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Cocantin, en l’attente du retour de sa dulcinée, était demeuré sur le port, en proie à une inquiétude qui, à mesure que le temps passait, s’était transformée peu à peu en la plus lancinante des angoisses, surtout quand il avait vu l’Aiglon s’éloigner de la rade en une rapide et silencieuse manœuvre.
– Ah! çà, se disait-il, qu’a-t-elle bien pu devenir? Elle a beau nager comme un poisson… qu’est-ce que je dis, mieux qu’une sirène… mieux qu’une ondine… il est matériellement impossible qu’elle ait pu suivre ce bateau qui, ayant le vent arrière, marche à une vitesse accélérée. Pourvu qu’elle n’ait pas eu un accident… Une crampe, un étourdissement… cela suffit pour provoquer une catastrophe irréparable. Si un pareil malheur était arrivé à cette chère Daisy, je ne m’en consolerais jamais. Car ce serait de ma faute, absolument de ma faute. Pauvre petite Daisy!
Mais bientôt un trait de lumière, véritable rayon d’espérance, se faisait dans l’esprit de Prosper.
– Parbleu!… songeait-il, accomplissant jusqu’au bout sa mission, elle aura voulu voir ce qui allait se passer à bord de ce navire… et elle aura certainement trouvé moyen, adroite comme elle l’est, de s’y faufiler sans que personne ne remarque sa présence.
Ainsi qu’on le voit, le directeur de l’Agence Céléritas avait deviné juste.
Cette fois son flair ne l’avait pas induit en erreur.
Mais à peine cette pensée s’était-elle installée en lui que son anxiété prit une forme encore plus aiguë.
– Voyez-vous, prévoyait-il, qu’ils l’emmènent ainsi jusqu’aux Indes ou en Amérique. Elle, qui n’a pour tout vêtement qu’une chemise américaine. La malheureuse!
Tout de suite il ajouta:
– Ce qu’elle doit avoir froid!
Considérant les vêtements de Miss Daisy Torp qu’il avait gardés devant lui, Cocantin s’écria avec un accent de naïveté exquise:
– Si seulement je pouvais lui faire parvenir tout cela! Ah! la pauvre petite Daisy… la pauvre petite!
Et, tout grelottant lui-même, il se mit à arpenter le quai… en battant la semelle et grommelant sur un ton de désespoir:
– Mes parents ont été bien coupables de ne pas m’apprendre à nager. Sans cela je serais avec elle… au lieu de rester là à me morfondre… à me geler… Il fait un froid de canard!… On a beau dire que dans le Midi il fait toujours très chaud. Quelle légende! Aussitôt que le soleil disparaît, on sent un petit «frisquet» qui vous tombe sur les épaules… la nuit surtout… Brou… j’ai beau marcher pour me réchauffer… je suis transi… littéralement transi… Ma pauvre petite Daisy, qu’est-ce qu’elle doit prendre pour son rhume?
Poussant un sonore et large éternuement, Cocantin ajouta:
– En fait de rhume, je crois que c’est moi qui en tiens un… Ah! quelle nuit… mes amis… quelle nuit!… Je serais rudement mieux dans mon lit. Quand on pense que j’étais venu là pour un rendez-vous d’amour… Il est joli le rendez-vous… Atchoum!… atchoum!… Ça y est… je suis pincé… Demain, mon nez coulera comme une fontaine. Me voilà frais!
Or, ce que notre excellent Prosper redoutait par-dessus tout, c’était le coryza.
Pour lui, cette affection devant laquelle les médecins les plus célèbres ont dû reconnaître leur impuissance et qui tient victorieusement en échec toute la science passée, présente, et probablement future, prenait les proportions d’un désastre irréparable.
Sans doute le microbe subtil qui a échappé si astucieusement à toutes les attaques des savants trouvait-il dans le nez de Cocantin un de ces asiles à la fois spacieux et sûrs où l’on peut, en toute sécurité, fonder un foyer important et y perpétuer une nombreuse famille.
Toujours est-il qu’il savait profiter de l’hospitalité généreuse bien qu’involontaire que lui offraient les cavités nasales de Prosper… si bien que, pendant plusieurs semaines, l’infortuné successeur du sieur Ribaudet semblait transformé en une fontaine Wallace dont l’incessant épanchement lui coûtait quotidiennement une bonne demi-douzaine de mouchoirs.
– Atchoum!… atchoum!… éternuait obstinément Cocantin, me voilà encore empoisonné… C’est inouï! Ah! çà, qu’est-ce que font donc les médecins?… Dire qu’il n’y en a pas un seul qui ait encore réussi à nous débarrasser de ce mal abominable! Quel nouveau Pasteur nous délivrera un jour de ce fléau? Je ne suis pas riche, mais je donnerais bien… Atchoum!… une pièce de dix mille francs… Atchoum!… à celui qui trouvera le moyen d’en finir avec le coryza… Atchoum! Saleté de saleté! C’est dégoûtant!
Et voilà que, pour comble de malheur, une saute de vent, décoiffant Cocantin, envoya sa casquette rouler dans la mer, découvrant son crâne qu’adornait une précoce calvitie.
– Allons, bon! s’écria-t-il, il ne manquait plus que ça! Je vais en pincer un qui ne va pas durer trois semaines, mais six mois. Atchoum! atchoum!
En un geste d’instinctive protection, Cocantin, de plus en plus désemparé, enfonça sur sa tête le joli toquet que miss Daisy lui avait confié.
Comme le vent redoublait, notre Prosper, après s’être cravaté avec les fins bas de soie de sa fiancée, n’hésita pas à endosser le vêtement de fourrures qu’avant de se jeter à la mer elle avait remis entre ses mains.
Et ce fut affublé ainsi qu’il continua à faire les cent pas sur la jetée, grelottant, éternuant, geignant, grognant, s’arrêtant pour sonder inutilement l’horizon nocturne avec sa lorgnette… mais bien décidé cependant à demeurer là jusqu’au retour de sa chère fiancée.
Vers le petit jour, il vit arriver vers lui un jeune homme accompagné d’un petit garçon… qui, dès qu’il l’aperçut, se précipita vers lui en criant:
– Non, mais alors, mon vieux Coco… v’là maintenant que tu te fringues comme une bergère. Laisse-moi te «zieuter», que je voie un peu comme t’es bath.
Et le môme Réglisse, en une pose d’admiration comique, se mit à contempler l’excellent Prosper qui, dans son accoutrement aussi étrange qu’improvisé, n’eût pas manqué de remporter un succès complet de fou rire dans un de ces défilés carnavalesques dont la Côte d’Azur a le secret.
Roger de Trémeuse, qui les avait rejoints, malgré l’inquiétude que lui causait l’absence prolongée de son frère, ne put réprimer une exclamation de joyeux étonnement.
– Ah! çà, mon cher monsieur Cocantin, fit-il… pourquoi avez-vous éprouvé le besoin de vous déguiser ainsi? Serait-ce par hasard pour vous livrer à quelque filature?
– Pas du tout, rectifiait Cocantin en accompagnant sa rectification d’un éternuement sonore. J’ai passé la nuit sur cette jetée, à attendre ma… ma fiancée…
– Votre fiancée?
– Une charmante Américaine, Miss Daisy Torp… que j’adore et qui m’aime.
– Coco…, observait malicieusement le môme Réglisse, tu nous avais caché cela… Eh ben, vrai, c’est pas chouette.
Le détective poursuivait ses explications.
– Je viens de vivre des heures bien pénibles… bien cruelles… Il fait froid… très froid… Le vent avait emporté ma casquette dans la mer… J’ai vite senti que j’allais m’enrhumer… Alors j’ai pris le parti de me coiffer du chapeau de ma fiancée… et de m’envelopper de ses vêtements.
