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Dans les hôpitaux, le service de nettoyage entre en action à cinq plombes du matin. Sitôt que la grosse aiguille des pendules électriques vient se poser sur le 12, tu vois surgir une horde de travailleurs émigrés armés d'aspirateurs mastodontes, de balais pour pattemouilles géantes, de seaux, de bonbonnes de lessive, et ce monde courageux se met au charbon dans les couloirs et dans les chambres. Silencieux, actif ; aspirant, frottant, rinçant avec frénésie.
Chez nous, à la Grande Taule, cette opération a lieu un peu plus tard, sur les couilles de six plombes. Le corps de balais est moins nombreux et déferle avec une fougue plus mesurée. Faut dire aussi que nos locaux n'ont pas l'éclat d'un hosto neuf. C'est brique et broque, avec des zones vétustes : lambris et vieux parquets ! Et d'autres vachetement clean, où l'acier et le formica sont rois, sans parler des sols en résine de jus de paf ou je ne sais plus quoi.
Quand il m'arrive d'être sur place au moment où les Chevaliers Ajax ammoniaqué font leur entrée, je suis frappé chaque fois par une exquise créature de rêve qui me flanque des extra-systoles. Il s'agit d'une jeune Vietnamienne au corps de petite fille, avec une poitrine à peine plus bombée qu'une paire de lunettes de soleil. Un visage d'ange jaune, d'une pureté saisissante. Tu captes juste assez de son regard pour y faire naviguer tes fantasmes. Chaque fois, je m'arrête afin d'admirer ses gestes prestes, sa grâce. Je voudrais lui parler, mais moi le vieux traîneur de couilles, moi la grande gueule camelotienne, je reste coi, impressionné. J'admire en silence cette femme-enfant si délicate. Des élans me bichent. C'est pas l'envie de la fourrer qui me chahute la nervouze. Je n'ai aucun instinct salingue à son endroit, je jure. Simplement, j'aimerais pouvoir la serrer dans mes bras, Fleur-de-Rêve, lui chuchoter des passions capiteuses. Mordiller sa fine oreille translucide comme une aile de papillon. La crise, quoi ! L'homme, il se trimbale toujours des évaseries de ce genre. Faut qu'il cristallise ses envies inavouées. Entre le chien et loup de ses endormements, il a besoin d'un coin en friche où s'ébattre. T'as déjà vu des chiens qu'on sort pour pisser se rouler sur les pelouses ? Ils trémoussent, battent l'air de leurs quatre pattes, kif un bébé sur la table où on le lange. On est terriblement chien et bébé, nous autres, les mecs. On a des songeries plus ou moins turpides et des instincts qui nous arrivent de la nuit des temps.
Or, donc, en ce matin où jeté hors de mon lit par un appel quasi nocturne du Vieux je me pointe à la Grande Volière, le service de nettoiement est à l'œuvre. Ce qui domine, c'est le Maghrébin, et puis le Noir, ensuite le Portugais à poil ras (chef d'équipe) et y a aussi quelques Annamites ; mais eux, j'ai remarqué, ils ne séjournent jamais longtemps dans ce job ingrat. Ce sont des arrivants qui prennent n'importe quoi, descendus de leur botte pipole, mais qui, très vite, ayant appris cent mots de français, passent à des tâches plus rémunératrices et délicates.
En grimpant à mon burlingue, je cherche « ma » mignonne Asiatique du regard : en vain. Elle a dû déjà se reconvertir. S'engager comme femme de service dans un hosto ou serveuse dans un restau viet.
Bon, dommage. C'était ma prime pour m'être levé aux zobes (je veux dire aux aubes, pardon).
Croisant sur mon palier le brigadier Moulakiche (c'est lui qui a remplacé le brigadier Poilala, le pauvre Corsico tué dans un attentat à la Grande Taule), je lui demande si le Vieux est arrivé. Il me dit qu'il vient d'apercevoir, depuis la fenêtre, sa tire qui se rangeait dans la cour.
Bon, je vais attendre chez moi que le Dabe me carillonne.
J'ouvre la lourde de mon burlingue et, où merveille ! j'aperçois ma tendre petite déesse jaune, à croupetons sur le boule-gomme avec une serpillière, à jouer les Cosette, époque Thénardier.
Elle lève la tête à mon entrée, m'adresse un frugal sourire, puis continue sa tâche.
Mézigue, de relourder lentement et de rester adossé au chambranle. L'exquis petit cul mignon, pommé juste à point, se déplace sur le parquet. Qu'une sorte de vaste pitié m'empare. Pourquoi des êtres doivent-ils astiquer ce que nous souillons ? Ah ! tu sais que moi, je suis de plus en plus traumatisé par les prestations ancillaires. Tu trouveras jamais plus déférent que ma gueule vis-à-vis des larbins, serveurs, bonnes « à tout faire » (quel qualificatif !). Bien que les « bons usages » le proscrivent, je dis toujours merci au loufiat qui me sert à boire ou qui change mon couvert ; et si on se trouve en même temps à la lourde, notre soubrette et moi, je la laisse passer kif ce serait la comtesse de Ségur.
Les domestiques, ça n'existe pas. Ou alors, un domestique, pour moi, c'est le gars qui sollicite une décoration, une promotion honorifique, tout ça.
— Comment vous appelez-vous, mademoiselle ? risqué-je.
Un moment s'écoule. Elle n' pas répondu.
J'insiste :
— Vous ne voulez pas me le dire ?
Alors elle se retourne, surprise.
— C'est à moi que vous parlez ? gazouille-t-elle.
