173295.fb2 Galantine de volaille pour dames frivoles - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 8

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A

Comme il est l'heure de la croque, que nous sommes en France et que je suis français jusqu'au plus humble poil de ma raie culière, je propose à Jérémie d'aller casser une graine dans un troquet de mon invention.

Comme il est athlétique, doté d'un solide appétit et familiarisé avec cette cuisine occidentale, fleuron de notre chère patrie, il accepte à pieds joints.

Et nous voilà chez Bézuquet, cuisine provençale, pieds et paquets, anchoïade, pâtes au pistou, et autres délicieuseries, à écluser un Estandon rosé pour faciliter nos mastications carnassières.

— Allons, fais-je au bout d'un instant, dis-le-moi sans que j'aie à te fouiller !

Je fais bien sûr allusion à ce qu'il a découvert dans les appartements de l'ambassadeur, et il le comprend très bien puisqu'il répond sans barguigner :

— L'épouse est malade et c'est bien antérieur au décès de son mari. Le système nerveux qui patine, probablement. Tu verrais sa chambre ! On se croirait dans une clinique ! Il y a même des sangles à son lit ; lequel est en fer ! Pour une ambassadrice, ça la fiche mal, non ? Elle doit piquer des crises sauvages, la mère ! Je ne te parle pas de l'armoire à pharmacie bourrée de médicaments ! Ce qui rend l'endroit dramatique, c'est que les murs sont garnis de posters représentant deux enfants d'environ huit et douze ans. Un garçon et une fille ! En outre, le lit est empli de peluches diverses qui représentent des nounours, des koalas, des chienchiens et je ne sais quoi encore. Si Tabîtâ Hungoû allait se régaler ailleurs, c'est probablement parce que sa bonne dame roule sur la jante. Vu sa position diplomatique, il écrasait le coup. L'une des femmes qui maîtrisaient l'ambassadrice est, de toute évidence, une infirmière attachée à sa personne.

Ces révélations de mon précieux collaborateur ne me surprennent pas outre quiévain, ni outre mesure, comme dit mon tailleur. (Cerruti, l'homme qui fait parler l'homme — publicité rigoureusement gratuite.) Depuis l'intrusion de la mère Hungoû dans l'antichambre, j'ai parfaitement réalisé qu'elle cloquait un peu de la matière grise, Mémère.

— La femme de chambre a prétendu que Bérurier a interrogé l'ambassadrice, crois-tu que la chose soit possible ?

— Pas trop, même en période de calme elle paraît hors circuit.

— Donc, la soubrette nous a berlurés ?

— C'est extrêmement probable.

— Dans quel but ?

— Parce qu'on lui aura demandé de le faire.

— Le vilain premier secrétaire ?

— Pas exclu.

— Il fait pas catholique, ce type !

— Il ne l'est pas.

On attaque les délicieux pieds et paquets de la mère Bézuquet (c'est elle qui est au piano et c'est son gâtochard qui joue les Von Karajan dans le restau).

Je me sens délicieusement las. Saturé de sentiments contradictoires. Je revois le cadavre mutilé de Son Excellence, le calme comportement d'Alicia Surcouff, primée dans la soirée et veuve de son amant. La mère Herredia et son chiare, le Portugais précoce, qui grimpe déjà les ravissantes tomobilistes à la chatte de braise. Et puis mon brave Paul Akourdidé et sa fille pincecornée, au milieu de ses cochons d'Inde. Le vieux avec sa nouvelle conquête si tant ardente. Et surtout mon Béru, que je tenais pour soûl perdu et qui était comateux !

En quelques heures, que de périphéries, dirait le Vaillant ! Un point positif — ô combien ! — : nous avons déterminé l'identité de la tueuse, et ça, crois-moi, c'est un pas de géant.

Le repas s'opère en silence. Nous mastiquons façon ruminants, en pensant à autre chose.

Après le frometon, comme nous déclinons les desserts, Bézuquet mâle apporte une grande boutanche pleine d'un liquide pâle dans lequel macèrent des plantes mystérieuses.