– Elle s’était donc déshabillée? observait Roger tout ahuri.
– Mais oui…, affirmait le détective malgré lui.
Et il ajouta avec force:
– Pour se jeter à l’eau… pour suivre à la nage le canot qui emportait monsieur votre frère à bord de l’Aiglon.
– Que voulez-vous dire?… s’exclama Roger, qui, de plus en plus stupéfait, se demandait si Cocantin n’était pas subitement devenu fou, tandis que le môme Réglisse, précisant sa pensée, s’exclamait avec la franchise gouailleuse qui le caractérisait:
– Non, mais c’est-y que t’es tombé «louf»? ou bien que ton rhume te tape sur le ciboulot?
Mais, gravement, Cocantin affirmait:
– J’ai, au contraire, toute ma raison.
Et, prenant cet air solennel qu’il affectait dans les circonstances de sa vie, qu’il qualifiait lui-même de napoléoniennes, il déclara:
– Monsieur Roger de Trémeuse, j’ai d’importantes révélations à vous faire.
Le directeur de l’Agence Céléritas fit au frère de Judex le récit complet, exact et détaillé des événements dont il avait été le témoin pendant la nuit précédente et au cours desquels Miss Daisy Torp avait montré tant de crânerie intrépide et de dévouement désintéressé… scandant naturellement son discours de nombreux éternuements auxquels d’ailleurs, dans le feu de son verbe, il ne prenait plus garde… Il termina par cette phrase, qu’en son for intérieur il jugea digne du Mémorial de son maître:
– Je suis sûr que Miss Daisy Torp aura fait de son mieux… Quant à moi, je regrette de ne pas en avoir fait davantage.
Roger l’avait écouté avec le plus palpitant intérêt.
C’est qu’en effet, à ses yeux, la situation présentait une gravité exceptionnelle.
Quelles que fussent la prudence, l’adresse et la vaillance de son frère, il se demandait si celui-ci, une fois arrivé à bord de l’Aiglon, n’avait pas vu ses propositions refusées et par le banquier et par ceux qui le détenaient en leur pouvoir… et si Diana Monti n’en avait pas profité pour se débarrasser à tout jamais de son si dangereux adversaire.
– Quel que soit le courage de cette jeune femme, je doute, si mon frère a été ou se trouve réellement en danger de mort, qu’elle ait pu efficacement lui venir en aide.
Et son cœur se serrait à la pensée que l’être admirable qu’était Judex avait peut-être succombé au moment où il allait enfin réaliser sa sublime mission d’amour, de clémence et de bonté, lorsqu’un cri enfantin retentit tout près d’eux.
C’était le môme Réglisse qui, s’étant emparé de la lorgnette de Cocantin, inspectait depuis un moment l’horizon et constatait en son jargon spécial dont il n’avait pas encore eu le temps de se corriger:
– Chouette, les aminches! Vlà un «flottant» (bateau) qui rapplique à la «taule!»
Vite, saisissant les jumelles, Cocantin regarda à son tour:
– C’est lui, je le reconnais… c’est l’Aiglon… Ils reviennent… Tout va bien… Sauvés… Ils sont sauvés… je suis content… je suis heureux!…
Et l’excellent Prosper se mit à exécuter une danse frénétique à laquelle son accoutrement bizarre donnait une saveur toute particulière.
Mais il n’allait pas tarder à déchanter.
En effet, lorsque l’Aiglon eut jeté l’ancre à une faible distance de la jetée, on vit presque aussitôt un canot se détacher du bord et gagner le môle.
Bientôt, la silhouette de Judex se précisa debout au milieu de la barque.
Tandis que, peu à peu, on distinguait, assis à l’arrière, en une attitude de mélancolie profonde où il semblait entrer encore un vestige de crainte, le banquier Favraut… le père de Jacqueline!
Lorsque les matelots eurent accosté… et amarré le canot au quai, Judex fit un signe à Favraut qui, docilement, le suivit jusqu’à terre.
Alors Cocantin se précipitant vers Judex s’écria:
– Et ma fiancée?
À ces mots, Judex eut un léger tressaillement.
– Miss Daisy Torp, répondit-il, à laquelle je dois la liberté et même la vie… s’est élancée à la poursuite de Diana Monti qui avait réussi à se jeter à la mer.
– Et elle n’est pas revenue?
– Non, mais tranquillisez-vous, j’ai laissé là-bas une barque qui croise en ce moment dans les parages… et n’aura pas manqué de recueillir votre vaillante fiancée.
Cocantin, affolé, n’écoutait plus Judex.
Suivi du môme Réglisse, enchanté de prendre part à de nouvelles aventures, il s’était précipité vers le canot, criant:
– Conduisez-moi là-bas, je veux la retrouver, je veux la secourir.
– Faites ce que monsieur désire…, ordonna Judex au capitaine Martelli, qui était resté dans la barque.
Et, tandis que les matelots de l’Aiglon s’éloignaient vers la gare à force de rames, Favraut, encadré de Judex et de son frère, gagnait la villa de Trémeuse.
Durant le trajet, pas un mot ne fut échangé entre les deux frères et le père de Jacqueline.
À mesure qu’on approchait de la villa, le pas du banquier devenait de plus en plus hésitant…
Non dégagé entièrement de l’influence en quelque sorte hypnotique que Diana Monti exerçait sur lui, il gardait au fond de l’esprit une arrière-pensée d’inquiétude qui lui faisait se demander:
– N’était-ce pas elle qui avait raison?…
Et il se revoyait replongé dans une captivité dont rien désormais ne pourrait le tirer.
Qui sait même si Judex, averti par cette évasion, n’allait pas lui faire subir les affres terribles d’une incarcération cellulaire dans les souterrains du Château-Rouge?
Aussi, lorsqu’en arrivant devant la grille de la propriété des Trémeuse, Favraut reconnut derrière les barreaux le vieux Kerjean qui, lui aussi, attendait avec une anxieuse impatience le retour de Judex, éprouva-t-il un sentiment de terreur insurmontable qui se traduisit par ces mots bégayés d’une voix blanche:
– Lui… mon geôlier!…
Mais, doucement, Jacques rassurait:
– Non, Favraut… ce n’est pas un piège… je vous l’ai déjà dit… Nous vous avons pardonné.
Croyant rêver – car… son âme si naturellement ingrate se refusait à croire à la possibilité d’une aussi sublime clémence, – le banquier, toujours guidé par Jacques et Roger, gagna la maison.
Judex le fit entrer dans un salon… et, lui désignant un fauteuil, fit simplement, non plus avec un accent d’autorité irrésistible, mais sur le ton de la politesse la plus parfaite:
– Veuillez vous asseoir… monsieur Favraut… Je vais faire savoir à madame votre fille que vous êtes là.
Et il se retira, dominant non sans effort l’émotion qui, en cet instant si tragiquement décisif, s’était emparée de lui.
Favraut, demeuré seul… entendait encore vibrer à son oreille cette phrase qui avait enfin mis un terme à toutes ses incertitudes:
– Je vais faire savoir à madame votre fille que vous êtes là…
C’était donc vrai!… Il était libre!… libre!… Il allait retrouver sa force, son influence et sa fortune… son or…
Et, dans son premier mouvement d’impétueux égoïsme, toutes ses fièvres passées, toutes ses cupidités momentanément engourdies se réveillèrent en un irrésistible et foudroyant désir d’ambitions effrénées, de revanches éclatantes.
Redevenu maître de lui-même et de ses biens, de nouveau en possession de ce levier formidable qu’est la richesse, il eut un instant de griserie folle, inouïe.
