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JEAN VINGT-TROIS[28]

Je ferais bien part de ce nouvel embarras à mon aimable « assistante », seulement je ne veux pas dire à Contracepcion où je vais.

Je redoute la fragilité d’une volonté féminine quand cette volonté est au service d’autrui.

Une fois rentrée dans le rang, elle peut flancher, la petite mère. Oublier mes faveurs et me vendre la peau de l’ours avant qu’il ne soit tué.

Or — pensez de moi ce que vous voudrez, y a longtemps que j’en pense ce que je veux — toute mon énergie est axée sur cette foutue soirée. Depuis le début je ne songe qu’à elle. Assister à ça et reprendre mon destin en cours, voilà mon ambition. Mais surtout pas rater ce qui se mijote. Car je sais à toute volée qu’il va y avoir un patacaisse mémorable.

Quelque chose qui fera datte, comme on dit en Afrique du Nord. Puisque le Vioque a envoyé promener m’man, je me sens dégagé. Auparavant j’avais des scrupules, mais dès lors, ils sont loin. Que peut-il y avoir de mieux que de déconner sans arrière-pensée ? Depuis la maternelle, moi je ne pense qu’à ça. C’est être réaliste de rêver. Tant de pauvres fromages perdent leurs quelques années de vie à la prendre au sérieux. J’en voyais, y a récemment encore, en longue queue à la porte d’une grande banane du régime. Une file immense, qui tournait le coin de l’avenue, comme devant un cinoche où l’on vient de programmer un film à succès. Parmi les piétineurs je reconnais des amis à moi, des gens réputés. Je m’inquiète civilement auprès d’un gardien de la paix. « Mande pardon, m’sieur l’agent, c’est à quel sujet cette foule ? » Le pandore hoche la tête. « Ils font la queue pour la Légion d’honneur, va y avoir déblocage car y viennent d’en couler des neuves. » Je remarque alors que chacun tenait un dossier sous le bras : la somme de ses mérites pour justifier sa requête. Président de ceci, fondateur de cela, lauréat de ceci-cela, membre de…, ex…, fils de… recommandé par…, pédégé du…, déjà décoré de…, adhérent au…

Comme ça, sous le bras, tel un pébroque. Pas épais, les dossiers. Gonflés au gaz de ville. Barbe-à-fils-à-papa ! Bulles pas même papales ! Du vent prétentieux comme un pet qui se croit odoriférant. Des destins d’homme en raccourcis clinquants ! Du strass pour carte de Noël ! Tu secoues un peu fort et ça part en poudre. Voilà ce qu’ils étaient tous : des merdes saupoudrées de paillettes. Et qui faisaient le tapin avant même qu’antichambre pour une tache rouge à leur revers. Prêts à la lèche basse. A l’enfilade sans vaseline ! A se déshonorer pour l’honneur. Et surtout, oui, hélas ! à perdre leur temps. Comme si on avait le temps de perdre son temps à autre chose que de perdre son temps ! Mais à le perdre carrément, pour un nuage mieux fignolé que les autres, pour un mur blanc adossé au ciel bleu de la Tunisie, pour un âne qui brait devant un chardon, pour un cul qui passe en se trémoussant, pour une calembredaine que tu ne te donnes même pas la peine d’extérioriser et qui te chatouille l’âme une seconde.

— Où vas-tu ? demande la jeune fille en forme de parenthèses (depuis un moment).

— Chez des amis susceptibles de m’aider.

— Je t’accompagne.

— Non, ça suffit. Tu risquerais d’avoir de sérieux ennuis. Je te dois déjà beaucoup, ma gentille pucelle.

J’ai proféré ce dernier mot en français. Elle demande :

— Qu’est-ce que c’est, pucelle ?

Je lui caresse le cou.

— Tu ne pourrais plus comprendre.

— Alors on se quitte ?

