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Une qui est heureuse de voir rappliquer le ravissant San-A. c'est Félicie, sa brave femme de mère !
— Mon grand ! exulte-t-elle, j'étais inquiète.
— Quelle idée, M'man…
— Je ne sais pas… Comme ça.
— Tu as du nouveau ?
Elle redevient grave.
— Je n'ose pas, fait-elle.
— Tu n'oses pas quoi ?
— Te dire les résultats de mes recherches.
Je l'ai jamais vue comme ça, M'man. Si elle se met à prendre des airs Deuxième Burlingue c'est la fin de tout. D'habitude elle n'est pas chichiteuse.
— Pourquoi ?
— Parce que j'ai peur de me tromper, Antoine.
Ce qui implique qu'elle a découvert quelque chose.
— Vas-y toujours. Tout ce que tu dis ne sera pas retenu contre toi, on n'est pas aux States.
— Eh bien, voilà… Quand tu as été parti, j'ai réfléchi Je me suis dit que notre hôtel est sur le chemin de l'église et que l'affaire de la voiture s'est produite avant l'heure de la messe.
— Je ne pige pas.
— Je suis allée bavarder avec les enfants de chœur, comprends-tu ?
Je fais claquer mes doigts et je donne une bisouille enthousiaste à Félicie.
— Géniale. Je sais maintenant de qui je tiens ces dons exceptionnels qui m'ont valu un tel renom.
— Sois modeste, Antoine, recommande-t-elle doucement en s'efforçant de ne pas rire. Donc, j'ai vu les deux enfants de chœur, je les ai questionnés, et l'un d'eux m'a dit qu'il avait vu quelqu'un refermer la portière de ta voiture…
— Mais c'est merveilleux ! Qui ?
— Jeanot !
— Quel Jeanot, qui est Jeanot ?
— Le plongeur de notre hôtel.
Elle me saisit l'avant-bras et le pétrit.
— Mais je crains qu'il n'ait menti ; peut-on se fier au témoignage d'un gamin ? C'est si grave, comprends-tu ?
— T'inquiètes pas, Mman, j'ai du doigté.
Et c'est vrai, les gars, je connais au moins douze mille dames qui vous le confirmeront. M'man demeure inquiète. Elle est si bonne, Félicie, qu'elle a peur pour le sus-dénommé Jeanot.
— Et puis, reprend-elle, Jeanot, a peut-être regardé ta voiture sans rien y faire de mal…
— Mais oui, ne te tourmente pas, je saurai l'interviewer en souplesse.
Nouvelle bise sédative sur le front de ma bonne vieille. Puis je vais draguer du côté de la cuistance. Le taulier est dans tous ses états. Il prépare du veau à la crème pour changer. Avec émincé de champignons de Paris cultivés à Fouilly-les-Truffes. Son assistant qui lui sert de gâte-sauces (il les gâte vraiment), de plongeur, de chauffeur (c'est lui qui va chercher le charbon du piano à la cave) et de souffre-douleurs, est à ses côtés, qui touille avec promptitude une béchamel.
Je le bigle droit dans les cocards et je constate que ses yeux se dérobent comme une strip-teaseuse. « Tiens, tiens ! » me dis-je en aparté, car je parle couramment cette langue !
Le taulier s'efforce d'afficher une bonne humeur qu'il est loin d'éprouver.
— Besoin de quèque chose, m'sieur le commissaire ?
— Oui, je voulais vous demander de me prêter Jeanot dix minutes. J'ai un truc lourd à charger et il me faut un coup de main.
Le patron du Vieux Donjon réprime une grimace.
— Ça urge ?
— Ça urge, rétorqué-je paisiblement.
— Bon, fait alors le braiseur de fils de vaches, laisse ta béchamel, Jeanot, et dégrouille-toi !
Me voilà donc parti, avec sur les talons, un Jeanot qui en mène moins large qu'un filet de sole.
J'ai idée que l'enquête astucieuse de ma brave femme de mère ne va pas tarder à porter ses fruits.
— Où on va ? Coasse le Jeanot (il croasserait bien, mais il n'a pas la force de rouler les « r »). C'est un garçon costaud, d'une vingt-troizaine d'années, avec un front mince comme un ruban de machine à écrire, des yeux éteints et une grosse bouche saliveuse. M'est avis que toute sa vie il sera plongeur. Et encore, pas dans les services du commandant Cousteau, moi je vous le dis !
— Dans ma chambre, réponds-je brièvement. Nous y grimpons. Lorsque je le fais entrer il cherche d'instinct une malle ou un objet lourd qui viendrait à l'appui du prétexte que j'ai pris pour le réquisitionner. Mais nibe de nibe !
