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Bérurier (Alexandre-Benoît), trouve une place pour sa voiture rue des Sœurs-Gougnasse, pile devant l’agence des pompes funèbres Gastounet. Dans ce quartier modeste, l’établissement l’est aussi. On y meurt certes autant qu’ailleurs (voire un peu plus puisqu’on n’y a pas tellement les moyens de se soigner), mais à moindres frais. La bière qu’on y vend est de qualité médiocre, style pression.
Le Gros descend de sa charrette fantôme dont il néglige de verrouiller les portes. Qui donc songerait à s’emparer d’une tire pareillement haillonneuse, dont le pare-brise est en contre-plaqué et dont la carrosserie tient avec du chatterton ?
Gisèle Tanatos, l’épouse du gérant, une blonde au bustier prépondérant, avec un sourire rouge comme un panneau de sens interdit, fait miroiter les fils d’Ecosse bleu gyrophare de son corsage dilaté. Elle connaît Béru de vue et lui sourit. Lui, il s’arrête carrément, étant d’humeur primesautière.
— C’est une voiture banalisée que vous avez là ? questionne l’opulente.
— Textuel, répond le Mastar.
Il désigne la vitrine où se trouve présenté en plan incliné un merveilleux cercueil grand tourisme, capitonné de soie rose à l’intérieur, avec des poignées d’apparat et un crucifix de gala doré à la feuille.
— Dites donc, y doit valoir chaud, vot’ bolide, là ?
— C’est effectivement du matériel de toute première qualité, convient la commerçante, avec un rien d’orgueil.
— Y doit faire bon s’laisser glisser dans un pullman pareil ! renchérit le Mammouth. Y a des gaziers qui s’refusent rien, question confort.
Il coule une œillade salace sur les loloches de madame. Elle surprend ce regard hardi, extrêmement convaincant, et rougit sous sa couche de fards.
— Vous êtes bien un policier célèbre ? demande Gisèle.
La question flatte Messire Alexandre-Benoît.
— J’ai ma réputance, assure-t-il avec une modestie si fausse qu’un aveugle refuserait de te rendre la monnaie.
— Si j’osais…, fait l’épouse du nécrophage.
Elle laisse intentionnellement la phrase en carafe. Le Gravos la reprend d’un revers de volée.
— Si vous oseriez ? insista-t-il.
— Figurez-vous que j’ai ramassé une contravention, ce matin, rue des Rosiers. Je m’étais garée devant une porte cashère.
Sa Majesté bedonnante gonfle son menton.
— Donnez-la-moi-la, j’en fais mon affaire, assure-t-il.
— Vrai, vous feriez ça ?
— Pour une jolie femme, j’sus capab’ de tout ! plaisante le Casanova des faubourgs.
Elle rentre dans le magasin, suivie de la célébrité policière.
— C’est pas la question de l’amende, explique-t-elle, mais mon époux est radin au point qu’il récupère les dents en or de nos défunts. Bien entendu, ça reste entre nous ?
Le « nous » éveille des voluptés dans le ballast du Dodu.
— Où voudriez-vous-t-il que ça alle ? riposte le gentleman.
Elle passe dans l’arrière-boutique pour y chercher son sac à main. Bérurier referme la lourde et donne un tour de loquet à tout hasard.
Le local est meublé de classeurs métalliques, d’un bureau plus ou moins ministre et tapissé de photos qui toutes représentent des éléments funéraires : bières, corbillards, caveaux, couronnes de perles, stèles, etc.
Le Lourdingue examine les clichés avec intérêt.
— Vous d’vez organiser des croisières sympas, assure-t-il. De nos jours, j’trouve les enterrements moins tristes qu’autrefois. Rien que les fourgons rouge foncé, vachement pimpants ! Et les personnes qui vendent des funérailles, pas dégueu. Quand j’vous voye, j’ me dis que ça doit consoler d’êt’ veuf. Moi, ma gonzesse lâcherait la rampe, aussi sec je radine chez vous, les coudes au corps.
Gisèle se marre. Elle est penchée sur son faux Chanel. On distingue mal ce que contient le réticule, mais on peut admirer ce qu’il y a dans son corsage. Ses frères Karamazov sont somptueux ! Béru qui est porté sur le gras-double en est ému comme s’il venait de trouver deux chérubins abandonnés sous le porche d’une église.
— Si vous voudriez qu’j’vous dise, murmure-t-il, pour un’ personne qui s’occupe de macchabées, j’vous trouve vachement en vie !
Il risque une dextre enveloppante sur l’un des fruits de sa passion. La dame glousse, proteste un peu, mais sans trop se débattre des glandes. Elle tend sa contredanse. Bérurier l’empare de sa main restée libre, l’enfouit dans sa poche et précise son étreinte.
