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Le reste de la journée se déroule sans incident. Nous suivons avec intérêt les cours de grève perlée, de carrefours, de taches de bougies, de barrage forcé, de chèque lavé et de tir au pistolet. J’observe le comportement de chacun, mais tout me paraît normal. J’ai beau remâcher les événements bizarres de la nuit, je n’arrive pas à me faire une opinion. Une belle sérénité règne dans l’Ecole.
Après la bouffe du soir, désertant la salle de télévision où, cependant, on donne une version expurgée (à l’huile de ricin) de La Main de Nasser dans la calotte d’un brave, nous envahissons la salle des conférences pour assister à la deuxième leçon de Bérurier. Le pittoresque de son cours s’est dit, aussi les rares manquants de la veille se sont-ils déguisés en présents aujourd’hui. Toutes les stalles sont occupées. On a rajouté des chaises.
Le Gros est déjà à pied d’œuvre lorsque nous nous pointons. Ce qui est façon de parler, vu qu’il roupille à poings fermés, le visage englouti dans le creux de son coude. Son chapeau est posé sur l’arrière de sa tête et il ronfle à en faire verdir de jalousie toutes les forges du Creusot.
Une fois que nous sommes en place, Sa Majesté en écrase toujours. Quelqu’un demande s’il n’aurait pas absorbé un narcotique ou été piqué par la mouche tsé-tsé. Je conseille à mes camarades d’imiter le chant du coq et bientôt tous les assistants se mettent en devoir de justifier leur appellation de poulets. Ce fracas de basse-cour tire enfin le Docte de son cirage. Il rouvre ses lampions et nous défrime avec hébétude, mettant un certain temps à réaliser la situation.
Il nous sourit, ramène son bitos sur le devant de sa vitrine et bâille deux bons coups, ce qui nous procure une vue vertigineuse sur ses amygdales congestionnées.
— Salut, les gars, fait-il d’un ton jovial. Je m’ai endormi en vous attendant. Les hommes d’action, on a la ronflette fastoche. Sitôt qu’on pose bébé sur son tabouret v’là nos jolis yeux qui se ferment.
A son élocution, moi qui connais bien le Bérurier, je peux vous dire qu’il en a un solide coup dans les galoches. M’est avis qu’il a usé sa journée à draguer dans les bistrots de Saint-Cyr. Le beaujolpif ambiant, ça le survolte, mon Gravos. Les effluves viennent le chercher.
Aujourd’hui, il a pris ses précautions, et j’avise trois bouteilles sous le bureau. Ça promet.
— J’espère, dit-il en se versant son premier gorgeon, que vous avez un peu révisionné la leçon d’hier, hein ?
On lui affirme que oui, mais il Saint-Thomate :
— Faut que je m’en assure. C’est ce dont pourquoi je vais interroger.
Son regard d’aigle hépathique se promène sur notre assemblée. L’opération « gardez-le-fou-rire » va commencer.
Il désigne un petit Corsico du genre pruneau.
— Vot’ blaze, camarade ?
— Tonacchini, monsieur le professeur.
— Bien. Récitez-moi z’une formule de faire-part de naissance !
L’interpellé se lève, nous regarde, rengaine la marrade qui le tortille.
— Monsieur et Madame Henri Quatre ont la joie de vous faire part de la naissance de leur fils Louis-Treize survenue à Fontainebleau, récite-t-il.
Le Gros opine sentencieusement.
— Y a de ça, mais je préfère qu’on fasse dans le moelleux, qui qu’y peut m’en bonnir une autre plus apte ?
Je lève le doigt.
— Moi, m’sieur !
Il me consent un sourire favorable.
— Je vous ouïs, mon ami ! Je vous ouïs !
Je déclame alors, d’une voix appliquée :
— Maman ayant enregistré la commande de Papa, vient de me livrer à la Société avec tous mes accessoires.
Signé : Célestin Dubois.
— En voilà un qu’a compris, apprécie le Monstrueux. C’est quoi t’est-ce, votre nom, mon Vieux ?
— Nio-Sanato, m’sieur.
Béru sort de sa serviette éventrée un beau carnet neuf dont la couverture représente la photo en couleurs d’une demoiselle très sobrement vêtue de ses deux mains.
— Je vais vous cloquer une bonne note, décide-t-il.
Il hésite, tire la langue et décide en me regardant.
— Une réponse comme celle-là, j’y octroye un 18, histoire d’encourager l’amateur. Ceci dit, maintenant, on va continuer.
Il referme le carnet pour rouvrir sa vaillante encyclopédie.
— On en était au baptême. Le lardon va démarrer dans la vie. Ce qu’il y fera plus tard, croyez-en un homme d’espérience, dépendra du comment qu’il aura été élevé. Pour bien driver un mioche, je connais qu’un système. Employez-le sans hésiter, il est breveté S.G.D.G., je veux causer de la taloche. Au départ, un môme c’est quoi ? Un petit animal emmerdant qui balance des cuillerées de bouillie sur le papier de la tapisserie, qui file son assiette par terre et qui casse les meubles, ses jouets et les pieds de tout un chacun. Y a des parents faiblards qui trouvent ça marrant, je m’interpose ! Quand le gosse est tout bébé, déjà faut sévir. La noye, dans son berceau, le voilà qui vous entonne la goualante des affligés. Pas de pitié : collez-vous des boules Quies dans les cages à miel et laissez-lui pousser ses contre-ut. Ou alors, faites comme ma maman : mettez-y une rasade de calva dans son biberon, manière que ça l’assoupisse ! Les parents pommes qui jouent Véronique des mois durant en virgulant l’escarpolette à Jojo, la nuit, sont des criminels. Et s’ils morflent un rhumatisse, plus tard, à leur biceps berceur, c’est bien fait pour leurs pattes.
Ayant de la sorte attaqué, Béru écluse un verre de juliénas en matant son bouquin.
— A partir de là, en ce qui concerne le môme, il faut prendre point par point, sinon on mélange. Voyons la toilette par exemple. Là-dessus on recommande de baigner les chiares tous les matins.
Il fait une horrible grimace.
— Pas d’accord. Ça risquerait de les rendre coquets et on obtiendrait des petits chéris maniérés. La toilette, la grande, je cause, il me semble qu’une fois par mois c’est bien suffisant. En tout cas, la veille de Noël, ça oui. Le reste du temps, un petit coup de fraîche sur le museau, le matin, pour dire de réveiller le garnement, et puis les paluches, œuf corse, quand il revient des cagoinces avec des incidents techniques plein les doigts.
