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— Désolé pour vos yeux, fit une voix après une éternité de souffrance et d’agitation.
L’espace d’un instant, Sylveste se démena dans une sorte de confusion mentale, tentant de remettre de l’ordre dans les récents événements. Quelque part dans le passé récent il y avait son mariage, les assassinats, la fuite dans le labyrinthe, le gaz soporifique, mais il n’arrivait pas à relier tout cela. C’était comme s’il avait tenté de reconstituer, à partir d’une poignée de faits disparates, une biographie dont les événements recelaient une familiarité obsédante.
Il était ligoté, et les liens trop serrés lui coupaient la circulation. Et puis il y avait la douleur incroyable qui avait explosé dans sa tête quand l’homme avait pointé son arme sur lui…
Il était aveugle. Le monde avait disparu, remplacé par un patchwork gris, fixe, qui était le mode d’arrêt d’urgence de sa vision. L’œuvre de Calvin avait subi de graves dégâts. Ses yeux n’avaient pas seulement cessé de fonctionner ; ils étaient hors d’usage.
— Mieux valait que vous ne puissiez pas nous voir, reprit la voix, tout près de lui, à présent. Nous aurions pu vous bander les yeux, mais nous ne savions pas de quoi ces petits bijoux étaient capables. Ils auraient pu voir à travers le tissu. C’était plus facile comme ça. Une pulsion magnétique concentrée… ça n’a pas dû être agréable. On vous a grillé quelques circuits. Désolé, dit-il en réussissant à ne pas avoir l’air désolé le moins du monde.
— Et ma femme ?
— La fille de Girardieau ? Elle va bien. Nous n’avons pas eu besoin d’employer des moyens aussi radicaux avec elle.
Peut-être parce qu’il était aveugle, Sylveste était plus sensible aux mouvements de son environnement. Ils devaient être en avion, et il devina qu’ils empruntaient un dédale de canyons et de vallées pour éviter les tempêtes de poussière. Il se demanda à qui pouvait être l’avion, et qui dirigeait maintenant les opérations. Les forces gouvernementales de Girardieau tenaient-elles toujours Cuvier ? Et si la colonie était tombée aux mains des rebelles du Sentier Rigoureux ? Aucune de ces deux hypothèses n’était particulièrement réjouissante. Il aurait pu conclure une alliance avec Girardieau, mais celui-ci était mort, maintenant, et Sylveste avait toujours des ennemis dans les forces inondationnistes. Des gens qui reprochaient à Girardieau de l’avoir laissé en vie après le premier soulèvement.
Enfin, il était toujours vivant. Et il lui était déjà arrivé de se retrouver aveugle. Ce n’était pas nouveau pour lui. Il n’en mourrait pas.
— Où allons-nous ? demanda-t-il. On retourne à Cuvier ?
— Et quand bien même ? demanda la voix. Je m’étonne que vous soyez si pressé d’y retourner.
L’appareil bascula, tangua d’une façon inquiétante, dégringola et rebondit comme un jouet dans une tornade. Sylveste essaya vainement de superposer ces tours et détours à sa carte mentale du réseau de canyons qui entouraient Cuvier. Il était probablement beaucoup plus près de la cité amarantine que de chez lui, mais il pouvait aussi être n’importe où sur la planète, à l’heure qu’il était.
— Êtes-vous… commença Sylveste, hésitant.
Il se demanda s’il devait feindre d’ignorer la situation, puis il renonça à cette idée. Il n’avait pas grand-chose à feindre.
— Êtes-vous inondationniste ?
— Qu’en pensez-vous ?
— Je pense que vous êtes le Sentier Rigoureux.
— Mesdames et messieurs, applaudissements, s’il vous plaît !
— C’est vous qui menez la danse, maintenant ?
— C’est nous qui sommes au pouvoir.
Le garde tenta de prendre un ton avantageux, mais Sylveste perçut une légère hésitation dans sa voix. Il ne sait pas très bien où ils en sont, se dit Sylveste. Ils n’étaient probablement pas sûrs de l’issue du soulèvement. Même s’il disait la vérité, il se pouvait que le réseau de communications planétaire ait été endommagé, et qu’il n’ait aucun moyen de s’assurer ou de vérifier jusqu’à quel point ils étaient aux commandes. La capitale avait peut-être résisté, ou elle avait très bien pu tomber aux mains de n’importe quelle autre faction. Ces gens devaient se contenter de la conviction, ou du moins de l’espoir, que leurs alliés avaient réussi, eux aussi.
