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Carrousel de New Brasilia, Yellowstone,

système d’Epsilon Eridani, 2546

Volyova s’arrêta devant la taverne, porta son bracelet à sa bouche et dit :

— Je suis au Mystif.

Elle s’en voulait de laisser penser que c’était leur point de ralliement – elle méprisait presque autant l’établissement que sa clientèle –, mais, au moment d’organiser le rendez-vous avec la nouvelle recrue, elle n’avait pas trouvé mieux.

— Ta candidate est arrivée ? fit la voix de Sajaki.

— Non, ou alors elle est très en avance. Si elle arrive à l’heure et si l’entretien se passe bien, nous devrions partir d’ici une heure.

— Je serai prêt.

Elle bomba le torse, entra et réalisa instantanément une carte mentale des clients. L’air était chargé du même parfum rose, écœurant, que l’autre fois et la fille qui jouait du teeconax effectuait les mêmes mouvements nerveux. Les sons liquides, troublants, émanant de son cortex étaient amplifiés par l’instrument et modulés par la pression de ses doigts sur le clavier tactile complexe, aux couleurs spectrales. La musique décrivait des ragas vertigineux avant de se ramifier en passages atonaux qui mettaient les nerfs à vif. On aurait dit une meute de lions raclant des plaques de métal rouillé avec leurs griffes. Volyova avait entendu dire qu’il fallait disposer d’implants neuro-auditifs spéciaux pour comprendre quelque chose au teeconax.

Il y avait un tabouret libre, au bar. Elle commanda une vodka. Elle avait une seringue prête dans sa poche et retrouverait sa sobriété instantanément le moment venu. Elle était résignée à poireauter en attendant sa recrue. En temps normal, elle n’aurait pas tenu en place, mais elle se sentait étonnamment détendue et disponible, en dépit du cadre et de la perspective de devoir repartir pour Resurgam. Peut-être l’air était-il saturé de drogues psychotropes, en tout cas elle ne s’était pas sentie aussi bien depuis des mois. C’était bon de se retrouver avec d’autres êtres humains, même les spécimens qui fréquentaient la taverne. Pendant quelques minutes elle scruta les visages animés, sereinement ravie par les conversations inaudibles, par les récits de voyages qu’elle imaginait. Ou par la blague d’un autre monde qui arrachait un éclat de rire à une fille en train de fumer un narghilé. Non loin de là, un type chauve avec un dragon tatoué sur le crâne se vantait d’avoir traversé l’atmosphère d’une géante gazeuse alors que son pilote automatique était naze, et ce grâce à son esprit, converti par les Schèmes Mystifs, qui avait résolu le flux d’équations atmosphériques comme s’il était tombé dedans quand il était petit. Dans un box, un groupe d’Ultras particulièrement agités, à qui la lumière bleutée donnait de faux airs d’ectoplasmes, jouaient aux cartes. Le gagnant se payait sur le perdant en lui coupant une mèche de cheveux avec un couteau de poche pendant que les autres le maintenaient.

À quoi cette Khouri ressemblait-elle, déjà ?

Volyova pêcha sa carte dans sa poche et l’empauma discrètement. Voyons… Ana Khouri, plus quelques lignes de biographie, succinctes. Pas de quoi la faire remarquer dans un bar normal, mais ici, c’était plutôt la banalité qui risquait d’attirer l’attention. Et à en juger par la photo, elle devait avoir l’air encore plus déplacée que Volyova, si c’était possible.

D’un autre côté, Volyova ne s’en plaignait pas. Khouri semblait être la recrue idéale. Volyova avait exploré les réseaux de données subsistant dans le système – ceux qui avaient continué à fonctionner après la peste – et en avait tiré une liste restreinte de candidats susceptibles de répondre à ses critères. Khouri faisait partie du lot. Elle avait été dans l’armée, au Bout du Ciel. Mais Volyova n’avait pu trouver ses états de service, et elle avait fini par s’intéresser à d’autres postulants. Aucun ne correspondait tout à fait à ce qu’elle cherchait, et elle avait poursuivi ses investigations, un peu plus découragée chaque fois qu’elle éliminait un candidat. Sajaki avait suggéré à plusieurs reprises qu’ils enlèvent quelqu’un, tout simplement – comme s’il était moins criminel de recruter un volontaire pour un poste bidon. Mais la solution du rapt était trop aléatoire. Ce n’était pas le meilleur moyen de trouver un partenaire fiable.

C’est alors que Khouri était sortie de nulle part et avait pris contact avec eux. Elle avait entendu dire que l’équipage de Volyova cherchait quelqu’un, et elle était prête à quitter Yellowstone. Elle n’avait pas fait allusion à son passé militaire, mais Volyova était déjà au courant. C’était manifestement une preuve de prudence de la part de cette Khouri. Ce qui était plus bizarre, c’est qu’elle avait attendu pour les approcher que Sajaki – conformément aux habitudes de la profession – annonce leur nouvelle destination.

— Capitaine Volyova, je suppose ?

Khouri était un petit bout de femme, tendue à bloc et vêtue avec austérité. Elle ne suivait aucune mode ultra reconnaissable. Elle avait les cheveux noirs, presque aussi courts que ceux de Volyova. Si elle avait eu dans le crâne des jacks ou des interfaces neurales indésirables, ça se serait vu. Rien ne prouvait qu’elle n’avait pas la tête bourrée de petites machines bourdonnantes, mais en tout cas elle ne s’en vantait pas. Son visage était un composé neutre des types génétiques prédominants sur son monde natal, le Bout du Ciel : harmonieux, sans rien de remarquable. Sa bouche était petite, rectiligne, inexpressive, mais cette neutralité était contredite par ses yeux : sombres au point d’être presque incolores, et en même temps brillants d’une prescience intérieure désarmante. L’espace d’un minuscule instant, Volyova crut que Khouri avait percé à jour son tissu de mensonges.

— Oui. Vous devez être Ana Khouri, acquiesça Volyova d’un ton mesuré, parce que, maintenant qu’elle avait opéré la jonction avec Khouri, elle ne tenait pas à ce que les éventuels volontaires qui se seraient trouvés à portée de voix tentent de s’introduire à bord. J’en déduis que vous avez évoqué avec notre mandataire la possibilité d’intégrer notre équipage.

— Je viens d’arriver au carrousel. Je me suis dit que j’allais prendre contact avec vous avant d’aller voir les équipages qui passent des annonces.

Volyova huma sa vodka.

— Curieuse stratégie, si vous me permettez.

— Pourquoi ? Les autres équipages ont tellement de candidats qu’ils ne les rencontrent que par simu interposée, répondit Khouri en trempant ses lèvres dans son verre d’eau. Je préfère traiter avec des êtres humains. Je voulais juste trouver un équipage différent.

— Oh, fit Volyova. Je vous rassure tout de suite, le nôtre est très différent, croyez-moi.

— C’est bien un bâtiment commercial, hein ?

Volyova hocha la tête avec conviction.

— Nous avons presque fini ce que nous étions venus faire à Yellowstone. Ça n’a pas été très fructueux, je dois dire. C’est vraiment le marasme. Nous reviendrons peut-être d’ici un siècle ou deux, le temps que la situation économique s’améliore, mais personnellement, si je ne devais jamais revoir cet endroit, je n’en mourrais pas.

— Donc, si je voulais signer avec vous, il faudrait que je me décide très vite ?

— Ce serait à nous, d’abord, de statuer sur votre candidature, bien sûr.

Khouri la regarda attentivement.

— Vous avez d’autres candidats ?

— Je ne suis pas sûre d’être autorisée à…

— Ça ne devrait pas manquer. Je veux dire, le Bout du Ciel… il doit y avoir des tas de gens désireux d’aller y faire un saut, même s’ils sont obligés, pour ça, d’intégrer un équipage.

Le Bout du Ciel ? Volyova s’efforça de cacher son soulagement. Khouri était venue les trouver parce qu’elle croyait aller au Bout du Ciel ! Ils avaient eu de la chance qu’elle ne soit pas au courant du changement de destination annoncé par Sajaki.

— Il y a pire, j’imagine, commenta Volyova.

