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Ce n’avait pas été une tâche facile pour ce pauvre M. Hilaire, obéissant aux ordres de Chéri-Bibi, que celle de décider les hôtes de l’hôtel du Touchais à le suivre. Quand Cécily avait appris le désastre de son fils et quand Lydie connut que son fiancé avait été fait prisonnier, elles déclarèrent toutes deux qu’elles ne tenaient plus qu’à une chose qui était d’aller partager son sort dans son cachot.
Heureusement, Marie-Thérèse fut raisonnable pour trois. Soutenue par Jacqueline, elle avait vaincu les dernières hésitations de Cécily et de Lydie, et nos quatre fugitives, ayant abandonné l’hôtel, étaient restées jusqu’à la fin du jour dissimulées au fond d’une singulière échoppe dont le patron, tout barbouillé de noir, avait métier de vendre du bois et du charbon.
La nuit tombée, M. Hilaire avait conduit son monde sans encombre, non loin de là, dans une petite ruelle qui passait derrière ses magasins, et où il avait une réserve dans un sous-sol qui communiquait avec ses caves…
On descendait directement de la ruelle dans cette réserve, par une porte basse servant ordinairement au passage des barriques. M. Hilaire eut vite fait d’en crocheter la serrure et d’y faire descendre les quatre malheureuses. Aidé de son «bougniat» en lequel il semblait avoir une bien grande confiance, il les installa là, avec quelques provisions de bouche, au milieu de ses fûts, le plus confortablement qu’il put. Le bougniat avait prêté des paillasses et des draps, que l’on fut étonné de trouver tout blancs en dépit de la couleur de leur propriétaire. Enfin, M. Hilaire, après avoir fait sortir le bougniat, après avoir condamné la porte qui faisait communiquer la réserve et sa cave, et après avoir recommandé à ces dames de se barricader à l’intérieur et de n’ouvrir la porte de la rue à personne, sous aucun prétexte, referma cette porte et courut à son club pour avoir des nouvelles.
Elles étaient bien mauvaises pour le commandant mais elles étaient bonnes pour M. Hilaire, à qui on apporta la ceinture de commissaire de la section!
De temps en temps, M. Barkimel, qui avait pris tant de part, comme nous le savons, à la nomination de M. Hilaire, lui disait:
– Vous ne vous déciderez donc pas à rentrer? Mme Hilaire doit être morte d’inquiétude! Songez que voilà deux nuits que vous découchez!
Mais M. Hilaire n’était point pressé de rentrer! Ah! ça ne l’inquiétait guère que Mme Hilaire fût morte d’inquiétude! C’était bien au contraire l’idée qu’elle ne l’était point, morte d’inquiétude, qui le troublait davantage! «Qu’est-ce qu’il allait prendre en rentrant!»
Tout à coup, il se frappa le front.
Chacun crut qu’il avait trouvé la solution de l’un de ces nombreux problèmes sociaux dont la discussion agitait si tumultueusement les réunions du club de l’Arsenal et chacun fit groupe autour de lui.
Et, en vérité, il s’agissait bien de quelque chose comme cela.
– Mes amis, commença M. Hilaire sur le ton de la plus grave confidence, pourriez-vous me dire quel est, à l’heure actuelle, le plus grand danger de la révolution?
Les amis de M. Hilaire se regardèrent en fronçant le sourcil comme si cette pauvre révolution était déjà à bout de souffle et comme si l’on avait pris la précaution de les réunir tous là, à une heure aussi avancée, pour la sauver.
Mais comme, en général ils manquaient d’imagination, ils secouèrent la tête avec un sombre désespoir.
Alors M. Hilaire se décida à frapper un grand coup:
– Le plus grand danger de la révolution, c’est la femme!
Et il attendit pour juger de l’effet produit. Ces messieurs se regardèrent, bouche bée; les uns, qui étaient célibataires, dirent: «Peut-être bien!»; les autres, qui étaient mariés, ne dirent rien du tout pour ne pas se compromettre. Ils attendaient la suite.
