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Les locaux de l’Agence France-Presse sont attenant à ceux du Nepakokukiveuh, le grand journal du soir de Tokyo.
Je suis accueilli par une ravissante blonde qui a un regard aussi fripon qu’une édition non expurgée de Gamiani. Je lui demande si elle est française, ce qui est parfaitement superflu, car cette souris ne se fringue pas au Prisunic du coin.
Elle porte (allégrement, divinement, merveilleusement) un petit deux-pièces avec alcôves dont on aimerait découvrir les agrafes.
Elle m’assure que oui, constate que je le suis également et m’affirme que M. Rouit se fera un plaisir de me recevoir, pour peu que je veuille bien communiquer ma carte.
Au lieu de ma carte de visite, je lui brade ma carte professionnelle. La môme louche dessus, sourcille, me virgule un regard à la fois surpris et intéressé et finit par écrire dans l’air embaumé du bureau le nombre 8.888.888.888 avec son valseur en s’éloignant.
Vingt-trois secondes plus tard, Rouit me reçoit (car j’ai préféré laisser le Gravos dans le salon d’attente).
C’est un solide gaillard aux tempes grises. Athlétique, sympa, jovial, il me présente une paluche large comme une feuille de chou en criant :
— Alors, les poulets français envahissent le Japon ?
Nous nous fêlons réciproquement une poignée de cartilages, puis il me désigne un fauteuil et pousse vers moi une boîte de cigares grande comme la malle d’un illusionniste.
— Vous fumez ?
— Quelquefois, mais jamais des cheminées d’usine, assuré-je en souriant.
Il me claque le dos en riant. J’ai l’épaule luxée, mais je m’offre le luxe de retenir mon gémissement.
— On en boit un petit ?
Je réponds « volontiers » en me demandant de quel « petit » il s’agit. Rouit arrache un tableau du mur. En fait, c’est une porte qui dissimule astucieusement un petit bar. Il prend deux grands verres, les emplit aux deux tiers de scotch et m’en tend un.
Je lui annonce alors que je viens de la part du Vieux. Pas surpris, le correspondant. Il me cligne de l’œil.
— Je vous attendais. Le Déplumé m’a adressé un câble. Il paraît que je dois me mettre en quatre pour vous faciliter les choses. Qu’est-ce qui ne gaze pas ?
— Mes cellules grises, rétorqué-je. Depuis deux jours, elles font la grève sur le tas.
— Allez-y, je vous écoute. Tchin tchin !
— Jap jap, réponds-je.
Il rigole de plus belle, me découvrant son clavier universel avec trente-deux touches d’origine. Puis il siffle son verre comme s’il s’agissait d’eau claire et s’en verse un second.
Je me mets à lui narrer l’affaire de A jusqu’à Z. Il m’écoute en poussant des grognements de plantigrade privé de miel. Quand c’est que j’ai fini, comme dirait Béru, il fait claquer ses doigts.
— Montrez-moi cette enveloppe.
— J’obéis.
Il prend le rectangle de faf, l’examine comme l’a examiné tout à l’heure le libraire, puis il fait une grimace et me le rend.
— J’espère que vous n’allez pas vous faire hara-kiri maintenant ? lui dis-je.
Roult secoue la tête.
— Sûrement pas. Je dois d’ailleurs vous dire que je ne comprends pas ce qui est écrit. Il semble effectivement que ce soit du japonais, mais un japonais ancien…
— Ancien ! Mais l’enveloppe est timbrée !
— Le timbre m’est inconnu. Dommage que le tampon n’ait pas marqué entièrement et qu’on ne puisse lire la date, cela nous aurait fourni une indication…
Il me regarde et s’étonne.
— A quoi pensez-vous, cher commissaire ?
Je pense que le gars Helder qui frayait la petite Japonaise bousillée par Fouzy Houtusé est expert en philatélie. Ce timbre mystérieux, sur cette enveloppe plus mystérieuse encore, ne jouerait-il pas un rôle dans cette ténébreuse histoire ?
— Je nage un peu. Cette aventure japonaise est un casse-tête… chinois.
Roult me verse encore du raide dans le biberon.
— Ecoutez, venez donc ce soir chez une douce amie à moi, mistress Takemehali. Elle donne une petite réception intime à laquelle assistera justement le professeur Yamamotokétolabo, un spécialiste des langues anciennes. Vous pourrez lui expliquer votre petite affaire.
