175212.fb2 Quelquun marchait sur ma tombe - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 5

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— Vos types sont vraiment à la hauteur ? questionna Paulo après un furtif regard à sa montre.

Les mâchoires de Gessler se crispèrent.

— Bien que ce ne soient pas « mes types », fit-il, j’en suis convaincu.

Paulo pressa ses deux poings l’un contre l’autre.

— Ce que je voudrais y être ! soupira le petit homme.

— Ce n’était guère possible, assura l’avocat avec un sourire méprisant : vous ne parlez pas l’allemand, et puis, comme vous le faisiez remarquer tout à l’heure, vous supportez mal l’uniforme.

Paulo fronça son gros nez constellé de vilains petits cratères.

— Bon, je descends rejoindre Walter à l’entrepôt pour l’aider à réceptionner ces messieurs.

Il prit l’escalier intérieur et fut surpris par l’odeur fade de l’immense local. Une odeur de cuir et de denrées périssables.

Lisa était assise au bureau et contemplait un calendrier imprimé en caractères gothiques. La gravure représentait une grosse fille blonde, plantureuse, et Lisa se dit que Mme Gessler devait ressembler à cela, jadis.

— Supposons que le fourgon cellulaire n’ait pas pris par le tunnel ? murmura-t-elle.

— Allons donc, sourit Gessler, le pont est à l’autre bout de la ville !

Il vit qu’elle se tordait les doigts. Il fut vaguement choqué.

— Vous l’aimez tant que cela ?

Le regard qu’elle lui jeta était celui de quelqu’un qu’on vient de réveiller en sursaut. Elle hésita et eut un furtif acquiescement.

— Vous ne lui avez absolument parlé de rien, n’est-ce pas ? demanda Lisa.

— Mais non : de rien.

— Pas même un sous-entendu ?

— Je lui ai seulement dit, lors de ma dernière visite, que vous continuiez à vous occuper de lui.

— Et comment a-t-il réagi ? demanda vivement la jeune femme.

— Ça fait cinq ans que je lui répète la même chose, il ne réagit plus !

Elle eut du mal à retrouver son souffle. Ce que lui disait Gessler la navrait.

— Parce qu’il ne vous croit pas ?

L’avocat secoua la tête.

— Est-ce que je peux savoir ce qu’il croit et ce qu’il ne croit pas ? Est-ce que je peux savoir ce qu’il pense ? Lisa, vous rappelez-vous sa tête au moment du procès ? Il regardait le plafond, comme si tout cela ne le concernait pas ; comme s’il s’ennuyait, et quand je lui ai traduit la sentence : détention à vie…

Il se tut, évoquant trop intensément cet instant pour pouvoir l’exprimer.

— Il s’est penché sur vous et vous a parlé, poursuivit Lisa.

— Savez-vous ce qu’il m’a dit ?

Elle secoua la tête d’un air interrogateur.

Gessler fixa ses ongles bien taillés, puis tourna la tête vers sa compagne.

— Il m’a dit : « Maître, avez-vous connu cette salle d’audience avant la fissure qui est au plafond ? » C’a été tout. De sa condamnation, pas un mot !

Lisa acquiesça.

— Je pensais bien qu’il vous avait dit quelque chose de ce genre.

Gessler passa deux doigts entre son cou et le col de sa chemise. Il avait quelque peu grossi depuis quelque temps.

— Je n’avais jamais remarqué cette fissure, fit-il, songeur. Maintenant je la regarde chaque fois que je pénètre dans la salle. Elle a gagné du terrain en cinq ans.

— Oui, cinq ans ! répéta Lisa. Cinq ans…

Elle ouvrit la porte et s’en fut regarder au-dehors. Elle resta un bon moment sous la pluie, les mains crispées sur la rampe rouillée de l’escalier. L’eau qui giflait son visage calmait ses angoisses.

— Ne vous mouillez pas ! lança Gessler.

Elle rentra.

— On ne voit rien, annonça-t-elle piteusement.

Gessler hocha la tête misérablement. Les grosses gouttes d’eau qui dégoulinaient sur le visage anxieux de la jeune femme lui faisaient penser à des larmes. Comme la pluie de Hambourg était belle sur la figure de Lisa !

— Qu’espérez-vous voir ? soupira-t-il. Dès que l’auto surgira au tournant de Grevendamm, elle sera déjà dans l’entrepôt.