O l'humble créature qui ne se croyait pas digne de mon verbe ! Mais tu l'es même de ma bite, mon oiseau des îles !
— Je vous demandais votre nom.
— Marie-Jeanne.
Et moi qui croyais qu'elle se nommait « Fleur-de-Lotus-irisée-par-le-soleil-couchant » ou un machin de ce tonneau.
— Vous êtes vietnamienne ?
— Non, française. Mais mon père a épousé une Cambodgienne…
Je n'ose lui demander comment il se fait qu'elle se consacre à une tâche aussi subalternement modeste. Sa maman a vraiment accompli le plus gros du boulot car rien d'occidental ne transparaît chez cet être délicat comme un rameau d'églantier.
— Quel âge avez-vous ?
— Dix-neuf ans.
— Ça vous dirait de déjeuner avec moi ?
— Je ne peux pas, car je serai à Nanterre pendant midi.
— Vous habitez là-bas ?
— Non, je vais à la fac de lettres.
Mon ahurissement se développe comme un sexe de routier dans un cinéma classé « X ».
— Et vous travaillez le matin ?
— Pour pouvoir continuer mes études. Ma mère est morte, mon père m'a abandonnée, je dois me débrouiller seule.
Le cher ange ! Ah ! l'édifiante adolescente ! Et courageuse ! Et surdouée ! Délicieuse à t'en faire périr d'indigestion.
— Alors, on pourrait dîner ce soir ?
— Le soir je travaille et me couche tôt car je dois me lever à quatre heures !
Mais ça existe donc encore à notre époque des saintes de cette qualité ? Tu te rends compte d'une perle rare ? Je le savais, vois-tu, que cette fille était un être d'exception !
— Vous ne fréquentez personne, Marie-Jeanne ?
Son regard oblique se pose un instant sur moi, puis se dérobe.
— Pratiquement pas.
— Il faut absolument que je vous voie, où habitez-vous ?
Les Jaunes, on ne sait pas quand ils rougissent. Tout est infiniment secret chez eux.
— Ce n'est pas la peine, monsieur.
— Pourquoi ?
— Tant que je n'aurai pas achevé mes études, je ne sortirai pas.
— Mais votre vie est inhumaine, ma chérie ! Comment pouvez-vous, si jeune, ne vous consacrer qu'au travail ! Vous vous tuez !
— Oh ! non, ma vie est très bien organisée.
Puis elle murmure :
— Vous êtes le commissaire San-Antonio, n'est-ce pas ?
— Vous avez donc le temps de savoir qui je suis ?
— C'est écrit sur votre porte. Et d'autre part, je lis les journaux. Vous êtes un policier célèbre.
— Marie-Jeanne, je vous conjure de me donner votre adresse. J'aimerais vous écrire.
— Mais pour me dire quoi ? Nous ne nous connaissons pas !
— Je vous ai remarquée à plusieurs reprises lorsque je me trouvais dans la maison à l'heure de sa toilette et il se passe quelque chose en moi.
Elle me tourne le dos pour achever son ouvrage. Comme un glandu, je n'ose plus parler. Le biniou intérieur tintinnabule : c'est Achille !
— Je vous attends, San-Antonio.
— J'arrive, monsieur le directeur.
Je me tourne vers Marie-Jeanne.
— Bon, alors, au revoir, Marie-Jeanne.
— Au revoir, monsieur le commissaire.
C'est con à chialer. Je pars. Elle ne m'a même pas accordé un regard d'adieu.
Faudra que j'écoute la mère Soleil, à 7 heures, savoir comment ça se présente pour le Cancer, aujourd'hui. J'ai idée qu'il doit pas être blanc-bleu, mon thème astragale (comme dit Béru).
Je lui trouve un air d'archivieux, Achille. Il a eu été, quoi ! Ça me fait comme de revoir à la télé des artistes d'il y a lulure. « La Chance aux Chansons » par exemple ! Les fossiles sont de retour. Ils viennent chanter avec une canne blanche ou des béquilles, ces braves. Les dadames craquant de partout après leur énième liftinge ; le plissé soleil en apothéose ! Le geste emprunté. La gaucherie de l'âge ! Tu peux rien contre ! Les bonshommes, eux, leur drame, c'est le bide et les châsses. Ils ont grossi, ils ont picolé. Les yeux bordés de maigre de jambon (de Parme) et la rétine trouble. Contents de se produire encore une fois, avec le gentil présentateur blond qui leur oint le fion à la bonne pommade ! Refourbit leur gloire passée pour un ultime éclat ! Il est le Monsieur Propre de la ringarderie. Si bienveillant ! On marche, on s'attendrit ! Faut pas craindre. C'est triste pour un vieux de n'être pas grand-père ! La Dedion-Bouton for ever ! Merci, beau jeune homme, pour le son et lumière !
Le boss, il se biche une frime casse-noisette, comme ceux qu'on te vend dans l'Oberland bernois et qui représentent des tronches de vieux kroums. Lui aussi, son regard part à dame. Et il a des chiées de nouveaux plis sur les temporaux, avec les paupières gonflées, et puis le cou pendouillard, légion de fanons ! Et pas fanions de la Légion ! Ses cols amidonnés, tu dirais des cerceaux autour d'un bâton. La vache, ce qu'il a reçu, l'ancêtre ! Le Déclin de l'Empire Romain, dis, il baigne en plein dedans, mon Achille ! Il est minuit, docteur Schweitzer ! On ferme !
