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– C'est absurde! déclara le chef de l'amirauté.
Sir Walter se leva et quitta la pièce, nous laissant pensifs et les yeux baissés. Il revint au bout de dix minutes, la mine allongée.
– J'ai causé avec Alloa, dit-il. Je l'ai fait tirer de son lit – non sans difficulté. Il est rentré directement après le dîner chez Mulross.
– Mais c'est de la folie! interrompit le général Winstanley. Vous voudriez me faire croire que cet homme a pu venir ici et rester là à côté de moi pendant toute une demi-heure sans que je m'aperçoive de la substitution? Il faut qu'Alloa ait perdu la tête.
– Ne voyez-vous pas de quelle habileté ils ont fait preuve? dis-je. Vous étiez trop préoccupés d'autre chose pour voir clair. L'identité de lord Alloa allait de soi. S'il se fût agi de quelqu'un d'autre, vous l'auriez peut-être regardé plus attentivement, mais sa présence à lui était toute naturelle, et cela vous a fermé les yeux.
Mais alors le Français parla, très posément, et en bon anglais.
– Ce jeune homme a raison. Sa psychologie est juste. Nos ennemis n'ont pas été si bêtes!
Il pencha sur l'assistance son front méditatif.
– Je vais vous conter une histoire, fit-il. Elle m'est arrivée il y a longtemps, au Sénégal. J'étais cantonné dans un poste perdu, et pour me distraire j'avais pris l'habitude de pêcher dans la rivière où abondaient de gros barbeaux. Une petite jument arabe – appartenant à cette race, originaire des dunes salines, que l'on trouvait naguère à Tombouctou – portait de coutume mon panier à provisions. Or, un matin où je faisais bonne pêche, la jument se montra singulièrement agitée. Je l'entendis hennir, se plaindre et frapper du pied, et je la calmai de la voix, tout en m'occupant du poisson. Je ne cessais pas de la voir du coin de l'œil, croyais-je, attachée à un arbre distant de vingt mètres… Au bout de deux heures, l'envie me vint de manger un morceau. Je rassemblai mon poisson dans un sac de toile goudronnée et descendis vers ma jument le long de la berge, en traînant ma ligne. Arrivé auprès d'elle, je lui jetai sur le dos le sac…
Il s'interrompit et nous regarda.
– Ce fut l'odeur qui me donna l'éveil. Je tournai la tête et vis à trois pas de moi un lion qui me considérait… Un vieux mangeur d'hommes, la terreur du village… Il ne restait plus de la jument qu'un amas sanglant d'os et de peau, caché derrière lui…
– Comment cela finit-il? demandai-je, car j'étais assez chasseur pour reconnaître une histoire authentique.
– Je lui fourrai ma canne à pêche dans la gueule, et j'avais un revolver. Puis mes serviteurs arrivaient justement avec des fusils. Mais il m'a laissé sa marque.
Et il nous montra sa main où manquaient trois doigts.
– Réfléchissez, dit-il. La jument était morte depuis plus d'une heure, et le fauve n'avait cessé de me surveiller depuis. J'ignorai le meurtre parce que j'étais habitué à l'agitation de ma bête, et je ne remarquai pas son absence, parce que je la percevais simplement comme une tache rousse, et le lion en tenait lieu. Eh bien! messieurs, s'il me fut possible de me leurrer de la sorte, dans un pays où l'on a les sens aux aguets, pourquoi voudriez-vous que nous, citadins préoccupés d'affaires, ne nous trompions pas également?
Sir Walter acquiesça. Nul ne songeait à le contredire.
– Mais je ne comprends pas, reprit Winstanley. Leur but était d'obtenir ces renseignements à notre insu. Or il suffisait pour découvrir la supercherie que l'un de nous rappelât notre rencontre de ce soir à Alloa.
Sir Walter eut un rire bref.
– Ce choix d'Alloa prouve leur intelligence. Lequel d'entre nous fût allé lui reparler de ce soir? Ou lui serait-il arrivé, à lui, d'entamer ce sujet?
Et en effet le Premier Lord de la Mer était bien connu pour sa taciturnité et son humeur peu endurante.
– Resterait à savoir, dit le général, quel avantage sa visite ici va procurer à cet espion? Il n'a pu retenir de mémoire plusieurs pages de chiffres et de noms étrangers.
