175212.fb2 Quelquun marchait sur ma tombe - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 1

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L’endroit était laid, froid et bizarre. Le jour gris, en déclinant, estompait les volumes. Il arrivait directement du ciel malade sur lequel s’ouvrait une immense verrière aux vitres sales. Un vieux bureau à volet et un classeur déglingué n’arrivaient pas à donner à la pièce une atmosphère de bureau, pas plus que les deux banquettes de moleskine où le crin moussait par de larges plaies. Une grande partie du local était encombrée de caisses neuves portant des inscriptions au pochoir et par de mystérieux objets soigneusement emballés dans du papier brun.

Le nez collé au carreau fendu de la verrière, Lisa regardait tomber la pluie sur le port de Hambourg. Le bureau se trouvait tout en haut d’un vaste entrepôt et faisait songer à la cabine vitrée d’une grue. On pouvait y accéder depuis l’extérieur par un raide escalier de fer tout rouillé dont la rampe manquait par endroits. Le bureau communiquait avec l’entrepôt par un autre escalier, moins abrupt, en pierre celui-là, mais dont la rampe de bois n’était guère fameuse non plus.

Lisa considérait l’univers de métal étalé dans la grisaille. Son regard embrassait une succession de chantiers grouillants dans lesquels hurlaient des sirènes et grinçaient des cabestans. Au bout d’un moment elle se retourna et vit Paulo assis sur le bureau, les jambes ballantes. Ce dernier lisait un journal abondamment illustré en sifflotant une irritante mélopée.

— Je vous admire, soupira Lisa.

Il mit un certain temps à abaisser son journal. C’était un petit homme placide, au visage précocement ridé. Il avait un nez fort, aussi gris que le reste de son visage, et de petits yeux furtifs aux paupières lourdes.

— Je vous demande pardon ? murmura-t-il.

Sa voix était calme mais mordante. Elle se demanda s’il n’avait vraiment pas entendu ou s’il prenait plaisir à lui faire répéter sa phrase.

— Je disais que je vous admire, fit Lisa.

— À cause ?

— D’avoir le cœur à siffler.

Paulo haussa les épaules, puis rejeta d’un coup de pouce adroit son feutre à bord court derrière sa tête.

— C’est machinal, expliqua-t-il. Passez-moi une cigarette, je ne sifflerai plus.

Lisa fouilla les poches de son imperméable blanc. Elle sortit un paquet d’américaines qu’elle vint présenter à Paulo, passivement.

— Je vous admire aussi de pouvoir lire, reprit-elle.

Le petit homme la fixa d’un air indécis. Il paraissait vaguement surpris par le ton hostile de la jeune femme. Mais Paulo était un sage et il savait que Lisa vivait un moment exceptionnel.

— Je ne lis pas, je regarde les bandes dessinées. Et puis comment je lirais ça, puisque je ne comprends pas l’allemand ?

Il prit une cigarette et l’alluma sans cesser de regarder sa compagne. Il la trouvait belle et elle l’émouvait. Lisa avait les cheveux châtain sombre ; la peau blanche était constellée de taches de rousseur pâles et ses yeux fauves possédaient un éclat très vif. Il vit deux minuscules petites rides au coin des yeux de Lisa et fut surpris de ne pas les avoir remarquées plus tôt.

— Quelle heure ? demanda-t-elle.

Paulo retroussa sa manche sans presque remuer le bras.

— Six heures et des poussières, annonça-t-il.

— C’est long, dit Lisa.

Et elle retourna se planter devant la verrière où la pluie visqueuse dégoulinait dans la poussière sur un rythme continu.

— Il dégringole quelque chose, hein ? lança Paulo.

Après un léger silence il ajouta, comme se parlant à lui-même :

— Dans un sens, ça vaut mieux.

— Pourquoi ? demanda âprement Lisa avec une brusque volte-face.

— Parce que les flics n’aiment pas le mauvais temps.

— Oh ! les flics allemands, vous savez…

— Justement, dit Paulo, aujourd’hui ils portent leurs longs cirés noirs ; ça les gênera pour courir.

Il réfléchit et ajouta :

— De toute façon, les Allemands courent mal. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué : ils ont le derrière carré.

