174130.fb2
Tout à coup, Paris apprit que le procès du Subdamoun et de sa bande, ou plutôt de ce qui restait de sa bande, serait pour le lendemain. C’était un coup de l’Hôtel de Ville dirigé contre Versailles dont l’assemblée, s’il fallait en croire Coudry et le comité de surveillance générale, était en train de trahir la révolution et de faire le jeu de la réaction en province.
Tous les amis dévoués ou honteux du Subdamoun étaient dans le complot. Aussi Coudry n’hésitait-il plus, sous sa propre responsabilité, à leur jeter, en défi, la tête du commandant!
Et, dès le soir même de cette décision, deux mille hommes vinrent se poster en armes autour de la Conciergerie et du Palais de justice. On redoutait le soulèvement de certaines sections en faveur du commandant.
Il était six heures du soir lorsque le surveillant général des prisons, Hilaire, se présenta au guichet. Il demanda aussitôt à être introduit auprès de M. le directeur. Talbot lui fit savoir qu’il l’attendait dans son cabinet de la Tour de l’Ouest.
M. Hilaire n’avait point bonne mine. M. le directeur le lui fit remarquer.
M. Hilaire se regarda dans une petite glace qui était pendue au mur et soupira.
– Vous n’êtes pourtant point malheureux! exprima Talbot en se carrant dans son fauteuil. Si vous étiez comme moi! Savez-vous bien que je ne dors plus depuis que vous m’avez dit qu’il y avait un complot pour faire échapper le Subdamoun!
– Vous pourrez dormir ce soir; il y a deux mille hommes dans la rue pour le garder, sans compter votre petite garnison! Et demain il sera condamné, exécuté! Mais! si j’étais à votre place, ce n’est point la peur de laisser échapper le Subdamoun qui m’empêcherait de dormir, monsieur le directeur!
– Et quoi donc, s’il vous plaît?
– Mais, repartit l’autre, en se penchant à l’oreille de Talbot, tout simplement le regret d’avoir encore dans ma prison Garot et Manol! Voilà des gars point commodes et que tout honnête homme voudrait voir au diable! Vous savez que le procès vient en cour d’assises au commencement de la semaine prochaine et que leurs amis du comité de surveillance n’en vivent plus! Entre nous, ils ont raison car il ne fait point de doute que les deux bandits mangeront le morceau!
Pendant que M. Hilaire parlait, Talbot changeait de couleur…
– Avez-vous vu Coudry? finit par demander Talbot.
– Oui, répondit Hilaire, il m’a dit: «Votre ami Talbot est un geôlier épatant! Ce n’est pas avec lui que l’on pourra jamais craindre que Garot et Manol nous échappent!»
– Il vous a dit cela?
– Dame, oui! Textuellement… Il a même ajouté: «C’est un service que la République n’oubliera jamais!» Talbot sursauta… et il alla se planter en face de M. Hilaire:
– Est-ce de ma faute à moi s’il ne veulent pas s’en aller?
– Ah! bah! s’étonna naïvement M. Hilaire… Et pourquoi donc ne veulent-ils pas s’en aller?
– Parce qu’ils trouvent que tous les plans que je leur ai proposés sont insuffisants!
– Peste! fit M. Hilaire. Ils sont si difficiles que ça! Après tout vous comprenez que ces gens-là ont raison de prendre leurs précautions. Une évasion manquée les perd à jamais!
– Ils demandent des choses impossibles. Une véritable levée d’écrou! Quelque chose de très régulier avec ma signature! Le timbre du directeur! un rien!
«Mais moi, s’exclama Talbot, moi! qu’est-ce que je deviendrai après un coup pareil! Je serai lâché par tout le monde!»
– Pourquoi? demanda Hilaire en arrêtant subitement le balancement agaçant de ses longues jambes.
– Comment! Pourquoi? Est-ce que vous vous moquez de moi? Parce que je serai le seul responsable!
– Vous ne serez responsable de rien du tout! Est-ce que Coudry n’est pas tout-puissant?
– Tatatata! Je la connais celle-là! Non! Non! j’ai fait dire à ces messieurs qu’il ne fallait pas compter sur moi dans des conditions pareilles… que diable! il y a d’autres moyens! Un mur est vite sauté! une gouttière vite escaladée!
– Et un coup de fusil vite reçu!
– Ces bandits n’ont pas peur d’un coup de fusil!