– Il est certain, opina M. Barkimel qui consentait difficilement à se taire, il est certain, par exemple, que les «tricoteuses»…
– Citoyen Barkimel interrompit M. Hilaire, ne dites point de mal des tricoteuses. Elles étaient laides, mais leur hideur même, en épouvantant les ennemis de la nation, ne faisait qu’ajouter à leur châtiment et la Révolution ne s’en est jamais plainte! Je vise ici les femmes privées, l’immense armée de nos femmes, à nous, hommes mariés! Je parle des femmes de nos foyers, des mères de nos enfants, des ménagères au cœur bon et tendre qui nous rendent si doux le retour à la maison après les travaux du jour! Ce sont celles-là qui sont un danger, un perpétuel danger pour la révolution!
Il s’arrêta encore et les vit tous médusés, comme on dit, et suspendus à ses lèvres.
– En vérité! continua-t-il avec une nouvelle énergie, combien voyons-nous de citoyens s’étonner des propositions de lois les plus anodines. Combien aussi en voyons-nous qui, partisans, la veille d’une action prompte et terrible, reviennent, le lendemain, avec des amendements destinés à faire perdre à la loi toute son efficacité et toute sa force?
«Pourquoi ces changements? Pourquoi ces tremblements? Pourquoi cette timidité qui peut perdre, je le répète, la République?
«… Citoyens! cherchez la femme! C’est un être de bonté, mais aussi de faiblesse; et cette faiblesse, ô misère, par un étrange phénomène dont il est absolument nécessaire de nous garder, cette faiblesse est plus puissante que notre force! Elle la ruine, avec des larmes! Elle la détruit avec un sourire. Elle l’anéantit quelquefois aussi, il faut bien le dire, avec la menace!
«Mes amis, vous m’avez compris! Vous savez maintenant pourquoi le plus grand danger de la révolution est la femme qui vit à notre côté, la vôtre, citoyens! et, je ne fais pas le malin: la mienne! Quand Mme Hilaire me dit: “Je ne veux pas cela! Tu n’auras pas le cœur de voter cela! Tu ne feras pas cela!” Je suis presque désarmé! Eh bien! citoyens, il faut d’un coup nous délivrer de cette néfaste opposition domestique, plus terrible que celle que nous avons à combattre tous les jours au sein des assemblées populaires! Dès demain, je demanderai au club de l’Arsenal de voter la proposition de loi suivante qui sera portée au bureau de la représentation nationale:“La femme d’un citoyen révolutionnaire qui n’obéit point à son mari encourt la peine de mort!”
M. Hilaire se tut, et ce fut un triomphe! La salle faillit crouler sous les applaudissements des révolutionnaires mariés; et, quant aux autres, ils approuvèrent aussi, mais avec un sourire.
– Je veux vous montrer l’exemple dès ce soir! dit M. Hilaire en s’emparant d’un carton de calendrier périmé; et il demanda du papier blanc, de la colle et de quoi écrire.
Cinq minutes plus tard, il avait un magnifique écriteau sur lequel, en lettres majuscules, était tracée cette phrase flamboyante:
«La femme d’un citoyen révolutionnaire qui n’obéit point à son mari encourt la peine de mort!»
Il mit cet écriteau sous son bras, envoya chercher au poste voisin deux sectionnaires qui arrivèrent, baïonnette au canon, et auxquels il ordonna de l’accompagner; après quoi, ayant serré la main de ses amis avec une émotion qui fut partagée, car tous connaissaient Virginie, il prit, flanqué de ses deux gardes, la direction de sa demeure, où l’attendait impatiemment, croyait-il, Mme Hilaire!
Cependant, elle se refusa, cette nuit-là, à lui ouvrir la porte.
En vain, tambourina-t-il avec force sur la devanture de tôle, Mme Hilaire, retranchée à l’intérieur, déclara du haut de la fenêtre entrouverte de sa chambre, «qu’elle ne descendait point pour se geler à une heure pareille, et que M. Hilaire pouvait s’en retourner».