— Enfin, j’aimerais beaucoup me retrouver en tête de liste.

Un nuage de plexiglas monté sur rail passa entre elles en tanguant sous le poids de son chargement de boissons et de drogues.

— Quel est exactement le poste que vous avez à pourvoir ?

— Ce serait beaucoup plus facile si je vous exposais la situation à bord du vaisseau ; vous n’avez pas oublié votre baise-en-ville, j’espère ?

— Bien sûr que non ! J’ai vraiment envie de ce poste, vous savez.

Volyova eut un sourire.

— Heureuse de vous l’entendre dire.

Cuvier, Resurgam, 2563

Calvin Sylveste se manifesta dans son somptueux fauteuil seigneurial, au bout de sa cellule.

— J’ai quelque chose d’intéressant à te raconter, dit-il en se caressant la barbe. Cela dit, je ne suis pas sûr que ça te plaise.

— Fais vite. Pascale ne va pas tarder.

L’expression perpétuellement amusée de Calvin devint carrément jubilatoire.

— En réalité, c’est d’elle que je veux te parler. Tu l’aimes bien, hein ?

— Ce ne sont pas tes oignons.

Sylveste eut un soupir. Il savait que ça se passerait mal. La biographie était presque achevée, à présent, et il avait pris connaissance de sa quasi-totalité. Malgré son exactitude, malgré les myriades de façons dont elle pouvait être appréhendée, elle demeurait ce que Girardieau avait toujours voulu qu’elle soit : une arme de précision, un instrument de propagande habilement conçu. Le filtre subtil de la biographe interdisait d’entrevoir un aspect de son passé sous un jour qui ne soit défavorable pour lui. Pas moyen de voir en lui autre chose qu’un tyran égotiste, en proie à une idée fixe. Intelligent, certes, mais manipulateur et rigoureusement dépourvu de cœur. En cela, Pascale avait fait preuve d’une indéniable habileté. Si Sylveste n’avait lui-même connu les faits, il aurait accepté le point de vue biaisé de la biographe sans l’ombre d’une critique. Ça avait l’accent de la vérité.

C’était assez difficile à accepter, mais ce qui rendait les choses incommensurablement plus difficiles, c’était que ce portrait négatif avait été pour une bonne part composé par les témoignages de gens qui l’avaient connu. Et au premier rang d’entre eux, Calvin. C’était ce qui faisait le plus mal. Sylveste avait autorisé Pascale à consulter sa simulation bêta. Ce n’était pas de gaieté de cœur, mais il y avait eu, sur le coup, ce qui paraissait être des compensations.

« Je veux que l’obélisque soit retrouvé et déterré, avait dit Sylveste. Girardieau m’avait promis l’accès aux données de fouilles si je collaborais au massacre de mon propre personnage. J’ai respecté ma part du marché. Quid de la réciproque ?

— Ce ne sera pas facile… avait commencé Pascale.

— Non, mais les ressources des Inondationnistes ne devraient pas trop en pâtir non plus.

— Je lui parlerai, avait-elle répondu d’un ton rien moins qu’assuré. À condition que vous me laissiez m’entretenir avec Calvin quand je voudrai. »

C’était un marché de dupes. Il l’avait toujours su. Mais le jeu paraissait en valoir la chandelle, ne serait-ce que parce que ça lui permettrait de revoir l’obélisque et pas seulement la minuscule partie qui avait été exhumée avant le soulèvement.

Chose remarquable, Nils Girardieau avait tenu parole. Ça avait pris quatre mois, mais une équipe avait localisé le chantier de fouilles abandonné et déterré l’obélisque. Ils ne s’étaient pas donné beaucoup de mal. D’un autre côté, Sylveste ne s’attendait pas à mieux. Il s’estimait déjà heureux qu’il soit resté en un seul morceau. Il pouvait maintenant en susciter une représentation holographique à volonté, dans sa chambre, agrandir tous les détails de la surface afin de les examiner. Le texte lui avait donné du fil à retordre. La carte complexe du système solaire était encore d’une précision exaspérante à ses yeux. En dessous, plus profondément enfouie, de sorte que personne ne l’avait jamais vue auparavant, se trouvait une carte qui ressemblait à la première mais à une beaucoup plus grande échelle : elle englobait le système entier jusqu’au halo cométaire. Pavonis était en réalité une grande étoile binaire ; deux étoiles éloignées l’une de l’autre de dix années-lumière. Les Amarantins devaient le savoir, parce que l’orbite de la seconde étoile était distinctement indiquée. Pendant un moment, Sylveste s’était demandé pourquoi il n’avait jamais vu l’autre étoile la nuit : elle était très loin, certes, et devait être peu visible, mais quand même plus brillante que toutes les autres étoiles qui étincelaient dans le ciel nocturne. Puis il s’était souvenu que l’autre étoile ne brûlait plus. C’était une étoile neutronique : le corps consumé d’une étoile qui devait jadis flamboyer d’un éclat bleu, intense. Elle était maintenant tellement sombre qu’il avait fallu attendre les premières sondes interstellaires pour la détecter. Un amas de formes graphiques énigmatiques gravitait sur l’orbite de l’étoile neutronique.

Il n’avait pas idée de ce que ça pouvait bien être.

Pire : plus bas, sur l’obélisque, se trouvaient des cartes similaires, cohérentes avec les autres systèmes solaires, même s’il n’en avait pas la preuve. Comment les Amarantins auraient-ils eu connaissance de l’existence d’autres systèmes, de leurs planètes, de l’étoile neutronique, s’ils n’étaient pas capables de voyager dans l’espace, comme les hommes ?

Peut-être la réponse résidait-elle dans l’âge de l’obélisque : d’après le contexte géologique, il avait neuf cent quatre-vingt-dix mille ans ; il datait donc de mille ans avant l’Événement, mais, pour valider sa théorie, Sylveste avait besoin d’une estimation beaucoup plus précise. Lors de sa dernière visite, il avait demandé à Pascale de procéder à une datation par thermoluminescence. Il espérait qu’elle lui apporterait le résultat en revenant.

— Elle m’a été utile, dit-il à Calvin, qui répondit d’une moue sarcastique. Je ne m’attends pas à ce que tu le comprennes.

— Non. Mais il se pourrait que j’aie quelque chose à t’apprendre.

À quoi bon retarder la mauvaise nouvelle ?

— Quoi donc ?

— Elle ne s’appelle pas Dubois… répondit Calvin avec un sourire et faisant durer le plaisir, mais Girardieau. C’est sa fille. Et toi, fiston, tu t’es bien fait posséder.

Elles quittèrent le Mystif et le Vélaire dans la moiteur de la nuit planétaire artificielle. Des singes capucins importés en contrebande dégringolaient des arbres qui bordaient le mail afin de se livrer à leur sport favori : le vol à la tire. Des tambours du Burundi battaient au détour d’une courbe du mail. Des tubes au néon serpentaient entre les nuages bouillonnants accrochés à la superstructure. Khouri avait entendu dire qu’il pleuvait parfois dans le carrousel, mais jusqu’à présent cet exercice de simulation météorologique lui avait été épargné.

— Notre navette est amarrée au moyeu, annonça Volyova. Nous n’avons qu’à prendre un ascenseur et passer la douane.

Elles montèrent dans une cabine déglinguée, pas chauffée, qui sentait la pisse, et vide, en dehors d’un Komuso casqué pensivement assis sur une banquette, son shakuhachi entre les genoux. Khouri supposa que c’était sa présence qui avait incité les autres passagers à attendre la cabine suivante dans l’interminable noria qui effectuait la navette entre le moyeu et la périphérie.

La Demoiselle était debout à côté du Komuso, les mains nouées dans le dos, comme une matrone. Elle portait une robe longue, bleu électrique, et ses cheveux noirs étaient tirés en arrière en un chignon sévère.

— Vous êtes beaucoup trop tendue, dit-elle. Volyova va se douter que vous avez quelque chose à cacher.

— Fichez le camp.

Volyova jeta un coup d’œil dans sa direction.

— Pardon ? Vous avez dit quelque chose ?

— Brr, qu’il fait froid, ici !

Volyova sembla prendre beaucoup trop longtemps pour digérer l’information.

