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22
En dépit de l'austérité de la signora Papperitz, il faisait bon vivre dans sa pension. Tout d'abord parce que Malberg pouvait conserver un parfait anonymat. Le reste des pensionnaires, trois célibataires et une femme aussi attirante qu'arrogante qui devait avoir la quarantaine, se levaient tôt et partaient travailler avant même que Malberg n'aille prendre son petit-déjeuner.
Le soir, chacun se retirait dans sa chambre, si bien que les rencontres étaient rares. De plus, la signora Papperitz avait pour habitude de quitter tous les jours la maison aux alentours de 17 h pour ne revenir que deux heures plus tard. Le moment était alors propice pour retrouver Caterina.
Lorsqu'ils s'étaient revus pour la première fois dans ce cadre étranger, ils n'étaient pas très à l'aise. Cela tenait moins à Caterina qu'à Malberg lui-même, stressé par ces derniers jours, mais surtout par cette passion naissante qui le dévorait.
Sa vie affective était sérieusement perturbée, alors qu'il était toujours parvenu jusqu'à présent à en juguler efficacement les débordements.
Caterina remarqua aussitôt qu'il y avait de la tension dans l'air.
- Si tu veux, dit-elle en inclinant la tête sur le côté, nous pouvons tout simplement oublier ce qui s'est passé hier.
- Oublier ?
Malberg se leva d'un bond et se mit à arpenter la pièce, les mains enfoncées dans ses poches.
- Tu parles sérieusement ? demanda-t-il.
Caterina haussa les épaules.
- J'ai l'impression que, rétrospectivement, cela te gêne. Mais ce qui est arrivé est arrivé. C'était un accident, en quelque sorte. Excuse-moi, je crois que je raconte n'importe quoi.
- Ne dis pas de bêtises ! répondit Malberg en passant la main dans ses cheveux. Simplement, nous ne nous connaissons quasiment pas. Et les circonstances de notre rencontre n'étaient pas particulièrement propices à ce que nous tombions amoureux l'un de l'autre.
- Entre nous, il y a Marlène. Est-ce que je me trompe ?
- Qu'est-ce que tu racontes, voyons ! Marlène a été assassinée. Marlène est morte !
- Tu l'aimais, n'est-ce pas ?
Malberg se figea et regarda Caterina sans répondre.
Caterina se jeta alors dans ses bras et enfouit son visage dans le creux de son épaule.
- Je le savais, murmura-t-elle.
- Non, non, ce n'est pas ce que tu crois, dit Malberg tout bas en caressant tendrement les cheveux de Caterina. Marlène était sans aucun doute une femme attirante. J'en ai connu beaucoup d'autres. Mais elle ne te ressemblait pas. C'est seulement que j'ai la curieuse impression de devoir faire la lumière sur sa mort. Et, pour l'instant, cela passe avant tout le reste. Jamais je n'oublierai la vision de Marlène morte dans sa baignoire. Et je ne serai pas tranquille tant que je n'aurai pas découvert les circonstances de sa mort et le nom de son assassin.
- Alors, cela signifie que je peux encore avoir un peu d'espoir ?
Malberg rit.
- Petite bécasse. Reste à savoir si tu voudras encore de moi.
Il l'embrassa sur le front, puis sur la bouche.
- On arrête les baisers ! déclara Caterina en se dégageant de ses bras. Qu'est-ce que tu envisages faire ?
- Il faut impérativement que je revoie l'appartement de Marlène. J'ignore qui en a muré l'entrée, mais je sais que celui-là avait une bonne raison de le faire. La question est...
- ... de savoir comment on entre dans un appartement dont l'entrée n'existe plus.
- Il y a peut-être une deuxième entrée, comme ici, déclara Malberg en pointant le doigt sur la vieille armoire. Dans le grenier jouxtant l'appartement de Marlène, il y a un monstre de ce genre. Je suis sûr qu'elle dissimule un autre accès à l'appartement. Mais comment faire pour entrer, ne serait-ce que dans l'immeuble ?
- Paolo ! rétorqua Caterina. Très peu de serrures lui résistent.
Remarquant le regard sceptique de Malberg, elle ajouta :
- Tu peux lui faire confiance, Lukas. Ce garçon t'aime bien.
Ils convinrent de se retrouver à 22 h devant un kiosque à journaux de la Via Gora ; de là, on pouvait observer tranquillement le numéro 23. Lorsque Malberg arriva, Paolo et Caterina l'y attendaient déjà, en jean et chaussures de sport. Malberg se sentit un peu trop chic dans son costume de lin clair.