La fenêtre se referma avec fracas et M. Hilaire s’en fut passer le reste de la nuit dans les cabarets.
Mais il était furieux, et, à la façon dont, le lendemain matin, vers les huit heures, il s’avança vers la porte grande ouverte, cette fois, de la Grande Épicerie moderne, à la manière dont il portait son écriteau sous le bras et faisait avancer ses deux gardes civiques, il était facile de voir que «ça allait gazer»!
Quand il entra, après avoir placé ses guerriers de chaque côté de la porte, Mme Hilaire était à la caisse. Elle ne leva même pas le nez, selon son habitude, quand elle était à l’état de fureur concentrée.
Elle ne vit ni ne voulut voir M. Hilaire, qui avait étalé sur son gilet sa large ceinture à glands d’or et qui était l’objet de l’admiration terrifiée de tous ses garçons.
M. Hilaire s’avança vers la caisse tout de suite, et avec le plus de courage qu’il put, ce qui, entre nous, n’était guère. Mais enfin, il réussit à attacher, malgré des mains tremblantes, son écriteau, sur le bois même de la caisse.
Mme Hilaire ne pouvait pas encore le lire, mais les garçons en épelèrent les termes et se replongèrent dans le maniement de leurs sacs de pruneaux en frissonnant. Qu’allait-il se passer, grands dieux! Qu’allait-il se passer?
M. Hilaire toussa, affermit sa voix et jeta cette phrase aux échos de la Grande Épicerie moderne:
– Est-ce que l’on a envoyé les abricots de Californie?
Les échos ne répondirent point. Tous les yeux étaient tournés vers Mme Hilaire qui continuait d’additionner, d’additionner!
– Est-ce que je parle français ou turc? interrogea encore M. Hilaire qui sentait sa moutarde de Dijon lui monter au nez.
Et il répéta:
– Est-ce que l’on nous a envoyé les abricots de Californie?
Puis, n’osant regarder sa femme, il fixa un regard si menaçant sur le petit commis que l’enfant, en garant son petit derrière, prit la force de répondre:
– J’sais pas, moi, m’sieur!
– Personne ne le sait ici? gronda M, Hilaire, cette fois, d’une voix terrible.
Alors le premier commis répondit:
– Oui, nous en avons reçu deux caisses de vingt kilos, monsieur!
– A-t-il envoyé aussi le «macaroni»? Et les quarts d’épluchures de truffes?
M. Hilaire tournait le dos à la caisse. Il eut la sensation de la tempête qui s’élevait derrière lui. Le souffle de l’ouragan lui apporta ces mots:
– Épluchure toi-même. Qu’est-ce que ça peut bien te faire ce qui se passe ici, quand on a une conduite pareille!
Ce fût au tour de M. Hilaire de ne pas répondre. Il alla simplement chercher dans un tiroir de la caisse la clef de la réserve et s’avança vers une trappe qui s’ouvrait dans le parquet et par laquelle on descendait à la cave.
– Qu’est-ce que tu vas faire à la réserve? Tu n’as pas besoin d’aller à la réserve, et si tu veux y descendre, tu me feras le plaisir d’aller mettre ton tablier et ta casquette et de m’enlever cette espèce de torchon rouge que tu portes sur le ventre!
– Madame Hilaire, déclara M. Hilaire sur un ton qu’il n’avait jamais encore pris en public devant son épouse, je vous prie de mesurer vos paroles! Elles sont plus graves que vous ne le croyez! Ce torchon rouge, comme vous dites, ne me quittera pas. Il est l’insigne de ma nouvelle dignité. Je suis nommé commissaire de la section de l’Arsenal!
– Beau commissaire, ma foi! Regardez-moi cette tête de commissaire!
– Et chargé, continua M. Hilaire imperturbable, de faire respecter les décrets de l’Assemblée! Lisez, madame.
En prononçant ces mots, il montrait de l’index de la main droite l’écriteau suspendu à la caisse.
Puis il se retourna et continua son chemin vers la trappe.
C’en était trop pour Virginie.