« Par contre, faut les peigner souvent et leur changer de chemise une fois par semaine. Une bonne présentation, c’est la base du succès. Ne jamais escuser les culottes défaites. Un bambin a beau avoir le bec verseur format porte-clés, c’est pas une raison pour qu’il le balade tout cru sous le nez des populations. »
Il feuillette sa bible en s’humectant l’accusateur.
— Sur le chapitre de la tenue, faudrait parler aussi de la manière de se moucher. Je trouve rien de plus horrible qu’un mouflet avec la chandelle au pif. Dans mon manuel, on raconte que le gamin doit avoir constamment un mouchoir dans la poche et qu’il faut lui apprendre à s’en servir. Oui, je dis pas. Mais un service à lui rendre, c’est quand même de lui enseigner à se moucher avec les doigts. La vie est longue et pleine de circonstances, les gars. Il vous est arrivé, il vous arrivera encore de vous trouver sans mouchoir et enrhumés ! Le type qui ne sait pas ramoner ses écuries sans mouchoir est handicapé dans ce genre d’aléas.
Le Gros ôte son bada, le pose sur son bureau et se dresse.
— S’il y en aurait qui ne sauraient pas, dit-il, voilà la manière de procéder. Vous choisissez la narine la plus garnie. Du pouce, vous appuyez bien sur l’autre de façon à l’obstruer. Vous respirez tout grand, vous fermez la bouche, et vous soufflez à vous en faire péter l’os qui pute.
Il mime, avec résultat à l’appui.
— C’est un bon prof, murmure un collègue, il indique bien.
Béru décrit un geste nonchalant.
— Grâce à ce petit truc, votre lardon ne sera jamais pris au dépourvu !
Il se rassied, content de lui, et déclare en faisant la marionnette avec sa dextre :
— Le premier des tire-gomme, le voilà ! Naturellement si vous seriez en visite dans la Haute vous pouvez pas vous en servir, biscotte la virgule gluante la fiche mal sur les Téhéran, mais pour le cas où vous avez besoin de vous décamoter l’escargot dans le monde sans posséder de mouchoir, j’ai une recette dont à laquelle vous aurez droit dans une autre leçon. Passons !
Il se revisse le nombril d’un ongle qui ne se souvient déjà plus de sa visite à la manucure et poursuit :
— Un môme doit être couché de bonne heure. D’abord parce, que c’est mieux qu’il en écrase quand papa-maman rejoindront leur rampe de lancement pour se jouer la grande scène de « Pars pas sans moi », drame lyrique en trois actes ou un tombé. Ensuite parce que s’il va pas au pieu, il regarde la téloche et devient vite aussi calé que vous, ce qui est fâcheux. Le plus démoralisant, c’est ces gamins qui savent déjà tout et qui vous font passer pour des crêpes ! C’est pourquoi, carré blanc ou pas, faut les convoyer en express vers leur plumard.
Il boit un nouveau godet, l’apprécie et enchaîne.
_ Voyons, leur comportement à table. Y a des parents vanneurs qui s’ostinent à vouloir faire claper leurs gamins avec un couvert. Je trouve ridicule. Comment t’est-ce qu’on peut en faire des gastronomes si la bouffe devient pour eux un numéro de haute voltige, hein ? Sans compter qu’ils peuvent se blesser ! Non, croyez-moi, un pilon de poultok, une côte de mouton ou même un flan à la vanille, c’est avec les doigts qu’on les déguste le mieux.
« Eviter au maximume d’en faire des singes savants. Les crevards pâlichons qui dès l’âge de huit ans font du lèche-pogne aux dames et lèvent le petit doigt pour tartiner leur caviar me font honte. Un enfant doit vivre relaxe, citoyens. Il a le temps de s’endimancher, de se maniérer, de snobiner, de crâner, de faire concorder les verbes. Il doit profiter de sa jeunesse, sinon on le branche dans le refoulement. Mais il est des cas, bien sûr, où les gosses doivent jaffer à la table des grandes personnes : pour les fêtes de famille, par exemple. Alors là, je vous demande de bien les préparer à la chose pour éviter du grabuge. N’oubliez jamais que les enfants c’est guette-au-trou et compagnie ! Ils paraissent innocents, mais ces petits teigneux vous flanquent la variole dans le chantier avec leur air candide. Tenez, l’an dernier, j’étais à la noce d’une nièce à moi : Germaine, une petite friponne avec des yeux qui feraient rougir un centenaire, et un balconnet qui lui ferait battre la mesure même s’il était manchot. Elle épousait un brave garçon ; fonctionnaire, mais pas bête. Des gens très bien ; le père dans les banques, mais honnête néanmoins, et la mère bigote mais pas tellement hypocrite. Belle cérémonie ! A l’église le curé avait prononcé une allocation bien sentie, comme quoi il trouvait Germaine gentille, sérieuse, dévouée et t’essaieras et t’essaieras ! Ensuite on s’était cogné un frichti de première à l'Auberge du Grand Condor et de la Démocratie Réunis. Pour vous dire si l’ambiance se maintenait au beau fixe ! Et puis voilà que brusquement, Mimi, le petit frelot à Germaine, un futé de six berges, balance en plein silence :
« “Dis, Mémaine, comment qu’il s’appelait, déjà, le grand blond que j’ai trouvé dans ta chambre l’autre soir ?”
« Vous parlez d’une catastrophe ambulante !
« Tout le monde devient vert et la Germaine, angoissée, se paie un petit rire pas riche.
« “Qu’est-ce tu racontes, mon chéri ?” qu’elle lance à l’affreux Mimi, tandis que, sous la table, grand-maman filait des coups de serviette indulgents dans les cannes de l’impertinent. Mais ce fumelard de Mimi insiste, à la consternation générale.
« “Tu sais bien, qu’il dit : vous étiez nus tous les deux, même qu’il m’a fait signe avec son derrière de m’en aller !” »
Béru se claque les jambons.