Il se fend l’ombrelle et ajoute :
— Même si le professeur ne peut rien pour vous, vous ne perdrez pas votre soirée, car on se marre bien chez Barbara. Son mari était un fonctionnaire à l’ambassade des U.S.A. Il est mort voici deux ans d’un coup de bambou administré un peu trop fort par un étudiant anarchiste. Barbara n’est pas rentrée dans son pays. Elle fait la foiridon ici et je l’assiste dans ce délicat passe-temps.
Je dis banco. Il me donne l’adresse de sa copine et je le laisse à son labeur.
Béru est en plein gringue avec la secrétaire. Cette gosse, vous pouvez la regarder sous tous les angles, elle est photogénique sur toute la longueur du parcours : elle a le regard en amande, le dargif en « X » et les seins en forme de poire. Elle n’a pas besoin de marcher à quatre pattes pour les faire tenir droits, ni de porter des soutiens-gorge en béton.
— C’est fou ce que votre ami parle bien le français, pour un Japonais, me dit-elle.
Derrière elle, le Gros m’adresse un regard significatif et j’écrase. Une fois dehors, il m’explique :
— A cause de ma jaunisse, je dis que je suis du pays, tu comprends. Elle m’a assuré que je ressemblais à l’acteur japonais « C’est-sûr-et-y-a-qu’à-voir ». Drôle de blaze, hein ?
Il parle, parle, émoustillé par ces instants passés en compagnie de la belle secrétaire.
— Je crois pas m’avancer en te disant que j’avais le gros ticket croisière avec elle.
— Tu as raison, t’avance pas trop, tu pourrais tomber dans le gouffre de la déception.
— Oh ! alors, si tu te mets à causer comme les Japs…
Cette fois, au lieu de fréter un taxi, je vais à l’Agence Hertz et je loue une voiture. C’est une magnifique Katchévorno dernier cric. Je prends alors la route de Kawasaki. Nous traversons des quartiers riches, puis des quartiers moins riches, enfin des quartiers pauvres et des quartiers plus pauvres, avant d’arriver aux quartiers extrêmement pauvres. Chose curieuse, même dans les coins les plus déshérités, les Japonais restent propres. » C’est la race la mieux lavée du monde, puisque tout le monde s’y baigne une fois par jour.
Nous arrivons à Kawasaki une heure plus tard et, par miracle, je tombe pile dans la rue de Fouzy Houtusé. Il piogeait dans un quartier assez résidentiel. C’est l’ancien Japon qui nous est brusquement découvert. Des jardins adorables, avec de fausses rivières et des cèdres nains, des maisons de papier, des petits ponts, des allées étroites semées de gravier couleur d’émeraude, vous pigez ? Béru est émerveillé.
— Ah ! si seulement ma grosse verrait ça, soupire-t-il.
Je ralentis et je finis par découvrir la maison de l’hara-kirié de l’avion. C’est une adorable construction qui se dresse au milieu d’un jardin bien entretenu.
Une barrière haute de treize centimètres l’isole de la rue. Nous la sautons à pieds joints et nous nous avançons vers la porte.
Pas de sonnette, mais un gong. Je file un coup de badaboum sur celui-ci. Ça vibre, mais nobody ne répond. J’ai pigé : il va falloir faire appel à mon sésame. Seulement, mes chers et valeureux zamis, cette fois, j’ai affaire à une serrure japonaise : les plus vicelardes. Je comprends vite que ça n’est pas le pêne d’insister.
— Si qu’on enfonçait ?… soupire Béru.
— La porte ?
— Non : le mur. Du papelard, ça doit se crever facile ?
Tout en parlant, il donne un coup d’épaule dans le mur… et se retrouve les quatre fers en l’air. Le papier, par un procédé que j’ignore, est tendu sur des châssis comme une peau de tambour et il vient de renvoyer le Gros à son expéditeur.
— Impossible, dis-je, c’est comme si tu essayais de casser avec les dents une balle en caoutchouc.
— Apprends t’une chose, me rétorque l’Enorme, c’est que le mot impossible n’est pas français ; au Japon moins qu’ailleurs. Ce qu’on peut pas réussir par la force, on le réussit par la ruse.
Un temps, et il ajoute :
— Je te demande pardon…
Et le voilà qui se met… Oserai-je vous le dire ? Non, certaine ravissante lectrice m’ayant reproché la crudité bérurienne, j’hésite. Oh ! et puis si ! Elle me lira tout de même, la charmante lectrice, parce si ça l’a choquée, c’est que ça lui plaît. Les femmes préfèrent la brosse à la peau de chamois.