Mais, n'ayant pas pu retourner à l'hôtel ni renouveler sa garde-robe, par manque de temps, il n'avait que ça à se mettre.
Par son calme, la Via Gora se distinguait de la plupart des rues du Trastevere où se succédaient à n'en plus finir les trattorias et les restaurants. Les lampadaires accrochés aux façades éclairaient l'étroite ruelle d'une lumière blafarde qui mettait en valeur les vieilles façades. Malberg observa le numéro 23.
Il tendit soudain le bras vers les fenêtres du cinquième étage.
- Regardez ! Il y a de la lumière dans l'appartement de Marlène ! C'est incroyable !
- Là-haut, au cinquième ? demanda Caterina pendant que Paolo s'étonnait, la main en visière au-dessus des yeux comme pour mieux voir :
- Mais je croyais que l'on ne pouvait plus accéder à l'intérieur ?
Le frère et la sœur regardèrent Malberg d'un air dubitatif, si bien qu'il se sentit acculé. Désespéré, il plaqua les deux mains sur son visage :
- Mais, enfin, je ne suis tout de même pas fou !
Le regard de Caterina restait posé sur Lukas.
- Tu es sûr de toi ? Tu sais, dans le feu de l'action, on voit parfois certaines choses...
- Je sais ce que j'ai vu ! coupa brutalement Malberg, en colère.
Caterina était troublée par ce Lukas Malberg qu'elle ne connaissait pas.
- Raison de plus pour aller voir ce qui se passe vraiment là-haut, intervint Paolo. Attendez ici !
Paolo traversa la Via Gora avec la nonchalance du badaud. À la hauteur du numéro 23, il jeta un dernier coup d'œil à droite et à gauche avant de sortir quelque chose de la poche de son pantalon. Il s'attaqua à la serrure.
Au bout de dix secondes à peine, il se retourna et siffla entre son pouce et son index. Malberg et Caterina traversèrent la rue à leur tour et pénétrèrent dans l'entrée sombre.
Paolo tendit une lampe de poche à Lukas, qui les précéda à pas feutrés dans l'escalier. Il reconnut immédiatement l'odeur de cire et de détergent. Devancé par le faisceau dansant de sa torche, il gravit les marches jusqu'au dernier étage.
- Ici ! chuchota Malberg en décrivant un rectangle sur le mur à l'aide de sa lampe C'est ici que se trouvait la porte de l'appartement de Marlène.
Entre-temps, Paolo avait trouvé à gauche la porte coupe-feu qui s'ouvrait sur les combles. Malberg éclaira le verrou de la porte.
- Fastoche, murmura Paolo.
Et, en effet, une dizaine de secondes lui suffirent pour crocheter cette deuxième serrure.
Sans le moindre bruit, les trois comparses disparurent derrière la porte de métal. Ils se retrouvèrent dans un vaste grenier tout en longueur, dont la plus grande partie disparaissait dans l'obscurité.
Néanmoins, ils pouvaient distinguer les trois conduits de cheminées dont l'enduit s'écaillait, et la charpente assez basse qui les obligeait à baisser la tête pour se frayer un passage dans ce bric-à-brac inquiétant digne d'un décor de film d'Alfred Hitchcock : des meubles anciens dont les brocanteurs auraient raffolé, une demi-douzaine de bicyclettes et plusieurs poussettes, la plus vieille datant du siècle passé, des caisses de munitions de la dernière guerre, des sacs éventrés remplis de vêtements usagés, une échelle posée contre un conduit de cheminée, une machine à coudre à pédale et un des tout premiers postes de télévision. Le tout avait quelque chose d'un peu inquiétant... et de terriblement poussiéreux.
Lukas Malberg pointa le faisceau de sa lampe sur la grosse l'armoire, à droite de la porte.
Paolo s'attendait à ce qu'elle fût fermée à clé. À l'instant où il se penchait sur la serrure, les deux portes s'ouvrirent d'elles-mêmes.
Malberg s'approcha pour éclairer l'intérieur du meuble. Il ne s'attendait pas nécessairement à y découvrir une deuxième porte, comme chez la signora Papperitz. Cependant, il ne put dissimuler une certaine déception après avoir inspecté le fond de l'armoire, qu'il malmena du reste sans se soucier de ce qu'elle contenait.
