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Il n’était pas long le trajet de l’hosto à l’hôtel où nous jouissons de chambres communicantes ; pourtant il m’a épuisé. M’est avis que ma santé en a pris un vieux coup, dans les nordures canadoches. Une mouche ferait du jumping sur mon pif, je n’aurais pas la force de la chasser. Le Vieux, qui plastronne, déclare :
— Je vais devoir vous abandonner, messieurs, pour assister au dîner que le Premier ministre donne en mon honneur. Antoine, je suis certain qu’une nuit de repos vous requinquera et que, dès demain, vous allez pouvoir vous mettre au travail.
Un ordre !
J’opine.
II saisit le montant sud de mon plumard ; s’y appuie des deux mains comme au pupitre d’une tribune et trémole :
— Il était la vaillance même ! II était le courage personnifié ! Il était l’honneur de la police et, j’oserai ajouter, quelque part, il était également celui de la France !
II secoue la tête avec désolation.
— Vous auriez entendu votre éloge funèbre, Antoine, vous vous le seriez rappelé toute votre vie ! Je me suis réellement surpassé. Et puis, voilà : vous existez toujours !
Soupir profond et long des tendres violons…
— Quel dommage qu’un tel discours ait perdu sa raison d’être, Antoine ! Quand nous rentrerons, je vous montrerai des photos de la cérémonie. Rien que pour le visage du président. Lui toujours compassé, survolant toutes les situations… Des larmes ! Oh, entendons-nous : pas à torrent ! Ce n’était ni l’Arc ni le Drac en crue ; mais enfin, il y avait pleurs. Ou alors il bâillait. Tiens, c’est vrai, je n’avais pas envisagé cette possibilité ; peut-être bâillait-il ? Mais je m’égare, il est trop bien élevé pour ça. Il sait se prémunir contre l’ennui en montrant toujours une face désabusée. Quand il rit, c’est à regret ; presque douloureusement. La vérité, c’est que les gens l’emmerdent, cet homme ! Il a trop composé avec eux pour se hisser là où il est. Ils lui auront servi d’escabeau. Vous vivriez heureux avec un escabeau, vous ? Bon, je vais me changer. J’aurais dû amener Mlle Zouzou ; seulement je suis parti comme un fou en apprenant qu’on vous avait retrouvé. Je ne l’ai même pas prévenue, cette chère âme. Une personne d’un grand agrément, naturellement rousse, avec un léger fumet et des trouvailles tactiles d’une subtilité asiatique. Je l’ai abandonnée comme un sauvage, les jambes à quatre-vingt-dix degrés sur un canapé. Mais il faut que je vous quitte ! Bon appétit, messieurs !
Et sur cette réplique marquant la fracassante entrée de Ruy Blas, il exécute son éblouissante sortie.
— Ce personnage me déprime, soupire Pinaud. Quand je songe aux années que nous lui avons consacrées, des idées de retraite légèrement anticipée me taraudent.
— Main’nant qu’t’es riche comme Prépuce, caisse y t’en empêche ? objecte Béru.
— Les liens indéfectibles qui nous unissent, répond le tendre bonhomme.
— Sana, m’interpelle le Gros, tu t’sens pas d’attaque pour descend’ jaffer à la salle à manger, j’superpose ?
— Non plus que pour manger, balbutié-je.
— Faut pas qu’tu vas t’laisser quimper, mon drôlet. J’sus certain qu’un steack large comme un cul d’caissière et une boutanche d’pommard facilit’raient ta rinsertion.
— Je fais un blocage, Gros.
Jérémie va consulter l’annuaire du bigophone et se met à composer un long numéro. Ça tougnasse dans les éthers, qu’à la fin on décroche.
— Ramadé ? il murmure, extasié.
N’ensuite, il dit le reste dans leur patois des bords du fleuve Sénégal, là où la terre est ocre, où les arbres ont des senteurs bizarres et où les petits cochons noirs fouissent dans la fange pestilentielle.
