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Ils regagnèrent la passerelle.
Sylveste y avait passé des centaines d’heures, lors de sa précédente visite à bord, mais il la trouvait toujours aussi impressionnante. On aurait dit un tribunal où l’on s’apprêtait à juger une affaire d’une importance cosmique, avec ses rangées concentriques de sièges vides où les jurés s’apprêtaient à prendre place. Sylveste s’interrogea sur son état d’esprit et n’y trouva rien qui ressemblât à de la culpabilité. Il ne se sentait pas en position d’accusé, mais il sentait un poids peser sur lui. Le fardeau d’une tâche qui devait être exécutée non seulement en public, mais encore selon les critères d’excellence les plus élevés. Sa dignité n’était pas seule en jeu. S’il échouait, il romprait la longue chaîne d’événements imbriqués de façon complexe qui menait à ce moment, une chaîne qui remontait à une distance inimaginable dans le passé.
Il regarda autour de lui et distingua la sphère synoptique en suspension au centre géométrique de la salle. Il en était réduit à l’imaginer, avec ses optiques défaillantes, mais tout le portait à croire qu’il s’agissait d’une représentation en temps réel de Resurgam.
— Nous sommes toujours en orbite ? demanda-t-il.
— À quoi bon, maintenant que nous vous tenons ? fit Sajaki en secouant la tête. Nous n’avons plus rien à faire à Resurgam.
— Vous craignez que les colons ne tentent quelque chose ?
— Ça, j’avoue qu’ils pourraient nous causer du désagrément.
Un ange passa.
— Resurgam ne vous a jamais intéressés, hein ? reprit enfin Sylveste. C’est pour moi que vous êtes venus jusqu’ici. Je trouve que cette obstination frise l’obsession.
— Ça n’a pris que quelques mois. De notre point de vue, évidemment, répondit Sajaki avec un sourire. N’allez pas vous imaginer que j’ai passé toutes ces années à vous courir après.
— De mon point de vue, c’est pourtant bien ce que vous avez fait.
— Votre point de vue est sans valeur.
— Parce que le vôtre en a une, c’est ça ?
— Nous avons une perspective… à plus long terme. Ce n’est pas rien. Maintenant, pour répondre à votre question, nous ne sommes plus en orbite. Nous avons quitté le plan de l’écliptique à l’instant où vous êtes monté à bord.
— Je ne vous ai pas dit où je voulais que vous m’emmeniez.
— Non. Notre plan était simplement de mettre une UA entre la colonie et nous, puis d’adopter un schéma de poussée constante pendant que nous réfléchissions à tout ça. Et pendant que vous vous occuperiez du capitaine, comme prévu, bien sûr.
Il claqua des doigts et un fauteuil robot s’approcha de lui tangentiellement. Il s’assit pendant que quatre autres sièges s’offraient à Sylveste, Pascale, Hegazi et Khouri.
— Ai-je jamais dit que je ne le ferais pas ?
— Non, répondit Hegazi. Mais vous nous avez imposé des clauses en tout petits caractères qui n’étaient certainement pas prévues.
— Vous n’allez pas me reprocher de tirer le meilleur parti d’une situation désastreuse ?
— Pas du tout, répondit Sajaki. Mais nous apprécierions que vous nous exposiez un peu plus précisément vos exigences. C’est raisonnable, non ?
Le fauteuil de Sylveste planait près de celui de Pascale. Elle le regardait d’un air aussi intrigué que les membres de l’équipage qui les avaient capturés. Sauf qu’elle en savait beaucoup plus, se dit-il. Elle savait presque tout ce qu’il y avait à savoir, en fait – ou du moins autant que lui. Maintenant, ce qu’ils savaient l’un et l’autre ne représentait peut-être qu’une infime partie de la vérité.
— Puis-je afficher une carte du système à partir de ce poste ? demanda Sylveste. Je veux dire, bien sûr que c’est possible, en principe, mais pourrais-je le faire, et avoir quelques explications ?
— Les cartes les plus récentes ont été compilées alors que nous étions en approche, répondit Hegazi. Vous pouvez les charger à partir de la mémoire du bâtiment, et les projeter sur l’afficheur planétaire.
— Alors montrez-moi comment faire. Je ne suis pas un passager tout à fait comme les autres, et ça va durer un moment, alors autant que vous vous y fassiez.