— Une gerce comme toi, assure l’Hénorme, av’c des volumes pas farineux le moindre, y m’vient des appétits d’ogre, si tu saurais…
— J’ai peur que mon mari n’arrive ! s’inquiète la femelle.
— Fais-toi pas d’ souci : j’ai mis l’verrou !
— Coquin !
II sait que c’est gagné, le Gros. Une gonzesse qui te traite de « coquin » quand tu lui paluches la région mammaire, tu parles qu’elle est consentante !
— Ne restons pas ici, décide la donzelle, on pourrait nous voir de la rue.
Elle ouvre une porte qui donne sur l’entrepôt. Le local est garni de cercueils aux gabarits multiples, et de qualités différentes. T’as du frêIe sapin qui doit se déglinguer facile dans l’humidité des tombes, du chêne déjà plus costaud, du noyer, de l’acajou renforcé. Des bières carrément ouvragées, manière de faire chier les voisins à la levée du corps. De l’article pour commerçants huppés. De l’œuvre d’ébénisterie, moulurée, aux accessoires massifs. Bien qu’étant vides, ces caisses sentent la mort.
Le Puissant regarde le panorama et rigole.
— Dis donc, faut avoir le tempérament de feu pour goder dans c’t’ambiance, déclare Alexandre-Benoît. Ou alors c’t’une question d’habitude ! Mais ma pomme, c’est pas tes boîtes à dominos qui risquent d’m’faire déjanter.
Il a repéré une fermeture Eclair dans les plis de la robe et en actionne la tirette. Gisèle se dénude de la partie septentrionale. Aucun soutien-gorge, je te prie ! La laitance à l’air, et pas en chute libre ! Du nichemard de jeune charcutière, avec des embouts de tuba agressifs.
— Vous allez vite en besogne, roucoule la pompeuse funèbre. Si vous menez vos enquêtes aussi rondement, ça ne m’étonne pas que vous soyez si célèbre.
— Tu voudrais qu’j’les menasse comment mes affaires, av’c une chopine pareille ? demande Elephant Man en forçant sa partenaire à lui ausculter le tiroir du bas.
La Gisèle, oh ! pardon. Elle en croit pas ses doigts ! Craint une hallucination tactile. Ce qu’elle empoigne à M’sieur Bérurier, dites-moi tout, docteur, c’est une troisième jambe, non ? Elle a pris de la Thalidomide en l’attendant, la maman de ce gros sac ! Y a malformance, hypertrophie, une gourance génétique d’envergure. Elle palpe pour tenter de reconnaître le territoire. Merde, ça n’en finit pas ! C’est plus un sexe mais une trompe de mammouth ! On vadrouille dans le secondaire ! C’est une tête de brontosaure, elle se demande, la mère Tanatos (son mari est d’origine grecque).
— Je rêve ! soupire-t-elle.
— Mais non, ma petite poule, c’est du sincère. J’sus pas comme les toréadors qui s’foutent des noix de coco dans l’futal pour faire étinceler l’imagination des señoritas. D’ailleurs, j’te montre les produits d’la ferme, vise en direct, chérie. Regarde de visu et tâte de tâtu !
Il déballe malaisément ce dérapage de la nature.
— Si tu voudrais prend’ un moulage av’c ta bouche, ma gosse, gêne-toi pas.
Gisèle branle le chef (le sien, ce qui est moins fatigant).
— Ce serait impossible, voyons !
— Que tu croives, môme ! Les gerces oublillent qu’é sont extensibles. Vas-y, mignonne, fais jouer tes zigotomatiques. J’sus certain que tu y arriveras. Et y a une chose dont j’voudrais que tu susses : c’est que, en matière d’tendresse, c’qui rentre par le haut peut rentrer par le bas ! C’est la loi de Courvoisier, l’savant.
II dégage l’intrépide chibre rutilant et le propose à l’infortunée croque-mortière.
— Tu voyes, dit-il, Mister Popaul fait déjà un bon bout du chemin ; à toi d’jouer.
La Gisèle se pique au jeu, écarquille des mâchoires, rentre le train d’atterrissage de ses ratiches et fait si bien qu’elle parvient effectivement à engloutir la partie la plus développée du champignon béruréen.
Le Mastar exulte :
— Qu’est-ce j’disais, la mère ? Tas gagné ! Bon, pour notre début j’te demande pas d’m’entr’prend’ au turlut’, ça t’paralys’rait d’Ia clape. J’voulais s’l’ment t’démontrer qu’y faut jamais s’laisser aller au découragement. Maint’nant, si tu m’ferais le grand honneur d’ôter ton slip et d’remonter ta jupe j’te frais le gros défilé d’Ia C.G.T. Raie au mur — Sébastopol. Voilà ! Parfait ! Nickel ! Montre un peu tes contrées inesplorées ? Dedieu, t’as un joufflu d’première ! Ah, tiens, t’es pas blonde ! Franch’ment j’m’en serais pas gaffé. Dis donc, ton coiffeur, c’t’un artiss ! Et tu vas souvent à la teinture, je parie, biscotte t’as les racines impec.