Il jacte vite, guttural, tout en me regardant.
— Alaboumé alabouma ? il demande. Daca daca, Ramadé ?
Elle lui explique des choses, et moi je devine de quoi il retourne, bien que je ne pige pas ce dialecte. Comme dans les cas graves, il demande à sa fille de sorcier une recette miracle de chez eux pour me rafistoler.
Quand il raccroche, il déclare :
— Je descends un moment.
— On jaffe quand t’es-ce ? s’inquiète le Monstrueux.
— Commandez un repas en chambre pour ne pas quitter le grand ! recommande M. Blanc.
— Goude aïedi, maille lorde ! On prend quoi-ce pour toi ?
— Une viande, une salade et du Coca.
Béru le regarde sortir avec commisération.
— Des mecs qu’on a été vacciner et dont on leur a appris à lire ! A quoi ça a servi qu’Duros il s’décarcasse, j’vous jure ! Du Coca av’c sa bidoche !
Je somnole. Et voici que tonton Béru, oublieux de la disparition tragique de sa nièce, se met à chanter Les Matelassiers. Il a beaucoup bu pour oublier. Et maintenant, c’est gagné : il a oublié ! Ainsi, deux bouteilles de picrate peuvent avoir raison du chagrin ! Souviens-toi bien de ça, l’artiste, tu en auras besoin un jour.
Jérémie se penche sur mon grabat de luxe.
— Comment te sens-tu ?
— Beaucoup mieux ; que m’as-tu administré ?
— A quoi bon te le dire, tu ferais encore la fine bouche !
— Ça puait le sauvage dans la salle de bains pendant que tu préparais ta potion magique.
— Parce que je faisais brûler des poils de chien blanc.
— J’ai avalé des poils de chien !
— Réduits en cendres, Antoine, rassure-toi. Mélangés à du jus d’écorce de citron et а du foie de lapin haché menu. D’autres ingrédients entrent encore dans la composition du remède, tels que…
— Non ! Je t’en supplie, n’ajoute rien.
Je quitte mon lit. Le plancher est stable. Des fragrances de morue frite flottent encore dans la chambre. Pinaud étudie une carte du Canada. Un silence craquant s’établit, brusquement interrompu par un long pet, assez mélodieux, je dois en convenir, de Béru. Tu dirais qu’un contrebassiste accorde son instrument. Le genre de vent grave, avec des résonances profondes qui ne donnent pas à craindre quelque dérapage malencontreux.
— Mes chéris, fais-je, nous allons dresser le point de la situation.
Le Gros brandit une main monstrueuse de chourineur, en replie les doigts et déclare :
— Le voilà, l’poing de la situation. J’vas r’trouver le gus qu’a tué Marie-Marie et j’lu désosserai la gueule just’ av’c ce poing et mon Opinel. Y s’ra plus qu’un tas d’ bidoche encore vivante sur lequel je pisserai… N’ensute j’irai chercher une grosse poivrière et j’y moulinerai su’ l’hamburgeur avant d’l’y enfoncer dans l’train. Et pis…
— Tu lui feras ce que tu voudras, mais auparavant il faut le retrouver !
— Car tu penses qu’il est en vie, Antoine ? demande M. Blanc.
Je m’approche de la carte et dépose mon doigt sur l’île Axe ! Heiberg.
— Quand l’avion a redécollé d’ici, il disposait d’une heure de carburant environ, peut-être de deux si l’on admet que ses réservoirs n’étaient pas vides lorsqu’il s’est posé. On a retrouvé ses débris ici. (Mon second index va se noyer dans l’Atlantique, au niveau de Terre-Neuve, ce qui représente près de quatre heures de vol.) Il est donc absolument certain qu’il s’est ravitaillé dans l’intervalle.
— On ne l’a signalé nulle part, argumente Pinaud.