Il fallut une minute à peu près pour retrouver les bonnes cartes et une demi-minute de plus pour projeter les éléments voulus sur la sphère synoptique, sous la forme voulue par Sylveste. L’image en temps réel de Resurgam s’éclipsa, laissant place à la représentation d’un système solaire avec ses onze planètes principales, ses planétoïdes et ses comètes, figurées sous la forme de courbes élégantes, colorées, chacun des corps occupant sa position réelle. Comme l’échelle adoptée était énorme, les planètes de type terrestre – dont Resurgam – étaient regroupées au milieu. Un petit amas d’orbites concentriques dansaient autour de Delta Pavonis, l’étoile. Les planètes mineures venaient ensuite, suivies par les géantes gazeuses et les comètes, qui occupaient le terrain médian du système. Plus loin, il y avait deux mondes gazeux sous-joviens, plus petits, pas des géantes – loin de là –, et enfin un monde plutonien, une sorte de nuage cométaire captif, avec deux lunes solidaires. La ceinture de Kuiper du système, la matière cométaire primordiale, était visible dans l’infrarouge sous la forme d’une écharpe nouée à un bout, jetée dans l’espace. Ensuite, il n’y avait plus rien sur vingt UA, plus de dix heures-lumière à partir de l’étoile qui régnait sur le système. Le peu de matière qu’il y avait à cet endroit n’était que faiblement soumise au champ gravitationnel de l’étoile ; mais les orbites faisaient des siècles de longueur et étaient facilement perturbées par les autres corps de rencontre. L’enveloppe protectrice constituée par le champ magnétique de l’étoile ne s’étendait pas jusque-là, et la course des objets était amortie par les bourrasques incessantes de la magnétosphère galactique, le grand vent dans lequel étaient enclos les champs magnétiques de toutes les étoiles, tels de petits tourbillons dans un cyclone plus vaste.
Mais cet énorme espace vide ne l’était pas complètement. On n’y voyait, au départ, qu’un seul et unique corps, l’échelle de grossissement par défaut étant trop importante pour faire apparaître sa dualité. Il se trouvait dans la direction de la pointe du halo de Kuiper : sa force d’attraction gravitationnelle avait étiré le halo au départ sphérique, et c’est cette configuration bosselée qui trahissait son existence. Pour voir l’objet proprement dit à l’œil nu, il aurait fallu s’en trouver à moins d’un million de kilomètres. Et à ce moment-là, le voir aurait été la dernière des préoccupations de l’éventuel observateur.
— Vous savez ce que c’est, remarqua Sylveste. Même si vous n’y avez peut-être pas fait très attention jusqu’à présent.
— C’est une étoile neutronique, dit Hegazi.
— Bien. Vous vous souvenez d’autre chose ?
— Seulement qu’elle a un compagnon, répondit Sajaki. Ce qui n’est pas inhabituel en soi.
— Pas vraiment, non. Les étoiles neutroniques ont souvent des planètes – elles seraient les restes condensés d’étoiles binaires disparues. Ou alors, la planète a réussi, d’une façon ou d’une autre, à éviter la destruction quand le pulsar s’est formé, au cours de l’explosion en supernova d’une étoile plus lourde. Enfin, conclut Sylveste, ce n’est pas inhabituel, non. Alors vous devez vous demander pourquoi je m’y intéresse ?
— C’est une question raisonnable, commenta Hegazi.
— Eh bien, c’est qu’elle a quelque chose d’étrange, répondit Sylveste en agrandissant l’image jusqu’à ce que la planète soit nettement visible. Elle décrit autour de l’étoile neutronique une orbite d’une rapidité grotesque. La planète revêtait une importance extraordinaire pour les Amarantins. Elle apparaît de plus en plus souvent dans les artefacts de la phase tardive, au fur et à mesure qu’on approche de l’Événement, l’embrasement stellaire qui les a anéantis.
Ce coup-ci, il avait réussi à les captiver. S’ils avaient d’abord songé au risque de destruction de leur bâtiment, à présent, il avait complètement ravi leur intellect. Il n’avait jamais douté que cette partie serait plus simple qu’avec les colons, parce que l’équipage de Sajaki avait déjà l’avantage de la perspective cosmique.
— Alors, qu’est-ce que c’est ? demanda Sajaki.
— Je ne sais pas. C’est ce que vous allez m’aider à découvrir.
— Vous pensez qu’il y aurait quelque chose sur la planète ? avança Hegazi.
