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Le vieux portier a une bouche qui ressemble à celle de ces personnages sculptés dans du bois pour agrémenter des bouchons chez les particuliers qui ont le sens artistique plus développé que le cervelet. Il n’y a pas besoin d’avoir fait les Hautes Etudes politiques pour piger que ma joie le surprend quelque peu.
Comme j’ai toujours eu le pourliche facile, je placarde un gros bif dans sa demi-livre avec os.
— Il me faut l’adresse de votre pote le chauffeur, affirmé-je.
— Il habite rue Sainte-Gudule, dit-il, juste au-dessus de la crémerie. Je ne me souviens pas du numéro, mais vous ne pouvez pas vous tromper, car il n’y a qu’une crémerie dans la rue.
« Dites-lui que vous venez de la part de Maximilien… »
Il est fier de son pré-blaze comme d’un brevet de pilote à réaction.
— Ça boume, merci !
— C’est moi qui vous remercie…
J’appelle une tire en vadrouille et lui demande de me conduire rue Sainte-Gudule. Le conducteur se fend le pébroque et m’explique que c’est la rue voisine. Comme elle est à sens unique il faudrait même plus de temps pour s’y rendre en bahut.
J’allonge donc mon compas jusqu’à la crémerie citée plus haut et je demande à la marchande de laitages, qui justement prend le frais sur le pas de son estanco, à quel étage crèche M. Popinge…
— Au premier, m’assure cette noble commerçante dont toute la personne répand une inoubliable odeur de gorgon-zola.
Je me cogne une volée de marches, ce qui est préférable à une volée de bois vert, et j’atterris devant une lourde porte ripolinée.
Tirer le pied-de-biche est dans mes possibilités physiques. J’attends trois secondes et le rideau se lève.
Un petit garçon est là, le visage superbement barbouillé de confiture.
Il me considère avec circonspection et m’affirme que son papa n’est pas là. Sa maman fait le ménage quelque part et lui sort de l’école. Comme il est seulâbre à la cabane, il en profite pour ramoner les pots de groseille de sa vieille ; c’est de bonne tradition. Vaut mieux ça que de jouer avec des allumettes ou avec les valseuses du coiffeur d’en face !
— Et où peut-on le trouver, ton papa ?
Le petit mecton hausse les épaules comme un grand.
— A la gare, m’affirme-t-il, le train de Paris, il ne le manque pas… Et il arrive à quatre heures et demie.
Voilà qui est pensé en pape. Je lui aligne une effigie d’Albert Ier estimée vingt ronds par le Trésor belge et je me barre.
Cette fois, les gars, y a pas d’erreur (et même s’il y en avait, ce serait normal, l’erreur étant une chose humaine, tous les Larousse vous le diront, en rose et en latin), je suis chauffé.
Je commence à prendre le rythme de l’enquête. Car il y a un rythme et un équilibre en tout. Lorsqu’on l’a trouvé, on a toutes les chances de gagner le concours du Figaro ou de se faire élire conseiller général.
Je commence à avoir la pensarde bien huilée et ça tourne rond. Comme les huit cylindres, j’ai toujours un piston en prise… Au poil, les enfants… L’instant approche où je vais faire mon petit Popeye ; commencez à faire cuire des œufs durs, ça agrémentera mes épinards… Et surtout ne venez pas vous foutre de mon optimisme ou, pour me venger, je vous abonne à la Revue des Deux Mondes… Ah ! mais…
Si je vous dis que je suis en forme, c’est que je le suis.
La preuve que tout carbure harmonieusement, c’est qu’au moment où je parviens sur l’esplanade de la gare, le premier chauffeur à qui je demande des nouvelles de Popinge me dit que c’est lui.
Ça veut dire quelque chose, ça, non ? Oh ! je vois, vous faites les esprits forts ; vous êtes de la race des gnaces qui rigolent d’être treize à table mais qui, en rentrant chez eux, se dépêchent de compulser leur Clé des Songes pour vérifier si c’est le plus vieux qui doit caner.