Ça me frappe, cette arrivée extra-matinale dans son P.C. Les gens, on les constate de temps à autre seulement. A un tournant de vie, on s'aperçoit qu'ils sont en train de couler brie ou calandos à force de s'attarder. Que je les reçois cinq sur cinq, Hemingway, Montherlant, consorts, de s'être fait sauter la gueule sur les rives affreuses du Trop-tard. Tu meurs cent fois à trop durer !
Mais peut-être a-t-il cette bouille défraîchie à cause de l'aube. Sans doute qu'il manque de sommeil, bébé-rose. N'a pas eu son taf, Chilou. C'est une grande cocotte coquette qui, à cause d'un événement grave, n'a pas eu le temps de se consentir les ravalements quotidiens d'usage. Sa crème antirides de chez Dermabite, ce sera pour domani, voire même tantôt.
Il puise un bonbon mentholé dans une boîte de fer posée sur son sous-main, because son haleine de pingouin.
— Merci d'avoir répondu spontanément à mon appel, mon petit, me fait-il avec solennité.
— Tout naturel, monsieur le directeur.
Un peu de lèche matinale, ça ne mange pas de bred ! Jamais hésiter à remouiller la compresse des supérieurs puisqu'ils aiment.
— Une affaire de merde, San-Antonio ! Et je pèse mes mots : de merde ! J'ai tout de suite songé à vous !
C'est gentil de sa part, non ? Pour cézigus, merde égale San-A. !
Il me désigne le fauteuil en attente de mon cul, de l'autre côté de son burlingue. Il sent son eau de toilette de toujours, un parfum ambré et opiacé, avec des arrière-pensées de printemps.
— Cette nuit, on a assassiné l'ambassadeur du Toufoulkan[1].
— Où cela, monsieur le directeur ?
— Dans un domicile où il allait prendre du bon temps avec une jeune actrice. C'est cette dernière : Alicia Surcouff, qui a découvert le cadavre en rentrant d'une soirée, sur le coup de 4 heures.
Je passe mentalement l'annuaire du cinoche en revue Alicia Surcouff, je la retapisse très bien. Une belle brune au teint mat, avec un regard tellement langoureux qu'il remplace le laxatif dans les cas de constipation rebelle. C'était elle la vedette de Ma femme est en colloque et de Tu me fais pleurer l'Ephèse.
Le Dabe continue en lissant ses pattes-d'oie à deux mains, simultanément et dans le sens des aiguilles d'une montre :
— Le meurtre a été précédé de violences inouïes : Son Excellence Tabîtâ Hungoû a subi d'effroyables tortures. L'actrice s'est évanouie en découvrant le corps. Il va falloir agir avec doigté, mon vieux lapin. Un ambassadeur, c'est un personnage délicat. Le fait qu'on l'ait trucidé dans l'appartement d'une actrice complique les choses, vous vous en doutez ! Ce personnage est marié, et plutôt deux fois qu'une. De plus son influence est considérable dans Les milieux diplomatiques où on le considérait un peu comme un arbitre, touchant les conflits du Moyen-Orient.
« Qu'il aille se faire occire chez une pétasse réputée la fiche mal. Pas de vagues, mon vieux lapin ! Pas de vagues ! »
Son vieux lapin assure qu'il « fera de son mieux » avec cette carotte et s'enquiert de l'adresse.
— C'est 84 rue Meissonnier[2], me renseigne Pépère, troisième étage.
En le frimant, Chilou, j'arrive à me demander s'il copule toujours avec la même fougue ? Doit se cantonner dans la menteuse, à présent. La fellation, c'est la baisance des vioques, la tyrolienne à crinière, leur chant du cygne.
— Pourquoi me dévisagez-vous de la sorte, San-Antonio ? s'inquiète le Vénérable. Vous me trouvez mauvaise mine ?
— Bien au contraire ! mens-je précipitamment, je me disais que vous étiez de plus en plus fringant, patron, ce qui doit combler d'aise quelques ravissantes personnes comme vous seul savez en dénicher !
Là là ! Ce qu'il mouille ! Envoyez les serpillières ! Tu peux pas imaginer cadeau plus somptueux pour ce débris de luxe. La pâmoison !
Il rit si grand qu'il faudrait rajouter douze ratiches de mieux à son râtelier pour meubler les espaces libres.
De l'index, il me tance.
— Polisson ! Toujours des idées frivoles en tête !
— J'ai été à bonne école, monsieur le directeur, riposté-je (en recommandé avec accusé de réception).
Le bonheur complet.
— Antoine, Antoine ! Ne cherchez pas à m'arracher des confidences, l'heure est trop grave. Sachez seulement que j'ai présentement une « Mademoiselle Zouzou » au feu dont vous me direz des nouvelles ! Une pouliche de race, mon gamin ! Une chatte si délicate qu'on ne la taste que du bout de la langue ! Nous ferons un petit dîner fin ensemble, plus tard, quand nous aurons élucidé cette affaire de meurtre.
C'est sur cette radieuse promesse qu'on se sépare. Je sais qu'il a toujours des sujettes de choix, Achille. Je lui ai aimablement calcé toutes celles qu'il a cru devoir me présenter, ce qui a considérablement renforcé l'estime que je lui porte et également celle qu'il éprouve pour moi, bien qu'il n'en ait jamais rien su. Mais ça crée des ondes, ces échanges galants.
Repassant par mon burlingue, pour un coup de grelot, je découvre un feuillet de bloc au beau mitan de mon sous-main, maintenu par un bel encrier ancien, pur cristal, à couvercle d'argent, cadeau d'une dame fortunée que j'ai eu comblée de mes énergiques faveurs.
