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— Tout ce que nous savons, dit Sylveste, c’est que l’arme de Volyova a pénétré sous l’enveloppe extérieure de la planète. Elle est peut-être au niveau occupé par les machines que j’ai vues lors de ma première exploration.
Quinze heures avaient passé depuis l’ancrage de la tête de pont, et Volyova n’avait encore rien fait. Elle avait jusqu’alors refusé d’envoyer ses premiers mouchards mécaniques.
— Ces machines sont manifestement consacrées à l’entretien de la croûte. Elles assurent sa réparation quand elle est endommagée, elles maintiennent l’illusion de réalisme et elles collationnent la matière brute s’il en arrive. Et puis elles constituent la première ligne de défense.
— Mais qu’y a-t-il dessous ? demanda Pascale. Nous n’avons pas bien vu, la nuit où tu as été attaqué, et je doute que les machines reposent simplement sur un lit de roche, qu’il y ait une vraie planète rocheuse sous cette enveloppe mécanique.
— Nous le saurons bien assez tôt, fit Volyova, les lèvres pincées.
Ses mouchards étaient d’une simplicité risible ; les robots que Sylveste et Calvin avaient utilisés lors des travaux initiaux sur le capitaine étaient beaucoup plus perfectionnés. Volyova avait pour principe de ne pas laisser approcher de Cerbère une technologie plus sophistiquée que ne l’exigeaient les tâches en cours. La tête de pont pouvait en fabriquer des quantités, et cette prodigalité compenserait leur manque d’intelligence. Ils étaient gros comme le poing, munis des organes de locomotion nécessaires pour se déplacer et des yeux qui justifiaient leur existence, mais ils n’avaient pas de cerveau, pas même un réseau élémentaire de quelques milliers de neurones ou le genre d’encéphale qui ferait passer pour génial le plus primitif des insectes. À la place, ils avaient de petites filières qui extradaient de la fibre optique enrobée d’une gaine. Les drones étaient opérés par la tête de pont ; tout ce qu’ils voyaient, toutes les commandes transitaient par ce câble, qui assurait la discrétion quantique.
— Je pense que nous trouverons une autre couche d’automation, dit Sylveste. Peut-être une autre strate de défense. Mais il doit bien y avoir quelque chose qui vaut la peine d’être protégé.
— Vraiment ? ironisa Khouri, qui avait conservé son arme à plasma braquée sur lui pendant toute la durée de l’échange. C’est ce qui s’appelle des hypothèses non vérifiées, vous ne trouvez pas ? Vous parlez comme s’il y avait là quelque chose de précieux sur quoi on voudrait nous empêcher de mettre nos sales pattes, et ce camouflage servirait à dissuader les singes de notre espèce d’approcher. Bon… et si ce n’était pas ça du tout ? Et s’il y avait quelque chose de terrible à l’intérieur ?
— Il se pourrait qu’elle ait raison, intervint Pascale.
— Si vous vous imaginez, du haut de votre supériorité, que j’aurais pu négliger une possibilité, vous vous trompez, dit-il, les yeux rivés sur le pistolet laser, laissant Khouri et sa femme se demander s’il bluffait ou non.
— Ça ne me viendrait même pas à l’idée, répondit Khouri.
Quatre-vingt-dix minutes après que le premier mouchard se fut laissé tomber, au bout de son câble, dans le vide ménagé sous la croûte, Sylveste eut un premier aperçu de ce qui l’attendait. Il ne comprit pas tout de suite ce qu’il voyait. Les gigantesques formes sinueuses – disloquées et apparemment mortes – se dressaient au-dessus des drones tels les membres enchevêtrés d’un dieu abattu. Il était impossible de deviner la multitude de fonctions que remplissaient ces énormes machines. On pouvait seulement dire que la protection de la croûte paraissait primordiale. C’était probablement là que les armes moléculaires entraient en activité avant d’être lancées à l’assaut de tout nouvel arrivant. La croûte proprement dite était une sorte de machine par elle-même, bien sûr, mais une machine obligée de ressembler à une planète. Les serpents n’avaient pas cette contrainte.
Il faisait moins sombre qu’il ne s’y attendait ; pourtant, aucune lumière ne provenait de l’ouverture, car elle était complètement obstruée par l’arme. Mais les serpents semblaient irradier une lueur argentée, telles les entrailles d’une créature sous-marine phosphorescente, grouillante de bactéries bio-luminescentes. Il était impossible de deviner la fonction de cette lumière, si tant est qu’elle en ait une. C’était peut-être un sous-produit inévitable de la nanotechnologie amarantine. En tout cas, on y voyait à dix kilomètres à la ronde, jusqu’au point où la voûte constituée par la croûte s’incurvait vers le bas et rencontrait l’horizon : le sol sur lequel les serpents étaient lovés. La voûte était soutenue à intervalles réguliers par des formes convulsées, pareilles à des troncs noueux. On se serait cru dans les profondeurs d’une forêt primitive éclairée par la lune ; le ciel était invisible et le sol indistinct, tellement le sous-bois était épais. Les racines des arbres s’enlaçaient, s’entremêlaient au point de former une matrice inextricable couleur de graphite. C’était ce qui tenait lieu de sol.