Oubliant tous ses crimes passés, prêt à recommencer son œuvre de domination, dévastatrice, bravant avec la même insolence qu’autrefois… les protestations, les menaces et même la révélation de son infamie, non seulement il crut qu’il avait reconquis sa puissance si mystérieusement effondrée, mais il se persuada qu’il n’avait pas cessé un seul instant d’être le grand marchand d’or, l’un des rois de la finance contemporaine… Et ce fut pour lui une minute de frénésie joyeuse… dans laquelle il oublia tout: famille… amis… ennemis… Diana… Judex… Kerjean… pour ne plus que contempler, dans un étincellement féerique, le fleuve d’or qui recommençait à couler vers ses caisses… lorsque la porte s’ouvrit, livrant passage à Jacqueline qui tenait son petit Jean par la main.
À la vue de sa fille, qui avait remplacé ses vêtements de deuil par une robe blanche toute simple qui lui donnait une expression de grâce et de douceur infinies, le banquier, s’arrachant à cette ivresse morale qui, depuis le départ de Judex, s’était emparée de lui, eut un cri étouffé:
– Ma fille!
– Mon père, mon père!… frémit Jacqueline qui, toute aux élans de son amour filial, se précipita vers Favraut qu’avait déjà rejoint le petit Jean.
Sur le seuil… Judex contempla un instant ce spectacle.
Il eût voulu être tout à la joie du pardon.
Mais cependant une cruelle inquiétude subsistait en lui…
N’ayant pas encore revu la comtesse de Trémeuse, il ignorait donc l’entretien définitif que celle-ci avait eu avec la fille du banquier… et il se demandait:
– Lorsque Jacqueline apprendra la vérité… quelle sera son attitude à mon égard? Me pardonnera-t-elle?… ou bien ne voudra-t-elle plus voir en moi que Judex…, celui qui a frappé son père?…
Et… il s’en fut rejoindre sa mère.
– Favraut est là…, fit-il, je l’ai laissé avec ses enfants.
Et, d’une voix qui tremblait légèrement, il ajouta:
– Maintenant, nous n’avons plus qu’à attendre la décision suprême!
Lisant dans le cœur de son fils, Mme de Trémeuse répondit aussitôt:
– J’ignore ce que fera le banquier…
– Peu importe…, fit nerveusement Judex, j’ai conscience d’avoir fait mon devoir, tout mon devoir. Je ne le crains pas…, je l’attends…
– J’aime cette fière réponse…, répliqua Julia Orsini, elle est digne de toi… digne de nous… C’est ainsi que moi-même j’envisage la situation vis-à-vis de cet homme. S’il exige un débat au grand jour, je suis prête à l’affronter devant tous, prête à revendiquer, à la face du monde aussi bien que devant Dieu, la responsabilité de ma vengeance. Mais, je me hâte de le dire, j’ai l’impression très nette… que dis-je, j’ai la conviction absolue que Favraut n’osera rien faire contre nous… et qu’en tout cas, sa fille sera là pour l’en empêcher…
– Vraiment… mère…, s’exclama Jacques de Trémeuse en un transport de juvénile espérance, vous croyez que Jacqueline demandera à son père d’oublier?
– J’en suis sûre.
– Qui peut vous donner une certitude pareille?
– Jacqueline a tout découvert.
– Mon Dieu!
– Elle s’est aperçue que Judex, Vallières et toi, vous ne formiez qu’un seul personnage.
– Alors?
– Avec toute la loyauté que je lui devais et toute la franchise dont je suis capable, je lui ai révélé la vérité… lui donnant toutes les explications de notre conduite et lui faisant part des sentiments qu’elle t’avait inspirés.
Timidement, cette fois, Jacques interrogeait:
– Eh bien, mère?
Alors, en un sourire où semblaient revivre toutes les joies abolies, et qui reflétait l’amour lointain et sublime, éternel, qui avait été toute sa vie, la comtesse de Trémeuse fit, avec cette expression adorable, divine, qui n’appartient qu’aux mères:
– Je ne puis te dire qu’une chose, mon fils… Jacqueline sait tout… et elle t’aime.
– Mère!
Tel fut le seul mot qui jaillit des lèvres de Judex… en un cri de joie sans limite, de bonheur sans mélange.
– Oui, elle t’aime! répétait Mme de Trémeuse… qui… comme pour elle-même ajouta: L’amour a été plus fort que la haine… C’était écrit là-haut… et je n’ai pas le droit d’en vouloir à Dieu.
Mais le visage de Jacques s’était assombri…
La flamme d’espérance qui brillait en son regard s’était éteinte.
Surprise, la comtesse lui demanda:
– Qu’as-tu, mon fils?… Pourquoi cette mélancolie soudaine?… Que crains-tu donc encore?
Judex gardant le silence, Julia Orsini insista:
– Crains-tu peut-être que, dans un sentiment de tendresse maternelle mal comprise, je n’aie exagéré, altéré la vérité?
– Ma mère, j’ai trop de confiance en vous pour ne pas être convaincu que tout ce que vous venez de me dire est l’émanation même de la réalité.
– Eh bien, alors?
– Et Favraut?
À peine Judex avait-il prononcé ce nom que des cris se faisaient entendre:
– Au secours… vite… au secours!
Judex bondit jusqu’à la porte, car il avait reconnu la voix de Jacqueline.
Suivi de sa mère, il entra dans le salon où il avait laissé la jeune femme avec son père… et, tandis que la fille du banquier se précipitait vers lui en un geste de détresse éperdue, il aperçut, étendu sur un canapé et ne donnant plus signe de vie, Favraut près duquel le petit Jean priait à genoux et en pleurant…
– Que s’est-il donc passé? interrogeait Judex.
Jacqueline expliquait:
– Mon père semblait très ému et très heureux de nous avoir retrouvés, mon Jeannot et moi. Il avait commencé à nous parler… à nous interroger… Puis, s’asseyant sur le canapé, il avait pris son petit-fils dans ses bras, lorsque je l’ai vu pâlir… Ses yeux se sont révulsés, sa tête a oscillé, et il est tombé à la renverse et il est demeuré là, immobile… glacé… sans que j’aie pu, malgré tous mes efforts, le rappeler à la vie.
Et Jacqueline Aubry ajouta à voix basse, le regard agrandi par l’épouvante:
– J’ai peur… oui, j’ai peur qu’il ne soit mort!…
Judex s’approcha du banquier, écarta doucement l’enfant qui ne cessait de répéter:
– Grand-papa… c’est moi, c’est ton petit Jean, réponds-lui.
Puis, se penchant vers le corps inanimé, il écouta si le cœur battait encore.
– Ce n’est qu’un évanouissement, annonça-t-il au bout d’un bref instant. Rassurez-vous, madame, votre père vivra. Je ne vous l’aurai pas rendu pour qu’il vous soit repris de nouveau. Attendez-moi une minute, je reviens et, je vous en prie, rassurez-vous… il n’y a pas lieu pour vous d’avoir la moindre inquiétude.
Judex s’éloignait, Jacqueline avait saisi les mains de son père et s’efforçait de les réchauffer dans les siennes.
Quant au petit Jean, il s’était réfugié auprès de Mme de Trémeuse qui l’avait pris sur ses genoux et s’efforçait de le rassurer et de le consoler de son mieux.
D’ailleurs, ainsi qu’il l’avait déclaré, Jacques revenait promptement avec un flacon renfermant un puissant révulsif qu’il remit à Jacqueline en disant:
– Faites respirer cela à votre père. Lorsqu’il reviendra à lui, il est inutile qu’il nous voie, ma mère et moi. Mieux vaut qu’il se retrouve seul avec vous. Mais, je vous en prie, assurez-lui de nouveau qu’il n’a rien à redouter de moi… qu’il est libre… entièrement libre.
