173208.fb2 Fleur de nave vinaigrette - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 8

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CHAPITRE VII

La journée s’achève sans incident. Vers huit plombes, votre mignon San-A., baigné, rasé, amidonné, calamistré, parfumé, quitte sa piaule. Il toque à celle de Béru. Mais Béru est absent. Béru boude et s’est emmené promener sans piper mot.

Je descends dans le hall de l’hôtel et je demande au portier de bien vouloir m’appeler un taxi. Je me sens d’une humeur de dogue. C’est moche de ne pas être dans son élément et de se trimbaler dans un pays qu’on ignore sans au juste savoir ce qu’on y cherche. Une fois de plus je maudis cette fâcheuse impulsion qui m’a fait prendre l’avion de Tokyo. J’aurais mieux fait de rester à Paris pour chercher Hector et Pinaud. Peut-être sont-ils cannés à l’heure actuelle ? Et le San-A., pendant ce temps, il estourbit des flics nippons en les prenant pour des truands ! Il brandit une enveloppe que personne ne peut déchiffrer. Il regarde des bonshommes se faire hara-kiri… Il…

— Votre taxi est là, monsieur.

Je me dirige vers la sortie. Au moment où je m’engage dans la porte-tambour, un gros Japonais en costume national la tient bloquée. Je vais pour rouscailler lorsque je reconnais Béru. Un peu beau, le mec ! Il a un kimono de soie noire (celui qu’il eut la présence d’esprit d’emporter de chez Fouzy Houtusé) dans le dos duquel un dragon vert crache le feu. Il me fait une grimace. Enervé, je balance un coup d’épaule dans la porte qui pivote. Béru se met à hurler because sa brioche a été coincée entre les pales de la lourde et le tambour. Il se dégage d’une secousse et me rejoint dans la rue.

— J’suis t’y pas sensas, dans cette tenue, San-A. ?

Je ne peux m’empêcher de sourire.

— On dirait un vieux moine bouddhiste. En quel honneur t’es-tu loqué ainsi ?

— Pour la soirée.

— Quelle soirée ?

— Chez l’Américaine. Comme ça, je suis officiellement un vieux Japonais de tes amis.

— Mais !

Il se plante devant la portière de mon taxi.

— Ecoute bien ce que je vais te causer, San-A. Avec moi y a pas deux poids deux mesures. Tu m’as charrié dans ce patelin sans que je demande. Y a pas de raison pour que t’aille faire le mirliflore et que moi je me fasse tartir ici. Vu ?

Dans le fond, il a raison, le pauvre Gros.

— Tu ne peux pas passer pour Jap, tu ne parles pas la langue !

— Et alors ? Puisque je cause français !

— Oui, mais il y aura des Japonais à cette soirée. S’ils t’adressent la parole en nippon, tu auras bonne mine !

— Eh bien, je dirai que je suis chinois, c’est pas marle ! Allez, en route !

Que faire devant cette obstination ? Je cède et nous partons.

Mrs. Takemehall habite un ravissant appartement dans un immeuble moderne. Nous sommes accueillis par un serveur en veste blanche qui nous drive jusqu’à l’immense salon où la maîtresse de maison se vautre sur un divan pour manœuvres militaires en compagnie de trois autres bonshommes. Car, je l’apprends un peu plus tard, Mrs. Takemehall n’invite jamais les femmes. Elle est misogyne et entend rayonner sur une cour de soupirants de tous âges et de toutes qualités. C’est une grande femme d’une quarantaine d’années, rousse, avec des yeux ardents, des lèvres épaisses, un rire qui fend les cristaux, des gestes brusques et des réactions inattendues. Point n’est besoin de la faire psychanalyser par le professeur Lagamberge, de l’Université de Matière Grise de Trépan, pour comprendre que cette veuve joyeuse est complètement dingue et qu’elle picole autant qu’un régiment polak.

Roult est là, beurré, car il a dû se distiller deux boutanches de scotch en guise d’apéritif.

— Tiens ! La Rousse ! hurle-t-il. Dearlingue, je te présente le commissaire San-Antonio ! Un des cracks de la police française…

« Voilà Barba, San-A. La plus grande salope des Etats-Unis et de sa banlieue. Tu peux l’embrasser, elle aime ça ! »

Prise de contact assez percutante, comme vous pouvez en juger, mes toutes chéries. Je roule donc la galoche parisienne à Barbara, laquelle semble aimer ça et, pour me le faire comprendre, noue ses bras autour de ma nuque et glisse une de ses jambes entre les miennes.

Roult se claque les cuisses.