— Cette attente est effroyable car elle n’en finit pas. Quelle heure est-il ?

— Bientôt la demie, dit Gessler sans consulter sa montre ; les sirènes des chantiers ne vont pas tarder.

Lisa s’approcha du transistor et tourna le bouton. Une musique redondante déferla dans la pièce, les faisant sursauter l’un et l’autre. Lisa se hâta d’appuyer sur les touches sélectives du poste jusqu’à ce qu’elle obtînt un speaker, mais il ne s’agissait pas d’informations et, dépitée, elle finit par éteindre le transistor.

— L’éther est plein de bruits qui ne m’intéressent plus, remarqua-t-elle.

L’avocat s’assit en biais sur une chaise garnie d’un cuir râpé.

— Je me demande comment vous allez réagir en le voyant, dit-il.

— Je me le demande aussi, affirma Lisa en le regardant droit dans les yeux.

Elle ajouta, d’un ton peureux :

— Si je le revois…

Gessler envisagea un instant ce que serait la vie dans l’hypothèse d’un échec. Pouvait-il s’empêcher de le souhaiter confusément ?

— Vous le reverrez, promit-il…

Le conducteur regardait attentivement dans son rétroviseur.

— On ne voit rien ? questionna Freddy.

Baum secoua négativement la tête. Il avait un drôle de sourire qui ressemblait plutôt à une grimace. Il passa la main sous son derrière car quelque chose lui piquait les fesses et ramena l’allumette que mâchouillait le gardien avant l’agression du tunnel. Il l’expédia d’une chiquenaude par la portière ouverte. Il roulait à faible allure à cause des ouvriers qui déferlaient à contre-courant. Mais à un moment donné il prit une petite voie privée, fermée par une palissade et qui traversait un chantier en construction. Ce jour-là le chantier était désert et Baum avait pris la précaution d’écarter la palissade avant le coup de main. Cela lui permettait de gagner trois ou quatre cents mètres avant de rejoindre Grevendamm.

Lorsqu’ils débouchèrent sur cette voie encombrée, Freddy sentit que son cœur s’emballait. Il s’attendait à entendre mugir une sirène d’un instant à l’autre. Mais tout paraissait infiniment paisible et quotidien. Les deux hommes assommés remuèrent. Freddy les calma d’un coup de pied rageur.

— C’est pas le moment ! grommela-t-il.

Son camarade allemand sourit et prit à gauche dans une large impasse terminée par un quai de ciment servant au chargement des camions. Freddy vit les portes béantes de l’entrepôt et il découvrit la chétive silhouette de son ami Paulo, immobile derrière le rideau de pluie.

Il lui trouva l’air lugubre et fut frappé par son aspect rabougri. Paulo ressemblait à un vieux pommier épuisé. « Il a drôlement vieilli et je ne m’en étais pas aperçu », songea Freddy.

Le fourgon vira sec et pénétra dans l’entrepôt. L’ampleur du bâtiment décupla le ronflement du moteur. Baum coupa le contact et, tournant son visage lourd vers Freddy, il lui décocha un clin d’œil triomphant.

— Je commençais à me faire vioque ! dit Paulo en ouvrant la portière, tout a bien carburé ?

— Au poil, assura Freddy, comme dans les rêves qui réussissent !

Il descendit et montra les deux hommes recroquevillés dans la cabine.

— Occupe-toi de ces clients, dit-il.

Un acolyte de Baum qui attendait dans l’entrepôt venait de faire coulisser les lourdes portes bardées de fer. Freddy fut comme chaviré par un intense sentiment de sécurité. Après la tension des minutes qu’il venait de vivre, la pénombre et le silence de sanctuaire de l’entrepôt lui faisaient l’effet d’un bain tiède. Pendant le court trajet à bord du fourgon il avait récupéré la clé des portes arrière dans la vareuse du garde. Il ouvrit le fourgon. Un étroit couloir éclairé par la lumière blafarde d’un plafonnier lui apparut.

Un garde en uniforme était assis au fond du couloir sur un strapontin. L’homme tenait une mitraillette entre ses genoux. Il considéra Freddy avec incertitude et se leva. Freddy lui sourit. Le garde fit trois pas, et c’est alors seulement qu’il aperçut l’entrepôt. Freddy l’attrapa par une jambe et tira. L’homme bascula en arrière. Freddy le sortit à demi du fourgon tandis que le garde essayait de récupérer sa mitraillette. C’était une lutte bizarre, calme et sauvage.

