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M. Hilaire suivait donc le marchand de cacahuètes. Tout doucement l’autre s’était mis à remonter les quais.
Il ne devait pas être loin de trois heures du matin.
Des ombres singulières apparaissaient tout à coup et disparaissaient presque aussitôt, frôlant le père Cacahuètes qui, lui, ne paraissait s’étonner de rien, marchant toujours cahin-caha, son petit baril au bras avec l’allure d’une vieille qui revient de faire ses provisions.
De l’autre côté de l’eau, des coups de sifflet bizarres semblaient s’appeler et se répondre. La nuit était menaçante de mystère. Enfin M. Hilaire regrettait de n’être point couché tranquillement à côté de Mme Hilaire, son épouse.
Et cependant il venait de retrouver Chéri-Bibi!
Car c’était bien lui! Il ne pouvait plus en douter et les dernières paroles relatives à la morue espagnole dont il régalait jadis son ami avaient définitivement éclairci ses soupçons!
Chéri-Bibi, qu’il avait tant aimé, qu’il avait tant pleuré, était vivant! D’où venait donc que le cœur de M. Hilaire n’était point rempli d’une sublime allégresse?
Déchu moralement et physiquement, Chéri-Bibi n’était plus qu’une ruine! En vérité, cela, M. Hilaire osait à peine se le dire, au fond, tout au fond de son obscure conscience. N’eût-il point mieux valu pour Chéri-Bibi qu’il fût mort, mort héroïquement, superbement, dans l’incendie de la Falaise, sous les ruines fumantes de la maison du Touchais, ou au bagne quand il y était retourné, que de ressusciter à nouveau aux yeux attristés de la Ficelle (chut! de M. Hilaire) dans la lamentable carcasse d’un marchand de cacahuètes!
– Regardez-le, le pauvre, comme il traîne la patte! s’interpellait en douceur M. Hilaire… Si ça n’est pas à pleurer! Il doit être perclus de rhumatismes! Pourquoi n’est-il pas venu me trouver plus tôt? Sans doute parce qu’il avait honte… Je lui ferai une petite rente sans en parler à Mme Hilaire, pauvre Chéri-Bibi!
«Mais où va-t-il? Où va-t-il?»
«Ah! on entre dans le cul-de-sac historique» Oui. M. Hilaire reconnaît le cul-de-sac historique. C’est là que le duc d’Orléans fut assassiné au temps des Armagnacs. On était dans le quartier des Francs-Bourgeois, dans le quartier de M. Hilaire.
Quand M. Hilaire arriva au coin du cul-de-sac, qu’un pâle reflet de lune éclairait bien faiblement, il allongea la tête et vit Papa Cacahuètes en grande conversation avec un petit gars à casquette et à accroche-cœur sur les tempes, dont l’aspect seul causa à M. Hilaire une répugnance que nous renonçons à décrire.
«Voilà donc les gens qu’il fréquente maintenant!»
Le gars à casquette se trouvait entre les brancards d’une voiture à bras qui paraissait lourdement chargée de deux sacs. Il l’avait tirée jusque-là et, sans doute, attendait-il des ordres. C’est alors que Papa Cacahuètes lança un sifflement strident, qui fit bondir de l’ombre M. Hilaire, comme il lui arrivait autrefois quand Chéri-Bibi l’appelait pour une besogne pressée. M. Hilaire ne se rendit compte de la spontanéité touchante de son geste que lorsqu’il fut près de Papa Cacahuètes. M. Hilaire rougit dans l’ombre et Papa Cacahuètes se mit à rire à petits coups déplaisants en grinçant entre ses dents (car il les avait conservées toutes… une mâchoire terrible):
– Bravo! M. Hilaire!
L’épicier eut un haut-le-corps et fit un pas de retraite… Décidément, Chéri-Bibi allait le compromettre! il eut envie de lui souffler: «Ne me nommez pas, je suis dans mon quartier!»
Mais, après tout ce qu’il venait de voir, il était inutile d’apprendre à Chéri-Bibi qu’il habitait dans ce quartier-là!
«On ne s’est jamais rencontré, pensa-t-il, parce qu’il doit sortir pour aller vendre ses cacahuètes à l’heure où je me couche!»