Lisa n’eut même pas un sourire. Tout était mort en elle, sauf cet espoir fou qu’elle portait comme un enfant. Elle se sentait grise et froide comme le morne horizon étalé à ses pieds. Elle était de fer et de béton elle aussi, plus dure et plus glacée peut-être que le fer et le béton. Paulo le devinait. Son admiration pour Lisa se teintait de pitié. Il regarda le journal allemand d’un œil excédé. Il trouvait les dessins mauvais et s’irritait de ne pas comprendre leurs légendes.

— Qu’est-ce que ça veut dire, bis morgen ? demanda-t-il.

— À demain, traduisit Lisa. Pourquoi ?

— Pour rien, soupira Paulo en lâchant le journal. Sous le dernier dessin il y avait écrit bis morgen et je me demandais ce que ça signifiait. Ces trucs-là sont aussi ballots en Allemagne que chez nous.

Elle marcha brusquement sur lui avec une détermination qui l’inquiéta. D’un geste brusque elle releva la manche de Paulo pour dégager la montre du petit homme. Paulo comprit et arrondit le bras pour lui faciliter la lecture du cadran. Lisa regarda l’heure et il y eut soudain comme un trait d’ombre dans ses yeux. Elle lâcha le poignet de Paulo et s’en fut s’asseoir sur l’une des banquettes crevées. Paulo la rejoignit et lui mit gentiment la main sur l’épaule.

— Essayez de penser à autre chose, conseilla-t-il.

— À quoi ? demanda Lisa.

— À n’importe quoi, sauf à ça.

— Vous pensez à autre chose, vous ? insista la jeune femme sincèrement intéressée.

Par instants, Paulo avait des mimiques inattendues qui lui déformaient entièrement le visage, faussaient le volume de sa tête et brouillaient ses traits. On eût dit que sa figure était en caoutchouc malléable et qu’il pouvait lui faire prendre les formes les plus incroyables.

— J’ai une recette pour quand ça ne va pas, affirma-t-il. Je me mets à penser au mont Blanc. Au mont Blanc sous la lune.

Il se tut pour la regarder, constata qu’elle était intéressée et reprit :

— Le mont Blanc sous la lune, vous avez déjà vu ça, Lisa ?

— Non, dit Lisa.

— Moi non plus, ajouta Paulo. J’ai déjà vu le mont Blanc, j’ai souvent vu la lune, mais jamais les deux ensemble. On rate un tas de choses…

Elle le considéra avec un certain mépris. Il venait de la décevoir. Elle espérait quelque chose de lui, quelque chose d’apaisant qu’il ne lui avait pas apporté et qu’il lui avait promis inconsidérément. Paulo eut honte de sa déception. Il avait vécu beaucoup d’instants critiques au cours de son existence tumultueuse ; chaque fois il avait surmonté le coup grâce à son sang-froid. Lorsque les choses tournaient mal, il devenait extraordinairement lucide et indifférent ; mais ce jour-là, à cause de cette fille, il n’arrivait pas à se contrôler pleinement.

— Qu’est-ce que c’est que ce chantier, là-bas, avec l’énorme pont-roulant ? demanda-t-il pour dire quelque chose.

— Un chantier ! riposta hargneusement Lisa.

Machinalement elle regarda dans la même direction que lui. Dans la grisaille, des lampes à arc crépitaient. Leurs flammes bleutées semblaient s’enfoncer dans d’énormes plaques d’acier et le métal rougeoyait comme des chairs meurtries.

Des silhouettes en combinaisons jaunes s’agitaient sur un rythme que l’éloigneraient faisait paraître désordonné.

— C’est joli toutes ces lampes à souder, apprécia Paulo. Ça me fait penser au Palais des Sports. On voit plein de lueurs d’allumettes dans l’ombre. C’est pas croyable, le nombre de gens qui peuvent fumer. Les cigarettes qui s’éteignent, les cigarettes qui s’allument, c’est comme la vie dans le monde, non ? Enfin, moi je trouve…

Comme elle restait enfermée au fond d’elle-même, farouche et crispée, il poursuivit, en s’efforçant de donner à ses paroles l’aimable chaleur de la banalité :

— On y fabrique quoi, dans ce chantier ? Des bateaux, bien sûr ?

— Bien sûr, fit Lisa de sa voix impitoyable à force d’indifférence.

— Dites donc, celui qui est en cours, ça doit être un drôle de morceau ?

— Ce sera un pétrolier. Je l’ai vu commencer au début de l’année.