Eh bien, voilà ! Béru, le cher, l’estimable, le généreux Béru, se souvient qu’il doit une contrepartie à la nature en hommage à tous les liquides qu’elle lui permet de boire. Alors, gentiment, sobrement, consciencieusement, scientifiquement, bannissant toute crainte prostatique, il détrempe un mur avec de la bière filtrée par ses reins[5].
Il a la vessie à l’échelle de son gosier, le brave Béru. L’opération dure un certain temps. Mais il faut voir le résultat. Typhon sur Kawasaki, les gars ! Les chaloupes à la mer ! Les femmes et les enfants d’abord ! Ayant détrempé la cloison, Sa Majesté se rajuste. Fermeture des magasins pour inventaire. En solde le service trois pièces.
— Maintenant, déclare le Bulldozer, on va voir ce qu’on va voir.
Et, en effet, on voit. Il se prend trente-quatre mètres d’élan. Il se place légèrement de profil, l’épaule en avant. Et partez ! Ça galope ! Il fonce contre le mur de papier, celui-ci cède. Cède-toi, le ciel cédera ! Le Gros continue sa marche triomphale à travers la maison. Il parcourt la largeur d’un salon, renversant tout sur son passage. Il crève une autre cloison, maintenant le voilà dans une chambre. Entraîné par son formidable élan, il continue ; une troisième cloison de papezingue demande pardon.
Ça claque comme des étendards dans le vent. Les voisins croient à un tremblement de terre et commencent à réunir leurs valeurs pour se faire la malle. Maintenant Béru est ressorti de l’autre côté de la demeure. Il franchit une pelouse, renverse la balustrade d’un pont en dos d’âne et s’abat dans une petite rivière couverte de fleurs de lotus. Fin de parcours ! Terminus !
J’aide mon pote à se sortir de la vase. C’est malaisé, because en franchissant ces pièces, il a ramassé autour du cou un merveilleux cadre de bois contenant le portrait du général Di-Gol[6].
Son beau costard blanc est maintenant vert. Vert bouteille, pour préciser, ce qui n’est pas incompatible avec le tempérament du Gros. Il crache trois poissons chinois, ôte les pétales de lotus piqués dans ses oreilles et fait péter quelques solides jurons. Néanmoins, la satisfaction d’avoir vaincu compense la perte de son beau complet.
— T’as vu comment je l’ai eue, la cabane, San-A. !
— Une vraie torpille humaine, Gros. Excepté la bombe d’Hiroshima, le Japon n’a rien connu de semblable.
Les brèches ne manquant pas, nous inventorions la demeure de feu Fouzy Houtusé. Elle n’est meublée que de nattes, de tables basses et de coussins.
— C’est un pied-à-terre pour cul-de-jatte, rigole le Ruisselant. Une niche pour teckels.
Excepté deux sortes d’espèces de commodes, nous ne rencontrons aucun placard. Dans les commodes, il y a des kimonos.
Le Gros me demande la permission d’en prendre un pour Berthe, au titre des dommages de guerre. J’accorde. Après tout, Fouzy Houtusé ne s’en servira plus. Nonobstant des fringues et un service à thé, il n’y a rien dans cette crèche.
— On est venu juste pour dire de m’humecter le prose, quoi ! bougonne le Gros.
Mais voici que son visage se crispe et que ses yeux s’agrandissent. Ses lèvres s’écartent comme un couple de limaces en désaccord.
— Qu’est-ce qui te prend, Bonhomme suifeux ?
Pas la peine qu’il me fasse un dessin ou m’achète un rétroviseur. Je sens un truc dur et pointu qui s’enfonce dans mes côtes.
C’est pas la première fois qu’on me cloque le canon d’un pétard entre les endosses. M’est avis qu’on s’est laissé fabriquer, le Gros et moi.
Effectivement, une vilaine bouille des plus inquiétantes surgit derrière son Altesse Vaseuse. On a chacun le sien, quoi ! Comme ça, pas de jaloux. Le mien, je n’ai pas encore l’honneur de le connaître, mais je me dis que si c’est le frère jumeau à Béru, il a tout ce qu’il faut pour faire passer le hoquet aux jeunes filles émotives. Dans mes cauchemars les plus sinistres, jamais rencontré de foie-blanc pareil !
Imaginez un individu plutôt petit, mais aussi large que haut, avec des yeux invisibles sous des paupières de batracien. Sa figure est ronde, lisse, plus jaune que l’or le plus jaune. Il a la bouche en accent circonflexe, le nez totalement écrasé, des pommettes très hautes et très enfoncées. Un vrai désastre. Son papa a dû se faire hara-kiri en découvrant ce machin.
