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Pour Sylveste, c’était le palais des merveilles.
En tout cas, c’est ainsi qu’il voyait cet endroit : il était là depuis une heure environ (du moins est-ce ce qu’il supposait, parce qu’il ne mesurait plus le passage du temps), et non seulement il n’avait rien vu qui ne soit merveilleux, mais encore ce terme paraissait bien insuffisant pour décrire la plupart des choses qu’il avait contemplées. Il avait l’intime conviction qu’une vie entière n’aurait pas suffi à faire le tour ne serait-ce que d’une fraction de cet endroit et de ce qu’il contenait. Il avait déjà éprouvé cette sensation, lorsqu’il lui était arrivé de contempler un pan entier de connaissances non encore apprises, codifiées et théorisées. Mais ses expériences passées étaient de piètres aperçus de ce qu’il ressentait à présent.
Il n’avait que quelques heures devant lui s’il voulait avoir la moindre chance de repartir. Que pouvait-il faire en quelques heures à peine ? Sans doute pas grand-chose, mais il avait les systèmes d’enregistrement du scaphandre, il avait ses yeux, et il savait qu’il devait essayer. L’histoire ne lui pardonnerait jamais de ne pas le faire. Pis encore : il ne se le pardonnerait jamais.
Il guida son scaphandre vers le centre de la cavité, vers les deux objets qui attiraient son attention : la trouée de lumière transcendante et la chose pareille à un joyau qui tournait autour. Alors qu’il s’en approchait, il eut l’impression que les parois de la cavité commençaient à se déplacer, comme s’il était attiré dans l’espace en rotation autour des objets, comme si l’espace proprement dit était attiré dans un tourbillon, ou que la nature de l’espace était un flux. C’est ce que lui disait son scaphandre qui pépiait des analyses détaillées de la façon dont le substrat se modifiait ; des indices quantiques menant à de nouveaux royaumes inexplorés. Il se rappela avoir contemplé un phénomène similaire dans les parages du Voile de Lascaille. À ce moment-là aussi, il avait eu l’impression de faire l’objet d’une transcription, d’une translittération, au fur et à mesure qu’il se rapprochait du joyau et de sa rayonnante contrepartie.
Il mit des heures à l’atteindre, et il commença à mettre en doute son estimation initiale du diamètre de la cavité. Puis, inexorablement, la vitesse de révolution apparente du joyau se réduisit à zéro tandis que les parois de la cavité se mettaient à tourner, tourner, tourner follement. Il sut qu’il devait en être tout proche, bien que le joyau ne paraisse pas beaucoup plus gros que lorsqu’il l’avait vu pour la première fois. Cela dit, il était en mouvement constant et lui rappelait les kaléidoscopes de son enfance, avec ses schémas symétriques, mouvants, révélés par des aperçus lumineux, colorés, mais s’étendant aux trois dimensions (et peut-être davantage). Occasionnellement, la gemme projetait vers lui des flèches ou des lances menaçantes, le faisant tiquer, mais il tint bon, s’autorisant même à s’approcher aux moments où la chose paraissait amorcer une phase de transformation relativement modérée. Il sentit que sa survie ne dépendait pas de l’observation attentive des données affichées sur les voyants de son scaphandre. Ça allait bien au-delà de ça.
— Que crois-tu que ce soit ? demanda Calvin, si bas que sa voix sembla se fondre avec les pensées de Sylveste, être l’une d’elles.
— J’espérais que tu aurais une suggestion à me faire.
— Désolé. Overdose d’aperçus fracassants. Trop pour une seule vie.
Volyova dérivait dans le vide.
Elle n’avait pas réussi à regagner à temps la chambre-araignée, mais n’était pas morte dans l’explosion de la navette. Elle avait mis son casque juste avant que la coque se volatilise comme un papillon de nuit traversant une flamme. Elle avait dérivé loin de l’épave, et le gobe-lumen ne l’avait pas repérée. Il l’avait ignorée ; tout comme la chambre-araignée.