— Oui. En effet.

— Vous n’avez pas besoin de parler à haute voix, répondit la Demoiselle. Vous n’avez même pas besoin de sous-vocaliser. Imaginez simplement ce que vous avez à me dire. L’implant détecte les impulsions fantômes générées dans vos zones du langage. Allez-y, essayez…

— Fichez le camp ! dit Khouri (ou plutôt elle imagina qu’elle le disait). Foutez le camp de ma putain de tête. Ce n’était pas prévu au contrat !

— Ma chère, il n’y a jamais eu de contrat, reprit la Demoiselle. Juste un – comment dire ? un arrangement mutuel ? (Elle regarda Khouri dans les yeux comme si elle attendait une réponse, mais Khouri se contenta de la foudroyer du regard.) Oh, très bien, dit la femme. Allez, je vous promets que je serai bientôt de retour.

Elle disparut magiquement.

— J’attends ça avec impatience, fit tout bas Khouri.

— Pardon ? demanda Volyova.

— J’attends ça avec impatience, répéta Khouri. De sortir de ce maudit ascenseur, je veux dire.

Elles arrivèrent bientôt au moyeu, passèrent la douane et montèrent à bord de la navette, un vaisseau non atmosphérique constitué d’une sphère sur laquelle étaient greffées quatre capsules proéminentes diamétralement opposées et baptisé Mélancolie du départ. C’était bien le genre de nom paradoxal que les Ultras aimaient donner à leurs appareils. L’intérieur, avec ses cannelures, évoquait un œsophage de baleine. Volyova conduisit Khouri au long d’une série de cloisons, de boyaux et de recoins jusqu’à la passerelle de l’engin. Il y avait quelques sièges-baquets, une console garnie de tout le fatras astronautique traditionnel, enjolivé de délicates entoptiques. Volyova effleura un voyant lumineux, et une sorte de petit plateau jaillit d’une fente pratiquée sur le côté de la console. Le plateau était muni d’un clavier à l’ancienne. Les doigts de Volyova dansèrent sur les touches, modifiant subtilement les données astronautiques.

Khouri réalisa avec une sensation de picotement que la femme n’avait pas d’implants : ses doigts étaient véritablement l’un de ses moyens de communication.

— Attachez votre ceinture, lui dit-elle. Il y a tellement de détritus en orbite autour de Yellowstone qu’il se peut que nous soyons obligés de tirer sur la bête de plusieurs g.

Khouri s’exécuta. Malgré les désagréments que ça annonçait, c’était la première occasion qu’elle trouvait de se détendre depuis des jours. Il s’était passé beaucoup de choses depuis son réveil ; ça avait été vraiment mouvementé. Pendant qu’elle dormait, à Chasm City, la Demoiselle attendait l’arrivée d’un vaisseau en partance pour Resurgam et – compte tenu de la faible importance de Resurgam dans le réseau en perpétuel changement du commerce interstellaire – l’attente avait été longue. C’était le problème, avec les gobe-lumens. Personne, aucun être vivant, si puissant qu’il soit, ne pouvait en posséder un maintenant, à moins qu’il n’ait été en sa possession depuis des siècles. Les Conjoineurs ne fabriquaient plus les systèmes de propulsion, et il ne serait jamais venu à l’idée de l’heureux propriétaire d’un bâtiment de le vendre.

Khouri savait que la Demoiselle n’avait pas attendu passivement. Et Volyova non plus. La Demoiselle lui avait dit que Volyova avait lancé un programme de recherche sur le réseau de données de Yellowstone, ce qu’elle appelait un limier. La traque à laquelle se livrait le limier était indétectable par un être humain normal – ou même un simple moniteur informatisé. Mais la Demoiselle n’était apparemment aucune de ces choses, et elle avait flairé le limier comme un patineur sent les rides de la glace sur laquelle il évolue.

Ce qu’elle fit ensuite était très rusé.

Elle siffla le limier jusqu’à ce qu’il vienne en bondissant vers elle. Puis elle lui tordit le cou en douceur, non sans avoir auparavant examiné les informations qu’il rapportait – et qu’on l’avait envoyé chercher. Il était chargé de découvrir des informations théoriquement secrètes concernant des individus qui avaient un passé d’esclavagistes ; exactement ce à quoi il fallait s’attendre de la part d’Ultras qui cherchaient à pourvoir un poste disponible à bord de leur appareil. Mais il y avait autre chose. Une chose un peu bizarre, qui excita la curiosité de la Demoiselle.

Pourquoi cherchaient-ils une recrue qui avait une expérience militaire ?

Peut-être s’agissait-il d’amateurs de discipline : des trafiquants qui agissaient en marge des échanges commerciaux normaux, des professionnels sans scrupules qui avaient recours à des stratagèmes un peu louches pour glaner les informations dont ils avaient besoin, et qui n’hésitaient pas à se rendre dans des colonies reculées comme Resurgam s’ils entrevoyaient une perspective de profit colossal, même à l’horizon de plusieurs siècles. Il était probable que leur organisation était structurée d’une façon quasi militaire et non livrée à l’anarchie comme la plupart des bâtiments de commerce. En vérifiant si leurs candidats avaient une expérience militaire, ils ne faisaient que s’assurer qu’ils s’intégreraient à leur équipage.

Ce qui était le cas, bien entendu.

Les choses s’étaient bien passées jusque-là, même en tenant compte du fait que, curieusement, Volyova n’avait pas détrompé Khouri quand celle-ci avait prétendu ignorer la véritable destination du bâtiment. Khouri savait depuis le début qu’il allait à Resurgam, évidemment – mais si les Ultras avaient su que c’était précisément là qu’elle voulait aller, elle aurait été obligée de leur servir une des nombreuses histoires préparées à l’avance afin de se justifier. Elle était prête à leur raconter une de ces fables si Volyova avait rectifié sa prétendue erreur… mais elle ne l’avait pas fait, apparemment désireuse de laisser sa recrue penser qu’ils allaient vraiment au Bout du Ciel.

Ce qui était vraiment bizarre, bien que compréhensible : ils étaient aux abois et réduits à prendre le premier venu. Ça ne plaidait pas en faveur de leur honnêteté, mais, encore une fois, ça avait évité à Khouri de s’expliquer. Elle décida qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. En réalité, tout aurait marché comme sur des roulettes sans ce que la Demoiselle lui avait implanté dans la tête pendant son sommeil. Un implant minuscule, et qui n’éveillerait pas les soupçons des Ultras, conçu pour ressembler à un relais entoptique standard et fonctionner de la même façon. S’ils étaient trop curieux et lui retiraient ce foutu truc, toutes les parties incriminées s’auto-effaceraient ou se réorganiseraient. Mais ce n’était pas le problème. Khouri était contre l’implant, non que ce fût risqué ou superflu, mais plutôt parce que la dernière personne qu’elle avait envie d’avoir dans la tête à longueur de journée était la Demoiselle. Ce n’était qu’une simulation de niveau bêta, naturellement, faite pour imiter sa personnalité et qui projetait son image dans le champ de vision de Khouri tout en excitant ses centres auditifs afin de lui permettre d’entendre ses discours. Nul n’aurait conscience de ses apparitions, et Khouri pourrait communiquer silencieusement avec elle.

« Appelez ça le besoin de savoir, avait dit le fantôme. Vous avez été dans l’armée ; je suis sûre que vous comprendrez.

— Oui, je comprends, avait dit Khouri avec une morne résignation. Et je trouve que ça pue. Mais j’imagine que vous ne m’enlèverez pas ce satané truc de la tête rien que parce que ça ne me plaît pas. »

La Demoiselle avait eu un sourire.

« Vous surcharger d’informations à ce stade serait risquer de vous faire commettre un impair en présence des Ultras.

— Attendez une minute ! dit Khouri. Je sais déjà que vous voulez que je tue Sylveste. Que pourrais-je découvrir de plus ? »

La Demoiselle eut à nouveau ce sourire exaspérant. Comme beaucoup de simus bêta, son registre d’expressions faciales était assez réduit et entraînait la répétition, à l’instar de ces mauvais acteurs qui retombent constamment dans les mêmes tics.