Quand il eut fini de rire, le vieillard dit en montrant le jeune homme à la casquette:
– Monsieur Hilaire, je vous présente le jeune Mazeppa, employé chez un cafetier où il est chargé de vider les fonds de petits verres. Entre-temps, il fait mes commissions. Il vient de m’apporter deux sacs de cacahuètes que vous aurez la bonté de décharger avec moi, car Mazeppa est pressé, son patron le réclame! Je peux compter sur vous, monsieur Hilaire?
– Oui, oui! Mais comment donc!
M. Hilaire ne savait plus où se mettre. Ce fut bien autre chose quand M. Mazeppa, après avoir salué respectueusement Papa Cacahuètes, lui serra la main, à lui comme à un vrai «poteau».
Mais déjà Chéri-Bibi le mettait à la besogne.
Il dut soulever avec lui l’un des sacs. Jamais M. Hilaire n’aurait pensé qu’un sac de cacahuètes pouvait être aussi lourd!
Chose extraordinaire! Il pliait, lui, sous la charge, et Chéri-Bibi la soulevait sans effort apparent… «Tiens, tiens, pensa-t-il, il est moins déjeté que je pensais!»
Papa Cacahuètes avait poussé la porte basse de son caveau, car c’est là qu’il habitait, et il guidait l’expédition:
– Prends garde à te casser la margoulette, fit-il, de sa voix rauque… C’est déjà arrivé dans le temps, à c’t’endroit-là, au dab d’Orléans; pas la peine de r’commencer l’histoire, s’pas? Attention! Y a dix marches! dix marches à descendre, et nous sommes au premier étage!
Ils étaient dans une nuit profonde! M. Hilaire, suait, soufflait.
– T’as vieilli, la Ficelle! grogna le vieillard.
– Chut!
– Te demande pardon, monsieur Hilaire!
– Silence!
– Ben, comment veux-tu que je t’appelle?
– Ne m’appelez pas!
On entendit dans l’ombre comme une sorte de rugissement et M. Hilaire laissa échapper son sac qui continua de descendre sans lui!
– Remonte! fit la voix qui avait rugi.
M. Hilaire remonta à reculons, comme pour repousser l’agression de l’ombre.
Cependant, il parvint au niveau du cul-de-sac sain et sauf. Mais sous la clarté lunaire, la figure terrible du marchand de cacahuètes apparut, presque aussitôt.
Le vieillard était tremblant de fureur. Il s’en fut tout seul à la charrette qui dressait vers le ciel ses brancards suppliants; d’un seul effort et avec un «han» d’effroyable orgueil, Chéri-Bibi jeta sur son dos le second sac de cacahuètes: et alors, se retournant vers M. Hilaire et lui montrant l’extrémité de la ruelle où cliquetait la lueur blafarde du réverbère:
– Va-t-en! commanda-t-il.
Et il s’enfonça dans son caveau, la charge énorme du sac sur son épaule, et repoussant derrière lui, d’un coup de pied méprisant, la porte qui se referma, le séparant d’un compagnon indigne.
M. Hilaire se traîna jusqu’à la porte, il en secoua la clenche, il fit entendre les plus pitoyables gémissements, il eut des mots d’une douceur admirable, car son repentir était sincère.
Oui, il comprenait la colère de Chéri-Bibi et son indignité à lui, M. Hilaire!
Et il demandait pardon! «Chéri-Bibi! Chéri-Bibi! pardonne-moi, gémissait-il… Ouvre-moi ta porte… ouvre-moi ton cœur! C’est moi, la Ficelle, qui t’en supplie! C’est votre serviteur, monsieur le marquis, qui se traîne à vos pieds!»
Il ne put continuer ses beaux discours: l’émotion l’étouffait; les larmes le noyaient et certainement M. Hilaire menaçait de succomber à son désespoir quand la porte basse se rouvrit, quand une main le ramassa sur le pavé où il traînait ses soupirs et son remords et l’attira dans le trou, sous terre, dans cette nuit de cave où il se sentit tout à coup entre des bras puissants qui l’étreignaient et sur un cœur qui battait avec rudesse au rythme de la plus sublime amitié: celle qui pardonne!