Si vous croyez me berlurer avec vos petits airs supérieurs, vous vous carrez le finger in the eye.
Le Popinge en question est gros avec des yeux bons. Il a une cinquantaine d’années en bandoulière et une médaille de saint Christophe à son tableau de bord, vous ne pouvez pas vous gourer.
Il est surpris que je cherche après cézigue. Dans son regard on lit une confiance éperdue en la destinée de l’homme.
— Oui, c’est moi, allez ! tonitrue-t-il (ça s’écrie comme ça se prononce).
Je lui montre ma carte. En v’là une qui commence à être usée depuis le temps que la défouille.
Chose curieuse, il est plus surpris par ma qualité de Français que par ma qualité de flic.
— Tiens, vous êtes français, dit-il.
— Ça vous surprend ?
— Un peu…
— Pourquoi ?
— Ben : vous n’êtes pas décoré.
Tant d’esprit me plonge dans un bain de délices d’où je me hâte de ressortir avant qu’il ne refroidisse.
— J’ai besoin de vous, dis-je, avec une gravité excessive.
— C’est vrai ?
— Oui… Tout à l’heure vous avez conduit à l’hôtel des Tropiques un type vêtu d’un imperméable et d’un drapeau rond.
— C’est vrai.
— Il est ressorti de l’hôtel avec des bagages…
— C’est toujours vrai.
Je vais vous dire : ce chauffeur, franchement, c’est le brave homme descendu sur la terre derrière une moustache de phoque, mais je ne crois pas qu’il invente le remède contre le cancer, ni même une recette pour accommoder les paupières de puces à la sauce tomate. Il est né pour s’arrêter aux feux rouges et on ne peut rien contre une destinée aussi positive.
— Vous allez me mener à l’endroit où vous avez conduit cet homme lorsqu’il est sorti de l’hôtel.
Je m’attends à tout sauf à ça… Le chauffeur se tape sur le baquet comme si Roger Nicolas venait de lui raconter sa dernière histoire.
Je me dis que pour déclencher une telle hilarité j’ai dû mettre mon futal à l’envers ou bien me passer le visage au noir de fumée, mais non. Une vérification hâtive m’apprend que, sans être l’arbitre des élégances, ni même celui du match France-Espagne, mon accoutrement est conforme à ce que les gens mornes appellent « la normale ».
— Pourquoi vous vous marrez de cette façon ? je m’informe, avec un poil de mécontentement dans la voix, ce qui, pourtant ne me fait pas zozoter. Vous êtes là à vous ouvrir…
Il revient à la gravité inhérente à ses fonctions.
— Elle est bien bonne, dit-il pourtant.
— Ah oui ?.
— Oui, allez ! Le type que vous me causez, je l’ai conduit…
— Où ?
— Ici.
— Ici ?
— Oui, à la gare.
Comme il a lu dans sa jeunesse des bouquins de Clément Vautel, il ne manque pas d’astuce. C’est pourquoi il ajoute :
— La gare, c’est un endroit où vont souvent les gens qu’ont des valises…
Je ne lui réponds pas que sa terrine est une surface sur laquelle pourrait bien atterrir mon poing s’il continue à se payer ma tronche. Inutile, n’est-ce pas, d’envenimer les relations.
Je médite.
— Il y avait un train en partance au moment où vous l’avez amené ?
Il hésite.
— Attendez, c’était deux heures environ ? Heu… tiens, non !
C’est bien ce que je pensais… Le gars, en prenant un taxi, savait qu’il risquait d’être repéré. Il s’est fait conduire à la gare pour donner le change, mais il n’a pas quitté la ville.
— Bon, merci.
Je pénètre dans l’édifice. Des porteurs se préparent à gagner les quais où des trains vont bientôt se ranger. Je m’approche de l’un d’eux.
— Dites-moi, mon brave…
— Monsieur ?
— Vous étiez là, sur le coup de deux heures ?
— Non, pourquoi ?
