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Traîner sur le campus est intéressant. Laisser traîner ses yeux et ses oreilles sur le campus est très enrichissant.
On ne devrait pas vieillir. On devrait garder une peau souple, de belles dents, des cheveux sains et en nombre suffisant, des articulations bien huilées et une certaine candeur.
Ça me changeait des sales gueules que je fréquentais habituellement – et je ne parle pas seulement de ceux qui m'avaient à leurs trousses -, ça me changeait de voir quelques visages épanouis, encore frais, pas trop abîmés, pas trop marqués dans l'ensemble, et tellement à côté de la plaque. J'en voyais qui étaient carrément sur des nuages, qui vivaient dans un rêve au milieu du cauchemar général, d'autres qui voulaient carrément tout changer et d'autres encore qui voulaient tout avaler d'un coup, et ceux qui dealaient et ceux qui étaient tout simplement assoiffés de sexe. Mais faire un tour parmi des gens qui sont à côté de la plaque, croyez-moi, l'exercice est hyper reposant. On prend un autre rythme.
Je distribue des tracts. Je fais signer une pétition. J'ai un badge sur lequel il est écrit en jaune POLICE GAY & LESBIAN LIAISON OFFICER sur un fond vert fluo et mauve. Je pense que j'ai eu là une fameuse idée. J'ai dû réfléchir au problème que posait la présence d'un flic dans le sanctuaire. On me connaissait. Franck et moi, on nous connaissait. Le professeur et sa femme. On nous croisait à la cafétéria quand j'étais encore une conne et que je croyais que j'avais un mari et que je venais lui tenir compagnie entre deux cours, à une époque où j'étais complètement à côté de mes pompes, moi aussi.
J'en ai parlé à Rose Delarue. J'avais besoin d'une idée tordue. Puis Georges est arrivé et il a parlé de la décadence en Australie, de ces Australiens qui vivaient sur leur île comme des bêtes dépravées. Rose passait son temps à courir vers les W-C, suite à l'absorption d'une boisson gazeuse énergétique destinée aux coureurs cyclistes de haut niveau, mais elle était de l'avis de Georges. L'autre jour, elle avait pris un taxi et le chauffeur lui avait dit, comme ils étaient coincés dans le quartier en question, qu'il venait de lire les Évangiles où il était clairement annoncé que le jour où les hommes s'embrasseraient dans la rue, la fin du monde serait très proche
Ils ont voulu me garder à manger. Rose se faisait livrer un vélo d'appartement. Elle voulait perdre quatre kilos avant l'été alors qu'elle n'avait que la peau sur les os. Pendant qu'elle tournait autour de la machine, les poings sur les hanches, le regard mauvais, Georges m'a aidé à mettre la main sur les Australiens – j'avais prétexté un besoin d'information sur d'éventuels échanges avec la police de Sydney. Grimpée sur son engin, Rose grignotait des galettes de millet. Georges a cherché à m'entraîner vers la cuisine. Il jurait que je le rendais toujours aussi fou. Mais je ne pouvais vraiment pas les supporter, ni l'un ni l'autre. Et manger quoi, d'abord? Georges se grattait la tête en examinant le contenu de son congélateur. À bout de souffle, Rose lui a conseillé de sortir le poulet froid. Or, justement, s'il y a une chose que je déteste au monde, c'est le poulet froid. Je suis partie. Ils m'ont appelée pendant que je traversais la rue bouillonnante de soleil et de frondaisons, mais je ne me suis pas retournée. Le poulet froid, je l'ai en sainte horreur.
Je porte un badge sur lequel il est écrit POLICE GAY & LESBIAN LIAISON OFFICER. Ils ont été très gentils avec moi. Deux filles et un gars en uniformes, souriants et baraqués. Ensemble, ils avaient déjà porté la bonne parole sur les campus londoniens, maintenant ils étaient ici pour quelques jours, ensuite ils iraient à Madrid, puis à Lisbonne, et boucleraient sur les terres de Fernando Pessoa (Franck lui a consacré plusieurs articles qui font autorité) leur tournée européenne destinée à faire connaître leur combat qui incluait les travelos et les transsexuels dont le sort était très inquiétant, comme je pouvais l'imaginer.