– Mon bon Hilaire! Tu m’aimes donc toujours?
– Si je vous aime! Ah! monsieur le marquis!
– Non! non… dis-moi Chéri-Bibi, comme aux premiers jours! et tutoie-moi!
– . Si je t’aime, Chéri-Bibi! C’est-à-dire que je ne t’ai jamais autant aimé! Ma vie, mon bien, tout est à toi! tout t’appartient! Dispose de moi comme autrefois.
– Autrefois! Ah! La Ficelle! Autrefois! Tiens, laisse-moi pleurer, mon ami… Te rappelles-tu ce jour où nous descendions ensemble pour la première fois la côte de Dieppe? Nous arrivâmes au Pollet, je te montrai la boucherie où l’on m’avait mis jadis en apprentissage et où j’avais appris à donner mon premier coup de couteau…
– Si je me rappelle, monsieur le marquis! Avec quelle émotion vous regardiez l’étalage! Vous disiez: «Rien n’a changé!» Je reconnais le «saigneur», je reconnais le «tinet». Ici, il y a toujours eu de la viande coche!
– Et quand la marquise nous attendait, ma bonne et douce Cécily? et qu’elle nous saluait de loin, si gracieusement, en agitant son mouchoir de dentelles?
– D’une main, monsieur le marquis, car de l’autre, elle tenait votre enfant dans ses bras!
À cette évocation succéda un silence plein de larmes.
– Voyons, il faut être un peu raisonnable! Là, laisse-moi allumer un bout de chandelle… ne bouge pas! tu pourrais te casser une patte!
Bientôt, un modeste luminaire brilla au poing de Chéri-Bibi et il fit faire à M. Hilaire le tour de ses appartements. C’était quelque chose de bien triste, de bien nu, de bien moisi. Des caves! Ce n’était pas autre chose que des caves, au mobilier d’un sommaire qui faisait pitié à M. Hilaire, lequel avait une belle chambre à coucher en acajou pur Louis-Philippe.
M. Hilaire poussa un soupir.
– Mon bon la Ficelle, tu trouves que tout est bien pauvre ici? C’est que je ne t’ai pas tout montré. Viens! Maintenant tu vas voir mes richesses!
Il prit un trousseau de clefs et, au bout d’un humide couloir, il ouvrit une porte dissimulée derrière des planches. Alors, avec sa chandelle, il alluma dix bougies… M. Hilaire recula ébloui!
Les murs de cette petite cave toute resplendissante de lumière étaient couverts des portraits d’une femme et d’un enfant! Mais quels portraits! Jamais, sur les murs des basiliques byzantines, tant de joyaux, tant de perles, tant de colliers n’avaient été suspendus avec plus d’amour autour d’une icône de la vierge et de l’enfant Jésus!
C’étaient là les portraits de Cécily aux jours les plus heureux de sa beauté et de sa maternité. Et c’étaient les portraits du petit Jacques, à tous les âges, depuis le berceau.
– Ah! mon Dieu! exprima M. Hilaire, touché jusqu’au fond du cœur par ce spectacle merveilleux, je l’ai toujours dit que vous étiez un homme de famille.
– Je n’ai jamais demandé qu’à vivre tranquillement entre ma femme et mon fils, en bon époux et en bon père, répliqua le vieillard, et ce n’est pas de ma faute s’il en a été autrement!
Mais, M. Hilaire se mit à réfléchir que, si tous les joyaux qui étaient là étaient «du vrai», il y avait dans cette cave une bien jolie fortune!
– Tout ce que je gagne y passe! fit entendre Papa Cacahuètes, qui répondait ainsi à la pensée intime de M. Hilaire.
Et M. Hilaire eut un haut-le-corps…
Il songea que ce ne pouvait être avec la vente de quelques cacahuètes que le vieillard se payait le luxe d’offrir de tels bijoux à sa femme et à son fils!
Cependant Chéri-Bibi était en extase devant les portraits.