Je referme ma lourde, je donne un tour de clé et, je me mets à jouer avec. Ça lui file le masque, à ce pauvre gars. J'utilise la clé comme le canon d'un revolver et l'appuie sur sa large poitrine de laveur de vaisselle. Il recule. Je le refoule impitoyablement jusqu'au fauteuil Voltaire et l'oblige à s'y asseoir.
— Tu as quel âge, mon petit Jeanot ? attaqué-je suavement.
— Vingt-quatre, bafouille-t-il.
— Donc, t'es majeur et vacciné. Un truc comme celui de ce matin ça va chercher dans les cinq ans de taule. A moins que tu aies déjà subi des condamnations ?
Il a la salive en plâtre de Paris. Il peut plus l'avaler : elle lui reste collée au plafond.
— Mais, je…
— TU ?
Il est hagard (d'Austerlitz) et son tiroir du bas est pris d'un léger tremblement.
— Eh bien, vas-y ! Tu allais dire quelque chose…
— Non, je…
J'ai pitié. Jeanot, il est pas crétin, mais son intellect s'est moins développé que ses biceps.
— Le petit machin-chose que tu as collé ce matin sous la banquette de ma charrette, qui te l'avait donné ?
Les cloches de Bâle et les cloches d'Aragon doivent carillonner dans sa bonbonnière. Il a le regard fixe et une morve d'écolier se met à filer de son nez blême.
— Tu ne veux pas parler ici ? Tu préfères qu'on aille discuter de tout ça au commissariat ? Bon, comme tu voudras…
Il a un geste éperdu.
— Je… Ce… C'était une blague, m'sieur le commissaire.
Ouf ! C'est craché ! L'extraction aura été fastoche.
— T'as la farce fracassante, Jeanot.
— Je voulais, c'était à cause des journaux… Quand j'ai su que M. Bérurier… C'était pour jouer au fou, vous comprenez ?
Le voilà bien, le danger de la presse. Elle sème des formules ; elle crée des mythes et des héros de faits divers, et les faiblards du bulbe, comme le marmiton veulent se prouver qu'ils sont fortiches, participer eux aussi à l'aventure… Ils se laissent prendre à ce jeu.
— Ah ! Tu voulais jouer au fou, mon pote ?
— Oui. Mais je ne savais pas que ça allait faire du dégât. C'était juste une grenade d'entraînement que j'avais rapportée du régiment. Je pensais seulement ficher la frousse à votre ami.
Je fixe le pauvre gars tout en faisant tourner la clé au bout de mon index.
— Et tu n'as pas pensé qu'il y avait de la poudre dans ta grenade soi-disant inoffensive ? De la poudre qui a foutu le feu au crin de la banquette ! Pauvre crêpe !
C'est plus fort que moi. Je lui mets deux mandales soignées. Bousiller une bagnole presque neuve pour jouer au petit c…ard ! Y’a de quoi vous révolter.
Un instant, l'envie me taquine d'embastiller cette larve. Et puis, je me dis que ça ne serait pas un service à rendre à la société. Jusqu'ici, il n'est que bête. En taule, il deviendrait méchant. Peut-être que cette leçon lui sera salutaire et qu'il perdra l'envie de se singulariser ? Du moment que l'assurance me paiera la brouette ! Et puis, il y a Félicie. Ça lui rongerait le cœur d'apprendre qu'à cause d'elle un petit tordu goûte à la paille humide des cachots.
Je le soulève par le revers de sa veste à petits carreaux.
— Ecoute, petit c… ! Je vais te laisser ta chance. Si tu marches droit tout ira bien, mais si tu bronches, on t'enverra confectionner des chaussons jusqu'à ce que tu sois complètement moisi, tu piges ? Et ce ne sont pas des paroles en l'air. On t'aura à l'œil. Estime-toi heureux que j'aie un cœur aussi gros que ta bêtise ! Allez, décampe !
Il a des larmes sur ses joues. Il s'arrête à la porte et bredouille :
— C'est fermé à clé !
Je lui ouvre. Il met son bras en parade devant son visage, mais c'est dans les noix qu'il chope mon 42 fillette. Ça lui permet de dévaler six marches sans faire escale. A peine est-il parti, que M'man sort de sa chambre, anxieuse.
— Alors ?
— C'était bien lui. Une grenade d'exercice rapportée de l'armée. Il tenait à se rendre intéressant.
— Qu'est-ce que tu lui as fait ?
— Je lui ai mis une paire de tartes, que veux-tu que je lui fasse ? Il morflerait pour deux ans de taule au moins, à quoi bon ?
C'est au tour de M'man à verser des larmes. Elle m'embrasse.
— Tu es un bon petit, Antoine.