— Je me demande ce que nous allons trouver en dessous, dit Sylveste.
Volyova envisagea l’infanticide. Pas moyen d’y échapper. En refusant à la tête de pont les informations dont elle avait besoin pour continuer à mettre au point les moyens de lutter contre la machinerie déployée par Cerbère, elle la condamnait à une mort lente. Sans les indispensables réactualisations du vaisseau, l’arme moléculaire contenue dans la tête de pont ne pourrait réviser ses critères ; ils resteraient figés, et elle ne générerait plus que des spores révolues depuis deux cents ans, incapables de parer la marche morne, implacable, du progrès accompli par les défenses non humaines. La merveilleuse et brutale création de Volyova serait digérée jusqu’au dernier atome utilisable, étalée en couche mince sur la matrice de la croûte, où ses restes rempliraient une tout autre fonction pendant des millions et des millions d’années.
Et pourtant, elle devait le faire.
Khouri avait raison : saboter la tête de pont était la seule manœuvre encore à leur portée. Ils ne pouvaient même pas la détruire : la cache d’armes ne répondait plus qu’au Voleur de Soleil, et il empêcherait toute tentative de cette espèce. La seule solution consistait à faire mourir l’arme de mort lente, en la privant de connaissance.
Ce qui était encore plus cruel.
Les autres ne le savaient pas, mais elle voyait flasher sur l’écran de son bracelet les questions réitérées de la tête de pont, qui réclamait des données réactualisées. Quand la remise à jour prévue n’était pas arrivée, une heure plus tôt, la tête de pont l’avait remarqué. La première requête était purement technique ; une simple vérification que le faisceau de communication était bien connecté. Plus tard, l’arme s’était faite plus pressante et avait adopté un ton d’insistance polie. Maintenant, elle devenait beaucoup moins diplomate et piquait l’équivalent électronique d’une crise de colère.
Elle n’avait pas encore souffert, les systèmes de Cerbère n’ayant pas excédé ses propres possibilités de représailles, mais elle était très agitée et signalait le nombre de minutes qu’elle avait devant elle en fonction du taux de progression actuel. Ça ne faisait pas beaucoup. D’ici moins de deux heures, Cerbère serait à son niveau, et le destin de la tête de pont ne dépendrait plus que de l’importance des forces adverses. Cerbère l’emporterait, c’était une certitude mathématique absolue.
Meurs vite, se dit Volyova.
À l’instant où cette muette prière lui passait par l’esprit, il se produisit une chose impossible.
Le peu d’empire que Volyova avait conservé sur elle-même céda d’un coup.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Khouri. On dirait que vous avez vu…
— Un fantôme ? En effet, dit-elle. Et il a un nom : le Voleur de Soleil.
— Que s’est-il passé ? demanda Sylveste.
Elle releva les yeux de son bracelet et dit, consternée :
— Il vient de réinitialiser la communication avec la tête de pont.
Elle regarda à nouveau son bracelet, comme si elle espérait s’être trompée. Mais il était évident, à en juger par son expression, que ce qu’elle avait vu de potentiellement menaçant était toujours là. Restait à savoir de quoi il s’agissait.
— Et qu’y avait-il à réinitialiser ? demanda Sylveste. Je préférerais le savoir.
Khouri crispa la main sur l’étui de cuir chaud qui gainait l’arme à plasma. La situation la mettait très mal à l’aise depuis le début, mais, à présent, elle était sur le point de sombrer dans la terreur pure.
— L’arme n’a pas les protocoles pour reconnaître sa propre obsolescence, dit Volyova. (Elle eut un frisson, s’ébroua comme pour s’arracher à une possession.) Non… ce qu’il y a… c’est que… il y a des choses que l’arme ne doit pas savoir, sauf en temps utile… (Elle s’interrompit, regarda ses compagnons avec angoisse, pas sûre de tenir des propos intelligibles.) Il ne faut pas lui laisser savoir comment élaborer ses propres défenses avant le moment où cette émulation doit être effectuée ; le timing est crucial…
— Vous vouliez la priver d’informations ! lança Sylveste.
Hegazi, qui était assis à côté de lui, ne dit rien, mais accueillit sa remarque avec un imperceptible hochement de tête, tel un despote prononçant une sentence.
— Non. Je…
— Ne vous excusez pas, fit Sylveste avec véhémence. Si j’avais voulu la même chose que vous – saboter l’opération –, j’en aurais sûrement fait autant. Le timing était impeccable, d’ailleurs : vous avez attendu d’avoir la satisfaction de constater que votre jouet fonctionnait.
— Espèce de sale con ! cracha Khouri. Espèce de sale con égoïste, obsédé !
— Félicitations, fit Sylveste. Vous connaissez des mots de trois syllabes, maintenant. Mais avant, ça ne vous ennuierait pas de pointer ce vilain article de quincaillerie ailleurs que sous mon nez ?