Sur le feuillet, je lis :
Marie-Janne Montclair, 18 bis rue de la Glacière.
Ainsi s'est-elle ravisée, l'exquise Asiato-Française, et m'a-t-elle laissé son adresse ! Bonheur, délices et orgues de barbarie !
Dis, on dirait que ça s'arrange, côté thème astral. Y a eu un petit cafouillage aux aurores, mais à présent le soleil se lève.
Je dépose un baiser préliminaire sur la ligne d'écriture (souple et racée), plie le faf en quatre et le serre dans mon larfouillet.
A présent, turlutage.
C'est Mme Bérurier qui décroche ; encore dans les dormes, donc malgracieuse.
— C'est qui est-ce ? interroge la virago.
— San-Antonio, ma belle, vous pouvez me passer votre cradingue ?
— Merde, quelle heure est-elle ? fulmine la Baleine.
— A l'ombre de notre fuseau horaire, nous nous acheminons vers six heures trente, très ravissante amie.
— Qu'est-ce y vous prend d'réveiller l'monde si tôt ?
— Le travail commande, il me faudrait votre époux.
Elle grommelle :
— Bon, j'vous l'fais, d'mander. Alfred, tu voudrais-t-il aller app'ler Alexandre-Benoît, j'te prille. Alfred, bordel ! Ah ! çu-lа, l'est pas rital pour rien, quand y s'agite d'le réveiller, faut y fout' un seau d'eau, comme aux chiens collés. Bougez pas, Antoine, j'vais chercher l'Gros. Y roupille su' l'canapé du salon.
— Merci.
Je constate qu'il n'y a rien de changé sous le soleil béruréen. Leur pote, le merlan, a même droit ouvertement à la couche matrimoniale alors que le cocu se contente du canapé.
— II va viendre ! m'annonce l'Ogresse au bout d'un temps.
— Vous faites chambre à part, Berthe ?
— Rapport qu'y ronfle d'trop, commissaire. C't'homme, c'est les zuzines Dassault à lui tout seul.
— Vos rapports conjugaux n'en sont pas perturbés ?
— Pensez-vous : j'les fais av'c Alfred que vous connaissez l'tempérament de feu de Dieu ?
— Béru n'y trouve rien à redire ?
— Qu'est-ce voudriez-vous qu'il disâte, mon cher ? Vous coucheriez, vous, av'c un mec qui ronfle à pas qu'on puisse fermer l'œil ?
— Non, conviens-je, mais le fait est que je ne dors positivement jamais avec des hommes, sauf quand les nécessités d'hébergement m'y contraignent. Pendant que je vous tiens, douce amie, laissez-moi vous dire qu'Apollon-Jules se porte comme trente-six charmes.
— Qui ça ?
— Apollon-Jules, votre fils unique, que ma mère a le grand honneur d'élever.
— Ah ! voui ! ronchonne l'infâme femme, faites-y un poutou quand t'est-ce vous le verrerez, d'la part d'sa p'tite môman. Quel âge ça lu fait, déjà ?
— Bientôt deux ans, ma chère. Il marche et m'appelle papa. Si vous avez l'occasion de le voir avant son retour du service militaire, cet enfant vous surprendra.
— Est-ce qu'il mange-t-il ?
— Comme (j'allais dire : comme ses parents, mais je me contente du cliché habituel) un ogre !
— Y boit toujours son vin sucré dans son biberon avant de s'endormir ?
— Toujours, mens-je pour rassurer la marâtre.
— Si ça deviendrait insuffisant, maint'nant qu'y grandit, vous pouvez lui donner du marc d'Bourgogne dans du lait, c'est plus efficace.
— Je ne manquerai pas de transmettre votre prescription à ma mère, chère puéricultrice.
— Bon, j'vous passe Ducon, l'v'lа, av'c la bite à l'air ! Sandre ! Merde, quoi, tu pourrais t'gêner d'Alfred au lieu d'êt' là à bander comme un loup-garou, bordel !
Voix de I'interpellé :
— Dis, Loulette, écrase. Tu viens m'chercher en castatrophe comme quoi l'Tonio m'veut au bigophone ! J'prends même pas l'temps d'enfiler mon slip. D'alieurs, ton pommadin, c'est pas ma chopine d'âne qui rixe de l'indigner : il en écrase comme cent marmottes ! Allô ! Grand ? Y a du zef ?
— Rabats-toi dare-dare sur la rue Meissonnier, Alexandre-Benoît. On a zingué un ambassadeur, cette nuit et le Vioque en pisse dans son fauteuil ! Au 84, tu te souviendras ?
— Bédame ! Hé, Antoine ! Préviens-moi pas ton enfoiré de bougnoule d'enculé de sa sœur, surtout ! Ce Jérémie Blanc, j'peux pas l'souder et quand c'est qu'il participe à une enquête av'c nous, y m'fout de l'eurticaire.
Je raccroche pour alerter M. Blanc.
C'est un immeuble cossu, avec des moulureries autour des fenêtres, un hall de marbre dans les tons lie-de-vin, un ascenseur garni de velours, lent comme la marche funèbre de Chopin, et de grosses lanternes de verre suspendues dans l'escadrin.
Nonobstant les deux agents qui pied-de-gruent devant le porche, la maison n'a rien perdu de sa dignité bourgeoise et compassée.
Au troisième, la lourde de « l'appartement fatal » est incomplètement fermée et il suffit de pousser son vantail gauche pour entrer.