Je me retiens de lui expliquer que c’est toujours comme ça, en ce monde. On se trouve, on se quitte. Toujours. T’y peux rien. Le moment du départ est inscrit dans chaque rencontre. Que ce départ s’effectue en train ou en corbillard. Bonjour, bonsoir, toujours, toujours, depuis qu’il y a des hommes, tant qu’il y en aura…

Mince, me v’là ému par cette petite Espagnole un peu gauche. Canarienne. Je pense aux canaris de notre voisin qui me les brisent, mes matins de repos, en prenant leur bain dans leur mignon abreuvoir. Je crois que je serai plus tolérant avec eux à l’avenir…

— Une pucelle, je lai fais brusquement, c’est un oiseau qui s’en va un jour et ne revient plus jamais.

Elle hoche la tête, sourit pâle.

— Moi, qu’est-ce que je vais faire ? questionne Contracepcion.

— Pour cette nuit tu restes ici, à attendre le retour de ton vieux melon. Chez lui, tu es en sécurité, ma chérie. Il est indispensable que tu le voies avant de te remettre en circulation. Il te dira ce qu’il faut dire, ce bougre de chiassard. Et fais-lui confiance : il te conseillera bien, il a tellement peur pour sa situation.

Un nouveau baiser.

Le dernier.

Sauvage, appuyé, violent, et qu’on prolonge jusqu’à ce qu’il ait un goût de sang.

Le patio a sombré dans des ombres espagnoles. L’eau continue son glou-glou sempiternel. Ça sent la vieille pierre chauffée et le bois trop sec par ici. Des colombes roucoulent en s’endormant au bord des toits.

Il fait doux. Une étonnante sérénité enveloppe l’île. Ce soir j’ai l’impression d’être loin. Mais loin de quoi ? de qui ? de moi ? Oui, de moi, vous pensez aussi ?

La porte à double vantail grince. La ruelle douillette bordée de maisons tricentenaires sinue dans le crépuscule. Un peu de mauve s’attarde au ciel. Bath !

Mes yeux redescendent dans l’obscurité de la ruelle. Presque en face de la maison du juge, il y a la venelle que Contracepcion m’a fait prendre pour m’y amener. Je tique. Un rien… Une légère volute de fumée de cigarette tournique à l’intersection des deux voies. Ma main droite part directo sur la crosse du pistolet dont j’ai pris soin de me munir. (Il est des cas, j’ai eu l’occasion de vous le dire, où ça tient plus chaud qu’un tricot de corps.) Je traverse la rue d’une détente. Me plaque à la muraille chaude qui fait face et m’immobilise.

— Lâchez votre pétard, vieux, il est chargé à blanc ! murmure la voix proche du Ricain. Et avancez sans vous bilez, si je vous voulais du mal, vous le sauriez déjà !

Un petit rire narquois ponctue l’invite.

C’est ce rire qui me vainc.

Sans lui, je crois que j’aurais détalé ventre à terre dans la direction opposée. Et m’est avis, les gars, compte tenu de ce qui se prépare, que j’aurais bien fait. Oui, je me serais débourré les gambettes en vertu du principe qui est : « Fais toujours le contraire de ce que t’ordonne un mec désireux de te manœuvrer. »

Seulement, quoi, y a l’orgueil.

Alors je m’avance, les mains ballantes.

Mon « collègue » du Narcotic Burlingue est là, une épaule appuyée à un tronc de glycine comme je n’en ai jamais vu d’aussi gros. Plus noueux qu’un cep de vigne (pas le Ricain, le tronc de glycine). Il est hydrique, dépouillé, presque sans sève, ne vivant plus que par son écorce.

— Mince, vous en avez mis du temps, je commençais à désespérer, fait le blondinet à l’estomac rebondi.

Il s’est changé. A la place de son costar de toile fripé, il porte un beau blazer orné d’un écusson grand comme un panonceau de notaire, un pantalon blanc, une chemise blanche avec une cravate tricotée noire.

— Une vraie gravure de mode ! ricané-je, pour ne pas être en reste d’assurance.

— Toujours, quand je vais dans le monde. Car nous allons dans le monde, tous les deux, ce soir, n’est-ce pas, vieux ?

Alors là, j’ai beau me chatouiller la glande à repartir avec une plume de pan, franchement, je trouve rien à moufter. Pas un mot, pas même un son.