— Tu t’attendais pas à un phénomène pareil ! hein ! tonitrue-t-il en se claquant les cuisses.

Le voilà qui me tutoie. Ce zig, j’ai l’impression de l’avoir toujours connu.

— Ordinairement, je passe en attraction et non en lever de rideau, fais-je.

Là-dessus, on revient aux convenances et on exécute le numéro des présentations. On me désigne le professeur Yamamotokétolabo, un vieillard plissé comme un parchemin ancien, et qui s’étonne sans s’étonner de cette étonnante ambiance de biture et de foiridon. Puis on me présente un vieil Amerlock à la trogne cabossée comme une voiture de stock-car.

— Le père Hiljohn ! annonce Roult. Un vieux croquant qui a fait fortune à Tokyo en vendant des bombes atomiques breloques.

« Et puis voici Tay-Donk-Pédhé, un brillant comédien thaïlandais qui fait une belle carrière au Japon dans des rôles de Philippins. »

Je presse des dextres.

— Dear Barbara, fais-je, je me suis permis d’amener un grand ami à moi, Bé-Rhû-Rié, qui mourrait d’envie de vous connaître.

L’assistance éclate de rire. Le Gros se renfrogne et j’interroge Roult du regard.

— Je m’excuse, San-A., fait-il, mais en japonais, Bé-Rhû-Rié signifie : Fleur de Nave vinaigrette !

Le Gros est le premier à s’esclaffer.

— Avouez que ça tombe bien, non ? Mon pote devait avoir des ancêtres japs, sûrement !

Le whisky se met à couler à flots, faut être un champion de Cayatte (comme dit Béru qui a beaucoup aimé le Massage du Rein) et avoir descendu les chutes du Nid à Garat pour tenir le choc. Tout le monde se met à biberonner en massant plus ou moins ouvertement le valseur de Barbara.

A un certain moment, le professeur jap se met à regarder Béru attentivement. L’acuité de son regard trouble le Gravos.

— Qu’est-ce qu’il a, le père barbichette, à me détroncher commak ? s’inquiète mon camarade.

— J’étudie sa morphologie, assure Yamamotokétolabo.

Et il continue à dégoiser en japonais, sur le mode interrogateur.

— Quoi ? grogne mon pote, mal à l’aise.

— Vous ne parlez donc pas japonais ?

— Il suis chinois !

Sans se troubler, le vieillard se met à dégoiser en chinois. L’incompréhension du Grassouillet ne fait que s’accroître.

— Vous ne parlez pas chinois non plus ?

— C’est-à-dire…

Mais les savants, c’est comme les collégiens ! Lorsqu’ils ont flairé un con quelque part, faut qu’ils en fassent le siège, si j’ose dire[7].

— Seigneur Bé-Rhû-Rié, parlez votre dialecte d’origine et je me fais fort de trouver votre lieu de naissance.

Le Gros me regarde, éperdu, se recueille et déclame :

— Kécequim’ faitar tircekon-là !

Yamamotokétolabo fronce ses minces sourcils. Il entre en transe et se met à pousser des petits « Hoïe ! Hoïe ! », comme s’il prenait son fade. A la fin, il secoue la tête.

— Moi qui me flatte de connaître tous les dialectes de l’Asie, j’ignore cette langue.

— Riendéto nantavec labouilleque ta ! affirme Béru.

— D’où êtes-vous donc ? gémit le vieillard.

— Ne laisse pas chercher le professeur, voyons, protesté-je.

Et je me grouille d’affirmer :

— Il est natif de la Mongolie.

— Mais je connais le parler mongol.

— Oui, mais de la Mongolie extérieure !

— Je le connais aussi !

Béru s’emporte. Et ce d’une voix d’autant plus tonitruante qu’il en est à son dix-huitième scotch.

— Moi, je suis de la vraie Mongolie estérieure ; tout à fait, tout à fait à l’estérieur qu’elle est, ma… heug… Mongolie ! Maintenant, faudrait un peu écraser sur le sujet, pépère, biscotte tu commences à me cavaler sur les glandes endoctrines !

On se marre bien. Un repas nous est servi. Le larbin nous apporte à chacun un plateau chargé de victuailles. Et c’est le galimafrage général. La môme Barbara est la plus grande pétroleuse des deux hémisphères et de leurs environs immédiats. Elle se cloque des pâtés impériaux dans le décolleté et nous oblige à les consommer sur place. J’ai jamais becté à un râtelier pareil. Je commence à me dire que je ne vais pas pouvoir vous raconter la suite, mes pauvres chéries. Cette nana, c’est pas les pompelards de la caserne Champerret qui pourraient l’éteindre.