- Il faut écarter l'armoire du mur, dit Malberg en essuyant avec sa manche la sueur qui perlait sur son front. Allez, donne-moi un coup de main ! ajouta-t-il en se tournant vers Paolo.
Caterina tenait la lampe pendant que Lukas et Paolo déplaçaient l'armoire par à-coups. La tâche était d'autant plus difficile qu'ils ne devaient surtout pas attirer l'attention.
Ils avaient presque atteint leur objectif lorsqu'à l'intérieur du meuble une étagère s'effondra avec tout ce qu'elle supportait, à savoir une douzaine de vieux plats et de verres...
Malberg, Caterina et Paolo se figèrent d'effroi. Le fracas qui avait retenti aurait suffi à réveiller tout l'immeuble.
- On se casse ! murmura Paolo.
Caterina rattrapa son frère par le bras gauche.
Malberg, l'index posé sur les lèvres, tendit l'oreille. Silence. D'un instant à l'autre, les portes allaient s'ouvrir dans la cage d'escalier, des pas retentiraient : ils seraient découverts.
Mais rien de tel ne se produisit. Ils n'entendirent pas le moindre bruit. Le silence était pesant.
Comment se faisait-il que personne n'ait entendu un pareil boucan ?
Ils restèrent ainsi immobiles durant quelques minutes, osant à peine respirer, en proie aux plus vives angoisses. Malberg gardait sa lampe braquée sur la porte. Paolo fut le premier à retrouver ses esprits.
- Ça ne tient pas la route, tout ça ! ne cessait-il de marmonner. Il y a forcément quelqu'un qui a entendu...
Quoi qu'il en soit, l'armoire était maintenant suffisamment éloignée du mur pour que Malberg puisse jeter un œil derrière.
- Rien, remarqua-t-il, déçu. Pas de porte dérobée, rien.
Paolo le rejoignit et commença à sonder le mur qui se trouvait derrière le meuble. Il secoua la tête. Puis il prit la lampe des mains de Malberg pour inspecter les coins et les recoins du grenier. Malberg, désespéré, se tenait à l'écart dans l'obscurité.
Sentant soudain la main de Caterina se poser sur son épaule, il posa sa main sur la sienne.
- Dès le début, tu ne m'as pas cru, remarqua-t-il tout bas.
- Arrête !
- Tu crois que j'ai tout inventé. L'appartement muré, peut-être même l'assassinat de Marlène, dit-il sur un ton résigné.
- Et l'enterrement ? Et le mystérieux calepin ? Et l'avis de recherche lancé contre toi ?
Malberg baissa la tête.
- Moi-même, je ne sais plus que croire.
- Hé ! leur lança Paolo d'une voix étouffée en faisant des grands signes avec la lampe qu'il braqua au-dessus de l'armoire.
Il fallait y regarder à deux fois pour apercevoir la petite porte ménagée dans le mur décrépit.
- L'échelle ! s'écria Paolo à voix basse.
Malberg appuya l'échelle contre le mur et grimpa avec prudence.
La porte, dépourvue de poignée, ne comportait qu'une simple serrure. Il semblait donc fort peu probable qu'ils parviennent à l'ouvrir sans clé ni outillage spécial.
- Laisse-moi faire, s'impatientait Paolo.
Cette fois, il crocheta la serrure avec un bout de rayon de roue de bicyclette. Il lui suffit d'une petite secousse pour ouvrir la porte par laquelle filtra aussitôt un rai de lumière qui vint éclairer la charpente poussiéreuse du grenier.
- Qu'est-ce que tu vois ? demanda Caterina à Paolo, qui descendit de l'échelle sans répondre.
Une fois en bas, il lui dit en étouffant sa voix :
- Ça donne sur une sorte de mezzanine avec un canapé, un beau secrétaire et un fauteuil. Tout semble plutôt bien en ordre, ajouta-t-il en pointant son doigt vers le haut. Je ne serais pas étonné qu'une tête apparaisse là, tout à coup.
Malberg et Caterina se regardèrent.
- Et maintenant ? demanda Paolo qui piaffait d'impatience.
Sans dire un mot, Malberg gravit l'échelle et disparut par la porte. Il n'avait aucune idée de ce qui l'attendait, il ne faisait que céder à l'impulsion qui était en lui depuis des semaines.
- Hé ho ! fit-il tout haut, hésitant. Il y a quelqu'un ?
