172761.fb2
Comme l’a dit un grand philosophe : trois heures de l’après-midi, c’est l’heure critique de la journée. C’est l’instant où il est trop tard pour assister à la première séance de cinéma et trop tôt pour aller à la seconde.
Or il est trois heures pile, n’importe quelle honnête pendule vous le dira, lorsque je quitte la P.J.
Le soleil est toujours en plein turbin et les Liégeois en pleine euphorie… Je descends la large voie encombrée par les tramways et les bagnoles qui constitue l’épine dorsale de la ville. Parvenu devant le journal La Meuse, je lèche les vitrines où sont « punaisées » des photos d’actualité locale. Les « Compagnons de la Chanson », une reprise de la Main du Masseur au Théâtre municipal, un chien décoré, une élection de Miss Bière brune ; des gens examinent les images avec intérêt.
Ces photos me font penser à celle que je viens de regarder à la loupe. Une photo a pour mission de donner une fidèle reproduction d’objets, de gens, d’animaux ou de paysages… Alors pourquoi ce minuscule cliché incohérent ?
Van Boren travaillait dans une maison d’appareils photographiques. Il y a certainement une parenté entre la photo et la digne maison Optika de Cologne (à laquelle, du reste, Jef, ce bon Jef, avait cessé d’appartenir). Sa femme ignorait cette démission. Alors ? Que fichait-il, mon Van Boren, dans un hôtel, près de chez lui, avec ses fruits confits, ses diamants, sa photo lilliputienne ?
L’hôtel !
C’est de là que tout est parti, en ce qui concerne du moins mon intervention. Robierre a semblé ignorer que son « client » y soit descendu. Peut-être les bagages du mort m’apprendront-ils des choses ? Qui sait ?
Je retourne à cet établissement honorable où j’ai passé des heures d’ennui considérable. Le préposé ouvre grandes ses gobilles en me voyant.
— Monsieur n’est pas… ?
— Non, je ne suis pas… Ces trains ont le tort de partir à l’heure, j’ai raté le mien et je crois qu’en fin de compte je vais prolonger mon séjour de vingt-quatre heures.
— Tout à votre disposition, monsieur !
— Voici mon bulletin de consigne, vous serez gentil de faire prendre ma valoche à la gare.
— Tout de suite, monsieur…
— Ma chambre est toujours libre ? Puisque j’y suis habitué, j’aimerais la conserver.
— Mais certainement…
Je lui passe un royal pourliche et, au moment de décrocher ma clé, je laisse tomber un billet de cent points. Nature, le mecton plonge.
Lorsque vous voulez voir un gnace se plier le pébroque, vous n’avez qu’à semer de l’artiche, l’effet est instantané et miraculeux ! Le temps de dire ouf ! et votre vis-à-vis est à quatre pattes.
J’en profite pour griffer la clé du 26, car tel était mon plan, mais je tombe sur un os, c’est-à-dire sur un crochet nu. Pas de clé.
Là, je suis déçu ! Je sais que Van Boren n’a pas emporté la chiave et que, d’autre part, la direction de l’hôtel ne peut être encore au courant de son décès…
L’employé me tend mon bifton.
— Merci, lui dis-je, je suis manche comme tout…
Je questionne, sournois.
— M. Van Boren n’est pas là ?
Vous parlez d’une question à la con !
S’il me répondait que oui, je ferais une vraie gueule. De quoi faire avorter une femelle crocodile.
Il ne me répond pas que oui mais peu s’en faut.
— M. Van Boren vient de quitter l’hôtel, dit-il.
J’en ai l’estomac qui se retourne comme un vieux parapluie lorsque souffle le sirocco.
— Vient de partir ? je balbutie.
Dans ma Ford intérieure (comme ne manque pas de placer Bérurier), je pense que le gnace n’a pas une notion exacte du temps. Pour lui qui se fait tartir derrière son rade verni, le matin c’est presque encore le présent, voilà pourquoi il a dit « vient de… ». Ce vient de qui m’a fait trembloter la gamberge.
— A l’instant, dit le préposé. Il m’a téléphoné voici une heure qu’il devait partir et il a envoyé quelqu’un pour régler sa note et chercher ses valises.
Bon, tout s’éclaire comme dans un studio au moment où on va tourner la scène des illuminations.
Des mecs s’intéressaient aux bagages de Van Boren… Qu’y cherchaient-ils ? Les diams ? C’est probable…
— Comment était la personne qui est venue récupérer les colis ?
L’employé de l’hôtel paraît un peu surpris par mes questions. L’intérêt que je manifeste brusquement pour mon ex-voisin de chambre le trouble et même l’inquiète un tantinet.
J’y vais de ma grande tirade, celle qui fait dresser les cheveux sur la tête d’Armand Salacrou.
Furtivement je lui montre ma carte de police et je lui glisse dans la pogne le ticket de cent balles que j’ai laissé choir tout à l’heure.
— Mordez un peu, vieux…
Ses cils farineux battent désespérément, comme les ailes d’un papillon à la lumière. Une averse grisâtre s’abat sur le registre des entrées.
