174166.fb2 Les d?mons de Dexter - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 15

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Chapitre 14

Je passai la journée du lendemain dans un état d’agitation et d’incertitude extrêmes, espérant que le Passager reviendrait tout en sachant qu’il ne le ferait pas. Et au fur et à mesure que les heures s’écoulaient, cette perspective se confirma.

Je ne me prétendrais pas pour autant en proie à l’angoisse, qui m’a toujours paru une forme d’apitoiement sur soi-même, mais j’éprouvais un malaise aigu et vécus cette journée dans un immense effroi.

Où était parti mon Passager, et pourquoi ? Allait-il revenir ? Ces questions m’entraînaient dans des spéculations plus alarmantes encore : qui était le Passager, et pourquoi était-il venu me trouver ?

Dire que je m’étais défini en fonction de quelque chose qui ne faisait pas réellement partie de moi – à moins que…? Le Passager noir n’était peut-être que la construction mentale d’un esprit malade, une toile tissée afin de filtrer d’infimes lueurs de la réalité et de me protéger contre l’horreur de ma véritable nature. C’était possible ; j’ai quelques rudiments de psychologie, et je sais bien que mon cas est hors norme. Je n’y vois pas d’inconvénient. Je me passe sans problème de la moindre once d’humanité.

Enfin, c’était vrai jusqu’à présent. Mais soudain je me retrouvais tout seul. Et pour la première fois, j’avais vraiment besoin de savoir.

Évidemment, rares sont les métiers où les employés sont payés pour se livrer à l’introspection, même sur un sujet aussi grave que la disparition de Passagers noirs. Non, Dexter ne chômait pas. Surtout avec Deborah dans les parages, prête à manier le fouet.

Par chance, il s’agissait pour l’essentiel d’activités de routine ; je consacrai la matinée à passer au peigne fin l’appartement de Halpern avec mes collègues, à la recherche de preuves. Par chance, encore une fois, elles étaient si nombreuses qu’aucun travail véritable ne fut nécessaire.

Au fond de son armoire, nous trouvâmes une chaussette comportant plusieurs taches de sang. Sous le canapé, il y avait une sandale en toile blanche pareillement maculée sur le dessus et, dans la salle de bains, à l’intérieur d’un sac plastique, un pantalon dont un revers était légèrement roussi et les pans également tachés, des éclaboussures qui avaient durci avec la chaleur.

C’était probablement une bonne chose que toutes ces traces soient aussi flagrantes, car Dexter, d’habitude si vif et si enthousiaste, était loin d’être dans son assiette. Je me surprenais à dériver dans le flot d’une humeur grise et angoissée, me demandant si le Passager reviendrait, pour être subitement ramené au présent, planté devant l’armoire, une chaussette sale et sanglante à la main. Si des recherches minutieuses avaient été requises, je n’aurais pas été capable d’opérer à mon niveau d’excellence habituel.

Fort heureusement, ce n’était pas le cas. Je n’avais encore jamais vu une telle profusion de preuves chez quelqu’un qui avait eu, en définitive, plusieurs jours pour tout nettoyer. Lorsque je m’adonne à mon loisir favori, propre, net et innocent d’un point de vue médico-légal, quelques minutes à peine me suffisent ; Halpern avait laissé passer plusieurs jours sans prendre les précautions les plus élémentaires. C’était presque trop facile, et dès que nous eûmes vérifié sa voiture j’abandonnai même le « presque »: sur l’accoudoir central à l’avant, l’empreinte d’un pouce formée de sang séché ressortait nettement.

Bien sûr, il était possible que nos analyses de labo établissent qu’il s’agissait de sang de poulet. J’en doutais un peu, toutefois.

Néanmoins, une petite pensée tenace continuait à me souffler que c’était beaucoup trop facile. Il y avait un truc qui clochait. Mais étant donné que je n’avais plus le Passager pour m’indiquer la bonne direction, je n’en fis part à personne. Il aurait été sadique, en tout cas, de gâcher le bonheur de Deborah. Elle était quasi rayonnante de satisfaction lorsque les résultats arrivèrent et que Halpern apparut de plus en plus comme notre coupable.