— Parce qu’il se sera approvisionné clandestinement. Je sens un monumental coup, les gars. Mo-numen-tal !
— Livre-nous le fond de ta pensée, Antoine, fait gravement la Vieillasse.
Béru tend son index à César.
— Tire-moi le doigt, Pinoche !
L’autre s’exécute machinalement et alors le Monstrueux largue une hyper-louise. Le genre de pet qui décoiffe. La salve pour peloton d’exécution.
— Bien joué ! s’applaudit-il. J’eusse pu faire encore mieux, mais j’t’nais à garder une margelle d’sécurité, vu qu’j’ai pas d’bénoche d’rechange.
Jérémie va ouvrir la fenêtre aux doubles carreaux. L’air pincé de Montréal se plante dans ma chambre comme une hache dans une bûche.
— Y va nous faire crever d’froid, c’négro d’mes deux ! gronde Sa Majesté.
A quoi M. Blanc rétorque qu’il préfère mourir de froid plutôt que d’asphyxie.
Ce pauvre incident épongé, je pars dans ma démonstration.
— Engageons-nous dans l’hypothèse qu’une nation étrangère convoite ce nouveau minerai et qu’elle décide de s’approprier les premiers résultats de son extraction. Il lui est impossible d’organiser elle-même une action. Ce serait aller au-devant des pires ennuis diplomatiques et créer une énorme tension internationale. Par contre, elle peut commanditer un groupe de desperados et lui assurer des crédits illimités. Ce dernier est constitué, et un homme de main hautement organisé prend la direction des opérations. Un commando se charge de neutraliser le chantier d’Axel Heiberg, tandis qu’un second détournera un avion de ligne pour aller récupérer la marchandise dans le Grand Nord. Outre le minerai, les hommes du chantier apportent du carburant, mais en quantité négligeable. L’avion repart, laissant sur place les passagers et la plus grande partie de l’équipage. Avant de redécoller, ces bandits sans foi ni loi abattent leurs complices esquimaux dont ils ne veulent pas s’encombrer et dont, par la suite, les témoignages pourraient être dangereux.
« Ils parcourent une distance qui n’excède pas quinze cents à deux mille kilomètres, selon moi, et se posent à nouveau dans un lieu préparé pour les recevoir. Là, ils débarquent la presque totalité du minerai, font le plein des réservoirs, et l’avion redécolle avec seulement à son bord, outre les deux pilotes, les otages qu’ils ont emmenés et quelques pirates sacrifiés, mais qui l’ignorent bien entendu. Ils ont dû faire croire à ces derniers qu’ils devaient convoyer l’appareil dans quelque pays complaisant d’Afrique ou du Moyen-Orient. En réalité, sachant bien que le D.C. 10 de la Swissair ne va pas pouvoir vagabonder impunément à travers le monde, ils y ont placé une bombe réglée pour le faire exploser au-dessus de l’Atlantique. Ainsi, les recherches prendront fin automatiquement et ils seront tranquilles. Je suppose que c’est dans la perspective de cette destruction finale de l’avion qu’ils nous ont abandonnés dans les glaces d’Axel Heiberg. Si j’ose dire, ils nous ont laissé notre chance, sachant qu’ils ne risquaient rien de nos éventuels témoignages puisque l’opération se soldait par leur anéantissement et celui de leur butin.
« Comprenez la fantastique et diabolique astuce : ces gens font croire à leur désintégration mais un autre vol les a embarqués, ainsi que la marchandise, vers une contrée où ils sont à l’abri. Ce qui revient à dire qu’ils ont pleinement réussi leur coup. Ils y ont mis le prix, fait couler beaucoup de sang, mais ils ont gagné ! »
Le Mastar se lève et embarde. Il a dû en écluser un wagon-citerne pour en arriver à ce déséquilibre.
