sortant de sa piaule, je crie à mon prolifique (et néanmoins cocu) camarade d'amener sa boîte à images et d'exécuter un documentaire.
Il droppe !
Vachement excitant, cette descente chez la Belle au Bois Pionçant. Cela a je ne sais quoi d'onirique, dirait un livreur de pizzas de mes relations.
Je passe deux appartes vides, m'engouffre dans un troisième. Et alors, la grande Muraille de Chine me choit sur les durillons. Des surprises de ce tonnage, je finirai cardiaque, impossible autrement.
Tu veux savoir ?
Béru !
Oui, mon lecteur vénéré.
Alexandre-Benoît Bérurier !
Superbe.
Dans son endormissure, il trique comme une harde de cervidés. Jamais, au tout grand jamais, au never si tu préfères, je ne lui ai vu une bite pareillement calibrée ! Je le répète : il bande, jazz-band, prébande, contrebande, bande à part, à s'en exploser les siamoises ! Un tel paf, c'est de la folie. Ça défie les lois de la pesanteur !
En maintes occases, j'ai pu admirer son membre d'exception. Je le trouvais énorme, voire gigantesque. Mais là, Babylas… Un bras de déménageur ! Une troisième jambe ! Le pilon d'une baratte ! La bielle d'une locomotive haut le pied ! C'est le phare d'Ouessant, un minaret, la tour de Gustave, un silo nucléaire ! Comment peut-il être inconscient et goder de la sorte ? Mystère de la nature béruréenne !
Quel hymne de reconnaissance dans ma pauvre âme ! Quelles intenses promesses, non encore répertoriées, fais-je au Créateur ?
Le Gros, intact, que dis-je : érectionnant ! Pouvais-je rêver d'une telle fin à cette aventure extraordinaire ?
Non, n'est-ce pas ?
Merci.
L'orage a cessé. L'incendie brasille au sein des décombres. Ne reste plus personne dans le landerneau. Le temps et la fatigue ont ruiné les énergies.
Nous allons, Mathias and me, courbés sous la charge. Une civière dégauchie dans la cité taupinière nous permet de coltiner le major Bérurier jusqu'à la tomobile. N'ensute c'est le tour d'Anne-Marie.
La laborantine nous assiste de son plus mieux. Gentille fille, dévouée, qui ne pleure pas sa peine.
Nous finissons par mon cher Salami. Lui, je le porte en le pressant sur mon cœur.
Cette comparaison pour te rappeler que j'ai du talent. J'aurais vraiment pu faire écrivain si j'avais été moins bon élève.
Faut-il qu'il n'ait pas envie de « nous » rejoindre pour oser des métaphores de ce niveau !Bertrand Poirot-Delpech.
Peut également s'écrire « ailloli », mais ça fait moins méridional.
Je dis bien : herpétique !
Expression dauphinoise qui n'engage que moi.
Le seul scotch noir existant. Une merveille !
Seul de toute la littérature française, San-Antonio pouvait parler d'une « blessure démoniaque ».Fenelon.
Quel talent, ce San-Antonio !Anatole France.
Métaphore obsolète de nos jours.Marthe Richard (Prix Nobel de l'Happé).
Formule directement empruntée au nazisme.
Pommes de terre tréfilées, cuites dans de la graisse de porc.
Personnage épisodique de la geste san-antoniaise, dont le membre viril dépasse en importance celui de Bérurier-le-Nanti.
Ce qui, traduit de notre langue privé, veut dire « C'en sont » (Samson).
En langage de théâtre, le bâton servant à frapper les trois coups s'appelle le brigadier.
Verbe « ouraganer », premier groupe, tiré du mot ouragan.Robert Escarpit.
Expression qui sert de titre à un remarquable San-Antonio, lequel obtint le Prix de la Fellation par contumace.