— Je craignais que vous n’ayez oublié votre invitation chez les Nino-Clamar, continue le Ricain. Ma voiture est au bout de la ruelle, vous allez pouvoir en profiter, car j’y suis invité aussi !

Marcher aux côtés d’un gars qui vient de vous asphyxier de telle sorte en s’abstenant de lui poser la moindre question, croyez-moi, c’est de l’héroïsme.

Pour lutter contre l’insistance sauvage des questions qui m’affluent, j’efforce de songer à autre chose.

Facile à dire.

A quoi voulez-vous penser dans un cas semblable ? La mort de Louis XVI me « fait » quelques mètres ; les prochaines « législatives » me distraient pour 12 centimètres ; le prochain championnat du monde de boxe me lave le cerveau sur 2 mètres. Et puis merde, intact, le sujet me repoile. Pas mèche de s’en déluger. Faut le bicher à bras-le-corps.

Machination…

Tout combiné…

Le Ricain tire les ficelles.

Us ficelles de quoi ?

On attend quoi de moi ?

A quoi a rimé tout ce turbin biscornu ?

Quoi ? Quoi ? QUOI ? QUOI ? Je quoiasse, les gars ! Je quoiasse.

Charitable, il prend la parole.

— C’était chez la fille, la maison d’où vous sortez ?

— Non : chez le juge !

Un point pour San-A. ! Le Ricain s’arrête, sourcils froncés.

— Comment, chez le juge ?

— Il joue les Roméo avec cette petite merveille et elle a la clé de son isba.

Mon compagnon, avant toute chose, est un jovial au rire spontané. Sa rigolanche part dans l’air englyciné du soir.

— Bon Dieu, j’ai jamais rien entendu de plus drôle.

— Parce que vous ne sortez pas assez de chez vous, vieux. Je connais Washington, c’est peut-être la capitale des U.S.A., mais c’est pas celle de l’humour. La dernière fois que je me suis marré à Washington, c’est quand j’ai vu un aveugle rater le trottoir et se péter la gueule contre une borne d’incendie. Y a pas de quoi se faire opérer de la rate, hein ?

Ça le stoppe. Il me file un regard en coin, surpris et mécontent.

— Ah ouais ? ronchonne-t-il.

Puis il presse le pas.

— Ainsi votre pétoire était chargée à blanc, vieux ? m’enquiers-je.

— Vous en avez douté, vieux ? rétorque-t-il.

— La question ne m’est seulement pas venue à l’esprit, car n’étant pas un gangster, je n’ai jamais eu l’occasion de m’en servir, vieux. Aussi, serait-elle fourrée au chocolat que ça ne me dérangerait pas.

La venelle mène à une petite place. Les deux choses à admirer, sur cette dernière, c’est une minuscule église et une Buick. L’une et l’autre sont blanches avec le toit noir ; mais la Buick est beaucoup plus grande que l’église.

Le Narcotic Bureau man se jette dans son baquet comme une otarie hors de l’eau quand on lui présente un hareng.

Cette fois encore, j’aurais l’opportunité de foncer et d’aller me perdre dans les dédales de Santa-Cruz. Mais à quoi bon ? Mieux vaut suivre gaillardement la voie que j’ai spontanément choisie. Puisqu’elle mène chez les Nino-Clamar !

La route est libre.

Quelques bagnoles immatriculées dans l’île, pleines de gens jeunes et chantants nous doublent. Et aussi des guindes allemandes aux passagers rose dodu. De police, ballepeau.

— On n’a pas l’air de me traquer outre mesure, noté-je.

— En effet, reconnaît mon Yanke.

— Peut-être se contente-t-on de surveiller l’aéroport et les ports.

— Oui, peut-être.

— Vous n’êtes au courant de rien ?

— Ce ne sont pas mes oignons, vieux.

— Vos oignons, c’était juste de me faire évader ?

— Mouais, juste !

— Et en supposant qu’une patrouille de carabiniers nous arrête, vous racontez quoi à ces messieurs à propos de ma présence à votre bord, vieux ?

Il se racle la gorge et glaviote par la portière.

— Moi, je suppose jamais, élude-t-il.