Je distribue leurs tracts- Je me promène à droite et à gauche, je me poste dans les couloirs, expliquant que la police est à l'écoute des minorités et s'engage à ne plus tolérer d'agressions, qu'elles soient physiques ou verbales, à rencontre de tous ces malades. Je leur donne un numéro vert – celui du commissariat central – à appeler à la moindre escarmouche. Je recueille des signatures contre la discrimination. Je martèle à tous les vents que les choses doivent changer. Que la police est en train de changer.
Quand j'ai connu Franck, je militais pour l'arrêt des expériences pratiquées sur les animaux – j'avais besoin de hurler sur quelque chose et de rentrer tard à la maison afin d'éviter de très pénibles tête-à-tête avec mon père que j'avais fini par menacer d'un couteau, quand j'y pense, l'ambiance n'était pas gaie tous les jours. Je militais pour qu'on arrête de faire souffrir de pauvres bêtes, moi qui n'en étais qu'une, et pas davantage. C'était bien trouvé, non?
Et ça me plaisait bien. J'arpentais les pelouses entre les bâtiments, je distribuais des tracts, je faisais signer des pétitions. Je rencontrais des gens. Je pouvais partager un sujet de conversation avec eux. Sans les faire fuir. Sans qu'ils considèrent mon gros cul comme un truc avec lequel on ne pouvait décemment pas parler. Je n'évoque même pas de sortir. Sans les faire fuir comme si j'avais la peste.
C'était plutôt agréable. Ça me changeait les idées. Les saloperies de mon père avaient duré dix ans. Depuis quelques mois, il savait que je pouvais le tuer. Qu'il avait intérêt à se tenir tranquille. Et Franck était un jeune professeur – jeune pour un professeur -, déjà brillant et c'est comme ça qu'on s'est connus. Avec mes cheveux courts, je ressemblais à un garçon. Et quand j'y pense, c'est en fuyant mon père que je suis tombée dans les bras de Franck. C'est ce qu'on appelle manquer de bol.
Aujourd'hui, je suis le nouvel officier de liaison des gays et des lesbiennes – sans parler de leurs sous-espèces. Nathan est du genre à se laisser mettre la main au cul, mais pas moi. Et malheureusement, je les attire. Je suis là pour mener une enquête et j'ai déjà trois gouines sur les bras.
Elles trouvent que j'ai l'air contente de faire ce que je fais. Elles m'ont repérée depuis la veille et elles se sont dit voilà une fille qui a l'air d'aimer ce qu'elle fait.
J'y prenais un réel plaisir, je vous l'ai dit. Je me sentais rajeunir. C'est tellement bon d'être jeune – je me sens parfois si vieille à trente-deux ans, si ratatinée quelquefois. La seule différence était qu'à présent, mes tracts ne représentaient pas une belette écorchée mais deux jeunes hommes tendrement enlacés – je n'avais pas le choix.
Gagner la confiance des gens. Je trouve ça tellement dégueulasse. Malgré tout, ça fait partie de mon métier. On nous l'enseigne.
J'étais plantée sous un soleil puissant et magnifique. Elles m'ont offert un verre. Et plus tard, elles sont venues me reprendre et nous sommes allées au self-service.
Rita, la plus petite, qui pratiquait la lutte gréco-romaine, avait très bien connu Jennifer Brennen. C'est un exemple. On gagne la confiance des gens et ensuite on les siphonne. On leur arrache des pages, comme on le ferait d'un simple livre. On se rend sympathique, on va dans leur sens, et on les tient bientôt à sa merci. Il n'y a pas de quoi être fïère.
Honteuse, je leur ai confié mon numéro personnel si jamais elles subissaient les brutalités de la police – de sombres bruits couraient, chez les lesbiennes, à propos d'unions contre nature qu'on leur faisait subir dans l'enceinte des commissariats.
