175937.fb2 Tes beau, tu sais ! - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 7

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PITRE SEPT

Le seuil franchi, c’est Berthe que je vois en premier. Pas engageante ! Inquiétante, même ! La jupaille troussée haut, le visage violacé comme si elle trimbalait une tache de picrate. Inanimée. Des bourrelets de cellulite ondulent sur ses monstrueuses cuisses. Notez, la cellulite n’est pas un signe distinctif, pour cette valeureuse matrone. Onze dames sur dix en ont. Selon un copain à moi qu’est dermato, la Vénus de Milo aussi en avait. Milo, galant comme vous le connaissez, ne l’a pas reproduite sur sa statue, mais mon pote toubib est formel : d’après la morpho du modèle elle en était truffée, cette petite tête d’ilote. Mais je m’attarde, alors que, curieux comme des pies borgnes, vous êtes là à vous gratter la raie médiane sans savoir ce qui se passe !

J’enjambe Berthe pour buter sur le Gros. Il se trouve logé au même enseigne que sa nana (comme on dit dans la marine, car l’expression « logé à la même enseigne » ne s’emploie que chez les peintres en lettres). Kif-kif son tombereau de betteraves, Béru. Sauf qu’il n’a pas les jupons relevés, et pour cause ! Je lui palpe le poitrail. Dites, il va pas passer la noye à me faire jetonner pour sa santé ? J’ai pas les moyens de me payer une crise de désespérance à répétition, moi ! Le chagrin, c’est comme l’alcool. Faut en abuser, mais pas tomber dans l’accoutumance, sinon on devient pâteux de la coiffe, avec un guignol qui sanguignole.

Le cœur du Gros bafouille mornement. C’est pas Byzance ! Je me redresse, effaré, car je viens de découvrir Marie-Marie, à deux mètres de là, sur un canapé. Martin Braham lui bassine les tempes à l’aide et au moyen d’une serviette mouillée.

Il a la tronche drôlement cabossée, le T.G.[11] avec des ecchymoses sur tout le pourtour. Des bosses lui hérissent le dôme, faisant ressembler son crâne à une mine marine.

Comme je l’ai très peu vu sans sa perruque, me faut un léger temps avant de le retapisser. Décidément, je l’aime moins sous son aspect réel. S’il parvient à vieillir, l’âge lui ira bien. Y a des tas d’hommes dans ce cas. Des types mollassons, faux culs, tourmentés ou vicelards et que les carats colmatent tant mal que bien. Les années les érodent peu à peu. Ils perdent leurs angles aigus. De gothiques ils deviennent romans, ce qui est plus harmonieux, plus serein. C’est l’usure qui les répare, en somme.

— Que s’est-il passé ? j’interroge.

Il hausse les épaules, sans cesser de s’activer sur la mouflette.

— Votre gros porc n’arrêtait pas ses voies de fait sur moi ; il a bien fallu que je réagisse !

— Qu’avez-vous fait ?

— J’ai appliqué un de mes petits dispositifs de secours.

— Qui est ?

Martin Braham me désigne un point précis de son épaule. Je regarde de près et m’aperçois que le haut de sa manche est percé d’un trou minuscule, indiscernable pour l’œil non averti. Une odeur douceâtre flotte dans la pièce.

— Vous éjectez un gaz ?

— Oui.

— Dangereux ?

— Pas trop pour qui a le cœur en bon état. C’est un soporifique extrêmement puissant.

— Qui est commandé de quelle manière ?

— Une forte pression sur le haut de ma manche. Ç’a m’a déjà sorti de situations délicates.

— Et ce gaz ne vous affecte pas ?

— Moi, j’ai ça !

Il retrousse sa lèvre et, avec la pointe de la langue, il fait basculer l’une de ses incisives. La fausse dent se place perpendiculairement au reste de sa denture. Martin crispe ses lèvres autour.

— Un filtre. Le tout est de ne pas respirer par le nez.

— Vous êtes bigrement bien outillé !

— C’est indispensable.

— Et vos liens ? Du nylon, c’est difficile à rompre, surtout lorsque c’est Bérurier qui l’utilise.

Mon adversaire a un léger hochement de tête.

— Plaisanterie. Regardez !

