172612.fb2 Dexter dans de beaux draps - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 15

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Le lendemain matin, tout part en eau de boudin. Je me rends au travail, fatigué mais satisfait d’avoir accompli avec bonheur mes corvées jusqu’à pas d’heure. Je viens de m’installer avec une tasse de café pour m’attaquer à la paperasse quand Vince Masuoka passe la tête par l’embrasure.

— Dexter.

— Le seul et unique ! m’exclamé-je avec la modestie exigée.

— Tu as entendu la nouvelle ? demande-t-il avec un sourire satisfait indiquant qu’il espère le contraire.

— J’entends tant de nouvelles, Vince. De quoi tu parles ?

— Du rapport d’autopsie.

Et comme, apparemment, il tient à rester agaçant le plus longtemps possible, il se tait et se contente de me regarder.

— Très bien, Vince, dis-je enfin. Quel est le rapport d’autopsie dont je n’ai pas entendu parler et qui va changer ma vie ?

— Quoi ?

— Je viens de te dire que je ne suis pas au courant.

— Tu sais, les cadavres décorés avec les fruits et tout le bataclan ?

— Ceux de South Beach et des Fairchild Gardens ?

— Oui. Ils ont été transportés à la morgue pour autopsie et à leur arrivée le légiste fait : « Super, les revoilà. »

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il est tout à fait possible pour deux êtres humains de tenir un dialogue de sourds.

— Vince, s’il te plaît, utilise des mots simples et dis-moi ce que tu essaies de me faire comprendre avant que je te fracasse le crâne avec ma chaise.

— Je dis simplement, reprend-il (et là, c’est vrai et facile à comprendre pour l’instant), que le légiste a déclaré à la réception des quatre cadavres qu’on les avait volés à la morgue et qu’ils étaient revenus.

Le monde me paraît basculer légèrement, et un épais brouillard gris enveloppe tout et me suffoque.

— Les cadavres ont été volés à la morgue ?

— Ouais.

— Donc, ils étaient déjà morts, quelqu’un les a pris et a organisé toute cette mise en scène insensée ?

— Oui, j’ai jamais entendu un truc aussi dingue. Non, mais, voler des cadavres à la morgue et s’amuser avec comme ça ?

— Donc, celui qui les a volés ne les a pas tués.

— Non, c’étaient des victimes d’accidents qui attendaient dans leurs tiroirs.

Accident, c’est un mot affreux. Il représente tout ce que je combats depuis toujours : le hasard, le désordre, l’imprévu, donc, tout ce qui est dangereux. Ce mot me fera prendre un jour, parce que, malgré toutes les précautions du monde, quelque chose peut arriver malgré tout par accident, et dans ce monde où règnent le chaos et le hasard cela se produit toujours.

Et c’est ce qui vient de se passer. Je viens de remplir la nuit dernière une demi-douzaine de sacs-poubelle avec les morceaux de quelqu’un qui était, plus ou moins « accidentellement », innocent.

— Donc, il ne s’agit pas de meurtres, finalement.

— C’est quand même un crime. Vol de cadavre, profanation, un truc de ce genre. Mise en péril de la santé publique. C’est forcément illégal.

— Traverser hors des clous aussi.

— Pas à New York, ils le font tout le temps.

Les incivilités du piéton new-yorkais ne parviennent pas à me réconforter. Plus j’y pense et plus je me rends compte que je suis sur le point de déraper dans les émotions humaines à cause de cette histoire. À mesure que passe la journée, une curieuse boule me noue la gorge, une vague sensation d’angoisse que rien ne dissipe, et je suis forcé de me poser la question : est-ce cela, la culpabilité ? Je veux dire, en admettant que j’aie une conscience, serait-elle troublée, en ce moment ? C’est très dérangeant et cela ne me plaît pas du tout.

C’est même tout à fait vain : après tout, Doncevic a poignardé Deborah, et s’il ne l’a pas tuée ce n’est pas faute d’avoir essayé. Il est coupable de quelque chose de fort mal, même si ce n’est pas de meurtre.

Dans ce cas, pourquoi « éprouverais-je » quelque chose ? C’est très bien qu’un être humain dise : « J’ai commis un acte qui me met mal à l’aise. » Mais comment moi, le froid Dexter, pourrais-je dire quoi que ce soit d’approchant ? Même si j’éprouve effectivement quelque chose, il y a de grandes chances pour que ce soit considéré comme mal par une très large majorité. Notre société ne voit pas d’un bon œil des émotions comme le « Besoin de Tuer », le « Plaisir de Découper », et, soyons réaliste, c’est plutôt de ce côté-là que je penche.

