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Troisième partieVOILÀ LE TRAVAIL !

CHAPITRE PREMIERLa belle vie

Est-ce que ça vous est arrivé, à vous, de vous réveiller un matin, avec la sensation d’être heureux, vraiment heureux, et avec la certitude de pouvoir vous balader à travers le monde, comme dans votre appartement ?

Sinon, vous ne savez pas ce que c’est que la volupté authentique et vous pouvez toujours essayer de fumer de l’opium ou d’embaucher des belles de nuit pour vous distraire.

Ce matin-là, je me sens reposé et neuf. Voilà deux jours que l’affaire est terminée.

Je suis en vacances, c’est-à-dire que j’ai reçu un mandat et un télégramme de félicitation m’accordant un repos illimité, mais je ne me leurre pas ; illimité chez les chefs, ça ne va jamais au-delà de huit à dix jours. Avouez que huit jours sur la Côte c’est toujours bon à prendre. Parce que, je réalise mon rêve : je vais à Nice. J’ai écrit à ma vieille Félicie une longue lettre dans laquelle je lui dis que je compte tirer une petite bordée et où je lui joins une recette pour la bouillabaisse.

Donc je suis à jour.

Le gang d’espionnage est anéanti. Les survivants se sont mis à table et ont donné tous les détails sur l’organisation. Je peux vous éclairer : Früger était le chef de réseau. Il dirigeait tout le secteur de la côte. Le gang était chargé des indications maritimes et correspondait avec un comité situé en Espagne. Grâce à Elsa et à ses copains, nous obtenons l’adresse de vagues comparses.

J’ai réussi là le plus beau coup de filet de ma vie. Les journaux titrent sur quatre colonnes…

La vie est belle.

*

Je me suis offert un petit mâchon au wagon-restaurant. Dans ces popotes-là, la cuisine n’est jamais fameuse, mais il y a toujours des boissons à la hauteur. Chaque fois que je mange chez Cook, je ne manque pas de me laisser verser un double Martini et un double cognac.

Comme je vais au dernier service, je ne quitte pas la voiture restaurant après le repas. Je commande un deuxième café filtre et je le déguste en regardant la mer qui pétille sous le soleil. Je chasse de ma pensée la série d’aventures que je viens de traverser. Mais cette affaire est aussi tenace qu’une mouche à viande et elle me harcèle sans trêve.

À un certain moment, je sursaute. Le garçon croit que je l’appelle et se précipite.

— Monsieur désire quelque chose ?

Ce que je désire, c’est un bureau de poste, mais comme le serveur ne peut pas, malgré son désir de me satisfaire, m’en apporter sur un plateau, je le congédie d’un signe de tête.

Je viens de me rappeler que Favelli n’a pas communiqué les résultats de l’expertise que je lui avais demandé de pratiquer sur l’appareil téléphonique. Vous allez m’objecter que la chose importe peu puisque toute la bande est liquidée, mais je suis un scrupuleux dans mon genre et je n’aime pas laisser des portes ouvertes derrière moi. Vous saisissez mon tempérament ?

En tout cas, il s’agit là d’une question bénigne, qu’un coup de téléphone, en arrivant à Nice, me permettra de liquider.

À trois heures de l’après-midi, je déambule sur la promenade des Anglais. Je ne me presse pas. Il y a des moments où on aime se baguenauder sans penser à rien. Je savoure l’odeur du large, la senteur des mimosas et je me sens devenir poète. Que voulez-vous faire de mieux à trois heures de l’après-midi à Nice ?

Enfin, je pénètre dans un grand établissement où il y a de la musique. Je commande un jus d’ananas comme une petite fille et je dis au gérant de me demander la Sûreté de Marseille.

L’orchestre de cette brasserie est excellent. Il y tâte particulièrement pour les sambas. Et la samba, moi, j’aime ça, parce que ça vous tient éveillé. Après la samba, les musiciens attaquent un blues, ensuite une valse anglaise qui me fait bâiller. À ce moment, le gérant vient me dire à l’oreille que j’ai Marseille.

Par chance, Favelli vient précisément d’arriver à son bureau. Je me fais connaître, lui pose la question qui me turlupine. Aussitôt il s’exclame que je suis un type qui, avec beaucoup d’autres choses, a de la suite dans les idées. Il m’apprend que les empreintes relevées sur l’appareil m’appartiennent, mais qu’il y en a une autre série par-dessus et que cette dernière ne correspond à aucune de sa collection.

Je lui conseille de vérifier illico si le propriétaire de ces fameuses empreintes ne se trouve pas parmi les membres du gang qui sont répartis soit à la morgue, soit au dépôt. Je lui explique que dans le cas contraire, cela indiquerait qu’un personnage important n’a pas été mis hors d’état de nuire.

Il m’assure qu’il va mettre un de ses hommes là-dessus et que, d’ici une paire d’heures, il sera en mesure de me communiquer sa réponse. Il me demande à quelle adresse il doit le faire.

Je réfléchis et lui propose de m’envoyer un télégramme à l’hôtel Bellevue.

C’est d’accord.

Je raccroche et retourne dans la salle. Sous l’estrade des musiciens se trouve une petite piste de danse, où quelques couples légèrement vêtus s’entortillent dans un slow plus sucré qu’un bocal de miel. Ces gens-là ont de la chance de pouvoir danser avec une chaleur pareille. Je leur jette un regard d’admiration.

Et je sens que mon visage s’illumine comme on dit dans les bouquins. Moi, je n’ai jamais vu des visages s’illuminer mais je trouve l’expression intéressante.

Devinez qui est en train d’évoluer là-bas ? La môme Julia. Mon cœur se met à cogner ferme. On dirait qu’il veut s’évader de ma poitrine pour galoper vers Julia. Ma sirène blonde danse avec un bonhomme qui a été fabriqué avec du buvard mâché. Ce gars-là doit être anglais ou quelque chose dans ce genre. Il porte un pantalon à carreaux et un sweater blanc sur une chemise jaune citron. Sa figure est ramollie comme celle d’une poupée de cire qu’on aurait oubliée sur un radiateur électrique. J’ai l’impression que, lorsqu’il bâille, ses dents doivent en profiter pour filer en douce. Où donc Julia a-t-elle été pêcher ce vieux têtard ?

J’attends que la danse soit achevée, et que le couple qui m’intéresse ait regagné sa table. Alors je quitte ma place et je m’approche, le sourire aux lèvres.

— Alors, Juju ! comment va cette chère petite santé ?

Elle sursaute.

— Tonio ! Non, pas possible ?

— Ne vous avais-je pas promis ma visite pour un de ces quatre ? Eh bien, le jour de gloire est arrivé.

— Ce que vous êtes amour ! Asseyez-vous et permettez-moi de vous présenter au docteur Silbarn, de Chicago.

Elle se tourne vers son fossile.

— Le fameux commissaire San Antonio.

Le spectre me tend la main et je me dépêche de la lui serrer avant qu’elle ne soit complètement desséchée.