A l'intérieur, c'est le bousin silencieux des heures qui suivent la découverte d'un crime. Sont réunis céans, le procureur de la Raie publique, le commissaire du quartier, le médecin légiste et deux gonziers de l'identité judiciaire en action ; plus une ravissante personne brune encore en robe de soirée en qui je reconnais Alicia Surcouff, l'actrice que je t'ai précédemment causé d'elle.
Elle pourrait nous interpréter le rôle intéressant de la maîtresse éperdue d'amour qui trouve le cadavre de l'amant vénéré sur sa moquette ; elle devrait, auquel cas, pleurnicher, déchiqueter un mouchoir à belles dents, se tordre les mains, et autres simagrées de même style ; au lieu de ça, elle est parfaite de sobriété. Juste qu'elle semble emmerdée, oh ! la la ! tu peux pas savoir comme ! Se rend parfaitement compte du sale temps ! La pube pas joyce qui va s'ensuivre ! Sa liaison étalée au grand jour par les médias qui vont se goinfrer. Et puis merde, un type mort après avoir subi d'odieuses violences chez soi, ça te donne envie de déménager, pas vrai ?
Mon arrivée fait sortir les graves personnages de leur componction silencieuse. Serrements de louches.
Avant toute chose, je demande où est le corps.
— Dans la salle de bains, au fond du couloir ! m'annonce le légiste en ponctuant d'une grimace destinée à m'avertir que c'est pas bioutifoul à contempler.
Je m'y rends.
Et alors là, oui, faut convenir. Le matin, avec pas encore le moindre caoua-croissants dans le cornet, c'est dur à encaisser. Cramponne-toi, Dudule, y a du vent !
Vraiment, c'est un supplicié qui s'offre à mon regard. Il est dans la baignoire, debout, parce que suspendu par un poignet à un tuyau grâce à une paire de menottes au niveau d'une boucle scellée. Tu imagines le tableau ?
L'homme porte un pyjama blanc, à fines rayures grises, absolument rouge de sang par-devant. Sa tête penchée du côté opposé au bras levé n'est plus qu'une plaie. Le visage a été criblé de brûlures de cigarettes très profondes. Il a eu un œil presque arraché et celui-ci pend sur la joue, encore relié à la tête par une série de nerfs. On a fracassé sa denture avec un marteau qui gît dans la baignoire et sa bouche n'est plus qu'un informe magma violet, d'où sortent encore d'énormes caillots de sang et des éclats de dents.
On l'a achevé d'une balle en plein cœur, tirée par uni si fort calibre qu'elle a creusé un véritable cratère dans la poitrine du malheureux ambassadeur. Elle a traversé le corps de part en part et fait éclater les carreaux de faïence garnissant le mur au-dessus de la baignoire.
— Joli travail, hé ? murmure le légiste qui m'a rejoint.
— De la Gestapo des grands jours ! renchéris-je. Vous pouvez me raconter quoi, doc ?
— Bien entendu, les brûlures ont été pratiquées avec une cigarette incandescente.
— Je m'en doutais.
— L'énucléation partielle a été faite au moyen d'un instrument servant à se couper les cors aux pieds. Il est là, au fond de la baignoire.
Je me penche, regarde alentour et constate que l'ustensile fait partie d'une trousse se trouvant sur la tablette du double lavabo. Son manche de corne blanc, frappé d'un motif doré, est éloquent, puisque semblable à ceux des autres instruments.
— Ensuite, docteur ?
— La mort est intervenue entre minuit et deux fleures du matin, je ne pourrai le préciser qu'après l'autopsie. L'homme a déféqué dans son pantalon, la terreur a sans doute causé ce relâchement du sphincter. Il a également vomi sur la moquette. Malgré ces tortures, l'ambassadeur n'avait pas perdu conscience. Il est mort de la balle tirée à bout portant. Pour l'instant, je ne vois rien à ajouter.
— Merci, doc.
Je passe dans la chambre où continuent de s'affairer les deux collègues de l'Identité.
— Des trouvailles intéressantes, les gars ?
Manurier, le plus vieux, que je connais de longue date, renifle. On l'appelle « la perle de rosée » à la Grande Volière parce qu'il a sans cesse la goutte au nez consécutivement à un rhume chronique, inguérissable.
— Ils étaient probablement deux, commissaire. Un couple. Le mégot ayant servi à brûler le visage de la victime comporte des traces de rouge à lèvres.
Il tire de sa fouille un petit sachet de plastique dans lequel se trouve une moitié de cigarette.
— Quant à la balle…
Second sachet, pareillement exhibé :
— Un très fort calibre ! De l'outil de tueur professionnel ! Vous n'avez pas touché au marteau ni au coupe-cors, commissaire ?
— Tu me prends pour un jobastre ou quoi, Manurier !
— Nous allons les emporter au labo-histoire de vérifier les empreintes.
— Faites, mes enfants, faites ! Je veux le rapport sur mon burlingue de la Maison Poupoule, le plus rapidement possible.
— Vous l'aurez dans les heures qui viennent.
Le second mec de l'Identité, un jeunot mal fringué qui pue le bouc négligé, déclare :
— L'ascenseur est le seul endroit où l'on est certain de repiquer les empreintes des agresseurs, à moins qu'ils soient montés à pince !
— Pourquoi ? fais-je, intéressé.
— Parce qu'il est à touches digitales. S'ils étaient gantés, l'un d'eux a fatalement dû ôter son gant pour obtenir le contact. J'ai commencé par relever les empreintes avant que cent mille personnes ne viennent appuyer dessus.