— Vous jugez de l’angoisse à bord ! J’ai vu le coup qu’on allait mettre les chaloupes à la mer. L’oncle Michu qui s’apprêtait à barytonner « Le Merlan de Séville » et qu’avait, pour la circonstance, arrimé son râtelier deux-pièces, n’a plus pu en pousser une note ! Le papa à Mimi torgnolait l’horrible môme à tout-va, malgré la grande vioque qui le traitait d’assassin. Le marié pleurait sur son plastron et sur ses illusions et les beaux-parents poussaient une gueule atroce, en marmonnant des présages bien funestes. Heureusement que je m’ai trouvé là pour sauver la situation. Je suis allé au jeune époux et je lui ai dit : « Lulu (il s’appelait Lucien) t’es le vergeot des vergeots, mon petit homme ! Voilà qu’une jolie fille comme Mémaine te préfère à un beau blond et qu’en plus tu vas te payer le voyage de noces style pullman, sans effort aucun ! Pas de forcing : rien que de la régalade, gars ! Songes-y ! Un zig que tu as fait en somme cocu t’a tiré les marrons du feu et maintenant, Môssieur va se goinfrer à sa santé ! »
« Il s’est arrêté de chialer, pour le coup, le marié. Le drame des hommes, c’est qu’ils voyent jamais du premier coup le bon côté des choses. Si on leur souligne, alors là, ils raccrochent mais tout seuls ils sont incapables. Un astucieux a branché le piqueupe de l’auberge. Et tout le monde s’est mis à danser. Mais on avait eu chaud aux plumes, je vous le dis ! »
Le Gravos sourit à son esprit d’initiative.
— Si je vous ai relaté cette anedocte, mes amis, c’est pour attirer votre attention sur le danger d’un mouflet à table. Pour veiller au grain, ne mettez pas sa grand-mère gâteau (ou gâteuse) à côté de lui, mais quelqu’un d’énergique auquel vous aurez donné les pleins pouvoirs et une épingle. Sa mission, elle consiste, sitôt que le môme grain-de-sel va pour débloquer, à lui piquer les miches en début de phrase. C’est radical. Le temps qu’il chiale et qu’on le console, l’orage est passé.
Il masse ses joues râpeuses.
— Les enfants, par contre, faut être correct avec eux. Ne jamais se payer leur tête. J’ai entendu, dans mes relations, des pères dire à leur épouse, devant le moutard concerné : « Ce qu’il peut être moche, ce pauvre gosse, tu m’as doublé avec un chien panzé, c’est pas possible ! » Ou bien : « Quand je vois la pauvre bouille de ce gamin, je me demande si t’aurais pas lu Fantômas en l’attendant ».
« Le pire, c’est avec les infirmes. Certains parents peuvent pas admettre d’avoir un petit dauphin qui roule sur la jante. On rigole de la blague “Prends ton béret et va acheter dix kilos de pommes de terre”, mais pourtant je vous jure qu’elle est authentique ! Dans mon quartier, y a un pauvret qui traîne une guitare débranchée. Quand il marche, on croirait qu’il s’est sauvé avant que sa maman ait eu le temps de le finir. C’est sa flûte gauche, je crois bien, qui fait roue libre. Si vous entendiez ce que peuvent lui sortir ses vieux, comme horreurs : “Hé, dis donc, Cloclo, mets-la sur ton épaule, t’iras plus vite !” Et puis aussi : “Voilà Quatre-et-trois-font-cinq qui rapplique avec sa guibolle en retard !” ou encore : “Hé, Jazy ! c’est ta médaille d’or que t’as de la peine à coltiner ?” Des parents pareils méritent pas de vivre, messieurs. »
Sur ces fortes paroles, Bérurier s’essuie le front. Ensuite de quoi il recoiffe son bitos car il a le respect de sa propre iconographie. Il sait, confusément, que Béru sans son chapeau n’est qu’une figure incomplète. C’est Charlemagne sans sa barbe, Jeanne d’Arc sans ses voix, Paul VI sans son Boeing !
Pour lors, ayant recouvré sa pleine signification, il reprend le cours de son cours.
— Il s’agit pas non plus de sombrer dans l’excès contraire et de leur passer à tout propos la brosse à reluire ! Ils me rebroussent le poil, ces parents qui pommadent leur progéniture pour se faire croire qu’elle sort du fion de Gulliver ! A les entendre, leur avorton aurait eu droit à double ration de matière grise. Ils vous rapportent leurs bons mots, vous causent de leur dix-huit sur vingt en calcul et des éloges du maître-qu’a-jamais-vu-un-élève-aussi-doué ! Des bobards ! Les bons mots, c’est dans les Potins de la Commère qu’ils les ont lus, les bonnes notes, c’est eux qui les ont obtenues en faisant les devoirs et le maître d’école, c’est du docteur Schweitzer qu’il voulait parler ! Je vais vous refiler un tuyau, les potes : quand vous tombez sur les parents d’un petit prodige et qu’ils vous cassent les noix avec les prouesses scolaires du gamin, demandez à admirer son bulletin et vous les verrez perdre de la vitesse, aux pondeurs de génies ! Pour le coup, ils deviennent prudents, parce que je vais vous en apprendre une bath : un beau bulletin, parfait, ça n’existe pas. Ou bien alors, le titulaire est un môme malade qui a du mou dans les hormones et des relents de bouillons de culture dans la thyroïde. Y a des élèves forts en maths, pour qui les effractions n’ont pas de secret, certes ; d’autres qui te vous écrivent le français aussi bien que dans Ici-Paris, recertes ; d’autres encore qui sont capables de vous réciter la capitale du Niagara, mais un môme n’est pas craque dans toutes les matières ; je démens !
Depuis ma place, les bras croisés, je l’écoute, souriant comme les copains de ses boutades, mais admirant son rude bon sens. Quel grand penseur inabouti dans son genre ! Et comme il a raison jusqu’au fin fond de ses outrances.
Il continue, là-bas, sur son estrade.
— Un spectacle qui me navre, c’est de voir de petits bonshommes en larmes que leurs marâtres traînent à l’école. Ils se mettent leurs talons en flèche, comme sur les dessins animés pour pas avancer. Mais, impitoyables, môman fait : « Oh hisse ! » Comment voudrez-vous qu’un jour ils refusent d’aller au casse-pipe, puisque, tout mouflets, leur mère les y a déjà coltinés de force ?
« Non, vibre-t-il, ne les obligez pas. Malgré qu’on soye d’une époque évoluée, il reste heureusement des professions où il y a pas besoin de savoir lire : pompiste par exemple. Et d’autres, telles que députés et pédicures où qu’il y a pas besoin de savoir écrire. »
Comme il s’apprête à poursuivre, la porte s’ouvre sur le directeur. Tout le monde se lève. Tout le monde sauf Bérurier bien entendu.
Le patron s’excuse auprès de monsieur le professeur d’interrompre sa classe. Il a une communication importante à faire.