Il donne un coup de talon contre le mur. Une longue lame, fine et très mince jaillit de sa semelle. Son pied remonte à la hauteur de son visage. Il est d’une souplesse folle, « l’Homme », un singe n’agirait pas mieux. Moi, j’ai connu un macaque étonnant d’agilité capable de faire avec sa queue ce qu’un éléphant accomplit avec sa trompe. Il était marié à notre femme de ménage. Vous l’auriez vu se passer un pied autour du cou, ou bien se faire un nœud au bras ! Il aurait pu se produire sur scène. En tout cas il se produisait sur Seine vu qu’il était serveur à bord des bateaux-mouches. Eh bien, je vous garantis sur facture que le gars Mau-Mau en question (il s’appelait Maurice) est un handicapé physique comparé à « l’Homme ».

Un frisson me peaufine le système nerveux. Je mesure pleinement le danger vivant que représente cet homme.

« L’Homme » ! Le plus rusé renard…

— D’où vient que vous m’ayez prié de descendre au lieu d’essayer de me neutraliser, moi aussi ? La chose vous aurait été particulièrement aisée, puisque ma méfiance était endormie.

— Je ne voulais pas quitter cette pièce sans ma perruque, déclare-t-il.

— Qu’à cela ne tienne !

J’arrache dix années de ma tête et les lui présente. Martin Braham s’approche d’une glace afin de reprendre son physique de vieux — monsieur-encore-bien-pour-son-âge. J’admire l’art et la manière du bonhomme question grimage. On sent le professionnel. Que dis-je : l’orfèvre ! Moi, quand je me mets une perruque, je me déguise. Lui, il change de personnalité. Fabuleux comédien. Un accessoire et tout son être s’aligne dessus. Sa carcasse prend une nouvelle densité. Son corps devient plus massif, plus lent. Son expression trouve une sérénité que ne possédait pas son visage 30 secondes auparavant.

Il achève sa transformation à gestes de plus en plus calmes et précis.

— Dites-moi, commissaire, comment se fait-il que vous ayez mis ma perruque ? me demande-t-il tout soudain et de go.

Ça ne l’avait pas frappé plus tôt. A présent il pressent confusément la vérité. Une espèce d’angoisse voile son regard ardent.

Assure tes positions, Sana ! Retrouve tout ton aplomb, mon fils ! C’est toi qui tiens les rênes !

— Mon Dieu, pour me faire passer pour vous, cher ami. Et, sans trop me vanter, je crois bien y être parvenu.

— Vous faire passer pour moi, vis-à-vis de qui ?

— Vis-à-vis des gens qui se sont assuré vos précieux services, monsieur Braham. Car ils sont venus vous parler de votre mission au moment précis où mon cher Bérurier avait réussi l’exploit de vous neutraliser. Le hasard est ami des flics, que voulez-vous. Sans lui, les policiers ne seraient que des poulets. Seulement il veille, le hasard. C’est notre ange gardien.

Martin me bouscule du regard. Oh, les vilaines lueurs que j’aperçois dans ses yeux clairs ! Ça ressemble à une fin d’incendie, lorsque du rouge couve encore dans les ruines noircies.

— Vous mentez, San-Antonio.

— Non, Martin. Pour en avoir le cœur net, descendez à la réception et bavardez avec le préposé. Il vous confirmera qu’un monsieur est venu vous demander tout à l’heure et que je l’ai fait monter. Ou plutôt, pardon, que VOUS l’avez fait monter. Un garçon très agréable, au demeurant.

Il y a un temps mort, réclamé par l’équipe adverse pour changement d’orientation de pensées. Mes trois coéquipiers sont toujours raides comme des momies. Sauf toutefois Marie-Marie, qui commence à frémir. Je suppose que la môme Moustique a été moins fadée que tonton Béru et tante Berthy, pour la simple raison qu’elle s’est pointée de la chambre voisine avec un temps de retard. De ce fait elle a inhalé une moins forte dose de gaz.

— Admettons que vous ayez reçu… quelqu’un, dit Martin.

— Pardon : admettez-le, vous, rectifié-je, car moi j’ai reçu le quelqu’un en question. Je ne puis donc entretenir de doute à propos d’un événement que j’ai vécu.

Et bien vécu, hein, les gars ?

Il sent mon assurance et en conçoit une mortification qui l’assombrit.