— Avec plaisir, dit-elle, sans abaisser l’arme d’un millimètre. J’ai une autre région anatomique en tête.
— Ça t’ennuierait de m’expliquer ce qui se passe ? demanda Hegazi.
— Le Voleur de Soleil a dû prendre le contrôle des systèmes de communication du vaisseau, répondit Volyova. C’est la seule explication… Je ne vois pas comment, autrement, l’ordre de contrevenir à l’interruption des transmissions aurait pu être émis. Or c’est impossible, poursuivit-elle en secouant la tête. Nous savons qu’il est prisonnier dans le poste de tir. Et il n’y a pas de lien matériel entre l’artillerie et les communications.
— Il doit y en avoir un maintenant, répondit Khouri.
— Mais ça voudrait dire… commença Volyova en ouvrant de grands yeux.
Dans la pénombre de la passerelle, des croissants blancs apparurent autour de ses prunelles.
— Il n’y a pas de barrières logiques entre les communications et le reste du vaisseau. Si le Voleur de Soleil en est vraiment là, alors nous ne sommes plus à l’abri de rien, résuma Khouri.
Personne ne parla pendant très longtemps ; comme si tout le monde – et même Sylveste – avait besoin de temps pour se faire à la gravité de la situation. Khouri essaya vainement de déchiffrer son expression. Pour lui, tout cela n’était qu’un fantasme paranoïaque échappé de son subconscient à elle, fantasme qui avait, d’une façon ou d’une autre, contaminé Volyova et plus récemment Pascale.
Peut-être une part de lui-même refusait-elle encore de croire, contre toute évidence.
Maintenant… quelle évidence ? En dehors du signal réinitialisé – avec tout ce que ça impliquait –, rien ne suggérait que le Voleur de Soleil était allé plus loin que le poste de tir. D’un autre côté, s’il l’avait fait…
Volyova rompit le silence :
— Oh, le svinoï ! fit-elle en braquant son arme sur Hegazi. Salaud ! C’est toi qui es derrière ça, hein ? Sajaki est hors des limites de l’épure, et Sylveste n’a pas les compétences, alors ça ne peut être que toi !
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler.
— C’est toi qui as aidé le Voleur de Soleil, hein ?
— Reprends-toi, triumvira !
Khouri se demanda dans quelle direction elle devait braquer son arme à plasma. Sylveste avait l’air aussi ébranlé que Hegazi ; aussi surpris du soudain éclat de Volyova.
— Non, écoutez, fit Khouri. D’accord, il lèche le derrière de Sajaki depuis que je suis à bord, mais ce n’est pas pour ça qu’il aurait fait une bêtise pareille.
— Merci, répondit Hegazi. Cela dit…
— Oh, tu n’es pas tiré d’affaire, répondit Volyova. Loin de là. Khouri a raison ; ç’aurait été d’une stupidité abyssale. Mais ça ne veut pas dire que tu ne l’as pas fait. Tu avais toutes les compétences nécessaires. Et puis tu es un chimérique, et peut-être que le Voleur de Soleil est aussi en toi. Auquel cas je crains qu’il ne soit trop dangereux de t’avoir dans les pattes. Allez, Khouri, fit-elle avec un mouvement de menton. Collez-le dans un des sas.
— Vous allez me tuer, fit Hegazi alors qu’elle le faisait avancer dans la coursive inondée, le canon du pistolet à plasma dans les reins. C’est ça, hein, vous allez me tuer ? Vous allez m’envoyer dans l’espace.
— Elle veut juste vous mettre hors d’état de nuire, fit Khouri, qui n’était pas précisément d’humeur à tenir une conversation prolongée avec son prisonnier.
— Quoi qu’elle puisse penser, je n’ai rien fait. Désolé de cet aveu, mais je n’en ai pas les compétences. Ça va, vous êtes contente ?
Il commençait vraiment à l’exaspérer, mais elle comprit que le seul moyen de le faire taire était de lui donner la réplique.
— Je ne suis pas sûre que vous l’ayez fait, répondit-elle. Il aurait fallu que vous preniez les dispositions nécessaires avant de savoir que Volyova allait saboter son arme. Et vous n’avez pas pu le faire depuis ; vous n’avez pas quitté la passerelle.
Ils étaient arrivés au sas le plus proche. Un petit sas, juste assez grand pour accueillir un homme en scaphandre. Comme à peu près tout dans cette partie du bâtiment, les commandes de la porte disparaissaient sous la crasse, la rouille et de vieilles couches de champignons. Et pourtant, miraculeusement, elle fonctionnait encore. Elle s’ouvrit dans un ronflement.
— Alors, pourquoi faites-vous ça ? demanda Hegazi alors qu’elle le poussait dans le réduit exigu, à peine éclairé. Pourquoi, puisque vous ne croyez pas que j’aie pu le faire ?
— Parce que je ne vous aime pas, répondit-elle en refermant la porte sur lui.