« Ce que vous savez n’est, je le crains, qu’un infime détail de toute l’histoire. À peine une ébauche. »

Quand Pascale arriva, Sylveste s’appliqua à étudier son visage et le compara aux souvenirs qu’il avait de Nils Girardieau. Comme toujours, il se heurta à l’obstacle de sa vision. Ses yeux n’étaient pas performants pour l’identification des courbes. Pour eux, les nuances du visage humain se réduisaient fâcheusement à une succession de segments de droites.

Pourtant, ce que Calvin avait dit n’était pas forcément faux. Pascale avait les cheveux raides, noir aile-de-corbeau, alors que Girardieau était roux et frisé. Tout de même, la structure osseuse présentait trop de similitudes pour que ce ne soit qu’une coïncidence. Si Calvin ne le lui avait pas fait remarquer, Sylveste ne l’aurait peut-être pas deviné, mais maintenant qu’il lui avait mis cette idée dans la tête, elle expliquait bien trop de choses.

— Pourquoi m’avez-vous menti ? lança-t-il.

— À quel sujet ? répliqua-t-elle, l’air sincèrement surprise.

— Sur tout. Et d’abord sur votre père.

— Mon père ? fit-elle, soudain laconique. Ah. Alors vous êtes au courant.

Il hocha la tête, les lèvres pincées. Et puis :

— Vous avez pris un risque, en collaborant avec Calvin. Il est très malin.

— Il a dû établir un lien, je ne sais comment, avec les données de mon compad et accéder à des fichiers confidentiels. Le salaud !

— Maintenant vous comprenez ce que je peux ressentir. Pourquoi avez-vous fait ça, Pascale ?

— D’abord, parce que je n’avais pas le choix. Je voulais vous étudier. Or la seule façon de gagner votre confiance était de prendre un nom d’emprunt. Ce n’était pas compliqué. Rares sont ceux qui savent que j’existe, et encore moins quelle tête j’ai. Ça… ça a marché, non ? Vous m’avez fait confiance. Confiance dont je n’ai pas abusé. À aucun moment.

— Est-ce la vérité ? Vous n’avez rien dit à Nils qui puisse l’aider ?

Elle parut blessée.

— Vous aviez été averti du soulèvement, vous vous souvenez ? Si quelqu’un a été trahi, dans cette histoire, c’est mon père.

Il tenta de réfuter son argument, sans être trop sûr d’en avoir envie. Peut-être disait-elle vrai.

— Et la biographie ?

— C’était l’idée de mon père.

— Une arme contre moi, pour me discréditer ?

— Il n’y a rien dedans qui ne soit la vérité vraie ; à vous de me prouver le contraire. Euh… elle est presque prête, au fait. Calvin s’est montré très coopératif. Ce sera la première œuvre d’art indigène produite sur Resurgam, vous vous rendez compte ? Depuis les Amarantins, évidemment.

— C’est bien une œuvre d’art. Allez-vous la publier sous votre vrai nom ?

— C’était le projet, depuis le début. J’espérais que vous ne l’apprendriez pas avant, bien sûr.

— Ne vous en faites pas pour ça. Ça ne changera rien à nos relations de travail, croyez-moi. Dans le fond, j’ai toujours su que c’était Nils qui était derrière tout ça.

— Ce qui vous facilite les choses, hein ? De tirer un trait sur moi comme si je comptais pour des prunes ?

— Vous avez la datation par thermoluminescence que vous m’aviez promise ?

— Oui, fit-elle en lui tendant une carte. J’ai tenu parole, docteur. Mais je crains que le peu de respect que j’avais pour vous ne soit sur le point de disparaître en fumée.

Sylveste fléchit la carte entre le pouce et l’index, et les données commencèrent à défiler. Il les regarda, incapable de s’en abstraire, tout en poursuivant la conversation avec Pascale :

— Quand votre père m’a parlé de cette biographie, il m’a dit que la femme qui devait la rédiger allait y laisser pas mal d’illusions.

Elle se leva.

— Je propose que nous remettions ça à la prochaine fois.

— Non, attendez ! fit Sylveste en la prenant par la main. Je suis désolé. Il faut que je vous parle, vous comprenez ?

Elle tiqua, comme si ce contact lui répugnait, puis elle parut se rasséréner quelque peu.

— Me parler ? De quoi ? demanda-t-elle, sur la réserve.

— De ça, fit-il en tapotant, du pouce, le relevé de datation. C’est rudement intéressant.

La navette de Volyova approchait d’un chantier de construction situé au point de Lagrange, entre Yellowstone et son satellite, Marco’s Eve. Une douzaine de gobe-lumens étaient parqués là. Khouri n’en avait jamais autant vu de toute sa vie. De petits appareils destinés aux trajets à l’intérieur du système étaient amarrés, tels des porcelets à la mamelle, autour du carrousel principal qui occupait le moyeu du chantier. Quelques gros bâtiments à bouclier de glace ou à propulsion Conjoineur étaient enchâssés dans des structures squelettiques. Il y avait aussi des vaisseaux Conjoineur : minces et noirs, comme tirés de l’espace lui-même. Mais la plupart des autres appareils décrivaient des orbites lentes et paresseuses autour du point de Lagrange. Khouri en déduisit que la façon dont les appareils étaient garés répondait à des règles de préséance complexes, définissant ceux qui devaient s’effacer devant les autres, calcul qu’un ordinateur aurait pu effectuer des jours à l’avance. Le coût du carburant nécessaire pour dévier un bâtiment de la trajectoire de collision devait être faible par rapport à la marge bénéficiaire d’une halte commerciale classique… mais la perte de prestige devait être plus difficile à amortir. Bien qu’il n’y ait jamais eu autant d’appareils en orbite au Bout du Ciel, elle avait tout de même entendu dire que des équipages s’étaient accrochés pour des histoires de parking et de droits d’usage. Les rampants considéraient généralement les Ultras comme une parcelle d’humanité homogène. C’était un préjugé sans fondement : en réalité, ils étaient aussi divisés que n’importe quelle autre espèce humaine et nourrissaient les mêmes sentiments paranoïaques les uns envers les autres.

En attendant, ils approchaient du bâtiment de Volyova.

Un appareil incroyablement élancé, comme tous les gobe-lumens. L’espace ne paraissait vide qu’à vitesse lente. Or ces appareils croisaient la plupart du temps à une vitesse proche de celle de la lumière, allure à laquelle l’espace devenait un milieu tempétueux, cyclonique, hurlant. C’est pourquoi ils étaient profilés comme des dagues : une carlingue conique, une proue effilée comme une aiguille pour mieux pénétrer le milieu interstellaire et deux moteurs Conjoineur fixés à l’arrière, sur des épars pareils à des poignées ornementées. La glace étincelante qui gainait la coque était si pure qu’on aurait dit du diamant. La navette frôla le bâtiment et, l’espace d’un instant, Khouri en appréhenda l’immensité. Elle eut l’impression de survoler une ville, et non un engin spatial. Puis un iris s’ouvrit dans la coque, révélant une soute brillamment éclairée. Volyova guida la navette à bord, à l’aide de petites impulsions sur les commandes de propulsion, et s’amarra à un berceau. Khouri entendit les grands clang ! des ombilics et des connecteurs qui se verrouillaient.

Volyova déboucla aussitôt son harnais.

— Je vous emmène à bord ? proposa-t-elle sur un ton assez sensiblement éloigné de la courtoisie à laquelle s’attendait Khouri.

Elles traversèrent la navette et se propulsèrent dans l’environnement spacieux du vaisseau. Elles étaient encore en apesanteur, mais, au bout d’une coursive, Khouri reconnut le mécanisme complexe qui marquait le raccord entre la section fixe et la centrifugeuse.

Elle commençait à se sentir nauséeuse, mais elle aurait préféré mourir plutôt que de laisser Volyova s’en apercevoir.

— Avant que nous allions plus loin, fit l’Ultra, je veux vous présenter quelqu’un.

Elle regardait par-dessus l’épaule de Khouri, en direction de la coursive par laquelle elles étaient arrivées. Khouri entendit un bruit : quelqu’un avançait à la force des poignets le long des rails qui rainuraient le passage. Il y avait quelqu’un d’autre à bord de la navette.