Elle fredonnait même lorsqu’elle m’entraîna à sa suite afin d’interroger Halpern, ce qui accentua mon malaise.

— Eh bien, Jerry, lança-t-elle, aimeriez-vous nous parler de ces deux filles ?

— Je n’ai rien à dire, répondit-il.

Il était très pâle, mais il paraissait bien plus décidé que lorsque nous l’avions amené au poste.

— Vous commettez une erreur, ajouta-t-il. Je n’ai rien fait.

— Il n’a rien fait, répéta-t-elle d’un ton enjoué.

— C’est possible, dis-je. Quelqu’un d’autre a pu introduire chez lui les habits tachés de sang pendant qu’il regardait la télé…

— C’est ça, Jerry ? demanda Deborah. Quelqu’un a mis ces affaires chez vous ?

Il blêmit encore, à supposer que cela soit possible.

— Quelles affaires ? Du sang… De quoi parlez-vous ?

Elle lui souriait.

— Jerry, nous avons trouvé un de vos pantalons avec du sang dessus. C’est celui des victimes. Nous avons également trouvé une chaussure et une chaussette tachées. Ainsi qu’une empreinte de sang dans votre voiture. Votre empreinte, leur sang. La mémoire vous revient, Jerry ?

Halpern s’était mis à secouer la tête tandis que Deborah parlait, et il continuait, comme s’il s’agissait d’un étrange réflexe dont il n’avait pas conscience.

— Non, dit-il. Non. Ce n’est même pas… Non.

— Non, Jerry ? Qu’est-ce que ça veut dire, non ?

Il remuait toujours la tête. Une goutte de sueur vola et atterrit sur la table. Je l’entendais faire de gros efforts pour respirer.

— S’il vous plaît, gémit-il, c’est absurde. Je n’ai rien fait. Pourquoi vous… C’est kafkaïen ! Je n’ai rien fait.

Deborah se tourna vers moi d’un air interrogateur.

— Kafkaïen ?

— Il se prend pour un cafard, lui expliquai-je.

— Je ne suis qu’un flic inculte, Jerry, reprit-elle. Mais je sais reconnaître des preuves solides quand j’en vois. Et laissez-moi vous le dire, Jerry : votre appartement en est truffé.

— Mais je n’ai rien fait.

— D’accord, répliqua Deborah. Alors aidez-moi un peu. Comment tous ces trucs sont-ils apparus chez vous ?

— C’est Wilkins, affirma-t-il en ayant l’air surpris, comme si quelqu’un d’autre avait parlé à sa place.

— Wilkins ? répéta Deborah en me regardant.

— Le professeur dont le bureau est à côté du vôtre ? demandai-je.

— Oui, c’est ça, répondit Halpern, retrouvant des forces. C’était Wilkins, ça ne peut être que lui.

— C’est Wilkins, dit Deborah. Il a mis vos vêtements, tué les filles, puis rapporté les affaires chez vous.

— Oui, c’est ça.

— Pourquoi ferait-il une chose pareille ?

— On postule tous les deux à la même chaire.

À la façon dont Deborah le dévisagea, on aurait cru qu’il avait proposé de danser tout nu.

— La chaire, finit-elle par articuler d’une voix étonnée.

— C’est ça, poursuivit-il. C’est capital dans une carrière universitaire.

— Au point de commettre un meurtre ? demandai-je.

Il fixa un point sur la table sans répondre.

— C’était Wilkins, répéta-t-il au bout d’un moment.

Deborah le considéra pendant une minute entière, avec l’expression d’une tante affectueuse face à son neveu préféré. Il lui retourna son regard durant quelques secondes, puis cligna des yeux, les baissa vers la table, les releva vers moi puis les baissa de nouveau. Comme le silence se prolongeait, il finit par regarder Deborah.

— Bon, Jerry, reprit-elle. Si vous n’avez pas de meilleure explication à nous fournir, je vous suggère d’appeler votre avocat.