— Je voudrais savoir si l’on a vu un ami à moi à ce moment-là : un grand, costaud, avec un imperméable et un chapeau rond ?
— Il avait une moustache ?
— C’est ça…
— Je vois… J’étais à la brasserie avec des amis, à côté. On buvait une bière. Entre les trains, n’est-ce pas ?
Encore un type qui a besoin de se raconter. C’est ça, le vrai péché originel. Les hommes, faut toujours qu’ils construisent un roman avec leur aimable existence. Ils ont la certitude qu’elle est passionnante. Ils ne comprennent pas qu’ils font tartir tout le monde et que ceux qui les écoutent se préparent tout simplement à raconter la leur.
L’histoire d’un homme, vous parlez d’une chanson de gestes ! Une femme, un chef, un percepteur auxquels on se soumet ! Des gosses qu’on gifle ! Une vérole qu’on soigne ! Des larmes qu’on essuie et puis, pour que tout ça fasse vraiment un roman, des verres de vin, de bière ou de gnole.
Je le laisse se vider. D’accord il est porteur, et du temps qu’il est, il trimbale sa médiocrité. Il me dit les copains, les trains, sa bière, son œil exercé…
Il me dit aussi qu’il a vu mon zèbre descendre du taxi, entrer dans la gare et en ressortir un peu plus tard… Il avait toujours ses valoches en pogne. Une bagnole l’attendait au coin de la rue : une grosse amerlock verdâtre. C’est tout. Mais ça en dit long…
Le porteur me remercie pour le flouze que je lui atrique. A ce train (de marchandises) je vais me ruiner !
Je ressors de la gare sans être bien avancé. J’ai peut-être eu tort de me gonfler la théière tout à l’heure. D’accord je suis chaud, en forme et mes cellules grises distillent de l’électricité d’appellation contrôlée, mais je dois bien avouer que pour la minute l’affaire me glisse un peu des salsifis.
Je suis sur le signe du zéro, ou même dessous.
Les heures s’écoulent et je ne parviens pas à coordonner les morceaux d’éléments.
Avoir parlé de bière m’a donné soif. Je m’installe dans un de ces cafés luisants d’encaustique et confortables qui font le charme de la chère Belgique. Je commande un demi et je rêvasse. J’ai de quoi appuyer ma méditation, non ?
Diamants, fruits confits… Montre, photo… Tout est « truffé » dans cette histoire. Les fruits sont truffés aux diams ; la montre truffée à la photo ; la cage d’ascenseur truffée au cadavre ; la mère Van Boren est truffée par son barbiquet et ma prose est truffée de bons mots ! De quoi dépaver le boulevard Haussmann pour se taper le derrière par terre sans se l’abîmer !
Je compulse mon petit carnuche. Je lis : Georges Ribens, 186, avenue Léopold-Ier.
Si j’allais lui demander l’heure, à ce chérubin ? Après tout il a peut-être propulsé Van Boren dans les profondeurs avec son petit air de ne pas toucher au cadavre ?
De toute façon, je n’ai rien d’autre de prépondérant à faire. Ça, c’est kif-kif la pêche. C’est dans les coins inattendus qu’on réussit les plus bath fritures.
Alors en route ! A moi, Léopold Ier, le king à la barbouze en éventail !
Il pioge dans un immeuble chouïa, le bouillaveur de la petite Van Boren. Un immeuble entièrement neuf qui scintille dans le soleil à cause du granité de ses pierres.
La cerbère me dit que M. Ribens habite le troisième à droite. J’en profite discrètement pour lui demander s’il vit seul et elle répond par l’affirmative.
Je monte. Un monsieur monte !
Nobody ! J’ai beau jouer La Marche turque sur sa sonnette, il ne m’ouvre pas : probable qu’il est au turbin. Au fait, quelle profession pratique-t-il, ce jeune amateur de dame seule ?