— Ou dedans. Nous ne le saurons que lorsque nous aurons pu la voir de plus près, pas vrai ?
— Il se pourrait que ce soit un piège, dit Pascale. Nous ne pouvons pas nous permettre d’écarter cette possibilité – surtout si Dan a raison à propos du timing.
— Quel timing ? demanda Sajaki.
— Je soupçonne… ou plutôt, non, je suis arrivé à une conclusion, répondit Sylveste en faisant une cathédrale avec ses doigts. La conclusion que les Amarantins en étaient arrivés au point où ils maîtrisaient le voyage dans l’espace.
— D’après ce que j’ai vu sur place, dit Sajaki, rien, dans les fossiles examinés, ne vient étayer cette supposition.
— Mais comment pourrait-il y avoir quelque chose ? Les artefacts technologiques ont, structurellement, une durée de vie inférieure à celle des objets plus primitifs. La poterie reste. Les microcircuits tombent en poussière. Et puis, il a fallu une technologie comparable à la nôtre pour enfouir la cité sous l’obélisque. S’ils étaient capables de faire une chose pareille, on ne voit pas pourquoi ils n’auraient pas pu atteindre les limites de leur système solaire, et peut-être même voyager dans l’espace interstellaire.
— Vous ne croyez tout de même pas que les Amarantins avaient atteint d’autres systèmes ?
— Eh bien, je ne l’exclus pas.
Sajaki eut un sourire.
— Alors, où sont-ils passés ? Je peux accepter qu’une civilisation technologique ait disparu sans laisser de trace, mais pas une civilisation qui aurait colonisé divers mondes. Elle aurait laissé des traces derrière elle.
— Elle l’a peut-être fait.
— Le monde qui tourne autour de l’étoile neutronique ? Vous croyez que c’est là que vous trouverez les réponses à vos questions ?
— Si je le savais, je n’aurais pas besoin d’y aller. Tout ce que je vous demande c’est de me le laisser découvrir, et donc de m’y emmener. (Sylveste posa son menton sur ses doigts en clocher.) Vous me rapprocherez autant que possible de la planète, tout en assurant ma sécurité. Si ça implique de mettre à ma disposition les moyens les plus monstrueux dont dispose ce bâtiment, eh bien, ainsi soit-il.
Hegazi avait l’air à la fois fasciné et un peu inquiet.
— Vous croyez qu’il se pourrait que nous trouvions quelque chose, là-bas ? Une chose contre laquelle cet armement nous serait utile ?
— Il n’y a pas de mal à prendre des précautions, hein ?
Sajaki se tourna vers son collègue, et pendant un instant, ce fut comme s’ils étaient seuls tous les deux, et quelque chose passa entre eux, peut-être au niveau de la pensée machine. Et lorsqu’ils reprirent la parole, Sylveste eut l’impression qu’ils se contentaient de traduire leur conversation à haute voix.
— Ce qu’il a dit, à propos de ce qu’ils lui auraient mis dans les yeux… c’est possible ? Je veux dire, connaissant le niveau technologique de Resurgam, auraient-ils pu lui implanter une chose pareille pendant le temps que nous leur avons laissé ?
Hegazi prit son temps avant de répondre :
— Je crois, Yuuji-san, que nous avons intérêt à envisager sérieusement cette possibilité.
Volyova reprit plus ou moins conscience dans la salle de réveil de l’infirmerie du bord. On n’eut pas besoin de lui dire qu’elle était restée inconsciente pendant plus de quelques heures. Elle n’en voulait pour preuve que son état mental, ce sentiment d’avoir rêvé, et profondément, pendant des siècles. Ses blessures, sa récupération, n’avaient pas été peu de chose. Il arrivait qu’on ait l’impression d’avoir dormi une vie entière alors qu’on n’avait fait qu’un somme. Mais pas cette fois. Elle avait fait de longs rêves saturés d’événements, telles les plus boursouflées des fables pré-technologiques. Il lui semblait qu’elle avait revécu des pans entiers, poussiéreux, de ses propres errances, d’où la mort était exclue.
Et pourtant, elle ne s’en rappelait pas grand-chose. Elle était à bord du bâtiment, d’accord, et puis elle avait été ailleurs, mais où ? Ce n’était pas encore très clair. Elle savait seulement qu’il s’était passé quelque chose de terrible. Elle ne se souvenait vraiment que du bruit et de la fureur, mais que voulaient-ils dire ? Où était-elle ?