La pointe du Teide brille encore. On dirait une couronne blanc et rose en suspens dans la nuit. Le Ricain allume une cigarette au tableau de bord.

Il souffle trois fois plus de fumée, me semble-t-il, qu’il n’en a aspiré.

— On est censé être quoi, l’un pour l’autre, chez les Nino-Clamar ? je demande, deux copains de régiment ou des frères de lait ?

— Nous n’arriverons pas ensemble, vieux.

— Je finis la route à pincebroque ?

— Non, c’est moi qui descendrai le premier, vous garderez la bagnole.

De mieux en mieux.

— La confiance règne, fais-je remarquer.

Il s’abstient de tout commentaire.

N’a même pas une mimique susceptible de laisser deviner son sentiment.

On dépasse l’aéroport dont les lumières clignotent comme des lucioles (dirait un écrivain en carte). Toujours pas de perdreaux, et pourtant je les appréhendais à ce point du parcours.

Maintenant la campagne est tout à fait noire. Les buissons de cactées découpent leurs ombres biscornues, emboulées de figues de Barbarie, sur le ciel plus clair.

Le seul reproche que je ferais à une île, c’est d’être entourée d’eau de tous côtés. On s’y sent en exil, surtout la nuit. C’est viscéral.

Mon driveur champignonne un peu sur le bout d’autoroute aménagé par le syndicat d’initiative. Bientôt voici le golf, ses maisons opulentes…

On revoit l’océan, impec sous la lune. Impec ! Un mot que vous n’attendiez pas à propos de l’Atlantique, hein ? Pourtant il est vrai, irremplaçable. L’Atlantique, c’est un citoyen anglo-normand, tiré à quatre épingles, bourru, pas liant du tout. Rien de commun avec cette bonne radasse de Méditerranée qui ne pue pas le poisson, non, mais la marchande de poissons.

— Vous ne semblez guère en forme, vieux, pour un gars qui se rend à une party, remarque le Ricain après un silence tendancieux.

— J’ai à essayer de comprendre, vieux ! réponds-je. Ce que l’on doit deviner vous mobilise toujours peu ou prou l’esprit.

— Chez vous, ce serait plutôt « prou », non ?

— J’ai un côté cérébral indéniable, vieux. Vous ne pouvez pas comprendre, mais c’est très usant, à la longue.

Il profite de sa vitre baissée pour cracher simultanément son mégot et sa gum dévitalisée.

— L’ennui, avec les cérébraux, c’est qu’ils passent leur temps à se dire qu’ils le sont, maugrée mon étrange confrère. Ils filtrent l’existence à travers cette stupide notion. Remarquez que c’est surtout une marotte européenne. Chez nous on pense qu’avec deux bourbons bien tassés, on arrive à être aussi intelligent que n’importe qui.

Il se marre, me file une bourrade et ajoute :

— Bon, mettons trois bourbons et je vous fais la pige, mon vieux.

— Seulement avec votre saloperie de bourbon, vos gueules de bois sont en contre-plaqué, vous aurez beau vous démener, mes compères, vous êtes et resterez toujours une civilisation sans raisin, donc vous n’êtes pas une civilisation.

Il freine et range l’auto sur un petit terre-plein bordé d’eucalyptus géants.

Il n’a plus envie de plaisanter. Tout son être est tendu, circonspect.

— Je vous laisse le volant, vieux. N’oubliez pas de vous foutre sur le « P » lorsque vous stoppez sur un terrain pentu.

— Pas d’autres consignes ? m’enquiers-je.

Il arrange son nœud de cravate déjà malmené, déjà plein de créneaux, de goulets, de renflements.

— Non, pas d’autres.

— On se reverra ?

— Ben voyons ! Ce serait dommage, non ?

Et il disparaît par un sentier proche.

Etonnant bonhomme, hein ? Franchement, moi, il m’épate. Sa maîtrise, plus encore que son comportement, m’impressionne. Il te vous conduit son orchestre de main de maître. D’une baguette implacable.

Il savait donc que j’étais invité chez les Nino-Clamar.

Il tenait à ce que je participe à leur soirée. Alors, il m’a fait évader.

Puis suivre…

M’a attendu.