C’est fête au village pour le Mongol extérieur. Ce n’est pas un Mongol fier[8]. Il a la paluche vagabonde, le Gros. L’Américaine pousse des petits cris énamourés. Elle est tombée sur un gastronome de première… bourre ! Déjà que Béru aime la bouffe, alors vous pensez : croquer dans le corsage d’une dame, c’est l’apothéose. Il en oublie les recettes de Raymond Oliver. D’ailleurs ce serait rigolo, une leçon pareille à la télé. Vous l’imaginez, le Raymond, en train de faire une démonstration avec Catherine de mes dix mettraient en branle (les pères de famille nombreuses, les mères maquerelles ombrageuses, les papas gâteaux, les grands-pères gâteux, les pères blancs, les pères noirs, les terres noires, les mères Michel, les Canadiens, les Portugais, les Portugaises et les marraines, les titrés, les sous-titrés, les épices-copeaux, les bien-pensants, les malveillants, les mécontents, les adjudants, les fermez-le-ban, les prudents, les suppléants, les subjonctifprésents, les assermentés, les fermentés, les montés-en-graine, les polyvalents, les édifiés, les édifiants, les édifiantes, les fientes, et puis les autres aussi ! Beaucoup d’autres !)

A la fin du repas, tout le monde est sénégalais, sauf bibi qui a freiné sur le flacon de rye. Le chanteur thaïlandais pousse la fameuse berceuse philippine (de cheval) « Kikavumonkontrut » : le père Hiljohn ronfle sous le canapé après s’être déchaussé afin de permettre à ses durillons de se développer, le professeur Yamamotokétolabo arrache les poils de sa barbe et les tresse avec agilité, Barbara déguste les muqueuses de Béru et l’ami Roult contemple la scène avec un louche intérêt. Je me dis que si le Vioque nous voyait, il en aurait les crins qui repousseraient. De la basse orgie, les gars ! J’ai vaguement honte. Je ne me figurais pas la soirée commak. Soudain, le Gros abandonne les labiales de Barbara.

Il est grave. Ses sourcils touffus forment une ligne absolument horizontale au-dessus de ses yeux.

— Je voudrais téléphoner, fait-il doctement.

Mrs. Takemehall lui désigne le salon voisin.

— Allez-y, my dear.

En l’absence du Gravos qui paraît avoir fait sa conquête, elle se rabat sur moi.

— Votre ami est merveilleux ! me dit-elle.

Comme quoi ce voyage au pays du soleil levant n’aura pas été inutile. L’absence de Béru se prolonge. Un quart d’heure, puis une demi-heure s’écoulent. Comme il ne revient pas, je pousse Barbara dans les bras disponibles de Roult et je pars aux informations.

Le Gros est assis à califourchon sur un pouf. Son pif rougeoie comme celui d’un Popoff enrhumé.

— Mais saperlipopette, dis-je en français du dix-neuvième, à qui donc téléphones-tu ? Tu ne connais personne ici !

— Ici, non. J’appelle Berthe. Elle est pas chez nous, j’ai appelé chez Alfred, elle y était pas non plus. Alfred me dit qu’à Pantruche il fait un temps de chien. Maintenant j’appelle chez mon beauf, à Nanterre.

Il est brusquement sollicité par le téléphone et se met à meugler.

— Allô ! Ninette ? C’est Benoît-Alexandre ! Bonjour… Comment ? De Tokyo ! (plus fort il reprend :) De Tokyo (et il épelle :) T.O.Q.U.I.O. Mais non, c’est pas dans l’Ardèche ! C’est au Japon. Oui : le Japon. Vous voyez Madagascar ? Eh bien, à gauche… Berthe est là ? Bon, passe-moi-la…

Un temps. Il se retourne vers moi et éructe :

— Elle y est. On va voir ce qu’on va voir.

(Au téléphone :)

— C’est toi, Berthe ?

Des éclats de voix crépitent. Le Gros éloigne l’écouteur de sa trompe d’Eustache et se cure le tympan du bout de l’ongle.

— Ecrase un peu, tu veux ? fait-il. Si t’es pas contente, c’est le même tarif ! Je t’appelle justement pour te dire… Hein ?… De Tokyo ! Je dis : de Tokyo ! Mais non, c’est pas dans les Ardennes ! C’est au Japon ! Tu sais où qu’il est le Japon ? Bon !

« Qu’est-ce que tu débloques, Grosse ? »

Il m’adresse une mimique très outrageante pour Berthe.