Vaguement – avec méfiance, au départ, parce que ça pouvait n’être qu’un fragment isolé du rêve – elle se rappela : Resurgam. Et puis, lentement, les événements lui revinrent, pas comme une vague qui aurait tout bouleversé sur son passage, ni même comme un glissement de terrain, mais comme un lent déplacement visqueux : comme si le passé libérait ses boyaux. Ils n’avaient même pas la décence de revenir dans un semblant d’ordre chronologique. Mais lorsqu’elle les organisait de façon à peu près satisfaisante, elle se rappelait les ultimatums, lancés – chose assez étrange – de sa voix, depuis l’espace, vers le monde autour duquel elle orbitait. Et puis l’attente dans la tempête, l’impression de chaleur horrible, le froid tout aussi horrible dans son estomac, et Sudjic, penchée sur elle, qui lui faisait tout ce mal.
La porte de la pièce s’ouvrit ; Anna Khouri entra, seule.
— Vous êtes réveillée, dit-elle. C’est bien ce que je pensais. J’ai demandé au système de m’avertir quand votre activité neurale atteindrait le niveau correspondant à une pensée consciente. Contente de vous voir de retour parmi nous, Ilia ! Nous aurons bien besoin de votre santé mentale, par ici.
— Combien de temps… commença Volyova, avant d’avaler la fin de sa phrase.
Ses paroles lui paraissaient entrecoupées, pâteuses – mais elle recommença :
— Combien de temps suis-je restée là ? Et où sommes-nous maintenant ?
— Dix jours depuis l’agression, Ilia. Et nous sommes… enfin, j’y reviendrai. C’est une longue histoire. Comment vous sentez-vous ?
— J’ai connu pire. (Elle se demanda pourquoi elle avait dit cela, parce qu’elle ne se souvenait pas de s’être jamais sentie aussi mal. Enfin, ça paraissait être ce qu’on dit dans ce genre de situation.) Quelle agression ?
— Vous ne vous souvenez pas de grand-chose, hein ?
— Je viens de vous poser la question, Khouri.
La salle extruda un gros fauteuil, près du lit de Volyova, et Khouri s’assit.
— Sudjic, dit-elle. Elle a essayé de vous tuer quand nous étions sur Resurgam. Vous ne vous rappelez pas ?
— Pas vraiment.
— Nous étions descendus chercher Sylveste.
Volyova resta un instant silencieuse. Ce nom éveillait dans sa tête un étrange écho métallique, comme un scalpel tombant par terre.
— Sylveste, oui. Je me souviens que nous devions le récupérer. Alors, ça a marché ? Sajaki a eu ce qu’il voulait ?
— Oui et non, répondit Khouri après réflexion.
— Et Sudjic ?
— Elle voulait vous tuer à cause de Nagorny.
— Ce qui aurait fait des mécontents, j’imagine.
— Je pense qu’elle aurait trouvé un prétexte, quoi qu’il arrive. Elle pensait que j’allais faire cause commune avec elle.
— Et… ?
— Alors je l’ai tuée.
— Laissez-moi deviner ? Vous m’avez sauvé la vie, alors ? (Pour la première fois, Volyova souleva la tête de l’oreiller. Elle avait l’impression qu’elle était retenue au lit par des tendeurs.) Ça devient une habitude. Mais s’il y a eu encore un décès… Vous pouvez vous attendre à ce que Sajaki se mette à poser des questions.
C’était tout ce qu’elle se risquerait à dire pour le moment. Cette mise en garde était exactement celle qu’un officier supérieur aurait lancée à un sous-fifre ; elle ne sous-entendait pas forcément – au cas où quelqu’un aurait surpris leurs paroles – que Volyova en savait plus long sur Khouri que les autres membres du Triumvirat.
Mais l’avertissement n’en était pas moins sincère. Une première mort dans la chambre d’entraînement… puis une autre sur Resurgam. Khouri n’avait pas vraiment provoqué les événements, ni dans un cas ni dans l’autre, mais le fait qu’elle se soit trouvée là, les deux fois, suffisait à troubler Volyova, et ferait sûrement réfléchir Sajaki. Il ne pouvait faire moins que de lui poser certaines questions ; et dans le champ des possibles, il y avait l’éventualité de la torture… peut-être même d’un scrapping mental, toujours risqué. À l’issue duquel – en espérant qu’il ne grillerait pas la mémoire de Khouri dans le processus – il apprendrait peut-être qu’elle était une espionne infiltrée à bord pour se renseigner sur la cache d’armes. Sa prochaine question serait alors presque certainement : Volyova était-elle au courant, et jusqu’à quel point ? Et s’il jugeait bon de soumettre Volyova à la même torture mentale…
Il ne fallait pas qu’il en arrive là, se dit-elle.