— Le petit alcool maison, commissaire ? propose-t-il, engageant.

C'est son arme atroce, ce flacon ! Un jour, j'ai commis l'imprudence d'accepter et il en a consécuté un trou large comme une pièce de cinq francs dans mon estomac.

Faut être fou pour filer un machin pareil dans le cornet de gens dont on vient de choyer les papilles gustatives ! Il est inconscient, Bézuquet ! Quand on refuse, il plaide coupable. Il avoue que c'est sa fabrication à lui tout seul, Joachim ! Un secret de famille transmis sur les lits de mort, de père à fils aîné. Leur vrai testament, aux Bézuquet ! Ils en sont plus fiers que Fleming ne l'a été de la pénicilline.

Il prétend, le père gargote mit uns, que le mec qui se cognerait un gorgeon de sa saloperie par jour est assuré de vivre jusqu'à cent balais ! C'est peut-être vrai, note bien, seulement les gaziers qui s'y sont essayés sont morts avant ! Pas de pot !

— Tu as eu le temps d'établir un programme, grommelle Jérémie. Comme convive, t'es chié, mon vieux ! Claper sans un mot, sans un regard à son vis-à-vis, même Victor Hugo ne se serait pas permis, et le général de Gaulle pas davantage !

Je lui tends la liste des employés de l'ambassade du Toufoulkan que m'a dressée Kadmir Saabit.

— Tu rends visite à ces gens-là, ma vieille branche de lilas blanc. Tu cherches à apprendre des choses sur l'enquête de Béru, ce matin. Et aussi, naturellement, sur l'ambassadeur et sa pauvre bonne femme rétamée de la coiffe.

— Quand dois-je les visiter ?

— Tout de suite.

Il effare des prunelles et ça lui fait des lampions grands comme les phares des Hispano-Suiza du début du siècle.

— Tu sais qu'il est neuf heures trente ?

— Ma montre est au courant.

— Ils vont me jeter, ces mecs, en me voyant débouler chez eux à une heure pareille ! C'est pas légal ! Et puis nègre comme je suis, ça va être ma fête !

— Jérémie ! Tu es beau, intelligent, diplomate, séduisant ; nul ne possède autant que toi le sens du contact humain ; je suis certain que ce sera un jeu de piste pour mon grand sorcier noir ! Fais le maximum, monsieur Blanc, ainsi auras-tu toujours une conscience décrassée avec Ariel double action !

Ayant ciglé la douloureuse, je prends congé.

— Tu me plantes là ?

— Lis ta liste, la dame chargée des relations culturelles de l'ambassade crèche à deux rues d'ici, balayeur !

— Et toi, si c'est pas trop indiscret, tu fais quoi ?

— Pas la guerre, ricané-je, surtout pas la guerre ! Mais peut-être bien l'amour, qui sait.

* * *

T'expliquer comment ça m'a biché, cette envie, au cours du repas, je serais pas capable. Une pulsion, tu vois, c'est ça : l'idée qui te saute dans la tronche, l'investit, se fout de toutes tes objections et décide.

Ça m'a pris en urgence. On m'aurait prévenu que notre pavillon de Saint-Cloud était en flammes, j'aurais pas renoncé à mon projet. Même de savoir Béru à l'hosto n'a rien modifié à ma trajectoire. C'est « l'appel profond », tu comprends ? Le tueur de la peine lune, quand son besoin d'éventrer une pute l'empare, il suit inexorablement son instinct.

Je circule vitement dans un Paris assagi par l'heure. Direction, le 13e ! J'aime bien cet arrondissement. J'y ai des souvenirs.

J'en aurai encore. Faut toujours préparer les mélancolies de demain. Ça se tisse au jour le jour, sans qu'on y prenne trop garde. Tu laisses refroidir, et puis un jour tu repêches dans ta mémoire des bribes d'instants que t'avais à peine remarqués en les vivant ; ils te deviennent alors confortables.