Il sembla incapable de proférer la moindre réponse. Deborah se mit debout et se dirigea vers la porte. Je la suivis.

— On le tient ! me lança-t-elle dans le couloir. Ce fils de pute est cuit. À son tour, ha !

Et elle avait l’air si heureuse que je ne pus m’empêcher de lui dire :

— Si c’est lui.

Elle leva vers moi un visage radieux.

— Bien sûr que c’est lui, Dex. Merde, ne te donne pas tout ce mal. Tu as fait un excellent boulot, et pour une fois on a le bon type dès le premier coup.

— Oui, sans doute.

Elle pencha la tête de côté et me dévisagea, affichant toujours le même petit sourire suffisant.

— Qu’est-ce qui se passe, Dex ? C’est ton mariage qui te met la rate au court-bouillon ?

— Il ne se passe rien, répondis-je. La vie sur Terre n’a jamais été plus harmonieuse et satisfaisante. C’est juste que…

Et là j’hésitai parce que je ne savais que dire en réalité. J’avais juste l’inébranlable et déraisonnable certitude qu’un truc clochait.

— Je sais, Dex, dit-elle d’une voix pleine de gentillesse qui aggravait les choses. Ça paraît beaucoup trop facile, n’est-ce pas ? Mais pense à toutes les emmerdes qu’on a chaque jour dans toutes les autres affaires. Il est juste que de temps à autre ce soit facile, non ?

— Je ne sais pas, répondis-je. C’est bizarre.

Elle eut un petit rire étouffé.

— Avec les preuves solides qu’on a contre ce type, personne n’en aura rien à cirer que ce soit bizarre, Dex. Pourquoi tu ne te détends pas un peu ?

Je suis sûr que c’était un excellent conseil, mais je ne réussis pas à le suivre. Même si aucun murmure familier ne me dictait plus mes répliques, il fallait que je dise quelque chose.

— Il n’a pas l’air de mentir, affirmai-je sans grande conviction.

Deborah haussa les épaules.

— Il est taré. C’est pas mon problème. C’est lui !

— Mais s’il est psychotique, pourquoi est-ce qu’il aurait attendu tout ce temps pour disjoncter ? Enfin, je veux dire, il a trente et quelques années, et ce serait la première fois qu’il fait un truc pareil ? Ça ne colle pas.

Elle me tapota l’épaule et sourit de nouveau.

— Bien vu, Dex. Tu n’as qu’à te mettre à ton ordinateur et vérifier ses antécédents. Je te parie qu’on va trouver quelque chose. Tu pourras commencer juste après la conférence de presse, d’accord ? Allez, faut pas être en retard !

Et je lui emboîtai le pas avec docilité, me demandant comment je me débrouillais toujours pour récolter du travail supplémentaire.

Deborah s’était vu concéder l’inestimable privilège d’une conférence de presse, faveur que le commissaire Matthews n’accordait pas à la légère. C’était sa première en tant que responsable d’une grosse affaire médiatisée, et elle maîtrisait la manière de parler aux informations du soir. Elle abandonna son sourire ainsi que tout autre signe d’émotion et débita son laïus d’un ton plat, dans le pur style policier. Seule une personne la connaissant aussi bien que moi pouvait discerner l’allégresse qui se dissimulait sous ses traits inexpressifs.

C’était presque sûr qu’elle avait raison : Halpern était coupable, et moi, bête et aigri à cause de la disparition de mon Passager. Ce devait être son absence qui me mettait mal à l’aise, et non un doute quelconque concernant le suspect, dans une affaire qui m’indifférait totalement, du reste. Oui, presque sûr…

Mais il y avait ce « presque ». Moi qui vivais ma vie avec des certitudes, je n’avais aucune expérience du « presque ». Je me rendais compte peu à peu à quel point j’étais impuissant sans mon Passager noir. Même dans mon travail quotidien, rien n’était plus aussi simple.