Et ça, ça n’allait pas du tout.

L’attitude de Volyova n’était pas celle d’une employeuse essayant d’impressionner une recrue potentielle. On aurait plutôt dit qu’elle se fichait pas mal de ce que Khouri pouvait penser, comme si c’était sans importance. Khouri tourna la tête et reconnut le Komuso qui était avec elles dans l’ascenseur. Son visage disparaissait sous le casque de rotin que portaient tous ses pareils. Il tenait son shakuhachi au creux de son bras.

Khouri allait dire quelque chose, mais Volyova lui imposa silence.

— Bienvenue à bord du Spleen de l’Infini, Ana Khouri. Nous avons l’honneur de vous confier le poste de tir, déclara-t-elle, avant de se tourner vers le Komuso. Tu veux me faire une faveur, triumvir ?

— De quoi s’agit-il ?

— Mets-la hors d’état de nuire avant qu’elle n’essaie de tuer l’un d’entre nous.

La dernière chose que vit Khouri fut le brouillard doré d’un bambou.

Sylveste crut sentir le parfum de Pascale avant même de la reconnaître dans la foule, devant la prison. Il esquissa machinalement un mouvement dans sa direction, mais les deux armoires à glace qui l’avaient escorté hors de sa chambre le retinrent. Des cris d’animaux, des insultes étouffées montèrent de la populace massée derrière le cordon de sécurité, mais Sylveste les remarqua à peine.

Pascale l’embrassa diplomatiquement, dissimulant tant bien que mal la conjonction de leurs bouches derrière sa main gantée de dentelle.

— Avant que tu me le demandes, fit-elle d’une voix à peine audible dans le vacarme, je ne vois pas plus que toi ce que tout ça peut bien vouloir dire.

— C’est Nils qui a magouillé ça ?

— Qui d’autre ? Il n’y a que lui qui puisse te faire sortir d’ici pendant plus d’une journée.

— Dommage qu’il n’ait pas la bonté de m’éviter d’y retourner.

— Oh, il pourrait, s’il n’était pas tenu de complaire à son peuple, et à son opposition. Il serait temps que tu cesses de le considérer comme ton pire ennemi, tu sais.

Ils prirent place dans le murmure stérile du véhicule qui les attendait. C’était une déclinaison d’un des petits buggies d’exploration : une carlingue aérodynamique et quatre roues-ballons. Les appareils de communication étaient logés dans une bosse d’un noir mat, sur le toit. L’engin était peint en violet, la couleur des Inondationnistes, et orné à l’avant d’enjoliveurs en forme de vagues.

— Sans mon père, reprit Pascale, tu serais mort pendant le soulèvement. C’est lui qui t’a protégé de tes pires ennemis.

— Ça ne fait pas de lui un révolutionnaire très compétent.

— Et le régime qu’il a réussi à renverser, ça compte pour du beurre ?

Sylveste haussa les épaules.

— Objection retenue. Enfin, mettons.

Un garde prit le volant, derrière une séparation de verre armé, et ils se mirent en route. Ils laissèrent la foule derrière eux et quittèrent la ville après avoir traversé l’un des arboretums et emprunté une rampe qui passait sous le périmètre des dômes. Ils étaient escortés par deux autres voitures du gouvernement – encore des véhicules de surface modifiés, mais noirs et pleins de miliciens masqués, armés jusqu’aux dents. Après avoir parcouru un kilomètre le long d’un tunnel plongé dans le noir, le convoi arriva à un sas et s’arrêta. C’est là que l’air respirable de la cité laissait place à l’atmosphère de Resurgam. Les gardes ne quittèrent pas leur poste. Ils s’arrêtèrent juste le temps de mettre leur masque respiratoire et leurs lunettes. Puis les véhicules repartirent et remontèrent vers la surface. Ils émergèrent dans un jour grisâtre, entre des murailles sismiques de béton, et traversèrent une surface quadrillée par des lumières rouges et vertes.

Un appareil les attendait sur un trépied de poutrelles. Ils évitèrent de regarder le dessous des ailes, trop lumineux. La couche limite d’air commençait déjà à s’ioniser. Le conducteur prit des masques à gaz dans un compartiment du tableau de bord, les tendit à ses passagers à travers la grille de sécurité et leur fit signe de se les plaquer sur le visage.

— Ce n’est pas obligatoire, docteur Sylveste, dit-il. L’oxygène est monté à deux cents pour cent depuis la dernière fois que vous avez quitté Resurgam City. Il y a des gens qui respirent à l’air libre pendant des dizaines de minutes sans effets à long terme.

— Ça doit être les dissidents dont je n’arrête pas d’entendre parler, répondit Sylveste. Les renégats que Girardieau a trahis pendant le soulèvement. Ceux qui sont censés avoir des contacts avec les chefs du Sentier Rigoureux, à Cuvier. Je ne les envie pas. La poussière doit leur colmater les poumons à peu près autant qu’elle leur caille les idées.

Le garde n’eut pas l’air impressionné.

— Les particules de poussière sont retraitées par des enzymes gloutons. La vieille biotechnologie martienne. Quoi qu’il en soit, le niveau de poussière a bien baissé. Avec toute l’humidité que nous envoyons dans l’atmosphère, les particules de poussière s’agglutinent en grains plus gros, et le vent a du mal à les transporter.

— Très bien, fit Sylveste en applaudissant. Dommage que ce soit toujours le trou du cul du monde.

Il se colla le masque sur la figure et attendit l’ouverture de la porte. Une douce brise soufflait, à peine abrasive, juste piquante.

Ils traversèrent le tarmac en courant.

L’appareil était une vaste oasis de calme, et c’est avec volupté qu’ils découvrirent l’intérieur somptueusement paré de la pourpre gouvernementale. Les passagers des deux véhicules qui les escortaient entrèrent par une autre porte. Sylveste vit Nils Girardieau traverser le terrain. Il remarqua sa démarche sinueuse, qui partait des épaules. On aurait dit un compas à pointes sèches qu’on ferait marcher sur une planche à dessin. Il émanait de lui une énergie concentrée, comme un glacier comprimé sous un volume humain. Il quitta presque aussitôt le champ de vision de Sylveste. Quelques minutes plus tard, le bord visible de l’aile, près de lui, s’entourait d’un halo violet d’ions excités, et l’appareil quittait le tarmac.

Sylveste s’assit près d’un hublot et regarda Cuvier – ou plutôt Resurgam City, comme on l’appelait maintenant – diminuer en dessous de lui. C’était la première fois qu’il voyait cet endroit dans son intégralité depuis le soulèvement, moment où la statue du naturaliste français avait été renversée. La colonie du bon vieux temps n’était plus qu’un souvenir. Au-delà du périmètre des dômes s’étendait un foisonnement d’habitats humains : des structures étanches, reliées par des routes et des passages couverts. Tout autour, c’était un grouillement de petits dômes d’un vert émeraude, à cause de la végétation. Des bandes de cultures expérimentales à l’air libre, qui attendaient d’être transférées plus loin, formaient des schémas géométriques désagréables aux yeux de Sylveste.

Ils contournèrent la ville et mirent cap au nord. Un réseau de canyons se déroulait en dessous d’eux. Le reflet des ailes illuminait parfois, momentanément, une petite colonie constituée d’un unique dôme opaque ou d’un entrepôt aux lignes nettes, mais pour l’essentiel ils survolaient un paysage sauvage, dépourvu de routes, sans même un tuyau ou une ligne électrique.

Sylveste dormit par intermittences. Lorsqu’il se réveilla, les déserts de glace des tropiques et la toundra importée défilaient sous l’appareil. Une colonie apparut bientôt à l’horizon, et ils commencèrent à descendre en décrivant des spirales languissantes. Sylveste déplaça son hublot pour avoir une meilleure vue.

— Je reconnais cet endroit. C’est là que nous avons trouvé l’obélisque.

— Oui, fit Pascale.