«C'est drôle que tu me parles de Jennifer Brennen, a déclaré Rita, parce que je l'ai très bien connue. Et ce connard de Michel, ce connard d'albinos.»
Le Michel en question était un étudiant de Franck. Je cherchais à lui mettre la main dessus depuis le début de la matinée. Il était le premier de ma liste. Peut-être même, le premier que Franck avait interrogé.
«Tu sais que j'ai été folle de Jennifer Brennen, a soupiré Rita. Tu sais qu'elle m'a piétiné le cœur.»
Les deux autres, qui n'avaient pas cessé de se peloter durant tout le repas, se sont tournées vers Rita avec une grimace de dégoût.
«Je baise plus avec personne, m'a expliqué Rita. Elles m'en veulent parce que je baise plus avec personne. Je vais te montrer mon tatouage. Tu vas comprendre.»
L'appartement de Rita était à deux pas. Il était ensoleillé, Spartiate, dans les beiges. J'avais déposé mon paquet de tracts et ma pétition dans l'entrée, j'avais prévenu Nathan que je continuais à fouiner sur le campus – il s'intéressait quant à lui aux gardes du corps de Paul Brennen, on suivait chacun son truc – et je m'étais laissée choir sur un futon en déclarant à Rita que c'était mignon chez elle.
«Mets-toi à l'aise, elle m'a dit. Tu fais comme chez toi. Je vais chercher les photos. Mais avant d'aller chercher les photos, je vais aller chercher à boire.»
Elle est revenue avec du vin. Moi qui ne bois jamais d'alcool dans la journée. Moi qu'une bière assomme. Et il faisait si chaud dehors que la boucle de mon ceinturon d'officier de liaison des gays et des lesbiennes – vous moquez pas, mais j'étais en grand uniforme – était encore brûlante, si chaud dehors que boire du vin était bien la dernière chose à faire.
«Je vais chercher les photos. Mets-toi à l'aise», a-t-elle repris en disparaissant dans la chambre.
J'ai posé ma casquette sur la table basse, j'ai desserré ma cravate. Rita est revenue en slip, les nichons à l'air.
«Te fais pas de mouron, elle a déclaré. Je baise plus avec personne.»
Il était vrai qu'elle portait cet imposant tatouage sur la cuisse, une pierre tombale frappée par le soleil levant et sur laquelle on pouvait lire RITA & JENNIFER, gravé en lettres de feu sur des implants sous-cutanés qui les mettaient en relief. Elle me l'avait montré à la cafétéria, ce qui avait entraîné les deux autres à glousser.
«Ça m'a coûté deux mille euros, avait-elle précisé. Et encore, deux mille, parce que Derek est un copain.
– Tu connais Derek?
– Si je connais Derek? Vous l'entendez, vous autres? Si moi, je connais Derek?»
Je n'avais jamais vu un sexe de femme rasé d'aussi près. Elle portait une culotte transparente. Ses bras et ses jambes étaient très musclés. Dans un coin de la pièce se trouvaient des haltères, de gros élastiques munis de poignées, un tapis de sol roulé, une barre fixe. À la place du ventre, Rita avait plusieurs rangées d'abdominaux.
«Regarde-moi, j'ai soupiré. Est-ce qu'on dirait que je cours une heure tous les matins?
– Tu es très bien comme tu es. Tu ferais une bonne lutteuse. Mais il faudrait que tu perdes, disons, une quinzaine de kilos.
– Rita, je donnerais tout ce que je possède pour perdre une quinzaine de kilos.
– Tu veux que je m'en charge?
– Je suis tellement occupée, tu sais. Je suis toujours en train de cavaler à droite et à gauche, tu sais. Et sinon? Ça prendrait combien de temps?
– Voyons. Qu'est-ce que je dirais? Donne-moi six mois.»