Elle sauta plutôt qu’elle ne descendit de son trône-comptoir et elle roula jusqu’à la trappe sur le bord de laquelle elle s’arrêta prudemment. Alors, elle se dressa devant M. Hilaire…
– Je vous défends de descendre à la cave dans cet attirail, s’écria-t-elle, mugissante.
– Cet attirail! répondit M. Hilaire, cet attirail m’a été imposé par la nation, et désormais ne me quittera plus!
– Tenez! vous me faites de la peine! Allez vous coucher! Vous devez en avoir besoin après toutes vos orgies!
Et elle se disposa à faire retomber la porte de la trappe, fermant ainsi le chemin des caves à M. Hilaire. Mais voilà que celui-ci, outré et décidé aux pires extrémités, la prit par un bras et l’amena devant l’écriteau:
«La femme d’un citoyen révolutionnaire qui n’obéit pas à son mari encourt la peine de mort!»
Or, au lieu de s’effondrer, cette forte dame eut le toupet de s’esclaffer et voulut porter une main sacrilège sur l’écriteau de M. Hilaire.
L’épicier-commissaire n’hésita pas plus longtemps à appeler sa garde à son secours. Les deux gardes civiques se précipitèrent et sur l’ordre de M. Hilaire firent prisonnière Mme Hilaire!
Quand Virginie se vit entre deux baïonnettes, secouée par des lascars qui n’avaient pas l’air de plaisanter, elle changea plusieurs fois de couleur…
Et cela, juste dans le moment que la rue retentissait d’un brouhaha farouche et que tout un cortège de mauvais garçons déchargeaient en l’air leurs revolvers et, brandissant des sabres, acclamaient la première victoire de la Révolution et menaçaient d’une mort imminente tous les citoyens qui ne hisseraient point à leurs fenêtres le drapeau rouge!
M. Hilaire montra son écharpe et fut acclamé.
C’était la révolution qui passait. Jamais Mme Hilaire ne l’avait vue de si près. Elle jugea que c’était fini de rire et pensa que l’écriteau pouvait bien n’être point de fantaisie dans un temps où les hommes «pouvaient tout se permettre»!
Alors, elle pleura, s’avouant ainsi vaincue.
– Remettez madame dans sa caisse, ordonna M. Hilaire à ses soldats. Et ils repoussèrent la bonne dame jusque dans son fauteuil.
– Vous avez, jusqu’à nouvel ordre, la garde de madame, émit l’épicier-commissaire. Vous êtes responsable de sa conduite. Si elle cesse de faire ses additions et si elle s’échappe de sa caisse, vous aurez à vous expliquer, devant moi et le comité du club qui ne badine pas avec la discipline… Assez de pleurer, madame, et inscrivez «cinq kilos de sucre à…»
Elle écrivait, elle écrivait en sanglotant, en se mouchant, en soupirant, en s’essuyant les yeux, la bouche, son double menton gonflé de désespoir.
Et, de temps en temps, quand M. Hilaire avait le dos tourné, elle examinait ce qu’il faisait, le trouvait beau dans sa démarche, dans ses gestes décidés comme elle ne lui en avait encore jamais vus, beau avec sa ceinture de commissaire qui le faisait saluer bien bas par les clients! Elle était domptée!
Où était-il passé? Qu’était-il allé faire dans la salle à manger? Un moment, elle l’entendit remuer dans la cuisine… et puis il revint avec une espèce de grande bannette sur laquelle il avait jeté un tablier, et il descendit dans la cave. Elle se demandait ce qu’il y allait faire, et pourquoi il avait pris la clef de la réserve où l’on ne pénétrait que tous les samedis, quand ils renouvelaient les stocks de marchandises où les liquides. Elle compta qu’il y resta près d’une demi-heure!
Et il lui parut qu’il en revenait avec une étrange figure très attristée… Quel était ce nouveau mystère?
Après avoir donné des instructions au premier commis, il quitta l’épicerie et ne revint qu’une heure plus tard, accompagné d’un «bougniat» qui portait un sac sur son épaule et qui descendit avec lui à la cave. Le plus joli est que M. Hilaire remonta tout seul, laissant le «bougniat» en bas.