Encouragé, Paulo ôta sa cigarette de ses lèvres et regarda faiblir le bout incandescent.

— Dans le fond, dit-il, le travail c’est beau. Seulement il faut le voir d’en haut, comme nous en ce moment. Moi, si je pouvais fabriquer un pétrolier tout seul, peut-être que je travaillerais… Mais le soudeur, avec ses lunettes noires et son arc, vous croyez qu’il a l’impression de fabriquer un pétrolier, lui ?

Lisa soupira :

— Vous m’ennuyez, Paulo. Je n’ai pas envie de parler.

Elle secoua tristement la tête et ajouta :

— Ni d’entendre parler. Je suis avec Frank, vous comprenez ?

— Et moi, alors ! s’emporta le petit homme en crachant son mégot. Vous pensez sérieusement que ça m’amuse de causer ?

Elle prit conscience de son injustice et tendit la main vers lui dans un geste furtif d’imploration.

— Pardon, murmura Lisa, je suis méchante.

Paulo haussa les épaules.

— Non, ça ne m’amuse pas, poursuivit-il. Ça ne m’amuse pas, Lisa. Moi aussi je suis avec Frank.

Ce qu’il ressentait ressemblait à du chagrin émoussé. Cela lui faisait l’effet d’une vieille peine mal oubliée. Ça grinçait au fond de son âme et il avait de la difficulté à respirer normalement.

— Dites, Paulo, vous croyez que ça marchera ?

Elle venait de lâcher sa question d’une voix implorante de petite fille, et il en fut profondément remué.

— Oh ! alors, si vous le prenez comme ça, pesta Paulo en arpentant le bureau à pas rageurs, vous allez nous porter la cerise !

Il revint se planter devant elle, enfonça ses mains dans ses poches pour se donner une attitude et commenta de sa voix lente et acide :

— Quand vous collez la meilleure des montres contre votre oreille, Lisa, elle finit par s’arrêter. Elle s’arrête parce que vous doutez d’elle. Les montres, c’est comme les gens : il faut savoir leur faire confiance. Nous, on a mis une montre au point. Une montre tellement bien réglée qu’un Suisse en crèverait de jalousie. Alors foutons-lui la paix et laissons-la fonctionner.

Il fit claquer sa langue, comme un grumeur de vin.

— Passez-moi une cigarette.

Elle lui présenta le paquet et lui sourit avec reconnaissance. Paulo prit une cigarette.

— Vous, non ? demanda-t-il.

Lisa qui n’y pensait pas en saisit une à son tour et Paulo la lui alluma. Des bourrasques de vent leur apportaient par instants les échos d’un lied allemand. Paulo ouvrit la porte vitrée donnant sur l’extérieur et le lied se fit plus présent. Il écouta un instant, mais les morsures de la pluie le firent reculer et il referma la porte.

— Ce sont des matafs au bar de la douane, expliqua-t-il.

— À quelle heure Gessler a-t-il dit qu’il viendrait ? demanda Lisa.

— À six heures un quart.

— Il n’est pas là.

— Parce qu’il est six heures dix !

Elle se pinça les yeux entre le pouce et l’index. Elle n’avait pas fermé l’œil au cours de la nuit précédente et ses paupières brûlaient son regard comme un fer rouge.

— Vous croyez qu’il viendra ? demanda Lisa.

— Quelle idée !

— J’ai peur qu’il ne flanche ! Gessler a toujours mené une vie si exemplaire !

— Justement, ricana Paulo, les occasions de sortir du droit chemin ne sont pas tellement nombreuses pour un honnête homme ! D’autant plus, ajouta-t-il, que lui doit tout faire par poids et mesure : surtout le mal !

Il se tut en voyant surgir une silhouette derrière la porte vitrée donnant sur l’extérieur. Il n’avait pas entendu vibrer les marches de fer de l’escalier et l’apparition le prenait au dépourvu. Paulo avait horreur d’être pris au dépourvu.

La porte s’ouvrit sur Gessler. C’était un homme d’une quarantaine d’années, blond-gris, très germanique, avec des manières d’homme du monde et une élégance un peu triste parce que légèrement surannée. Il tenait une valise de bazar à la main. La valise neuve et médiocre détonnait. Lisa eut un mouvement de joie en le voyant entrer dans le bureau. Cette venue lui sembla être un heureux présage.