CHAPITRE IIL’amour sans eau fraîche

— Alors, docteur, dis-je, vous arrivez de Chica ?

— Yé, me dit le toubib. Je n’avais pas revu la Côte d’Azur depuis la déclaration de guerre. C’est le pays le plus, comment dites-vous ? Formidable in the world !

— Je connais Chicago. J’ai même un pote à moi qui tient un drugstore sur les bords du Michigan.

Je lui explique l’endroit et ça se trouve qu’il le connaît aussi. Nous nous mettons à discuter à perte de vue sous le regard amusé de Julia.

— Alors, me dit-elle, profitant d’un trou dans la conversation. Comment vont les assassins, commissaire ?

— Couci-couça !

— C’est vrai ce que les journaux ont raconté ? Que vous avez pulvérisé cette bande d’espions-gangsters ?

— Pour une fois, ils n’ont pas dit trop de sottises.

— Vous êtes le Nick Carter de l’époque, alors !

Je mets ma main sur son poignet.

— Oh ! ça va, ma déesse, ne me mettez pas en boîte et parlons plutôt de vous. Vous avez retrouvé papa-maman ?

— Comme vous me l’avez conseillé.

— Parfait ! Ils ont été heureux de revoir leur petite gosse adorée ?

— Fous de joie. Je leur ai raconté mes aventures. Ils vous témoignent une reconnaissance éperdue, vous allez venir dîner à la maison ce soir, n’est-ce pas ?

— Il ne faudrait pas trop insister pour que je dise oui.

Elle envoie un baiser dans l’espace.

— Ce que vous êtes chou… Mon père va faire tirer un feu d’artifice en votre honneur…

Ce docteur machin-chose de Chicago n’est pas si ramolli qu’il en a l’air car il comprend tout de suite que nous aimerions demeurer en tête à tête.

— Permettez-moi de me retirer, dit-il à Julia.

— Vous rentrez à la maison, Doc ?

— Oui. Et je préviendrai vos parents de l’arrivée du commissaire.

Il s’éloigne.

Une fois seuls, je change de place et je m’assieds sur la banquette, aux côtés de Julia.

— Il a une bonne trogne, votre toubib, lui dis-je, comment le connaissez-vous ?

— C’est un ami de papa. Ils sont en affaires ensemble.

Elle m’apprend que son père possède un laboratoire de produits pharmaceutiques et qu’il fabrique une spécialité du docteur Silbarn, employée contre la chute des cheveux.

Comme je me fiche de la vie privée de son papa autant que de la première molaire de Mazarin, je laisse tomber le questionnaire. Je passe mon bras sur le dossier de la banquette. Et ce mouvement tombe très bien, car justement ma compagne a la tête appuyée contre. De la main je ramène sa chevelure blonde contre mon épaule et je regarde le soleil qui est en train de fondre dans la mer. Comme c’est beau !

J’ai la flemme de faire partager mon admiration à la petite, mais elle doit éprouver du vague à l’âme également, je le comprends à la façon dont elle se blottit contre moi.

Pour la première fois de ma vie, je me sens une âme de petit garçon et je ne pense à rien. Je savoure simplement un instant d’une extraordinaire qualité.

— Dites-moi, chérie, si nous allions nous promener dans les environs ?

— Ça tombe bien, approuve-t-elle, j’ai justement ma voiture.

La lotion capillaire doit rapporter gros, car Julia possède un joli petit carrosse. C’est une Talbot décapotable peinte en crème avec des coussins de cuir assortis.

— Voulez-vous conduire, Tonio ?

Je m’installe derrière le volant. Julia noue une écharpe de soie autour de sa tête et, comme tout à l’heure au café, appuie celle-ci sur mon épaule.

Nous roulons le long de la mer. Une brise embaumée flotte sur ce coin de paradis. Bientôt, nous sommes hors de la ville et nous atteignons un endroit escarpé.

J’arrête la Talbot. J’ai repéré en contrebas de la route une sorte de petite crique déserte, cernée de pins parasols et de roches rouges. Le coin fait un peu chromo de bazar, mais il est rudement gentil. Nous y descendons et nous nous asseyons sur la mousse.

— On est bien, dis-je à Julia.

Elle ne trouve pas ma phrase trop toquarde et me regarde d’un air chaviré.

— C’est pour moi que vous êtes venu, darling ?

— Oui, ma chouquette.

— Pour moi toute seule ?

— Parole d’homme.

— Oh ! murmure-t-elle, c’est merveilleux, chéri, tout à fait merveilleux.

Comme ses lèvres ne sont pas trop éloignées des miennes, je calcule la distance qui les sépare. Et je m’aperçois qu’il suffirait que j’incline légèrement la tête pour que cette distance-là n’existe plus. Julia fait un bout du chemin à ma rencontre.

*

Le soir tombe sur la mer, il s’y couche plutôt comme une chatte heureuse sur un coussin de soie bleue…

Comment trouvez-vous cette image ?

Il y a des types qu’on a flanqués à l’Académie française pour moins que ça. Je suis sûr que, si je voulais m’en donner la peine, j’arriverais à des résultats appréciables en littérature.

La nuit est complètement tombée lorsque nous quittons la petite crique.

Nous remontons dans l’auto, et je pédale à fond, car je veux passer à mon hôtel pour prendre un bain et me changer avant d’aller chez les ancêtres de ma sirène blonde.

Nous revoici à Nice, illuminée comme pour le carnaval.

Quelle belle ville !

Du reste, je suis dans un état d’esprit à trouver le monde entier épatant.

Vous croyez que c’est l’amour, vous ?

CHAPITRE IIIUne digestion laborieuse

Je conseille à Julia de rentrer chez elle où je lui promets de la rejoindre une heure plus tard.

Nous nous séparons sur un dernier baiser.

Je traverse le hall de l’hôtel et vais demander à la caisse si un télégramme n’est pas arrivé à mon nom. L’escogriffe habillé en chef de jazz me tend un rectangle de papier bleu.

Je l’ouvre :

CONFRONTATION GÉNÉRALE

DES EMPREINTES NÉGATIVE

Donc, mon instinct ne m’avait pas trompé : le gang n’a pas été totalement anéanti. Donc, même en vacances, San Antonio est bien le type qui remplace la margarine.

Je me fais monter un cognac et je l’envoie en mission dans mon estomac tandis que coule mon bain.

Avouez que des flics aussi consciencieux, on n’en trouve plus que dans les manuels, car enfin me voici en vacances, largement pourvu de gloire, d’amour et d’argent, et rien ne m’oblige à me cailler le sang pour cette bande d’espions que j’ai dispersés. J’ai beau me pénétrer de ce raisonnement, mon cerveau est constitué de telle manière qu’il ne peut fonctionner vraiment qu’au service d’une énigme.

Et comme énigme ça se pose là.