— Y z’ont gagné mon cul, mec ! L’monde est pas assez grand pour qu’y m’échapperont ! Où que ça soye qu’ils fussent, j’Ies retrouverai et leur frai payer la vie d’ma gisquette d’nièce ! J’y jure !
Et il s’écroule sur la moquette, terrassé par l’alcool et le malheur.
— II en a de bonnes, ce gros goret, murmure M. Blanc. Si les choses se sont déroulées comme tu le dis nous ne retrouverons jamais ces types !
César Pinaud soulève sa bouteille de muscadet du seau à glace où elle prend un bain de siège complaisant. Il considère les ultimes centilitres qu’elle contient, puis les verse dans son glass, ce qui ne l’emplit qu’au tiers. II s’empresse de déguster avant que le breuvage ne chauffe au creux de sa paume.
— Question ! annonce l’aimable milliardaire.
— Envoie !
— L’assassinat du général Chapedelin est sans le moindre rapport avec cette affaire de minerai, n’est-ce pas ?
— Certainement, confirmé-je.
— C’est donc tout à fait par hasard que cet agent chargé de sa protection et que tu appelles « le chafouin » se trouvait dans ton avion ?
— Sans doute.
La Vieillasse (rajeunie par la fortune), sort son étui à cigarettes en or massif, frappé à ses initiales. Il y puise une cousue de l’espèce « Gauloise » la plus commune, qui n’en revient pas d’habiter pareil logis, la visse entre ses lèvres minces et l’allume au moyen d’un nouveau briquet, également en or, dont la flamme est mesurée et n’évoque plus, à l’instar du précédent, une savane en feu !
— Vois-tu, mon petit, me dit-il, ce métier de fous m’a enseigné deux choses essentielles. La première c’est que les hasards les plus extravagants peuvent se produire, et deuxièmement, que le hasard, ça n’existe pas. J’entends, dans notre profession. On a tué le général canadien а Bruxelles. Le surlendemain, son ange gardien se trouve à Genève, au congrès des œuvres caritatives où tu te rends toi-même. Ensuite, il prend ton avion ! Moi, que veux-tu, ce genre de coïncidence me reste en travers de la gorge.
Il a son pâle sourire de vieux mouton frileux. Exhale une bouffée de fumaga, et son regard, pareil à celui d’un shar-pei, ce chien chinois plein de plis qui ressemble à un lit défait ou à un appareil photo à soufflet, se perd dans l’infini.
Dehors, il neige[10]. Les bruits de la circulation en sont feutrés. On entend le chuintement de pneus dans la bouillasse. Les paroles du père Pinuche me survoltent, mine de rien. C’est la raison, ce mec. La jugeotte, le bon sens de nos provinces françaises.
— Alors ? demandé-je menuement, du ton d’un adolescent dont une amie de sa mère dégage la braguette pour lui déguster la puberté au chalumeau.
— Il faut oublier les pirates pour l’instant, Antoine. Leur plan était si minutieusement préparé que vouloir les rattraper relèverait de l’utopie. Par contre, nous devons nous mobiliser pour retrouver les gens de la Lotus jaune dont t’a parlé le fermier ardéchois. Ils sont peut-être encore à Montréal ; et avec des intentions douteuses. Si nous parvenions à leur mettre la main dessus, peut-être apprendrions-nous des choses capitales ?
Je ne réponds rien, histoire de mieux savourer le miel de ses paroles. Jérémie a des acquiescements rapides. Lui aussi est d’accord.
— Tu nous as dit avoir retrouvé le nom du propriétaire de la Lotus ?
— Très facilement, par le service des cartes grises des Alpes-Maritimes.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Théodore Spiel, expert en philatélie, domicilié à Saint-Paul-de-Vence, récité-je, car je possède aussi une mémoire d’éléphant.
M. Blanc va prendre l’annuaire des téléphones de Montréal et cherche la rubrique « Hôtels ».
— Il y en a un sacré paquet, dit-il, mais nous avons le temps.
Je me sens tout à fait cool. Je dors.