Machinalement je tire mon petit Sésame (l’ouvre-boîtes universel) et j’ouvre la porte. Quand je dis machinalement je vous jure que c’est vrai. On fait des trucs, comme ça, sans y penser…
Je pénètre dans un studio moderne, avec grandes baies, stores californiens et tout. Pas de Ribens ! L’appartement est propre, pas mal tenu du tout pour un célibataire. Je commence à fouinasser partout dans le vague espoir de découvrir quelque chose d’intéressant, mais il n’y a rigoureusement rien. L’armoire moderne renferme des costards, du linge, des targettes vernies ou en daim, rien d’autre…
Je poursuis ma perquise avec une bonne volonté et une foi inébranlables mais sans résultat. Les reproductions de tableau de maître (Picasso principalement — c’est ce qui va le mieux avec le chêne cérusé) ne cachent aucun coffre mural. Le matelas repose directement sur un sommier… Rien non plus sur et sous les meubles… Rien dans la potiche moderne. Rien dans les poches des fringues… Rien ! Rien !
Le zéro et l’infini ! C’est moi le zéro et ma déconvenue, c’est l’infini…
Je suis bredouille. Je sais pourtant faire une descente. J’ai le nez assez gros pour renifler rapidos l’insolite et pour découvrir ce qu’il dissimule. Ici, il n’y a rien d’insolite. Et rien n’est dissimulé.
Des raquettes fixées aux murs m’indiquent que Ribens marche sur les traces de M. Chaban-Delmas. Des romans policiers que je feuillette un par un me prouvent que mes éditeurs ont un service de diffusion à la hauteur. Des bouteilles de whisky posées sur une tablette indiquent que Ribens a le gosier en pente. C’est du chouette, donc il a les moyens. Je cramponne un flacon et je m’octroie quelques centilitres de raide.
L’effet produit est instantané. D’un seul coup d’un seul, tout devient radieux, facile, émouvant, bon à vivre.
Je m’allonge sur le divan du zig afin de reprendre mes esprits. Je suis allé un peu fort, quand on boit au goulot, on ne se rend pas compte de la quantité absorbée. Surtout que j’ai une descente dangereuse, faudra qu’un de ces quatre Michelin m’offre un panneau de signalisation.
Je ferme les coquilles et je me laisse bercer par la brise qui a soufflé d’Ecosse (c’était du scotch…). Le flottement dure peu. Je ne suis pas le gars qui se laisse étourdir par un sourire de vamp ou un verre à vin de rye.
Je me remets debout et je tends la main vers une jolie boîte en roseau posée sur le montant du cosy. Elle contient des fruits confits…
J’en puise un prompto et je le croque : pas de diam, ce serait trop beau.
Tout de même la coïncidence est curieuse. Des fruits confits ! Pourquoi s’offre-t-il des chatteries, Ribens ?
J’en prends un autre et je l’étudie : c’est une prune. J’aperçois alors une légère incision sur son flanc. Le sucre la dissimule. Les autres aussi comportent une petite fente. Quand je les ouvre, je devine encore en leur milieu la place d’un noyau. Mais je me doute de quel noyau de prix il s’agissait.
Là, je brûle. Je brûle même tellement que je vais faire roussir mon grimpant.
Ma conscience professionnelle proverbiale me pousse à examiner chacun des fruits (peu nombreux du reste) que contient la boîte. Tous ont servi de réceptacle à un diam.
J’en boulotte plusieurs et je découvre que j’aime ça…
Notez que c’est un peu écœurant, comme tout ce qui est trop sucré. Les femmes aussi vous font cet effet lorsqu’elles vous charment trop longtemps.
Je remets la boîte en place et je m’apprête à mettre les adjas lorsque je perçois comme un frôlement à la lourde.
Voilà mon brave Ribens qui radine. Je m’en réjouis car j’aimerais lui demander l’adresse de son confiseur.
Pour lui colloquer une belle trouille vert pomme je prends mon feu. Sa surprise sera plus complète. Et notez qu’un feu fait plus habillé.
La clé titille la serrure. Puis elle en sort et une autre travaille la clenche.
Je dresse l’oreille. Tiens ! j’ai peut-être bien fait d’attraper mon feu !