Elle ne pouvait pas mourir comme ça. Ce n’était tout simplement pas son style. Elle savait que, statistiquement, ses chances de survie étaient infimes, que ce qu’elle faisait ne tenait pas debout, mais elle devait prolonger les heures qui lui restaient à vivre. Elle vérifia ses réserves d’air et d’énergie et constata qu’elles n’étaient pas formidables. Plutôt carrément inquiétantes. Elle avait enfilé le scaphandre précipitamment, en se disant qu’elle en avait seulement besoin pour gagner la navette qui se trouvait au bout de la soute. Elle n’avait même pas eu la présence d’esprit de le brancher à l’un des modules de rechargement quand elle était montée à bord de la navette. Elle aurait eu quelques jours devant elle, au lieu de ces quelques pauvres heures. Et pourtant, perversement, elle se garda bien de mettre immédiatement fin à l’expérience. Elle savait qu’elle pouvait prolonger ses réserves en dormant lorsqu’elle n’avait pas besoin d’être consciente (en supposant, évidemment, qu’elle ait encore besoin de l’être à un moment quelconque).
Elle avait donc programmé le scaphandre afin qu’il ne l’alerte que s’il arrivait quelque chose d’intéressant – ou, plus probablement, de menaçant. Et comme elle était réveillée, c’était manifestement ce qui s’était passé.
Elle demanda au scaphandre de quoi il s’agissait.
Le scaphandre le lui dit.
— Et merde ! jura Ilia Volyova.
Le radar du Spleen – le même radar que le bâtiment avait utilisé juste avant d’anéantir la navette avec son canon à rayons gamma – venait de la détecter. Et l’intensité du balayage laissait supposer que le bâtiment était tout près ; à quelques milliers de kilomètres au plus. À portée de main, en d’autres termes, s’agissant de repérer une cible aussi grosse, aussi visible, impuissante et statique que celle qu’elle constituait.
Elle espérait que le bâtiment aurait la bonne grâce de l’anéantir en douceur. Après tout, l’arme avec laquelle il déciderait de l’éliminer, c’était très probablement elle qui l’avait conçue.
Et ce n’était pas la première fois, se dit-elle en maudissant son ingéniosité.
Volyova activa la vision binoculaire du scaphandre et commença à balayer le champ d’étoiles d’où provenait le radar de visée. Au départ, elle ne vit que des ténèbres piquetées de petits points brillants. Et puis elle aperçut le bâtiment, de la taille d’une poussière de charbon, mais qui grossissait de seconde en seconde.
— Ce n’est pas amarantin, hein ? Nous pouvons au moins être d’accord là-dessus.
— La gemme, tu veux dire ?
— Quoi que ce soit. Et je ne pense pas non plus que ce soient les Amarantins qui aient créé la lumière, ou je ne sais quoi.
— Non. Ce ne sont pas eux non plus qui ont fait ça, répondit Sylveste en réalisant, à cet instant, qu’il était profondément ravi de la présence de Calvin, bien que ce soit une illusion, une duperie absolue. Quelles que puissent être ces choses – quelles que puissent être leurs relations mutuelles –, les Amarantins se sont contentés de les trouver.
— Je pense que tu as raison.
— Ils n’avaient peut-être même pas compris ce qu’ils avaient trouvé – pas fondamentalement, en tout cas. Mais pour une raison ou une autre, ils se sont sentis obligés de les enclore dans ces fortifications ; de les dissimuler au reste de l’univers.
— Par jalousie ?
— Ça n’expliquerait pas les avertissements que nous avons reçus en arrivant ici. D’un autre côté, étant dans l’incapacité de les détruire ou de les déplacer, il se pourrait qu’ils les aient confinées ici pour faire une fleur au reste de la Création.
— Quels que soient ceux qui les ont placées là au départ – autour d’une étoile neutronique –, ils voulaient sûrement qu’elles attirent l’attention, tu ne crois pas ? fit pensivement Sylveste.
— Ce serait un genre d’appât ?
— Les étoiles neutroniques ne sont pas rares, mais elles sont quand même exotiques. Surtout pour une civilisation qui se serait tout juste lancée à la conquête de l’espace intersidéral. Les Amarantins ne pouvaient qu’être attirés ici par la curiosité ; c’était garanti.
— Ils n’étaient donc pas les derniers…
— Non. Je ne pense pas. (Sylveste inspira profondément.) Tu ne penses pas que nous devrions repartir, pendant qu’il en est encore temps ?
— Ce serait raisonnable, en effet. Ça te suffit, comme réponse ?
Ils continuèrent à avancer.