— Messieurs, dit-il, le président de la République du Ronduraz, Son Excellence Ramira Ramirez, actuellement en visite officielle en France, a manifesté le désir de visiter notre Ecole, ce qui est un grand honneur pour cet établissement.
Tout le monde applaudit bien fort.
Le cher dirlo calme l’enthousiasme en laissant tomber :
— Cette visite, à cause du programme chargé du président, aura lieu samedi prochain ; par conséquent tout le monde sera consigné ce jour-là ; veuillez prendre vos dispositions.
Et il sort.
— Prendre nos dispositions ! ricane un aimable Méridional du nom de Balochard, est-ce que ça veut dire qu’au lieu d’aller au cheptel on devra faire venir le cheptel à nous ?
Pas contents, les camarades. Le Ramirez, ils voudraient le voir au diable. Certains ont leurs légitimes qui les attendent à l’hôtel du Pou Nerveux et ils se demandent si bobonne va pouvoir assurer la soudure jusqu’au dimanche suivant. Celles qui ne possèdent pas une autonomie suffisante vont être contraintes de faire des escales surprises ou de se ravitailler en vol !
— Ecrasez, les mecs ! tonne tout à coup Béru, impatienté. Le cahier des doléances c’est la porte à côté. Puisque demain on est mercredi, vous leur filerez la ration naufrage, à vos frivoles, pour qu’elles puissent faire la traversée sans pilote !
Ayant de la sorte calmé les esprits surchauffés, le Gros s’octroie le glass du sage et continue.
— Je tiens à aborder un chapitre délicat de l’enfance : celui des fréquentations.
« Les vieux cherchent toujours à vous refiler comme camarade de jeux un ouistiti du même sexe que vous, histoire de ne pas vous embarquer dans les sentiers de la polissonnerie. M’est avis qu’ils se collent le doigt dans l’orbite, jusqu’au coude. Si on apprenait d’emblée à un petit garçon ce qui manque à une petite fille, et à une fillette le genre d’excédent de bagages que trimbale un garçonnet, tout serait beaucoup plus simple, et on éviterait des penchants regrettables pour la suite. Combien de femmes se sont lancées dans le gigot à l’ail, combien d’hommes se sont fourvoyés dans la jaquette flottante uniquement parce que, étant gamins, ils ont fait leurs premiers touchers sur des individus ou des individuses de leur catégorie ?
« Prenons un exemple que je connais bien : moi. Mes parents, je vous l’ai déjà indiqué, étaient des gens de modeste extradition, mais qu’avaient du bon sens à ne plus savoir où le foutre. Ils me laissaient vadrouiller avec les petites moukères du pays autant que je voulais.
« Aussi vous pouvez constater maintenant l’équilibre du bonhomme !
« J’ai la devise boy-scout, les gars : toujours prêt ! A côté de ça, on avait des voisins, les Lanfoutrer, qui faisaient leurs ablutions dans le bénitier de l’église. Un teint de poisson pas frais, le regard comme une traîne de mariée, des fringues couleur de muraille décrépite, vous mordez le topo ?
« Ils toléraient pas que Francis, leur rejeton, allasse avec des petites filles. Je me rappelle d’une fois où le père Lanfoutrer avait chopé son fils en conversation avec la gosse du facteur, y avait eu corrida monstre chez les Culs-Bénits Family ! La dérouillée punitive intense. On entendait gueuler Francis depuis l’autre bout du patelin ! Un chapelet entier qu’il a dû réciter à genoux dans la cave ! On l’a aspergé d’eau de Lourdes. Même qu’ils ont appelé m’sieur le curé d’urgence, les Lanfoutrer, comme pour une extrême-onction. Fallait lui arracher le diable qui l’habitait, à ce petit misérable, au dévergondé salace ! Sinon c’était l’enfer sans escale ! Directo, par Air-Satan. J’sais pas si le bon curé a réussi à tirer le diable par la queue au Francis. Il avait pas tellement le côté chasseur de démons, l’abbé Bichu. Lui, ce qui l’intéressait, c’était la tortore copieuse et délicate, style perdreau au chou et blanquette de veau à l’ancienne. Mais comme les Lanfoutrer avaient des accointances avec l’évêché il a dû tout de même leur faire une fleur et goupillonner un peu le gamin. Une petite bénédiction vite fait sur le gaz, quoi ! Toujours est-il qu’à partir de c’t’événement, le Francis Lanfoutrer n’a plus jamais regardé de fille. Il s’est mis à ressembler à un vieux cierge de crypte. Pour aller faire pipi il devait mettre des gants de boxe, et regarder le ciel, les yeux dans les yeux, pendant que sa pauvre vessie foutricale se vidait. Brèfle, l’an dernier, je l’ai retrouvé chez Madame Arthur où il faisait un numéro de travesti. A force de fuir les femmes il en était presque devenu une. Que cette leçon vous serve d’exemple. »
Le Sentencieux promène sur nous un long regard coagulé.
— Vous me filez le train, les gars ? s’inquiète le professeur de bonnes manières.
— Oui, m’sieur ! braillons-nous.
Le Gros quitte son soulier gauche en s’aidant du droit. Il masse son genou meurtri avec une grimace excessive.
— V’là ma flûte qui fait relâche ! bougonne-t-il. Y se trouverait pas parmi vous un futé qu’aurait fait de la médecine ?
Je me lève sans hésiter.
— Moi, m’sieur le professeur.
Il bat des ramasse-miettes.
— Venez voir un peu là, mon petit, mansuétude-t-il.
Comme ce matin dans le bureau du directeur, voilà l’Impensable qui tombe son falzar. L’hilarité est immédiate. Vision d’Apocalypse ! Béru, debout, avec son pantalon sur les pieds, sa veste boutonnée, son chapeau enfoncé, un calcif gris-blanc (ou blanc-gris) rapiécé avec du tissu à fleurs, c’est un choc ! Votre rétine ne l’admet pas comme ça ! Elle est prise au dépourvu, la pauvrette ! Elle palpite ! Elle s’insurge ! Elle veut comprendre !
Le Gravos me désigne un genou énorme, tuméfié, violacé, boursouflé, luisant, aqueux, spongieux, ballonné, bourrelé, décuplé :
— Voilà l’objet, me dit-il. Qu’en pensez-vous ?
Je contemple le genou. Béru me contemple. Nous sommes rêveurs, l’un et l’autre.
— Il faudrait vous faire faire une ponction ! déclaré-je. C’est plein de flotte là-dedans.
Il se renfrogne.