Par-dessus la balustrade de la mezzanine, il aperçut en contrebas le salon qu'il connaissait déjà, plongé dans une lumière tamisée ; mais pourquoi y avait-il de la lumière s'il n'y avait personne ?
- Hé ho ! répéta-t-il, sans obtenir la moindre réponse.
Malberg emprunta l'escalier ouvert situé à l'autre bout de la mezzanine en s'évertuant à descendre les quatorze marches le plus discrètement possible. Il régnait toujours dans l'appartement le plus parfait silence.
Une fois en bas, il promena les yeux dans le salon autour de lui. Tétanisé, il tournait lentement sur lui-même. Son regard s'arrêta involontairement sur la porte de la salle de bains. Il se sentait oppressé ; il entendait le sang battre contre ses tempes.
Les yeux rivés sur la porte, il s'attendait à voir Marlène apparaître, tout en ayant parfaitement conscience que c'était impossible. Elle serait enveloppée dans son peignoir blanc, la tête enrubannée d'une serviette, et elle lui dirait : « Pourquoi arrives-tu si tard ? Je t'ai attendu. Nous avions bien rendez-vous ? » Et Malberg répondrait : « Tout à fait, mais j'ai fait un mauvais rêve. Je n'ai pas envie d'en parler. L'essentiel est que nous nous soyons retrouvés. Oublions vite ce qui s'est passé. » Il s'avancerait alors vers elle, la prendrait dans ses bras et lui murmurerait à l'oreille : « Tu n'as plus rien à craindre désormais. »
- Lukas ! Lukas !
Malberg se figea en entendant prononcer son nom. Il sentit deux mains énergiques qui le secouaient. Il lui fallut quelques secondes avant de comprendre que la femme qu'il tenait dans ses bras n'était pas Marlène, mais Caterina.
- Où est Paolo ? demanda-t-il dans son désarroi, après être revenu à la réalité.
Caterina tenait toujours fermement Malberg.
- Ne t'inquiète pas, Paolo monte la garde devant la porte.
Malberg se dégagea brusquement des bras de Caterina et lui montra la porte de la salle de bains.
- Ça s'est passé là, là ! balbutia-t-il, la gorge nouée, incapable de poursuivre.
Caterina hocha la tête, puis elle se dirigea vers la porte en se retournant encore une fois, comme pour avoir son autorisation. Devant l'absence complète de réaction de Lukas, elle enfonça la poignée, alluma la lumière et disparut. Malberg la suivit d'un pas hésitant dans la salle de bains d'une propreté extrême, carrelée de faïence blanche, avec sa robinetterie impeccablement briquée. On se serait cru dans un bloc opératoire.
Cette impression était encore renforcée par l'absence complète d'objets courants : il n'y avait ni serviette, ni morceau de savon, ni gobelet, ni shampooing. Et, donc, rien qui eût pu fournir un indice concernant l'assassinat de Marlène.
En sortant de la salle de bains, Malberg s'arrêta devant ce qu'il pensait être la porte d'entrée. Il fit signe à Caterina. Avant d'abaisser la poignée de la porte à double battant, il marqua un temps d'arrêt. Puis il ouvrit la porte.
Derrière, il découvrit un mur en maçonnerie grossière.
Caterina secoua la tête, incrédule. Un sourire de triomphe passa sur le visage de Malberg.
- Alors, tu me crois maintenant ? demanda-t-il sans attendre de réponse de la jeune femme. Puis il referma la porte qui ne donnait sur rien.
Le salon offrait l'image d'un confort de bon goût. En face de la porte de la salle de bains se trouvait une bibliothèque qui occupait tout le mur jusqu'au plafond, avec une porte aménagée au centre, laquelle s'ouvrait sur la chambre.
Elle n'était pas fermée, comme si quelqu'un avait quitté la pièce en toute hâte. Malberg hésita, éprouvant une certaine réticence à entrer ainsi dans ce qui avait été la chambre de Marlène. Mais il finit par se décider et poussa la porte avec précaution. De la main droite, il chercha à tâtons l'interrupteur. Deux appliques munies chacune de trois ampoules projetèrent dans la pièce une vive lumière. Un grand lit occupait presque tout le mur en face de la porte.
Malberg eut un léger mouvement de recul en apercevant les photos frivoles identiques à celles qu'il avait déjà découvertes dans la chambre de la marquise Falconieri, accrochées au-dessus du lit.