La fille du banquier remercia Judex d’un de ces longs regards dans lesquels semble passer toute une âme…
Tandis que Jacques et sa mère s’éloignaient avec le petit Jean, elle déboucha le flacon et l’approcha des narines de son père… qui ne tarda pas à pousser un profond soupir, tandis que ses paupières s’entrouvraient et que ses lèvres remuaient en un tremblement léger et convulsif.
Puis quelques sons rauques, incohérents, jaillirent de sa gorge… en même temps qu’un masque de terreur s’imprimait sur ses traits.
Bientôt les sons se précisèrent en un appel angoissé:
– À moi!
– Père… qu’avez-vous?… Ne craignez rien… Je suis là, près de vous.
Cette voix si douce, si harmonieuse, qui vibrait à son oreille, parut rassurer quelque peu le banquier… car il fit, déjà avec moins de fébrilité:
– C’est toi, Jacqueline?
– Oui, père, c’est moi… et je ne vous quitterai plus jamais.
Se penchant vers lui… ange de la rédemption sublime, divine annonciatrice de tous les pardons, pure messagère des infinies miséricordes, elle ajouta:
– Désormais, vous n’avez plus rien à craindre… le terrible cauchemar est fini.
– C’est donc vrai? murmura Favraut en contemplant sa fille qui lui souriait à travers ses larmes.
– Oui, père, c’est vrai, accentua l’admirable créature.
La figure du marchand d’or lentement se détendait.
Maintenant il commençait à croire à la possibilité, à la réalité de sa liberté reconquise… et, passant sa main sur son front où apparaissaient quelques gouttes de sueur, il fit:
– C’est affreux! ce que je viens d’éprouver… affreux…!
– Calmez-vous… reposez-vous…, conseillait Jacqueline.
– Non, non, il faut que je te dise…, imposa le banquier.
Et d’une voix âpre, saccadée, il déclara:
– Tout à l’heure, quand tu me parlais, quand mon petit-fils m’embrassait… j’ai été envahi par un sentiment de malaise indicible… J’entendais autour de moi comme des bourdonnements de cloches… un voile funèbre s’étendait devant mes yeux… je ne vous écoutais plus, je ne vous voyais plus, j’étouffais… oui, j’avais l’impression que la mort entrait en moi…
«Eh bien, cette impression épouvantable, cette sensation hideuse d’un corps qui se désagrège en pleine existence, d’une âme qui se dérobe, qui s’enfuit malgré tous les efforts que l’on fait pour la garder en soi, c’était exactement celle que j’avais éprouvée, au château des Sablons, le soir de ton dîner de fiançailles, quelques secondes avant de m’effondrer, frappé par la main mystérieuse de Judex!
Et, encore sous l’empire de la crainte effroyable qui l’avait envahi, Favraut articula d’une voix sourde:
– J’ai cru que je mourais pour la seconde fois!…
Le visage bouleversé, le père de Jacqueline poursuivait:
– Oui, je me suis dit que Judex, après avoir joué vis-à-vis de moi la comédie la plus cruelle, c’est-à-dire fait miroiter à mes yeux la renaissance possible d’un bonheur qu’il m’avait cependant déclaré à jamais impossible, me précipitait de nouveau dans l’abîme en un raffinement de vengeance implacable.
«Et tout à l’heure, quand je suis revenu à moi… dès la première lueur qui s’est faite en mon cerveau, je me suis demandé si je n’allais pas me retrouver en quelque cachot plus horrible encore que celui où je m’étais déjà réveillé d’entre les morts… si je n’allais pas subir le supplice épouvantable que Judex m’avait déjà réservé: celui de mourir enterré vivant dans mon cercueil.
– Père!
– Mais non… tu étais là… tu es là… Ta parole si douce et si tendre m’a vite fait comprendre que je n’avais plus rien à redouter ni de Judex ni de personne. Merci, mon enfant… merci de toute mon âme. Je me confie entièrement à toi… Où est Jeannot? Appelle-le vite… oui, appelle-le… car nous allons nous en aller tout de suite… n’est-ce pas? tout de suite, car je ne veux pas rester plus longtemps dans cette maison, en contact avec cet homme qui me déteste, et qui ne m’a délivré que parce que tu as su fléchir sa haine et sa colère.
– Père… laissez-moi vous dire…
– Écoute-moi, ma fille… je t’en prie… je t’en supplie… je suis encore tellement troublé que la seule pensée de mon ennemi peuple mon cerveau de visions atroces… Je ne veux pas redevenir fou… je veux garder toute ma raison… toute… pour vous refaire, à tous deux, à ton fils et à toi, la belle existence à laquelle tous deux vous avez droit. Judex m’a dit que, cédant à ses mystérieuses menaces, tu avais abandonné la part de l’héritage qui te revenait à l’Assistance publique…
– C’est vrai!
– Je ne puis que t’approuver, puisque c’est à ce geste généreux que je dois la vie. Mais maintenant que j’ai reconquis, non seulement l’existence, mais aussi la liberté, je vais aussitôt rentrer à Paris, faire valoir mes droits. Il faudra bien que l’on me rende ma fortune… et nous verrons bien alors si M. Jacques de Trémeuse ose de nouveau s’attaquer à moi!
– Mon père, reprenait Jacqueline d’une voix grave et douloureuse, Jacques de Trémeuse, pas plus que sa mère ni son frère, ne feront plus jamais rien contre vous.
– Ils feront bien!
– Ils vous ont pardonné dans toute la loyauté de leur âme entièrement apaisée. Je réponds d’eux comme de moi-même.
– Eh bien alors! scandait le banquier dont les instincts brutaux, égoïstes, au cours de la terrible expérience qu’il venait de traverser, n’avaient pas entièrement disparu…
– Je vous en conjure, poursuivait l’admirable créature, ne vous offensez pas de ce que je m’en vais vous dire… Mais il faut que je vous parle, oui, il faut que je vous dise tout ce que j’ai sur le cœur… La tendresse que je vous porte, l’amour de mon enfant me l’ordonnent si impérieusement que, malgré ma crainte de vous affliger, je ne puis résister à l’ordre supérieur que me dicte ma conscience de mère, de fille et d’honnête femme.
– Parle, invitait Favraut, dont la figure avait quelque peu repris son ancienne expression de dureté.
Alors, faisant appel à tout son courage, la fille du banquier exprima:
– Je n’ai pas à vous juger… Donc, aucun reproche ne s’échappera de ma bouche… En cette heure comme en toute autre, j’ai le strict devoir de ne me souvenir que d’une chose: c’est que vous êtes mon père. Cependant, il est de mon devoir de vous prévenir que je n’ignore rien des circonstances dans lesquelles vous avez acquis votre fortune.
– Que veux-tu dire?
– J’ai eu sous les yeux les preuves impitoyables… hélas! des moyens que vous avez employés pour vous enrichir… Je suis au courant de tout… Épargnez-moi des précisions qui vous seraient aussi pénibles qu’à moi-même.
Et comme Favraut avait un geste d’impatience voisin de la colère, Jacqueline, toujours divinement douce et miséricordieuse, poursuivit:
– Je sais… j’ai vu… j’ai eu sous les yeux les documents révélateurs…
– Et qui t’a dit? interrogeait le marchand d’or, haletant d’émotion.
– Vallières.
– C’était donc ce traître!
– Il s’appelait Jacques de Trémeuse.