Et il se pouvait qu’ils aient tout à fait raison, bien sûr.
Des doigts lui plaquèrent un masque sur le visage. Les bords coupants lui entraient dans la peau, mais c’était supportable ; un simple désagrément par rapport à la douleur lancinante de ses yeux blessés.
Il devait faire un effort pour respirer à travers le filtre à poussière intégré au-devant du masque. Les deux tiers de l’oxygène qui arrivait à ses poumons venaient maintenant de l’atmosphère de Resurgam, le troisième tiers étant fourni par une bouteille de gaz comprimé fixée sous le nez du masque. Elle contenait assez de gaz carbonique pour déclencher le réflexe respiratoire de l’organisme.
Il avait à peine senti l’atterrissage de l’appareil. À vrai dire, il comprit qu’ils étaient arrivés lorsque la porte s’ouvrit. Alors le garde détacha ses sangles et le poussa rudement vers le froid et le vent – vers la sortie.
Était-ce le jour ou la nuit, dehors ?
Il n’en avait pas idée ; et aucun moyen de le savoir.
— Où sommes-nous ? demanda-t-il.
Le masque étouffait sa voix, la faisait paraître débile.
— Qu’est-ce que ça change ? lança le garde d’une voix claire, preuve qu’il respirait directement l’air ambiant. Même si la ville était à distance de marche, ce qui n’est pas le cas, vous ne feriez pas trois pas sans vous tuer.
— Je veux parler à ma femme.
Le garde l’empoigna par le bras et le tordit dans son dos avec une telle brutalité que Sylveste eut l’impression qu’il allait lui déboîter l’épaule. Il trébucha, mais le garde le retint.
— Vous lui parlerez quand nous serons prêts. J’vous ai dit qu’elle allait bien, non ? Vous avez pas confiance, ou quoi ?
— Qu’est-ce que vous en pensez ? Je viens de vous voir tuer mon beau-père.
— Vous feriez mieux de baisser la tête.
Une main l’obligea à se pencher, le fit entrer dans un abri. Le vent cessa de lui piquer les oreilles ; soudain, les voix se réverbérèrent sur des murs. Un sas se referma hermétiquement dans son dos, et il n’entendit plus rien. Il n’y voyait rien non plus, mais il sentait que Pascale n’était pas là. Il espéra que ça voulait seulement dire qu’on l’avait emmenée ailleurs, et que ses ravisseurs ne mentaient pas quand ils disaient qu’elle allait bien.
Quelqu’un lui arracha son masque.
On le fit ensuite marcher de force dans des couloirs étroits, sur lesquels il se raclait les épaules et qui puaient comme s’ils servaient de latrines. Son guide l’aida à négocier un escalier branlant, puis ils prirent deux ascenseurs qui descendirent par saccades sur une distance impossible à évaluer. Ils l’emmenèrent dans un espace souterrain à l’odeur métallique, plein de courants d’air, où le moindre bruit éveillait des échos. Ils passèrent devant une conduite d’air qui charriait l’aigre proclamation du vent soufflant de la surface. Par intermittences, il entendait des bribes de paroles. Il avait l’impression de reconnaître les intonations, mais il était incapable de mettre des noms sur les voix.
Et puis, enfin, il se retrouva dans une pièce.
Il sentait quasiment la pression incolore, cubique, des murs. Peints en blanc, il en était sûr.
Quelqu’un dont l’haleine empestait le chou s’approcha de lui. Des doigts lui palpèrent délicatement le visage. Des doigts gantés dans une matière non texturée, qui sentait vaguement le désinfectant. Ils lui effleurèrent les yeux, les tapotèrent avec quelque chose de dur.
Chaque petit choc lui envoyait une nova de souffrance derrière les tempes.
— Vous lui arrangerez ça quand je vous le dirai, coupa une voix féminine, si rauque qu’on aurait pu la croire masculine, et qu’il reconnut, sans doute possible. Pour le moment, qu’il reste aveugle.
Des pas s’éloignèrent. Celle qui avait parlé avait dû congédier le guide d’un geste silencieux. À présent tout seul, sans point de repère, Sylveste sentit qu’il perdait l’équilibre. Où qu’il aille, quelque mouvement qu’il fasse, la grisaille planait devant lui. Il avait les jambes en coton, mais il n’avait rien à quoi se retenir. Pour ce qu’il en savait, il aurait pu se tenir sur une planche de bois, dix étages au-dessus du sol.