Non, il n’y a rien à regretter ici, ce n’est qu’une toute petite boucherie accidentelle et impulsive. Appliquer la logique froide de mon intelligence supérieure aboutit chaque fois à la même conclusion : Doncevic ne représente pas une grande perte pour quiconque et il a tout de même au moins essayé de tuer Deborah. Dois-je espérer qu’elle meure, simplement pour me sentir mieux ?

Mais cela me tracasse pendant toute la matinée, et même l’après-midi, lorsque je passe à l’hôpital durant ma pause-déjeuner.

— Salut, mon pote, fait Chutsky d’un air las. Pas beaucoup de changement. Elle a ouvert les yeux deux, trois fois. Je crois qu’elle reprend un peu de forces.

Je m’assois de l’autre côté du lit. Deborah n’a pas l’air tellement plus vaillante. Semblable. Pâle, respiration imperceptible, plus proche de la mort que de la vie. J’ai déjà vu ce genre d’expression, mais elle ne va pas à Deborah. Elle appartient à ceux que j’ai méticuleusement préparés et que je pousse sur la pente des ténèbres et du néant, en récompense des méfaits qu’ils ont commis.

Je l’ai vue pas plus tard qu’hier soir sur Doncevic, et même si je ne l’ai pas choisie avec soin je me rends compte que cette expression lui allait vraiment bien. C’est à cause de lui que ma sœur est dans cet état, et c’est bien suffisant. Il n’y a rien dans cette affaire qui puisse mettre mal à l’aise l’âme inexistante de Dexter. J’ai fait mon travail, extrait un individu néfaste de la cohue grouillante de l’humanité, et je l’ai prestement rangé dans quelques sacs-poubelle. Si mon geste s’est trouvé un peu improvisé et peu soigné, il n’en demeure pas moins légitime, comme diraient mes collègues de la police. Des gens comme Israel Salguero, qui n’auront désormais plus lieu de harceler Deborah et de causer du tort à sa carrière sous le simple prétexte que l’avocat au crâne luisant fait du tapage dans la presse.

En mettant un point final à l’existence de Doncevic, j’ai mis fin à cette sale histoire, et mon petit coin de monde s’en porte un tout petit peu mieux. Assis sur ma chaise à mâchonner un sandwich vraiment très mauvais, tout en bavardant avec Chutsky, j’ai même le droit de voir Deborah ouvrir les yeux pendant trois bonnes secondes. Je ne saurais dire si elle a eu conscience de ma présence, mais la vue de ses pupilles est très encourageante et je commence à mieux comprendre l’optimisme débridé de Chutsky.

Je retourne au travail ragaillardi. C’est très gratifiant de rentrer ainsi d’un déjeuner et cette sensation dure jusqu’au moment où j’arrive dans mon bureau et où je tombe sur l’inspecteur Coulter.

— Morgan, dit-il, assieds-toi.

Je trouve très gentil qu’il m’invite à prendre place dans mon propre fauteuil et j’obéis. Il me considère un long moment en mordillant un cure-dents qui pointe au coin de sa lèvre. Il a une silhouette de bouteille de Perrier et n’a jamais été vraiment attirant, mais, là, encore moins. Il a réussi à caler son imposant postérieur sur l’autre siège et, outre le cure-dents, il s’est attaqué à une bouteille familiale de soda au citron vert qui tache déjà le devant de son horrible chemise blanche. Cette allure, conjuguée au regard qu’il pose sur moi, comme s’il espérait que je fonde en larmes et avoue Dieu sait quoi, est extrêmement irritante. Résistant à la tentation de m’effondrer en larmes, je m’empare d’un rapport d’analyse et commence à le lire.

Au bout d’un moment, Coulter se racle la gorge.

— Bon, d’accord, dit-il. (Je hausse poliment les sourcils.) Il faut qu’on discute de ta déposition.

— Laquelle ?

— Celle qui concerne l’agression de ta sœur. Deux, trois trucs collent pas.

— D’accord.

— Bon, alors… euh… redis-moi ce que tu as vu.

— J’étais assis dans la voiture.

— À quelle distance ?

— Disons quinze mètres.

— Mmm, mmm. Comment ça se fait que tu l’aies pas accompagnée ?

— Eh bien, expliqué-je en songeant que ça ne le regarde pas du tout, je n’ai pas vu l’intérêt de le faire.

— Tu aurais pu l’aider, dit-il après un silence. Empêcher le mec de la poignarder.

— Peut-être.

— Tu aurais pu agir comme un équipier. (D’évidence, cette histoire de lien sacré le travaille toujours. Je me retiens de répondre, et il reprend, après un autre silence :) Donc, la porte s’ouvre, et, boum, il la plante ?

— La porte s’ouvre, et Deborah montre son badge, corrigé-je.

— Tu en es sûr ?