Six mois. J'avais le temps de mourir vingt fois en six mois. On nous tirait dessus presque tous les jours. Des hordes d'abrutis nous choisissaient régulièrement pour cibles. Sans qu'on leur dise rien, ils nous prenaient en chasse sur le périphérique et nous entraînaient dans des rodéos qui nous donnaient des cheveux blancs. Les braquages se faisaient au bazooka. Leurs avocats nous riaient au nez. Ils avalaient des trucs qui les transformaient en bêtes sauvages. Ils ne parlaient même plus de nous botter le cul ou de nous attendre avec un manche de pioche, comme au bon vieux temps – le saut dans l'an 2000, il faut bien le reconnaître, n'avait pas débouché sur une clairière tranquille et, chaque année qui avait suivi, l'ambiance avait continué de se dégrader -, ils nous tiraient dessus, ces abrutis. On se demande dans quel monde on vit, par moments. On se demande où on va, comme ça.
«Figure-toi qu'un jour, je suis tombée enceinte, j'ai déclaré. Tu vois un peu l'horreur? Je veux dire, tu vois, dans cette jungle?»
Tu veux savoir, Rita, si j'ai avorté? La réponse est oui. En fait, je venais de découvrir que Franck, mon mari, baisait avec des hommes et je l'ai très mal supporté. Franck, mon mari. Je me souviens, quand j'en ai eu la preuve, je marchais puis je tombais, je me relevais et je retombais après quelques pas, mes jambes se changeaient en caoutchouc.
«On le connaît, ton mec. On sait ce qu'il trafique. On le voit souvent traîner autour des pissotières.
– Je te remercie. Ne me donne pas de détails. Ça me rend encore malade. Ce jour-là, ma vie s'est arrêtée. Est-ce que tu peux croire ça? Arrêtée. Comme si je m'écrabouillais contre un mur. Et là, Derek a été génial. Super génial. Il venait d'ouvrir son salon de coiffure et c'était déjà la folie. Il était épuisé. Mais tu connais Derek. Mère Teresa, à côté, c'est que dalle. Tu connais Derek. Tu imagines.
– On peut compter sur lui. Moi aussi, j'ai eu quelques trucs foireux, de mon côté. Dont celui dont je te parlais. Qui fait que je ne baise plus depuis pas mal de temps. J'allais en discuter avec Derek quand ça me prenait trop la tête. Il me remettait d'aplomb, ça je dois le dire. Il doit avoir un truc magique. Derek. Total respect.»
Gagner la confiance des gens. Ne jamais perdre de vue qu'il y a le boulot et que vous êtes là pour quelque chose. Avec le vin, je ne savais plus très bien pour quoi j'étais là et puis ça m'est revenu. Je cherchais à remonter la piste que Franck avait suivie tandis qu'il enquêtait sur Jennifer Brennen. Ça m'est revenu.
Les photos. Nous étions là pour regarder des photos.
«Voyons voir ces photos», j'ai dit.
Elle s'est assise à côté de moi. Contre moi. Mais ça restait acceptable.
«Si je verse une larme, a soupiré Rita. Si je verse une larme, fais pas attention.
– Okay.»
Elle tenait un grand carton sur les genoux. Ses seins pointaient affreusement au-dessus d'une petite montagne de photos jetées en vrac, tirées sur papier brillant dans l'ensemble. Rita et Jennifer Brennen traversant les saisons, à la ville, à la campagne, à une terrasse, de jour, de nuit, sur la pelouse du campus, dans un photomaton, à la plage, autour d'un arbre de Noël.
«J'aime pas parler d'amour. Mais ça, c'était de l'amour. Tu peux me croire.
– Et c'est qui, celui-là, l'albinos?
– Celui-là?»
Je l'ai coincé le lendemain, en fin d'après-midi.
Le matin, Nathan et moi avions été embarqués pour nettoyer un squatt rempli de dealers, carrément embarqués de force car soi-disant une grippe intestinale avait ravagé nos rangs et Francis Fen-wick, notre chef, qui avait minutieusement préparé l'opération, ne nous demandait pas notre avis Nathan et moi étions furax. Hériter du bouloi d'une bande de tire-au-flanc nous avait fait brailler mais notre chef, Francis Fenwick, est un homme de fer, un monolithe aux tempes argentées qui mène une croisade personnelle contre les fournisseurs de sa fille et ça le rend cinglé. Ultra autoritaire, la vache.