De retour dans mon box, je m’installai sur mon siège et me laissai aller en arrière, les yeux fermés. Y a quelqu’un ? demandai-je avec espoir. Il n’y avait personne. Juste un coin vide qui commençait à faire mal au fur et à mesure que l’effet de surprise s’émoussait. Maintenant que le travail avait cessé de m’absorber, il n’y avait rien pour m’empêcher de m’apitoyer sur moi-même. Je me retrouvais seul dans un monde sombre et cruel, peuplé de créatures affreuses comme moi. Ou du moins comme mon ancien moi.

Où était allé le Passager, et pourquoi était-il parti ? Si quelque chose l’avait effrayé, de quoi pouvait-il s’agir ? Qu’est-ce qui pouvait apeurer un être qui ne vivait que dans les ténèbres, qui n’existait réellement que lorsqu’on aiguisait les couteaux ?

Ces interrogations formèrent en moi une nouvelle pensée fort déplaisante : si une hypothétique créature avait fait fuir le Passager, l’avait-elle suivi dans son exil ? Ou continuait-elle à flairer ma trace ? Étais-je en danger, dénué de protection ? Une menace mortelle me guettait-elle ?

On dit que les nouvelles expériences sont enrichissantes, mais celle-ci était une torture.

S’il y a bien un remède au désarroi, toutefois, c’est de se plonger dans une tâche très prenante et parfaitement futile. Je pivotai alors dans mon fauteuil face à l’ordinateur et me mis à l’ouvrage.

En quelques minutes seulement, j’avais réuni le dossier complet de la vie du professeur Gerald Halpern. Bien sûr, ce fut un peu plus délicat que de chercher simplement son nom sur Google. Je fus confronté notamment au problème des comptes rendus d’audience protégés, que je mis cinq bonnes minutes à ouvrir. Mais lorsque j’y parvins, l’effort en valait certainement la peine, et je m’exclamai en mon for intérieur : Tiens, tiens… Et puisque j’étais tragiquement seul là-dedans, personne ne pouvant plus entendre mes remarques pensives, je répétai à voix haute : « Tiens, tiens ».

Le dossier des placements familiaux était déjà intéressant en soi. Halpern avait vadrouillé de famille d’accueil en famille d’accueil pour finir par atterrir à l’université de Syracuse.

Il y avait plus captivant, toutefois : le fichier que l’on n’était pas censé ouvrir sans mandat. Après l’avoir lu une seconde fois, ma réaction fut encore plus vive. « Tiens, tiens, tiens », dis-je tout haut, légèrement déstabilisé par la façon dont les mots se répercutaient sur les murs de mon petit bureau vide. Et comme les grandes révélations ont toujours plus d’effet devant un public, j’appelai ma sœur.

Quelques minutes plus tard, elle pénétra dans mon box et s’assit sur la chaise pliante.

— Qu’est-ce que tu as trouvé ? demanda-t-elle.

— Le professeur Gerald Halpern a un passé, annonçai-je, modérant mon enthousiasme afin que Deborah ne me saute pas dessus pour me serrer dans ses bras.

— Je le savais ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Ce n’est pas tant ce qu’il a fait, répondis-je. A priori, ce serait plutôt ce qu’on lui a fait.

— Arrête de déconner. Qu’est-ce que c’est ?

— Pour commencer, apparemment il est orphelin.

— Allez, Dex, arrête de tourner autour du pot.

Je levai une main afin de la calmer, mais ce ne fut pas très efficace car elle commença à tapoter mon bureau.

— J’essaie de brosser un portrait précis, sœurette.

— Accélère.

— Bon, d’accord. Halpern a été recueilli par les services sociaux de l’État de New York alors qu’il vivait dans un carton sous l’autoroute. Ses parents venaient de succomber à une mort très violente et bien méritée, semblerait-il.

— Qu’est-ce que ça veut dire, bordel ?

— Ses parents vendaient son corps à des pédophiles.

— Nom de Dieu ! s’exclama Deborah, visiblement assez choquée.

— Et Halpern ne se souvient de rien à ce sujet. Il a des trous de mémoire sous l’effet du stress, d’après le dossier. On peut le comprendre. C’était sans doute une réaction conditionnée au traumatisme répété, expliquai-je. Cela peut arriver.