— On parlait de vous, monsieur Gessler, dit Paulo avec humour.

Gessler lui jeta un regard glacé que sa politesse naturelle ne parvenait pas à réchauffer.

Il eut un pâle sourire.

— Dans cette affaire, fit-il, moins on en parlera, mieux cela vaudra.

Puis il s’approcha de Lisa et s’inclina devant elle avec un léger claquement de talons.

— Bonsoir, Lisa.

Elle garda ses mains frileusement blotties au fond de ses poches.

— Quelles sont les nouvelles ? demanda la jeune femme, avec une anxiété vibrante.

Gessler posa la valise sur le bureau à cylindre.

— Les nouvelles auxquelles vous faites allusion ne sont pas encore des nouvelles, dit-il en consultant sa montre. Du moins je ne le pense pas. En ce moment le fourgon sort tout juste de la prison.

Il s’exprimait dans un français irréprochable, mais il avait un assez fort accent que la douceur de sa voix parvenait à atténuer.

— Et s’il y avait un contrordre à la dernière minute ? balbutia Lisa.

— Chez nous, murmura Gessler, les contrordres ne sont jamais donnés à la dernière minute.

— J’ai peur, fit-elle.

Toute sa détresse était contenue dans cet aveu. Paulo et Gessler eurent un même mouvement inachevé pour s’approcher de Lisa. Ils se gênèrent mutuellement et rengainèrent leur compassion.

— En supposant que ça rate, commença-t-elle.

Elle fixait le vieux volet du bureau d’un œil morne.

— C’est une supposition que j’ai beaucoup faite ces derniers jours, assura Gessler.

— Alors ? demanda-t-elle du ton que prend un malade pour questionner son médecin après l’auscultation.

— Alors, fit Gessler, je préfère ne plus la faire au moment où… les choses s’accomplissent !

Et, désignant la valise, il ajouta :

— Voici l’uniforme.

Intéressés, Lisa et Paulo s’approchèrent de la valise. Paulo fit jouer les maigres fermoirs et souleva le couvercle. Il sortit une veste de marin à boutons dorés qu’il tint écartée devant lui, un peu comme l’eût fait un vendeur de grand magasin proposant une marchandise.

— C’est quoi ? demanda-t-il.

— Marine marchande, répondit négligemment Gessler.

— Allemande ? insista Paulo.

— Ça vous choque ? dit Gessler avec un sourire blanc.

Paulo haussa les épaules et lâcha la veste pour puiser une casquette plate dans la valise. Il la coiffa d’un mouvement enfantin, puis il s’approcha de la verrière et chercha son image dans les vitres avec des contorsions cocasses.

— Y a des gars, soupira-t-il, collez-leur cette casquette sur la tronche, ils ressembleront tout de suite à des corsaires.

« Moi, ajouta-t-il, piteux, je ressemble à un facteur.

Il ôta la casquette et la lança adroitement dans la valise ouverte.

— Chacun sa gueule, soupira Paulo, c’est la vie.

Gessler tira de sa poche une sorte de carnet brunâtre sur la couverture duquel luisaient des caractères dorés.

— Voici en outre un passeport au nom de Karl Lüdrich, annonça-t-il.

Lisa prit le document et l’ouvrit à la page signalétique. Gessler eut un sourire triste. Tout était grave et triste chez cet homme : sa voix, sa figure, ses manières et sa mise.

— On s’est arrangé pour que le tampon morde un peu sur la photographie, expliqua-t-il.

Lisa contemplait l’image et quelque chose de vibrant chantait en elle.

— Elle date de cinq ans, soupira la jeune femme. Il a beaucoup changé ?

Gessler haussa les épaules.

— Tout le monde change en cinq ans !

— Mais lui ? insista Lisa.

— Je le vois trop souvent pour m’en rendre compte.

Elle referma le passeport à regret et le déposa dans la valise.

— Cinq ans de détention ; un homme comme Frank…

— Oui, ronchonna Paulo, il a dû griffer les murs, moi je vous le dis !

Gessler le regarda d’un air surpris.

— Toutes les fois que je l’ai vu il était calme, affirma l’Allemand.

— Les bombes aussi sont calmes avant d’exploser ! ricana Paulo.

Gessler se détourna pour consulter sa montre, mais malgré tout Lisa surprit son geste.

— Où sont-ils, maintenant ? demanda-t-elle.