Nous avons dû enfoncer une porte blindée, cavaler dans les escaliers, maîtriser des types hystériques, éteindre des matelas en feu, courir sur les toits, passer par les fenêtres, récupérer la marchandise dans des cachettes infâmes et entasser les gars dans des fourgons. Nous étions éreintés. Un de ces connards m'avait flanquée par terre et j'avais l'épaule endolorie. Mon petit déjeuner me restait sur l'estomac. Mon estomac gargouillait.
«C'est ton ventre qui fait ce bruit?» J'étais d'une humeur exécrable. J'ai regardé Nathan sans lui répondre. Nous étions dans les embouteillages.
Je le soupçonnais de sortir toutes les nuits, ou je ne savais trop quoi. Je le trouvais fatigué ces derniers temps. Sauf que je ne pouvais pas m'occuper de ça pour le moment. Et puis ce n'était qu'une vague impression. Je ne me sentais pas encore en état d'alerte.
Nous avions des tonnes d'interrogatoires sur les bras, des heures à passer en tête à tête avec les pires connards qui vous postillonnaient à la figure quand ce n'était pas plus grave ou qui commençaient à vous gueuler aux oreilles, à le prendre de haut, qui braillaient pour avoir un avocat. Je me suis arrêtée en double file, devant le commissariat, et j'ai fait signe à Nathan qu'il pouvait descendre.
Il est decendu et s'est penché à la portière, les sourcils en accent circonflexe.
«Je vais pas t'emmerder, je lui ai dit, je veux surtout pas t'emmerder avec le bruit que fait mon ventre.
– Arrête de déconner. On va y être jusqu'à la nuit. Arrête de déconner, Marie-Jo.»
Je me suis barrée. Mon épaule me lançait, comme enrobée d'une plaque brûlante. Je suis rentrée chez moi pour me mettre en uniforme et j'ai eu du mal à changer de chemise, je pouvais à peine soulever mon bras. Au courrier, j'ai découvert une facture d'électricité de mille trois cent vingt-cinq putains d'euros et une proposition d'abonnement pour recevoir deux cent cinquante-six chaînes supplémentaires avec une paire de chaussons en cadeau et une casquette. Je n'avais pas fait la vaisselle. Des grains de riz séchés étaient collés aux assiettes, prisonniers d'une sauce au curry qu'un rayon de soleil finissait de transformer en carton. Franck n'avait pas sorti la poubelle. J'avais une pile de linge qui s'entassait. J'entendais Ramon, en dessous, qui écoutait une musique de dégénérés. J'ai à peine pris le temps de me confectionner un sandwich.
Je l'ai fini sur le campus, à l'ombre d'un arbre qui perdait ses fleurs. Un peu de tranquillité. Enfin assise. Les Australiens avaient mis à ma disposition une table de camping et un fauteuil de toile. Ils avaient planté une pancarte dans mon dos. C'était mon PC. Le rendez-vous des gays et des lesbiennes. Mais par chance, c'était une heure creuse.
J'étais là pour mettre la main sur mon albinos mais je n'avais pas la force d'aller rôder dans les couloirs avec le risque de me faire alpaguer par une pédale qui en a très gros sur le cœur. J'ai avalé mes amphétamines avec un litre et demi d'eau minérale light et j'ai senti l'odeur du feuillage cuit, l'odeur de l'herbe chaude, l'odeur du papier recyclé de mes tracts qui s'étalaient au soleil, l'odeur de la pierre et des briques des bâtiments chauffés depuis des heures par un ciel sans nuages. J'ai fermé les yeux.
«J'ai le truc qu'il te faut, a déclaré Rita. J'ai exactement ce qu'il te faut. Je m'en sers depuis dix ans. C'est rare que je m'en serve pas.»
D'un bleu translucide. Comme mon dentrifrice. Sur le tube, il y avait le portrait d'un homme torse nu qui souriait.
«C'est ce qu'utilisent les professionnels, a déclaré Rita en étalant la pâte sur mon épaule. Mais moi, c'est pas exactement la gréco-romaine. On a le droit aux prises de jambe. Il faudrait que tu viennes voir ça, un de ces quatre. Ça pourrait t'intéresser.»