Walter, le second Allemand de l’expédition, celui qui avait attendu dans l’entrepôt, s’avança, tenant une énorme clé anglaise à la main. Il écarta Freddy d’une bourrade et plaça un terrible coup de clé sur le front du garde. Cela fit un bruit hideux. L’homme fut foudroyé. Freddy n’avait jamais vu assommer un type d’une manière aussi expéditive.

Il existait trois cellules de chaque côté du couloir qui partageait le fourgon.

— Hello, Franky ! lança-t-il, annonce la couleur !

Il y eut quelques secondes d’un silence glacé. Freddy sentit un frisson le long de son échine, lorsqu’il se dit que Frank n’était peut-être pas dans la voiture. Quelques coups sourds firent vibrer la première porte de droite, lui redonnant espoir. Il enjamba le cadavre du garde et actionna le verrou qui la fermait. Il découvrit un homme d’une trentaine d’années, sagement assis dans l’espèce de niche-cellule. Une faible lumière grisâtre éclairait mal le visage du détenu. C’était bien Frank.

Un Frank aussi impassible et élégant qu’autrefois.

— Terminus ! lui lança joyeusement Freddy.

Frank se leva sans hâte et sortit de sa prison roulante, aussi nonchalamment qu’on descend d’un autobus. Il regarda autour de lui, calmement, presque sans surprise. Il vit venir Paulo, poussant devant lui les deux autres gardes avec le canon d’un revolver et le visage grave de Frank s’éclaira d’un léger sourire.

— Vous avez personne au c… ? demanda Paulo à Freddy.

— Je ne pense pas.

— Faites vite grimper ces idiots à l’intérieur ! hurla Baum.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Paulo.

Puis, par-dessus l’épaule, il lança à Frank :

— Prends l’escalier, Frank, elle est en haut !

Frank s’engagea dans l’escalier sans se retourner.

Lisa se prit la tête à deux mains. Elle n’aurait pas cru que sa joie pût être aussi intense. Elle avait du mal à retenir un cri féroce.

— Ils ont réussi, balbutia-t-elle.

Puis, se jetant sur Gessler, elle blottit sa tête contre la poitrine de l’avocat. Gessler resta immobile, bras ballants, n’osant l’étreindre.

— Oh ! merci ! merci ! merci !

Elle n’osait aller à la rencontre de l’arrivant. Elle ne savait comment s’y prendre pour vivre cet instant extraordinaire. Un instant qu’elle avait attendu voulu, préparé minutieusement, jour après jour, cinq années durant.

— Vous voici enfin heureuse, dit Gessler.

Il se tut pour tendre l’oreille. D’en bas montait un remue-ménage inquiétant. On lançait des ordres en allemand et en français.

— Aidez-moi à foutre le convoyeur à l’intérieur ! criait Paulo de sa voix qui devenait glapissante lorsqu’il la forçait.

— Mais comment ! sursauta Gessler, ils les enferment dans le fourgon !

Il fonça vers la porte de l’entrepôt en criant en allemand :

— Arrêtez ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

Il se trouva nez à nez avec Frank et se tut. Frank cligna des yeux à la lumière blafarde du bureau. Il portait un complet fatigué, mais qui avait conservé bonne allure. Il avait les cheveux coupés très court. Il était pâle et calme. Malgré les menottes entravant ses poignets, il conservait une attitude pleine d’aisance. Il s’arrêta pour regarder longuement Gessler. Pour la première fois il semblait réellement surpris.

— Bravo, fit-il. Je ne m’attendais pas à vous trouver ici !

Gessler ne dit rien, n’eut pas un signe de tête, et soutint froidement le regard de l’arrivant. Puis il continua sa course vers la porte et sortit précipitamment en criant :

— Débarquez les gardiens ! Débarquez immédiatement les gardiens !

Lisa s’approcha de Frank et se mit à le serrer contre elle aussi fort qu’elle le pouvait. Toutes les sirènes des chantiers hululèrent soudain, et cela ressembla au salut qu’adresse un port à un navire victorieux. De ses poignets entravés, Frank risqua une timide caresse. D’en bas leur parvint un ronflement de moteur et les cris furieux de Gessler.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Frank.