- C'est elle ? demanda Caterina après avoir regardé les photos de plus près.
- Hum, hum, répondit Malberg en feignant de prendre un air détaché.
- C'était une femme très séduisante.
Caterina regardait les photos d'un œil jaloux.
Malberg fit semblant de ne pas avoir entendu. Il se dirigea vers l'armoire qui se trouvait sur sa gauche. Elle regorgeait de vêtements, de jupes et de tailleurs, tous plus élégants les uns que les autres. Pas de doute, Marlène avait les moyens.
De retour dans le salon, Malberg se mit à la recherche d'indices qui auraient peut-être pu lui fournir de plus amples renseignements sur la vie de Marlène. Entre les trois portes-fenêtres qui donnaient sur la terrasse, il aperçut toute une série de photos, au moins deux douzaines, toutes de formats différents. Sur l'un des clichés, pris l'année du bac, Malberg se découvrit lui-même, avec Marlène qui se trouvait au rang derrière lui. Comme elle avait changé !
Sur les autres photos, on la voyait seule, en voyage : devant la tour Eiffel, dans le désert juchée sur un chameau, aux Caraïbes à bord d'un bateau de croisière. Mais aussi en compagnie d'un homme, sur une gondole à Venise, au sommet de l'Empire State Building à New York et devant la porte de Brandebourg à Berlin.
- Qui est cet homme ? s'enquit Caterina qui examinait aussi les photos.
- Aucune idée, répondit Malberg, qui n'avait jamais vu cette personne de sa vie.
Nettement plus âgé que Marlène, l'homme était grand, avait les cheveux gris clairsemés, et ne semblait pas particulièrement sympathique. La fréquence avec laquelle il apparaissait sur les photos permettait de penser qu'il ne s'agissait sans doute pas d'une vague connaissance ni d'une liaison de courte durée.
Marlène n'avait jamais évoqué devant Malberg l'existence d'un compagnon. Lukas avait plutôt eu l'impression qu'elle était fière de sa condition de célibataire et qu'elle ne voulait pas entendre parler d'hommes. Non, les photos au mur ne lui apportaient aucune information. Le doute commença à s'insinuer dans son esprit : en cherchant des indices dans l'appartement de Marlène, ne faisait-il pas complètement fausse route ? De cet ordre strict et de cette propreté impeccable, il n'y avait qu'une seule et unique conclusion à tirer : les responsables de la mort de Marlène avaient fait disparaître toutes les traces qui auraient permis de découvrir la moindre preuve.
Déçu, il ouvrit sans entrain l'abattant d'un secrétaire baroque qui se trouvait à gauche de la porte de la salle de bains. Ici comme dans le reste de l'appartement, la propreté et l'ordre avaient quelque chose d'insolent : le papier à lettres et les enveloppes empilés avec soin, les trombones rangés dans une coupelle en plastique transparent, plusieurs rouleaux de scotch, un coupe-papier et des ciseaux, mais pas une seule lettre personnelle, pas de notes, aucun document écrit à la main. En somme, rien. Malberg tenta d'ouvrir un petit tiroir au milieu du secrétaire, qui résista un peu. Tirant plus vivement la poignée, il entendit un petit bruit métallique avant que le tiroir ne cède. Il était vide.
En voulant le refermer, Malberg sentit quelque chose qui bloquait. En y regardant de plus près, il découvrit un petit médaillon suspendu au bout d'une chaîne. Caterina s'approcha :
- Que signifie cette curieuse inscription sur le médaillon ?
Malberg haussa les épaules.
- On dirait une sorte de croix runique.
Il réfléchit un court instant avant d'empocher l'objet.
Il se dirigea ensuite vers un coffre-fort aménagé dans le mur, à hauteur des yeux. La porte, qui mesurait environ trente centimètres sur cinquante et était munie d'une serrure à combinaison, était entrebâillée. Lorsqu'il l'ouvrit, des relents âcres de produit d'entretien s'en échappèrent. Comme il fallait s'y attendre, le coffre-fort était vide.
- Ces gens n'ont rien laissé au hasard, murmura Malberg. Ce sont des professionnels à qui rien, absolument rien n'a échappé.
Caterina se contenta de hocher la tête tout en promenant son regard sur les livres.
- Et cela ne fait que renforcer le caractère mystérieux de toute cette histoire.