C'était froid. Je m'étais un peu tendue quand Rita avait déboutonné ma chemise et aussi quand elle m'avait touchée, quand sa main avait caressé ma peau, se refermant sur mon épaule. Mais maintenant ça allait. Plus le massage durait et plus je me détendais. Je lui ai raconté les événements de la matinée.
«Je suis malheureuse à l'idée qu'il me rendra malheureuse un jour ou l'autre.
– Et il te rendra malheureuse, fais-moi confiance. Y a pas plus hypocrite.
– Non, je ne dirais pas que Nathan est hypocrite. Mais le résultat est le même.»
Rita pensait avoir commis la même erreur: Jen-nifer Brennen était trop bien pour elle. Une bien trop jolie fille, sans compter que les bisexuelles n'étaient jamais très franches du collier.
«J'ai jamais pu lui faire oublier la queue, a-t-elle soupiré. Et je l'ai su depuis le premier jour, figure-toi. Y avait rien à faire. C'était fichu d'avance. Une fois qu'elles ont eu ça dans la tête. Ouais. Ça fait partie de ces mystères que je peux pas élucider. Tu pourrais pas m'éclairer, des fois?»
Cinq heures sonnaient à l'horloge de l'université et les ombres s'allongeaient sur la pelouse quand j'ai réapparu. Rita était tellement bavarde. J'avais eu droit à un second massage et je n'avais pas à m'en plaindre, mon bras allait beaucoup mieux. Mon humeur également. Rita était plutôt sympa. Nous avions décidé de nous retrouver dans la soirée pour aller au cinéma et de passer prendre Derek.
Inattendue, n'est-ce pas, cette liaison qu'elle avait entretenue avec Jennifer Brennen. Et un drôle de numéro, cette fille-là, quand on y pense. Son père avait vraiment dû s'arracher les cheveux, se mordre les poings jusqu'au sang. Quand une fille se met à détester son père, ça fait plutôt mal, c'est moi qui vous le dis.
J'ai aperçu Franck qui sortait de ses cours, un groupe d'étudiants accroché à ses basques. Il m'a évitée. Je l'ai suivi des yeux pendant que je distribuais mes tracts et j'ai pensé qu'il avait la belle vie. Puis Michel, l'albinos, a quitté le bâtiment à son tour.
Je me suis débarrassée d'un individu qui venait de se faire pincer les fesses dans les couloirs du gymnase et qui me mettait au défi d'intervenir. Je me suis éloignée sous ses sarcasmes, craignant de perdre l'albinos de vue, ce qui aurait été un comble eu égard à mon entraînement et à l'objet de ma filature qui était un mouchoir blanc agité dans les ténèbres.
Il est entré dans une grande salle où les gens discutaient par petits groupes. C'était là qu'ils se réunissaient. Là qu'ils se retrouvaient pour décider de leurs actions. Redonner la rue au peuple, stopper des convois de déchets nucléaires, élargir les trottoirs, supprimer les guerres, laisser pousser les poils sous les bras des filles, adopter des poulets en batteries, boycotter les marques, porter des capotes, adorer le pape ou Dieu sait quoi encore. L'éventail était large. Nombreux étaient ceux qui discutaient avec un pied sur une chaise. Des jeunes qui désiraient en découdre. J'étais venue les écouter quelquefois, et aussi en ma qualité d'officier de liaison des pédés et des gouines qui me servait de sauf-conduit et me permettait d'avoir une oreille qui traînait, d'apprendre certaines choses. Que, par exemple, Jermifer Brennen était drôlement bien vue parmi eux. Que les batailles qu'elle avait livrées contre son père l'avaient transformée en icône et que son portrait serait brandi au cours de la prochaine manif et que sa mort serait vengée.
La prochaine manif. Ils n'avaient pas l'air de plaisanter. Et les flics commençaient à en parler sérieusement de leur côté. On s'attendait au pire. Et l'on avait raison de s'attendre au pire puisque, à chaque fois, ça se passait plus mal que la fois précédente. On ne pouvait donc guère se tromper.