– Je ne manque jamais, expliqua le bonhomme, de leur offrir un petit cadeau pour leur fête, pour leur anniversaire et chaque fois que je retrouve sur le calendrier la date d’un événement heureux de notre bonne vie d’autrefois! Ma chère femme, mon cher enfant! Mon petit! Tiens, la Ficelle, je vais te montrer quelque chose…
Ce disant il ouvrit un coffre puis continua:
– Quand j’ai su qu’il allait entrer dans l’armée, j’en ai été plus fier que l’on ne saurait dire! À la bonne heure! Un Touchais! Un Touchais ne pouvait être qu’un soldat! un bel officier avec un beau sabre! et je lui ai offert son premier sabre! Tiens, voilà son premier sabre! Maintenant, je vais te montrer autre chose! Voici la croix de la Légion d’honneur de mon fils (il l’embrassa.) Figure-toi que je la lui avais offerte bien avant que le gouvernement la lui donnât; j’envoyais cette croix bien mystérieusement à la mère en lui faisant dire qu’un admirateur de son fils serait heureux qu’elle voulût bien accepter ce présent et l’attacher elle-même sur sa poitrine! Tu penses si je rêvais en attendant la réponse! Hélas! la réponse ne se fit pas attendre…, Cécily fit retourner la croix, disant qu’elle ne pouvait accepter le présent d’un inconnu… j’en ai pleuré huit jours! Elle l’avait sans doute trouvée trop riche! Regarde donc ces diamants! Ah! que j’ai pleuré! Mon fils est le plus intelligent, et le plus beau, et le plus fort! Il mettra la République dans sa poche! Il sera roi! Je lui fais faire une couronne en ce moment à Paris chez le premier joaillier de la rue de la Paix! Enfin… je vais te dire encore une chose! une chose ineffable… Je vois Cécily tous les jours!
– Tu vois Cécily! Vous voyez Mme la marquise, tous les jours?
– Comme je te vois, mon bon Hilaire!
– Mais elle ne sort jamais!
– Ah! tu sais cela, toi! Eh bien! mais c’est peut-être qu’elle me reçoit!
– Elle vous reçoit?
– Tu vois bien que je plaisante… Mais tiens! monte avec moi sur ce banc! regarde par cette petite ouverture grillagée et dis-moi ce que tu vois?
– Je vois, à la lumière de la lune, un jardin avec de vieux bancs de pierre moussue, du lierre sur les murs et de l’herbe dans les allées… un petit jardin bien triste.
– Il n’est point triste quand elle vient s’y promener, soupira Chéri-Bibi, et il me paraît alors plus grand que l’univers!
– C’est donc là qu’elle habite? demanda la Ficelle… Je suis allé pourtant quelquefois chez elle, mais je ne connaissais point le côté jardin de l’hôtel de la Morlière.
– Vois-tu, mon bon La Ficelle, du moment que Dieu m’a donné ce petit soupirail, je n’ai plus rien à lui refuser!
– À qui?
– À Dieu! Il peut me demander tous les crimes dont il a besoin, il les a!
M. Hilaire, maintenant tout à fait rassuré sur la santé de Chéri-Bibi, commençait à avoir un peu moins de pitié pour lui, en même temps qu’il lui rendait beaucoup de son admiration terrifiée d’antan; mais il ne parvenait point, après ce qu’il venait d’entendre, à se délivrer complètement d’une certaine inquiétude en ce qui le concernait, lui, M. Hilaire.
Aussi ce ne fut pas sans un certain émoi qu’il s’entendit interpeller, bien amicalement cependant, en ces termes pourtant engageants:
– Et toi, mon bon Hilaire, voyons, qu’est-ce que tu deviens?
Maintenant ils étaient revenus dans le taudis, entre un grabat, un vieux bureau à trois pattes et les deux sacs de cacahuètes qui gisaient toujours dans un coin.
– Eh bien, mais, répondit M. Hilaire avec un sourire un peu niais… eh bien, mais ça ne va pas trop mal…
– Et ta Virginie, reprit Chéri-Bibi, a-t-elle un caractère toujours difficile?
– Euh! euh!