Je reprends mon raisonnement par le manche. J’ai téléphoné au Colorado ; après moi quelqu’un a utilisé l’appareil pour donner l’ordre à Batavia de me buter. Ce quelqu’un était un chef, pour prendre une décision pareille. Or ses empreintes ne correspondent avec aucune de celles prélevées sur les membres, morts ou vivants de la bande. En conséquence, il reste un personnage en circulation, dont la place est derrière de solides barreaux ou mieux encore, devant douze canons de fusils. Eh bien, moi, je vous le dis, tant que ce dégourdi-là ne sera pas nourri aux frais du gouvernement français, je ne serai pas tranquille.

En grommelant, je prends mon bain. Puis je m’habille. Je mets une chemise bleue pervenche avec une cravate jaune pâle et un costume de flanelle bleu roi. Si vous pouviez me voir, ainsi sapé, vous téléphoneriez aussitôt à tous les tailleurs de France pour essayer de dégoter le même ensemble.

Je mets un peu de parfum sur mes revers. C’est un machin assez subtil qui s’appelle Vitalité. Lorsque je le renifle, je pense à des trucs tout à fait romantiques.

Me voilà fin prêt. Je passe un coup de bigophone au portier pour lui demander d’aller me chercher des fleurs et de me commander un taxi.

*

Les parents de Julia se nomment Nertex. Ils possèdent une baraque un peu moins grande que le palais de Versailles dans les environs de Nice. Ce sont des gens charmants, un peu maniérés peut-être, mais qui ont la notion de l’hospitalité poussée à un très haut degré.

Je fais un baisemain à la maman en fermant les yeux pour ne pas être aveuglé par l’éclat de ses brillants et je me laisse broyer les cartilages par le dab. Ce brave homme me congratule pour m’exprimer sa reconnaissance. Il profite de l’occasion pour laver la tête à Juju qui, à son avis, a l’esprit trop indépendant.

La dame de mes pensées a l’air de se moquer des remontrances paternelles comme d’une tranche de melon gâté. Elle me couve d’un regard tendre qui me fait passer un voltage terrible dans l’épine dorsale.

Enfin, nous passons à table en compagnie du docteur américain qui ressemble à un gorille. Le menu est savoureux. Il y a des médaillons de bécasse, un gratin de langoustes et du chevreuil en civet. Je mange deux fois de tout. Je crois que ma promenade en voiture m’a ouvert les portes de l’appétit à deux battants. Je raconte mes enquêtes. Grâce au Pommard 1928, je trouve des anecdotes sensationnelles qui font frémir ces dames et s’exclamer les hommes.

Je passe une excellente soirée. Pour couronner ce dîner digne des chevaliers de la Table ronde, M. Nertex dit au maître d’hôtel d’apporter la fine Napoléon. En même temps, il me présente une boîte de cigares aussi grande que la caisse d’une machine à écrire portable. Ce sont des cigares brésiliens, tellement gros qu’une fois que j’ai achevé le mien, on pourrait jouer à la grenouille avec ma bouche.

L’ambiance est très réussie. Lorsque je prends congé de ces messieurs-dames, sur le coup de minuit, je suis dans un état euphorique épatant. Je décide de regagner mon hôtel à pied, afin de pouvoir me gaver d’étoiles et de brise parfumée. Et puis, entre nous, rien de tel qu’un peu de footing lorsqu’on a bien mangé et bien bu.

Je fais mes adieux. Ceux-ci ne sont pas trop émus, car les parents de Julia me réinvitent pour le lendemain. Ils me proposent même de passer la durée de mes vacances chez eux, mais je refuse car je tiens à ma liberté. Je leur serre la pogne et Julia me dit qu’elle me téléphonera le lendemain afin de convenir d’un rendez-vous pour l’après-midi.

J’avance tranquillement sur la route. D’où je suis, je domine la ville et j’aperçois la mer qui tremblote sous la lune. De temps à autre, je m’arrête pour goûter la magnificence du paysage et la majesté de la nuit. C’est une phrase que j’ai lue dans un bouquin de Claude Farrère, et, comme je l’ai trouvée jolie, je l’ai apprise par cœur. Je respire à pleins poumons. Il faudra que j’envoie une carte postale à Félicie demain matin.

Parvenu à mon hôtel, je me couche et m’endors.

*

Je ne saurais vous dire ce qui m’a éveillé…

Je crois que c’est l’instinct de conservation, si développé en moi. Toujours est-il que je reprends mes esprits avec une vague sensation d’angoisse. Est-ce le bon dîner des Nertex qui me donne des troubles d’estomac ? J’allume et je me mets sur mon séant. La lumière ne calme pas mon appréhension, je trouve la pièce plus hostile. Je me lève et examine la porte : le verrou est tiré. Je vais à la fenêtre ; les volets sont mis et il n’y a pas de balcon. Je jette un coup d’œil dans la salle de bains ; celle-ci est vide.

Alors ?

Alors, il se peut que je sois un vieux croquant, et pourtant, la petite sonnerie d’alarme qui tinte en moi ne se calme toujours pas. Je regarde ma montre : il est minuit et demi. Je la repose sur le marbre de la table de chevet et allume une gitane.

Le mieux qu’il me reste à faire est encore de me faire grimper un flacon de cognac et de le vider. Peut-être qu’après je m’endormirai normalement. Pourtant, je devrais pioncer ferme, avec la longue trotte que j’ai faite à pied.

Je m’arrête pile de penser et de bouger. D’un seul coup, je comprends trop de choses à la fois. Il me faut un bon moment pour ordonner, pour canaliser cela en moi. Voilà : je viens de songer à la longue promenade du retour, il m’a fallu au moins une heure pour revenir de chez Nertex, et, lorsque j’en suis parti, il était plus de minuit, donc ma montre me bourre le crâne en m’indiquant minuit et demi. Vous me suivez bien ? Or, si elle marque minuit et demi c’est qu’elle est arrêtée, et si elle est arrêtée, ce n’est donc pas son tic-tac que j’entends.

Ma respiration se coince. Mon ouïe devient l’organe capital de mon individu. J’entends ce bruit, ce battement de cœur artificiel qui n’est pas celui d’une montre et qui a frappé mon subconscient. Un bruit qui me rappelle quelque chose… c’est-à-dire le tic-tac d’une bombe.

Je me rends à l’évidence ; il y a une bombe dans ma piaule ! À force de prêter l’oreille, son bruit, pourtant imperceptible, est un fracas pareil à celui des chutes du Niagara.

Mon premier réflexe est de me tirer à la vitesse d’un avion à réaction, mon second (celui du flic) est de chercher la bombe. C’est à ce dernier que j’obéis. Je me fiche à quatre pattes et je regarde sous le lit. Je ne vois rien. Cependant le tic-tac est là… tout près. Mes cheveux se hérissent. Peut-être que dans un cent millième de seconde je vais être réduit en si petits morceaux que les pompiers seront obligés de passer du papier buvard sur les murs pour me récupérer. J’ouvre le tiroir de la table de chevet : rien non plus. Je m’affole. Où ces enfants de ceci et cela ont-ils planqué leur tabatière à remontoir ? Je soulève le matelas : la bombe est là ; douillettement couchée sur le sommier. Heureusement, j’ai aussi des talents d’artificier. Je commence par couper le fil qui unit le détonateur à l’explosif, puis je désamorce l’engin. Après quoi je vide ma boîte à chaussures et je place la bombe à l’intérieur.