— La po… po…, murmure le digne officier de hussards.
— Oui, dis-je, mais ça n’est pas la peine d’en faire une attaque, mon grand…
Afin de le finir, j’ajoute :
— Vous lirez dans votre canard habituel que M. Van Boren a été assassiné ce matin, après avoir quitté l’hôtel…
— C’est pas po… po…
— Hélas si, on est peu de chose, mon pauvre Popo, comme dit une vieille dame que j’aime beaucoup : la mort, c’est la vie !
Je change de ton.
— C’est à cause de ça qu’il me faut rapidement les tuyaux demandés. Comment était l’homme venu récupérer les bagages ?
Le gars n’hésite plus.
— Grand, avec un imperméable…
Je complète :
— Un chapeau gris, rond, et une moustache blonde ?
— Mais oui ! Vous le connaissez ?
— Pas encore, mais ça se précise… Dites, j’aimerais jeter un coup d’œil à la chambre qu’occupait votre malheureux client.
— On est en train de la faire…
— Aucune importance.
Je m’engage dans l’escadrin et je drope jusqu’au 26.
Une gonzesse à l’air abruti, drapée dans une blouse bleu pervenche, promène un aspirateur sur la carpette.
Elle me regarde entrer exactement comme si j’étais à moi seul la grande parade de Barnum.
Je lui souris (comme dirait l’abbé Jouvence) et lui conseille de ne pas se déranger pour moi. Puis je vais à l’armoire et j’ôte le tiroir après quoi est épinglé le reçu du paquet de fruits confits.
Il faut dire plutôt après quoi « était » épinglé le reçu, car il ne s’y trouve plus.
— Vous n’avez pas touché à ce tiroir ? je questionne.
Elle renifle une stalactite qui lui pend harmonieusement au tarin.
— Non…
Je me gratte la calebasse.
— Un monsieur est venu chercher les bagages qui se trouvaient ici, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Est-il resté seul ?
— Non… Je suis venue…
— Il a regardé le tiroir ?
— Il a regardé partout…
C’est bien ce que je pensais. Conclusion, les gnaces qui s’intéressent aux cailloux (hibou, joujou, chou, genou) savent qu’un lacsonpem a été posté à la nouvelle veuve… Vu la façon dont Jef avait planquouzé le reçu, ils se doutent qu’il s’agissait d’un envoi important !
Je souris à la déesse-à-l’aspirateur et je me taille.
Le préposé a dû mettre ses collègues au parfum de mon identité car on me regarde passer avec dévotion.
Je retourne à lui.
— Dites-moi, cher camembert à roulettes, Van Boren avait-il l’habitude de descendre ici ?
— Non, c’est la première fois…
— Vous le connaissiez ?
— De nom. Son grand-père…
— A été bourgmestre, je sais.
Je réfléchis un brin.
— Vous n’aviez jamais vu l’homme qui a enlevé les bagages ?
— Non, jamais…
— Vous ne voyez rien à me signaler à son sujet ?
Il ne comprend pas tout de suite et cette incompréhension se lit dans ses yeux myopes comme la choserie humaine sur une affiche électorale. Je précise :
— Il n’avait pas un signe particulier quelconque ?
— Oh ! non…
— Enfin, il vous a paru normal, oui ?
Cette fois, il réalise avec précision ma question.
— Il avait des yeux curieux, dit-il.
— Qu’appelez-vous curieux ?
— Très clairs, sans expression… Des yeux inquiétants… Et puis aussi un accent… Un accent allemand, je crois bien.
Mais il devient passionnant lorsqu’il s’échauffe, le général haïtien !
— Bravo ! c’est très intéressant. Si vous pensez à d’autres détails, notez-les sur un bout de papier. Allez, ciao !
Dans l’entrée, un groom d’âge canonique, les bras croisés, joue à l’exécution du maréchal Ney. Il est rigide comme un dogme protestant et glabre comme un pain de gruau.
— Dites donc, fais-je.
Il soulève son bitos et se fait déférent.
— Tout à l’heure, un monsieur est venu chercher des bagages : un grand avec un imper et un chapeau rond, vous voyez ?
— Très bien, monsieur, c’est moi qui ai porté les valises dans la voiture…
— Parce qu’il avait une voiture ?
— Un taxi, monsieur.
— Un taxi…
Quand je suis perdu dans mes pensées, je joue à l’écho, ça me laisse le temps de gamberger.
— Oui, monsieur.
Il me vient une idée. Une idée peut-être absurde, et peut-être valable… Je me dis que Liège est une ville somme toute assez petite et que les portiers d’hôtel doivent connaître au moins de vue la plupart des chauffeurs de taxi.
— Par hasard, je murmure, vous ne connaîtriez pas le conducteur du taxi en question ?
Il sourit.
— C’est un ami à moi, dit-il : Kee Popinge.
Je retiens un soupir qui, exhalé plus violemment, plaquerait mon interlocuteur contre le mur.
Bien… Très bien…