– Comment… c’était lui… lui! s’écria le père de Jacqueline. Ah! maintenant, je comprends comment il a pu si facilement exercer sa vengeance. Ah! il est très fort… M. Jacques de Trémeuse… oui, très fort, beaucoup plus fort que moi.
Et, s’exaltant jusqu’à la plus inconsciente des incohérences, il s’écria:
– Et si, à mon tour, je lui déclarais la guerre?… Si, à mon tour, je me décidais à prendre sur lui la revanche à laquelle j’ai droit?… Dans quelques jours j’aurai reconquis ma puissance… Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je le broierai comme j’en ai broyé tant d’autres… Mais moi je ne serai pas aussi faible, je ne serai pas aussi stupide que lui… Je ne me laisserai pas désarmer, ni attendrir, dans le duel à mort qui va s’engager entre nous deux… Et, s’il a eu pitié de moi, je te jure que moi je n’aurai pas pitié de lui!
– Père! s’écria la jeune femme, incapable de se maîtriser davantage… Père, vous oubliez donc qui a commencé?
– Ah! il t’a dit aussi?…
– Oui, et voilà pourquoi je vous adjure d’oublier son acte de vengeance, pour ne plus vous souvenir jamais que de son geste de pardon.
– Tu ignores donc ce que j’ai souffert?
– Et lui… et cette pauvre femme qu’a été Mme de Trémeuse…
– Voilà que tu les défends!
– Je vous l’ai dit, mon père: je sais!… et si je déplore de toutes les forces de mon être les haines effroyables qui vous jettent ainsi les uns contre les autres… je ne puis cependant, malgré les liens du sang et l’affection qui m’unissent à vous, je ne puis cependant oublier que c’est vous qui les avez provoquées!
– Voilà que tu prends parti contre moi!
– Je cherche avant tout à vous défendre contre vous-même.
– Pour se disculper à tes yeux… Judex, se voyant découvert, a inventé sans doute quelque histoire imbécile!
– Nierez-vous qu’après avoir voulu déshonorer sa mère… vous avez amené son père au suicide?
– Mensonge!
– Vous ne voudriez cependant pas, mon père, me placer dans la cruelle nécessité de provoquer un débat d’où, c’est affreux à dire, vous ne pourriez pas sortir victorieux?
– Jacqueline!
– Calmez-vous… Redevenez comme vous étiez tout à l’heure… très doux… très bon.
– Tais-toi!
Et, comme si la folie s’emparait à nouveau de lui, Favraut s’écria d’une voix rauque, les yeux injectés de sang et tout le corps agité d’un tremblement de rage:
– Je veux voir Judex… je veux lui parler… je veux lui crier ma haine… je veux le tuer, oui, le tuer… de mes mains.
Mais Jacqueline se précipitait vers son père en criant:
– Vous voulez donc me faire mourir?
Ce cri déchirant parti du fond du cœur de l’héroïque jeune femme parut produire sur le banquier une impression aussi profonde qu’instantanée.
Il s’arrêta tout interdit, regardant sa fille avec une expression encore égarée, mais d’où toute fureur était cependant absente… et il bégaya:
– Toi mourir… non, non, je ne veux pas!…
Et, se laissant tomber sur un fauteuil, il s’écria en comprimant son front entre ses mains:
– Je ne sais plus, moi!… je ne sais plus!
Jacqueline l’avait rejoint… Doucement elle s’était assise près de lui… se penchant, toujours tutélaire, et bien décidée à mener jusqu’au bout ce tragique et sublime effort qu’elle avait entrepris pour arracher de l’âme ulcérée du banquier tous les mauvais instincts, tous les pires sentiments qui en avaient fait un criminel… Et doucement, sans violence, rien que par la force de la persuasion et de la tendresse, elle commençait sa tâche… la plus noble des tâches… le salut d’un père par son enfant.
– Écoutez-moi encore, disait-elle… Il n’y aura plus besoin de longues paroles entre nous… Je le vois… je le sens… vous avez commencé à me comprendre, vous allez me comprendre tout à fait. Père, croyez-moi… nous pouvons être si heureux… oh! oui, si heureux… surtout sans cet or maudit… cause de tous vos malheurs… raison de toutes mes larmes. Ma santé s’est rétablie… je vais pouvoir travailler… vous êtes jeune encore… Après quelque temps de repos, je suis sûre que vous éprouverez le besoin de vous remettre vous aussi à l’ouvrage. Nous nous en irons à l’étranger… en Amérique… où je ne doute pas un seul instant que, grâce à vos admirables qualités d’intelligence, d’énergie et de volonté, vous ne parviendrez à vous refaire promptement une fortune sinon aussi considérable que la première, mais tout au moins une situation d’autant plus solide et enviable qu’elle ne devra sa réalisation qu’aux plus honorables moyens.
«Il ne faut pas… oh! non, il ne faut pas que le banquier Favraut revive… Il doit à jamais dormir dans l’éternité où tous le croient à jamais enseveli… C’est un autre homme que vous devez être… c’est un nouveau père que je veux… oui, un père que je puisse chérir et respecter tout à la fois, un père dont j’aie le droit d’être fière, un père pour lequel je n’aurai pas assez d’amour et dont je veux entourer du plus pur des bonheurs les longues années qui lui restent à vivre. Oh! oui, oui, dites-moi vite que vous voulez bien que nous nous aimions ainsi?
À ces mots, le banquier écarta les mains qui lui cachaient le visage.
Jacqueline eut un cri d’allégresse… car instantanément elle comprit qu’elle était victorieuse.
En effet, ce n’était pas seulement tout le remords qui se lisait dans les yeux du marchand d’or… c’était toute la bonté qui s’était répandue sur ses traits… le transformant entièrement en un nouvel homme… en ce nouveau père tant espéré, tant attendu.
Et, dans une longue étreinte, la rédemptrice et le rénové mêlèrent leurs larmes… silencieusement… en une communion intime de leurs âmes à jamais réunies désormais dans le même sentiment du devoir et de l’honneur.
Puis le banquier reprit d’une voix maintenant assurée:
– Ma fille, je n’oublierai jamais ce que tu as été pour moi. Tu as fait mieux que de m’ouvrir les yeux, tu m’as guéri le cœur. Déjà, je m’aperçois combien il va m’être doux et bon d’être ce que tu veux que je sois. J’entrevois des joies nouvelles, inconnues… infiniment supérieures à ces sensations que me donnait ce tourbillon fiévreux incessant, au milieu duquel je m’agitais. Je comprends ce bonheur limpide que je remarquais jadis, avec un sourire méprisant, sur le front des hommes simples… J’aperçois l’inanité des ambitions malsaines… de ces triomphes tapageurs qui vous laissent toujours inassouvi. Je réprouve, je renie, je maudis tout cela… de toute la force de mon être, qui vient de revivre par toi, grâce à toi, à la vraie lumière. Sois bénie, mon enfant. Ne crains plus rien pour moi. J’ai bien saisi toute l’étendue de mon devoir. Réparer le passé… refaire l’avenir… mais dans le droit… dans la justice et dans la bonté…
– Père… embrassez-moi, s’écria Jacqueline… car je n’ai jamais été si heureuse!
Après avoir longuement serré sa fille dans ses bras… Favraut reprit… transfiguré et vraiment beau de douleur sincère et d’honneur reconquis:
– Maintenant, ma chère enfant, tu vas m’aider à accomplir la première étape de mon pèlerinage d’expiation et de repentir: conduis-moi près de Mme la comtesse de Trémeuse.