— Voilà qui est bien, mon garçon.
Et alors, ça se met à broûhaher dans le hall, biscotte Sa Majesté Cornard Ier vient de se pointer et qu'elle commence à déplacer de l'air pire qu'un hélico Alouette au décollage.
— Mes hommages, m'sieur l'producteur d'la République ! clame-t-il, en parfait homme du monde. J'viens pour l'crime. Pourrais-je-t-il voir la victime si ell'serait encore présente ?
Je m'empresse de le rejoindre et de l'emballer.
— Va chez la concierge, Gros, surtout ne la baise pas comme tu as coutume de le faire avec toutes les pipelettes jalonnant ta route de lumière. Demande-lui comment fonctionne l'ouverture de la porte d'entrée et si elle a perçu quelque chose d'anormal cette nuit. Go !
— Pour la lourde, j'peux t'réponde tout d'sute, Sana : elle est tomatique, à code. T'as pas r'marqué en arrivant ?
Un sarcasme perce dans le ton. Ce qu'il y a de chiant à l'extrême, avec les subordonnés, c'est qu'ils vous épient, guettant vos moindres défaillances pour vous les brandir sous le nez.
— Elle était ouverte, plaidé-je.
— Elle y est encore, ouverte, malin. N'empêche qu'j'ai noté l'cadran estérieur, av'c des numéros. Quand c'est qu't'as le code, tu le tapotes et ça s'ouv'.
Il se débranche enfin et l'air redevient salubre.
Le procureur me tend trois doigts (ceux du milieu) réservant les deux autres à des usages plus intimes : l'auriculaire pour se fourbir les cages à miel, le pouce pour se le carrer dans l'oigne, manière de refouler ses hémorroïdes vagabondes dans leur foyer.
— Agissez au mieux, commissaire. Surtout, ne pas ébruiter la chose. Coûte que coûte il convient de tenir la presse à distance. Dès que les constatations seront achevées, faites conduire le corps à l'institut médicolégal le plus discrètement possible.
— Ce sera fait, monsieur le procureur.
Le magistrat nous regarde.
— S'il se produisait une indiscrétion au niveau policier, soyez assurés que des têtes tomberaient !
Une image pour film d'horreur jaillit dans mon cerveau délirant. J'imagine une haie de flics au garde-à-vous en train de se laisser décapiter à coups de yatagan par ce grave personnage. Style bourreau chinois dans une exécution de masse.
Mon chose-frère du quartier murmure :
— Besoin de moi, San-Antonio ?
— Oui, pour le véhicule de Police-Secours. Envoyez-en un d'ici une demi-heure.
— D'accord. On prévient la famille ?
— Je m'en chargerai.
Il se tire, pas mécontent d'avoir passé la balle à ses collègues de la Judiciaire. Si bien que je me retrouve seul avec la belle Alicia Surcouff.
— Il est temps que nous prenions langue, je lui balance ; exprès comme ça, parce que ça fait un peu équivoque, cette expression : une fille comme elle, un homme comme moi !
Prendre langue ! Le mec qu'a inventé ça devait être facétieux !
Avant de la suivre au salon, je passe vérifier l'état de la serrure. A vrai dire, il y en a deux, dites de sécurité. Aucune trace d'effraction.
Une fois dans le salon, nous allons nous installer devant la cheminée de marbre blanc. Deux élégants canapés sont disposés face à face, perpendiculairement à l'âtre, séparés par une table basse en plexiglas.
On se place part et d'autre. Je croise mes jambes sans trop meurtrir les plis de mon futal. Alicia en fait autant, mais comme elle, est en robe du soir, le gracieux mouvement est négatif pour l'homme aux aguets qu'I am. Circulez, y a rien à voir !
Je lui virgule un léger sourire qui se voudrait gêné.
— Bon, écoutez, mademoiselle Surcouff, vous vous doutez bien que les questions indiscrètes sont incontournables.
— Allez-y, je suis prête !
Je tire mon sacré calepin à couvrante de moleskine, on n'en trouve pratiquement plus dans le commerce, des commak. M'man en a un stock qui lui vient de papa, lequel adorait faire des réserves. Il accumulait les trucs les plus insensés, mon vieux : des grosses et des grosses de crayons papier, des caisses de trombones de toutes les tailles, des cornes à chaussures, des crochets « X », des savonnettes Gibbs, des brosses à dents, que sais-je encore ? Il avait un côté écureuil, mon dabe. Des marottes lui venaient brusquement. Un besoin de se prémunir contre les vacheries futures de l'existence. II se disait un jour, par exemple, que le temps des calepins allait disparaître et cette perspective lui paraissait intolérable. Alors il fonçait dans une grande papeterie et achetait tout son stock de calepins.
Dommage qu'il ait disparu si tôt, p'pa. On aurait sûrement eu des choses à se dire ; des connivences somptueuses à établir entre nous, les deux.
L'actrice reste très calme, un peu rassurée par les dispositions prises à propos du corps. On va lui empaqueter Son Excellence et l'embarquer à la morgue, daredare ; ensuite, ne restera plus que du ménage à faire.
— Parlez-moi de votre liaison avec l'ambassadeur, mademoiselle. Où, quand, comment ? Tout, quoi !
Elle opine. C'est assez son genre !
— Nous nous sommes rencontrés à la première de mon film Un Coup de Pied dans le Cube. Je ne sais qui l'avait invité, probablement le producteur qui est levantin lui aussi. Ma prestation avait dû l'impressionner car, d'emblée, il s'est fait pressant et m'a harcelée pendant la réception ayant succédé à la projection.