La rue de la Glacière est restée peinarde, malgré des constructions neuves. Quand on s'est connus, elle et moi, elle était vieille et moi imberbe. Et puis le temps nous change et le contraire se produit.

Devant le 18 bis, y a pile une place pour ma tire, comme si le destin me l'avait préparée. Je pénètre sous un porche. Des boîtes aux lettres dissemblables sarabandent contre un mur pas frais. L'immeuble ne comporte que deux étages dont le second est déjà mansardé. Je lis, sur l'une des boîtes M.-J. Montclair, deuxième gauche écrit à la main sur du bristol.

Combien crois-tu qu'il me faille d'enjambées pour avoir raison de ces 34 marches ? T'as perdu ! Moins ! J'ai l'impression d'en consacrer deux par étage, alors tu vois !

Sur la porte de gauche on a collé un ruban de Dymo de couleur noire sur lequel des lettres blanches disent : « Marie-Jeanne Montclair ». Je tends l'oreille. Une musique classique s'échappe du logement. Je te parie un détroit de Gibraltar contre une de mes deux que c'est du Mozart. Alors je sors le papier sur lequel elle a écrit son nom et son adresse, le glisse sous la lourde et toque doucement au panneau peint d'un vilain marron huileux. Bientôt un glissement s'opère, de l'autre côté de la lourde.

Une voix frêle, inquiète, demande :

— Qu'est-ce que c'est ?

Au même instant, sa propriétaire avise mon papier, le ramasse (froissement léger) puis ouvre.

Elle se tient debout sur fond de lumière jaune, menue dans un tee-shirt qui lui dévale jusqu'aux genoux. Il est blanc avec, en gros sur le devant « J' (cœur) Paname » en noir et rouge. C'est devenu un classique, le I love graphique.

Elle est nu-pieds, mais je te parie qu'elle porte une culotte sous le tee-shirt. Le cul nul, c'est pas son look à ma frêle Eurasienne.

Elle me sourit.

— Quand on vous donne une adresse, vous ne perdez pas de temps ! gazouille-t-elle.

— Je peux entrer un instant ?

Elle hausse les épaules, comme si la chose n'allait pas de soi !

Je pénètre alors dans un logis modeste certes, mais plein de charme. Il se compose d'une grande pièce avec un coin cuisine et un renfoncement formant alcôve pour le lit-divan. Au centre il y a une table de bistrot croulant sous les livres et les cahiers. Une lampe alimentée par un prolongateur de courant l'éclaire et c'est son abat-jour ocre qui met cette lumière jaune dans l'appartement.

Une boîte de Coca ouverte, une assiette contenant des miettes de pain.

— Vous étiez en train de travailler ?

— Oui.

— Alors je vous importune ?

— J'avais presque terminé.

Elle me désigne une seconde chaise (car il n'en existe que deux chez elle, plus deux tabourets de cuisine peints en blanc) :

— Asseyez-vous. Vous voulez un Coca, je n'ai que ça ?

— Non, merci, je n'ai pas soif.

Je prends place, le dos bien droit, les genoux joints comme une rosière chez M. le curé, les mains posées à plat dessus. Avec émotion, je capte l'ambiance de ce studio vieillot, qu'elle a ravaudé de son mieux. Papier en paille de riz brut (l'hérédité, probable) sur lequel elle a fixé des affiches de voyages, d'autres de concerts ou d'expositions de peinture. C'est l'antre d'une intello. Les livres s'empilent sur une commode. Il y en a à même le plancher. Seul luxe : une chaîne hi-fi à prix de promotion et des disques rangés sur un classeur de plastique.

— La musique ne vous dérange pas ?

— Mais non, puisque c'est la vôtre !

— La mienne ! Mozart ! fait-elle en riant.

— Celle que vous aimez, veux-je dire.