— J’aime pas être déguisé en chasse d’eau, dit-il, lugubre. La flotte, je la tolère dans le pastis, un point c’est tout !
Et puis il se tait. Il a un œil plus grand que l’autre ! Il se gratte la cuisse, lentement, sans me perdre de vue.
— Enlevez voir vos besicles, mon vieux, fait-il.
J’obéis. Le Gros hoche la tête.
— Bon, je vous remercie, vous pouvez retourner à vot’ place !
Un instant j’ai cru qu’il me reconnaissait, mais non. Ma couleur de peau et ma moustache sont parvenues à le détromper.
Béru se reculotte avec lenteur. Sous son regard d’Imperator Rex les gloussements cessent ; il les éteint comme avec une lance d’incendie.
Il se titille le lobe entre le pouce et l’index. L’ouragan béruréen échappe à tout contrôle. Aucun système de protection n’est applicable pour essayer de le maîtriser.
— Alors, dès qu’il y a un intermerde, explose-t-il, vous en profitez pour chahuter ! A vos âges ! Vous n’avez pas honte ! Suffit que je montre mon genou pour que le patacaisse se déclenche ! Tiens, vous me débecquetez. J’aurais pas à ce point le sens du devoir, je prendrais mes clics et mes clacs et vous iriez étudier les belles manières avec mes fesses !
Il se calme, égayé tout à coup par une idée.
— Des gosses, vous êtes, s’attendrit-il. C’est pourtant vrai. Prêts à se marrer pour des insignifiances. Des gosses, toujours ! On leur parle sérieusement, de choses graves. Et voilà qu’il suffit qu’on leur fasse voir son genou pour que ça vérolise. Voyons, les gars, je suis pas un croque-bedaine, mais j’ai mon standinge de prof à assurer, Quoi t’est-ce qu’il dirait, le dirlo, s’il s’annonçait en pleine gabegie ? Et moi, comment j’irais expliquer cette indiscipline ?
Attendrie, vaincue, la classe chantonne :
— Pardon, m’sieur.
Béru nous fait de l’œil.
— Banco, j’absolutionne. Voyons maintenant de quelle manière un enfant doit se comporter en classe.
Il feuillette son livre en ricanant des « Pas d’accord ! Pas d’accord » qui nous laissent présager d’heureux correctifs.
— Ecoutez ça, nous dit-il, sans relever son gros pif beaujolioff. Et il lit l’aimable texte suivant :
Quelquefois, le professeur, appelé alors précepteur, ou institutrice, est attaché à la maison.
Sa chambre est placée tout à côté de celle de l’enfant qu’il dirige ; il mange avec lui, le promène et l’accompagne presque partout.
A table ou dans un dîner, on le sert après les autres, mais avant l’enfant.
Il est de toute convenance que la mère assiste aux leçons données à sa fille, lorsque le professeur est un homme ; elle peut assister à quelques-unes des leçons données à son fils, pour s’instruire et pouvoir au besoin l’aider au moment de la répétition des leçons.
Rien de plus beau qu’une jeune mère apprenant péniblement les déclinaisons latines pour pouvoir être utile à son enfant.
Ces efforts ne sont pas perdus, car les fils conservent pour leur mère un respect, une vénération que rien ne peut ternir<emphasis>[4]</emphasis>.
Béru s’interrompt pour pouffer à l’aise.
— Vous voyez qu’il faut pas prendre pour argent comptant ce qui est écrit dans les bouquins ! Un percepteur, pour un seul élève, ce serait du scandale à notre époque où l’enseignement en est réduit à embaucher des colonels pour faire la classe ! N’empêche que ça exprime bien la mentalité de ces temps passés. Le maître qui croque en bout de table les bas morcifs ! Et Madame qui assistait à la leçon pour protéger le berlingot de la demoiselle soi-disant ! Vous pensez qu’elle devait se faire briller les mirettes, la vioque, en regardant le beau licencié donner son cours. Y s’en passait des fumantes dans le boudoir à côté, pendant la récréation du môme. On devait l’expédier dans le jardin pour manger ses tartines et s’aérer les soufflets, le petit vicomte. Et le maître, en souplesse, tandis que les larbins passaient la paille de fer et que Monsieur calçait sa danseuse en ville, il devait lui faire répéter les inclinations latines à sa manière, à la patronne, avec en supplément au programme les verbes du premier groupe : je t’aime, je t’embrasse, je te le le ! Bonne place pour les débrouillards un peu vibrants du tiroir, j’ai idée !
Il secoue ses belles épaules de catcheur et relit avec délectation le dernier paragraphe :
Ces efforts ne sont pas perdus, car les fils conservent pour leur mère un respect, une vénération que rien ne peut ternir.
Un long rire lugubre flétrit sa trogne.
— Ma vioque, à moi, non seulement elle ignorait ce que c’étaient que des déclarations latines, mais en plus elle savait même pas lire le français. Ça n’empêche pas que je la respecte, les gars. Mes leçons, elle pouvait pas me les faire réciter mais ça n’empêche pas que je la vénère. Non, ça n’empêche pas.
Il torche deux solides larmes d’honnête homme, se mouche et enchaîne :
— Si on en croit ces manuels, y a que dans la Haute qu’on sait s’aimer et se comporter. Et faut un percepteur, si on veut avoir de la culture. Foutaises ! Dans mon patelin, j’avais une mignonne institutrice. Son bonhomme faisait les grands, elle, les minus. On se chicornait pour lui apporter des fleurs. La fraise précoce, c’était à celui qui lui en ramasserait le premier panier. J’ai même barboté un lapin dans le clapier familial pour lui offrir, un jour que son sourire m’était monté au cerveau comme un rhume des foins. Comme quoi vous voyez qu’à la communale on sait jouer de la délicatesse aussi bien qu’ailleurs, et souvent mieux !
Il soupire, les yeux dans son passé :
— Cette gentille maîtresse, je la revois encore. Brune, avec un regard qui me foutait envie de chialer. Un jour elle a été enceinte et c’est comme si toute la classe aurait été cocue. On s’est sentis tristes à mesure que son ventre s’arrondissait. Ce gosse qui se mijotait, c’était une espèce de nouveau qu’elle aurait préféré à tout le monde. Son gamin, elle l’a eu un jeudi, parce que c’était une petite institutrice bien consciencieuse. Pendant quèques jours, on a réuni les deux classes dans la même et le mari nous a tous gardés. Ma mère avait fait un gâteau pour la dame. Quand je l’ai donné à l’instituteur, il m’a dit : « Mon petit Alexandre-Benoît, montes-y-lui toi-même personnellement. » J’avais les genoux qui faisaient bravo en me pointant au premier. En plus c’était la première fois que je voyais leur logement. Ça me paraissait mystérieux. J’ai frappé, elle m’a crié d’entrer.