– Mais enfin, elle ne te rend plus malheureux? Comme c’est moi qui ai fait le mariage, je ne m’en consolerais jamais! Et puis, tu sais… tu n’aurais qu’un mot à me dire… je lui aurais bientôt fait passer le goût de la mélasse à ta Virginie!
M. Hilaire se leva, épouvanté.
– Ciel! monsieur le marquis, ne touchez pas à ma femme!
– Eh là! je n’en ai nulle envie…
– S’il lui arrivait jamais malheur, je la connais, elle viendrait me tirer par les pieds toutes les nuits! Ah! monsieur le marquis, ne me faites pas peur! Qu’avez-vous donc cru? Mais nous faisons bon ménage depuis nos dernières aventures… nous sommes cités dans le voisinage comme des époux modèles… De temps en temps, nous avons une petite discussion. Mais dans tous les ménages, n’est-ce pas, on a ses heures d’impatience?
– Certainement!
– Et pourvu que je lui obéisse en tout et que je fasse ses quatre volontés, elle finit par me céder!
– Cette brave Virginie!
– Oh! elle a des qualités! Elle tient bien la caisse! Il n’y en pas une comme elle pour la comptabilité! Et elle m’est fidèle!
– Et toi, lui es-tu fidèle?
– Oh! ça, je vous le jure, monsieur le marquis! Je n’ai jamais oublié vos principes en cette matière et j’aurais été le dernier des misérables si je n’avais point profité de vos leçons et de votre exemple!
– C’est bien, ami la Ficelle, répondit Chéri-Bibi sur le ton le plus grave et en ne dissimulant pas sa satisfaction.
Chéri-Bibi n’avait jamais plaisanté sur le chapitre des mœurs.
– Mais je dois vous dire, continua M. Hilaire, que ma femme est tellement tyrannique (car elle est tyrannique) qu’elle m’a fait faire de la politique malgré moi!
Et M. Hilaire toussa.
– Eh! mon cher! Elle a bien fait, s’exclama Chéri-Bibi… Dans les temps troublés où nous sommes, nul n’a le droit de se désintéresser de la chose publique…
– Du moment que c’est votre avis, je suis heureux que Virginie se soit rencontrée avec vous sur ce point, soupira M. Hilaire, en essuyant quelques gouttes de sueur qui lui perlaient aux tempes.
– Alors ta femme a voulu que tu fasses de la politique? Sans doute a-t-elle de l’ambition pour toi, ta femme?
– Oui, monsieur le marquis, répondit M. Hilaire de plus en plus embarrassé. Elle désire que je sois conseiller municipal.
– Bravo! Bravo! Nous t’y aiderons, ma parole! Cela vaut mieux que de perdre son temps au club!
«Mon Dieu! gémit en lui-même M. Hilaire, pourvu qu’il ne sache jamais que je suis secrétaire de l’Arsenal!» et comme il se rappela soudain la lecture du journal du soir faite au dancing du Grand Parc, lecture qui lui avait appris, à lui, secrétaire du club de l’Arsenal, les derniers travaux de la nuit et l’adoption de la motion Tholosée réclamant la peine de mort contre le commandant Jacques, il eut comme une sorte de défaillance.
– Eh là! La Ficelle, tu n’es pas malade?
– Non! Non! J’ai eu comme un éblouissement… Ça m’arrive quelquefois…
– C’est la trop bonne nourriture, fit Chéri-Bibi. Il faut soigner ça la Ficelle… Tu habites loin, mon garçon?
– Non, pas très loin! Comme qui dirait à côté.
– Attends donc! Ah! ah! c’est donc cela? La Grande Épicerie moderne? C’est toi, Hilaire, qui est propriétaire de cette superbe épicerie? et de ces superbes produits alimentaires?
– C’est mon magasin!
– Tous mes compliments! Tu en as fait du chemin depuis la rue Saint-Roch!
«Maintenant, mon petit la Ficelle, parlons sérieusement…, mais aide-moi d’abord à vider ces deux sacs de cacahuètes!