« Tu voyes, un prose pareil, ça donnerait envie de sortir d’tes boîtes à dominos pour en manger. A c’propos, viens t’asseoir sur ce cercueil, ma poule, que je te groume la case-trésor pour préambuler, faciliter l’admission du module lunaire. Voilà, très bien. Qu’est-ce tu dis ? Les poignées te font mal aux ch’villes ? Avance-toi et mets-me-les sur les endosses. Voilà, commako ! T’as tout pigé. Moi j’aime les polkas d’bonne volonté. »
Bérurier interprète alors sa fameuse tyrolienne lubrifiante, répertoriée dans son cahier de décharge. II mélodise Mme Tanatos avec une telle fougue qu’elle ne tarde pas à appeler sa mère, laquelle est décédée d’un accident de la route voici quatre ans et, de ce fait, ne saurait assister au panard de sa fifille, si ce n’est du ciel !
Lorsqu’il estime sa manœuvre suffisante, il prie sa partenaire de s’agenouiller sur le cercueil, ce à quoi elle se résout, bien que ses genoux en prennent un coup !
Telle directeur de la base de lancement guyanaise commandant la mise sur orbite de notre charmante Ariane, Alexandre-Benoît règle les ultimes manœuvres avec minutie.
— Penche-toi plus davantage, môme ! J’te conseille de poser ton front dans l’pli du bras, histoire de bloquer ta positure. Maint’nant tu ouv’ les cannes à bout d’compas. Tu peux pas un peu plus davantage ? T'es souple pourtant ! Force, môme ! Prends sur toi ! Là, c’est mieux. Tu m’remontes ton train d’atterrissage un chouia, qu’on vive en plein not’ idylle. Eh bien, ça m’paraît corrèque. Appréhende pas, surtout, ça t’contraquerait la mollusque. Soye rilaxe, ma poule ! Y peut rien t’arriver qu’un gros pollux dans l’étouffoir et, au fond, c’est qu’tu d’mandes, non ? Attends, j’te repasse la babasse à la menteuse, créer l’climat d’confiance. T’sais que t’es vach’ment agréab’ à minoucher, ma puce ? T’as un p’tit goût charcuterie bavaroise, qu’incite.
« Et à présent, on tente la traversée ! La manière qu’j’t’arrime l’baigneur à deux mains, tu t’sens partante, hein ? ‘magine-toi en aile delta ! Tu planes. C’est ma pomme qui fais le vent ! Non, gigote pas des noix, j’te promets que mon gros Nestor va parviendre à faire coucouche-panier dans ton pétrousquin mignon, chérie. Sans douleur. A la langoureuse ! Une barbe bien savonnée est plus qu’à moitié faite, disait le père Bérurier ; pour l’emplâtrage c’est du kif ! La chaglatte dégrossie aux salivaires est fatalement opérationnelle. Tiens, tu sens comme on s’en va dans le bonheur, ma blonde ? T’es comblée, non ? C’est du morcif de reine que j’te fourvoye dans le train des équipages. Du goumi de C.R.S. ! Un coup de bite pareil, vaut mieux l’prend’ dans le fign’dé que su’ la nuque ! Voilà ! J’t’ai déjà enquillé la moitié d’ la livraison. Laisse qu’j’te barate les meules, et l’reste rentrerera l’arme à la bretelle !
« Ah ! madame dévergonde de la moniche, à présent ! Elle effrène du dargeot ! On fait sa petite salope à haute tension, hein ? Dis, coquine, tu nous mènes droit à la surchauffe. M’embrase pas trop l’panais, j’vas en avoir b’soin c’soir pour ramoner la Bérurière dont au sujet d’laquelle c’est son annif. La vache, ce qu’é démène du dargeot ! Yayaï, t’as pas peur d’couler une bielle, toi ! J’ai déjà le zobard en flammes comme si tu m’l’passererais à la pommade du Tigre ! A c’p’tit jeu, t’es pas gagnante, la mère ! Moi aussi j’y vais d’mon sprinte ! Le cul аbascule, tu pouvais pas mieux tomber ! Tiens, bougresse ! Et ça, c’est pas de la locomotive haute de pied ? Charrrognasse, va ! Si t’aimes l’pilon, déguste ! »
Et le Mahousse, survolté, déclenche ses manœuvres des grandes circonstances. Il pèse si fort, si lourd, que le couvercle du cercueil servant de support à ces transports de suppôt insupportable éclate. (Comme quoi, la qualité des pompes funèbres Gastounet, tu repasseras !) La dame se trouve abaissée d’une quarantaine de centimètres. Mais cette brisure ne désunit pas le couple. Simplement, le Majestueux a lâché l’exquis popotin de Mme Tanatos pour se cramponner aux montants de la bière. Un pompier parisien surentraîné n’aurait pas réussi sa reconversion avec une telle fulgurance. Il continue de limer dans les bris de sarcophage.