— Pour venir au Japon ? Je suis passé par la porte d’Italie, et d’une… Ensuite j’ai pris l’avion avec San-A. Laisse-moi causer, tu veux ! Je t’appelle pour t’annoncer que tout est fini entre nous, Berthe. Tu peux induire une insistance en divorce si tu voudras : je ne rentrerai plus à la cabane ! Ici, j’ai trouvé la femme de ma vie, ma pauv’ vieille ! (Il pleure.) Nature, ça me fait de la peine… Mais quoi, faut bien changer les draps de temps en temps, non ?

(Mitraillade verbale de la Gravosse qui fulmine.)

« C’est pas de gueuler qui changera ma décision, ma petite Berthe. C’est la vie, faut t’y faire. Toi aussi, tu retrouveras l’âme sœur !.. Hein ? Qui que j’aime ? Une Américaine que je voudrais que tu la vois ! Rousse naturelle ! Des châsses qu’on peut pas croire qu’ils soient faits juste pour voir ; et puis un corps de déesse ! Et elle embrasse que c’en est pas croyable ! Que tu verras ça au cinéma que tu… »

(Déclic.)

Le Mahousse me regarde.

— Elle a raccroché, balbutie-t-il.

— Je dois convenir qu’à sa place j’en aurais fait autant !

— Biscotte ?

— Son honneur de femme, mon vieux. Et puis il me semble que tu prends tes décisions d’une manière un peu hâtive…

Mais essayer de chapitrer le Gros quand il est naze équivaut à vouloir déblayer le mont Blanc avec une pelle à gâteau.

Nous revenons dans le livinge et — ô misère ! — nous découvrons un spectacle qui laisse Béru baba.

Notre pote Roult est en train de se payer du bon temps avec Mrs. Takemehall. Il lui joue la Chevauchée Fantastique tandis que le ténor tenace tonitrue et que le prof continue de s’épiler, en suivant l’exemple de la Petite Amélie.

— C’est pas possible ! balbutie le Gros. Déjà cornard, t’avoueras que c’est une fatalité. J’ suis marqué par le destin.

Il retourne à l’appareil et demande l’étranger. Lorsqu’il a le service Europe, il murmure sombrement :

— Repassez-moi Défense 69–69, lamente-t-il.

La noye, ça va vite. Dix minutes plus tard, il a de nouveau sa Berthe !

— Allô ! Berthe ? Hé ! Raccroche pas, ma poule ! Ecoute… T’as bien pigé que c’était z’une blague ? Au Japon c’est le premier avril aujourd’hui ! Oui, c’t’ un pays qu’est en avance. Le pays du soleil levant, qu’on l’appelle, alors, on a voulu charrier.

« Parole ! Tu me connais, Berthy, tu sais bien que j’ai qu’un n’amour z’au monde ! Le jour où que je te tromperai est pas encore prévu dans une calendre de grec. Tiens, je te passe mon commissaire qui veut te causer… »

Il me tend le combiné d’un air suppliant.

— Ecoutez, Berthe, je murmure, on avait fait un pari avec des policiers japonais qui nous ont invités…

La Grosse est en plein délire. Je l’entends écumer à l’autre bout du monde. Elle me dit que nous sommes des voyous, qu’on n’a pas le droit de jouer avec le cœur d’une honnête femme, que ça ne nous portera pas bonheur et que, en tout état de cause, lorsque le Gros rentrera, il aura droit à une dérouillée maison.

— Eh bien, je suis ravi de voir que vous comprenez la plaisanterie, fais-je avant de raccrocher. Je lui dirai ; merci, douce Berthe.

« Quelle brave Berthe ! ajouté-je en posant le combinourche sur sa fée. Elle m’a dit de te dire qu’elle te pardonnait et que le jour de ton retour elle mettrait les petits plats dans les grands. »

Je redécroche et je demande à la postière préposée aux communications internationales de me donner une idée de l’I.D. Pure curiosité, car je ne me permettrais pas d’humilier notre accueillante hôtesse en lui proposant le remboursement des communications. La demoiselle des Pé-Thé-Thé m’annonce la couleur, je convertis en francs et je pousse un petit sifflement.

— Chérot ? s’inquiète le Gros.

— Il y en a pour un million quatre-vingt-cinq mille anciens francs, fais-je. Voilà une soirée qui revient cher à Mrs. Takemehall.

— Tant mieux, grogne le Gros. Si qu’on se barrait maintenant ?

— Attends, il faut que je montre l’enveloppe au vieux prof.

— Pourquoi tu ne la lui as pas fait lire plus tôt ?

— Une idée à moi : je préférais qu’il soit chlass.

Retour définitif au livinge où les choses ont pris un aspect plus décent.