Il commença à basculer, battit pathétiquement des bras…
Quelqu’un le retint en le prenant par le coude. Il y eut un râle pulsatile, comme si quelqu’un sciait du bois.
Sa propre respiration.
Il entendit un cliquetis humide et il sut qu’elle avait ouvert la bouche. Elle allait parler. Elle devait sourire en le regardant.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Salaud ! Vous ne vous souvenez même pas de ma voix !
Les doigts de la femme s’enfoncèrent dans son avant-bras, localisant habilement les nerfs, les pinçant aux endroits stratégiques. Il poussa un jappement. C’était le premier stimulus qui lui faisait oublier la souffrance de ses yeux.
— Je vous le jure ! répondit Sylveste. Je ne sais pas qui vous êtes.
Elle relâcha la pression. Ses nerfs et ses tendons, libérés, lui valurent un nouveau sursaut de douleur qui laissa place à une sensation vaguement désagréable dans tout le bras, jusqu’à l’épaule.
— Vous devriez, Dan, répondit la voix cassée. Vous me croyiez morte depuis longtemps, enfouie sous un glissement de terrain.
— Sluka ! s’exclama-t-il.
Volyova allait voir le capitaine lorsqu’il se passa quelque chose de troublant. Maintenant que tout l’équipage – y compris Khouri – dormait dans son caisson cryogénique, Volyova avait repris la bonne habitude de parler avec le capitaine, en élevant la température de son cerveau de la fraction de degré nécessaire pour lui permettre de retrouver un soupçon, un embryon de conscience. Elle avait pris cette habitude depuis près de deux ans, et elle continuerait pendant les deux ans et demi à venir, jusqu’à ce que le vaisseau atteigne le système de Resurgam et que les autres sortent de cryosomnie. Leurs conversations n’étaient pas très fréquentes, évidemment ; elle ne pouvait prendre le risque de réchauffer trop souvent le capitaine, car chaque fois la contamination gagnait du terrain sur lui et sur la matière environnante, mais il y avait de petites oasis d’interaction humaine au fil des semaines qu’elle passait, en dehors de cela, à contempler les virus, les armes et généralement le matériau malade du vaisseau.
Volyova attendait donc ces moments avec une certaine impatience, même si le capitaine donnait rarement l’impression de se souvenir de leurs conversations d’une fois sur l’autre. Pis encore, c’était comme si leur relation s’était refroidie, dernièrement. C’était en partie dû au fait que Sajaki n’avait pas réussi à repérer Sylveste dans le système de Yellowstone, condamnant le capitaine à une nouvelle demi-décennie de torture au minimum, et à beaucoup plus s’ils n’arrivaient pas à trouver Sylveste sur Resurgam, éventualité que Volyova se refusait à exclure. Les choses se compliquaient du fait que le capitaine lui demandait chaque fois où ils en étaient de leurs recherches, et qu’elle devait chaque fois lui répondre que ça ne se passait pas aussi bien qu’ils l’auraient voulu. Là-dessus, le capitaine sombrait dans la morosité – comment aurait-elle pu lui en vouloir ? – et le ton de la conversation s’assombrissait, au point, parfois, que le capitaine cessait de communiquer. Lorsqu’elle réessayait de lui parler, des jours ou des semaines plus tard, il avait oublié ce qu’elle lui avait dit et l’échange se répétait, sauf que Volyova s’efforçait de lui annoncer la nouvelle avec plus de ménagements, ou de la présenter sous un meilleur jour.
L’autre chose qui projetait une ombre sur leurs entretiens était que Volyova harcelait le capitaine, le tarabustait au sujet de la visite qu’ils avaient rendue, Sajaki et lui, aux Schèmes Mystifs. Volyova ne s’intéressait à cette histoire que depuis quelques années, depuis qu’elle rapprochait le changement de caractère de Sajaki de cette expédition. Il est vrai que c’était précisément dans ce but – la modification de sa personnalité – qu’on allait voir les Mystifs. Mais pourquoi Sajaki aurait-il permis à ces non-humains de lui faire subir un changement négatif ? Il était plus cruel qu’avant, despotique et buté, lui qui était auparavant un chef sévère mais juste, un membre respecté du Triumvirat. Maintenant, c’est à peine si elle lui faisait confiance. Et au lieu de projeter de la lumière sur le changement, le capitaine éludait ses questions avec agressivité et elle repartait encore plus obnubilée par ce qui s’était passé.
Elle s’apprêtait à lui parler, donc, en ruminant tous ces problèmes, en se demandant comment elle allait répondre à l’inévitable question sur Sylveste et par quel biais elle allait aborder le sujet des Mystifs. Elle tournait et retournait tout cela dans sa tête en suivant le chemin habituel, qui la faisait passer par la cache d’armes.