– Ce n'est pas difficile, répliqua le Français. Un bon espion doit s'exercer à posséder une mémoire photographique. À l'instar de votre Macaulay. Remarquez qu'il n'a rien dit, mais qu'il a parcouru ces papiers à diverses reprises. Nous devons, je crois, admettre qu'il en a emporté tout le détail imprimé dans son souvenir. Quand j'étais plus jeune, j'étais capable de ce petit tour de force.
– Dans ce cas il ne nous reste plus qu'une chose à faire, c'est de changer nos dispositions, dit avec tristesse sir Walter.
Whittaker semblait fort ennuyé.
– Avez-vous raconté à lord Alloa ce qui s'est passé? demanda-t-il. Non? Eh bien! je ne puis l'affirmer en toute certitude, mais je crains fort que pour faire des changements sérieux il ne nous faille modifier la géographie de l'Angleterre.
– Je dois vous dire autre chose, ajouta Royer. J'ai parlé librement lorsque cet homme était ici. J'ai laissé échapper quelques mots sur les dispositions militaires de mon gouvernement. J'avais l'autorisation de le faire. Mais cette information est d'un prix inestimable pour nos adversaires. Non, mes amis, je ne vois qu'un moyen. L'homme qui est venu ici doit, ainsi que ses confédérés, être pris, et pris sans retard.
– Bon Dieu! m'écriai-je, mais nous n'avons pas l'ombre d'un indice.
– En outre, fit Whittaker, il y a la poste. À l'heure qu'il est, la nouvelle est peut-être en route.
– Non, répliqua le Français. Vous ne connaissez pas la manière de faire d'un espion. Il reçoit sa récompense en personne, et il remet en personne ses renseignements. Nous autres, en France, nous ne connaissons que trop cette espèce. Il nous reste une chance, mes amis. Ces individus doivent passer la mer: que l'on fouille les navires et que l'on surveille les ports. Croyez-moi, c'est un cas des plus graves, tant pour la France que pour l'Angleterre.
Le bon sens parfait de Royer nous réconforta. Il représentait l'homme d'action parmi des indécis. Mais je ne voyais d'espoir d'aucun côté. Comment pouvions-nous, parmi les cinquante millions d'habitants de ces îles, et en douze heures, mettre la main sur les plus habiles canailles de l'Europe?
Tout à coup il me vint une idée.
– Où est le calepin de Scudder? lançai-je à sir Walter. Vite, donnez-le; je me rappelle qu'il y a quelque chose dedans.
Il ouvrit un pupitre fermé à clef et me passa le calepin.
Je trouvai l'endroit, et lus:
– «Trente-neuf marches.» Et encore une fois: «Trente-neuf marches – je les ai comptées. – Haute mer à 22 h 17.»
L'homme de l'amirauté me regardait comme s'il m'eût cru fou.
– Ne comprenez-vous pas que c'est un indice? m'écriai-je. Scudder connaissait le repaire de ces gens… Il a gardé pour lui le nom de l'endroit, mais il savait par où ils devaient quitter le pays. C'est demain leur jour, et c'est un endroit où la mer est haute à 22 heures 17.
– Ils sont peut-être partis ce soir, dit quelqu'un.
– Sûrement non. Ils n'iraient pas se presser, quand ils ont leur bon petit moyen secret. Je connais les Allemands. Ils sont entichés de travailler d'après un plan. Où diable puis-je me procurer un annuaire des marées?
Whittaker reprit courage.
– C'est un moyen, fit-il. Allons-nous-en jusqu'à l'Amirauté. Nous montâmes dans deux des autos qui attendaient – à l'exception de sir Walter, qui se rendit à Scotland Yard pour «mobiliser Macgillivray», comme il dit.
Après avoir parcouru d'interminables corridors et des pièces nues où s'affairaient les femmes de ménage, nous arrivâmes enfin à une petite salle garnie de livres et de cartes. On dénicha le préposé, qui tira aussitôt de la bibliothèque l'Annuaire officiel des marées. Je m'installai au pupitre, entouré de mes compagnons debout, car j'avais en quelque sorte pris le commandement de l'expédition.
Rien à faire. Il y avait des centaines de rubriques, et autant que je pus voir, 22 heures 17 s'appliquait à cinquante endroits. Il nous fallait trouver un moyen de rétrécir le champ de nos investigations.