« “Par ici ! qu’elle a fait à la cantonnière.”
« J’ai poussé une autre porte ; celle de sa chambre. Si vous l’auriez vue, un peu pâlotte dans son lit ! Elle donnait à téter à son lardon. Je m’ai dit que j’allais partir dans le sirop, de mater ce beau nichon bleuté sur lequel le petit goulu s’acharnait. J’avais des frissons dans le bulbe.
« J’ai posé le gâteau sur le plumard, sans trop savoir. Ça chavirait. Je me rappelle de l’odeur, comme une nichée de lapins ça sentait.
« “C’est gentil, Alexandre-Benoît. Tu diras merci à ta maman.”
« “Oui, m’dame.”
« “Assieds-toi.”
« Manque de bol je m’ai assis dans le gâteau. Il était à la crème-chocolat. J’ai cru que c’était l’édredon, sur le moment.
« “T’as bien appris ta table de multiplication ?” elle m’a demandé pendant que son vorace la pompait comme un sauvage.
« “Oui, m’dame.”
« “Récite-moi-la !”
« La table de multiplicatoche, à part le 5, j’ai jamais été le supermane en la matière. Alors j’ai récité la table par 5. Elle s’est marrée. Elle devinait que je donnais dans la facilité, mais avec son bébé elle était pleine d’indulgence. Et moi, je m’empêtrais le gosier à bêler des cinq fois six trente-cinq ! J’aurais voulu lui offrir du premier choix, la table par 9 par exemple, la plus redoutable. Mais ç’aurait été trop risqué
« “C’est bien, Alexandre-Benoît.”
« J’avais envie d’être son mouflet et de me payer l’autre robert ; pas par vice, oh ! non, mais pour me sentir plus à elle, plus sa chose, plus en droit de l’aimer.
« J’ai bredouillé un n’aurevoir. Je flageolais en redescendant. Mais j’étais fier pourtant de cet honneur qu’on m’avait accordé. Je crânais comme un pou en rentrant dans la classe. Je me disais que je venais de les asphyxier, les copains ; d’assurer ma suprême assise à jamais. Je les toisais bien haut, j’y voyais trouble à force d’orgueil. Mais les voilà qui lèvent tous leur bras, qui claquent des doigts et qui brament en se marrant : “M’sieur, m’sieur ! Y a Bérurier qui vient de chier dans son pantalon.”
« Le gâteau ! »
Il a un lointain sourire et se racle la gorge.
— Je m’ai un peu égaré, mais je voulais vous dire que la communale, pour forger un individu, au départ, y a pas mieux. C’est le seul moment de la vie où les hommes sont vraiment égaux, à peine séparés par leur différence d’intelligence. Moi j’avais pas de facilités. Pourtant je garde un bon souvenir de cette époque. J’aimais bien ma classe, avec ses cartes de France accrochées au mur et des herbes sur des cartons noirs. Y avait la corvée d’encre, je me rappelle. Violette, elle était en ce temps-là. Un jour, ç’a été à moi de remplir les encriers. J’avais pas la main bistrotière et ça débordait. Pour réparer le désastre je buvais le trop-plein. J’avais la bouche toute violette. Quand j’ai rentré à la maison, ma mère a cru que je venais de contraster une sale maladie. La maladie bleue, on en causait beaucoup alors. Pour me rendre intéressant, j’ai laissé flotter. On m’a conduit chez le toubib à toute vibure, sur le char à bancs. Mon vieux jouait les Ben Hur, croyant que ça urgeait vilain et que j’allais peut-être canner en route. Le docteur Sylvain, avec son bouc grisonnant et ses besicles, fallait pas compter lui faire prendre des haricots pour des lentilles.
« D’un coup d’œil il a tout pigé.
« “Ton crétin de fils a bu de l’encre”, il a fait à mon dabe. Comme les toubibs, de son temps, s’achetaient pas encore des voitures sport, il nous a pas compté la visite. N’empêche que j’ai eu droit à la dérouillée maison une fois sorti de son cabinet. Toute au fouet de bourrin ! Le plus perfide, c’est la petite mèche de chanvre qui fait le claquant. Elle s’enroule à vos guibolles et c’est elle qui met du pointillé sanglant dans la zébrure sur le mollet tendre. »
Bérurier frappe dans ses rudes poignes.
— Je vais vous donner un bon conseil, une fois encore. Ne râlez jamais après les instituteurs ou tutrices. Ils connaissent leur boulot. Si votre gamin ramène des zéros, c’est qu’il les a mérités. Ne soyez pas de ces rouscailleurs qui vont chercher des noises aux maîtres après la classe, comme quoi leur génie est méconnu. Faut pas forcer l’enfant à travailler, et même à aller à l’école s’il en a pas envie ; par contre quand il va en classe, laissez le maître opérer sans gêner sa manœuvre.
« Avant d’aborder le chapitre de la première communion, je veux encore causer de la politesse des enfants vis-à-vis des vieillards. Ne jamais tolérer qu’ils se paient leur frime, qu’ils leur tirent la langue ou leur tripotent la barbe, brèfle qu’ils leurs fassent des misères. Si vous seriez faibles sur ce point, un jour vous en subiriez les conséquences et vos enfants vous mettraient une avoinée. Or, les beignes, c’est pas comme les saumons : ça ne doit pas remonter le courant. »
Il arrache son chapeau et s’évente. Puis il entame une deuxième bouteille. Pendant qu’il boit, la porte s’entrouvre légèrement et le visage flamboyant de Mathias paraît. Le Rouquin parcourt l’assistance du regard. J’ai l’impression que c’est à moi qu’il en a. Je me soulève légèrement afin de me signaler à son attention. Il m’avise alors et me fait un signe véhément pour m’inciter à le rejoindre. Tiens, tiens ! y aurait-il un petit coup de Trafalgar en puissance ?
Sans réfléchir, je me lève pour quitter la classe. Le professeur Bérurier ne l’entend pas de cette oreille et m’interpelle avec virulence.
— Eh, Fleur de Neige, où vous allez comme ça sans perme ?
— C’est m’sieur le professeur de trous de balles qui me réclame, plaidé-je.