Je rêve. Te dire de quoi ce serait tirer à la ligne, or c’est pas mon genre. Je suis assez « abondant » comme ça ! Quand j’en vois, leurs polars font cent soixante pages imprimées gros et blanchies à s’en foutre de la gueule du monde ! Alors tartiner sur des rêves… Sauf s’ils sont prémonitoires ou bien très salingues. La féerie du cul, t’as pas le droit de la laisser perdre.
Je perçois les ronflements de mes deux lascars de toujours. Ceux de Bérurier, style turbines de paquebot, ceux de Pinuche, flûtés, quasi mélodieux : soupirs et suçotements. Et j’entends aussi la voix grave de M. Blanc qui escamote а peine les « r » pour un négro.
— Allô, l’Hôtel du Saint-Laurent et de Madame de Sévigné Réunis ? Je voudrais parler à M. Théodore Spiel, je vous prie.
— …., lui répond-on.
— Vous n’avez aucun client de ce nom-là ? Pardonnez-moi.
Clingggg !
Grr, grrr, grrr, grrr ; grrrr, grrr, grrr…
— Allô, le Tenacity Hotel ? Je voudrais…
Et, en contrepoint, je rêve. Je suis dans un ascenseur à ciel ouvert, qui monte, monte, monte sans jamais marquer de halte, me découvrant un panorama de plus en plus vaste de glaces, avec des phoques morts à perte de vue…
Merde, voilà que je te raconte mon songe…
D’abord, il ne faut plus que j’emploie le mot merde, y en a trop dans mes zњuvres. Ça les rabaisse, on m’a dit. C’est superflu. Scoriant, quoi ! J’ai pas besoin de ça pour être drôle. Ça malodore mon génie. Moi, c’était par humilité profonde. Bien montrer que mes books sont pas destinés aux endroits huppés. Mais enfin, je ne veux pas gêner non plus, hein ? La merde, y en a plein la vie, plein les trottoirs. Alors, d’en trouver également dans des livres, évidemment, ça fait beaucoup. Bon, entendu : je démerde ma prose. La rends toute proprette, clean de partout, poncée à Pilate. Faut jamais fait chier le client, c’est toujours lui qui a raison, ce con !
Le temps passe, l’homme trépasse, comme répétait ma grand-mère. A force de passer et trépasser, on finira par en mourir, tu verras ce que je te dis ! Tu les considères immortels, n’empêche qu’ils décanillent tous en douce. Un jour l’un, un jour l’autre, sur la pointe des pieds, sans dire au revoir, pas jeter un froid. On les funèbre, les enterre ou incinère, les oublie. Qu’au bout d’un rien de temps, on se rappelle seulement plus qu’ils ont existé.
Un clingggg de plus. Le dernier. Suivi de rien.
— Tu dors, Antoine ? demande Jérémie, penché sur moi.
Faut vraiment être un enfoiré de Noirpiot pour demander à un dormeur s’il dort ! Tu parles, le beau sommeil, où il va gicler, merde ! Non, pas merde ! Plus merde ! ça m’a échappé, excuse.
Et, comme me voilà réveillé, je lui réponds que non, je dors pas.
— J’ai fait tous les hôtels mentionnés dans l’annuaire : pas de Théodore Spiel, assure mon ami, plus sombre que jamais. Il a dû descendre ailleurs ; chez des amis peut-être.
— Probable.
— Comment le savoir ?
— En téléphonant chez lui, à Saint-Paul-de-Vence, réponds-je.
Et je bâille à en décrocher le soutien-gorge de ta bergère !
— Tu es fou ! insurge M. Blanc.
— Oui, conviens-je, c’est ce qui fait mon charme. Vois-tu, le Suédois, ce genre de folie, je la pratique volontiers depuis le jour où, après avoir remué toute la France pour retrouver un faussaire, je me suis rendu compte qu’il était dans l’annuaire.