Des questions lui viennent. Il se retient de les formuler. Seulement, mettons-nous à sa place, à Martin : il est ici pour perpétrer un assassinat. Ceux qui l’ont engagé ne lui ont pas donné de précisions, preuve qu’il doit s’agir d’un machin assez carabiné, hein ? On lui file les indications au compte-gouttes pour éviter une fuite susceptible de compromettre l’opération. Essayez de concevoir mon raisonnement, pour peu que vous ayez sucé des allumettes et mangé du poisson à midi.

Si « l’Homme » a accepté de « travailler » dans de telles conditions, lui, un seigneur du crime, ça n’est pas seulement parce qu’on le paie grassement, c’est surtout parce que ses « clients » sont des gens extrêmement puissants. Il leur a dit oui, parce qu’il ne pouvait pas leur dire non !

Rigolez pas. Le raisonnement La Palice a souvent du bon car il force à voir la réalité, et c’est ce qui est le plus difficile à contempler, la réalité, mes belles biches. Qu’est-ce qu’on regarde le moins, ici-bas ? Le soleil ! Et qu’est-ce qui, pourtant, est le plus visible (sauf bien sûr pour les Londoniens, mais eux ils ont la reine d’Angleterre sur l’évier !) ? Le soleil ! Même topo pour la vérité. Parce qu’elle aveugle, on se détronche d’elle. Moi, je mets les lunettes noires de ma volonté pour fixer l’éblouissement solaire de l’évidence, comme dirait un de mes confrères qui s’écoute écrire.

Et je me dis très justement les choses ci-jointes : « l’Homme » a été parachuté sur ce coup à la suite de pressions venues de très haut ! Je le flaire, je le sens, je le hume, je le SAIS ! Il doit jouer serré. Ne pas se permettre la moindre fausse manœuvre… Or il s’en est produit une dans son bigntz. Un chouette grain de sable nommé Bérurier a bloqué un instant ses rouages savants. Un maillon de la chaîne a craqué pendant qu’il avait maille à partir avec Sa Majesté. Il a raté son premier rendez-vous, celui duquel dépend le Grand Rancart ! Sale tuile ! Un seul trait d’union lui reste désormais : moi ! Sans moi, il est obligé de contacter ses clients et de leur avouer sa carence : très mauvais pour son standinge, ça ! Et peut-être même aussi pour sa vie. Si les autres apprennent qu’il y a eu interférence, qu’un poulaga s’est branché sur leur compteur bleu, croyez-moi, ça ne leur fera pas plaisir ; et il est des gens auxquels il faut absolument éviter de ne pas faire plaisir, vous mordillez ?

Voilà les pensées confuses, un poil moroses et vachement débilitantes qui tournoient sous sa perruque blanche.

— Que voulait ce messager ?

Boum, c’est parti. Passant outre son respect humain, foulant son orgueil, il plonge.

— Vous donner des précisions au sujet de votre mission, mon cher.

— Je suppose qu’il est inutile de vous demander lesquelles ?

Je lui ris gaiement au nez.

— Evidemment ! Vous ne me voyez pas, moi, flic sans peur, sans reproche et sans tache, vous dire : « Il va vous falloir trucider M. Machin ! »

— Bien sûr, admet Martin. Somme toute, nous voilà dans une impasse.

— Vous, mon vieux, pas moi ! Au contraire, j’ai les cartes en main, et elles sont superbes : rien que des habillés et des atouts ! A encadrer, tellement c’est beau. Je crois que je viens de réussir quelque chose d’inestimable pour ma conscience, Braham !

— Pour votre conscience ?

— Suivez mon développement : grâce à ce qui s’est passé tout à l’heure, je peux vous épargner. Fabuleux, non ?

— Expliquez…

— Vous êtes bien trop intelligent pour ne pas avoir déjà compris. Mais enfin, puisque vous voulez me l’entendre dire…

« Ceux qui vous ont engagé, Martin, vous font peur.

Il cille. Bravo, San-Antonio, tu as mis dans le 10 ![12] Il a beau s’efforcer à l’impassibilité, la sonde de ma psychologie pénètre dans l’étroit canal de ses craintes.

— Vous n’avez pas le droit de louper votre dernière besogne, mon ami. Sinon, adieu la discrète propriété et la gentille femme au bébé… Or, par notre fait, vous venez de rater la correspondance. Moi je sais tout et j’ai déjà fait mon rapport de sale fonctionnaire.