Pendant qu’il dévaste le pot de Gisèle, il voit la porte du fond de l’entrepôt s’ouvrir, et trois personnages entrer. Y a un grand con habillé de maigre dans les teintes sombres, avec gilet gris, gants gris, onguent gris. II précède un couple en chagrin : une femme, frisant la cinquantaine et un dadais de bientôt vingt piges qui se trimbale une tarte aux fraises en guise de figure, because l’acné. La dame est rougie de pleurs, le dadais, sinistré par un deuil. Le trio stoppe, interdit, ne réalisant pas, de loin, la nature de l’étrange scène. Bérurier adresse une mimique accueillante par-dessus le cul de Gisèle. Les arrivants s’enhardissent et avancent. Mme Tanatos est au bord du panard et commence à clamer que « Oh la ! Oh lala ! Oui, plus fort ! Fourre-moi tout, salaud ! ». Ce qu’entendant, Béru, avec sa courtoisie habituelle, explique du geste, aux visiteurs que sa partenaire se laisse emporter par la frénésie de ses sens mais qu’elle se comporte avec plus de retenue dans la vie courante.
Le personnage en gris continue d’avancer. II est pâle comme ceux qu’il met en bière. Arrivé au couple, il balance une mandale au Gros. D’aucuns, mornifiés en pleine bouillave, seraient désarçonnés, voire pour le moins décontenancés. Béru, lui, simplement, il prend appui d’une seule paluche. Chope de l’autre son tagoniste par le revers, l’attire à soi, lui colmate les orifices faciaux d’un monumental coup de boule et le laisse couler dans son k.-o., sans cesser son galop éperdu vers les délivrances suprêmes. La Gisèle hurle que c’est extra ! Cris khomeinyesques[6]. Elle profère un intense, un interminale « Ouiiiiiiiii », interminable comme la rue de Vaugirard qui est la plus longue de Paname. Et puis s’écroule dans le capitonnage du cercueil, haletante, le prose en bosse de dromadaire.
Sa Majesté embroquante s’essore l’intime à son tour, mais avec beaucoup plus de retenue. Juste un petit « Hep ! » de charretier.
II exécute deux pas en arrière afin de se déplanter le mandrin (peut-être même trois, j’ai pas pris garde) et demande aux survenants :
— J’suppose que vous v’nez pour une commande ?
Acquiescement muet du couple effaré.
— Laissez-moi d’viner : c’est le papa qu’a fourgué son estrait d’naissance, hein ? Médème est la veuve et v’là l’grand fils ?
Nouvelle approbation incertaine.
Le Gros tend sa large dextre enfoutraillée à la dame :
— Toutes mes plus charmantes gondoléances, chère maâme. C’est la vie. L’temps est un grand maître ! D’ici quèques jours ça s’tassera, et vous pourrerez vous retourner sur l’avenir. Bien maquillée, av’c des bas résille, j’sus certain qu’vous en jetez encore ! J’sais que si vous me laissereriez vot’ adresse, je pourrais passer prend’ d’vos nouvelles à l’occasion. Vs’avez pu constater qu’j’ai du répondant. Avant d’vous décider le choix, fait-il encore, assoyez-vous sur ces boîtes à osselets. Si vous voudrez la vérité : c’est pas du vrai bois, mais d’l’aggloméré.
Il tapote le dos du dadais dodu.
— C’est toi qu’es le plus à plaind’, gamin. Ta vioque aura pas d’mal à se refaire chibrer, mais toi, un dabe, c’est pas évident ! J’sais qu’ ma pomme, quand j’ai perdu l’mien, j’ai perdu gros, surtout qu’y p’sait plus de cent vingt kilos ! Enfin, la mort c’est la vie, hein ? Qu’est-ce c’est c’baveux que tu tiens à la main ? Quoi ? On y cause d’l’accident d’ton vieux ? Ah ! il a morflé une moto dans le baquet, le pauv’ mec ? Moi, les deux roues, j’sus toujours été contre. Montre voir !
Le Gros prend délibérément son journal au fils Mouillefroc. II l’ouvre. En constatant la première page, ses yeux s’exorbitent. Il bée en grand de la bouche. Un râle bizarre lui vient, pareil à une énorme bulle sonore qui aurait pu être un rot contrarié, mais qui est en fait une plainte d’agonie.
II a un étourdissement, titube, puis s’écroule au côté du sieur Tanatos.
San-Antonio a sans doute voulu dire « persans ».La Directrice littéreuse.