Je me pris la tête à deux mains pour réfléchir. Il devait y avoir un moyen de déchiffrer cette énigme. Que voulait dire Scudder avec ses trente-neuf marches? Je pensai à des marches de quai; mais s'il s'était agi de cela, il n'eût pas mentionné leur nombre. Il devait s'agir d'un endroit comportant plusieurs escaliers, dont l'un se distinguait des autres par le fait de posséder trente-neuf marches.
Tout à coup il me vint une idée, et je me mis à rechercher tous les départs de paquebots. Aucun ne partait à 22 heures 17.
Quelle importance avait la marée haute? S'il s'agissait d'un port, ce devait être un petit port, où l'on attendait la marée, ou bien il s'agissait d'un navire à gros tirant d'eau. Mais aucun vapeur de service régulier ne partait à cette heure-là, et d'ailleurs je ne pouvais m'imaginer qu'ils iraient voyager par un grand navire quittant un port régulier. Donc il s'agissait d'un petit port où la marée prenait de l'importance, ou même il n'y avait pas de port du tout.
Mais dans le cas d'un petit port, je ne voyais pas ce que les marches signifiaient. Aucun port à ma connaissance ne présentait une série d'escaliers. Ce devait être plutôt un endroit que caractérisait un escalier déterminé, et où la mer était pleine à 22 heures 17. En somme je conjecturai que l'endroit devait se trouver sur une côte sans abri. Mais les escaliers continuaient à m'embarrasser.
Je revins ensuite à des considérations plus générales. Par où y avait-il chance qu'un homme partît pour l'Allemagne, un homme pressé, désirant faire une traversée rapide et secrète? Assurément pas d'aucun des grands ports. Non plus que des côtes de la Manche, de l'Ouest ou de l'Écosse, étant donné que cet homme partait de Londres. Je mesurai les distances sur la carte, et m'efforçai de me mettre dans la peau de mon adversaire. À sa place je gagnerais Ostende, Anvers ou Rotterdam, et je partirais de quelque part sur la côte Est, entre Cromer et Douvres.
Toutes ces conjectures demeuraient très vagues, et je ne prétends pas qu'elles fussent ingénieuses ni scientifiques. Je n'avais rien d'un Sherlock Holmes. Mais je me suis toujours reconnu une sorte d'instinct, dans les matières de ce genre. Je ne sais si je me fais comprendre, mais je m'efforçais de tirer de ma raison tout ce qu'elle pouvait fournir, et une fois qu'elle se butait à une impasse, je m'en remettais à l'instinct, et mes divinations se trouvaient d'ordinaire correctes.
Je consignai donc toutes mes déductions sur une feuille du papier de l'amirauté. Je les libellai comme suit:
ENTIÈRES CERTITUDES
(1) Endroit où existent plusieurs escaliers; celui en question se distingue par le fait qu'il a trente-neuf marches.
(2) Marée haute à 22 h 17. Appareillage uniquement possible à marée haute.
(3) Les marches ne sont pas des marches de quai: l'endroit n'est donc probablement pas un port.
(4) Pas de paquebot de nuit régulier à 22 h 17. Le moyen de transport doit être un caboteur (peu probable), un yacht, ou un bateau de pêche. Mon raisonnement n'allait pas plus loin. Je dressai une autre liste, que j'intitulai «Conjectures», mais je lui attribuais la même certitude qu'à l'autre.
CONJECTURES
(1) L'endroit n'est pas un port, mais une côte ouverte.
(2) Bateau petit – lougre, yacht, ou canot à moteur.
(3) L'endroit, quelque part sur la côte, est entre Cromer et Douvres.
Il m'apparut peu banal de trôner devant ce bureau, sous les yeux d'un ministre, d'un maréchal de l'armée britannique, de deux hauts dignitaires du gouvernement, et d'un général français, cependant que du griffonnage d'un défunt je m'efforçais d'extraire un secret qui était pour nous une question de vie ou de mort.
Sir Walter nous avait rejoints, et Macgillivray ne tarda pas à le suivre. Il venait d'envoyer des ordres pour faire rechercher, dans les ports et les gares, les trois hommes dont j'avais donné le signalement à sir Walter. Pas plus que les autres, toutefois, il ne croyait que cela dût servir à grand-chose.