Donc, il ne vous reste qu’une seule ressource : foutre le camp sur-le-champ, changer de papiers et de perruque et aller vous planquer à tout jamais dans ce coin pépère dont vous rêvez. Moi, ça m’arrange. J’ai horreur de tuer un homme de sang-froid. Vous voyez que nos intérêts coïncident enfin. Filez, Braham ! Vite, loin, pour toujours. Vous avez suffisamment pris la vie des autres pour savoir ce que représente la vôtre. Ne laissez pas échapper la chance ! Il arrive que, comme vous, elle porte une perruque, si bien qu’on ne peut pas toujours l’attraper par les cheveux.

Beau discours, pas vrai ?

De la fleur de rhétorique semblable, vous n’en trouverez jamais chez Vilmorin ! J’ai le sens de la phrase, que voulez-vous, encore qu’elle commence à me faire suer[13], la phrase. T’agences des mots. Tu les tries. Tu polis. Tu centfoissurlemétière… Et à l’arrivée, elle est devenue quoi t’est-ce, ton idée première ? Elle ressemble à quoi, ta pensée ? Elle s’exprime en quelle langue inconnue, la sensation que tu voulais transmettre ? Hein, réponds ? Non, à force d’en noircir, j’ai fini par piger : la phrase, c’est encore un truc à t’autococufier.

N’importe quel côté que tu te retournes, tu l’as dans le prosibe, mon drôle. Very deep ! L’expression se disperse. Elle perd de sa précision et de son émotion. Va falloir revenir à la danse, à Charlot, au geste, quoi ! Ou alors, côté écriture, à la phrase superbrève, de deux mots au plus. Faut qu’on s’y colle sans tarder, c’est l’avenir de la littérature, croyez-moi z’en ! Qu’on fasse des gammes, qu’on défriche encore un petit coup avant d’aller pondre des vers libres à six pieds sous terre. Tiens, je te donne un exemple, tu veux proposer une nuit d’amour à une gonzesse… Rien de plus chiatoire, question style, ordinairement. Rien qu’incite mieux à la délirade. Avec mon nouveau procédé, ça te donne à peu près ça : « Nos cœurs. Ton cul. Mon zob. Dodo. Eblouissement. Encore. Encore ! Soleil ! Lave-toi ! » Allons, les jeunes, au boulot ! On attend, quoi, merde ! On en a classe de piétiner dans l’adverbe jusqu’aux chevilles ! Mort aux attributs ! Suce aux adjectifs ! Un jour ne restera plus que le nom, cet os de la langue.

Mais j’inculque les mouches, je les enclume, je les inclus, je les culmine, je les Jean-Luc, je lèze-un-culte, je les accumule ! Pour tout dire, je les seau d’eau mise alors que je vous ai pas encore solutionné ma scène épineuse avec Martin Braham.

Il attend que je me taise, la tête penchée sur le côté, comme un Indien qu’est à l’écoute des montagnes Rocheuses pour s’assurer que sa belle-doche n’arrive pas impromptu au moment où il s’apprête à calcer la nouvelle bonne.

— Votre humanitarisme vous perdra, San-Antonio, murmure-t-il après que je me suis tu. Dans nos professions, il faut oublier le sentiment, la conscience, les arrière-pensées et toutes ces fadaises qui maintiennent l’homme entre des brancards.

Son ton est sec, âpre. Son regard ressemble à deux pics à glace braqués sur moi.

Je comprends qu’il n’abdiquera pas.

— Ainsi donc vous refusez de partir ?

— Naturellement. Vous me voyez céder à un chantage.

— En ce cas, que comptez-vous faire ?

— Le nécessaire, répond Braham.

— C’est-à-dire ?

— Pour commencer, ceci.

De sa main droite, il saisit son bras gauche, au-dessus du coude.

Le temps de compter jusqu’à la moitié d’un, j’ai compris. J’exécute une cabriole en direction du balcon. Manque de pot, la porte coulissante a été refermée. Je veux écarter les pans du lourd rideau de plastique pour choper la poignée. Trop tard. Une vapeur suffocante s’abat sur moi. J’essaie de ne plus respirer. De rebrousser chemin. De culbuter l’homme qui est là, sardonique, les lèvres arrondies autour d’une dent dardée comme une minuscule défense. Mais Braham a jeté un siège dans mes jambes. Je culbute. Je respire. Je disparais de ma surface.


  1. Tueur à gages !

  2. Je préfère expressionner en nouveaux francs.

  3. Nous respectons la prononciation du Gros qui ne saurait dire « en vain ».