J’éponge mon front emperlé et je vais achever ma cigarette à la fenêtre, histoire de réfléchir à cette nouvelle aventure.

Ensuite, je me recouche et j’en mets un coup pour de bon !

CHAPITRE IVDes idées à moi

Le lendemain, lorsque je saute du lit, je m’aperçois que j’ai un fameux retard sur le soleil. Il est, en effet, plus de dix heures. Je fais ma toilette en sifflotant, et j’achève tout juste de me laver les dents au moment où le téléphone sonne. C’est Julia.

— Hello ! Tony ! gazouille-t-elle, vous avez bien dormi ?

— Très bien, j’ai même rêvé à une colombe de mes relations.

— Ah ! Ah ! Et peut-on connaître le thème général de votre rêve ?

— Si je le racontais par téléphone, toutes les demoiselles des PTT donneraient leur démission et viendraient regarder de près comment c’est foutu, un type qui possède une pareille imagination.

— Sans blague !

— C’est comme je vous le dis !

Je l’entends rire, à l’autre bout. Son rire ressemble au bruit d’une source. Je me souviens avoir fait cette comparaison dans une composition française, et le prof m’avait balancé dix sur dix. Je l’imagine — pas le prof, mais Julia — avec son déshabillé qui doit être rose ou bleu. Il me semble que je tiens ses cheveux dans mes doigts et que je les fais couler sur mes mains comme de l’or en fusion. Une fille pareille, croyez-moi, c’est quelque chose. Et si vous pouviez vous en faire une idée précise où que vous soyez, vous prendriez l’avion pour Nice.

Nous échangeons des paroles définitives, lesquelles ne vous regardent pas. Enfin, je me décide à raccrocher après avoir fixé rendez-vous à la femme de ma vie à midi, car nous devons déjeuner ensemble.

Je ne m’inquiète pas outre mesure pour l’attentat de cette nuit. Il m’en faut davantage pour me faire perdre le nord.

Je finis de me harnacher et je sors de ma délicieuse chambrette en tenant ma boîte à chaussures sous le bras.

Maintenant, il faut que je vous dise que si vous pensez que je vais à la pêche sous-marine avec ma petite bombe à retardement sous le bras, vous vous trompez royalement.

Je descends à la caisse et je demande à parler au gérant. On me fait entrer dans un petit salon discret, avec des airs de conspirateurs, et on me conseille de me laisser glisser dans un fauteuil en attendant.

Un quart d’heure plus tard, le gérant s’amène, il a un sourire si mielleux qu’on est surpris de ne pas voir une douzaine de mouches posées dessus. En se frottant les mains, il me demande ce qu’il y a pour mon service.

— Monsieur, lui dis-je, j’ai roulé ma bosse aux quatre coins du monde. J’ai couché dans les plus baths hôtels d’Amérique comme dans les plus sales bouges d’Italie. J’ai vu des quantités de plumards : des rembourrés et des affaissés. J’ai trouvé dans ces lits une foule de bestioles et d’objets : des puces, des cafards, des punaises, des scorpions, des hannetons, des portefeuilles, des dentiers, des pistolets et d’autres choses que je j’oserai pas vous nommer parce que je suis poli, mais jamais, vous m’entendez ? jamais il ne m’est arrivé de découvrir une bombe dans mon pageot.

Ce disant, je couronne ma péroraison en ouvrant ma boîte à chaussures.

Il y penche son nez pointu et se met à contempler ma trouvaille avec les yeux d’une cigogne qui découvrirait un chauffe-bain dans son nid.

Il est évident que ce gentleman n’a jamais fait la guerre et qu’il s’y connaît autant en armes variées que moi en gynécologie.

— Co… comment, bégaye-t-il, vous avez trouvé ça…

— Dans mon lit, oui.

— Et c’était chargé ?

— Je l’ai désamorcé de mes mains.

— C’est inimaginable.

— Et pourtant, c’est vrai.

Je me repais un moment de son air abasourdi et lui pose la main sur l’épaule.

— Écoutez-moi, mon bon monsieur. Je suis le commissaire San Antonio, et j’ai l’habitude qu’on me fasse des blagues. Seulement, j’ai la faiblesse, assez compréhensible, n’est-ce pas ! de vouloir en découvrir les auteurs. Je ne tiens pas à faire du scandale, et il n’y aura aucun tam-tam autour de votre boîte si vous m’aidez.

Il se plie en deux à tel point que je crois qu’il va embrasser ses godasses et il commence à me faire un baratin, aussi long qu’un rapport d’huissier, pour m’assurer de son entier dévouement.

— C’est bon, lui dis-je, non sans noblesse. Commençons donc par le commencement : êtes-vous sûr de votre personnel ?

— Comme de moi-même. Ce sont des garçons d’étage attachés depuis plusieurs années à l’établissement.

— Soit. Qui donc alors peut avoir accès aux chambres ?

— Personne.

— Personne ! Venez avec moi.

Je l’entraîne dans le hall et lui fais signe de ne pas bouger. Je m’approche de la caisse et je dis, d’une voix morne : « 28 ». Docilement le portier me tend le 28.

Je reviens auprès du gérant.

— J’ai la chambre 27, lui dis-je, et pourtant voici la clé du 28. Il y a deux cents chambres dans votre clapier, comment voulez-vous que le préposé au tableau se souvienne des locataires de chacune ?

Mon interlocuteur se gratte le blair d’un air gêné. Ma petite démonstration le laisse baba, cet homme.

— Alors ? questionne-t-il, vous pensez qu’un des locataires de l’hôtel a utilisé votre clé ?

— Sans doute. À moins, cependant, qu’il n’ait eu un passe-partout, vos serrures ne sont pas très compliquées.

— Qu’allez-vous faire ?

— Attendre. La nuit prochaine, vous allez me donner la chambre située en face de la mienne, sans toutefois louer cette dernière. Et je veux que personne, vous m’entendez ? personne ne soit au fait de ce déménagement.

— Comptez sur moi, monsieur le commissaire.

Je le salue d’un petit signe de tête et je quitte l’hôtel en fredonnant un air de boogie-woogie.

*

Je vais à Air France pour étudier les horaires des Dakotas pour Marseille. Je constate qu’en partant à deux heures de l’après-midi de Nice, je pourrais être de retour à huit heures ce soir. Tout va bien.

Oublions les préoccupations de l’heure et allons au rendez-vous de ma princesse lointaine.

Justement, elle m’attend déjà dans une petite robe mauve qui semble peinte sur elle tellement elle la moule. Ses yeux ressemblent à deux pastilles de nuit d’été, découpés dans du satin. Je vous jure qu’au bras de cette gosse, on n’a pas l’air d’un marchand de frites.