– Vous voyez bien que si… Tenez, mon cher, vous me faites de la peine! Vous, un homme, si intelligent! Je le disais cet après-midi encore à un de leurs amis: c’est incroyable qu’un homme si intelligent se laisse arrêter par une bêtise pareille!
– Et qu’est-ce qu’on vous a répondu?
– Qu’on était aussi étonné que moi! Certes, nous étions d’accord qu’il était difficile à un directeur de maison d’arrêt d’accorder de bon gré à ces deux misérables ce qu’ils vous demandaient, mais nous ne comprenions point que vous ne leur donniez point… de force!
– De force?
– Oui, Talbot! oui! quand on veut bien donner quelque chose et qu’on ne veut pas le donner de bon gré… on se le fait prendre de force! Avez-vous compris?
– Vous êtes fou! Comment voulez-vous qu’ils me prennent ma signature de force?
M. Hilaire posa solennellement une main sur l’épaule de M. Talbot.
– Je ne suis pas fou et voilà ce qui va se passer, mon cher monsieur Talbot: ou vous ne serez plus directeur demain et je ne donnerais pas cher de votre précieuse peau! À sept heures et demie, vous ferez demander dans votre cabinet Garot et Manol. Ils y viendront, accompagnés de leurs gardes. Ils déclareront devant ces deux gardes qu’ils ont des aveux à vous faire, mais qu’ils veulent les faire à vous seul, en particulier. Vous ordonnerez aux gardes de se retirer et d’attendre vos ordres au pied de l’escalier. Quand ils seront seuls avec vous, Garot et Manol qui se seront défaits de leurs menottes se jetteront sur vous. Ils vous ligoteront, vous enfonceront un bâillon dans la bouche. Sur votre bureau, il y aura tout ce qu’il faut pour écrire! Et quand ils sortiront de votre cabinet, vous serez tous en règle! Vous comme les deux autres! On ne pourra rien vous reprocher! Ce n’est pas la première fois qu’une évasion se produit dans de pareilles conditions! Elle est presque classique!
– Mais les gardes, qui seront restés à la porte, ne les laisseront jamais passer, même avec leurs papiers en règle. Ils voudront savoir ce qui est arrivé. Ils viendront chercher auprès de moi la confirmation d’un pareil événement!
– Ils ne viendront rien chercher du tout! Vos deux gardes auront été relevés par deux autres que j’aurai amenés moi-même et qui ne s’étonneront de rien, mon cher monsieur Talbot, pas plus que le guichetier, pas plus que le concierge. Il n’y aura que moi pour m’étonner de votre séance prolongée dans votre cabinet, à l’heure de la soupe, et c’est moi qui viendrai vous déranger!
M. Talbot toussa, prisa, regarda M. Hilaire dans les yeux.
– Vous avez parlé de tout cela à Coudry? finit-il par demander.
– Mon Dieu! vous savez comment il est! je lui en ai parlé en l’air, comme d’une chose qui peut arriver à tous les directeurs de prison! Il a souri! C’est plus qu’il ne nous en faut!
– Hum! hum! Écoutez, j’ai une idée… pour qu’il n’y ait de surprise pour personne, exprima Talbot non sans un certain embarras et en s’enfournant à nouveau une énorme prise dans son énorme nez.
– Voyons votre idée?
– Notre affaire n’est que pour sept heures et demie… J’ai grandement le temps d’aller faire un petit tour du côté de l’Hôtel de Ville.
– À votre aise, laissa tomber M. Hilaire.
– Comme vous me dites cela! Verriez-vous quelque inconvénient?
– Mon Dieu! si vous voulez mon avis, je crois que notre ami ne sera point tout à fait enchanté de votre visite, à la veille d’une affaire pareille! Il y a de méchants esprits qui pourraient peut-être s’en souvenir le lendemain!
M. Hilaire disant cela refaisait, avec une grande mélancolie, le nœud de son écharpe.
– Quoi qu’il arrive, fit-il, c’est entendu, n’est-ce pas, pour sept heures et demie?
– Écoutez! déclara le directeur. Tout bien réfléchi, je crois qu’il vaut mieux que je laisse Coudry tranquille.
– C’est mon avis!
– Je sais dans quels termes vous êtes avec eux… J’ai confiance en vous!
– Je crois que votre confiance est bien placée, mon cher M. Talbot… donc à sept heures et demie et préparez tout sur votre bureau… Avez-vous un revolver?
