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– Vous m’excuserez d’avoir commencé sans vous, Watson, me dit-il; mais vous vous rappelez que notre client doit venir d’assez bonne heure ce matin.
– C’est vrai, il est déjà neuf heures passées, répondis-je. Tenez, c’est peut-être bien lui. Il m’a semblé entendre sonner.
De fait, c’était notre ami le financier. Je fus stupéfait de voir le changement qui s’était opéré en lui, car sa figure, hier encore si large et si pleine, était maintenant toute défaite et toute creuse, et l’on eût dit que ses cheveux avaient encore blanchi. Il fit son entrée d’un air las et abattu, encore plus pénible à voir que son exaltation de la veille, et se laissa tomber lourdement dans un fauteuil que j’avais poussé vers lui.
– Je ne sais pas ce que j’ai pu faire pour être si cruellement éprouvé, soupira-t-il. Il y a deux jours encore, j’étais en plein bonheur et en pleine prospérité, sans aucun souci au monde. A présent, me voici, à mon âge, condamné au déshonneur et à la solitude. Tous les malheurs s’abattent sur moi en même temps. Ma nièce Mary m’a abandonné.
– Elle vous a abandonné?
– Oui. On a trouvé ce matin son lit intact, sa chambre vide et ce billet à mon nom sur la table du vestibule. Je lui avais dit hier soir, avec chagrin mais sans colère, que, si elle avait épousé mon fils, tout cela ne serait pas arrivé. J’ai peut-être eu tort de lui faire cette réflexion, car c’est à cela qu’elle fait allusion dans le billet qu’elle m’a laissé en partant:
«MON ONCLE CHÉRI,
Je me rends compte que j’ai été la cause du malheur qui vous accable et que, si j’avais agi différemment, ce malheur ne vous aurait peut-être pas été infligé. Sans cesse obsédée par cette pensée, je sens que je ne pourrai plus vivre heureuse sous votre toit, et mieux vaut que je vous quitte pour toujours. Ne vous tourmentez pas au sujet de mon avenir, il est assuré, et surtout ne me cherchez pas, car ce serait vous donner un mal inutile et ne m’aiderait en rien, au contraire. Vivante ou morte, je continuerai toujours à vous aimer tendrement.
Mary»
«Qu’a-t-elle voulu dire en m’écrivant cela, monsieur Holmes? Faut-il en conclure qu’elle songerait à se suicider?
– Non, non, pas le moins du monde. Tout compte fait, c’est peut-être ce qui pouvait arriver de mieux. J’espère, monsieur Holder, que vous serez bientôt au bout de vos peines.
– Le ciel vous entende, monsieur Holmes! Mais, pour me dire cela, il faut que vous ayez appris quelque chose. Oui, vous avez sûrement découvert du nouveau. Où sont les pierres?
– Trouveriez-vous excessif de les payer mille livres pièce?
– J’en donnerais dix de bon cœur.
– Ce serait inutile. Trois mille livres pour les trois suffiront amplement. Mais il y a aussi une petite récompense, n’est-ce pas? Vous avez votre carnet de chèques sur vous?… Bon, voici une plume. Inscrivez quatre mille livres en bloc.
Tout ahuri, le banquier signa le chèque demandé. Holmes alla à son bureau, y prit dans un tiroir un petit morceau d’or triangulaire sur lequel étaient enchâssés trois béryls et le jeta sur la table.
Avec un cri de joie, notre client s’en saisit.
– Vous les avez! balbutia-t-il. Je suis sauvé!… Sauvé!
Il manifestait sa joie avec autant d’expansion qu’il avait manifesté auparavant sa douleur et pressait frénétiquement contre sa poitrine les pierres retrouvées.
– Mais vous avez une autre dette à acquitter, monsieur Holder, reprit d’une voix plus dure Sherlock Holmes.
– Une autre dette? répéta le banquier. Fixez votre prix; je vais vous régler cela tout de suite.
– Non, il ne s’agit pas de moi. Ce que vous devez, ce sont de très humbles excuses à votre fils, ce noble garçon, qui s’est conduit en cette pénible circonstance comme je serais fier de voir mon fils le faire si j’avais le bonheur d’en avoir un.
– Ce n’est donc pas Arthur qui avait pris les pierres?
– Je vous l’ai déjà dit et je vous le répète aujourd’hui: non, ce n’est pas lui.
– Vous en êtes sûr? Alors, courons vite le retrouver pour lui annoncer tout de suite que nous avons découvert la vérité.