M. Blanc esquisse une moue incertaine. Un type de premier ordre, Jérémie. Tendre et rigoriste à la fois. Intelligent avec, néanmoins, plein de grigris dans sa vie. Dévoué, courageux, drôle.
Il réempare le bignou pour tuber aux renseignements internationaux. Les choses vont rondo. Tu vis une époque où le progrès transforme notre planète en une sorte de paquebot à bord duquel tout le monde est le voisin de tout le monde. Tout est aisément accessible, rapide, performant.
Il griffonne sur le bloc de papier frappé du sigle de notre hôtel. Théodore Spiel, mas des Horizons, Saint-Paul-de-Vence. Téléphone 93…
Il épelle posément. Tu dirais un étudiant de faculté, appliqué.
— Voilà ! fait-il en raccrochant. Et maintenant ?
— Continue !
Il va pour me poser une question, mais comprenant que c’est une sorte de petit défi que je lui lance, il compose le numéro du mas des Horizons. Depuis ma couche, je perçois l’appel, là-bas, au bout de la chère France. Deux fois, six fois, dix fois…
— Dans le cul ! soupiré-je.
Jérémie consulte sa Swatch de droite. (Il en porte une à chaque poignet, la gauche réglée sur l’heure locale, la droite sur l’heure de France, ainsi est-il toujours en liaison morale avec sa tribu !)
— Il est quatre heures du matin, là-bas ! argutie-t-il.
Je crois que c’est à la dix-neuvième sonnerie qu’on décroche. Une voix ensommeillée jusqu’à l’ahurissement, asthmate :
— Oui, quoi, qu’est-ce que c’est ?
Voix d’homme, de vieillard autant que j’en puisse juger à distance, marquée d’un accent étranger assez fort.
Et mon négus plonge. Il y va а la tranquilos, de son bel organe bien timbré :
— Pardonnez-moi de vous importuner en pleine nuit, monsieur. Je suis Jérémie Blanc de Montréal. Je vous appelle du Canada. Il est indispensable que je joigne d’urgence M. Spiel ; or il m’a donné un numéro de téléphone qui doit être erroné car personne ne répond ; pourriez-vous me le confirmer ou me communiquer le bon, je vous prie ?
Bien parlé, posé, propre, en ordre ! Un gazier qui te virgule ce blabla sur ce ton, tu marches sans te poser de question.
— Je suis le père de Théodore, fait le vieux.
— Très honoré, monsieur.
— Je sais pourquoi son téléphone de Montréal ne répond pas : depuis hier, ou ce matin, je m’y perds avec ce décalage horaire, Théo se trouve à Québec.
— Ah ! voilà… Vous avez ses coordonnées là-bas ?
— Non, mais je crois qu’il est descendu dans un hôtel réputé : Château quelque chose…
— Château Frontenac ?
— Exactement !
— Merci infiniment pour le renseignement, monsieur Spiel ; vous savez si votre fils doit séjourner longtemps à Québec ?
— Quelques jours, m’a-t-il dit.
— Voilà qui est parfait ; mille excuses pour vous avoir réveillé en pleine nuit.
Le Noirpiot raccroche. Lève ses deux bras en « V » comme un footballeur venant de marquer un but.
— Qu’est-ce que je te disais, Jérémie ?
Ses longs bras d’allégresse retombent. II devient grave.
— Tu trouves normal, toi, qu’un homme aux desseins pernicieux tienne son vieux père au courant de ses déplacements ?
— Tout à fait normal, grand échassier du fleuve Sénégal. Une crapule, tout comme un flic, peut avoir une vie familiale. D’ailleurs j’ai idée que cet homme se tient en dehors de l’action. Ce n’est pas un chef non plus. Il doit jouer un rôle parallèle…
— Alors, que faisons-nous ?
— Tu le demandes ?
Evidemment qu’il neige dehors, pauvre con !Note de la Directrice littéraire