Nous échangeons des politesses d’usage avant d’aller déjeuner. J’ai une faim de cannibale. À vrai dire, j’ignore si les cannibales ont de l’appétit, il faut croire que oui, étant donné les denrées qu’ils se glissent sous les molaires.

Nous passons deux heures exquises. Non seulement Julia est belle à commotionner un centenaire, mais c’est aussi une des filles les plus spirituelles que je connaisse.

Je lui demande la permission de la laisser choir et je me fais conduire à l’aéroport.

CHAPITRE VConversations

Au moment où je pénètre dans le bureau de Favelli, celui-ci est en train de questionner un prévenu. Je me rends compte que mon collègue n’est pas un garçon absolument patient, car il flanque autant de beignes sur le museau de son client qu’il y a de virgules dans ce livre.

En me voyant entrer, il se lève.

— San Antonio ! Déjà de retour !

Je lui en serre cinq.

— Il ne s’agit que d’un petit raid, je reprends l’avion pour Nice tout à l’heure, mon bon. Ce soir, je dîne dans le monde.

— Et qui me vaut la joie de vous revoir ?

— C’est toute une histoire.

Il m’envoie une bourrade.

— Comme d’habitude, hein ? Sacré farceur !

Il ordonne à ses poulets d’aller mettre au frais son loustic et il me fait signe de poser la partie de mon individu destinée à cet usage sur son fauteuil tournant, tandis que lui-même s’assied à califourchon sur une chaise.

— Alors ?

En détail, je lui relate l’attentat dont j’ai été victime cette nuit.

Il m’écoute sans bouger les lèvres, puis il me demande très gravement :

— Entre nous, mon cher ami, vous n’avez jamais eu envie d’envoyer balader la police ?

— Si, lui dis-je, très souvent, lorsqu’on discute mes notes de frais.

— Phénomène, va ! En somme vous êtes venu ici avec une idée précise en tête ?

Je déballe ma boîte à chaussures et j’en sors la bombe.

— Il se peut qu’il y ait des empreintes, là-dessus…

— Parbleu…

Il passe un coup de tube au laboratoire et y fait porter l’engin par un de ses sous-fifres.

— Dans quelques minutes nous serons fixés.

Pour tuer le temps, nous grillons des cigarettes.

— Vous croyez, s’informe-t-il, que la bande n’est pas entièrement détruite ?

— Il me semble que la preuve nous en a été fournie.

— Certes, mais une chose me trouble et me chiffonne, San Antonio, c’est que, malgré que votre enquête soit terminée, on cherche à vous faire le coup du père François. C’est maladroit, car, en se manifestant, ces espions, non seulement nous prouvent qu’ils ne sont pas tous arrêtés, mais encore ils nous provoquent.

— Oui, dis-je, votre remarque est pertinente, Favelli, seulement il y a un hic : les membres du gang qui demeurent en liberté ne savent peut-être pas que j’ai terminé mon enquête.

Je fais pivoter mon fauteuil et je mets mes pieds sur un siège voisin. J’allume une nouvelle gitane.

— Ce n’est pas tout ça, poursuis-je : vous allez être gentil et téléphoner à la police de Nice pour lui dire qu’elle m’accorde toute l’aide dont je peux avoir besoin.

Il décroche et réclame Nice au standard. On le lui donne presque aussitôt. Je n’écoute pas toute la kyrielle d’éloges qu’il débite sur mon compte. Je trouve plus passionnant de réussir des ronds de fumée. J’en suis à mon douzième, lorsqu’il se tourne vers moi, l’air satisfait.

— Les voici prévenus, assure-t-il. Vous pouvez faire appel à eux à n’importe quelle heure et dans n’importe quelles circonstances.

— Parfait !

On frappe à la porte vitrée. C’est un garçon du labo qui apporte les résultats. Il me tend un cliché tout frais.

— L’homme qui a manipulé cette bombe était ganté, dit-il. Malheureusement il a fait un accroc à son pouce gauche en branchant le détonateur. Il portait des gants de daim, nous en avons remarqué des parcelles après le fil du détonateur. Il a laissé une empreinte assez bonne sur la partie de la bombe destinée au réglage.

— C’est tout ? questionne Favelli.

— C’est tout, commissaire.

Mon collègue a la même pensée que moi. Il ouvre un dossier et en sort une autre photographie d’empreintes. Je n’ai pas de mérite à deviner qu’il s’agit de celles découvertes sur l’appareil téléphonique au Colorado.

— Regardez !

Je me penche sur les images. Il n’y a pas besoin de sortir de Sorbonne pour constater que ce sont les mêmes.

Donc l’homme qui a donné l’ordre de me descendre le premier soir et celui qui a voulu me déguiser en feu d’artifice cette nuit ne font qu’un.

Moi qui ai horreur des gens qui s’intéressent trop à ma personne, je suis à mon affaire.

*

Cette confrontation des empreintes n’a pas demandé beaucoup de temps. Plutôt que d’aller au cinéma, je préfère muser dans Marseille.

Quelle ville ! Je propose à Favelli de m’accompagner.

— Où ça ? demande-t-il en riant.

Il ajoute qu’avec moi, on peut s’attendre à déclencher simultanément tout ce que la ville compte comme pistolets, néanmoins il attrape son chapeau et se couronne roi des flics marseillais.

La rue Saint-Ferréol n’est pas loin. Pourquoi prendre cette rue comme but de promenade ? Tout bonnement parce que le Chinois y demeurait et que je serais curieux de visiter son appartement. Si le lecteur a assez de mémoire pour se souvenir qu’il a payé ses impôts de l’an dernier, il n’a pas dû oublier que j’avais pris les clés du pauvre Confucius, à la morgue, l’autre jour.

Le hasard a voulu que ce trousseau, je le glisse dans la poche de mon pantalon, ce qui l’a sauvé de l’explosion de l’hôpital, et qu’ensuite, je le laisse à mon hôtel, précaution sans laquelle il aurait été détruit avec mes fringues chez la belle Elsa.

Le hasard ! Toujours lui… Moi je lui obéis aussi souvent qu’il m’obéit lui-même. J’ai vu une sorte de présage dans le fait que ces clés aient été épargnées au cours de mes récentes tribulations. Je me dis, avec un bon sens de maquignon normand, que si j’ai pu les conserver, c’est parce qu’il est dit que je dois m’en servir.

Ça vous paraît sans doute un peu simpliste comme raisonnement. Malgré toutes vos critiques, je m’entête à le tenir comme l’exemple type de ma philosophie.

L’appartement du Chinetoque se compose de deux pièces assez mal tenues : un studio et une cuisine. Favelli et moi commençons par fouiller consciencieusement de partout.

— Avez-vous une idée de ce que vous cherchez ? me demande malicieusement mon collègue.

— Écoutez, il se pourrait bien que ce magot ait eu de la drogue en sa possession. Lorsque je l’ai menacé d’une perquisition, il est devenu tout vert — ce qui est la façon de rougir des Chinois.