– Il le sait déjà. Après avoir tout tiré au clair, j’ai eu un entretien avec lui, et, comme il me refusait de me rien dire, c’est moi qui ai parlé pour lui montrer que je savais tout. Alors il a bien été forcé de m’avouer que j’avais raison et m’a mis au courant de quelques détails qui m’échappaient encore. Mais, quand il saura que vous connaissez la vérité, peut-être se décidera-t-il à sortir de sa réserve.
– Alors, pour l’amour du ciel, donnez-moi la clé de cette extraordinaire énigme!
– Très volontiers, et je vous montrerai en même temps comment je m’y suis pris pour la découvrir. Mais laissez-moi d’abord vous expliquer ce qui sera pour moi le plus pénible à dire et pour vous le plus pénible à entendre. Une intrigue s’est nouée entre sir George Burnwell et votre nièce Mary, et ils viennent de s’enfuir ensemble.
– Ma Mary? Impossible!
– C’est malheureusement plus que possible, c’est certain. Ni vous ni votre fils ne connaissiez la véritable personnalité de cet homme lorsque vous l’avez admis dans votre intimité. C’est l’un des plus dangereux individus d’Angleterre, un joueur ruiné, un coquin capable des pires canailleries, un homme sans cœur et sans conscience. Votre nièce n’avait jamais eu affaire à des gens de cette espèce. Lorsqu’il lui a juré qu’il l’aimait, comme il l’avait fait à cent autres avant elle, elle se figurait être la seule à lui avoir jamais inspiré un tel sentiment. Le diable seul pourrait dire de quels mots il s’est servi pour la subjuguer, mais toujours est-il qu’elle finit par n’être plus qu’un jouet entre ses mains et qu’elle avait, presque chaque soir, des rendez-vous avec lui.
– Je ne peux pas, je ne veux pas croire une chose semblable! s’écria le banquier, dont la figure était devenue livide.
– Eh bien! je vais vous raconter ce qui s’est passé dans votre maison l’autre nuit. Votre nièce, lorsqu’elle crut que vous étiez retiré dans votre chambre, descendit furtivement au rez-de-chaussée et parla à son amoureux à la fenêtre qui donne sur le chemin des écuries. Il demeura auprès d’elle fort longtemps, comme le prouvaient les empreintes de ses pas qui avaient complètement traversé la neige. Elle lui parla du diadème, ce qui excita sa cupidité de gredin, et il la plia à sa volonté. Je suis persuadé qu’elle vous aimait de tout son cœur, mais il est des femmes chez qui l’amour l’emporte sur toutes les autres affections, et j’ai idée qu’elle doit être de celles-là. A peine avait-elle eu le temps d’écouter les indications qu’il lui donnait qu’elle vous vit descendre l’escalier. Alors elle s’empressa de refermer la fenêtre et vous parla de l’escapade de la femme de chambre avec son amoureux à jambe de bois, ce qui d’ailleurs était parfaitement réel.
«Votre fils Arthur monta se coucher peu après la conversation qu’il avait eue avec vous, mais il dormit mal en raison de l’inquiétude que lui donnaient ses dettes de jeu. Vers le milieu de la nuit, ayant entendu un pas léger passer devant la porte de sa chambre, il se leva, regarda dans le couloir et eut la surprise de voir sa cousine le traverser sur la pointe des pieds et disparaître ensuite dans votre cabinet de toilette. Pétrifié de stupéfaction, il enfila à la hâte son pantalon et attendit dans l’obscurité, curieux de savoir ce qui allait se passer. Au bout de quelques instants, votre nièce ressortit, et, à la lueur de la lampe qui éclairait le couloir, votre fils s’aperçut qu’elle tenait le précieux diadème entre ses mains. Il la laissa descendre l’escalier et, tout frémissant d’horreur, courut sans bruit se cacher derrière la tenture qui est près de votre porte, à une place d’où il pouvait observer ce qui se passait dans le vestibule en bas. Il vit alors sa cousine ouvrir silencieusement la fenêtre, tendre le diadème au-dehors à quelqu’un que l’obscurité rendait invisible, puis refermer la fenêtre et regagner rapidement sa chambre en passant tout près de l’endroit où il se tenait caché derrière la tenture.
«Tant qu’elle était là, il ne pouvait intervenir sans compromettre irrémédiablement cette jeune fille qu’il aimait. Mais, dès qu’elle fut disparue, il comprit quel désastre ce serait pour vous et l’importance qu’il y avait à le réparer. Alors, pieds nus, tel qu’il était, il se précipita en bas de l’escalier, sauta dans la neige et partit en courant à travers le chemin des écuries, où il entrevoyait une silhouette sombre devant lui sous le clair de lune. Sir George Burnwell essaya de l’esquiver, mais Arthur le rattrapa, et une lutte s’engagea entre eux, votre fils tirant le diadème d’un côté pendant que son adversaire tirait de l’autre. Au cours de la bagarre, votre fils frappa sir George d’un coup de poing qui lui fit une blessure au-dessus de l’œil. Puis quelque chose se rompit net, et votre fils, emportant le diadème, rentra en courant, referma la fenêtre et remonta dans votre cabinet de toilette. C’est au moment où il venait de constater que le diadème avait été tordu dans la lutte et où il s’efforçait de le redresser que vous l’avez surpris.