— Commençons par cette lumière, reprit Calvin, quelques minutes plus tard. Je voudrais en avoir le cœur net. On dirait… ça va peut-être te paraître stupide, mais je ne sais pas pourquoi, elle a l’air plus bizarre que le joyau. S’il y a une chose que je voudrais voir de près avant de mourir, je pense que c’est cette lumière.
— C’est d’accord pour moi, répondit Sylveste.
Ce que disait Calvin était vrai ; l’étrangeté de la lumière avait quelque chose de plus absolu ; de plus profond, de plus vieux. Il n’aurait pu décrire ce sentiment avec des mots, ni même l’expliquer clairement, mais, maintenant qu’il l’avait exprimé, il le confirmait : ils devaient aller vers la lumière.
Une lumière de texture argentée ; une déchirure de diamant dans le tissu de la réalité, à la fois intense et calme. Alors qu’il en approchait, le joyau en orbite (maintenant stationnaire, dans ce schéma) sembla diminuer. Une lueur douce, nacrée, entoura le scaphandre de Sylveste. Il sentait que la lumière aurait dû lui blesser les yeux, mais il n’éprouvait rien, qu’une sensation de chaleur et une sorte de lente connaissance qui allait en se magnifiant. Il perdit peu à peu de vue le reste de la cavité, puis la gemme, jusqu’à ce qu’il ait l’impression d’être englobé dans un blizzard de blancheur nacrée. Il ne se sentait ni en danger, ni menacé. Il n’éprouvait que de la résignation – mais une résignation joyeuse, saturée d’immanence. Lentement, magiquement, le scaphandre lui-même sembla devenir transparent, et la lumière argentée fit irruption à travers, atteignant sa peau et s’enfonçant à l’intérieur, dans sa chair et ses os.
Il ne s’attendait vraiment pas à cela.
Après, quand il reprit conscience – ou plutôt lorsqu’il retomba, parce que, dans le hiatus, il semblait qu’il se soit en quelque sorte élevé –, il n’y avait que de la compréhension.
Il était à nouveau dans la cavité, à une certaine distance de la lumière blanche, mais encore à l’intérieur de l’ellipse décrite par la gemme.
Et il sut.
— Eh bien, fit Calvin (et dans le silence qui s’ensuivit, sa voix parut aussi incongrue et déplacée qu’une sonnerie de trompe), c’était un sacré voyage, pas vrai ?
— Tu as… tu as éprouvé tout ça ?
— On peut dire ça. C’est la chose la plus incroyable qui me soit jamais arrivée. Ça répond à ta question ?
En effet. Inutile d’aller plus loin, d’achever de se convaincre que Calvin avait partagé tout ce qu’il avait ressenti, ou que pendant quelques instants leurs pensées – et bien davantage – s’étaient liquéfiées et avaient coulé, indivisibles, parmi un milliard d’autres. Et qu’il comprenait parfaitement ce qui s’était passé, parce que, dans ce moment de sagesse partagée, toutes ses questions avaient reçu une réponse.
— On nous a lus, hein ? Cette lumière est un scanner ; une machine à déchiffrer les informations.
Ces paroles paraissaient parfaitement raisonnables avant qu’il les prononce, mais, lorsqu’il les articula, il eut l’impression de s’exprimer avec pauvreté, rabaissant ce dont il parlait par la crudité de son langage. En dépit de toutes les visions pénétrantes qui lui avaient été prodiguées dans cet endroit, son vocabulaire ne s’était pas suffisamment enrichi pour les comprendre. Et voilà qu’elles semblaient même s’estomper, exactement comme la magie d’un rêve semble se ratatiner pendant les secondes qui suivent le réveil. Enfin, il devait le dire, au moins pour cristalliser ses impressions, pour les faire enregistrer par la mémoire du scaphandre, pour la postérité à défaut d’autre chose.
— Pendant un moment, j’ai cru que nous étions changés en informations, et qu’en cet instant nous étions liés à toutes les autres informations jamais connues. À toutes les pensées jamais pensées, ou au moins jamais capturées par la lumière.
— C’est aussi ce qu’il m’a semblé, confirma Calvin.
Sylveste se demanda si Calvin était aussi victime de l’amnésie croissante, du lent effacement de la connaissance dont il était victime.
