12. Visité Taramore. Tout bien.
– Merci, dit Holmes en pliant le papier et en le rendant à notre visiteur. Et maintenant il ne faut plus, sous aucun pré texte, perdre un seul instant. Nous ne pouvons même pas prendre le temps de discuter ce que vous m’avez dit. Il faut rentrer chez vous tout de suite et agir.
– Mais que dois-je faire?
– Il n’y a qu’une seule chose à faire, et à faire tout de suite. Il faut mettre ce papier que vous venez de nous montrer dans la boîte en cuivre que vous nous avez décrite. Il faudra aussi y joindre un mot disant que tous les autres papiers ont été brûlés par votre oncle et que c’est là le seul qui reste. Il faudra l’affirmer en des termes tels qu’ils soient convaincants. Cela fait, il faudra, sans délai, mettre la boîte sur le cadran solaire, comme on vous le demande. Est-ce compris?
– Parfaitement.
– Ne pensez pas à la vengeance, ou à quoi que ce soit de ce genre, pour l’instant. La vengeance, nous l’obtiendrons, je crois, par la loi, mais il faut que nous tissions notre toile, tandis que la leur est déjà tissée. Le premier point, c’est d’écarter le danger pressant qui vous menace. Après on verra à élucider le mystère et à punir les coupables.
– Je vous remercie, dit le jeune homme, en se levant et en remettant son pardessus. Vous m’avez rendu la vie en même temps que l’espoir. Je ne manquerai pas d’agir comme vous me le conseillez.
– Ne perdez pas un moment, et, surtout, prenez garde à vous, en attendant, car je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute que vous ne soyez sous la menace d’un danger réel imminent. Comment rentrez-vous?
– Par le train de Waterloo.
– Il n’est pas encore neuf heures. Il y aura encore foule dans les rues. J’espère donc que vous serez en sûreté, et pourtant vous ne sauriez être trop sur vos gardes.
– Je suis armé.
– C’est bien. Demain je me mettrai au travail sur votre affaire.
– Je vous verrai donc à Horsham?
– Non, votre secret se cache à Londres. C’est là que je le chercherai.
– Alors, je reviendrai vous voir dans un jour ou deux, pour vous donner des nouvelles de la boîte et des papiers. Je ne ferai rien sans vous demander conseil.
Nous échangeâmes une poignée de main, et il s’en fut. Au-dehors, le vent hurlait toujours et la pluie battait les fenêtres. On eût dit que cette étrange et sauvage histoire nous avait été amenée par les éléments déchaînés, que la tempête l’avait charriée vers nous comme un paquet d’algues qu’elle venait maintenant de remporter.
Sherlock Holmes demeura quelque temps assis sans mot dire, la tête penchée en avant, les yeux fixant le feu qui flamboyait, rutilant. Ensuite, il alluma sa pipe et, se renversant dans son fauteuil, considéra les cercles de fumée bleue qui, en se pourchassant, montaient vers le plafond.
– Je crois, Watson, remarqua-t-il enfin, que de toutes les affaires que nous avons eues, aucune n’a jamais été plus fantastique que celle-ci.
– Sauf, peut-être, le Signe des Quatre.
– Oui, sauf peut-être celle-là. Et pourtant ce John Openshaw me semble environné de dangers plus grands encore que ceux que couraient les Sholto.
– Mais êtes-vous arrivé à une idée définie de la nature de ces dangers?
– Il ne saurait y avoir de doute à cet égard.
– Et quels sont-ils? Qui est ce K.K.K. et pourquoi poursuit-il cette malheureuse famille?
Sherlock Holmes ferma les yeux et plaça ses coudes sur le bras de son fauteuil, tout en réunissant les extrémités de ses doigts.