Eh bien voilà, mon Antoine ! ELLE est là, ou plutôt te voilà chez ELLE. Ta fringale se calme-t-elle ? Tu espères quoi à présent ? Lui sauter dessus et aller la prendre sur le plumard couvert d'un châle ? Non, n'est-ce pas ? T'avais besoin d'autre chose. D'autre chose de plus suave. C'est probablement son regard qu'il te fallait, tout connement. Ces yeux obliques, pareils à des pépins de fruit exotique, avec la brillance des pépins encore « en situation » dans le fruit.

Quand je lui réponds que je n'ai pas soif, je mens. Si, j'ai soif ! D'elle ! De sa présence. Pourquoi me tourmentait-elle en secret, Marie-Jeanne ? Le béguin ? Le coup de cœur ? Conneries ! Ça va chercher plus loin. J'ai vécu ça avec Marie-Marie ; seulement on se connaissait trop, la Musaraigne et moi ; on se trouvait en trop forte familiarité et ça détruisait le mystère. Sans mystère, l'amour n'est rien qu'une couverture chauffante.

C'est quoi, la vie, pour vous ? j'articule.

Elle décroche son sourire bienvenant, médite.

— Je ne sais pas trop : travailler pour essayer de me faire un jour une situation…

— Et après ?

— Après j'aborderai une vie moins frugale. Je pourrai m'acheter des vêtements convenables, faire quelques voyages, manger des nourritures qui n'auront pas toujours le goût du surgelé ou du papier cellophane.

— C'est le rêve, pour vous ?

Elle hausse les épaules.

— C'est ce qui empêche de penser qu'il n'y a pas de rêve possible ; ou plutôt qu'il n'y a que des rêves qui changent continuellement comme le motif d'un kaléidoscope.

— Le mariage ?

— Si je rencontre un homme qui m'inspire le désir de vivre avec lui, pourquoi pas ?

— J'ai l'impression que vous êtes une fille saine et pleine d'énergie.

— J'ai des désirs et des faiblesses, comme tout le monde.

— Vous avez un ami ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne suis pas disponible.

— Comment pouvez-vous vivre sans amour ?

— Parce que je me fais une très haute idée de l'amour. Je ne veux pas gaspiller un aussi noble sentiment, monsieur le commissaire.

— Moi, ici, chez vous, à dix heures du soir, cela a une signification pour vous ?

— Un intérêt.

— Lequel ?

— Eh bien, vous êtes un homme d'expérience et séduisant.

— Merci.

Elle hausse les épaules ; mon « merci » est de trop. Il est banal, bébête, je n'aurais pas dû le sortir.

— Et alors ? insisté-je.

— Que vous vous intéressiez à moi me surprend ; je cherche à comprendre. Bien sûr, il y a la coucherie que tout homme recherche, mais je pressens que dans le cas présent, c'est une question secondaire pour vous. Alors, je me dis que, quelque part, il existe dans votre vie une zone de solitude que vous voudriez combler. Vous êtes venu chez moi, comme d'autres iraient dans un bar de nuit, feutré, où il y a un pianiste qui joue de la musique à oublier et où l'alcool est de bonne qualité.

— Demain vous allez vous lever à quelle heure ?

— Cinq heures.

— Et vous ferez le ménage chez les poulets ?

— Comme tous les matins.

— Ensuite vous reviendrez vous changer et vous irez à la fac ?

— C'est cela, oui. Pourquoi ?

— Ça te rapporte combien, tes prestations matinales ?

— Environ cinq mille francs par mois.

— Si je te les donnais et que tu dormes, le matin ?

— Sûrement pas.

— Tu comprends que j'aie envie de te proposer ça ?

— Oui, il me semble. Mais ça n'est pas possible. Je deviendrais dépendante, quels que soient la sincérité de votre offre et son désintéressement. Ce sont de beaux élans, dont je vous remercie ; en les acceptant, je vous décevrais. Pas dans l'immédiat, au contraire vous en seriez très heureux, mais au bout d'un certain temps vous finiriez par me détester.

— Pour qui me prends-tu ?

— Pour un homme. Et moi aussi, je finirais par vous détester. Cela dit, c'est quand même très formidable que l'idée d'un tel geste vous soit venue. Je ne sais pas si vous êtes réellement un type bien, en tout cas, vous avez envie de le devenir.