— D’accord, mais entre nous, qu’aurait à voir une question de drogue, à côté de celle qui nous préoccupe ?

— On ne sait jamais…

Nous continuons nos recherches. Et nous n’avons pas tort. Je pousse un cri de joie. À l’intérieur d’une statuette de bouddha, je déniche une petite boîte de lithinés, qui contient des étuis de messages pour pigeons. À l’intérieur de ceux-ci, il y a une poudre blanche.

— Sentez !

Favelli pose son éteignoir sur l’ouverture d’un des tubes. Il renifle.

— Coco, murmure-t-il.

— Oui, coco… Cette fois tout s’éclaire.

— Ah ! oui ?

— Ben, voyons… Le type qui a été enterré rue Paradis faisait du trafic avec Su-Chang. Il devait être préposé à l’envoi des messages, et il utilisait ce mode de transport ailé pour véhiculer sa came, laquelle came était réceptionnée par un complice de Nice. Un jour, Früger, ou quelqu’un d’autre, a découvert le pot aux roses. Le gars qui devait avoir un tube vide sur lui, pressentant un « interrogatoire », a dissimulé promptement ce tube dans sa bouche. Il a dû être lessivé avant d’avoir pu allonger le Chinois.

Favelli pousse un gloussement de dindon.

— Vous avez mis dans le mille, mon vieux. Maintenant la lumière se fait. Je m’étais toujours demandé ce que signifiait ce tube dans le bec du mort.

Je regarde ma montre. L’heure du retour est proche.

— Je regagne Nice. J’espère que mon assassin aura bientôt une paire de bracelets nickelés aux poignets.

— Je l’espère aussi.

CHAPITRE VIJe ne suis pas un cave

Le dîner chez les Nertex est aussi cordial que la veille ; la chère y est tout aussi choisie. Ces gens-là mettent les petits plats dans les grands pour me recevoir. Néanmoins, je suis moins loquace. Ma tension d’esprit est très forte, car j’ai décidé que cette affaire à ricochets serait terminée une fois pour toutes demain matin. Et si elle s’achève comme j’ai décidé qu’elle s’achèverait, je crois que mes amis Nertex et leur adorable Julia auront une belle surprise en buvant leur café au lait.

J’ai fait travailler ma matière grise à bloc ces temps-ci, et j’en suis arrivé à la conclusion que le fameux docteur Silbarn est aussi américain que je suis guatémaltèque. Je suis persuadé que ce bonhomme, avec sa figure d’éponge, appartient à la bande des espions et qu’il s’est introduit chez les Nertex sous prétexte de collaboration scientifique, pour se trouver un abri sûr. Il sera dit que ma douce Julia aura été la dupe jusqu’à la gauche.

Ça vous en bouche une tartine, hein ?

Vous devez vous demander sur quoi je me base pour affirmer de pareilles choses. Eh bien, voilà : lorsque j’ai parlé de Chicago et de mon pote qui tient soi-disant un drugstore, j’ai lancé ça au chiqué, parce que j’ai l’habitude de me documenter sur les magots dont la trompette ne me revient pas. En réalité, je n’ai jamais connu personne à Chicago, pour la bonne raison que je n’y ai jamais porté mes grands pieds. Pourtant le Silbarn est tombé dans le piège. Ensuite, j’ai remarqué tout à l’heure qu’il trimbalait sous son bras gauche un de ces machins qui ne sont pas en vente libre. J’ai fait cette constatation d’une façon fortuite. Nous buvions du porto dans la bibliothèque. Julia recherchait un bouquin dans un rayon du haut, elle a poussé un cri, parce qu’elle venait de faire basculer une pile de livres et que celle-ci oscillait sans qu’elle parvienne à la stabiliser. Silbarn qui se trouvait à côté s’est précipité. C’est au moment où il a levé les bras que je me suis rendu compte qu’il portait un Luger dans une gaine de cuir. Drôle de trousse pour un médecin, vous ne trouvez pas ?

En épluchant une pêche aussi grosse qu’une boule d’escalier, je projette un petit coup fourré. Je me mets à parler d’un espion que j’ai arrêté l’an dernier à Lille et qui a passé à la casserole la semaine précédente.

— Une vraie gueule de tueur, dis-je, du reste j’ai encore sa photo sur moi.

Je sors la photo de mon oncle Ferdinand, que je promène dans un petit carnet et qui m’a déjà rendu pas mal de services, et je la présente à Mme Nertex, assise à ma gauche. La photographie fait le tour et me revient, il ne me reste qu’à la montrer à Silbarn. À ce moment-là, l’image me glisse des doigts et tombe dans le jus de ma pêche. Je m’excuse et l’essuie avec ma serviette, ceci pour effacer toutes les empreintes qui s’y trouvent déjà. Après quoi je la tends au toubib.

Quand il me la rend, je la remets précautionneusement dans mon carnet.

Après le dessert, nous passons au fumoir. Je ne sais comment je fais mon compte, mais je renverse ma tasse de café sur mon pantalon.

— Décidément, je suis un fichu maladroit ! m’exclamé-je.

Je demande la permission d’aller réparer les dégâts aux lavabos.

Si vous n’êtes pas une bande de pégreleux, vous avez déjà pigé que mes faux mouvements font partie d’un plan d’action préétabli. Dès que je suis isolé, j’examine la photo et la compare à la série d’empreintes photographiques que j’ai ramenées de Marseille.

Un beau sourire fend ma poire en deux.

Cette fois, ça y est, je tiens mon fameux zigoto : l’homme qui ordonne de me descendre et qui prend mon lit pour un terrain stratégique.

À nous deux, docteur Silbarn !

*

Un petit enfant qui vient d’obtenir la croix n’a pas l’air plus innocent que moi, au moment où je reviens au salon. Je me montre gai et enjoué. Je raconte un tas de blagues qui font rire mes hôtes jusqu’aux larmes. J’ai l’intense satisfaction de me laisser offrir une nouvelle fine Napoléon. Quel nectar !

Mon copain Silbarn boit modérément. Il est le premier à rire de mes saillies. Je le contemple d’un œil amical en rêvant à ce que je lui ferais si nous étions enfermés dans une cabine téléphonique. Croyez-moi, ce coco-là est un malin. Vous auriez plus vite fait de fendre en deux une enclume avec un marteau de caoutchouc que de surprendre sur son visage un reflet de ses pensées intimes.

Enfin, un adversaire à ma mesure !

Lorsque je prends congé, nous nous congratulons, lui et moi. Il me dit que je suis un conteur impayable et qu’il est de plus en plus ravi de m’avoir connu. Je lui réponds que pour moi c’est du kif au carré. Deux serpents qui se diraient des choses d’amour n’auraient pas l’air moins sournois. Julia me propose de me raccompagner en bagnole, et j’accepte.