— Nous étions dans Hadès, n’est-ce pas ? (Sylveste sentit que ses pensées piétinaient devant les portes de l’expression, désespérant d’être exprimées avant de se dissiper.) Cette chose n’est pas une étoile neutronique. Ce n’est pas du tout ça. Il se peut que ça l’ait été, il y a longtemps, mais plus maintenant. Elle s’est transformée. Changée en un…
— Un ordinateur, acheva Calvin, à sa place. C’est exactement ça : Hadès est un ordinateur fait de matière nucléaire, une masse stellaire consacrée au traitement de l’information, à son stockage. Et cette lumière est une ouverture qui mène à l’intérieur ; un moyen d’entrer dans la matrice informatique. J’ai pensé, pendant un moment, que nous étions vraiment dedans.
Mais c’était beaucoup plus bizarre que ça.
Autrefois, une étoile d’une masse trente ou quarante fois supérieure à celle du Soleil de la Terre était arrivée au bout de sa vie. Après plusieurs millions d’années de débauche d’énergie nucléaire, l’étoile, s’étant consumée, avait explosé en une supernova. Or il se trouve qu’au cœur, à l’intérieur de son rayon de Schwarzschild, une formidable pression gravitationnelle avait écrasé un grumeau de matière au point de former un trou noir. Le trou noir devait son nom au fait que rien, pas même la lumière, ne pouvait s’échapper de son rayon critique. La matière et la lumière ne pouvaient que s’y engloutir, l’engorgeant, accroissant sa masse et son pouvoir d’attraction. Un cercle vicieux.
Or il advint qu’une civilisation sut que faire d’un tel objet. Ces êtres connaissaient une technique susceptible de transformer un trou noir en quelque chose de beaucoup plus exotique et paradoxal. Ils commencèrent par attendre que l’univers soit considérablement plus vieux que lors de la formation du trou noir ; que la population stellaire se compose en majorité de très vieilles naines rouges – des étoiles à peine assez massives pour embraser les feux dans lesquels elles fusionneraient. Après quoi ils cornaquèrent une douzaine de ces naines vers un disque d’accrétion autour du trou noir et attendirent patiemment que le disque nourrisse le trou, faisant pleuvoir de la matière stellaire dans son horizon événementiel, avide de lumière.
Tout ça, Sylveste le comprenait, ou du moins il se plaisait à croire qu’il le comprenait. Mais la suite – le nœud de l’affaire – était beaucoup plus difficile à concevoir, comme ces kôans zen qui énoncent les contradictions de l’existence. Ce qu’il saisissait, c’est que, une fois à l’intérieur de l’horizon événementiel, les particules continuaient à tomber le long de trajectoires particulières, des orbites qui les envoyaient valser autour du noyau de densité infinie qu’était la singularité située au cœur du trou noir. Tombant le long de ces lignes, le temps et l’espace commençaient à se fondre l’un dans l’autre au point de n’être plus séparables. Et – c’était crucial – il existait un ensemble de trajectoires le long desquelles ils changeaient radicalement de place ; où une trajectoire dans l’espace en devenait une dans le temps. Et un sous-ensemble de ce faisceau de chemins devait bel et bien permettre à la matière de revenir dans le passé, de remonter au début de l’histoire du trou noir.
— J’ai accès à des archives du vingtième siècle, murmura Calvin, qui arrivait apparemment à suivre ses pensées. Cet effet était déjà connu – prévu – à l’époque. Il semblait découler des calculs qui décrivaient les trous noirs. Mais personne ne savait s’il fallait les prendre au sérieux, ni à quel point.
— Celui ou ceux qui ont créé Hadès n’avaient pas de ces scrupules.
— C’est ce qu’on dirait.
Ce qui se passait, c’était que la lumière, l’énergie, les flux de particules suivaient ces trajectoires particulières, s’enfouissant de plus en plus profondément dans le passé à chaque orbite autour de la singularité. Rien de tout cela n’était « évident » pour l’univers extérieur. C’était confiné derrière la barrière impénétrable de l’horizon événementiel, de sorte qu’il n’y avait pas de violation ostensible de la causalité. Il ne pouvait y en avoir, d’après les mathématiques auxquelles Calvin avait accès, dans la mesure où ces trajectoires ne repasseraient jamais dans l’univers extérieur. C’était pourtant ce qu’elles faisaient. Ce que les mathématiques n’avaient pas prévu, c’était le cas particulier des minuscules écarts par rapport aux déviations de trajectoire qui ramenaient bel et bien les quantas à l’origine du trou noir, au moment où il s’était effondré dans l’explosion de la supernova qui lui avait donné le jour.