– Oui, dans ce tiroir! je le sortirai pour montrer que j’étais prêt à me défendre…
– Si vous le sortez, Manol et Garot qui sont peu délicats et qui sont justement démunis d’armes à feu pourraient vous le prendre! Donnez-le moi… je le déposerai près de vous quand je viendrai vous retrouver, une fois que vous serez ficelé et que les gars seront partis! C’est plus sûr!
– Vous pensez à tout! fit Talbot en passant son revolver à M. Hilaire qui le glissa dans sa poche.
– Au revoir, mon cher directeur… je vais faire un tour chez Garot et Manol pour m’assurer moi-même que nous sommes bien d’accord!
Quand il fut parti, ce qu’avait prévu M. Hilaire arriva; Talbot sortit de son bureau et bientôt quitta la Conciergerie. Hilaire – qui le guettait derrière un pilier de la salle des gardes – se dirigea aussitôt vers la cellule du baron d’Askof et se la fit ouvrir.
Askof était seul. L’entretien dura dix minutes.
En sortant de chez Askof, Hilaire alla jeter un coup d’œil dans le cachot du Subdamoun où il distribua quelques cacahuètes qu’il s’amusait à éplucher au cours de son inspection. Au fond du cachot, le Subdamoun lisait. En entendant parler de cacahuètes le commandant leva la tête. Hilaire le salua et lui proposa, en riant, des cacahuètes, comme aux gardes. Le Subdamoun tendit la main. M. Hilaire lui en compta un certain nombre et le Subdamoun dit: «Merci!»
Puis l’inspecteur s’en fut dans la partie cellulaire de la prison qu’il visita de fond en comble, s’attardant cependant dans le cachot où Garot et Manol avaient été enfermés.
De retour dans la salle des gardes il monta l’escalier de la Tour de l’Ouest. Il frappa à la porte du directeur. N’entendant point de réponse, il entra et referma la porte. La pièce était vide. Il regarda l’heure à la pendule. Il dit tout haut: «Talbot ne sera pas revenu de l’Hôtel de Ville avant vingt minutes.»
Puis il fit le tour de cette salle, en examinant toutes choses.
Pas de meubles, ou si peu! Le bureau et quelques chaises, un fauteuil.
Une fenêtre lourdement grillée trouait le mur formidable et prenait jour sur le quai.
Aucune surprise ne semblait pouvoir venir de cette pièce toute nue dont la vaste cheminée n’était cachée par aucun écran. En cette saison, on ne faisait point de feu. Les dalles nues étaient aussi nettes que le plancher.
M. Hilaire s’arrêta devant la cheminée, lui tournant le dos, les mains croisées à la taille. Il paraissait soucieux, et, de temps à autre, un profond soupir s’exhalait de la poitrine de monsieur l’inspecteur général. Certes oui! il regrettait le temps où les épiciers ne se mêlaient point de diriger les choses de l’État!
Soudain il tressaillit de la tête aux pieds: une cacahuète venait de rouler entre ses pieds. Aussitôt, il rectifia la position, et, présentant toujours le dos à la cheminée, et bien qu’il n’y eût personne de visible, ni devant lui, ni derrière, ni autour de lui, il parla à mi-voix:
– Tout est prêt! J’ai vu Garot et Manol et leur ai remis les vingt mille balles, le revolver et la scie. Ils s’enfuiront cette nuit par la cour du Dépôt. Tout à l’heure les gardes les conduiront directement au parloir des parents… j’en reviens. Rien à craindre. Il y fait noir comme dans un four. J’y conduirai moi-même Askof et le Subdamoun. Je resterai dehors avec les gardes dont j’aurai pris le commandement. J’ai remis à Askof les perruques et les fausses barbes. Ils changeront de vêtements avec Garot et Manol dans le parloir. Tout sera fait en cinq sec! Les gardes les conduiront ensuite, Askof et le Subdamoun, ici, chez le directeur sur mon ordre, croyant conduire les deux autres. Talbot est allé chez Coudry, il va se faire ramasser.
M. Hilaire avait fini de parler. Il se pencha, ramassa la cacahuète et la mangea. Pendant cette opération, son regard fut soudain attiré par un pli qui se trouvait sur le bureau et sur l’enveloppe duquel on avait écrit: Pour M. le directeur: urgent! Tiens! fit-il, je connais cette écriture-là, moi! et sans plus balancer il décacheta, lut, poussa un cri:
– N. de D.! Tout est perdu!
Et il s’affala.