— Oh, putain ! lâcha Deborah. Il oublie des trucs. Tu dois admettre que ça concorde. La fille essaie de lui coller un viol sur le dos et lui s’inquiète de sa chaire, alors il stresse et la tue sans s’en apercevoir.

— Il y a encore deux ou trois choses, repris-je, et j’avoue que j’appréciais plus qu’il n’était nécessaire le côté théâtral de mon récit. Tout d’abord, la mort de ses parents.

— Eh bien, quoi ?

— Ils ont été décapités. Puis leur maison a été incendiée.

Deborah se redressa.

— Merde… dit-elle.

— J’ai pensé la même chose.

— Bon sang, mais c’est super, Dex ! s’écria-t-elle. On le tient.

— Ma foi, répondis-je, c’est certainement le même modus.

— Ben, carrément ! Alors est-ce qu’il a tué ses parents ?

— On n’a pas réussi à le prouver. Sinon, il aurait été incarcéré. Personne n’imaginait un enfant en être capable. Mais il est à peu près établi qu’il était présent et a vu les faits.

Elle me regarda fixement.

— Qu’est-ce qui te pose problème ? Tu penses toujours que ce n’est pas lui ? Tu as une de tes fameuses intuitions ?

Cela me blessa plus que je ne l’aurais cru, et je fermai les yeux un instant. Il n’y avait rien d’autre que le noir et le vide au-dedans. Mes fameuses intuitions, bien sûr, se fondaient sur ce que me murmurait le Passager noir, et en son absence je n’avais rien à dire.

— Je n’en ai pas en ce moment, finis-je par admettre. Mais il y a un truc qui me dérange dans cette histoire. C’est…

J’ouvris les yeux ; Deborah me dévisageait. Pour la première fois de la journée, son visage exprimait autre chose que la jubilation, et l’espace d’un instant je crus qu’elle allait me demander ce que cela signifiait et si j’allais bien. Je ne savais pas ce que je lui répondrais, car je n’avais encore jamais parlé du Passager noir, et l’idée d’aborder un sujet aussi intime me perturbait.

— Je ne sais pas, repris-je faiblement. C’est très bizarre.

Deborah sourit. J’aurais été plus rassuré qu’elle m’envoie balader avec sa hargne habituelle ; mais non, elle sourit et tendit le bras au-dessus du bureau pour me tapoter la main.

— Dex, dit-elle doucement, les preuves qu’on a sont plus que suffisantes ; il y a des antécédents, un mobile. Tu reconnais que tu n’as pas une de tes… intuitions. Tout est bon, frangin. Quels que soient tes doutes, ils ne sont pas liés à cette affaire. C’est lui le coupable, on l’a attrapé, point barre.

Elle lâcha ma main avant que l’un de nous fonde en larmes.

— Mais je m’inquiète un peu pour toi, ajouta-t-elle.

— Ça va très bien, répondis-je, et même à mes oreilles ces mots sonnèrent faux.

Deborah me considéra un long moment avant de se lever.

— D’accord, dit-elle. Mais sache que je suis là en cas de besoin.

Puis elle quitta la pièce.

Je réussis je ne sais comment à endurer le reste de la journée et à me traîner jusqu’à la maison, le soir venu, où ma morosité se changea en vacuité sensorielle. J’ignore ce que nous eûmes à dîner ou ce qui se dit à table ce soir-là. La seule chose que je me sentais capable d’écouter, c’était le son du Passager noir regagnant ses pénates, et ce son ne venait pas. Alors je vécus cette soirée en pilotage automatique et finis par aller me coucher, toujours aussi vide et déprimé.

J’appris cette nuit-là que le sommeil n’est pas purement machinal chez les humains, y compris pour le semi-humain que j’étais en train de devenir. Mon ancien moi, le Dexter des ténèbres, dormait très bien sans aucune difficulté : il lui suffisait de se coucher, de fermer les yeux et de compter « un, deux, trois ». Et le tour était joué.

Mais Dexter le nouveau modèle n’avait pas cette chance.