Je lui tends la main. Elle y dépose la sienne. Alors j'appuie mon front contre le dos de sa dextre, comme on place un verre glacé sur sa tempe pour la rafraîchir. Et le jeune Mozart continue de nous charmer. Je te disais que j'acquerrais d'autres souvenirs rue de la Glacière ; des chouettes, des musicaux.

Je finis par lui rendre sa main. Les femmes, tu leur prends tout : la main, les seins, la bouche, la chatte. Mais t'es forcé de le leur rendre car elles en ont besoin pour continuer. Et c'est là qu'est le dommage !

Voilà, la page de l'enchantement est tournée. Va falloir redevenir des existants à part entière. Des qui ont des besoins, des soucis, des maux.

Elle prend l'initiative de la conversation :

— Vous êtes sur une affaire intéressante en ce moment ?

— Très. Je cherche un couple de tueurs à gages. Pas banal, non ? Un couple ! Jamais vu ça ! Je connais déjà l'identité de la fille…

Marie-Jeanne murmure :

— Drôle d'occupation pour une femme. Sans doute agit-elle par amour pour un homme ?

— Pas sûr : je suppose qu'elle agit plutôt par cupidité ; peut-être aussi par goût du meurtre.

Et alors il me vient une idée.

Toute simple, c'est-à-dire une bonne idée.

— Toi qui es une fille intelligente, tu vas m'aider à gamberger.

Un temps, j'ouvre une parenthèse :

— Cela t'ennuie que je te tutoie ?

— Non, pourvu que vous n'exigiez pas la réciprocité : je serais incapable de vous dire tu.

— Même si un jour je devenais ton amant ?

Elle hausse les épaules.

— Je ne crois pas que vous deveniez jamais mon amant, monsieur le commissaire. Nous deux, c'est trop bien ainsi.

La déception me flétrit le tempérament. C'est comme un petit coup de chagrin étrange venu d'ailleurs. Et moi, tu sais mon esprit combatif ? Dès lors qu'elle me tient ce langage, je décide de la faire mentir.

— Vous disiez que je peux vous aider ? reprend Marie-Jeanne.

— Question de psychologie féminine. Suppose : tu es une tueuse agissant de concert avec un tueur, quelles précautions prends-tu pour assurer ta sécurité ?

Elle hoche la tête.

— Je ne suis pas une tueuse.

— Imagine.

— Il me semble que je changerais souvent d'identité et de domicile.

— C'est ce qui te vient en priorité à l'esprit ?

— Oui.

— Quoi d'autre ?

— J'en changerais après chacune des exécutions. Je changerais également mon look : ma couleur de cheveux et ma coiffure, mon style de vêtement. Bref, j'aurais le besoin de faire peau neuve. Après une opération pareille, on doit ressentir la nécessité de prendre un bain corporel, de nettoyer toutes les éclaboussures, comprenez-vous ?

— Peut-être que ce couple n'en est un que dans le travail, rêvassé-je.

Marie-Jeanne demande :

— La fille est jeune ?

— Elle n'a pas trente ans.

— Alors soyez certain qu'il s'agit d'un vrai couple !

— Et s'ils possédaient un repaire dans une campagne éloignée et discrète, comme on l'a vu faire à certains couples de terroristes ?

Elle étudie mon objection puis fait la moue.

— Je ne pense pas. La motivation des terroristes n'est pas la même. Ils ont une certaine idéologie à la base, ils cultivent un certain fanatisme. Des tueurs à gages, comme le nom l'indique, agissent pour gagner du fric, donc pour le dépenser. On ne dépense pas bien son argent dans des provinces lointaines, alors que Paris est là avec toutes ses tentations.

— Donc, tu les « sens » en ville ?

Elle rit.

— Vous savez, je ne suis pas médium. Je parle en me basant sur ce qui me paraît être une évidence. J'imagine que ces deux criminels font la fête et vivent dans un luxe que leurs origines ne leur avaient probablement pas apporté.