Dès qu’elle se sentirait mieux, il faudrait qu’elle remmène Khouri dans la chambre-araignée, où elles pourraient parler plus librement. En attendant, à quoi bon ruminer des choses sur lesquelles elle n’avait aucun pouvoir ?
— Que s’est-il passé après ? demanda-t-elle.
— Après que Sudjic eut morflé ? Tout s’est poursuivi conformément au plan, croyez-moi ou non. Nous avons ramené Sylveste à bord, et nous n’avons pas été blessés, ni Sajaki ni moi.
Elle pensa à Sylveste qui était quelque part dans le bâtiment, en ce moment précis.
— Alors Sajaki a eu ce qu’il voulait.
— Non, répondit Khouri, sur la réserve. C’est ce qu’il croit, mais la vérité est un peu différente.
Elle passa l’heure suivante à raconter à Volyova tout ce qui s’était passé depuis que Sylveste était arrivé à bord du gobe-lumen. Autant de choses qui étaient de notoriété publique. Rien dont Sajaki pourrait trouver bizarre qu’elle lui parle. Ensuite, Volyova se rappela que Khouri lui racontait les choses comme elle les percevait à travers son filtre personnel, et que sa perception des faits n’était pas forcément complète, ni même fiable. Certaines nuances de la politique de bord lui échappaient probablement. Comme elles auraient probablement échappé à quiconque n’aurait pas été à bord depuis des années. Mais, en fin de compte, il paraissait peu vraisemblable qu’une grande partie de la vérité n’ait pas été relatée, que Khouri la connaisse ou non. Et ce que Volyova avait entendu n’était pas bon ; pas bon du tout.
— Vous pensez qu’il a menti ? demanda Khouri.
— À propos de la poussière de feu ? fit Volyova en tentant une approximation de haussement d’épaule. C’est possible, évidemment. D’accord, Remilliod a vendu de la poussière de feu à la colonie, nous en avons eu la preuve. Mais ce n’est pas un jeu d’enfant à manipuler. Et ils n’auraient pas eu beaucoup de temps pour la lui implanter dans les yeux, en supposant qu’ils aient attendu la destruction de Phoenix, ce qui paraît probable. D’un autre côté… je ne me hasarderais pas à supposer qu’il ment. Aucun balayage à distance ne pourrait détecter la poussière de feu sans risquer de la déclencher… de sorte que Sajaki est doublement coincé. Il ne peut pas partir du principe que Sylveste ment ; il est obligé de prendre ses paroles pour argent comptant, sinon, ce serait courir un trop gros risque. Au moins, comme ça, le risque est quantifiable, ne serait-ce que marginalement.
— Vous considérez Sylveste comme un risque quantifié ?
Volyova réfléchit à sa question avec un petit claquement de langue. De sa vie elle ne s’était trouvée confrontée à quelque chose de potentiellement non humain ; quelque chose d’aussi éloigné de tout ce qu’elle connaissait. Elle allait sûrement en apprendre très long. En retirer bien des informations. Sylveste n’avait même pas besoin de brandir cette menace…
— Il n’aurait pas dû nous offrir un appât aussi tentant, dit-elle. Vous savez, cette étoile neutronique m’intrigue depuis que nous sommes entrés dans le système. J’ai trouvé quelque chose lorsque nous étions en approche : une source de neutrinos faible. On dirait qu’elle tourne autour de la planète, qui orbite elle-même autour de l’étoile neutronique.
— Qu’est-ce qui pourrait produire ces neutrinos ?
— Bien des choses, mais à ce niveau d’énergie, je ne vois que des machines. Des machines très avancées.
— Abandonnées là par les Amarantins ?
C’était exactement ce qu’elle pensait, mais elle n’avait pas de raison d’exprimer aussi platement ses désirs.
— C’est une possibilité, non ? fit Volyova avec un sourire crispé. Enfin, on verra bien quand on y sera.