D’un geste, le Vieillard avait tiré à lui le grabat, découvrant ainsi une trappe dans l’antique maçonnerie de cette bâtisse plusieurs fois centenaire. Il rabattit la trappe… Une fraîcheur humide et froide envahit le misérable sous-sol; en même temps, on entendit comme une espèce de glou-glou de source souterraine…
– Surtout, n’approche pas trop près! Cela coule dans les profondeurs et cela se perd on ne sait où, dans les catacombes… une source qui apparaît et disparaît, replonge sous la terre, emportant tout ce qu’on lui confie, ne le rendant jamais! Donne-lui quelques cacahuètes, la Ficelle!
Cet étrange langage n’était point pour rassurer M. Hilaire.
– Tiens! prends la pouche, par un coin, comme moi, soulève et secoue et tire en arrière! Là… Tu vois bien que ce n’est pas difficile!
Horreur! De la pouche, glissait, avec une grande quantité de cacahuètes, un cadavre! Et M. Hilaire reconnut l’orateur fougueux et si plein de vie et d’ardeur anarchiste qui tempêtait le matin même sur une table du club des Francs-Archers, M. Hilaire laissa tomber le sac vide!
Et Chéri-Bibi, du bout de son pied, fit rouler le corps jusqu’au bout de la trappe, le corps bascula, disparut… Quelques secondes plus tard, on entendit un sourd «floch»… et tout fut dit pour celui-là!
C’est en vain que Chéri-Bibi essaya d’emprunter le secours de son ami la Ficelle pour le second sac… la Ficelle n’était plus qu’une statue de l’épouvante… Chéri-Bibi vida donc le second sac tout seul et, encore, parmi les cacahuètes, apparut un second cadavre! Cette fois, M. Hilaire reconnut son ami Tholosée, du club de l’Arsenal! Il tomba à genoux en joignant les mains.
Mais Chéri-Bibi referma la trappe du pied.
Sans doute avait-il assez donné à la mort, ce jour-là!
Il considéra avec pitié la pauvre chose qui haletait dans un coin de son taudis.
– Pourquoi gémis-tu? exprima-t-il, d’une voix effroyablement calme, qu’importent quelques vagues humanités? Allons, debout, la Ficelle! Rappelle ton cœur et ton courage d’autrefois! Regarde-moi et ne te fie pas aux apparences! Vois… je suis aussi fort et plus terrible que jamais!
Ce disant le vieillard s’était redressé, ses jambes s’étaient détendues, sa taille avait grandi, sa poitrine, ses épaules, son torse magnifique se développaient dans toute leur ampleur… L’écharpe qui lui cachait le visage était tombée et, au-dessus de ce corps de Titan, apparut une tête démoniaque, illuminée par le flamboiement de forge du regard de Chéri-Bibi, du regard délivré un instant des lunettes noires…
– Pourquoi recules-tu épouvanté, demanda Chéri-Bibi, se croisant les bras sur son orgueilleuse poitrine? Autrefois, tu ne me craignais pas et ta parole amie était la seule qui me consolât aux heures de ma fatalité! Allons, debout, l’heure sonne encore! On a encore besoin de moi! Dieu, voyant un jour tout le mal qu’il fallait accomplir pour faire le bien, a reculé devant une pareille responsabilité et il a créé Chéri-Bibi!
Ce fut comme une apparition monstrueuse et magnifique du génie du mal… et soudain tout cela disparut comme par enchantement.
M. Hilaire ne vit plus devant lui que le chétif vieillard qui se tourna vers lui en disant:
– À propos, monsieur Hilaire, comment se fait-il que vous ne m’ayez pas encore parlé de vos fonctions à l’Arsenal?
M. Hilaire ne répondit pas. M. Hilaire, qui avait déjà éprouvé tant d’émotions au cours de cette nuit historique, était incapable d’articuler une syllabe. Il étouffait.
– L’Ar… l’Arsenal! moi, je ne suis pour rien là-dedans… c’est Virginie qui l’a voulu… on m’a nommé membre du club, membre du comité, on m’a nommé secrétaire, je n’y suis absolument pour rien!
– Et tes discours!
- Ah! ah! mes discours! Mon Dieu! mes discours! fit M. Hilaire qui pâlissait, pâlissait… Ils étaient bien anodins, mes discours… bien quelconques…
– Je te demande pardon!
– Comment, monsieur le marquis, on vous a parlé de mes discours?