Barbara décrète qu’il n’est plus temps de boire du scotch et que l’heure du champagne a sonné.

— Oyahi ! Oyahi ! clame le professeur qui est maintenant aussi imberbe que Minou Drouet.

Il me saisit par un bras familièrement.

— C’est beau, la France ! me dit-il.

Il ferme les yeux et déclame :

— Grafiti locdu oshioti, comme le dit un proverbe de chez nous. N’est-ce pas saisissant, mon cher ?

— Epoustouflant, affirmé-je. Ça vous cloue littéralement. Mais à propos de proverbes de chez vous, dear prof, que pensez-vous de cela ?

Et le gars San-A. ouvre son larfouillet, y prend l’enveloppe qu’il tend à Yamamotokétolabo.

— Ah ! c’est ton truc machin chose de ce matin, bredouille Roult. Figurez-vous, prof, que…

Il n’achève pas. En regardant l’enveloppe, le savant est devenu vert, ce qui est assez rare de la part d’un Japonais, cette mutation n’étant fréquente que chez les Chinois. Il l’a lâchée comme le libraire la lâcha le matin, et il crie par trois fois un mot qui ressemble au cri que pousserait une otarie venant de se faire coincer la queue dans la portière d’une voiture.

Nous sommes pétris de stupeur. Le ténor ténu se tait. Le père Hiljohn ouvre un vasistas et Barbara retire la main de Roult de son arrière-boutique.

— Vous voyez, je chuchote, ça recommence.

Je me penche pour ramasser l’enveloppe, mais, au moment où je vais la saisir, Yamamotokétolabo saisit un flambeau d’argent et m’en assène un coup terrible sur la main en répétant son cri.

C’est à mon tour de prendre le relais. Ce vieux derrière parcheminé a dû me casser une demi-douzaine de doigts à la main droite. Il relève son flambeau et va pour m’en filer un coup sur la noix. C’est mon pote Béru qui m’évite un fêlage de coquille en jetant prestement sa coupe de champ’ à la frime craquelée du vieux ouistiti. Le père Lajaunisse jette le flambeau. Il court droit à la fenêtre ouverte et pique une tête dans la rue avant que nous ayons remué une seule cellule grise pour décider de l’en empêcher. Barbara se mord la main. Le père Hiljohn qui a remonté ses deux stores demande d’une voix enjouée :

— Aôô, Barbara, my dear ! A quel étage sommes-nous, I don’t remember ?

— Au sixième, murmure Roult.

— O.K., thank you, soupire Hiljohn en se rendormant. Poor old beans !

Tout en massant ma main endolorie, je m’approche de la fenêtre.

En bas, tout en bas dans la street, des badauds font cercle autour d’une forme disloquée. Des visages se lèvent…

— Les bignolons vont radiner, fait le Gros. T’es pas d’avis qu’on devrait demander la permission de se retirer, San-A. ?

C’est bien dit à lui, j’approuve sa méfiance. Il est expérimenté, il sait que la prudence est mère de la sûreté, et de la P.J. à l’occasion.

Je chope Roult à part.

— Navré, vieux. Mais je ne tiens pas à ce que les confrères nippons nous emmaverdavent. Essayez d’arranger ça.

— Faites-moi confiance. Prenez la sortie de service.

Il va ramasser l’enveloppe.

L’incident a dessoûlé tout le monde. On est un peu pâteux et nos tronches vibrent.

— Vous devriez me la confier, dit-il, en brandissant l’enveloppe. Ça ressemble à de la dynamite, ce truc-là ! Je vais contacter des savants français ; peut-être que…

— O.K. Mais prenez-en soin. On se téléphone domani, vu ?

— Vu !

Le Gravos a déjà relevé le pan de son kimono et il voltige vers la sortie comme l’étoile d’un ballet.

Nous dévalons l’escadrin de service quatre à quatre et nous débarquons dans la rue à l’instant précis où s’amène une voiture bourrée de flics.

Il n’était que temps.

Histoire de profiter de la douceur du soir, et histoire surtout de nous rafraîchir la mansarde, nous rentrons à pied à l’hôtel.

— C’est vraiment pas croyable ! fait Bé Rhû Rié. Jamais, dans toute ma putain de vie de poulet, j’ai rencontré une affaire pareille, Jamais ! Jamais ! Jamais !

Il voûte ses épaules accablées et va, dans les rues populeuses, pareil à un énorme paquet de thermogène avec son dragon vert qui crache des flammes dans son dos.


  1. Et j’ose.

  2. C’est très mauvais, mais je m’inflige le bas calembour pour m’obliger à demeurer modeste. C’est une bonne discipline.