Je suis distrait de mon examen par une main qui s’avance sous mon aisselle et qui se met à palper les poches de mon veston.
Une main effilée, menue, cireuse, atroce. Je me dis que l’occase est inouïe. Je risque tout, mais si les réflexes du quidam démarrent avec seulement un vingtième de seconde de retard, ça peut être payant.
Nous n’avons pas d’arme, ni le Gros ni moi. Déclarer la guerre à ces magots est une entreprise de Titin, comme disait un Marseillais de mes amis. Mais San-Antonio, mesdames, s’il n’est pas sans reproche comme Bayard, est sans peur comme Bayard également. Au moment précis où la main se fourvoie dans la poche intérieure de ma veste, je me mets à tourner comme un toton. C’est fulgurant. J’y vais de toutes mes forces, la tête penchée en bélier, et mon tourmenteur se trouve littéralement plaqué contre moi. Dans le mouvement, l’extrémité de son feu s’est relevée et maintenant l’arme est coincée debout entre nous deux. Je découvre celui qui est aussi brusquement devenu mon vis-à-vis : c’est un jeune Jaune au visage allongé et dont les yeux ressemblent à deux petites cicatrices mal guéries.
Tout cela se déroule en moins de temps qu’il n’en faut à un pyromane pour foutre le feu à une bonbonne d’éther. Je rejette ma tronche en arrière, je ferme les yeux et j’assène un coup de bol fantastique sur la coquille du copain. Je vois une tripotée de chandelles que je n’ai pas le temps de dénombrer.
Mais, comme soporifique, je vous le recommande. Mon agresseur est absolument groggy. Il pantelle dans mes bras et je n’ai qu’à m’écarter pour le laisser choir. Mais je lui rafle son arquebuse avant qu’il ait pris son billet de parterre.
Maintenant, faudrait peut-être voir ce qu’il advient du très honorable Bérurier.
Eh bien, mon Dieu, de son côté, l’enfant ne se présente pas trop mal, je dois le dire. Gagné par mon exemple, il s’est mis à jouer « Fort Alamo » de son côté. Au moment où je me retourne, il finit son gorille à coups de semelle. (Vous ai-je dit que j’ai remplacé ses pantoufles par des souliers ?)
Il suffoque sous l’effort, mon Béru chéri.
— Ah ! la tante ! rouscaille-t-il en essuyant sa belle sueur prolétarienne. Quand c’est qu’il t’a vu chahuter son pote, il a voulu t’envoyer le potage. Alors je lui ai balancé un coup de pied retourné dans les joyeuses commères. On dit : les Japonais, les Japonais ! Mais y sont comme les copains : quand tu leur files des gnons dans la salle des fêtes, ils sont prêts à demander leur changement.
Maintenant, nous voici avec deux pétards de fort calibre et deux malfrats évanouis. Que faire ? Prévenir la police ? A quoi bon ? Ça pourrait créer des incidents diplomatiques. Il vaux mieux faire sa petite cuistance soi-même. Je fouille les deux hommes. Ils ont des papiers dans leurs porte-cartes, certains sont écrits en japonais, d’autres en nippon, c’est vous dire que je n’y pige rien. Mais voici que je déniche une carte sur zinc écrite en jap et en anglais. Au travers de cette carte s’étale un mot, qui, comme le mot « hôtel », est presque le même dans tous les pays : « Police ». Je reste un peu abasourdi sur le pourtoir.
— Tu as vu, Gros ? dis-je à mon faire-valoir.
Il mate les cartes.
— Pas possible ! Ça seraient des collègues ?
— Ce sont des collègues ! Les voisins ont dû prévenir les poulets quand ils t’ont vu casser la cabane.
— Faut qu’on se fasse connaître et qu’on s’escuse, décide Bérurier.
— Je crois qu’il vaudrait mieux les mettre en vitesse pendant qu’ils vadrouillent dans le sirop. Sinon, on risque d’avoir des paquets d’ennuis, mon grand garçon.
— T’as peut-être raison. Au réveil, ils vont être plutôt mauvais.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous cavalons jusqu’à notre bagnole. Une voiture noire de la police est stoppée juste derrière. Il y a un type au volant ; il lit un journal, mais il l’abaisse en nous entendant venir. Je vais droit à lui. C’est un petit homme en uniforme, au regard mauvais. Il me pose une question à laquelle je suis — et pour cause — bien incapable de répondre. D’un geste sec j’ouvre la portière. Il porte la main à son ceinturon, mais la rapidité de San-Antonio est proverbiale, on en parlait récemment dans les journaux, à la page des sports.