Conduit jusqu’ici.

Laissé la voiture…

Un conte de fées à suspense, je vous dis ! La fée Marjolaine chez les tueurs !

Je repars. La propriété est à 500 mètres à peine. Je retrouve la route en pente, le tennis, le portail grand ouvert. C’est plein de lumière sur l’esplanade : les lampadaires normaux, plus l’éclairage de la piscine, mais avec, en supplément, des tas de spots disposés savamment dans des touffes de plantes grasses et qui mettent de merveilleuses (dirait Marie-Chantal) taches orangées sur la façade de la maison. (Ouf ! j’ai horreur des phrases longues. Proust me fait ch… à cause de ça. Pour moi, une phrase de plus de trois lignes est une agression que je souhaiterais punissable.)

Je m’attends à découvrir une super-flopée de bagnoles rangées en épis sur l’esplanade. Vous savez. comme dans les beaux romans anglais des Trukmuch’ sisters ou de Mrs. Lookmycat. The réception au château, avec les larbins qui s’affairent, les Rolls empilées comme les boîtes à chaussures sur les rayons de chez André[29], les jeunes filles en organdi blanc et pucelage d’apparat, les jeunes gens en spencer Tracy, et tout le tremblement, les vieillards chenus à favoris frisottés.

Ici, rien de tel !

Trois malheureuses tires, mes fils, en tout et pourtour.

Et encore faut voir quoi, comme pompes : des chignoles maussades, de petites cylindrées, bien mesquines (que je peux plus dire la marque sous peine de procès après un tel préambule). A côté d’icelles, la « mienne », bien qu’américaine, fait figure de superstar. On dirait la princesse Grâce en visite chez les petites-sœurs-des-pauvres-à-la-jambe-de-bois.

Je coupe le moteur, courjute les calbombes et descends du carrosse.

Le grand San-Antonio peut-il se permettre de vous signaler que son guignol cogne à 110 au moment où il carillonne ? Vous vous en branlochez le minuscule ? Je conçois. Mais enfin, mon devoir de grand écrivain scrupuleux était de vous signaler la chose. Voile à café ! Pardon : voilà qui est fait ![30]

Je perçois un brouhaha de conversations, mais relativement modeste. Décidément ça se confirme : nous serons en comité restreint.

La porte s’open.

Un maître d’hôtel espagnol, avec des yeux clairs et la peau bistre m’ouvre.

— Le marquis ! s’écrie Dorothy qui devait me guetter, en se précipitant sur moi comme une souris affamée sur un morceau de gruyère.

Dieu, qu’elle est bathouse, la petite veuvasse ! Les michetons la verraient, ils caneraient à qui mieux mieux pour le seul plaisir de se payer une veuve aussi jolie. Elle est loquée vaporeux, dans les tons parme, avec plein de jolis froufrous blancs un peu partout. Son maquillage, elle l’a appris par correspondance chez Carita : une magnificence ! La peinture au service de la sculpture ! Le Titien collaborant avec son camarade Samothrace pour réussir cette tête si expressive qui a assuré pour toujours la réputation de la « Victoire ».

— Oh, cher marquis, dit-elle, je commençais à craindre !

Son accent est adorable (en même temps qu’américain). Qu’est-ce que je débloque, moi ? Elle me parle en anglais, donc elle a pas d’accent puisqu’elle utilise sa langue maternelle ! Vous voyez, les auteurs, si on se surveillait pas, comme on passerait vite pour des fumistes ! C’est pas son accent, c’est son sourire qui est adorable. Et son regard combien ardent ! Elle me fait avec les prunelles ce qu’elle voudrait me pratiquer avec les mains. Au carré !

Son bras accroche le mien.

— Méchant, souffle-t-elle, me laisser sans nouvelles, ces trois jours.

— Je vous demande pardon, murmuré-je, une affaire importante m’a obligé de faire un aller-retour à l’ombre.

— Où donc ?

— A Londres.

On franchit la porte du salon, et comme elle est à deux battants, vous parlez si ça nous est facile !