– Eh! je les ai entendus!
– Vous les…
M. Hilaire s’affaissa sur la première marche de l’escalier.
– Voilà que tu manques d’air, maintenant! fit Chéri-Bibi… attends un peu! Je vais ouvrir la porte… et puis nous allons sortir… Ça te fera du bien et à moi aussi. Du reste, nous allons aller faire ensemble un petit tour à la campagne! Regarde, voici l’aurore! la belle aurore d’un beau jour! En route!
Et il l’entraîna, répétant les phrases de M. Hilaire qui lui étaient restées dans la mémoire. «Citoyens! assez de vaines paroles! des actes! Désignons à la vindicte publique tous ceux qui auront élevé la voix en faveur du rétablissement d’un odieux despotisme! et, s’il en est besoin que l’on nous rende la loi des suspects!»
– C’est Virginie! souffla M. Hilaire.
– Quoi! Virginie! C’est elle qui t’avait écrit ton discours! Et bien tu l’en féliciteras. Moi je trouve qu’elle a admirablement mené notre affaire!
– Vous… vous trouvez?
– Quand je t’ai entendu prononcer ce discours-là, je me suis dit: «Ça, c’est rudement fort! M. Hilaire est devenu le maître de la situation! Le club de l’Arsenal est à nous!»
– Ouf! soupira M. Hilaire, voilà justement ce que je me suis dit aussi: le club de l’Arsenal est à nous!
– Désormais, continua imperturbablement Chéri-Bibi, il pourra, ce terrible club, décider tout ce qu’il voudra, il ne le fera point sans nous!
– Oh! il ne peut rien faire sans nous, quelle consolation de se dire cela!
– Nous serons dans le secret des dieux!
– Évidemment! acquiesça M. Hilaire, avec un nouveau soupir.
– Et quelle force pour nous quand nous nous présenterons au nom du club de l’Arsenal!
- Rien ne nous résistera, murmura plaintivement M. Hilaire.
– Nous connaîtrons ainsi les amis et les ennemis du commandant Jacques! car tu dois être un «subdamoun» enragé, mon bon Hilaire!
– Enragé! monsieur le marquis!
– Dans le cas, reprit Chéri-Bibi, où notre entreprise contre la République de M. Hérisson ne réussirait point autant que nous devons l’espérer, c’est ta situation exceptionnelle dans ton quartier qui nous sauverait! Qui oserait te soupçonner? Ta cave deviendrait le sûr refuge de nos amis proscrits! C’est là qu’ils trouveraient une sécurité momentanée dont le besoin peut toujours se faire sentir, car, enfin, il faut tout prévoir!
– Heu! Heu! fit M. Hilaire qui se reprit à tousser.
– Mets ton foulard! conseilla sagement Papa Cacahuètes…
– Heu! Heu! bien entendu, ma cave! ma… cave est toujours là!
– Sans compter que Mme Hilaire, d’après ce que tu m’as dit, saurait se montrer à la hauteur des circonstances… C’est elle qui serait chargée de ravitailler les proscrits!
– Heu! Heu! Mme Hilaire…
– Quoi, Mme Hilaire?
– Eh bien! Entre nous, il vaudrait mieux ne rien dire à Mme Hilaire!
– Ne t’affole point, mon bon Hilaire, reprit d’un air bonasse l’excellent vieillard… Pour le moment, il ne s’agit que de victoire! Et nous allons tous les deux achever de l’organiser.
– Je croyais que nous partions pour la campagne?
– Oui! à Versailles! c’est là que nous allons achever d’organiser la victoire… mais avant de prendre le train, tu vas te munir d’une cinquantaine de laissez-passer au sceau du club de l’Arsenal.
– Grands dieux! s’exclama M. Hilaire.
– Que se passe-t-il encore? demanda Papa Cacahuètes… Ta conscience répugnerait-elle à de pareils moyens?
– Aucunement, aucunement! et je suis bien heureux, au contraire, d’avoir cette occasion de vous rendre service…
– Eh bien! alors?
– Eh bien! alors, ces laissez-passer, il faut que j’aille les chercher chez moi.
– Naturellement!