– Est-ce possible? balbutia le banquier.
– Et vous l’avez exaspéré en l’outrageant odieusement à l’instant même où vous auriez dû, au contraire, le remercier chaleureusement. Du reste, il n’aurait pu vous expliquer la vérité qu’en dénonçant cette jeune fille qui, pourtant, ne méritait pas d’égards, et chevaleresque jusqu’au bout, il préféra se taire plutôt que de la trahir.
– Voilà donc pourquoi elle a poussé ce cri et a perdu connaissance, s’écria M. Holder. O mon Dieu, faut-il que j’aie été assez aveugle et stupide! Et Arthur qui m’avait demandé de lui permettre de sortir cinq minutes! Le brave garçon voulait retourner voir si le morceau qui manquait n’était pas resté à l’endroit où il s’était battu.
«Comme je l’ai mal jugé!
– A mon arrivée à la maison, poursuivit Holmes, mon premier soin fut d’en faire soigneusement le tour afin de m’assurer s’il n’y avait pas sur la neige des empreintes susceptibles de me mettre sur la voie. Je savais qu’il n’avait pas neigé à nouveau depuis la veille au soir et que, comme il avait gelé très fort pendant la nuit, les empreintes, s’il en existait, seraient demeurées intactes. Je commençai par longer le sentier des fournisseurs, mais je m’aperçus que tout y avait été piétiné et qu’il serait impossible de rien reconnaître. Un peu plus loin, par contre, au-delà de la porte de la cuisine, je constatai qu’une femme était restée debout à la même place, en conversation avec un homme dont l’une des empreintes, petite et ronde, montrait qu’il avait une jambe de bois. Je pus même me rendre compte qu’ils avaient été dérangés, attendu que la femme était revenue en courant vers la porte, ainsi que le prouvaient ses traces, profondes à la pointe et légères au talon, tandis que l’homme à la jambe de bois, après avoir attendu encore un peu, avait fini par s’en aller. Je pensai tout de suite qu’il s’agissait peut-être de la servante et de son amoureux, dont vous m’aviez parlé, et, renseignements pris, je vis que je ne m’étais pas trompé. En faisant le tour du jardin, je ne relevai pas autre chose que des empreintes sans but déterminé que je présumai avoir été produites par les policiers; mais, une fois dans le chemin des écuries, j’y découvris, écrite devant moi sur la neige, une histoire très longue et très complexe.
«Il y avait là deux doubles lignes d’empreintes: les premières produites par un homme chaussé; les secondes, je le constatai avec joie, appartenant à un homme ayant marché nu-pieds. D’après le récit que vous m’aviez fait, j’acquis immédiatement la conviction que ce dernier était votre fils. Le premier avait marché en venant et en repartant, mais l’autre avait couru rapidement et, comme l’empreinte de son pied nu recouvrait par endroits celui de l’homme chaussé, il était évident qu’il avait dû passer après lui. Je les suivis, et je vis qu’elles aboutissaient à la fenêtre du vestibule, où l’homme chaussé avait foulé toute la neige à force d’attendre. Ensuite, je repris cette piste en sens inverse jusqu’à l’emplacement où elle se terminait, à une centaine de mètres de là, dans le chemin des écuries. Je vis le demi-tour décrit par l’homme chaussé lorsqu’il était revenu sur ses pas, l’emplacement où la neige était toute piétinée comme si une lutte y avait eu lieu, et finalement quelques gouttes de sang qui me confirmèrent dans cette supposition. L’homme chaussé avait ensuite couru le long du chemin, et je retrouvai plus loin quelques nouvelles traces de sang qui me prouvèrent que c’était lui qui avait été blessé; mais, quand j’arrivai à la grand-route, je vis qu’on l’avait déblayée et qu’il ne subsistait par conséquent plus aucune trace de ce côté.
«En revanche, lorsque, en pénétrant dans la maison, j’examinai, comme il vous en souvient, à la loupe, le rebord de la boiserie de la fenêtre du vestibule, je pus tout de suite me rendre compte que quelqu’un l’avait franchie, car on distinguait nettement les contours d’un pied humide qui s’y était posé en rentrant.