Le Gravos, qui n’a pas vu Mathias, fulmine :
— Ah vraiment ! Y a des collègues qui se permettent de jeter la masturbation dans ma classe ! Faudrait que je leur apprenasse les bonnes manières à eux aussi, probable.
Et, furax, il s’élance vers la porte qu’il atteint avant moi.
En reconnaissant Mathias, ses yeux s’écarquillent.
— De quoi, de quoi, bafouille l’Enflure. Toi z’ici !
Le gars Mathias joue les plus-surpris-encore et ces messieurs se font part de leur promotion mutuelle.
Moi, élève respectueux, j’attends la fin des congratulations deux pas en arrière.
En me découvrant dans son dos, Bérurier hoche la tête.
— C’est à lui que t’en as, Rouillé ? demande-t-il à son honorable collègue.
— Deux mots à lui dire, si tu permets, fait Mathias.
Le Gros opine sombrement.
Il souhaite le bonsoir-à-demain au camarade rouquin, puis, avant de retourner à sa chaire, me lâche en pleine face :
— Ecoute, San-A. Je pige pas encore à quoi rime ce micmac, mais j’ai dans l’idée qu’il y a du foireux dans l’air. Au cas où tu déciderais de m’épargner une mort cruelle par excès de curiosité, viens m’affranchir ce soir dans ma piaule.
Il rentre doctement, me laissant fort marri.
— Moi qui croyais à la vertu de ma transformation, soupiré-je pour masquer mon désappointement.
Ça n’amuse pas Mathias.
— Tu as du neuf ? m’enquiers-je.
Il fait la grimace.
— Un type a téléphoné toute la journée chez moi en me réclamant. Il a dit à ma femme qu’il rappellerait à dix heures précises. Il paraît qu’il avait un accent étranger et la voix tranchante.
— Et ça te tourmente tant que ça ! fais-je, un peu dérouté par sa panique.
M’est avis que cette aventure lui cogne sur le coccyx et qu’il va devenir le roi de la chocotte-minute !
— Ce qui m’inquiète, murmure l’Incendié, c’est qu’on s’en prenne à ma femme, dans son état.
Je le réconforte avec humeur.
— On ne s’en prend pas à elle, eh ! pomme à l’eau ! On se contente de te réclamer, ce ne sont tout de même pas des voies de fait, ça, que je sache ! De plus, rien ne prouve que ce personnage qui souhaite te parler ait de mauvaises intentions. Au contraire, je trouve son insistance rassurante. Lorsqu’on a essayé par deux fois de refroidir un homme, on ne se met pas à bigophoner chez lui à tout-va !
Il en convient.
— Tout de même, soupire le futur papa, j’ai une arrière-pensée, monsieur le commissaire. Et je vous connais suffisamment pour croire que vous en avez une aussi, ajoute le malin.
Je regarde ma breloque. Elle dit neuf heures dix.
— Il faut combien de temps pour aller chez toi, hombre ?
— Un quart d’heure à peine.
— Bon. Je vais attendre la fin du cours ne pas donner l’éveil, et je t’accompagnerai.
Sa bouille fluorescente met la sauce.
— Ce que vous êtes gentil, m’sieur le commissaire.
Je le quitte pour regagner ma place.
Sa Majesté délirante est en pleine première communion. Il me défrime à peine. Son mépris est ma punition. Il semble décidé à me faire payer cher mes cachotteries.
— Messieurs, fait-il avec emphase, si je me référencie à mon manuel, voici ce que je lis à propos du repas de première communion.
Il se défriche les ficelles et lit :
La garniture de table est blanche, vaisselle, cristaux, tout est blanc. Une garniture florale très virginale et très printanière consiste en branches de pommier, de cerisier, d’aubépine.
Sur la table, une très jolie décoration consiste en un gros cygne de porcelaine blanche, dont le dos forme cache-pot. On placera à l’intérieur une azalée blanche. Les mets sont blancs aussi. Voici quelques-uns des plats que l’on peut servir à cette occasion : velouté aux perles, radis blancs, poisson sauce blanche, poulet au blanc, fromage blanc et œufs à la neige…<emphasis>[5]</emphasis>
Ulcéré, il rejette son livre.
— Alors là, les potes, faut pas charrier. La garniture virginale, c’est bon pour la Veillée des Chaumières. Beaucoup de premiers communiants au moment de monter à l’autel ont déjà grimpé la bonne ou exploré le hangar à missiles des copines de maman. Je sais qu’en ce qui me concerne, c’est la semaine d’avant ma communion justement que j’ai emmené Zigomar au cirque en grande première mondiale.
Il plisse ses bons yeux crapauteux. Décidément, il est en veine de souvenirs, le Béru, ce soir.
— Ça s’est passé de la manière suivante, dit-il. A la sortie de l’école, j’allais draguer près du hangar, au bord de la rivière, où le boucher saignait ses bestiaux. La viandasse, ça m’a toujours attiré. Je lui passais ses outils au louchébem et, en remerciement, il me filait un bol de sang chaud, ce qui, pour les enfants, est un fortifiant de première ! Une fois, le voilà qui me demande d’aller chez lui chercher sa lampe-tempête, biscotte la nuit tombait. Je cours tout droit à la boucherie. Personne dans le magasin. J’entre dans l’arrière-boutique, je fais toc-toc, mais on me répond pas. Alors, sur ma lancée, je monte au premier et qu’est-ce que j’avise ? Mme Martinet, la bouchère, à poil devant son armoire, qui se prenait des altitudes à la Bardot. Une belle femme, malgré sa forte moustache. Un dargif large comme le coffre d’une bagnole américaine, avec des jambons poilus et une de ces paires de Bergougnan à bretelles qu’on aurait pu faire du campinge dessous ! Elle m’avait pas entendu venir et continuait de jouer les stars ; probable qu’elle se prenait pour Marlène Dietrich, devant sa glace, et qu’elle s’imaginait entre les brancards du beau capitaine de spahis enjôleur dans « les Portes du désert ». Moi, Béru, j’en tirais une ramoneuse d’un mètre vingt ! Je m’ai mis à souffler si fort qu’à la fin elle m’a découvert. Au début elle a chiqué à l’indignée et voulait me torgnoler la frite, rapport que j’étais un petit sournois vicelard, voyeur et tout. Mais elle a lu dans mes carreaux la commotion que je venais d’éprouver. Les femmes, qu’elles soyent bouchères ou Simone de Beauvoir, elles attrapent au vol les frissons qui nous sortent de la peau.