Et c’est alors qu’elle vit que l’une des armes – l’une des plus redoutables, évidemment – semblait avoir été déplacée.
— Il y a du nouveau, dit la Demoiselle. Du prévu, et de l’imprévu.
C’était une surprise d’être consciente ; et une autre, plus grande encore, d’entendre la Demoiselle. Khouri se souvenait – c’était même son dernier souvenir – de s’être allongée dans le caisson. Volyova était penchée sur elle et tapotait des commandes sur son bracelet. Elle ne voyait, ne sentait rien, pas même le froid, et pourtant elle savait qu’elle était toujours en cryosomnie, et donc plus ou moins endormie.
— Où… quand… sommes-nous ?
— Vous êtes toujours à bord du vaisseau, à mi-chemin de Resurgam, ou à peu près. Nous allons très vite : à moins de un pour cent de la vitesse de la lumière. J’ai légèrement remonté votre température neurale pour que nous puissions parler.
— Et si Volyova s’en aperçoit ?
— Je crains que ce ne soit le dernier de nos soucis. Vous vous souvenez de la cache d’armes, vous vous souvenez que j’ai trouvé quelque chose caché dans l’architecture du poste de tir ? Eh bien, le message que les limiers ont rapporté n’était pas facile à décrypter. Au cours des trois années écoulées… les informations qu’ils ont rapportées se sont à présent éclaircies.
Khouri eut une vision de la Demoiselle étripant ses limiers, étudiant la topologie de leurs entrailles sanglantes.
— Le passager clandestin est donc bien réel ?
— Oh oui. Et hostile, en plus, mais nous y reviendrons.
— Une idée de ce que c’est ?
— Non, répondit-elle laconiquement, comme sur la défensive. Mais ce que j’ai appris est presque aussi intéressant.
Ce que la Demoiselle avait à dire concernait la topologie du poste de tir. C’était un conglomérat d’ordinateurs d’une complexité phénoménale : des couches accrétées au fil des décennies de la vie du vaisseau. Il était peu probable que quiconque – et pas même Volyova – ait pu saisir plus que des bribes de cette topologie, de la façon dont les différentes strates s’interpénétraient, se repliaient sur elles-mêmes. D’un autre côté, le poste de tir était facile à visualiser, puisqu’il était à peu près complètement déconnecté du reste du vaisseau, raison pour laquelle la majeure partie des fonctions supérieures de la cache d’armes étaient accessibles uniquement à celui ou celle qui occupait physiquement le poste de tir. Lequel était entouré par un mur pare-feu. De plus, pour des raisons tactiques, les données ne pouvaient transiter que du reste du vaisseau vers le poste de tir : comme les armes du poste (et pas seulement celles de la chambre secrète) quittaient le vaisseau lorsqu’on en faisait usage, elles offraient potentiellement le moyen aux armes ennemies de pénétrer dans le vaisseau, sous forme de virus, par exemple. C’est pourquoi le poste de tir était isolé du restant du vaisseau par un sas à sens unique, qui ne laissait passer que les données entrantes ; rien de ce qui se trouvait à l’intérieur ne pouvait en sortir.
— Nous avons donc découvert quelque chose dans le poste de tir, dit la Demoiselle. Maintenant, je vous invite à tirer la conclusion logique.
— Quoi qu’il s’y trouve, ça n’a pu y entrer que par erreur.
— En effet ! répondit la Demoiselle, l’air ravi, comme si c’était une découverte. Nous ne pouvons écarter la possibilité que l’entité ait réussi à entrer dans le poste de tir grâce aux armes, mais je crois beaucoup plus vraisemblable qu’elle soit passée par la trappe. Et figurez-vous que je sais aussi quand on l’a empruntée pour la dernière fois.
— Il y a longtemps ?
— Dix-huit ans, en années de bord, répondit la Demoiselle. En temps universel, disons entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans avant votre recrutement.
— Sylveste… avança Khouri d’un ton méditatif. Sajaki a dit que la disparition de Sylveste n’en était pas une ; il était à bord. Ils l’avaient fait venir pour soigner le capitaine Brannigan. Les dates coïncident-elles ?
— Exactement. Ça devait être en 2460, une vingtaine d’années après le retour de Sylveste de chez les Vélaires.
— Vous pensez qu’il aurait amené… quelque chose avec lui ?