Elle ne répondit pas tout de suite, se demandant si le son de sa voix avait changé. Mais non, Frank avait toujours ce timbre un peu métallique et le même mordant.

Elle le regarda avec amour.

— La police ne doit pas trouver le fourgon ici. Alors ils vont le faire basculer à l’eau pour retarder les recherches.

Il approuva d’un hochement de tête.

— Avec les gars dedans ?

— C’est sur ce point que Gessler n’est pas d’accord.

— Et toi ? demanda Frank en fermant à demi les yeux.

— Tu es là, répondit-elle seulement.

Ils prêtèrent l’oreille. Une conversation véhémente, amplifiée par les échos de l’entrepôt leur parvenait. Elle avait lieu en allemand. Gessler ordonnait qu’on sortît les gardiens du fourgon, et Baum fulminait :

— Vous, l’avocat, fermez votre g… pour une fois !

— Ils ne veulent rien savoir, soupira Lisa.

Frank la dévisagea avec surprise.

— Tu comprends l’allemand !

— Moi aussi, je vis depuis cinq ans ici, répondit-elle.

Il s’écarta d’elle pour se laisser tomber sur la banquette. À cause des menottes qui l’entravaient, il tenait ses bras allongés sur ses genoux.

— C’est vrai, Lisa, fit-il.

Elle le rejoignit et lui caressa la nuque, se grisant du contact de sa chair. Frank avait une peau douce et tiède.

— Nous avons tout de même existé sous le même ciel pendant tout ce temps, chuchota-t-elle, tu y pensais ?

— Oui, j’y pensais.

Gessler revint, tête basse, l’air infiniment accablé.

— Ils sont repartis avec les gardiens ? demanda-t-elle tristement.

Il hocha la tête. Elle le trouva vieux et le revit derrière son lourd bureau de bois noir, dans l’attitude qu’il avait la première fois qu’elle était allée lui rendre visite. Au milieu de ses livres dont les titres gothiques flamboyaient, il lui avait fait un peu peur. Une atmosphère un peu funèbre régnait dans son cabinet de travail. Elle n’avait aimé ni la touffeur de cette pièce ni la lumière versicolore tombant des hautes fenêtres garnies de vitraux. Elle n’avait pas aimé non plus Gessler dont le visage blême et attentif déroutait.

— Vous allez avoir des remords, maître, ironisa Frank.

Gessler se reprit.

— Il vaut mieux avoir des remords que des regrets, dit-il.

— Vous n’aviez donc pas prévu cette conclusion pour mes gardiens ?

— Non.

— C’est cependant la plus logique, assura Frank.

— Oui, sans doute.

Des pas résonnèrent dans l’escalier. Paulo et Warner entrèrent.

— Et voilà le travail ! lança Paulo surexcité.

— Maître Gessler ne le trouve pas très joli, dit Frank.

— À cause ? fit Paulo d’un ton pincé.

Puis, réalisant :

— Ah ! Les gardiens ? Vous savez, ajouta-t-il en se tournant vers l’avocat. Les témoins, ça ne fait joli que dans une noce !

Il haussa les épaules et se tournant vers Frank lui mit la main sur l’épaule.

— J’ai même pas eu le temps de te dire bonjour, Franky. T’as à peine changé, assura-t-il. Si pourtant, un peu… En bien. Tu t’es « fait », quoi !

— Je me serais aussi bien fait ailleurs, tu sais, riposta Frank.

Quelque chose dans le ton de sa voix fit sourciller Paulo. Quelque chose qui ressemblait à de l’irritation. Il avait imaginé les retrouvailles autrement et faillit le dire à Frank.

Frank brandit ses poignets enchaînés.

— Pendant que vous y êtes, les gars !

Paulo fit la grimace.

— M… ! grommela le petit homme, dans la précipitation on n’a pas pensé à ça.

Il poussa Warner du coude.

— Hé, t’as la clé du cabriolet, Grosse Tronche ?

Warner était un grand garçon blond avec une figure bête et rieuse. Il n’avait guère plus de vingt ans. Comme il ne comprenait pas le français, il se tourna vers Gessler pour lui demander de traduire. L’avocat répéta la question de Paulo. Warner secoua la tête.

— Elle sera restée dans la poche du convoyeur, soupira Paulo. On ne peut pourtant pas engager un scaphandrier pour aller la repêcher. Heureusement que Freddy sait bricoler ; y a qu’à l’attendre…