« C'est… Pardon, c'était un homme plutôt laid, plus très jeune, mais qui possédait un charme fou. J'ai accepté un rendez-vous et suis devenue sa maîtresse rapidement. Au lit, c'était un amant éblouissant. »
— La chose remonte à quand ?
— Nous sommes en juin… C'était fin janvier, début février.
— Vous vous rencontriez souvent ?
— Plusieurs fois par semaine, disons trois ou quatre, selon nos emplois du temps respectifs.
— Toujours la nuit ?
— Oh ! non, au contraire. Tabîtâ avait des mondanités presque chaque soir. On se rencontrait beaucoup le matin, voire dans l'après-midi.
— II possédait les clés de l'appartement ?
— Oui, car dans mon métier je ne puis être exacte à mes rendez-vous.
— Ce soir, sa visite était exceptionnelle ?
— Oui, en ce sens qu'il disposait de toute sa nuit. Malheureusement, j'étais prise par la « Nuit des Gaston » où, peut-être l'ignorez-vous, j'ai obtenu le prix de la meilleure interprète féminine.
— Toutes mes félicitations, mademoiselle, je n'ai pas écouté les informations, ce matin.
— Nous étions convenus, Tabîtâ et moi, qu'il se coucherait et dormirait en m'attendant. Je suis rentrée il était plus de 4 heures. Et je l'ai trouvé…
Elle porte la main à ses yeux, sans chiqué, pour conjurer l'horrible vision.
— Et alors, qu'avez-vous fait ?
— Mon mouvement de panique surmonté, j'ai décidé d'appeler la police, naturellement. Mais, compte tenu de la personnalité de la victime, il m'a semblé opportun de ne pas appeler Police-Secours.
Dis, elle a du sang-froid, la mère ! La tronche sur ses jolies épaules !
— Qu'avez-vous fait ?
— J'ai réveillé mon ami Léo Pauldine, le sous-secrétaire d'Etat à la Para-Culture pour lui signaler ce qui m'arrivait. Nous étions au cours Jacob ensemble, il y a quelques années, c'est un type épatant. II m'a dit qu'il allait faire le nécessaire en prévenant les hautes autorités policières.
Je pige la raison pour laquelle Achille a été affranchi de si bonne heure. C'est à lui que Léo Pauldine a téléphoné. Le Vieux a prévenu le procureur de la République directement, puis le commissaire du quartier et m'a branché ensuite.
Sage comportement qui évitera peut-être que l'affaire ne fasse de trop hautes vagues.
— Quelqu'un d'autre que l'ambassadeur possède les clés de votre appartement ?
— La femme de ménage.
— Vous voulez bien me fournir ses coordonnées ?
— Bien sûr, mais vous savez, c'est une brave Portugaise que j'ai à mon service depuis cinq ans et qui n'a jamais dérobé une épingle !
— Elle vient souvent ?
— Tous les après-midi, excepté le week-end.
Alicia Surcouff me donne le nom et l'adresse de sa Maria (elles se prénomment toutes Maria, les Portugaises). Elle, c'est Maria-José de Herredia ; domiciliée 8, Impasse des Ternes.
— Elle est mariée ?
— Oui. Son mari est camionneur. Ils ont un fils qui prépare son bac, c'est paraît-il un sujet brillant.
— Revenons à ce soir, mademoiselle Surcouff. Votre ami a été torturé et tué alors qu'il se trouvait en pyjama. II a donc été cueilli au lit par surprise. Ce qui nous amène à conclure que ses meurtriers possédaient les clés.
— Comment se les seraient-ils procurées ?
— A nous de l'établir. Serait-il concevable qu'ils eussent sonné et que l'ambassadeur soit allé ouvrir en croyant qu'il s'agissait de vous ?
— Sûrement pas ! riposte vivement l'actrice.
— D'où vous vient cette belle certitude ?
— J'ai téléphoné à Tabîtâ dans la soirée, vers onze heures environ. Il regardait la télé et venait de voir que j'avais obtenu le prix, il était fou de joie. Je lui ai dit que j'allais devoir fêter ça avec les gens de la profession, ce qu'il a parfaitement compris, et je lui ai demandé d'aller dormir en m'attendant. Je lui ai précisé que j'avais mes clés et que je le réveillerais par une délicatesse dont il raffolait.
Pas bégueule, la star ! Elle annonce la couleur. Je m'imagine de quelle délicatesse il est question et ça me met de l'émoi dans le composteur. Tu la vois, roulée grand luxe, avec des lèvres charnues et un regard qui promet tout, tu t'inscrirais d'autor sur sa liste d'attente, mam'zelle, afin qu'elle t'opère un jour la grande sortie du Petit Chose !
— Donc, on peut formellement conclure que les assassins avaient les clés de votre appartement.
Elle sursaute :
— Il va falloir que je change les serrures ! Je n'y avais pas encore pensé.
— Je ne saurais trop vous le conseiller. Quel genre d'homme était-ce, cet ambassadeur, en dehors de ses performances amoureuses ?
— Un être exquis, d'une grande douceur, intelligent, généreux.
— Vous aurait-il parlé d'éventuels ennemis ?
— Oh ! non, bien au contraire, il intervenait dans les litiges. C'était une espèce de sage dont on sollicitait l'intervention pour le règlement des problèmes délicats.
— Et sa vie de famille ?
— Je crois savoir que son épouse est du genre terne-résigné ; c'est une femme maladive sans éclat ni conversation qu'il montre le moins possible.