— Tout ce que nous savons, c’est ce que Sajaki nous a dit : Sylveste a accepté d’héberger la simulation de Calvin pour soigner le capitaine Brannigan. À un moment donné de l’opération, Sylveste a dû se trouver connecté à la sphère de données du vaisseau. C’est peut-être comme ça que le passager clandestin s’est introduit à bord. Après quoi – très peu de temps après, je suppose – il est entré dans le poste de tir par le sas à sens unique.
— C’est ce qu’il semble.
Ça devenait une habitude : chaque fois que Khouri pensait avoir réussi à mettre un peu d’ordre dans ses idées, un fait nouveau venait tout bouleverser. Elle se faisait l’impression d’être une astronome médiévale amenée à créer des mécaniques cosmologiques de plus en plus compliquées afin d’incorporer les nouvelles bizarreries qu’elle avait observées. Voilà maintenant que d’une certaine façon encore incompréhensible il semblait y avoir un lien entre Sylveste et le poste de tir. Au moins, elle pouvait se consoler en arguant de son ignorance. Même la Demoiselle était réduite à quia[1].
— Vous avez dit que la chose était hostile, dit-elle avec circonspection, pas vraiment sûre de vouloir poser d’autres questions, au cas où les réponses seraient trop difficiles à assimiler.
— Oui, répondit la Demoiselle d’un ton un peu hésitant. Les limiers étaient une erreur. Je me suis emballée. J’aurais dû me rendre compte que le Voleur de Soleil…
— Le Voleur de Soleil ?
— C’est le nom qu’il se donne. Le passager clandestin, je veux dire.
Ce n’était pas bon. Comment connaissait-elle le nom de la chose ? Fugitivement, Khouri se rappela que Volyova lui avait demandé, une fois, si ce nom lui disait quelque chose. Mais il y avait autre chose derrière tout ça. C’était comme si elle avait entendu ce nom dans ses rêves, il y avait déjà un certain temps, maintenant. Khouri s’apprêtait à répondre lorsque la Demoiselle reprit la parole :
— Il a profité des limiers pour s’échapper, Khouri. Au moins en partie. Et cette partie les a utilisés pour s’introduire dans votre tête.
Sylveste n’avait pas de moyen fiable de mesurer le passage du temps dans sa nouvelle prison. Tout ce dont il était encore certain, c’était que bien des jours avaient passé depuis sa capture ; il pensait qu’il avait été drogué, plongé de force dans un sommeil comateux, sans rêves. Et quand il rêvait, ce qui était rare, il voyait des choses, mais ses rêves tournaient toujours autour de sa cécité imminente et du caractère précieux de sa maigre vision résiduelle. Lorsqu’il se réveillait, il ne voyait que du gris, mais au bout d’un certain temps – des jours, pensait-il – la grisaille avait perdu sa structure géométrique. Le schéma avait été imposé à son cerveau depuis trop longtemps. Il ne faisait plus que la filtrer. Ce qui en restait était un néant incolore, même plus gris, juste une aveuglante absence de couleur.
Il se demanda ce qu’il ratait. Peut-être son environnement était-il tellement terne et Spartiate que son esprit aurait, tôt ou tard, joué le même rôle de filtre, même s’il avait conservé la vue. Il ne sentait que la roche environnante, terne et sans écho ; des tonnes de roche, peut-être. Il pensait constamment à Pascale, mais il avait de plus en plus de mal, au fur et à mesure que les jours passaient, à garder son image en mémoire. Le gris semblait imprégner tous ses souvenirs, les recouvrir comme du béton. Et puis un jour, alors qu’il venait de finir de manger, la porte de la cellule s’ouvrit, et deux voix se firent entendre.
La première était la voix coassante de Gillian Sluka.
— Tâchez de faire quelque chose pour lui, dit-elle. Mais ne poussez pas.
— Il faudrait l’endormir le temps de l’opération, répondit l’autre voix, une voix mâle, graillonnante.
Sylveste reconnut son haleine qui sentait le chou.
— Il faudrait, mais vous ne le ferez pas, reprit la voix féminine, qui ajouta, après une hésitation : Je ne vous demande pas de faire des miracles, Falkender. Je veux juste que ce salaud me voie.
— Accordez-moi quelques heures, répondit le dénommé Falkender. (Il y eut un bruit, comme s’il posait quelque chose sur la table aux angles écornés de la cellule.) Je ferai de mon mieux, dit-il dans un marmonnement presque inaudible. D’après ce que je sais, ces yeux n’avaient rien de spécial avant que vous le fassiez aveugler.