– Et si j’entre chez moi, ma femme, je le crains, fera quelques difficultés pour me laisser ressortir!
– Tu lui diras que c’est pour la grande cause, mon bon Hilaire, et elle te laissera faire tout ce que tu voudras!
– Ah! bon! vous ne la connaissez pas!
– Va, Hilaire! Va! Voici là ta splendide boutique! Ce n’est pas le moment de te montrer pusillanime! Va, mon ami, je t’attends!
L’ordre était catégorique, M. Hilaire ne se le fit pas répéter et c’est avec une angoisse inexprimable qu’il s’avança vers le seuil de son auguste demeure.
Il ouvrit en tremblant la petite porte basse percée dans la tôle de la devanture et la referma derrière lui.
Chéri-Bibi attendit. D’abord, rien ne vint attirer son attention, et puis, peu à peu, il s’intéressa à un certain murmure grossissant qui venait du premier étage. Il se faisait là-haut un certain tumulte. Ainsi on percevait nettement le bruit de la vaisselle cassée.
Et puis tout ce bruit sembla descendre, rouler du premier étage au rez-de-chaussée avec un fracas extraordinaire.
De grands coups sourds retentissaient entre les cloisons, comme si elles eussent été bombardées de projectiles. Une vitre se brisa, on entendit des cris, des lamentations, des supplications.
Chéri-Bibi se dit, sans autre émotion: «C’est Mme Hilaire qui se réveille» et il commençait à plaindre sérieusement son ami la Ficelle, quand son attention fut soudain attirée par une sorte de gémissement qui sortait de terre, à ses pieds.
C’est alors qu’il vit apparaître, à un soupirail, donnant sur les fameuses caves de la Grande Épicerie moderne, la tête ébouriffée, affolée et fortement contusionnée de ce pauvre M. Hilaire.
– Vite! aidez-moi à sortir de là, râlait le malheureux garçon… Elle arrive! Vite! sauvez-moi!
– Prends ma main! fit Chéri-Bibi en allongeant son énorme patte. L’autre s’y accrocha comme le naufragé s’accroche à la branche qui, seule, peut le sauver d’une catastrophe imminente.
… «Oh! hisse!»… et Chéri-Bibi sortit de l’enfer et de sa cave ce pauvre M. Hilaire, que Mme Hilaire continuait à chercher partout avec des imprécations dont l’écho fit filer les deux compères.
– As-tu au moins les cartes du club? demanda Papa Cacahuètes…
– Oui, oui! je les ai, souffla M. Hilaire en se frottant la tête… Ah! là! là! quelle tempête! quelle femme! Non! regardez-moi comme elle m’a arrangé! N’est-ce pas honteux?
Chéri-Bibi considéra M. Hilaire avec un certain apitoiement.
Non! Non! vraiment M. Hilaire n’était pas beau à regarder au sortir de sa cave, dans le matin blême de ce jour mémorable.
Il n’avait pas de faux col, plus de cravate: le plastron de sa chemise avait été arraché. Son beau veston du dimanche n’était plus qu’une loque; son couvre-chef naturellement était resté sur le champ de bataille et on aurait payé bien cher M. Hilaire pour qu’il consentît à aller le rechercher.
– Tout de même, reprit-il après quelques instant de silence… je ne puis courir les rues, ni même me promener à la campagne, dans cet appareil de désordre… Je suis fait comme un voleur… ou plutôt comme un volé!
– Je vais te dire comment tu es fait, répliqua Chéri-Bibi… Tu es fait comme un orateur de club qui a rencontré des contradicteurs payés par la réaction! Je t’en prie, monsieur Hilaire, garde tes loques!
Ils étaient arrivés au coin d’une rue. M. Hilaire mit sa main sur le bras de Papa Cacahuètes.
– Chut! Mlle Jacqueline! La reconnaissez-vous?
– Sœur Sainte-Marie-des-Anges! prononça Chéri-Bibi dans un souffle, cependant qu’il s’appuyait un peu contre son compagnon… comme elle est matinale! reprit-il avec un soupir… je parie qu’elle va encore prier pour moi!
– Elle va à la messe de cinq heures, à Saint-Paul…