Je me tournai et me retournai ; j’ordonnai à mon misérable cerveau de s’endormir illico sans faire d’histoires, mais en vain. Je restais allongé les yeux grands ouverts en me demandant ce qui m’arrivait.

Et tandis que la nuit n’en finissait pas de durer, je me livrai à une terrible introspection. M’étais-je fourvoyé toute ma vie ? Et si je n’étais pas Dexter le Saigneur déluré flanqué de son prudent acolyte le Passager ? Peut-être n’étais-je en réalité qu’un chauffeur de l’ombre autorisé à occuper une chambre de l’immense demeure, en échange de ses services au maître de maison, qu’il conduisait lors de ses virées. Si ma présence n’était plus requise, que pouvais-je donc faire, maintenant que le patron avait déménagé ? Qui étais-je, si je n’étais plus moi-même ?

Ce n’était pas une pensée joyeuse et cela ne m’aida pas à m’endormir. M’étant déjà retourné sur le dos, puis sur un côté sans réussir à m’épuiser, je tentai à présent une autre position sans plus de succès. Vers 3 h 30 du matin, je dus trouver la bonne combinaison, car je glissai enfin dans un sommeil léger et agité.

Le bruit et l’odeur du bacon frit m’en extirpa. Je jetai un coup d’œil au réveil : il était 8 h 12 ; je ne me réveillais jamais aussi tard. Mais bien sûr, on était samedi matin ! Rita m’avait laissé prolonger ce lamentable état d’inconscience. Et elle allait à présent récompenser mon retour parmi les vivants par un généreux petit déjeuner. Youpi !

Celui-ci réussit à dissiper une partie de mon humeur revêche. Il est très difficile de conserver un profond sentiment de dépression et de mépris de soi lorsqu’on savoure un aussi bon repas, et parvenu à la moitié de mon excellente omelette, je me rendis.

Cody et Astor étaient debout depuis des heures, naturellement : le samedi matin, ils avaient droit à la télévision sans restriction, et ils en profitaient en général pour regarder une série de dessins animés qui devaient certainement leur existence à la découverte du LSD. Ils ne me remarquèrent même pas lorsque je titubai devant eux pour me rendre à la cuisine, et ils restèrent rivés à l’image d’un ustensile de cuisine doué de parole tandis que je finissais de manger, buvais une dernière tasse de café et décidais de donner à la vie une chance supplémentaire.

— Ça va mieux ? me demanda Rita comme je reposais ma tasse.

— L’omelette était délicieuse, répondis-je. Merci.

Elle sourit, puis se pencha brusquement en avant pour me donner une bise sur la joue, avant de placer toute la vaisselle dans l’évier et de commencer à la laver.

— N’oublie pas que tu as proposé de sortir Cody et Astor ce matin, déclara-t-elle par-dessus le bruit de l’eau qui coulait.

— J’ai dit ça ?

— Dexter, tu sais que j’ai une séance d’essayage aujourd’hui. Pour ma robe. Je t’en ai parlé il y a des semaines et tu m’as dit, pas de problème, que tu t’occuperais des enfants pendant que j’irais chez Susan, et après je dois passer chez le fleuriste. Vince a même proposé de m’aider, apparemment il aurait un ami…

— Ça m’étonnerait, répliquai-je, pensant à Manny Borque. Pas Vince.

— Mais je lui ai répondu : non, merci. J’espère que ce n’est pas grave.

— Tu as bien fait. On n’a qu’une seule maison à vendre pour tout payer.

— Je ne veux pas vexer Vince, et je suis sûre que son ami est formidable, mais j’achète mes fleurs chez Hans depuis toujours ; il aurait le cœur brisé si j’allais ailleurs pour mon mariage.

— D’accord. Je vais m’occuper des enfants.