— Une heure, dit-elle en claquant la porte derrière elle.
Sylveste, qui vivait dans le silence depuis sa capture, eut l’impression que la secousse lui ébranlait le cerveau. Il avait trop longtemps essayé de capter le moindre bruit, comme s’il espérait y glaner un indice du sort qui l’attendait. Au fil du temps, le silence l’avait sensibilisé.
Il sentit que Falkender se rapprochait de lui.
— C’est un plaisir de m’occuper de vous, docteur Sylveste, dit-il d’un ton un peu méfiant. J’ai bon espoir d’arriver à réparer, avec le temps, l’essentiel des dégâts qu’elle vous a causés.
— Elle vous a donné une heure, lui rappela Sylveste. (Sa propre voix lui parut étrangère : il y avait trop longtemps qu’il n’avait émis que des paroles incohérentes, marmonnées dans son sommeil.) Que pouvez-vous bien faire en une heure ?
Il entendit l’homme fourrager dans ses instruments.
— Au moins, améliorer les choses pour vous, fit-il en ponctuant sa remarque de bruits de glotte. Évidemment, je pourrai en faire davantage si vous ne bougez pas. Mais je ne peux pas vous promettre que ce sera agréable pour vous.
— Je suis sûr que vous ferez de votre mieux.
Les doigts de l’homme lui palpèrent légèrement les yeux.
— J’ai toujours admiré votre père, vous savez. (Autre bruit de glotte, qui rappela à Sylveste les volatiles de Jannequin.) On sait bien que c’est lui qui vous a fabriqué ces yeux.
— Sa simulation bêta, corrigea Sylveste.
— Bien sûr, bien sûr.
Il imagina Falkender en train d’écarter, d’un geste, cette distinction vaporeuse.
— Et pas sa simu alpha, non plus – tout le monde sait qu’elle a disparu il y a des années.
— Je l’ai vendue aux Mystifs, répondit platement Sylveste.
La vérité, qu’il avait tue pendant des années, venait de jaillir de sa bouche comme un petit pépiement aigre.
Falkender fit un drôle de bruit de gorge que Sylveste finit par assimiler à un rire.
— Bien sûr, bien sûr. Vous savez, je m’étonne que personne ne vous en ait jamais accusé. Enfin, c’est le cynisme humain.
Un bourdonnement aigu se fit entendre, suivi par une vibration éprouvante pour les nerfs.
— Je crains que vous ne deviez renoncer à la perception des couleurs, annonça Falkender. Je ne pourrai guère faire mieux qu’une vision monochrome.
Khouri aurait voulu souffler un moment, prendre un peu de temps pour mettre de l’ordre dans ses idées, pour écouter en silence la respiration de la présence invasive dans sa tête. Mais la Demoiselle parlait toujours.
— Je crois que le Voleur de Soleil a déjà tenté ça une fois, dit-elle. Je fais allusion à votre prédécesseur, évidemment.
— Vous voulez dire que le passager clandestin aurait essayé de s’introduire dans la tête de Nagorny ?
— Exactement. Sauf que dans le cas de Nagorny, il n’y avait pas de limiers pour lui faire faire un bout de chemin. Le Voleur de Soleil a dû se rabattre sur un moyen plus brutal.
Khouri réfléchit à ce que Volyova lui avait raconté.
— Assez brutal pour rendre Nagorny fou ?
— De toute évidence, confirma sa compagne en hochant la tête. Et peut-être le Voleur de Soleil a-t-il seulement tenté de lui imposer sa volonté. Comme il ne pouvait quitter le poste de tir, il s’est contenté d’essayer de faire de Nagorny son jouet. Peut-être grâce à une suggestion subconsciente, pendant qu’il était au poste de tir.
— Et qu’est-ce qui m’attend au juste ? C’est grave ?
— Vous ne risquez pas grand-chose pour le moment. Il n’y avait que quelques limiers ; pas assez pour qu’il puisse faire beaucoup de dégâts.
— Et que leur est-il arrivé ? Aux limiers, je veux dire ?
— Je les ai décryptés, évidemment. J’ai déchiffré leurs messages. Mais ce faisant, je me suis ouverte à lui. Au Voleur de Soleil. Les limiers avaient dû le limiter, parce que son attaque sur moi n’a pas été subtile. Heureusement, parce que, sans ça, j’aurais pu ne pas déployer mes défenses à temps. Je n’ai pas eu trop de mal à reprendre le dessus, mais je n’avais affaire qu’à une petite partie de lui, bien sûr.