— Que veux-tu, dis-je, c'est pas de sa faute si la vie est dégueulasse et si on lui a fichu des grenades dans les pattes avant qu'il soit sevré ! Je vais à la fenêtre pour regarder l'or du soir qui tombe. Le souvenir de Natacha me taraude. Marrant ! Sur le moment, je ne pensais qu'à lui tirer les vers du nez. C'est rétrospectivement que je subis son charme slave. Elle a des yeux comme j'aime et un corsage qui remplit ses devoirs. J'aimerais passer mes vacances dans son décolleté.
— Ton enquête avance ? s’inquiète Félicie.
Je regarde le vieux moulin, près de l'hôtel avec son plan d'eau couvert de nénuphars, ses vannes rouillées, ses saules larmoyants.
— Oui, M'man ; bougrement. Je n'ai jamais vu une affaire pareille.
Les trois candidats sont morts en huit jours de temps. Le premier s'est suicidé, le deuxième a été assassiné et le troisième a eu un accident idiot. Une série noire, quoi ! C'est rare mais cela arrive.
— En somme, résume pertinemment la mère du célèbre commissaire San-Antonio, en somme, Antoine, tu n'as qu'un criminel à démasquer ?
— Yes, M'man, un seul.
Venant d'en bas, me parvient le chant des « Trois Matelassiers ».
Trois organes avinés le clament, cet hymne vaillant !
Ce sont les petits chanteurs à la gueule de bois, autrement dit Béru, Pinuche, Morbleut.
Félicie éclate de rire. Je la chope par la taille.
— Allez, M'man, fais-je, descendons nous réchauffer l'âme !
Juché sur une table, sous les regards scandalisés des Anglais, Béru pérore.
— Méames, messieurs, si que le programme du P.A.F. vous convient pas, vous pouvez aller vous faire f… ! En attendant, j'offre une bouteille de châteaupaf du neuf à tout un chacun pour arroser ma future érection à l'Assemblée légitime…
— Législative ! corrige Morbleut.
— Et ta sœur ! lui objecte Béru. C'est pas une vieille baderne d'adjudant de gendarmerie qui va me donner des leçons de français, non mais des fois !
Morbleut voit rouge. Il dit que ça lui ferait mal aux seins d'être l'adjoint d'un minable de la police en complet et qu'il va démissionner. Ça fait le beurre de Pinaud, lequel guigne ce poste. On est au seuil d'une bagarre et je crois opportun d'intervenir.
— Béru, tranché-je, au lieu de faire le pitre, tu ferais mieux d'accomplir ton travail de poulaga. Je t'avais chargé d'une mission et tu l'as abandonnée pour te perdre dans les méandres d'une campagne électorale ridicule qui nous éclabousse de honte !
Le Gros me répond que tant que ça ne sera que de la honte qui m'éclaboussera, je n'aurai pas de frais de teinturier ; ce qui est un raisonnement valable.
Puis, il rejette mes critiques hautement.
— Mon travail, je l'ai fait malgré ma compagne électorable. Ton marchand de naphtaline, le Bécollomb, je l'ai suivi à la sortie de son turbin. Même qu'on était tout les trois à lui filer le train, pas vrai, vous autres ?
Pinaud et Morbleut confirment.
— D'ailleurs, poursuit Bérurier, c'est pas un marrant. Il passe sa vie à l'église. En sortant du charbon il y est allé.
Son regard vineux s'éclaircit quelque peu.
— Oh ! Oui, que je te cause, à propos… Dans l'église il y avait un de nos gars du commissariat avec la veuve Machin. En grande conversation ! Le Bécollomb doit être vachement jalmince biscotte après il s'est mis à suivre l'inspecteur jusque z'au commissariat. Et puis…
Je ne l'écoute plus. Parbleu, tout s'explique ! Je pige maintenant le coup de grelot de la mère Monféal. Elle a prévenu Bécollomb de ce qui se passait avec le soi-disant maître chanteur. L'autre a surveillé les opérations. Il s'est alors aperçu que ce crétin de Martinet venait au commissariat faire son rapport. Il a pigé le piège et s'est démaverdavé de prévenir sa copine au crêpe (peut-être qu'elle s'appelle Georgette à propos ?).
Mme Monféal m'a alors bigophoné, ce qui la blanchissait à mes yeux.
Je donne l'accolade au Gros.
— Monsieur le président, fais-je, votre action a porté ses fruits…
— Et ce sont des courges ? Ricane Morbleut.
Mais son sarcasme vole trop haut pour jeter une ombre sur la sérénité béruréenne.
— Mes chers amis, dis-je, suivez-moi ; nous allons questionner le citoyen Bécollomb. Et plus nous serons de petits fous, plus nous rirons.
Morbleut aiguise sa moustache entre le pouce et l'index.
— Vous me permettrez de le passer à tabac ? implore-t-il. Juste un petit peu, pour vous montrer comment j'opère.