Je fais une clé… japonaise précisément, au petit homme, manière de lui paralyser le bras. Béru, qui m’a suivi, lui offre en dégustation exprès sa pêche Melba pour réveillon de luxe et le chauffeur se paie un gros dodo à notre santé. Avant de regagner notre brouette, je dégonfle les roues de la voiture de police. Maintenant il nous faut rallier Tokyo en vitesse. Avec une histoire pareille sur les bras, nous allons avoir les pires ennuis. C’est bien notre veine : se coller les matuches japs sur le râble alors que nous nageons déjà dans le cirage.
Si, ce qui est probable, nos victimes ont noté le numéro de la chignole, ils n’auront pas de mal à remonter jusqu’à nous…
C’est l’objection que me fait Bérurier en cours de route.
— Il y a peut-être un moyen de s’en tirer, dis-je.
— Je serais curieux de le connaître, fait le Mahousse.
— Nous allons déposer une plainte pour vol de la voiture.
— Et alors ?
— Dans cette déposition, notre qualité de flics sera mentionnée. Ainsi, la police d’ici n’aura peut-être pas l’idée de nous interviewer ?
Il admet qu’effectivement c’est la seule solution.
De retour à Tokyo, nous abandonnons discrètement l’auto dans un quartier populeux et nous frétons un taxi pour rejoindre notre hôtel. Au passage, nous allons chez Hertz signaler le vol du véhicule. Ce système est peut-être un peu boiteux, mais franchement je ne vois pas ce qu’on pourrait faire d’autre dans la conjoncture présente.
Une fois dans ma chambre, je décroche le biniou et je demande Roult à l’Agence France-Presse.
— Du neuf ? demande-t-il, intéressé.
— Non, mais un coup fourré que je vous raconterai par le menu. Dites, cher ami, si par hasard nous avions besoin d’un alibi, il est bien entendu que nous avons quitté votre bureau voici à peine un quart d’heure, n’est-ce pas ?
— Ben voyons. C’est ce que ma secrétaire était en train de me faire observer, ricane-t-il. Vous pensez au petit raout de ce soir ?
— Je ne pense qu’à ça.
Je raccroche. Tout de même je ne suis pas très content de l’incident. M’est avis qu’il vaudrait mieux affranchir le Vieux pour le cas où ça se gâterait ici. Je ne tiens pas à visiter en client les prisons japonaises. Je me paie donc une nouvelle communication. Comme le matin, j’ai le cher boss au bout du fil après une petite heure d’attente. En termes pudiquement voilés (mais il a l’intelligence à fleur de peau), je lui raconte le coup du hara-kiri puis notre expédition à Kawasaki et ses conséquences. Il me dit qu’il va se mettre illico en communication avec notre ambassade, afin qu’une intervention efficace et rapide puisse être effectuée le cas échéant.
Toujours aucune nouvelle de l’Agence Pinaudère. On se sépare. Jamais je n’ai autant communiqué avec le Tondu que depuis que je me trouve à l’autre bout du monde ! Ma note de frais va être aussi salée qu’un baril de morue.
A l’instant où je raccroche, le Gros fait son entrée dans un calbar à fleurettes.
— J’ai donné mon costard à nettoyer et à repasser, dit-il. Avoue que c’est pas de bol ! Pour mon premier complet de flanelle blanche… Enfin, j’espère que je l’aurai en fin de journée pour aller à la soirée de la bonne femme amerlock !
Je cimente son enthousiasme.
— Il vaut mieux que tu ne viennes pas, Gros.
— Biscotte ?
— Parce qu’avec ta jaunisse, t’es pas présentable, faut comprendre !
Il se renfrogne.
— Ecoute, San-A. T’es en train de me chambrer. Il y a des millions de gnaces qui sont de la même couleur que moi ici !
— Oui, mais eux, c’est naturel. Non, crois-moi, il vaut mieux que tu te reposes… D’ailleurs, ton bain forcé de tout à l’heure, avec ce que tu as…
Il retourne dans sa chambre sans répondre et claque la porte violemment.
Avouez que je m’en suis bien tiré ! J’ai réussi à ne pas dire qu’il pissait.
Célèbre général japonais au style percutant. Auteur entre autres œuvres de Au tranchant du samouraï et d’une biographie complète d’Otto Déterminazion.