Et il ajouta… en enveloppant Jacqueline d’un regard où cette fois il n’y avait plus que l’expression de la plus fière et de la plus affectueuse paternité:
– Je veux lui parler… avant que tu ne revoies Judex!…
– Allons, mon vieux Coco… ne fais pas la tête comme ça. On va la retrouver, quoi… Une poule qui flotte comme un bouchon, c’est pas la mer à boire.
C’est en ces termes que le môme Réglisse qui avait pris place dans le canot de l’Aiglon, s’efforçait de rassurer son grand ami sur le sort de l’intrépide Miss Daisy.
Mais le directeur de l’Agence Céléritas, à mesure que la barque gagnait le large, sentait ses inquiétudes grandir.
En effet… les yeux rivés à la lorgnette, il avait beau scruter l’horizon qu’éclairaient à présent les premiers rayons du soleil… il n’apercevait rien… absolument rien…
Pas la moindre Daisy…
Pas le plus petit sillage d’une ondine sur les eaux.
Pâle… le regard navré… tout transi d’angoisse, il exprimait:
– Pourvu qu’elle n’ait pas été entraînée vers la haute mer par quelque courant. Quelle chose atroce! Rien que d’y penser j’en suis malade. Je sens que je deviens fou!…
Puis, s’adressant aux matelots… il interrogeait avidement:
– Est-ce qu’il y a beaucoup de courants par ici?
L’homme de barre, un vieux marin à la peau basanée et à l’œil malin, surmonté d’épais sourcils qui avaient pris les allures et la teinte d’une touffe d’algues marines, répondit en mâchonnant sa chique entre les trois ou quatre vieilles dents qui lui restaient au fond de la bouche:
– Il y en a… des fois… mais on peut s’en garer.
Cocantin, l’œil rond, inquiet, demanda tout en tremblant:
– Et des poissons… des poissons dangereux… Est-ce qu’il y a des poissons dangereux… des requins par exemple?
Le vieux matelot, d’un air gouailleur, répondait:
– Des requins… dans la baie de Saint-Tropez, j’en ai jamais vu.
Et, s’adressant à un petit mousse qui maniait déjà l’aviron avec une vigueur remarquable, il fit:
– Et toi… Paulo… t’en as-t’y vu des fois des requins… sur leur côte?
– Non, jamais!
– Alors, qu’est-ce que t’as vu?
– Des rascasses.
– Des rascasses! s’écria Cocantin qui, soit qu’il eût complètement perdu la tête, soit qu’il n’eût, en pisciculture, que de très vagues connaissances, se sentit tout à coup, rien qu’à ce nom à la fois sonore et agressif, envahi par une sueur froide, accompagnée de violents frissons.
Et tout de suite il ajouta, tandis que son nez immense frémissait d’angoisse:
– C’est méchant, ça, une rascasse?
Le mousse, auquel le vieux loup de mer avait lancé un rapide coup d’œil d’intelligence, fit aussitôt:
– Si c’est mauvais!… Autant dire, mon bon monsieur, qu’il n’y a pas de plus sale bête dans toute la Méditerranée… Si c’est mauvais!
– Tant que ça?
– Bien plus encore…
– Comment est-ce fait?
– C’est pas beau à voir…, définissait le mousse. Ça vous a d’abord une grosse tête… avec des yeux qui ressortent et qui sont tout hérissés de piquants, et puis… une gueule toujours ouverte… comme si elle voulait tout avaler à la fois.
– Ah! mon Dieu! soupirait Cocantin.
Le mousse poursuivait:
– Sur le dos, elles ont un gros paquet d’arêtes pointues… qu’elles redressent… quand elles sont en colère…
– Ne m’en dites pas davantage…, interrompait Prosper, bouleversé d’horreur par cette description aussi exacte que pittoresque.
Et il ajouta:
– Ma pauvre Daisy… pourvu qu’elle n’ait pas été dévorée par une rascasse!
À ces mots, tous les matelots partirent d’un joyeux éclat de rire.
– Non, mais… qu’est-ce qui vous prend? s’indignait le détective malgré lui. Il n’y a rien de drôle à cela… au contraire.
– Dévorée par une rascasse! répétait le loup de mer qui en avait lâché la barre. Dévorée par une rascasse!… Ah! mon pauvre monsieur, vous n’avez pas cela à craindre pour votre dame… Vous pouvez être bien tranquille. C’est plutôt elle qui l’aurait dévorée, la rascasse!
– Qu’est-ce que vous me racontez là? sursautait Cocantin que la colère commençait à envahir.
Car il commençait à avoir l’impression très nette que, depuis un moment, les matelots de l’Aiglon se payaient sa tête dans les grands prix.
Alors le matelot, tout en changeant sa chique de place, questionna, tandis que son œil pétillait de malice:
– Dites-moi monsieur, avez-vous parfois mangé de la bouillabaisse?
– De la bouillabaisse?
Le loup de mer définit, avec une précision digne de l’auteur du parfait manuel de La Cuisinière bourgeoise:
– C’est un plat du pays composé de pommes cuites dans de l’eau… ou dans du vin blanc et dans lequel on met beaucoup d’ail, de persil, de safran, de poisson, de laurier…
– J’y suis… j’y suis, reconnaissait le directeur de l’Agence Céléritas qui, faisant appel à ce qu’on est convenu d’appeler des souvenirs d’estomac, formulait:
– Je me rappelle en avoir mangé à Marseille, sur le quai… C’était bon… c’était même très bon. J’en ai mangé aussi à Nice… elle était non moins exquise… Mais qu’est-ce que la rascasse peut bien avoir affaire avec la bouillabaisse?
– Hé! c’est que la bouillabaisse est faite avec la rascasse.
– C’est donc un petit poisson?
– Un tout petit petit…
– Vous m’avez fait marcher!… s’écria Cocantin qui, doué d’un très bon caractère, eût été le premier à rire de la facile plaisanterie des hommes du bord, s’il n’eût pas été si anxieux du sort de sa fiancée.
Et il allait reprendre sa jumelle au môme Réglisse qui, depuis un instant déjà, s’en était emparé, lorsque le petit s’exclama:
– Hé! Coco, là-bas… un peu à droite, je vois quelque chose qui remue… qui remue dans l’eau…
Brusquement… l’héritier du sieur Ribaudet… saisit la lorgnette et regarda à son tour…
Puis, au bout de quelques secondes d’un émouvant silence, il s’écria:
– C’est elle!… Je ne la reconnais pas bien… mais ça ne fait rien… j’en suis sûr… c’est elle… Mon cœur me l’a dit tout de suite.
Et, sans se douter un seul instant qu’il parodiait le chevalier des Grieux dans Manon, il ajouta en se frappant la poitrine:
– Et mon cœur ne se trompe pas!… Ah! Daisy… Daisy! J’arrive à temps pour te sauver!…
Immédiatement… le canot se dirigea vers le point mouvant que l’on distinguait au loin… à la surface des eaux calmées, et qui ne se ridaient plus que de quelques vagues légères… onduleuses, plutôt faites pour favoriser la nageuse que pour gêner ses mouvements.
Peu à peu… le but se précisait…
Cocantin et le môme Réglisse n’avaient été nullement l’objet d’une erreur.
C’était bien Miss Daisy Torp qui… toujours souple… gracieuse, bien que réellement fatiguée, se balançait sur les flots.
En apercevant la barque qui venait à son secours, la jeune femme, redoublant d’efforts, voulut revenir vers elle…
Mais… elle avait trop présumé de ses forces.
Visiblement épuisée elle battit l’air de ses mains… et, au moment où le môme Réglisse lui lançait: «Tenez bon, nous voici», la nageuse disparut sous l’eau… tandis que Cocantin désespéré s’exclamait:
– Trop tard! nous sommes arrivés trop tard! C’est épouvantable! Je ne m’en consolerai jamais… jamais!