Le paysage était fissuré et presque complètement dépourvu de végétation. Des arches brisées et d’improbables piliers qui paraissaient sur le point de s’écrouler montaient vers le ciel, sur l’horizon. Les zones planes étaient rares ; le sol était tellement crevassé qu’on aurait dit un lit défait, calcifié. Ils survolèrent une coulée de lave solidifiée et se posèrent sur un terrain hexagonal nivelé entouré de bâtiments de surface fortifiés. C’était le milieu de la journée, et pourtant la poussière en suspension dans l’air filtrait tellement la lumière solaire qu’ils avaient dû éclairer le terrain avec des projecteurs. Des miliciens coururent vers eux sur le tarmac en se protégeant les yeux de la lumière éblouissante du dessous de l’appareil.

Sylveste prit son masque, le regarda dédaigneusement et le laissa sur son siège. Il n’en avait pas besoin pour aller jusqu’au bâtiment tout proche, et s’il en avait besoin, personne ne le saurait.

Les miliciens les escortèrent dans le hangar. Il y avait des années que Sylveste ne s’était trouvé aussi près de Girardieau. Son adversaire lui parut soudain d’une petitesse choquante. Il était bâti comme une espèce de machine excavatrice cubique. Il avait l’air capable de se frayer un chemin dans une veine de basalte. Ses cheveux roux, crépus, presque ras, avaient blanchi. Il avait des yeux globuleux de pékinois étonné.

— Drôle de rapprochement, hein, Dan ? commença-t-il alors que l’un des gardes refermait hermétiquement la porte derrière eux. Qui aurait dit que nous découvririons un jour que nous avions tant de choses en commun ?

— Nous en avons moins que tu ne crois, rétorqua Sylveste.

Girardieau conduisit le groupe dans une galerie cannelée où étaient stockées des machines au rebut, maquillées au-delà de toute reconnaissance.

— Je suppose que tu te demandes de quoi il retourne.

— J’ai ma petite idée.

Les échos de son rire se réverbérèrent sur le matériel désaffecté abandonné dans la galerie.

— Tu te souviens de cet obélisque qu’ils avaient déterré dans le secteur ? Mais bien sûr ! C’est toi qui avais mis en évidence le problème phénoménologique, grâce à la méthode de datation par thermoluminescence appliquée aux roches.

— Oui, confirma platement Sylveste.

Les implications de la thermoluminescence étaient renversantes : aucune structure cristalline naturelle n’était jamais rigoureusement parfaite. Sa géométrie présentait toujours des irrégularités et, aux endroits où il manquait des atomes, les électrons s’accumulaient au fil du temps, chassés du reste de la structure par les bombardements de rayons cosmiques et la radioactivité naturelle. Comme les trous avaient tendance à se combler à un rythme régulier, le nombre d’électrons piégés fournissait une méthode de datation qui pouvait être utilisée sur les artefacts inorganiques. Elle présentait un inconvénient, bien sûr : pour que la méthode soit utilisable, il fallait que les pièges aient été vidés à un moment donné du passé. Par bonheur, l’exposition à une chaleur vive ou à la lumière suffisait à blanchir – à vider – les pièges des couches superficielles du cristal. L’analyse par thermoluminescence avait fait apparaître que tous ceux de l’obélisque avaient été vidés en même temps, il y avait neuf cent quatre-vingt-dix mille ans, aux erreurs de mesure près. Seul un phénomène comme l’Événement avait pu « vider » un objet aussi vaste.

Il n’y avait rien de nouveau là-dedans. La datation par le même procédé avait montré que des milliers d’artefacts amarantins remontaient à l’Événement. Mais aucun n’avait été délibérément enterré. Or l’obélisque avait été enfoui dans un sarcophage de pierre après son « lavage ».

Après l’Événement.

Malgré le changement de régime, la nouvelle avait suscité, au cours de l’année écoulée, un regain d’intérêt pour l’obélisque et pour les inscriptions. Livré à ses propres moyens, Sylveste n’avait pu en fournir qu’une interprétation au mieux schématique, mais ce qui restait de la communauté d’archéologues avait volé à son secours. Une liberté nouvelle régnait à Cuvier ; le régime de Girardieau avait allégé certaines interdictions concernant les recherches sur les Amarantins, en même temps que l’opposition du Sentier Rigoureux devenait plus fanatique.

Étrange rapprochement, comme disait Girardieau.

— Lorsque nous avons eu une idée de ce que disait l’obélisque, reprit-il, nous avons isolé toute la zone et nous l’avons excavée sur soixante ou soixante-dix mètres. Nous en avons trouvé des douzaines d’autres – tous lavés avant enfouissement, et portant plus ou moins les mêmes inscriptions. Ce ne sont pas des témoignages d’un épisode de l’histoire dont la zone aurait été le théâtre ; ils marquent l’emplacement d’une chose enfouie ici.

— Quelque chose d’important, commenta Sylveste. Une chose qu’ils avaient prévu d’enfouir bien avant l’Événement, les marques ayant été placées après. Le dernier acte culturel d’une société vouée à l’anéantissement. Et c’est très important, Girardieau ?

— Énorme.

Girardieau lui raconta alors comment ils avaient exploré la zone à l’aide d’une batterie de résonateurs : des émetteurs d’ondes de Rayleigh pénétrantes, sensibles à la densité des objets enfouis dans le sol. Ils avaient dû utiliser les plus gros résonateurs, ce qui voulait dire que les objets devaient être enfouis à la limite extrême de détection permise par la technique : plusieurs centaines de mètres. Ils avaient ensuite fait venir les gravitomètres imageurs les plus performants de la colonie, et c’est à ce moment-là seulement qu’ils avaient eu une idée de ce qu’ils cherchaient.

Et ce n’était pas une petite chose.

— Le chantier a-t-il un lien avec le programme des Inondationnistes ?

— Rien. C’est complètement indépendant. En d’autres termes, c’est de la science pure. Ça t’étonne ? J’ai toujours promis que nous n’abandonnerions pas les recherches sur les Amarantins. Peut-être que si tu m’avais cru, il y a tant d’années, nous travaillerions ensemble, maintenant, contre le Sentier Rigoureux, qui est le seul véritable ennemi.

— Tu t’étais toujours désintéressé des Amarantins, jusqu’à la découverte de l’obélisque, protesta Sylveste. Ça t’a foutu la trouille, hein ? Enfin une preuve incontestable. Je n’aurais jamais pu contrefaire ou falsifier une chose pareille. Force t’était finalement d’admettre que j’avais peut-être vu juste depuis le début.

Ils entrèrent dans un vaste ascenseur équipé de sièges capitonnés et orné d’aquarelles inondationnistes. Une lourde porte de métal se referma avec un chuintement. L’un des assistants de Girardieau ouvrit un portillon et appuya sur un bouton. Le sol parut se dérober sous leurs pieds, et leurs corps en proie à une sensation vertigineuse ne se redressèrent que mollement.

— On descend à une grande profondeur ?

— Pas très, répondit Girardieau. Quelques kilomètres seulement.

Lorsque Khouri se réveilla, ils avaient quitté l’orbite de Yellowstone. Pour l’heure, elle regardait la planète par un hublot, dans sa cabine. Elle ne l’avait jamais vue aussi petite. Chasm City et la région environnante n’étaient plus qu’un point minuscule. La Ceinture de Rouille était réduite à un anneau de fumée roussâtre, trop éloigné pour qu’on en distingue les détails. Le bâtiment ne s’arrêterait plus, à présent ; il accélérerait régulièrement jusqu’à un g, quitterait le système d’Epsilon Eridani et continuerait à accélérer jusqu’à ce qu’il atteigne une vitesse voisine de celle de la lumière. Ce n’était pas un hasard si ces bâtiments étaient appelés des gobe-lumens.

Elle s’était fait piéger.

— C’est une complication, dit la Demoiselle après de longues minutes de silence. Une complication et rien d’autre.

Khouri se massa la base du crâne. Elle avait une bosse douloureuse à l’endroit où le Komuso – qui s’appelait Sajaki, ainsi qu’elle l’avait appris depuis – l’avait frappée avec son shakuhachi.

— Comment ça, une complication ? hurla-t-elle. Ils m’ont enlevée, espèce de sale pute !