Les neutrinos sont des particules élémentaires ; des leptons de demi-spin. Il y en a de trois sortes, ou saveurs : l’électron, et les neutrinos mu ou tau, selon les réactions nucléaires qui leur ont donné naissance. Mais comme ils ont une masse – comme ils se déplacent à une vitesse sensiblement inférieure à celle de la lumière – les neutrinos oscillent entre différentes saveurs au cours de leur trajectoire. Le temps que les capteurs du bâtiment interceptent ces neutrinos, ils constituaient un mélange difficile à démêler des trois états de saveur possibles. Mais au fur et à mesure que la distance qui les séparait de l’étoile neutronique décroissait – et avec la distance, le temps dont les neutrinos disposaient pour s’éloigner en oscillant de leur état de création – le mélange de saveurs était de plus en plus dominé par un unique type de neutrino. Le spectre d’énergie devenait aussi plus facile à lire, de même que les variations de puissance de la source en fonction du temps étaient maintenant beaucoup plus simples à suivre et à interpréter. Le temps que la distance entre le vaisseau et l’étoile neutronique se soit réduite à un cinquième d’UA – une vingtaine de millions de kilomètres –, Volyova s’était fait une idée beaucoup plus claire de ce qui provoquait le flux régulier de particules, dominé par les plus lourds dans la hiérarchie de masse supposée des neutrinos : les tau-neutrinos.
Et ce qu’elle avait découvert la troublait profondément.
Mais elle décida d’attendre qu’ils soient plus près pour annoncer ses angoisses au reste de l’équipage. Ils étaient toujours sous l’emprise de Sylveste, or il paraissait peu vraisemblable que ses craintes le dissuadent de suivre son idée.
Khouri commençait à avoir l’habitude de mourir.
L’un des aspects agaçants des simulations de Volyova était cette sale habitude qu’elles avaient de dépasser régulièrement le stade où tout observateur réel aurait été tué, ou du moins si gravement amoché qu’il n’aurait jamais pu assister aux événements consécutifs, et encore bien moins les influencer. Comme cette fois. Quelque chose était parti de Cerbère – une arme non spécifiée, dotée d’un pouvoir de destruction arbitraire et capable d’anéantir d’une pichenette le gobe-lumen tout entier. Rien n’aurait pu survivre à une pareille attaque, mais la conscience désincarnée de Khouri était encore obstinément présente et regardait les éclats déchiquetés dériver paresseusement dans un halo rosé constitué de ses propres tripes ionisées. Elle supposa que c’était la façon qu’avait Volyova de vous faire entrer une leçon dans le crâne.
— Vous n’avez jamais entendu parler du moral des troupes ? avait demandé Khouri.
— Si, j’en ai entendu parler. Mais je ne suis pas d’accord. Vous préférez être heureuse et morte, ou épouvantée et vivante ?
— Mais je n’arrête pas de mourir ! Pourquoi êtes-vous tellement convaincue que nous allons nous attirer des ennuis en arrivant là-bas ?
— Je me contente de supposer le pire, avait répondu Volyova.
Réponse déprimante s’il en fut.
Le lendemain, Volyova se sentait assez bien pour parler avec Sylveste et sa femme. Lorsqu’ils entrèrent dans l’infirmerie, elle était assise dans son lit, un compad posé sur les cuisses, et elle faisait défiler une pléthore de scénarios guerriers à tester sur Khouri. Elle ferma précipitamment l’application et la remplaça par quelque chose de moins inquiétant, bien qu’elle doutât que Sylveste eût compris grand-chose au cryptage de ses simulations. Même pour elle, ces graffiti ressemblaient parfois à un langage secret qu’elle n’aurait qu’imparfaitement maîtrisé.
— Alors vous êtes remise ! fit Sylveste en s’asseyant à côté d’elle, Pascale à son côté. Tant mieux. Je m’en réjouis.
— Parce que vous vous inquiétiez de ma santé, ou parce que vous avez besoin de mes compétences ?
— La deuxième hypothèse, manifestement. Nous ne nous aimons pas beaucoup, Ilia, pourquoi feindre le contraire ?
— Ça ne me viendrait même pas à l’esprit, répondit Volyova en posant son compad à côté d’elle. Nous avons eu une conversation à votre sujet, Khouri et moi. Je… enfin, nous avons conclu qu’il valait mieux vous laisser le bénéfice du doute. Alors pour le moment, supposons que je croie tout ce que vous nous avez raconté, fit-elle en portant son doigt à son front. Évidemment, je me réserve le droit de modifier ce jugement à tout moment.