— Mais peut-être pleine de rancœur ? Mais peut être d'une jalousie exacerbée ? Mais peut-être brûlante de haine pour l'époux volage ?
Alicia hoche la tête.
— Selon moi, trop gourdasse pour assumer de tels sentiments.
— Vous l'avez rencontrée ?
— Une fois : elle assistait avec son mari à la présentation de mon film.
On sonne en coulisse et je vais ouvrir. C'est Son Importance qui revient de chez la concierge, plutôt égrillard, le bougre ! Tu veux parier qu'il a tiré la dame dans sa loge ? Les cerbères l'inspirent, le Mammouth. Je crois que c'est l'ambiance d'alcôve régnant dans les loges qui lui porte au gros bout, mon pote !
— Décidément, y a rien à te dire, Gros Dégueu, y a fallu que tu m'emplâtres cette femme ! lancé-je, furax.
Il me virgule un œil de bœuf qui pourrait servir d'enseigne aux frères Lissac.
— Non, mon drôlet, l'était absente ; l'est été au docteur pour ses plaies variqueuses. J'sus été reçu par sa fille, une grande bringue de vingt piges. Quand j'dis qu'j'sus été reçu, je m'ai reçu tout seul. Magine-toi que je toque au carreau et ballepeau répond. J'ent'. M'semb' entend' un bruit dans la chambre. Je m'approche, et qu'aspers-je ? La grande fifille vachée dans un fauteuil, la chaglate en avant, la culotte z'aux ch'villes, en train de s'bricoler la moniche, façon aide-toi, l'ciel t'aidera ! Et mam'zelle s'excitait en regardant une r'vue salopiote qui r'présentait un motard beau comme un dieu, chibré féroce, qu'une dévergondée lu pompait l'carburant à tout va !
« La gamine m'aperçoit et s'arrête son manège à moi. L'avait à la caille d'être surprise en flinguant délit. Mais moi, émoustillé comme un pou, j'lu fais « Non, non, arrête-toi pas, ma mignonne ; c'est la nature qui cause, faut pas avoir honte de lui tend' l'oreille ! Tiens, vise un peu les conséquences que tu me causes ! » Et d'lu dégager un pollux qu'en comparaison, çui du motard ressemblait à un'quenelle d'brochet qu'aurait pas pris ou trop attendu. Ça l'a laissée sans voix, la môme. A n'savait pas qu'un engin pareil pouvait exister su'c'te terre d'misère. « C't'un vrai ? » qu'é m'a d'mandé. J'm'ai fendu l'pébroque. « Et comment, poulette, touche pour t'rend' compte que, malgré les appâts rances c'est pas du carton plâtre ! »
« A s'l'est pas faite dire deux fois ! Une chose emmenant un'aut', la gosse s'est trouvée embrochée comme une girouette sur son moilieu, pleurnichant qu'j'y f'sais mal. Moi, tu m'connais, Antoine ? J'ai un gros zob, mais j'sus le bon bougre, compatissant d'partout ! L'a eu droit à une bonne p'tite minette baveuse, histoire d'lu déjuguler la case départ. Après, c'est d'v'nu joyce pour elle comme une promenade en forêt d'Marly. »
Le cher homme s'étire.
— La crampe du matin, y a que ça pour mettre en train l'pèlerin, proverbise-t-il. T'sais que ça vaut un caoua serré, mec ? J'me sens pimpant comme un tank à la r'vue du Quatorze Juliet.
Réprimant mon exaspération, je demande :
— Et pour la question boulot, plein de bites, t'as du nouveau ?
— La gamine a rien entendu. A n'sait même pas qu'on a refroidi un gazier dans I'immeub'. J'ai jamais vu un crime empêtré de façon aussi discrète !
Il se tait soudain, pétrifié. L'arrivance de M. Blanc motive ce coinçage général. Le Mastar tourne vers moi un regard si lourd de reproches qu'une grue de dépanneuse parviendrait pas à le soulever.
— Salut, les as ! lance Jérémie, jovial.
Il devient de plus en plus gandinus, l'négro. Le voilà en flanelle grise croisée, chemise blanche, cravate bordeaux, pochette assortie, lunettes Cartier. Il se met à ressembler à un chef d'Etat africain.
Il nous serre la louche.
— De quoi s'agit-il ?
Je lui résume le papier.
— Tu permets que je jette un œil sur le défunt ?
— Va !
— Je voye qu't'as plus b'soin d'moi, éclate Bérurier, du coup, j'me rabats à la Grande Taule !
— Non, mon cher hippopotame, tu te rends d'urgence à l'ambassade du Toufoulkan. Tu demandes à parler aux plus éminents collaborateurs de feu Son Excellence et tu me constitues un dossier surchoix sur la victime : ses activités, ses amis, ses ennemis, ses préoccupations, ses marottes, la couleur de son papier cul, tout ! Allez, go !
Il tâte son pantalon, alerté par un courant d'air sur ses joyeuses, découvre qu'il bée, le clôt.
— Et toi, pendant c'temps, tu vas faire équipe avec ton chouchou le moricaud ?
Je le saisis par le cou.
— Ne sois pas jaloux, sac-à-vinasse, tu sais bien que je t'aimerai jusqu'à la fin du monde !
J'avais mis le vrai nom, mais mon éditeur a pensé qu'on allait avoir des incidents plomatiques, et on peut pas se permettre de foutre la barabille entre ce pays et la France.SANA.
Meissonnier (avec deux « n ») Juste Aurèle. Ornemaniste du Dix-huitième siècle. Cassait du stuc sur le dos des gens.