– Voici tout ce que je peux y voir, dis-je. Il nous faut découvrir un lieu où plusieurs escaliers descendent au rivage, l'un de ces escaliers possédant trente-neuf marches. Ce lieu me paraît situé sur une côte ouverte, aux falaises assez élevées, quelque part entre le Walsh et la Manche. De plus en cet endroit la mer est haute demain soir à 22 heures 17.
Puis une idée me vint. J'ajoutai:
– N'y a-t-il pas un inspecteur des garde-côtes ou quelqu'un du même genre qui connaisse la côte Est?
Whittaker en savait un, qui habitait à Clapham. Il partit en auto le chercher, et nous restâmes dans la petite salle à l'attendre, en causant de choses et autres. J'allumai une pipe et repassai toute l'affaire au point de m'endolorir les méninges.
Vers 1 heure du matin, l'homme des garde-côtes arriva. C'était un beau vieillard, qui ressemblait à un officier de marine, et qui montrait pour nous tous un respect excessif. Je laissai le ministre de la guerre l'interroger lui-même, car je sentais qu'il me trouverait bien osé de parler le premier.
– Voudriez-vous nous énumérer les endroits que vous connaissez sur la côte Est, où il y a des falaises, et où plusieurs escaliers descendent à la mer?
Il réfléchit un instant.
– De quel genre d'escaliers parlez-vous, monsieur? Il existe beaucoup d'endroits où des chemins sont taillés dans la falaise, et beaucoup de ces chemins possèdent quelques marches. Ou parlez-vous d'escaliers ordinaires, d'escaliers tout en marches, si l'on peut dire?
Sir Walter se tourna vers moi.
– Nous parlons d'escaliers ordinaires, dis-je.
Il réfléchit une minute ou deux.
– Il me semble que je n'en connais pas. Mais attendez. Il y a un endroit du Norfolk – Brattlesham – auprès d'un terrain de golf, où se trouvent des escaliers pour permettre aux joueurs d'aller chercher les balles perdues.
– Ce n'est pas cela, dis-je.
– Il y a ensuite beaucoup de digues-promenades; c'est peut-être ce que vous voulez dire. Chaque station de bains de mer en possède.
Je fis un signe négatif.
– Ça doit être plus retiré que cela, dis-je.
– Ma foi, messieurs, je ne vois rien d'autre. À moins que, peut-être, le Ruff…
– Qu'est-ce que le Ruff? demandai-je.
– C'est un grand promontoire de craie, dans le Kent, tout près de Bradgate. On a bâti dessus un tas de villas, dont plusieurs ont des escaliers descendant à un rivage privé. C'est un endroit tout à fait grand genre, et ceux qui y résident aiment d'être tranquilles chez eux.
J'ouvris en toute hâte l'annuaire des marées et cherchai Bradgate. La marée haute y était le 15 juin, à 22 heures 27.
– Nous voilà enfin sur la piste, m'écriai-je avec animation. Comment puis-je savoir l'heure de la marée au Ruff?
– Je vais vous le dire, monsieur, fit l'homme des garde-côtes. J'ai une fois occupé une maison là-bas dans ce même mois-ci, et je sortais chaque soir pour aller pêcher en mer. La marée y est de dix minutes en avance sur Bradgate.
Je refermai le livre et regardai mes compagnons.
– Messieurs, leur dis-je, si l'un de ces escaliers possède trente-neuf marches, nous avons résolu le problème. Je voudrais que vous me prêtiez votre voiture, sir Walter, et une carte routière. Si Mr Macgillivray veut bien m'accorder dix minutes, nous pourrons combiner quelque chose pour demain.
Je sentais le ridicule de prendre ainsi la direction de l'affaire, mais ils ne parurent pas s'en apercevoir, et après tout, puisque j'avais moi-même ouvert la danse… D'ailleurs les entreprises ardues me connaissaient, et ces éminents personnages étaient trop avisés pour ne pas le voir. Ce fut le général Royer qui me donna tout pouvoir.
– Pour ma part, dit-il, je remets volontiers l'affaire entre les mains de Mr Hannay.
À 3 heures et demie, je filais à toute vitesse au clair de lune entre les haies du Kent, avec le meilleur policier de Macgillivray, sur le siège à côté de moi.