Les livres, entre mille et douze cents volumes, n'étaient pas assez anciens pour éveiller l'intérêt de Malberg. Il s'agissait en majeure partie d'ouvrages scientifiques sur des sujets divers, de livres d'art et de guides de voyage. Il n'y avait quasiment pas de romans.
Le regard de Malberg s'arrêta sur un petit livre relié de maroquin rouge. Il le reconnut immédiatement. C'était un livre qu'il avait offert à Marlène lors de la dernière réunion des anciens de l'école : un roman d'aventures dont l'intrigue se déroulait dans le milieu scolaire, qui était intitulé Vin chaud.
C'était le livre préféré de Malberg.
Il le prit et l'ouvrit à la première page où il relut ce qu'il y avait écrit lui-même en guise de dédicace :
En souvenir de nos années passées
ensemble à l'école et de notre première
réunion d'anciens élèves - Lukas.
Il caressa les pages doucement, presque tendrement, puis se figea soudain. Entre les pages 160 et 161, il venait de découvrir la facture d'un billet d'avion de la Lufthansa. Malberg posa le livre pour mieux étudier le bout de papier.
- De quoi s'agit-il ? demanda Caterina qui observait Malberg.
- C'est une facture concernant un vol pour Francfort, au nom de Marlène Ammer.
Malberg marqua un temps, puis s'écria d'une voix étouffée :
- Mais la date ! La date !
Caterina s'empara à son tour du papier et leva vers Malberg des yeux interrogateurs.
- Le 26 août ?
- Marlène a été assassinée le lendemain du jour où elle devait se rendre à Francfort. Nous nous étions mis d'accord sur les dates, nous devions passer quelques jours ensemble à Rome ! Elle ne m'avait rien dit de ses projets de voyage.
- Je ne comprends pas, dit Caterina en plaçant la facture sous la lampe pour mieux la voir. Elle a peut-être changé la date de son départ.
- Oui, c'est le plus probable, dit Malberg avec une pointe de résignation dans la voix.
Il promena des yeux hagards dans la pièce. Marlène avait-elle cherché à fuir quelque chose ? Que voulait-elle faire à Francfort ? Qui pouvait avoir voulu l'empêcher de partir ? Malberg constatait, non sans amertume, que cette femme qui avait subitement pris tant de place dans sa vie était en réalité une parfaite inconnue.
Cette facture dans le livre était la seule pièce à conviction qui avait échappé à la police, à ceux qui poursuivaient Marlène ou à tous ceux qui se cachaient encore derrière cette mise en scène. Avait-elle dissimulé à dessein ce papier dans le livre qu'il lui avait offert ? Avait-elle voulu lui laisser un message ? Il avait eu une chance sur mille de le découvrir. Et si elle avait voulu lui fournir une information, pourquoi n'avait-elle pas choisi de lui laisser un indice plus évident ? Que signifiait cette comédie ?
Malberg réfléchissait. Mais plus il remâchait l'ensemble des données, et plus il était convaincu que la présence de la facture dans ce livre ne pouvait qu'être due au hasard. Marlène pouvait avoir été en train de le lire à l'instant où les tueurs avaient sonné à sa porte.
Et comme elle préférait que personne ne soit au courant de ses projets de voyage, elle l'avait dissimulé dans le livre qu'elle avait reposé sur l'étagère. Il secoua la tête.
Caterina rendit le papier à Malberg, dont la perplexité l'interpellait. De par son métier, elle excellait dans l'art d'interpréter les faits. Malheureusement, dans ce cas précis, elle ne voyait absolument pas comment analyser la situation.
Et puis, elle se sentait mal à l'aise dans cet appartement étranger, qui fleurait l'ombre et le mystère.
- Paolo, tu es encore là ? chuchota-t-elle.
- Oui, pas de souci, lui répondit-il tout bas depuis la mezzanine. Mais je ne serais pas fâché de voir cette soirée se terminer bientôt. Il est presque quatre heures du matin. La pile de la lampe donne des signes de faiblesse. Quant à moi, je dors debout. Ce genre de divertissement n'est plus de mon âge !
Malberg ne releva pas la plaisanterie de Paolo.
- Il a raison, restons-en là.
Il prit le livre, dans lequel il remit la facture.
- Nous ferions mieux de quitter les lieux.
Caterina acquiesça, soulagée de quitter l'appartement de cette étrange femme.
- Surtout, n'éteins pas la lumière ! murmura-t-elle en tournant les talons.