« “C’est donc la première fois que tu vois une femme nue, petit brigand ?” qu’elle s’est mise, à roucouler.
« “Oui, m’dame”, je balbutie, avec plus assez de bave pour jacter distinctement.
« “Et quel effet ça te fait, misérable ?”
« Comme j’en trouvais pas une à rétorquer elle a voulu se rendre compte par elle-même, de l’effet que ça me faisait. Du coup, elle s’est mise à m’appeler petit homme. Et moi à manœuvrer comme si j’en aurais été un. A douze ans c’est méritoire, non ?
« Lorsque j’y ai rapporté sa lampe-tempête, au boucher, en remerciement il m’a donné une corne de la génisse qu’il venait de dépiauter. Je l’ai conservée, en souvenir.
« Eh bien, quelques jours plus tard, on me refilait le Bon Dieu sans confession. Parce que vous vous doutez bien que j’allais pas casser le morceau au curé qu’était un familier de la boucherie lui aussi ! Imaginez un peu de ce que ç’aurait été si madame ma maman s’était lancée dans le virginal et le printanier pour la cérémonie ! A quoi ç’aurait ressemblé l’aubépine en fleur, le cygne blanc avec une azalée dans le prose et la boustifaille immaculée pour un petit audacieux de mon espèce, je vous le demande ? D’autre part, la tortore blanche, à mon avis c’est pas une trouvaille. J’ai horreur de jaffer dans le pâlichon. Un repas sans viande rouge et sans sauce au vin, les gars, c’est du régime et on ne fait pas de régime à un repas de première communion.
« Voyons un peu la fin du repas.
« En ce qui concerne les blagues salées, pour les raconter, il suffit d’attendre que le gamin soye aux vêpres. Les vêpres, à mon idée, ont été inventées pour que les invités puissent débloquer après le dessert sans choquer le communiant. »
Béru s’éponge le front.
— Ne pas oublier le sérieux de la cérémonie. Par exemple, à l’église, éviter de plaisanter le gosse quand il revient de communier et qu’il passe à promiscuité de votre chaise. Ne pas lui dire « Alors, tu dégustes, Auguste », même s’il s’appelle Auguste, ce qu’incite à la rime.
« Dorénavant, l’église permet de petidéjeuner avant de communier ; mais je recommande de pas exagérer. Juste une bricole ; deux œufs au jambon ou une côtelette froide sur le pouce, avec un léger coup de gnole pour se donner de l’allant et se purifier le toboggan. La communion, n’oublions pas, c’est un sacrement et si on veut se préparer des bons-primes pour le paradis, plus tard, vaut mieux opérer dans le consciencieux.
« En dehors de ça, poursuit l’Inépuisable, quels sont les cadeaux qu’on peut faire à un premier communiant ? »
Il recramponne son livre.
— Là-dessus, voilà ce qu’ils causent : Livres de piété : Imitation de Jésus-Christ, Imitation de la sainte Vierge, Introduction à la vie dévote, les Cantiques de Saint-Sulpice, etc.
Relevant le blair, Béru affirme avec une moue énergique :
— Trop sérieux ! Un premier communiant c’est un gamin, faut pas lui flétrir le juvénile avec de la lecture morose. J’ai dans l’idée que le môme sera beaucoup plus joyce avec un Meccano, une panoplie de Zorro ou le jeu de Sport-Dimanche.
Sa Majesté descend de l’estrade, les mains aux poches, en boitillant à cause de son genou meurtri. Il marche dans nos rangs comme Napoléon dans un bivouac à la veille d’une bataille.
— Des gens imbéciles, déclare l’Hénorme, s’amusent à faire picoler le premier communiant au déjeuner. C’est ignoble. Le premier communiant a une journée chargée et ne peut pas supporter l’alcool. Par conséquent, il ne doit se ramasser une peinture que le soir. Et même alors éviter les mélanges que son estom’ supporterait pas. Si c’est dans la bourgeoisie que ça se roule, faut le beurrer au champagne. Chez les modestes, on se le fait au rouge bouché, de préférence. Pas de blanc ; ça énerve. Et, quand le petit gars est schlass, chambrez-le pas en lui disant : « Dis donc, Bébert, heureusement que le Jésus savait marcher sur les eaux, parce qu’avec ce que t’as éclusé y se paierait une hydrocution. » De la dignité jusqu’au bout !
Le Gravos se plante devant moi et me virgule un long regard fulmigène. Puis il lève les bras en un grand geste je-vous-ai-compresque.
— Je vais conclure, les mecs.
Il se produit une brise chargée de déception.
— Déjà, soupire la classe.
Le brave Béru regarde sa montrouze.
— Je pourrais encore tartiner pendant des plombes sur la matière, mais faut savoir circoncire son sujet.
« En résumé, trémole-t-il, c’est l’enfant qui fait l’homme.
« Alors dressez bien vos mômes et tolérez ceux des autres. Filez-leur des mandales quand ça ne va pas droit. N’hésitez jamais à les priver de dessert, surtout s’il y en a pas beaucoup et si vous l’aimez ! Inculquez-leur que la vie est à tout le monde et que pour bien vivre il faut être libre et avoir de quoi bouffer. L’important, c’est pas de posséder un service à poisson, mais d’avoir du poisson, c’est pas d’avoir un manche à gigot en argent dans un écrin, mais d’avoir le gigot sur la table. Apprenez-leur à ne pas avoir peur, les gars, jamais : ni de l’eau froide, ni des filles, ni des Chinois. Ne leur donnez pas trop de pognon, ne les fringuez pas trop bien. Laissez-les croire en Dieu, des fois qu’Il existerait. Et surtout — mais alors, là, j’insiste — aidez-les à se marrer autant qu’ils voudront, autant qu’ils pourront. Faut pas lésiner : le Vermot, la poudre à éternuer, les casseroles à la queue des chiens, la cuillère fondante, le concours de pets, les bouquins de San-Antonio, le zoo de Jean Richard, les dragées à l’ail, la blague du petit garçon qui va acheter des préservatifs chez le pharmago et qui dit « donnez-moi z’en de toutes les tailles, c’est pour ma grande sœur qui part en autostop », les calembours, les clowns, les ministres à la téloche, bref, tout ce qui est humoristique doit être employé pour leur dilater la rate.
« Après le cœur, c’est ce que l’homme a de plus précieux, la rate ! Là-dessus, je les mets. Tchao, les gars. Et à demain ! »
Rigoureusement authentique.
Toujours authentique.