— Je pense que nous serions bien avisés, dans l’intérêt général, de suivre cette ligne, acquiesça Sylveste. Et je vous certifie, de scientifique à scientifique, que c’est la vérité vraie. Et pas qu’en ce qui concerne mes optiques, d’ailleurs.
— La planète.
— Cerbère, oui. Je suppose qu’ils vous ont mise au courant ?
— Vous espérez trouver là-bas une chose qui pourrait avoir un rapport avec l’extinction des Amarantins. Oui, j’ai au moins compris ça.
— Vous connaissez les Amarantins ?
— J’en ai une connaissance théorique, oui. (Elle reprit son compad et déroula rapidement les menus jusqu’à un fichier caché contenant des documents téléchargés depuis Cuvier.) Évidemment, votre contribution à ces travaux est minime. Mais j’ai aussi votre biographie. Qui reflète un grand nombre de vos spéculations.
— Lesquelles expriment le point de vue d’un sceptique, commenta Sylveste avec un coup d’œil en direction de Pascale – ce que traduisit un mouvement de sa tête, parce qu’il était impossible de déduire la direction de son regard.
— Naturellement. Mais votre pensée est très claire. Dans les limites de ce paradigme… je conclus que le système Cerbère-Hadès présente un certain intérêt.
Sylveste hocha la tête, manifestement impressionné par le fait qu’elle se soit rappelé la nomenclature exacte du système binaire planète/étoile neutronique dont ils se rapprochaient.
— Quelque chose a attiré les Amarantins dans le secteur, vers la fin de leur existence. Et je veux savoir ce que c’était.
— Et ça ne vous fait rien que cette chose soit peut-être liée à l’Événement ?
— Si, ça me fait quelque chose, répondit-il, à sa grande surprise. Mais ce qui m’inquiéterait encore plus, ce serait que nous n’en tenions aucun compte. Après tout, la menace contre notre propre sécurité pourrait être tout aussi réelle. Au moins, si nous apprenons quelque chose, nous avons une chance d’éviter de connaître le même sort.
Volyova se tapota pensivement la lèvre inférieure.
— C’est peut-être ce que les Amarantins se sont dit.
— Alors, mieux vaudrait approcher la situation sous l’angle des moyens, répondit Sylveste en regardant sa femme. Votre arrivée était providentielle, très franchement. Cuvier n’avait aucun moyen de financer une expédition là-bas, même si j’avais réussi à persuader la colonie de son importance. Et même dans ce cas, rien de ce qu’ils auraient pu monter n’aurait été à la hauteur des capacités offensives de ce vaisseau.
— Cette petite démonstration de notre puissance de feu était plutôt mal pensée, non ?
— Peut-être. Mais sans ça, ils ne m’auraient peut-être jamais libéré.
Elle soupira.
— C’était exactement ce que je voulais dire, hélas.
Près d’une semaine plus tard, le vaisseau était à moins de douze millions de kilomètres de Cerbère-Hadès et s’était positionné en orbite autour de l’étoile neutronique. Volyova réunit les membres de l’équipage et leurs invités sur la passerelle du vaisseau en pensant que le moment était venu de leur révéler que ses pires craintes étaient justifiées. Ce qui lui était déjà assez pénible, mais comment Sylveste prendrait-il les choses ? Ce qu’elle était sur le point de lui dire avait le double inconvénient de confirmer qu’ils approchaient d’un grand danger et de toucher quelque chose qui revêtait une profonde signification personnelle pour lui. Dire qu’elle n’était pas très psychologue était un euphémisme, et Sylveste était un animal beaucoup trop complexe pour se soumettre à une analyse à l’emporte-pièce, mais elle ne voyait pas comment la nouvelle pourrait ne pas lui être pénible.
— J’ai trouvé quelque chose, dit-elle lorsque l’attention fut concentrée sur elle. Depuis un certain temps, en fait : une source de neutrinos, près de Cerbère.
— Il y a longtemps ? demanda Sajaki.
— Avant que nous n’arrivions dans l’orbite de Resurgam. Ça ne méritait pas d’être signalé, Triumvir, ajouta-t-elle en voyant qu’il se renfrognait. Nous ne savions pas, à ce moment-là, que nous allions venir par ici. Et la nature de la source n’était pas claire.
— Alors que maintenant… ? fit Sylveste.