— Alors, tout va bien ?
— Pas tout à fait. Je l’ai chassé – mais seulement de l’implant dans lequel je réside. L’ennui, c’est que mes défenses ne s’étendent pas à vos autres implants, et notamment pas à ceux de Volyova.
— Il est encore dans ma tête ?
— Il n’aurait peut-être même pas eu besoin des limiers pour y entrer, reprit la Demoiselle. Il aurait pu s’introduire dans les implants de Volyova la première fois qu’elle vous a fait asseoir au poste de tir. Mais il a dû trouver les limiers plus commodes. S’il n’avait pas essayé de m’envahir avec eux, j’aurais pu ne pas sentir sa présence dans vos autres implants.
— C’est aussi l’impression que j’ai.
— Bon. Ça prouve que mes contre-mesures sont efficaces. Vous vous souvenez comment je les ai utilisées contre les thérapies de loyauté de Volyova ?
— Oui, répondit Khouri, mornement incertaine qu’elles aient tout à fait aussi bien fonctionné que la Demoiselle voulait le croire.
— Eh bien, celles-ci marchent à peu près de la même façon. La seule différence, c’est que je les utilise contre les sites de votre esprit que le Voleur de Soleil a occupés. Depuis deux ans, nous menons une sorte de… de guerre froide, acheva-t-elle comme si elle avait eu une vision prophétique.
— Froide, forcément.
— Et au ralenti, ajouta la Demoiselle. Le froid nous a privées de l’énergie d’en faire davantage. Et puis, naturellement, il fallait prendre garde à ne pas vous faire de mal. Vous blesser ne nous aurait été d’aucune utilité, au Voleur de Soleil ou à moi-même.
Khouri se rappela pourquoi et comment cette conversation était possible.
— Mais à présent que je suis réchauffée…
— Vous comprenez bien. Notre campagne s’est intensifiée depuis le réchauffement. Il se pourrait que Volyova soupçonne quelque chose. Un scraper est en train de déchiffrer votre cerveau en ce moment même. Allez savoir si elle n’a pas détecté la guerre neurale que nous nous livrons, le Voleur de Soleil et moi-même ? J’aurais dû m’abstenir, mais le Voleur de Soleil en aurait profité pour abattre mes contre-mesures.
— Mais vous arrivez à le tenir en respect…
— Je crois. Enfin, au cas où je ne réussirais pas, je me suis dit que vous méritiez de savoir ce qui se passait.
Ce qui était raisonnable. Mieux valait savoir que le Voleur de Soleil était en elle plutôt que de croire à tort qu’elle était clean.
— Je voulais aussi vous prévenir. Il est presque entièrement resté au poste de tir. Il tentera sans doute de s’insinuer en vous, aussi complètement que possible, à la première occasion.
— Vous voulez dire, la prochaine fois que j’entrerai dans le poste de tir ?
— J’admets que les options sont limitées, répondit la Demoiselle. Mais je pensais qu’il valait mieux vous informer de la situation.
Khouri se dit qu’elle était loin, très loin, d’en arriver là, même marginalement. Mais le fantôme disait vrai sur un point : mieux valait apprécier le danger que l’ignorer.
— Vous savez, répondit-elle, si cette chose a vraiment été apportée par Sylveste, le tuer ne devrait pas me poser trop de problèmes.
— Parfait. Et la nouvelle n’est pas foncièrement mauvaise, je vous assure. Quand j’ai envoyé ces limiers dans le poste de tir, j’ai aussi envoyé un avatar de moi-même. Et je sais, par les rapports des limiers, que Volyova n’a pas détecté mon avatar. Au moins pendant les premiers jours. Ce qui remonte, évidemment, à plus de deux ans… mais je n’ai pas de raison de soupçonner qu’elle l’a détecté depuis.
— Pourvu que le Voleur de Soleil ne l’ait pas détruit.
— Argument retenu, convint-elle. Mais si le Voleur de Soleil est aussi intelligent que je le soupçonne, il ne fera rien qui risque d’attirer l’attention sur lui. Rien ne lui prouve que ce n’est pas Volyova qui a envoyé cet avatar dans le système. Elle a suffisamment de doutes elle-même.
— Pourquoi avez-vous fait ça ?
— Pour pouvoir, si nécessaire, prendre le contrôle du poste de tir.