Mais à peine avait-il prononcé cette phrase qu’un cri d’espoir et d’allégresse lui succédait.
– Elle… c’est elle. Je la vois. Daisy… ma fiancée! ma femme!
Il venait de voir reparaître tout près de la barque, flottant à portée de sa main, l’opulente chevelure de Miss Daisy.
Brusquement, il avança le bras et empoigna vigoureusement… une touffe de cheveux blonds… tandis que les matelots, se penchant hors de l’embarcation, parvenaient à saisir la jeune femme par un bras.
Daisy était sauvée!
En un clin d’œil elle fut remontée à bord.
Il était temps…
L’audacieuse ondine était privée de tout sentiment.
Tandis que le canot regagnait la terre, Cocantin, aidé du môme Réglisse qui s’y connaissait, se mit à la frictionner avec une ardeur sans pareille, tout en lui murmurant les paroles les plus sincèrement admiratives et les plus doucement affectueuses.
Au bout de quelques minutes, la jolie Américaine revint à elle…
En apercevant Cocantin qui, penché sur elle, guettait avec impatience son premier regard, elle balbutia d’une voix encore éteinte:
– Thank you very much! (Je vous remercie beaucoup)…
Et presque aussitôt elle ajouta:
– Cela va mieux… beaucoup mieux… J’aurais tant voulu rattraper cette femme!
Et elle ajouta:
– Vous pouvez dire à votre ami Judex qu’elle ne viendra plus l’ennuyer… à présent… Je vous le garantis!
Puis… fermant les yeux… Miss Daisy Torp tomba dans une sorte de torpeur, inévitable conséquence de la dépression nerveuse qu’elle subissait à la suite de l’effort surhumain qu’elle venait d’accomplir.
Nous n’attendrons pas que Miss Daisy Torp soit revenue à elle pour narrer à nos lecteurs l’issue du combat terrible qui s’était passé en mer, et dont Diana Monti et la jolie ondine avaient été toutes deux les protagonistes.
L’aventurière avait commencé par se cramponner avec l’énergie du désespoir au cou de la nageuse… cherchant à l’étrangler en un spasme de rage suprême, formidable.
Mais si elle était adroite et robuste, l’Américaine ne lui cédait en rien en vigueur et en agilité.
Vivement elle s’était dégagée…
Comprenant qu’il s’agissait d’un véritable duel à mort, d’une lutte sans merci… les deux adversaires, revenant à la surface, s’étaient empoignées à nouveau en une furieuse étreinte.
Mais, cette fois, Miss Daisy Torp, mieux sur ses gardes et complètement fixée sur les intentions de son ennemie, avait tout de suite pris l’initiative du combat.
Immobilisée… serrée comme dans un étau… incapable de réagir, entièrement dominée, annihilée par la valeureuse Daisy, qui redoublait d’efforts, l’ex-institutrice des Sablons avait promptement senti ses forces s’épuiser… et, tandis qu’un dernier cri de rage infernale s’échappait de ses lèvres, elle avait perdu connaissance, ne laissant plus entre les mains de la nageuse triomphante qu’une sorte de loque humaine que la mer ne demandait qu’à engloutir.
Mais Daisy Torp, toujours intrépide, avait résolu de ramener sa prisonnière à bord de l’Aiglon.
Elle voulait que son succès fût complet, décisif.
Et, tout en soutenant d’un bras, hors de l’eau, la tête de la misérable, elle nagea vers le navire qu’elle apercevait au loin, et qui commençait sa manœuvre de retour. Mais bientôt elle s’aperçut qu’elle avait trop présumé d’elle.
Contrariée, gênée par les courants qui, sans présenter aucun danger, n’en étaient pas moins une entrave fatigante… en la forçant à chaque instant à modifier sa route et, tout en ralentissant son allure, l’écartaient sensiblement de l’Aiglon, la fiancée de Cocantin comprit bientôt qu’il serait plus que téméraire de persévérer dans son projet… et qu’elle devait assurer, avant tout, son propre salut.
Lâchant Diana Monti, qui n’avait pas repris ses sens et disparut aussitôt sous les flots, elle résolut de retourner seule à bord.
Mais comme elle s’orientait… une exclamation lui échappa.
L’Aiglon, toutes voiles dehors, s’éloignait rapidement vers Sainte-Maxime.
Quant à la barque que Judex avait envoyée au secours de la nageuse, soit qu’elle se fût trompée de route, soit que Daisy, au cours de sa poursuite et de sa lutte, eût été entraînée dans une autre direction, elle avait disparu.
Il ne restait plus à miss Torp, comme dernière ressource, que de gagner la terre à la nage.
En aurait-elle le pouvoir?…
En tout cas, elle allait l’essayer avec l’énergie indomptable qui la caractérisait.
Ainsi qu’on l’a vu plus haut, fort heureusement pour elle, Cocantin était arrivé au moment où, malgré son indomptable courage et ses facultés physiques prodigieuses, elle allait couler à pic…
Et comme, au moment où la barque qui l’avait recueillie entrait dans le port, elle rouvrait les yeux, apercevant le môme Réglisse qui la regardait avec une expression d’admiration profonde et d’irrésistible sympathie, elle demanda d’une voix encore un peu dolente:
– Quel est cet enfant?
– C’est mon fils…, répliqua gravement l’excellent Cocantin en attirant le brave petit contre lui…
– Alors, sourit la gracieuse ondine, ce sera aussi le mien.
– Mince de luxe! s’exclama le môme Réglisse en embrassant la nageuse. Un papa… une maman… tout ça dans la même journée. Il ne me manque plus maintenant que de faire un héritage.
Et il ajouta en prenant un air de comique importance:
– Ce que c’est, tout de même, que d’avoir eu toujours une bonne conduite!
Cédant tout de suite à la demande du banquier, Judex avait conduit celui-ci auprès de sa mère.
Mme de Trémeuse se trouvait dans son salon… avec son fils Roger, en train de consoler le petit Jean… qui, après avoir réclamé sa maman et son grand-papa, s’était enfin laissé convaincre et calmer par les paroles pleines de bonté que lui adressait la comtesse.
En apercevant Jacqueline, qui avait suivi son père, Jeannot s’évada des bras de Mme de Trémeuse et courut se jeter dans ceux de sa mère…
Comme la jeune femme, voulant éviter à son fils le spectacle douloureux qui s’annonçait, se préparait à l’emmener au-dehors, Favraut fit… avec un accent de volonté que tempérait à présent beaucoup de douceur:
– Reste, ma fille… Reste avec le petit… Il faut que lui… comme toi… soit présent à ce qui va se passer ici… Il faut que le souvenir en demeure à jamais en son esprit comme en son cœur. Je veux qu’il s’en pénètre intimement, absolument. Je veux qu’il soit le témoin de mes remords! Car si jamais, ce qui n’arrivera pas… il subissait l’entraînement des tentations mauvaises, en se rappelant ce qu’il m’aura entendu dire et vu faire aujourd’hui, il comprendra qu’ici-bas, il n’y a qu’une seule vraie route à suivre: celle de la droiture, de la justice et de l’honneur!
En entendant ces mots, Mme de Trémeuse s’était levée en un mouvement d’indicible surprise.
C’était ce criminel sans scrupule qui parlait de la sorte!…
C’était ce bandit qui, après avoir impitoyablement broyé tous ceux qu’il considérait comme un obstacle à son ambition effrénée, après avoir semé autour de lui le deuil, la honte et la misère, désuni, brisé, dispersé tant de foyers, désespéré tant d’âmes, assassiné tant de cœurs, reconnaissait enfin ses torts… en une attitude prouvant qu’il était prêt à toutes les expiations, décidé à tous les repentirs!