Son langage me paraît limpide comme de l'eau de roche. Tout devient clair et sans faille.

Dans un élan de reconnaissance, je me mets à lui narrer les étranges aventures de la journée. Je ne lui cèle rien, ce qui te prouve la confiance spontanée qu'elle m'inspire. Méthodiquement, je lui décris mes faits et gestes à partir du moment où je l'ai quittée ce matin : l'appartement de la rue Meissonnier, ce que j'y ai trouvé, la visite à la femme de ménage, les confidences du grand dadais, l'espèce d'empoisonnement dont a été victime mon zélé Béru, l'étrange climat qui règne au domicile de l'ambassadeur. Tu sais sa réaction ?

— Et pris par une enquête aussi passionnante vous avez trouvé le moyen de me rendre visite ! s'écrie-t-elle.

Oh ! la belle âme !

Si peu jalonnent notre route. Je savais bien qu'elle était digne d'intérêt, cette presque enfant !

Ne peux me retenir de saisir son doux visage à deux mains, comme au théâtre tu saisis la coupe ciselée contenant le philtre d'amour, mon vieux ! Elle n'a aucun mouvement de recul. Elle sait parfaitement qu'il s'agit là d'un élan du cœur. Je pose mes lèvres sur les siennes. Juste un chaste baiser, un peu appuyé mais qui, contrairement à l'Hexomédine, n'est pas pénétrant.

Et puis je la lâche, rouvre mes yeux, un instant clos sous l'effet de l'intense émotion qui m'a saisi. Sa peau de pêche irradiée me chauffe le visage.

— Ma belle rencontre ! soupiré-je.

Elle garde son air d'enfant sage, à peine troublée par ce contact de ma bouche.

Un nouveau sourire.

— Votre métier est passionnant, dit-elle, j'espère que vous ne vous en lassez pas ?

— Pour moi, il est toujours neuf !

— Tant mieux. C'est stimulant pour l'intelligence d'avoir à débrouiller ce genre de mystère. Il faut interpréter chaque détail, faire des hypothèses, tirer des conclusions, suivre des pistes. Je crois que j'aimerais ça.

— Eh bien, entre dans la police, mon ange !

Je ne lui précise pas que j'ai déjà recruté un balayeur sénégalais qui fait merveille.

— Non, ça reste encore un métier d'homme. Une femme qui brandit un revolver fait rire tout le monde.

Elle se met à gamberger.

— Il est clair que quelque chose s'est produit, au dernier moment, entre l'ambassadeur et ses meurtriers.

Je relève la tête.

— Tu le penses ?

Marrant que, spontanément, elle rejoigne mon propre sentiment. Faut croire que je roulais dans la bonne direction.

— Bien sûr. Ce couple est venu tuer le diplomate. Seulement le tuer. Et puis il a été amené à lui faire avouer un secret.

— Comment auraient-ils appris que cet homme en détenait un ?

— Mais parce qu'il le leur a dit, bien sûr ! répond Marie-Jeanne étonnée par ma question. Quand il a compris qu'ils allaient l'assassiner, le pauvre homme a tenté de faire dévier le cours de son destin en négociant avec eux. Il leur aura proposé de leur révéler une chose qui doit représenter une grande valeur en échange de sa vie, ce qui est une réaction humaine. Mais le couple n'a pas marché à fond dans la proposition et ces deux misérables ont voulu s'approprier le beurre et l'argent du beurre ; alors ils se sont mis à le torturer jusqu'à ce qu'il parle ; après quoi, ils l'ont achevé ! C'est horrible !

Ecoute, c'est pas pile ce que je te disais, rue Meissonnier en considérant le marteau, le coupe-cors, le mégot de cigarette ? Tu sais qu'elle a du chou, ma jolie Asiate ?

— Côté gamberge, tu as tout ce qu'il te faut, admiré-je. Voilà qui est raisonné de première !