À cet instant, la minuscule pression vers l’extérieur exercée par les particules revenant du futur contribua à retarder la chute gravitationnelle.
Le délai n’était même pas mesurable ; il était à peine supérieur à la plus petite subdivision théorique du temps quantique. Mais il existait. Et, si petit qu’il soit, il était suffisant pour envoyer dans l’avenir des ondes de choc causal.
Lesquelles, en se propageant, rencontraient les particules arrivantes et établissaient une grille d’interférence causale, une onde durable qui s’étendait symétriquement dans le passé et dans l’avenir.
Emprisonné dans cette grille, l’objet effondré n’était plus sûr d’avoir été créé pour être un trou noir. Les conditions initiales avaient toujours été limites, et peut-être ces enchevêtrements pouvaient-ils être évités s’il restait suspendu au-dessus de son rayon de Schwarzschild ; si, à la place, il s’effondrait dans une configuration stable de quarks étranges et de neutrons dégénérés.
Il oscillait entre les deux états sans pouvoir se déterminer. L’indétermination se cristallisait ; et ce qui restait en arrière était quelque chose d’unique dans l’univers – à ceci près que des transformations similaires s’esquissaient ailleurs, dans d’autres trous noirs, provoquant des paradoxes causaux similaires.
L’objet s’installait dans une configuration stable alors que sa nature paradoxale n’était pas immédiatement évidente pour l’univers extérieur. Du dehors, on aurait dit une étoile neutronique – au niveau des premiers centimètres de croûte, en tout cas. Dessous, la matière nucléaire avait été catalysée en formes complexes, capables de computation à la vitesse de l’éclair, une auto-organisation qui avait émergé spontanément de la résolution de ses deux états opposés. La croûte bouillonnait et retraitait, contenant l’information au niveau de densité théorique maximale de stockage de matière, partout dans l’univers.
Et l’objet pensait.
La partie inférieure de la croûte se fondait dans une tempête vacillante de possibilités non résolues tandis que l’intérieur de l’objet effondré dansait au rythme de la musique de l’acausalité. Pendant que la croûte effectuait d’interminables simulations, des computations innombrables, le noyau reliait l’avenir et le passé, permettant aux informations de transiter aisément de l’un à l’autre. La croûte était en effet devenue un élément d’un gigantesque processeur parallèle, sauf que les autres éléments à sa portée étaient des versions passées et futures de lui-même.
Et il savait.
Il savait que, même si la totalité de cette puissance de traitement était répartie sur des générations entières, ce n’était qu’une partie d’un tout beaucoup plus grand.
Et il avait un nom.
Sylveste devait laisser un moment de repos à son esprit. L’immensité de la chose se restreignait, à présent, ne laissant que des échos tonitruants, comme les derniers échos du chœur final de la plus grande symphonie jamais jouée. Quelques instants plus tard, il se demanda s’il en garderait le moindre souvenir. Il n’y avait tout simplement pas assez de place dans sa tête pour ça. Et bizarrement, sa disparition ne lui inspirait pas le moindre chagrin. Pendant ces quelques instants, il avait été merveilleux de goûter la connaissance transhumaine, mais c’en était trop pour un seul homme. Mieux valait vivre ; mieux valait conserver le souvenir d’un souvenir plutôt que de souffrir l’immense fardeau de la connaissance.
Il n’était pas fait pour penser comme un dieu.
Au bout de longues minutes, il consulta l’horloge de son scaphandre et s’aperçut avec une douce surprise que, sauf erreur, plusieurs heures avaient passé depuis la dernière fois qu’il l’avait regardée. Il se dit qu’il avait encore le temps de ressortir, de regagner la surface avant l’effondrement de la tête de pont.
Il regarda la gemme ; toujours aussi énigmatique, en dépit de tout ce qu’il venait de vivre. Elle poursuivait ses inlassables fluctuations, et il se sentait toujours soumis à son attraction irrésistible. Il avait conscience d’en savoir plus à son sujet, maintenant. Il avait appris quelque chose lors de son passage à travers le portail menant à la matrice de Hadès. Mais, pendant longtemps, ces souvenirs seraient trop densément intégrés dans la globalité de ses expériences, et il avait beau faire, il était incapable de les soumettre à un examen conscient.