— Pas si fort, ma chère petite. Ils ne sont pas au courant de ma présence, et il n’y a aucune raison qu’ils l’apprennent, fit l’image entoptique avec un sourire saccadé. En réalité, je suis probablement votre meilleure amie, à l’heure actuelle. Je vous suggère de préserver notre secret. Maintenant, poursuivit-elle en feignant d’examiner ses ongles, si nous nous efforcions d’avoir une approche rationnelle du problème ? Quel était notre objectif ?

— Vous le savez bien !

— Oui. Vous deviez infiltrer cet équipage et l’accompagner vers Resurgam. Et maintenant, quelle est la situation ?

— Cette carne de Volyova n’arrête pas de m’appeler sa recrue.

— En d’autres termes, votre infiltration a réussi au-delà de toute espérance. Et où allons-nous, au juste ?

Elle se mit à arpenter nonchalamment la cabine, une main sur la hanche et se tapotant la lèvre inférieure du bout de l’index de l’autre.

— Je n’ai aucune raison de penser que nous n’allons plus vers Resurgam.

— Alors, pour l’essentiel, la mission n’est pas compromise.

Khouri l’aurait volontiers étranglée, sauf qu’elle aurait aussi bien pu étrangler un mirage.

— Il ne vous est pas venu à l’idée qu’ils pouvaient avoir des projets personnels ? Vous savez ce que Volyova a dit, juste avant qu’on ne m’assomme ? Elle a dit qu’elle me confiait le poste de tir. Que pensez-vous qu’elle entendait par là ?

— Ça explique pourquoi ils cherchaient quelqu’un qui ait eu une expérience militaire.

— Et si je ne veux pas suivre ses plans ?

La Demoiselle cessa de faire les cent pas et adopta un air sérieux prélevé dans son catalogue d’expressions.

— Je doute que ça ait la moindre importance pour elle. Ce sont des Ultras, vous comprenez. Et les Ultras ont accès à des technologies qui passent pour tabou sur les autres mondes-colonies.

— Lesquelles, par exemple ?

— Des techniques de manipulation mentale, notamment.

— Eh bien, merci de m’avoir prévenue largement à l’avance.

— Ne vous en faites pas. Je savais que c’était une possibilité et j’avais pris les précautions qui s’imposaient, répondit la Demoiselle en portant la main à sa tempe.

— Quel soulagement !

— Je vous ai greffé un implant capable de sécréter des antigènes contre leurs neuro-droggs. De plus, il diffusera dans votre subconscient des messages de renforcement subliminal qui neutraliseront toutes leurs thérapies inductives de loyauté.

— Alors pourquoi prenez-vous la peine de me raconter tout ça ?

— Parce que, ma chère petite, quand Volyova commencera le traitement, vous devrez lui laisser croire qu’il agit.

Ils descendirent dans une cage d’ascenseur de dix mètres de côté, gainée de diamant. La descente ne prit que quelques minutes, puis la pression atmosphérique et la température ambiante se stabilisèrent à des niveaux voisins de ceux de la surface. Dans le puits étaient ménagés, par endroits, des renfoncements qui devaient permettre à deux cabines de se croiser avant de poursuivre leur trajet, et servaient de local de rangement, voire de point de départ pour certaines opérations. Le diamant était mis en œuvre par des cyborgs qui l’extrudaient en filaments mono-atomiques avec leurs filières. Les filaments étaient ensuite positionnés par des machines moléculaires de la taille d’une protéine. Sylveste regarda, à travers le plafond vitré, le puits légèrement translucide qui semblait monter jusqu’à l’infini.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous aviez trouvé ça ? demanda-t-il. Vous devez être ici depuis des mois, au moins.

— Disons que ton intervention n’était pas capitale, répondit Girardieau. Enfin, jusqu’à présent.

Arrivés en bas, ils suivirent une galerie aux parois plaquées d’argent, plus propre et mieux aérée que celle qu’ils avaient empruntée à la surface. Les baies vitrées ménagées sur toute la longueur donnaient sur une caverne d’une immensité stupéfiante, équipée de structures géodésiques et de ponts roulants. Sylveste n’avait pas fait dix pas dans la galerie qu’il en avait déjà pris, traité et agrandi une série d’images avec ses yeux. Ce dont il remercia intérieurement Calvin. De mauvaise grâce.

Son cœur cognait contre ses côtes, et il y avait de quoi.

Ils franchirent des portes blindées, rehaussées d’entoptiques de sécurité : des serpents grouillants qui semblèrent siffler et cracher dans leur direction. Ils pénétrèrent dans une antichambre au bout de laquelle s’ouvraient deux autres portes, gardées par des miliciens. Girardieau leur fit signe de s’écarter et se tourna vers Sylveste. Avec ses yeux ronds dans son faciès de pékinois, il évoquait à cet instant un diable d’estampe japonaise sur le point de cracher le feu.

— Maintenant, fit Girardieau, c’est le moment où soit tu demandes à être remboursé, soit tu admires dans un silence abasourdi.

— Impressionne-moi, fit Sylveste avec toute la froide nonchalance dont il était capable, malgré sa fébrilité et son cœur qui battait la chamade.

Girardieau ouvrit les portes du fond. Ils entrèrent dans une pièce moitié moins grande que le monte-charge, et vide, en dehors d’une rangée de scriptos rudimentaires encastrés dans le mur. Un casque et un micro d’ambiance étaient posés sur l’un d’eux, à côté d’un compad dont l’écran affichait des schémas techniques. Les murs s’écartaient vers le haut, la voûte étant plus vaste que le sol. Ce phénomène, ajouté aux énormes baies vitrées ouvertes dans trois des parois, donna à Sylveste l’impression qu’il était dans la nacelle d’un dirigeable, et qu’il voguait sur un océan inexploré, sous un ciel nocturne sans étoiles.

Girardieau éteignit la lumière, afin qu’ils voient ce qu’il y avait derrière la vitre.

Des projecteurs accrochés à la voûte éclairaient l’objet amarantin qui se trouvait en dessous. D’une paroi presque lisse de la caverne émergeait une demi-sphère d’un noir absolu, entourée d’échafaudages et de palans. Des masses rocailleuses de magma durci y adhéraient encore, mais, aux endroits où le magma avait été ôté, la chose était aussi lisse et noire que de l’obsidienne. C’était une sphère dont la moitié au moins était encore prisonnière de sa gangue, et qui devait bien faire quatre cents mètres de diamètre.

— Tu vois qui a pu faire ça ? murmura enfin Girardieau. Ça date d’avant le langage humain, mais ma putain d’alliance est plus rayée que ça.

Girardieau mena le groupe vers la cage d’ascenseur pour une courte descente finale vers le théâtre des opérations : le fond de l’excavation. La descente ne dura pas trente secondes, mais elle fit à Sylveste l’impression d’une odyssée homérique, d’une lenteur affolante. Pour lui, cet objet était sa trouvaille, il lui appartenait ; il l’avait mérité, comme s’il l’avait déterré de ses mains, s’arrachant les ongles dessus. Il les dominait maintenant de toute sa masse, sa surface incurvée, où la roche adhérait encore par endroits, se projetant dans le vide, au-dessus d’eux. Une encoche, une rainure oblique, semblait en faire le tour. De là où il se trouvait, ça paraissait n’être qu’une étroite faille, d’un mètre de large environ, et probablement aussi profonde.

Girardieau les conduisit vers l’une des casemates qui servaient de cale à l’objet : une structure de béton divisée en plusieurs niveaux, eux-mêmes cloisonnés en salles et bureaux. À l’intérieur, ils prirent un autre ascenseur qui sortait du bâtiment et montait dans le réseau d’échafaudages érigé au-dessus. Sylveste éprouvait, au creux de l’estomac, des torsions conflictuelles provoquées par la claustrophobie et l’agoraphobie. Il se sentait cerné par les impensables mégatonnes de roche entassées sur des centaines de mètres d’épaisseur au-dessus de sa tête, et en même temps pris de vertige alors que l’ascenseur les emmenait à une hauteur vertigineuse dans la structure aérienne fixée à la paroi de l’objet.