Elle ne s'attarde pas sur ce compliment :

— Je suis convaincue que c'est à cause de ce secret qu'on a décidé de faire mourir votre ambassadeur. Du coup, ceux qui ont payé pour que s'accomplisse cette exécution en sont pour leurs frais puisque le diplomate a confié ce qu'il savait à ses bourreaux !

— Peut-être n'a-t-il pas parlé ?

Elle me regarde d'un air incrédule.

— J'espère que vous ne le pensez pas ! S'il a eu la faiblesse de vouloir négocier, il n'a pu avoir la force de résister aux tortures !

— En conclusion, d'après toi, il y a en ce moment dans Paris un couple de meurtriers qui détient le secret ayant causé la mort de Tabîtâ Hungoû ?

— Sûr !

Elle porte à sa bouche sa boîte de Coca. Le breuvage doit être tiédasse.

Je la regarde boire en me disant que je suis là à empiéter sur son sommeil. Elle dispose de si peu d'heures de repos, la gentille !

— Et tu dis qu'ils ont déménagé aujourd'hui ?

— Si ce n'est aujourd'hui, ce sera demain. Et ils ne fréquentent pas des hôtels, j'en suis convaincue beaucoup trop dangereux. Tout le monde est pratiquement fiché dans un hôtel. Ils doivent louer des studios meublés.

J'attrape sa menotte.

— Sais-tu ce que c'est que le parfilage, Marie-Jeanne ?

— Oui : c'est l'art de retirer les fils d'or ou d'argent d'une étoffe précieuse.

— Bravo pour ta culture ! Eh bien ! tu es une parfileuse surdouée, ma chérie !

Elle hausse les épaules.

— Tout ça est élémentaire, mon cher San-Antonio ! A mon tour, je peux vous poser une question ?

— Toutes celles qui te viennent à l'esprit !

— Ces tueurs ont été engagés par qui, selon vous ?

— Si tu me le disais, je te prendrais un abonnement de cent ans au Petit Echo de la Mode !

— Quand vous aurez retrouvé les tueurs, vous les arrêterez ?

— Tu voudrais que je les propose pour une prochaine promotion dans l'ordre de la Légion d'honneur ?

— Ils ne pourront pas vous apprendre l'identité de celui qui les a engagés pour trucider l'ambassadeur.

— Pourquoi ?

— Parce qu'ils l'ignorent !

— Qu'en sais-tu ?

— On m'a toujours dit que l'abc du métier (si j'ose dire) de tueur à gages c'est d'être coupé de son sponsor (toujours si j'ose dire !).

Voilà qu'à présent elle me déballe les principes de Paul Akourdidé ! Mais elle sent tout, cette gamine ! Je vais me mettre à complexer sérieusement, moi !

— Il y a bien un intermédiaire, puisqu'il y a marché !

— Bien sûr, mais cela doit rester très « occulte ». S'opérer d'une façon tellement subtile que l'anonymat des deux parties est préservé.

Comprenant qu'elle me donne un cours de criminologie, elle s'empresse de balbutier, confuse :

— Du moins, c'est ainsi que j'imagine les choses.

Et mézigue pâte, dindon dindonnant, de balancer avec une suffisance badine :

— Tu imagines juste, ma petite fille ! Pauvre con ! Je lui viens pas à la cheville, Marie-Jeanne !

Mais quand une idée la mène, cette greluse, pour la lui faire lâcher ! Morpionne, la bougresse !

— Alors, vous savez ce que vous ferez pour essayer d'avoir les « commentaires » des tueurs, le jour où vous arrêterez ceux-ci ?

Est-ce de la transmission de pensée ?

Toujours est-il que le déclic s'opère sous ma bigoudaine.

— Oui, dis-je, je sais : je ne les arrêterai pas !

Bon, elle est contente comme ça ? Oui, elle l'est, à preuve elle acquiesce avec un sourire ravi.

Je me lève et murmure :

— Pardon de vous avoir importunée, mademoiselle Montclair. Vous croyez que je pourrai revenir ?

— Oui, je crois, répond-elle.

Bon, je me retire avec la bite sous le bras !