C’est éblouissant de lumières, d’argenteries, de cristaux. Y a des montagnes de fleurs ! Des sièges en velours frappé. Des tableaux dont le cadre seul vaut le prix d’une toile de maître achetée au B.H.V.

Je vais m’incliner devant Inès.

Un peu moins austère que l’autre jour, peut-être. En noir. Légèrement maquillée. L’œil toujours secret et inquisiteur. Puis son mari, le fringant… (attendez que je retrouve mon papier où j’ai noté son blaze)… Alonzo Balmasquez y Suerunpazo s’avance, la main tendue.

Aïe ! Il est en smoking blanc ! Je rougis. Bredouille. M’excuse. Rien de plus atroce que d’être loqué tout-le-monde dans une soirée habillée. Je me retourne vers les dames. Mon avion personnel vient de se poser. Pas eu le temps d’aller à l’hôtel, sue téter manquer à tous mes devoirs que de creuser mon retard. J’ai préféré…

C’est moi qui jacte ? Ou un moulin à paroles remonté dans ma fouille ? Les phrases continuent de sortir, comme la fumée d’une pipe qu’on a déposée sur le rebord de la commode. J’écoute plus, ne pense plus ce que je dis.

Ne sais plus ce que je dis !

Ça se dévide à blanc. Le cran du moulinet n’est pas mis.

— Je ne vous présente pas l’abbé Schmurtz, mon cher marquis, vous l’avez rencontré ici l’autre matin…

— Mais certainement je… Sprrrzzzccc… et… grffgtrzzzxx.

Cette fois ça patine pour de bon dans ma pensarde. J’ai coulé une bielle, fait sauter le carter. Ça fume, ça craque, ça chahute. Y a du farfouillis, du grabouillage, de l’encafouille. Qu’est-ce qu’on peut faire devant tant de saisissement ? Devenir idiot ? Déféquer sous soi et consommer ses excréments à la petite cuiller ? Oui, vous croyez que c’est l’attitude à adopter ? Pas d’autres solutions envisageables ? Vraiment ?

Bon. Faut que j’y réfléchisse…

Ce bellâtre d’Alonzo me pousse en direction de deux personnages qui devisaient à l’écart.

Deux personnages que j’ai aperçus au moment où je serrais la main à « l’abbé » et qui motivent mon délabrement cérébral, ma tornade intellectuelle, mon typhon intérieur.

— Le marquis de San-Antonio ! trompette cette pomme.

Sa main balance de moi à un interlocuteur.

— Le docteur Prosibe, de Berlin.

Je prends la main de Martin Braham, comme s’il s’agissait d’une tranche de colin qui aurait raté son rendez-vous avec sa mayonnaise. Martin Braham, vous savez : le tueur !

— Ravi de faire votre connaissance, assure « l’Homme ».

— Ravi, ravi, vraiment ravi !

Onze cents Pétridès. Pardon : on s’en pétrit dix, longuement, bougrement, solidement, à s’en déclaveter le levier de la pompe.

On se mate. Il sourit. Vous avez déjà vu sourire une vipère, vous ? Un serpent à lunettes ? Moi, c’est la première fois.

— Et permettez-moi, marquis, de vous présenter le professeur Cassegrène, de Paris. que vous devez connaître de réputation, je suppose ?

Tu parles que je le connais, le professeur Cassegrène. L’ai déjà rencontré à différentes et même à plusieurs reprises.

Il ne ressemble pas du tout au monsieur qu’on me désigne.

Cassegrène est un grand type voûté, aux cheveux blancs, très fournis, avec des lunettes cerclées d’or.

Tandis que Bérurier, lui…

Pas la peine de vous le décrire. Vous n’ignorez rien du personnage.

Il est pâlot, ce soir, le Gros, dans son complet noir à Légion d’honneur briochée. Il fait veuf.

— Très charmé d’être heureux de vous faire la connaissance, mon marquis, laisse-t-il tomber, comme un vieux lord son monocle.


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  2. Je me demande si ça vaut le coup de m’excuser encore pour ce genre d’accident. Un bébé ne s’excuse pas d’avoir souillé ses langes, après tout. Je ne devrais même pas rectifier. M’immoler en plein sur l’autel (de passe) du calembour.