— Maintenant, j’en ai… une idée plus claire. En approchant de Hadès, il est devenu évident que les émissions étaient au départ purement des tau-neutrinos d’un spectre d’énergie particulier. Unique, en fait, parmi les signatures de toutes les technologies humaines.
— Vous avez donc découvert par là quelque chose d’humain ? avança Pascale.
— C’était ce que j’avais supposé.
— Une propulsion Conjoineur, fit Hegazi, Volyova hochant légèrement la tête.
— Oui, répondit-elle. Seules les propulsions Conjoineur produisent des signatures de tau-neutrinos conformes à la source qui se trouve dans les parages de Cerbère.
— Alors, il y aurait un autre vaisseau, là-bas ? fit Pascale.
— C’est ce que j’ai d’abord pensé. Et ce n’est pas complètement faux, répondit Volyova, un peu tendue, avant de murmurer un chapelet de commandes dans son bracelet. Mais il était important d’attendre que nous soyons assez près pour identifier visuellement la source.
La sphère synoptique s’anima et effectua une routine pré-programmée que Volyova avait réglée juste avant la réunion.
Cerbère apparut. La planète, pas plus grosse qu’une lune, ressemblait à Resurgam en moins attrayante : une grisaille monotone, criblée de cratères, et sombre, car Delta Pavonis était à dix heures-lumière, et l’autre étoile proche – Hadès – ne risquait pas de lui apporter beaucoup de lumière. Bien qu’elle soit née dans la chaleur infernale de l’explosion d’une supernova, la petite étoile neutronique s’était depuis longtemps refroidie dans l’infrarouge, et n’était visible à l’œil nu que lorsque son champ gravitationnel captait l’éclat des étoiles environnantes selon des arcs de lumière concentrée. Cela dit, même si Cerbère avait été baigné de lumière, on ne voyait pas ce qui aurait pu y attirer les Amarantins. Néanmoins, les meilleurs balayages de Volyova n’avaient cartographié la surface qu’à une résolution de quelques kilomètres, de sorte qu’on ne pouvait rien écarter à ce stade. Mais elle avait étudié beaucoup plus en détail l’objet qui était en orbite autour de Cerbère.
Elle effectua un zoom avant. Au début, ils ne virent qu’une tache blanchâtre légèrement allongée, sur le fond d’étoiles. Le bord de Cerbère était visible sur un côté. C’était l’aspect que la planète offrait quelques jours auparavant, avant que le vaisseau ne déploie ses interféromètres à longues lignes de base. Même alors, Volyova avait eu du mal à oublier ses soupçons. Et au fur et à mesure que les détails apparaissaient, ça devenait de plus en plus difficile.
La tache se para d’attributs définis : elle était de forme vaguement conique, comme un éclat de verre. Volyova entoura l’objet d’une grille à l’échelle, afin de faire apparaître sa taille approximative. Elle faisait plusieurs kilomètres de long : trois ou quatre, à l’aise.
— À cette résolution, reprit Volyova, l’émission de neutrinos émane de deux sources distinctes.
Elle les leur montra : des taches gris-vert placées de chaque côté de l’extrémité la plus large du cône. Au fur et à mesure que d’autres détails apparaissaient, il devenait évident que les taches étaient fixées au cône par des épars élégamment incurvés en arrière.
— Un gobe-lumen, dit Hegazi.
Il avait raison. Même à cette résolution relativement grossière, il n’y avait aucun doute : ce qu’ils voyaient était un vaisseau assez semblable au leur. Les sources de neutrinos étaient les deux moteurs Conjoineur fixés de chaque côté de la coque.
— Les moteurs sont au point mort, dit Volyova, mais ils émettent toujours un flux stables de neutrinos même quand le vaisseau n’est pas en poussée.
— On peut l’identifier ? demanda Sajaki.
— Ne vous donnez pas cette peine, dit Sylveste, dont le calme, la gravité de la voix les surprirent. Je sais de quel bâtiment il s’agit.
L’image du vaisseau frémit. Une vague finale de détails apparut sur l’écran sphérique, et l’objectif zooma jusqu’à ce que l’appareil emplisse presque complètement l’image. Ce qui n’était peut-être pas évident avant l’était à présent : le vaisseau avait été accidenté, éventré, crevé par de grandes indentations sphériques. La coque éclatée révélait une complexité infinie, presque malsaine, de sous-couches, qui n’auraient jamais dû être exposées au vide.
— Alors ? fit Sajaki.
C’est l’épave du Lorean, répondit Sylveste.