— Oui.

— Mais tu étais à quinze mètres ?

— J’ai de bons yeux, dis-je, en me demandant si tous mes visiteurs de la journée ont décidé de jouer à celui qui sera le plus pénible.

— O.K. Et ensuite ?

— Ensuite, raconté-je, revivant les faits dans un ralenti saisissant, Deborah tombe. Elle essaie de se relever, n’y arrive pas, et je me lance à son secours.

— Et ce mec, là, Dankawitz ou je sais pas quoi, il bouge pas ?

— Si. Il est rentré, mais il ressort juste quand j’arrive auprès de Deborah.

— Mmm, mmm… Combien de temps il a disparu ?

— Dix secondes maxi. En quoi c’est important ?

Coulter sort le cure-dents de sa bouche et l’observe. Apparemment, même lui trouve ce spectacle atroce, car il le jette dans ma corbeille. Qu’il manque, bien entendu.

— Voilà le problème : les empreintes sur le couteau sont pas les siennes.

Il y a un an, je me suis fait enlever une dent de sagesse et le dentiste m’a administré du protoxyde d’azote. L’espace d’un instant, j’ai éprouvé la même sensation d’étourdissement hébété qui me gagne à présent.

— Les… hum… empreintes ?

— Ouais, dit-il avant de prendre une petite lampée de soda. On les a prises quand on l’a écroué. Naturellement. (Il s’essuie les lèvres d’un revers de main.) Et on les a comparées à celles du couteau. Eh bien, elles correspondent pas. Alors là, je me dis, merde. C’est pas possible !

— Naturellement.

— Du coup, je me suis dit qu’ils étaient peut-être deux, parce que, sinon, ça peut pas coller, pas vrai ? (Il hausse les épaules et, hélas pour tout le monde, sort un autre cure-dents de sa poche de chemise et entreprend de le mâchouiller.) C’est pour ça que je suis venu te redemander ce que tu avais vu.

Il pose sur moi un regard d’abruti forcené qui m’oblige à fermer les yeux pour pouvoir réfléchir. Je me repasse mentalement la scène : Deborah sur le seuil, la porte qui s’ouvre. Deborah qui montre son badge et qui s’effondre brusquement. Sauf que je vois seulement le type de profil, sans plus de précision. La porte s’ouvre, Deborah montre son badge, le profil. Non, rien de plus. Pas d’autre détail. Cheveux noirs et chemise claire, mais la moitié des gens sont comme ça, y compris le Doncevic que j’ai assommé peu après.

Je rouvre les yeux.

— Je crois que c’est le même type, dis-je. (Malgré mes réticences, je poursuis. Après tout, même s’il est repoussant, c’est le représentant de la Vérité, de la Justice et de l’Américanité.) Mais, pour être honnête, je ne peux pas en être totalement sûr. Tout s’est passé trop vite.

Coulter mord son cure-dents. Je le vois s’agiter au coin de ses lèvres un moment, le temps qu’il se rappelle comment on fait pour parler.

— Donc, ils auraient pu être deux.

— Je suppose, oui.

— Le premier la poignarde, s’enfuit en paniquant, l’autre panique aussi, sort voir, et tu lui en colles une.

— C’est possible.

— Deux, répète-t-il.

Ne voyant pas l’intérêt de répondre deux fois à la même question, j’attends en regardant le cure-dents tressauter. Si j’ai éprouvé tout à l’heure un vague sentiment de malaise, ce n’est rien à côté du tourbillon qui s’agite en moi. Si les empreintes de Doncevic ne sont pas celles du couteau, c’est qu’il n’a pas poignardé Deborah ; élémentaire, mon cher Dexter. Et s’il n’a pas poignardé Deborah, il était innocent et j’ai commis une très grosse erreur.

Cela ne devrait pas me tracasser. Dexter fait ce qu’il doit faire et sa seule raison d’agir contre ceux qui le méritent est le Code de Harry. Pour le Passager noir, je pourrais choisir les victimes au hasard. Nous serions tout aussi agréablement repus. Ma manière de choisir repose simplement sur la logique glaciale du couteau imposée par Harry.

Mais il est possible que la voix de Harry soit plus enracinée encore en moi que je ne le pense, car l’idée que Doncevic puisse être innocent me fait déraper. Et, avant même que je réussisse à reprendre le contrôle de cette déplaisante situation, je m’aperçois que Coulter me dévisage.

— Oui…, dis-je, sans bien savoir ce que cela signifie.

Coulter balance à nouveau son cure-dents mutilé dans la corbeille. Qu’il manque de nouveau.

— Alors où est l’autre mec ? demande-t-il.

— Je n’en sais rien, réponds-je.

Mais j’ai vraiment envie de le découvrir.