Si Calvin avait eu une tombe, se dit Sylveste, alors il se serait retourné dedans plus vite que Cerbère n’orbitait autour de l’étoile neutronique Hadès. Il aurait été affolé par la façon dont on violait son œuvre. Mais Calvin était mort – ou du moins avait perdu son existence corporelle – bien avant que sa simu n’ait forgé la vision de Sylveste. Ce genre de jeux intellectuels l’aidaient à oublier la douleur, au moins une partie du temps. En fait, il n’y avait jamais vraiment eu une seule période, depuis sa capture, où il n’avait souffert. Si Falkender pensait que son intervention chirurgicale exacerbait l’agonie de Sylveste à un degré significatif, il se flattait.
Et finalement, miraculeusement, la douleur commença à diminuer.
Ce fut comme si un vide s’ouvrait dans sa tête, un ventricule glacé, plein de vent, qui ne s’y trouvait pas auparavant. La disparition de la douleur lui fit le même effet que la suppression d’un contrefort intérieur. Il eut l’impression qu’il s’effondrait, que des pans entiers de sa psyché cédaient en grinçant sous leur poids soudain trop lourd. Il dut faire un effort pour retrouver une partie de son équilibre interne.
Mais, à présent, sa vision était peuplée de fantômes incolores, évanescents.
En l’espace de quelques secondes, ils prirent une forme distincte. Celle des murs de la pièce – aussi nus et dépouillés qu’il les avait imaginés – et d’un visage masqué penché au-dessus de lui. Falkender avait à la main une sorte de gant de chrome terminé non par des doigts mais par un feu d’artifice de petits instruments brillants. On aurait dit une sorte d’écrevisse. L’un des yeux de l’homme disparaissait derrière un système de lentilles pareil à un monocle, relié au gant par un câble d’acier segmenté. Il avait la peau livide, comme un ventre de lézard. Son œil visible était flou et cyanosé. Des taches de sang séchaient sur son front. Le sang était gris-vert, mais Sylveste savait ce que c’était.
En réalité, maintenant qu’il y faisait attention, tout était gris-vert.
Le gant recula, et Falkender l’ôta avec son autre main. Un voile de lubrifiant moirait sa peau.
L’homme commença à remballer son nécessaire.
— Bon, je ne vous ai pas promis de miracle, dit-il. Et vous auriez eu tort d’en espérer un.
Lorsqu’il bougeait, c’était par saccades, et Sylveste mit un moment à comprendre que ses yeux ne percevaient que trois ou quatre images à la seconde. Le monde se déplaçait du même mouvement heurté que ces dessins animés que les enfants crayonnaient aux coins de leurs livres, et auxquels ils donnaient vie en les feuilletant entre le pouce et l’index. Toutes les quelques secondes, il se produisait une inversion de profondeur et Falkender apparaissait comme un creux en forme d’homme évidé dans le mur de la cellule. Parfois, une partie de son champ de vision se brouillait, restait fixe pendant dix secondes ou davantage, même s’il braquait son regard vers une autre partie de la pièce.
Enfin, c’était une vision, ou du moins une cousine idiote de la vision.
— Merci, dit Sylveste. C’est… bien mieux.
— Il faut que nous y allions, répondit Falkender. Nous avons déjà cinq minutes de retard sur le programme.
Sylveste hocha la tête et ce seul mouvement suffit à déclencher une migraine pulsatile, mais ce n’était rien par rapport aux souffrances qu’il avait endurées lorsque Falkender s’occupait de lui.
Il se leva et alla vers la porte. Est-ce parce qu’il s’en approchait maintenant dans un but donné, parce que, pour la première fois, il s’attendait vraiment à la franchir ? Quoi qu’il en soit, ce mouvement lui parut soudain pervers, étranger. Il avait l’impression d’être au bord d’un précipice et sur le point de tomber dedans. Il avait perdu son sens de l’équilibre. Tout se passait comme si son oreille interne s’était habituée à l’absence de vision et était perturbée par son retour. Puis deux gorilles du Sentier Rigoureux apparurent dans le couloir, devant la porte de sa cellule, le prirent par les bras, et le vertige passa.
Falkender leur emboîta le pas.
— Attention. Il peut y avoir des problèmes de perception…
Sylveste l’entendait, mais ses paroles n’avaient aucun sens pour lui. Il savait où il était, et cette prise de conscience était trop bouleversante pour lui. Il était de retour chez lui, après plus de vingt ans d’exil.
Sa prison était Mantell, un endroit qu’il n’avait pas revu et auquel il n’avait pour ainsi dire jamais repensé depuis le soulèvement.
Vieilli. Être à quia. N’avoir rien à répondre. (N.d.Scan.)