Comme il était transformé!…
Ce n’était plus le marchand d’or arrogant, cruel, impitoyable, qui, avec ses millions, prétendait en imposer à tous, acheter toutes les consciences, venir à bout de toutes les honnêtetés, flétrir les pudeurs les plus nobles, avilir les sentiments les plus élevés.
À présent, Mme de Trémeuse avait devant elle un homme, un pauvre homme, profondément meurtri, humilié sans bassesse, ne souffrant plus que de regrets, bien décidé à tous les sacrifices, prêt à subir toutes les souffrances, les réclamant même… mais avant tout, par-dessus tout, assoiffé de pardon, non pas tant pour lui que pour ces deux êtres de grâce et d’innocence qui, rien que par la force divine de bonté et d’amour dont ils rayonnaient, avaient enfin rouvert ses yeux à la lumière.
Ah! combien en ce moment il était sincère!… Combien il eût voulu, au prix de chaque goutte de son sang, racheter tous les crimes qu’il avait commis et dont il venait seulement de comprendre la hideur!
Et, tombant aux genoux de Mme de Trémeuse, Favraut s’écria:
– Madame! pendant de longues années j’ai été un misérable. Je me suis conduit envers vous comme le dernier des lâches. J’ai brisé votre bonheur!… C’est abominable! Je le reconnais humblement, douloureusement. Je vous en demande pardon, madame… oh! oui, pardon, de tout ce qui me reste de forces. Je voudrais pouvoir, comme le faisaient jadis les premiers chrétiens de l’Église, me confesser devant tous, en public. Mais une telle manifestation entraînerait le déshonneur des miens. Je ne dois pas faire supporter à deux innocents le poids de mes fautes. Le banquier Favraut est mort… Il ne revivra pas… il ne profitera pas de votre clémence pour reprendre dans ce monde une place à laquelle il n’a plus droit, pour réclamer des droits dont il se déclare à jamais déchu… Il disparaîtra… il se refera une autre existence… et s’efforcera de procurer, honnêtement cette fois, à sa fille et à son petit-fils… par un labeur acharné, la large aisance qu’ils méritent.
Mme de Trémeuse déclara:
– Notre présence en ce salon doit vous prouver que je vous ai pardonné.
Et avec un accent qui prouvait que, en cet instant suprême, elle avait dû s’imposer jusqu’au bout un dernier et rude effort pour accomplir jusqu’à la fin l’œuvre de miséricorde à laquelle, peu à peu, elle s’était laissé gagner, Mme de Trémeuse ajouta:
– Relevez-vous, monsieur… tout est effacé.
– Je n’ai pas fini, reprenait Favraut qui avait joint ses mains comme s’il adressait déjà une action de grâce à cet ange du pardon qui venait d’abaisser sur lui ses ailes. En effet… il faut que vous sachiez que non seulement je n’en veux pas à Judex… mais que je le remercie… Oui, je le proclame… votre vengeance était légitime. J’ajoute qu’elle était sacrée. Vous aviez le droit, le devoir de me frapper. Vous n’avez pas voulu aller jusqu’au bout de votre tâche… Vous avez eu pitié… soyez-en bénie!
– Jean, mon enfant… va vite embrasser ton grand-père…, s’écria Jacqueline dont le visage était éclairé par le reflet du plus pur bonheur qu’elle eût connu en ce monde.
Alors, attirant contre lui le chérubin qui, sans saisir encore la signification de cette confession tragique, en sentait néanmoins toute la grandeur, Favraut s’écria:
– Mon petit, mon petit… comme je vais enfin pouvoir t’aimer toi… et ta maman!
– Mais, mon grand-papa, nous t’avons toujours aimé, nous! répondit l’enfant en posant ses lèvres sur le front brûlant de son aïeul.
– Favraut…, fit gravement Mme de Trémeuse, maintenant, soyez rassuré, le baiser de cet ange, c’est votre absolution!…
Lorsque, après une longue crise de larmes, le banquier put reprendre la parole, il fit:
– Maintenant, il ne me reste plus qu’à partir avec mes enfants. Je ne veux pas, je ne dois pas vous imposer plus longtemps ma présence…
Mais Mme de Trémeuse, lui désignant tour à tour Jacques et Jacqueline… dont les yeux venaient, en un signe de détresse exquise, de trahir mutuellement le cher secret de leur âme, fit, maternellement, divinement pitoyable:
– Regardez-les, monsieur Favraut… Aurons-nous, l’un et l’autre, le triste courage de briser ces deux cœurs-là?
Et elle fit encore… sublime d’abnégation humaine:
– Mon pardon a été celui de leur amour… Il était en eux, parce que Dieu l’y avait mis… Ne contrariez pas les desseins de Dieu!
– Ô vous, la plus sainte des femmes!… murmura le banquier… unissez leurs mains comme ils ont déjà uni leurs cœurs…
«Je m’en irai seul!… Qu’ils soient à jamais heureux!»
– Et mon fils? avait demandé en tremblant Kerjean à Jacques de Trémeuse.
Celui-ci avait saisi les mains du vieillard et, avec une expression de commisération profonde, il avait déclaré:
– Il ne pouvait pas échapper à la justice! Entraîné par la fatalité, il est allé lui-même au-devant du châtiment… En voulant m’assassiner, Kerjean, il a péri à ma place…
Comme un sanglot douloureux déchirait la poitrine de l’ancien bagnard, Jacques de Trémeuse reprit:
– Quoi qu’il en soit, mon ami, vous resterez toujours près de moi. Mon œuvre n’est pas terminée. Ce n’est pas une raison parce que j’ai conquis le bonheur pour que je m’enferme dans un égoïsme méprisable et coupable. Une fois uni à la femme que j’aime, et d’accord avec elle, grâce à ma fortune immense, je vais pouvoir rester Judex, c’est-à-dire celui qui juge, celui qui punit et celui qui récompense, tâche superbe, tâche formidable, qui m’attire d’autant plus que j’en ai déjà goûté le passionnant attrait. Je puis donc avoir besoin de vous, Kerjean… et je vous demande de rester avec moi.
– Merci! fit l’ancien meunier des Sablons en portant jusqu’à ses lèvres les mains de son bienfaiteur.
Le lendemain, Kerjean errait mélancoliquement sur la grève, devant la mer qui avait servi de tombeau à son fils… Il songeait tristement que, sans cette misérable aventurière, sans Diana Monti, son fils serait là, prêt à seconder Judex dans la nouvelle tâche qu’il allait entreprendre… Et devant la réalité, désormais inéluctable, une sourde rage grondait en lui; un âpre désespoir s’emparait de tout son être… et il se disait:
– Si je tenais cette femme… comme je la tuerais sans pitié!
À ses pieds, les vagues déferlaient, inondant les galets d’écume… découvrant et recouvrant tour à tour une masse sombre, vers laquelle le père de Moralès s’avança… mû par une sorte d’instinct irrésistible.
Avec une stupéfaction voisine de l’horreur… Kerjean reconnut bientôt que cette masse était une forme humaine, un cadavre… celui de la femme qui avait été le mauvais génie de son fils et que le flot rejetait maintenant à ses pieds comme pour lui dire: «Tu es vengé!»
La nuit suivante, les restes de Diana Monti, recueillis secrètement par les soins de Judex, reposaient au fond d’un trou creusé dans un champ désert voisin de la côte… Aucune croix ne marque l’emplacement de la tombe mystérieuse… L’enfer avait reconquis son démon!