– Le logicien idéal, remarqua-t-il, quand une fois on lui a exposé un fait sous toutes ses faces, en déduirait non seulement toute la chaîne des événements qui ont abouti à ce fait, mais aussi tous les résultats qui s’ensuivraient. De même que Cuvier pouvait décrire exactement un animal tout entier en en examinant un seul os, de même l’observateur qui a parfaitement saisi un seul maillon dans une série d’incidents devrait pouvoir exposer avec précision tous les autres incidents, tant antérieurs que postérieurs. Nous n’avons pas encore bien saisi les résultats auxquels la raison seule est capable d’atteindre. On peut résoudre dans le cabinet des problèmes qui ont mis en défaut tous ceux qui en ont cherché la solution à l’aide de leurs sens. Pourtant, pour porter l’art à son summum, il est nécessaire que le logicien soit capable d’utiliser tous les faits qui sont venus à sa connaissance, et cela implique en soi, comme vous le verrez aisément, une complète maîtrise de toutes les sciences, ce qui, même en ces jours de liberté de l’enseignement et d’encyclopédie, est un avantage assez rare. Il n’est toutefois pas impossible qu’un homme possède la totalité des connaissances qui peuvent lui être utiles dans ses travaux et c’est, quant à moi, ce à quoi je me suis efforcé d’atteindre. Si je me souviens bien, dans une certaine circonstance, aux premiers temps de notre amitié, vous aviez défini mes limites de façon assez précise.
– Oui, répondis-je en riant. C’était un singulier document. La philosophie, l’astronomie et la politique étaient notées d’un zéro, je me le rappelle. La botanique, médiocre; la géologie, très sérieuse en ce qui concerne les taches de boue de n’importe quelle région située dans un périmètre de cinquante miles autour de Londres; la chimie, excentrique; l’anatomie, sans méthode; la littérature passionnelle et les annales du crime, uniques. Je vous appréciais encore comme violoniste, boxeur, épéiste, homme de loi, et aussi pour votre auto-intoxication par la cocaïne et le tabac. C’étaient là, je crois, les principaux points de mon analyse.
La dernière remarque fit rire mon ami.
– Eh bien! dit-il, je répète aujourd’hui, comme je le disais alors, qu’on doit garder sa petite mansarde intellectuelle garnie de tout ce qui doit vraisemblablement servir et que le reste peut être relégué dans les débarras de la bibliothèque, où on peut les trouver quand on en a besoin. Or, dans un cas comme celui que l’on nous a soumis ce soir, nous avons certainement besoin de toutes nos ressources! Ayez donc la bonté de me passer la lettre K de l’Encyclopédie américaine, qui se trouve sur le rayon à côté de vous. Merci. Maintenant, considérons la situation et voyons ce qu’on en peut déduire. Tout d’abord, nous pouvons, comme point de départ, présumer non sans de bonnes raisons, que le colonel Openshaw avait des motifs très sérieux de quitter l’Amérique. À son âge, les hommes ne changent pas toutes leurs habitudes et n’échangent point volontiers le charmant climat de la Floride pour la vie solitaire d’une cité provinciale d’Angleterre. Son grand amour de la solitude dans notre pays fait naître l’idée qu’il avait peur de quelqu’un ou de quelque chose; nous pouvons donc supposer, et ce sera l’hypothèse d’où nous partirons, que ce fut la peur de quelqu’un ou de quelque chose qui le chassa d’Amérique. Quant à la nature de ce qu’il craignait, nous ne pouvons la déduire qu’en considérant les lettres terribles que lui-même et ses successeurs ont reçues. Avez-vous remarqué les cachets postaux de ces lettres?
– La première venait de Pondichéry la seconde de Dundee, et la troisième de Londres.
– De Londres, secteur Est. Qu’en déduisez-vous?
– Ce sont tous les trois des ports. J’en déduis que celui qui les a écrites était à bord d’un vaisseau.
– Excellent, Watson. Nous avons déjà un indice. On ne saurait mettre en doute qu’il y a des chances – de très fortes chances – que l’expéditeur fût à bord d’un vaisseau. Et maintenant, considérons un autre point. Dans le cas de Pondichéry sept semaines se sont écoulées entre la menace et son accomplissement; dans le cas de Dundee, il n’y a eu que trois ou quatre jours. Cela ne vous suggère-t-il rien?
– La distance est plus grande pour le voyageur.
– Mais la lettre aussi a un plus grand parcours pour arriver.
– Alors, je ne vois pas.