Cette petite course nocturne me séduit. D’abord parce que ce n’est pas déplaisant de faire découvrir la Grande Ourse à Julia, ensuite parce que je vais avoir besoin d’elle pour posséder le faux Amerlock.

Nous filons bon train, les cheveux au vent. Ah ! ce que c’est bon de rouler le long de cette côte divine ! Les mimosas sentent bon, les palmiers frissonnent. La mer palpite sous le ciel de nuit.

— C’est épatant, dis-je à Julia… Je voudrais que ma vie se fixe à jamais sur cet instant.

— Ça ne dépend que de vous, Tony.

— Ah oui ?

— Pardi… Si, à votre prochaine paie, vous alliez acheter deux anneaux chez un bijoutier ?

Je la regarde.

— Non, sérieusement, Juju, ça vous botterait que nous jouions à papa-maman ?

— Oh ! Tony, vous le savez bien que vous êtes l’homme le plus extraordinaire du monde. Toutes les femmes doivent être dingues pour vous…

Je lui fais signe d’arrêter son bâtiment. Elle obéit.

— Vous voyez, dit-elle, j’ai les qualités nécessaires à une épouse.

Voilà des mots qui me font froncer les sourcils. Comme je suis bien embêté pour répondre, je trouve plus commode de lui prendre la tête dans mes mains et de me rendre compte si elle emploie du Rouge Baiser.

Dès que nous nous reculons pour reprendre notre respiration, je commence à lui exposer mes vues complètes sur le gang des espions.

— Où avez-vous connu Silbarn ?

— Il s’est mis en rapport avec papa, au sujet d’une lotion capillaire : le Lacpène…

— Vous y croyez, vous ?

— À la lotion ?

— Non, au docteur.

Elle me regarde et paraît écouter un discours en papou.

— Pourquoi ? finit-elle par questionner.

— Parce que votre Américain ne connaît pas l’Amérique ; parce qu’il n’est pas né de l’autre côté de l’Atlantique, mais de l’autre côté du Rhin ; parce que c’est un des chefs du service d’espionnage que je m’emploie à détruire depuis huit jours…

— Vous êtes fou !

— Oh que non !

Je lui relate par le menu les indices et les preuves que j’ai accumulés, à l’appui de mes dires.

La pauvre mignonne est bouleversée.

— Mais c’est horrible ! s’écrie-t-elle. Il faut prévenir la police. Cet individu ne doit pas demeurer une seconde de plus sous notre toit… Grand Dieu… par quel hasard ou quel maléfice sommes-nous mêlés à cette horrible histoire ?

Je la calme de mon mieux.

— Ne vous cassez pas le dôme, Juju. Tout se tient dans l’existence. Vous avez, fortuitement, connu la bande de Marseille, ça a donné l’idée à ces foies blancs de vous utiliser et d’utiliser votre famille. Votre père occupe une situation importante. Or ces gens-là sont traqués en France, ils ont besoin de garanties, de hautes relations, n’est-ce pas ?

Elle médite un moment en tapotant son volant.

— Mais c’est affreux, Tony, si ce sale bonhomme attentait encore à votre vie ?

— Pas de danger, il sera arrêté demain. J’ai sur moi assez de preuves pour l’envoyer contre un morceau de bois planté en terre d’ici très peu de temps.

— Et s’il se livrait à un nouvel attentat cette nuit ?

— Tout est prévu, mon amour. J’ai demandé au gérant de l’hôtel qu’il me donne, en douce, la chambre située en face de la mienne. De cette façon, rien à craindre.

— Tout de même, dear, faites attention.

— Soyez sans inquiétude.

Elle me conduit devant le hall de l’hôtel. Je lui fais d’ultimes recommandations.

— Surtout, ne prévenez pas vos parents. Il ne faut pas que Silbarn ait des soupçons. J’irai le cueillir demain à midi avec quelques flics niçois. J’ai vu qu’il était armé, aussi procéderai-je en douceur. Cependant, j’aimerais que vous sortiez, ainsi que votre mère, au moment de l’arrestation.

Nous nous faisons cadeau d’un dernier baiser.

CHAPITRE VIILa vie n’est pas toujours drôle

Avant de monter dans ma chambre, je vais au bar et je demande au portier de nuit de me faire servir deux cafés filtres carabinés. Je juge opportun de me doper un peu, car je tiens à ne pas m’endormir cette nuit. Puis je m’introduis dans l’ascenseur et j’appuie sur le bouton du deuxième. Une fois dans le couloir, je m’arrête pour réfléchir. À partir de maintenant, mes faits et gestes vont être lourds de conséquences, je le pressens. Un faux pas et je pourrais bien me trouver dans un des tiroirs de la morgue, lorsque le soleil se lèvera demain matin. Si dans mon plan j’ai commis une erreur de jugement, ma peau ne vaut pas plus cher qu’une paire de bretelles usées au marché aux puces. Donc, attention ! Descente rapide, tournant dangereux, prenez garde aux enfants, don de Michelin, merci !

Je me décide et j’entre dans la chambre que j’occupais la nuit dernière. Qui ne risque rien n’a rien.

C’est Félicie qui me le disait lorsque j’étais lardon ; mais quand elle a vu qu’en grandissant je prenais cette maxime à la lettre, elle m’a prêché la modération.

Je n’allume pas. J’enlève une couverture au lit et je m’installe dans le fauteuil, après l’avoir traîné dans un angle de la pièce. Je vais attendre ici les événements. Je m’enveloppe les pieds dans la couvrante, je sors mon pétard, je relève le cran de sûreté ; de cette façon, je me sens moins seul.

Moi, je n’aime pas veiller de cette manière. Ça n’a rien de folichon d’attendre, dans le noir, quelqu’un qui ne viendra peut-être pas ; ou quelque chose qui ne se produira peut-être pas. Dire qu’il y a des zouaves qui sont veilleurs de nuit et qui se font tartir toutes les nuits dans une usine vide. Il me semble qu’à leur place je deviendrais sinoque au bout de huit jours, ou plutôt de huit nuits.

Lentement, les derniers locataires de l’hôtel regagnent leurs lits. Les bruits d’une crèche comme celle-ci, c’est comme un monstrueux concert. On entend des gargouillements de flotte, des gémissements de sommiers, des ronflements, des heurts de godasses, des toux.

Je m’assoupis. Mais d’une façon particulière, c’est-à-dire que je conserve une étrange lucidité. Je connais ces états de demi-veille, ça n’est pas la première fois que je joue au chat embusqué devant le trou du rat.

Il va se produire quelque chose cette nuit. J’ai une sorte de sixième sens infaillible. Je me dédouble. Mon ectoplasme doit faire les cent pas dans le couloir. Demain, si tout s’est bien passé, je le prendrai par le bras et je l’inviterai à boire un pastis.