– C’est le nouveau charbonnier d’à côté, fit M. Hilaire en passant près de la caisse. Je lui fais ranger les sacs et ramasser la poussière de charbon…
– Mais nous n’avons plus besoin de charbon avant l’hiver, mon ami… osa soupirer Mme Hilaire…
– Une femme qui n’y voit pas plus loin que le bout de son nez peut s’imaginer cela, en effet, répliqua M. Hilaire, mais un homme qui prévoit d’ici peu la hausse formidable du combustible sait prendre ses précautions.
– Bien, mon ami! bien, mon ami!
– Ah! je vais te dire: j’ai invité le «bougniat» à déjeuner! ça se fait entre voisins!
– Oh! mon ami!
Elle suffoqua: il avait invité à déjeuner ce bougniat, mais il était bien réellement fou! Et elle se reprit à pleurer.
– Chiale pas! commanda-t-il, c’est pas le moment, j’ai encore quatre autres invités…
Elle se moucha.
– Tu aurais dû me dire ça plus tôt, j’aurais soigné le menu et j’aurais fait un peu de toilette!
– À la bonne heure! J’aime à te voir raisonnable comme ça! Mais ne te tracasse pas! Nos invités sont des gens tout simples qui se contenteront de ce qu’il y aura et pour lesquels il n’y a pas besoin de se mettre sur son trente-et-un!
Elle pensa: «S’il sont tous comme le charbonnier!»
Mais elle n’imaginait pas qu’elle verrait arriver vers les midi, deux forts de la halle, couverts de farine, un horrible petit voyou chaussé d’espadrilles et un calamiteux petit vieillard tout courbé et tout ratatiné que M. Hilaire lui présenta dans ces termes: «Papa Cacahuètes!»
Virginie comprit dans un éclair, M. Hilaire prenait des précautions avec le peuple. Quel homme! Quel génie!
Elle dit:
– Hilaire, je te demande pardon, tu peux dire à ces deux messieurs de s’éloigner avec leurs baïonnettes, je ferai tout ce que tu voudras!
Alors, il renvoya les deux sectionnaires au poste après les avoir régalés sur le comptoir; et il embrassa Virginie.
– C’est fini? lui demanda-t-il.
– Oui, Hilaire!
– Alors, va rejoindre nos invités dans la salle à manger. Tu n’as à t’occuper de rien que d’être aimable. Tu verras comme tout va bien marcher. J’ai renvoyé la bonne…
– Tu as renvoyé la bonne!
– Oui, elle me gênait avec ses réflexions! En temps de révolution, on n’a pas besoin de bonne. Ça comprend mal ce qui se dit et on n’est jamais trahi que par ces être-là, tu comprends!
– Tu as raison, Hilaire, tu as encore raison; d’autant plus que j’avais une bonne envie de lui donner ses huit jours… C’est incroyable ce que cette fille usait de brillant belge! Mais qui est-ce qui servira le déjeuner?
– Toi donc!
– Et le déjeuner des commis?
– Je les envoie déjeuner dehors, cinq francs à chacun ça vaut mieux.
– Mais tu nous ruines!
– Ils sont contents et ils n’écoutent pas aux portes!
– Bien, bien, obtempéra Virginie, rêveuse.
Le déjeuner se passa mieux qu’elle n’aurait cru.
Ces «pauvres gens» se conduisirent proprement et ne tenaient point de propos déplacés. Comme le «bougniat» s’était lavé les mains elle jugea qu’il avait «les extrémités bien fines» pour un travailleur de son espèce. Les autres l’appelaient «monsieur Frédéric» et paraissaient le connaître depuis longtemps. «Monsieur Frédéric» appelait les deux forts de la halle: Polydore et Jean-Jean, couramment.