«Je commençai alors à pouvoir me former une opinion sur ce qui avait dû se passer. Un homme avait attendu devant la fenêtre et quelqu’un lui avait apporté les pierres; votre fils avait été témoin de la scène, s’était élancé à la poursuite du voleur, avait lutté avec lui, chacun tirant de son côté sur le diadème et provoquant ainsi une rupture que ni l’un ni l’autre n’aurait pu effectuer à lui tout seul. Finalement, il était revenu à la maison, en possession du joyau reconquis dont il avait cependant laissé une portion aux mains de son adversaire. Jusque-là, tout était parfaitement clair. Ce qu’il s’agissait maintenant de découvrir, c’est qui était le voleur et qui lui avait livré le diadème.
«En vertu d’une maxime dont j’ai depuis longtemps vérifié la justesse, lorsque l’on a écarté d’un problème tous les éléments impossibles, ce qui reste, si invraisemblable que cela puisse paraître, est forcément la vérité. Étant donné que ce n’était pas vous qui aviez livré le diadème, ce ne pouvait être que votre nièce ou l’une des servantes. Mais, si c’était une servante, quelle raison aurait eu votre fils de se laisser accuser à sa place? Aucune, n’est-ce pas? Tandis que, du fait qu’il aimait sa cousine, il était tout naturel qu’il n’eût pas voulu la trahir, surtout puisqu’il s’agissait d’un secret dont la révélation l’aurait déshonorée. Me rappelant que vous l’aviez vue à la fenêtre et qu’elle s’était plus tard évanouie lorsqu’elle avait aperçu le diadème, je passai immédiatement du domaine de la simple conjecture à celui de la certitude absolue.
«Ceci posé, quel pouvait être son complice? Quelqu’un qu’elle aimait, incontestablement, car quel autre aurait pu lui faire oublier l’affection et la reconnaissance qu’elle devait avoir pour vous? Je savais que vous sortiez peu, et que votre cercle d’amis était fort restreint. Mais, parmi ces derniers, figurait sir George Burnwell, et j’avais déjà entendu parler de lui comme d’un vil suborneur. Il y avait donc tout lieu de penser que l’homme chaussé n’était autre que lui et que, par conséquent, c’était lui qui avait en sa possession les trois pierres disparues. Même se sachant découvert par Arthur, il pouvait se considérer à l’abri des poursuites, car votre fils, en le dénonçant, aurait voué au déshonneur sa propre famille.
«Votre seul bon sens suffira à vous faire deviner quelles mesures je pris ensuite. Sous les apparences d’un vagabond, je me rendis à la maison de sir George, m’arrangeai pour lier connaissance avec son valet de chambre, appris de cette façon que son maître avait été blessé la nuit précédente, et finalement, moyennant six shillings, acquis la preuve dont j’avais besoin en achetant une de ses vieilles paires de chaussures que je rapportai à Streatham et qui, ainsi que je l’avais prévu, s’adaptaient exactement aux empreintes.
– J’ai vu en effet un vagabond mal vêtu hier dans le chemin, dit M. Holder.
– Précisément. C’était moi. Alors, sûr désormais de mon fait, je rentrai chez moi me changer. Mais le rôle qu’il allait me falloir jouer ensuite était d’une délicatesse extrême, car, pour éviter tout scandale, il était nécessaire d’éviter l’intervention de la police, et je savais qu’un gredin aussi avisé que celui auquel nous avions affaire nous tiendrait par-là complètement paralysés. J’allai donc le voir moi-même. Bien entendu, il commença par tout nier, puis, quand il s’aperçut que j’étais capable de lui raconter en détail tout ce qui s’était passé, il essaya de faire le bravache et s’arma d’un casse-tête qu’il avait décroché au mur. Mais je connaissais mon homme, et je lui braquai mon revolver à la tête sans lui laisser le temps de frapper. Alors, il commença à se montrer un peu plus raisonnable. Je lui expliquai que nous étions prêts à lui verser une indemnité en échange des pierres qu’il détenait: un millier de livres pour chaque. Cela lui arracha pour la première fois des paroles de regret.
«- Le diable m’emporte! s’écria-t-il. Je les ai lâchées toutes les trois pour six cents livres.
«J’eus tôt fait de lui faire dire l’adresse du receleur auquel il les avait cédées, en lui promettant qu’aucune plainte ne serait déposée contre lui. Je m’y rendis aussitôt et, après bien des marchandages, je parvins à me faire rendre les pierres à raison de mille livres pièce. Ce résultat obtenu, je passai prévenir votre fils que tout était arrangé et, de là, rentrai me coucher vers deux heures du matin, après ce qui peut s’appeler une bonne journée de travail.