De petits réduits renfermant du matériel étaient accrochés comme des tiques dans la structure géodésique. L’ascenseur se plaqua à l’une de ces verrues, et ils s’engagèrent dans un complexe de salles qui semblaient vibrer encore d’une activité à peine interrompue. Des notes d’information et d’avertissement étaient peintes au pochoir ou simplement collées, l’installation étant trop rudimentaire pour les générateurs entoptiques.

Ils prirent une passerelle métallique aux poutrelles vibrantes qui menait, à travers la résille géodésique, vers la peau noire de l’objet amarantin. Ils étaient à mi-hauteur, au niveau de la rainure, mais trop près pour qu’il leur paraisse encore sphérique. Ils n’en voyaient que la paroi noire, lisse, impénétrable, aussi gigantesque et sans profondeur que l’image du Voile de Lascaille dont il avait conservé le souvenir après son retour de Spindrift. Ils suivirent la passerelle jusqu’à ce qu’elle les emmène dans la rainure.

Elle s’incurvait aussitôt vers la droite. Ils étaient entourés sur les trois côtés – à gauche, en haut et en bas – par la substance noire bizarrement lisse de l’artefact. Ils marchaient sur un caillebotis fixé, en dessous, par des ventouses, le matériau étant à peu près sans friction. Sur la droite, une rambarde placée à hauteur de la taille les séparait symboliquement de plusieurs centaines de mètres de vide. Tous les cinq ou six mètres, une lampe était assujettie à la paroi intérieure par des blocs d’époxy, et tous les vingt mètres environ était placé un panneau arborant des symboles incompréhensibles.

Ils suivaient cette rampe inclinée depuis trois ou quatre minutes lorsque Girardieau ordonna la halte. Ils étaient arrivés à un entrelacs de câbles électriques, de lampes et de consoles de communication. La paroi gauche de la rainure s’enfonçait vers l’intérieur.

— Nous avons mis des semaines à découvrir le moyen d’entrer, dit Girardieau. Au départ, la tranchée était colmatée par du basalte. Il a fallu que nous la dégagions complètement pour découvrir cet endroit où le basalte semblait s’enfoncer dans la sphère. On aurait dit qu’il obstruait une sorte de tunnel radial qui aurait débouché dans la tranchée.

— Vous avez travaillé comme de vaillants petits castors, à ce que je vois.

— Ça n’a pas été tout seul, répondit Girardieau. Par comparaison, l’excavation de la tranchée était du gâteau. Ici, nous avons dû forer et extraire les gravats par le même petit trou. Il y en a qui proposaient d’utiliser des chalumeaux pour percer des tunnels secondaires afin d’accélérer le travail, mais nous ne nous y sommes pas risqués. Et puis nos forets à pointe minérale n’arrivaient pas à entamer le matériau de la sphère.

La curiosité scientifique de Sylveste prit momentanément le dessus sur la tentation de minimiser les tentatives de Girardieau pour l’impressionner.

— On sait ce qu’est cette matière ?

— Du carbone, principalement, avec un peu de fer, du niobium, quelques métaux rares et des oligo-éléments. Mais nous n’en connaissons pas la structure. Ce n’est pas simplement une forme allotropique du diamant que nous n’avons pas encore inventée, ni même de l’hyperdiamant. Les quelques dizaines de millimètres de la surface sont peut-être proches du diamant, mais, en profondeur, la chose semble subir une sorte de transformation structurelle complexe. Il se pourrait que la structure ultime – à une profondeur que nous n’avons pas encore explorée – ne soit même pas vraiment cristalline mais fracturée en milliards de macromolécules lourdes qui auraient le poids du carbone, conglomérées en une masse co-agissante. Ces molécules semblent parfois se frayer un chemin vers la surface le long des failles du réseau cristallin ; c’est ainsi que nous les avons détectées.

— On dirait, à t’entendre, que ce serait délibéré.

— Ça se pourrait. Les molécules sont peut-être des espèces de petits enzymes conçus pour réparer la croûte de diamant quand elle est endommagée. Mais nous n’avons pas réussi à isoler une seule de ces macromolécules, pas sous une forme stable du moins, ajouta-t-il avec un haussement d’épaules. Tout se passe comme si elles perdaient leur cohérence dès qu’elles sont séparées de la matrice. Elles s’effondrent avant que nous ayons le temps de les analyser en profondeur.

— D’après ta description, dit Sylveste, ça ressemble beaucoup à une forme de technologie moléculaire.

Girardieau regarda Sylveste en souriant, l’air d’approuver le petit jeu auquel ils se livraient.

— Sauf que nous savons que les Amarantins étaient beaucoup trop primitifs pour faire une chose pareille.

— Évidemment.

— Évidemment, répéta Girardieau avec un sourire, adressé cette fois au groupe entier. Si nous poursuivions à l’intérieur ?

Le réseau de galeries qui partait de la rainure était plus complexe que Sylveste ne l’imaginait. Il avait supposé que le tunnel radial s’enfonçait sur la distance voulue pour traverser la coque de l’objet, et qu’ils arriveraient à une cavité, mais il n’en était rien. Il se retrouva dans un véritable dédale. Le boyau suivait une direction radiale sur une dizaine de mètres environ, puis il faisait un coude vers la gauche et se ramifiait bientôt en un système de tunnels inextricables. Les circuits étaient repérés avec des marqueurs adhésifs, mais le code de couleurs était trop énigmatique et n’avait aucun sens pour Sylveste. Au bout de cinq minutes, il était complètement désorienté. Quelque chose lui disait, pourtant, qu’ils ne s’étaient pas enfoncés très profondément dans la chose. C’était comme si le labyrinthe était l’œuvre d’un asticot dément qui aurait préféré la partie de la pomme située juste sous la peau. Ils finirent malgré tout par traverser ce qui paraissait être une fissure régulière dans la matière de la chose. Girardieau expliqua qu’elle était structurée selon une série de coques concentriques. Pendant qu’ils poursuivaient leur chemin dans un nouveau réseau de galeries inextricables, Girardieau les régala d’histoires spécieuses sur l’exploration initiale de l’objet.

Ils étaient au courant de son existence depuis deux ans – depuis que Sylveste avait attiré l’attention de Pascale sur la bizarrerie que constituait la date d’enfouissement de l’obélisque. L’excavation de la caverne avait pris presque tout ce temps. L’étude du dédale intérieur de l’objet n’avait commencé que quelques mois auparavant. Il y avait eu plusieurs accidents mortels, au début. Rien de mystérieux, apparemment – juste des équipes qui s’étaient perdues dans des parties non cartographiées du labyrinthe et qui étaient tombées dans des portions verticales du réseau de galeries où le plancher de sécurité n’avait pas encore été fixé. Une femme était morte de faim après s’être aventurée trop loin sans laisser de repères derrière elle. Des cyborgs l’avaient retrouvée, deux semaines plus tard. Elle avait tourné en rond, parfois à quelques minutes à peine des zones sécurisées.

L’avance dans la dernière coque concentrique se révéla plus lente et plus délibérée que dans les quatre précédentes. Ils descendirent jusqu’à une portion de galerie agréablement horizontale qui débouchait dans une lumière laiteuse.

Girardieau prononça quelques mots dans le bout de sa manche et la lumière diminua d’intensité.

Ils poursuivirent leur avancée dans la pénombre. Peu à peu leur respiration cessa de se répercuter sur les parois. L’espace jusqu’alors exigu s’élargit. Le seul bruit audible provenait du ronronnement des pompes à air, non loin de là.

— Cramponnez-vous, annonça Girardieau. Nous y sommes.

Sylveste se prépara à l’inévitable désorientation provoquée par le retour à la lumière. Pour une fois, il se moquait pas mal des discours théâtraux de Girardieau. Il en retirait même, dans une certaine mesure, le plaisir de la découverte par procuration. Évidemment, il était seul à comprendre ce sentiment pour ce qu’il était. Mais il décida de ne pas rechigner pour le moment. Ç’aurait été mal venu. Après tout, ils ne sauraient jamais quel effet faisait la vraie découverte. Pour un peu, il aurait eu pitié d’eux, si ce n’est qu’en ce moment la vision révélée dans la lumière le privait de toute pensée cohérente.

C’était une cité non humaine.