– Il y a au moins une présomption que le vaisseau dans lequel se trouve l’homme – ou les hommes – est un voilier. Il semble qu’ils aient toujours envoyé leur singulier avertissement ou avis avant de se mettre eux-mêmes en route pour leur mis sion. Vous voyez avec quelle rapidité l’action a suivi l’avis quand celui-ci est venu de Dundee. S’ils étaient venus de Pondichéry dans un steamer, ils seraient arrivés presque aussi vite que leur lettre. Mais, en fait, sept semaines se sont écoulées, ce qui représentait la différence entre le courrier postal qui a apporté la lettre et le vaisseau à voiles qui en a amené l’expéditeur.
– C’est possible.
– Mieux que cela. C’est probable. Et maintenant, vous voyez l’urgence fatale de ce nouveau cas, et pourquoi j’ai insisté auprès du jeune Openshaw pour qu’il prenne garde. Le coup a toujours été frappé à l’expiration du temps qu’il faut aux expéditeurs pour parcourir la distance. Mais, cette fois-ci, la lettre vient de Londres et par conséquent nous ne pouvons compter sur un délai.
– Grand Dieu! m’écriai-je, que peut signifier cette persécution impitoyable?
– Les papiers qu’Openshaw a emportés sont évidemment d’une importance capitale pour la personne ou les personnes qui sont à bord du voilier. Il apparaît très clairement, je crois, qu’il doit y avoir plus d’un individu. Un homme seul n’aurait pu perpétrer ces deux crimes de façon à tromper le jury d’un coroner Il faut pour cela qu’ils soient plusieurs et que ce soient des hommes résolus et qui ne manquent pas d’initiative. Leurs papiers, il les leur faut, quel qu’en soit le détenteur. Et cela vous montre que K.K.K. cesse d’être les initiales d’un individu et devient le sigle d’une société.
– Mais de quelle société?
– Vous n’avez jamais entendu parler du Ku Klux Klan?
Et Sherlock, se penchant en avant, baissait la voix.
– Jamais.
Holmes tourna les pages du livre sur ses genoux.
– Voici! dit-il bientôt. «Ku Klux Klan. Nom dérivé d’une ressemblance imaginaire avec le bruit produit par un fusil qu’on arme. Cette terrible société secrète fut formée par quelques anciens soldats confédérés dans les États du Sud après la guerre civile et elle forma bien vite des branches locales dans différentes parties du pays, particulièrement dans le Tennessee, la Louisiane, les Carolines, la Géorgie et la Floride. Elle employait sa puissance à des fins politiques, principalement à terroriser les électeurs nègres et à assassiner ou à chasser du pays ceux qui étaient opposés à ses desseins. Ses attentats étaient d’ordinaire précédés d’un avertissement à l’homme désigné, avertissement donné d’une façon fantasque mais généralement aisée à reconnaître, quelques feuilles de chêne dans certains endroits, dans d’autres des semences de melon ou des pépins d’orange. Quand elle recevait ces avertissements, la victime pouvait ou bien renoncer ouvertement à ses opinions ou à sa façon de vivre, ou bien s’enfuir du pays.
«Si, par bravade, elle s’entêtait, la mort la surprenait infailliblement, en général d’une façon étrange et imprévue. L’organisation de la société était si parfaite, ses méthodes si efficaces, qu’on ne cite guère de personnes qui aient réussi à la braver impunément ou de circonstances qui aient permis de déterminer avec certitude les auteurs d’un attentat.
Pendant quelques années, cette organisation prospéra, en dépit des efforts du gouvernement des États-Unis et des milieux les mieux intentionnés dans la communauté du Sud. Cependant, en l’année 1869, le mouvement s’éteignit assez brusquement, bien que, depuis lors, il y ait eu encore des sursauts spasmodiques.»
«Vous remarquerez, dit Holmes en posant le volume, que cette soudaine éclipse de la société coïncide avec le moment où Openshaw est parti d’Amérique avec leurs papiers. Il se peut fort bien qu’il y ait là un rapport de cause à effet. Rien d’étonnant donc, que lui et les siens aient eu à leurs trousses quelques-uns de ces implacables caractères. Vous pouvez comprendre que ce registre et ce journal aient pu mettre en cause quelques personnalités de tout premier plan des États du Sud et qu’il puisse y en avoir pas mal qui ne dormiront pas tranquilles tant qu’on n’aura pas recouvré ces papiers.