À qui sait rêver, les heures sont douces…

Pour rêver, je rêve. Je me vois dans la nacelle d’un ballon captif. Le ballon flotte au-dessus d’un paysage enchanteur. D’en haut, je renifle un parfum de lis épatant. Mais voilà que je me mets à fumer une interminable cigarette qui s’allonge à mesure que je la fume. J’ai beau essayer de m’en débarrasser, cette cigarette continue sa croissance. Bientôt elle atteint le ballon. Ça grésille au-dessus de ma tête. Et puis, pan ! L’enveloppe du ballon éclate.

Je me dresse, le pistolet au poing.

Mon rêve sombre brusquement dans la réalité. Mon ouïe est certaine d’avoir perçu une explosion. Oh ! je suis le seul à avoir identifié ce bruit feutré comme étant une explosion. Je me précipite à la porte et je l’ouvre. Le couloir est désert. La porte d’en face close. Je m’approche d’elle à pas de loup et colle mon œil au trou de la serrure. Une fumée âcre glisse sous le panneau de la porte. J’ouvre celle-ci lentement et la pousse brusquement avec le pied. Deux coups de feu claquent. Si j’avais été dans l’encadrement, vous pouviez me commander une bath couronne de perles. Je m’accroupis et glisse un regard à l’intérieur. La chambre est envahie par la fumée. Une forme masquée circule là-dedans comme sur la place de la Concorde. Le visiteur nocturne a dû ouvrir ma porte en douce et balancer une grenade asphyxiante dans la pièce. Comme il s’était muni d’un masque, il est entré pour se rendre compte des résultats obtenus.

Je pousse un soupir. Le moment est venu de baisser le rideau sur cette enquête.

— Allons, Julia, dis-je d’une voix calme, jette ton feu et cesse de te conduire comme une crétine.

En guise de réponse, une balle va se planter dans la porte d’en face ; elle a bien failli accomplir ce petit voyage via ma poitrine.

Tout l’hôtel est en effervescence.

— Tu es cuite, Juju, ça n’est pas la peine de jouer à Trafalgar.

J’entends une injure étouffée par le masque.

Ma tête commence à s’emplir de fumée. Si je reste encore cinq minutes ici, le gaz va m’avoir.

— Écoute, insisté-je, je te donne trois secondes pour te rendre. Sinon, tu sortiras d’ici les pieds en avant.

Une nouvelle balle fait voler un morceau du montant de bois.

Je soupire encore. Un soupir qui éteindrait toutes les chandelles de Saint-Pierre de Rome, un jour de canonisation.

J’empoigne mon pétard et, malgré la fumée, je vise la silhouette. Je presse la détente. Tant pis pour la môme Julia…

Vous parlez si la vie est bête…

*

Favelli est venu me voir à la clinique où je me remets de mon intoxication. Il est accompagné de Baudron. Mes deux collègues se sont mis sur leur trente et un et m’ont apporté une bouteille de Lanson.

— Racontez-nous tout, supplie Baudron, avec la lippe d’un gamin gourmand.

— C’est très simple. Je me suis douté, dès le premier soir, que Julia était quelqu’un de très important dans la bande. En fait, c’était elle le grand patron, vous le savez ? Il s’agissait de Martha Gregeer, plus connue de nos services sous le matricule X 347.

— Vous l’aviez identifiée dès le début ?

— Identifiée ? Non… J’ai simplement compris le rôle qu’elle jouait. Suivez mon raisonnement : premièrement, elle seule avait pu entendre la fin de ma conversation avec le Chinois. Elle a téléphoné à Silbarn qui dirigeait le Colorado, et celui-ci a averti Batavia. Il était impossible que les choses se soient passées autrement, souvenez-vous que Batavia a quitté le bar longtemps avant moi. Comment aurait-il su que j’avais rendez-vous avec le Chinois après la fin du service de celui-ci puisque, lorsque j’ai téléphoné à Baudron, je ne lui ai pas parlé de mes intentions ?

« Deuxièmement, elle seule savait vraiment ce qu’était devenu Batavia après son arrestation et elle a pu prévenir ses complices car elle est sortie de l’hôtel où je l’avais emmenée, cette même nuit, sous prétexte d’aller chercher de la gaze pour ma blessure.

« Troisièmement, elle seule savait que j’avais l’intention de rendre visite au jardinier. C’est pourquoi le pauvre diable a été descendu.

« Elle a cru m’avoir tout le long, mais c’est moi qui la possédais et comment ! La preuve décisive a été fournie hier au soir. J’ai feint de me confier à elle. Je lui ai dit que j’avais découvert l’identité véritable de Silbarn et que je l’arrêterais le lendemain. Il fallait qu’elle se débarrasse de moi à tout prix. C’est alors que je lui ai appris mon changement de chambre à l’hôtel. En réalité, j’ai attendu dans celle que j’occupais auparavant. Si elle s’était méfiée, j’étais bon comme la romaine.

— Dites donc, San Antonio, me demande Favelli, vous avez été sérieusement intoxiqué. Pourquoi n’avez-vous pas tiré tout de suite ?…

J’hésite… Je hausse les épaules…

— J’espérais qu’elle se rendrait…

— Vous faites du sentiment ?

— Quelquefois.

— En tout cas, dit Baudron, vous ne l’avez pas manquée : en plein cœur.

— Oui, dis-je tristement, nos relations ont commencé par le cœur et ont fini de même… Heureusement qu’avant de tomber dans les pommes j’ai pu donner à la police les indications nécessaires… Sans cela les Nertex nous échappaient ainsi que Silbarn.

Favelli me regarde.

— Mon cher, vous êtes l’homme le plus casse-cou que je connaisse. Ça vous a réussi jusqu’à présent, mais prenez garde…

— Bast, il faut bien faire une fin !

*

Je bâille et soupire alternativement. Entre nous, je peux vous confier que je me sens désorienté, et vide comme la bouteille de champ que m’ont apportée mes collègues.

Mais laissez-moi me reposer quelque temps. Ensuite, je regagnerai Neuilly et je dirai à Félicie de me confectionner des rognons au madère, because c’est là mon aliment favori.

On a beau être un terrible, un as du contre-espionnage, un avaleur de balles, il y a des moments où l’on a envie de se faire dorloter. Aussi, tout San Antonio que je suis, je me dis comme ça qu’il me faudra pas mal de séances dans les permanents des boulevards pour que j’arrive à oublier la môme Julia.

Pourquoi une sirène pareille va-t-elle se faire espionne ; vous pouvez me le dire ?…

Quand je pense à ses cheveux dorés, à ses yeux limpides, à son sourire d’archange, je deviens tout bizarre. Je m’entortille dans du papier de soie. Je joue à Roméo. Je suis prêt à relire Musset, Lamartine et tous les mecs qui ont écrit des chouettes trucs sur l’amour, simplement parce que des poupées ont pris leur tirelire pour une demi-livre de pâté de foie.

Ça doit venir de ma faiblesse du moment…

Un de ces quatre, je vais remplacer la balle qui manque dans mon magasin de quincaillerie, et je vais me remettre au boulot.

Et plus il y aura de la casse, plus ce sera drôle.

FIN DU PREMIER ÉPISODE