J’avais espéré avoir du temps à consacrer à mon malheur personnel, afin de trouver un moyen de m’attaquer au problème du Passager absent. Si je n’y étais pas arrivé, j’aurais au moins pu me détendre, et peut-être même récupérer un peu du précieux sommeil dont je n’avais pas bénéficié la veille. On était samedi, après tout. De nombreux syndicats et plusieurs religions respectées recommandent que cette journée soit dédiée à la détente et au développement personnel, au repos bien mérité loin du quotidien trépidant. Mais Dexter était plus ou moins père de famille désormais, ce qui, je l’apprenais, change beaucoup de choses. Et avec Rita en pleins préparatifs de mariage, en train de tourbillonner dans la maison telle une tornade blonde, il devenait urgent que j’emmène Cody et Astor pour que nous nous adonnions ensemble à une activité approuvée par la société et jugée appropriée pour la consolidation des liens affectifs entre les adultes et les enfants.

Après un examen minutieux des différentes options, je choisis le musée des Sciences et de l’Espace à Miami. Rempli d’autres familles, il renforcerait mon déguisement tout en ébauchant celui de Cody et d’Astor par la même occasion. Dans la mesure où ils envisageaient d’emprunter eux aussi la voie des ténèbres, ils devaient commencer à comprendre que plus on est anormal, plus il importe de paraître normal. Et une visite au musée avec le pater Dexter était une sortie on ne peut plus normale, idéale pour les trois. Cela avait l’avantage supplémentaire d’être officiellement « bon pour eux », très gros atout, même si cette idée les répugnait.

Alors je les embarquai tous les deux dans ma voiture et empruntai l’US-1 en direction du nord, après avoir promis à Rita que nous serions rentrés pour le dîner. Je traversai Coconut Grove, et juste avant Rickenbacker Causeway je m’engageai sur le parking du musée. Nous n’entrâmes pas aussitôt dans l’honorable bâtiment, cependant. Une fois sorti de la voiture, Cody resta planté au beau milieu du parking. Astor le regarda un moment, avant de se tourner vers moi.

— Pourquoi est-ce qu’on doit aller là-dedans ? me demanda-t-elle.

— Parce que c’est une activité éducative, expliquai-je.

— Beurk, fit-elle, et Cody hocha la tête.

— C’est important qu’on passe du temps ensemble, ajoutai-je.

— Dans un musée ! s’écria Astor. C’est pitoyable.

— Quel joli mot, dis-je. Où l’as-tu appris ?

— On refuse d’aller là-dedans, déclara-t-elle. On veut faire quelque chose.

— Vous êtes déjà allés dans ce musée ?

— Nooon, répondit-elle, étirant le mot en trois syllabes dédaigneuses, comme seules les fillettes de neuf ans peuvent le faire.

— Eh bien, vous risquez d’être étonnés. Il se pourrait même que vous appreniez quelque chose.

— C’est pas ce qu’on veut apprendre. Pas dans un musée.

— Et qu’est-ce que vous pensez vouloir apprendre exactement ? demandai-je.

J’étais moi-même impressionné par le rôle de l’adulte patient que je parvenais à jouer.

Astor fit une grimace.

— Tu le sais, répondit-elle. Tu as dit que tu nous montrerais des trucs.

— Et comment savez-vous que je ne vais pas le faire ?

Elle me regarda un instant, incertaine, puis se tourna vers Cody. Leur conversation fut sans paroles. Lorsqu’elle me fit face, quelques secondes plus tard, elle prit un air très important, plein d’assurance.

— Pas question, déclara-t-elle.

— Qu’est-ce que vous savez de ce que je vais vous enseigner ?

— Dex-ter, à ton avis, pourquoi on t’a demandé de nous apprendre des trucs ?

— Parce que vous ne savez rien, contrairement à moi.

— Mmmm…

— Votre éducation commence dans ce bâtiment, annonçai-je en adoptant l’expression la plus sérieuse possible. Suivez-moi et vous apprendrez.

Je les considérai un moment, regardai s’accroître leur incertitude, puis me tournai et me dirigeai vers le musée. C’était peut-être le manque de sommeil qui me rendait irritable, et je n’étais même pas convaincu qu’ils me suivraient, mais il fallait que je fixe les règles du jeu dès le départ. Ils devaient agir à ma façon, tout comme j’en étais venu à accepter, des années auparavant, le fait que je devais écouter Harry et agir à sa façon.