Tout ce qu’il savait, c’est qu’il avait un mauvais pressentiment. Et ça, c’était nouveau.
Et pourtant, il s’en approcha.
L’œil rouge, agonisant, de Hadès avait sensiblement grossi, mais l’étoile neutronique qui se trouvait au cœur de ce point incandescent ne serait jamais plus qu’une étincelle. Une étincelle de quelques dizaines de kilomètres de diamètre à peine, et elles seraient mortes longtemps avant d’en être assez près pour la distinguer correctement, déchiquetées par l’intense force de gravité différentielle.
— Je me suis dit que je devais vous en parler, commença Pascale Sylveste. À moins que nous n’ayons beaucoup de chance, je ne crois pas que ça ira vite. Ce qui va nous arriver, je veux dire.
Khouri fit de son mieux pour ne pas avoir l’air agacée par son ton pédant, et se dit aussitôt qu’elle avait probablement de bonnes raisons d’adopter ce ton.
— Qu’en savez-vous ? Vous n’êtes pas astrophysicienne.
— Non, mais je me souviens que Dan me parlait des forces de marée, et de la façon dont elles auraient empêché toutes les sondes d’en approcher.
— À vous entendre, on dirait qu’il est déjà mort.
— Je ne crois pas qu’il le soit, répondit Pascale. À mon avis, il se pourrait même qu’il survive. Mais pas nous. Je regrette, mais ça revient au même.
— Vous l’aimez toujours, le salaud, hein ?
— Il m’aimait aussi, croyez-le ou non. Je le sais. Je le voyais bien, à sa façon d’agir ; il avait l’air habité par une force. Ça devait être difficile à voir de l’extérieur. Mais je compte pour lui. Vous ne pouvez pas comprendre.
— Les gens seront peut-être moins durs avec lui quand ils sauront comment il a été manipulé.
— Parce que vous croyez que quelqu’un le saura ? Nous sommes seules à le savoir, Khouri. Pour le reste de l’univers, ce n’était qu’un monomaniaque. Ils ne comprendront jamais que s’il utilisait les gens, c’est qu’il n’avait pas le choix. Il y était poussé par une chose qui nous dépassait tous.
Khouri hocha la tête.
— J’ai eu envie de le tuer, une fois – mais seulement parce que c’était un moyen de retrouver Fazil. Je n’ai jamais eu de haine pour lui. En réalité, je ne peux pas dire honnêtement que je le déteste. J’ai toujours admiré ceux qui faisaient preuve d’une telle arrogance, comme si tout leur était dû par droit de naissance ou je ne sais quoi. La plupart des gens ne savent pas gérer ça. Mais lui, il portait ça comme un roi. Et ça a cessé d’être de l’arrogance pour… pour devenir autre chose. Une chose qu’on pouvait admirer.
Pascale ne répondit pas, mais Khouri comprit qu’elle aurait été assez d’accord avec elle. Elle n’était peut-être pas encore tout à fait prête à le dire à haute voix : elle aimait Sylveste parce que c’était un salaud imbu de sa personne qui avait transcendé le fait d’être un salaud imbu de sa personne, et parce qu’il portait ça avec un tel aplomb que c’était devenu une sorte de vertu, comme de porter un sac à patates en guise de vêtements.
— Écoutez, dit enfin Khouri, j’ai une idée. Quand ces marées commenceront à se faire sentir, vous voulez avoir toute votre conscience, ou vous préférez approcher la situation avec un peu de réconfort ?
— Que voulez-vous dire ?
— D’après Ilia, cet endroit aurait été prévu pour emmener les clients autour du bâtiment, afin de les impressionner et de leur faire signer le bon de commande. Alors, je me suis dit qu’il y avait forcément un bar à bord. Et sûrement bien garni. Enfin, si personne ne l’a vidé au fil des siècles. Et même, il se pourrait qu’il se remplisse tout seul. Vous me suivez ?
Pascale ne répondit pas. Pendant ce temps-là, le vortex gravitationnel de Hadès se rapprochait. Finalement, au moment où Khouri commençait à se dire qu’elle n’était pas intéressée par sa proposition. Pascale se leva et se dirigea vers l’arrière, vers les royaumes inexplorés de peluche et de cuivre qui se trouvaient derrière elles.