Quant au clerc de notaire en savate, M. Mazeppa, et au marchand de cacahuètes, ils avaient l’air de faire bande à part et ne se mêlaient pas à la conversation qui roulait sur les événements du jour et sur la prise du Subdamoun dont ils disaient pis que pendre…
Mme Hilaire se mettait en quatre pour contenter «tout son monde». Voyant que Papa Cacahuètes était fort triste et mangeait peu, elle lui adressa de douces paroles:
– Ça va, monsieur, en ce moment, le commerce des cacahuètes?
– Mon Dieu! madame, répondît le vieillard avec une grande mélancolie, je dois vous avouer que le commerce traverse une crise, en ce moment.
Puis il se tut. Et Mme Hilaire retomba dans ses réflexions. Quelles drôles de gens tout de même! Quels singuliers convives! Enfin, il était à présumer qu’elle ne les aurait pas tous les jours à sa table!
Comme son épouse en était là de ses pensées et de son ahurissement, M. Hilaire lui confia qu’il avait décidé de donner l’hospitalité aux deux forts de la halle, MM. Jean-Jean et Polydore, lesquels avaient eu le malheur d’être mis à la porte de leur domicile, le matin même, par leur propriétaire, un bourgeois avare et imprudent qui avait la prétention qu’on lui payât son loyer en ces temps de trouble!
Mme Hilaire ne comprit rien tout d’abord à ce qu’on lui disait, tant l’affaire lui apparaissait monstrueuse! Enfin, quand il fut bien entendu qu’on allait loger ces deux brutes, elle se leva.
Non! non! Cette fois, elle en avait assez vu et assez entendu!
– Où vas-tu, ma chérie? demanda M. Hilaire. Elle s’en fut à la cuisine. M. Hilaire la rejoignit:
– Quoi donc? fit-il. Il y a quelque chose de cassé?
Elle eut une expiration de soufflet de forge et finit par dire:
– Tu ne voudras pourtant pas leur donner notre lit?
– Non! répondit M. Hilaire avec tranquillité. Je les mettrai dans la cave. Là, ils ne nous gêneront pas!
– Dans la cave! dans la cave où il y a le vin! le jambon! le cervelas! les provisions de comestibles! Dans la cave!
Mme Hilaire, pour ne pas tomber, se raccrocha au garde-manger qui céda, et M. Hilaire dut retenir le tout, ce qui fut, un moment, l’un des plus grands efforts de sa vie.
Enfin Virginie retrouva l’équilibre.
– Je ne comprends plus rien à ce que tu me dis, ni à ce que tu fais, et je crains bien de devenir folle! C’est peut-être déjà fait!
Alors, pitoyable, M. Hilaire embrassa Mme Hilaire, qui eut envie de le mordre, mais qui, après ce qui s’était passé, trouva plus prudent de recevoir la caresse avec un sourire:
– N’essaye pas de comprendre, ma Virginie, et tu seras heureuse! Sur quoi, il la laissa et alla s’enfermer dans la salle à manger avec ces gens qui étaient de condition si bizarre et que Mme Hilaire n’avait jamais vus «ni d’Ève, ni d’Adam».
Mme Hilaire, les jours suivants, en vit bien d’autres!
La salle à manger était devenue comme la salle d’une sorte de conseil de guerre où se rencontraient à toute heure ce fantastique marchand de cacahuètes, ce petit voyou de Mazeppa, le «bougniat» et ces deux forbans qui ne quittaient plus guère la maison.
C’étaient ces deux-là, Polydore et Jean-Jean, qui tracassaient le plus Mme Hilaire: les savoir, la nuit, chez elle, en train de faire ce qu’ils voulaient, cela «la dépassait» et «elle s’en mangeait les sangs»!
Le plus beau était que M. Hilaire continuait de leur descendre lui-même ce qu’il appelait «leur en-cas pour la nuit»! Et quel en-cas! Du poulet, des primeurs, des fruits… enfin, tout ce qu’il y avait de mieux! Elle croyait rêver!
Enfin, elle avait reçu l’ordre de ne plus descendre à la cave!
– Tu comprends, avait dit M. Hilaire, maintenant qu’il y a deux hommes qui l’habitent, ta place n’est pas là!