Ils se préparaient ferme. Ils en discutaient âpre-ment. L'albinos écoutait les uns et les autres en reluquant les filles, la bouche à demi ouverte, l'air assez azimuté, je suis d'accord.
J'ai attendu qu'il sorte. J'étais derrière lui et, d'un coup d'épaule – Rita me l'avait remise à neuf -, je l'ai envoyé dans un massif de lauriers. J'ai jeté un coup d'œil à droite puis à gauche, après quoi, voyant qu'il n'y avait aucun témoin à la ronde, je l'ai rejoint dans les fourrés.
Il était encore sur le dos, sur de la terre noire, ses yeux rouges exorbités. «Un hyper émotif, m'avait déclaré Rita. Mais il ne me lâchait pas d'une semelle. Je voulais le tuer.»
Quand j'ai tendu la main vers lui, il a eu un mouvement de recul.
«Le Seigneur est avec moi, il a grimacé.
– Pardon?
– Le Seigneur est avec moi», il a répété.
Je lui ai envoyé une baffe, puis je l'ai aidé à se relever. Une tactique dont je me sers quelquefois, lorsque je ne sais pas trop sur quel pied danser.
«Michel, mon petit Michel, il faut qu'on parle, ai-je déclaré. Tu vas voir. Tout va très bien se passer.»
Il portait un rosaire autour du cou – quinze dizaines d'Ave Maria, chacune précédée d'un Pater, La moitié de son visage était colorée en rouge vif. Il me fixait comme si j'étais le Diable en personne.
«Je ne suis que la femme de ton professeur, l'ai-je rassuré. On ne dirait pas, à me voir. Hein, qu'est-ce que t'en penses?»
Il grimaçait à présent en découvrant mon badge où était indiquée ma spécialité: défenseur des gays, lesbiennes, et compagnie. Tout un programme.
«Rassure-toi, Michel. Tout ce qui est écrit n'est pas parole d'évangile. Il s'agit d'une couverture. Pas mal, comme couverture, hein, Michel? Ça te la coupe, on dirait. Mais regarde-moi. Est-ce que j'ai une tête à voler au secours de ces malades, non mais franchement? Tu me connais mal. Je peux pas les voir, moi non plus. Une couverture. Tu sais ce que c'est qu'une couverture, j'espère?»
Oh là là, j'ai pensé. L'ahuri complet. Rita m'en avait longuement parlé mais je m'étais dit qu'elle exagérait. Le taré complet. Je commençais à comprendre ce que ça signifiait d'avoir ce genre de gars sur le dos. Pauvre Rita. Il avait bien quelque chose de fou dans le regard. Encore un fou de Dieu. On en croisait de plus en plus, malheureusement. Ça me foutait la trouille. Je ne voulais pas être égorgée pendant mon sommeil.
Je lui ai indiqué un banc à l'écart, adossé à un muret couvert de lierre dont les feuilles brillaient comme du parquet encaustiqué. Je me suis assise contre lui. Il sentait la lessive,
«Tu n'as pas un truc à manger? Je meurs de faim. Je ne sais pas, moi, une barre de céréales, n'importe quoi.»
Je n'avais que mon sandwich dans le ventre. Je me sentais faible. Il voulait savoir ce que je voulais. Je lui ai collé une seconde baffe. Des yeux, je cherchais un distributeur de quelque chose mais c'était le désert total. Je regrettais de ne pas être du côté de la cafétéria où il y en avait un gigantesque, avec des salades, des pains garnis, des tartelettes et toutes les barres chocolatées qu'on peut imaginer.
«Pourquoi vous me frappez?» il a demandé en s'agitant.
Sans me tourner vers lui, les yeux braqués dans le vague, je lui ai répondu que c'était comme ça. Et pas autrement.
«Vous avez pas le droit, il a glapi.
– Je sais que j'ai pas le droit. J'y peux rien.»
Quand je m'étais fait avorter, j'étais tombée sur des gars de son espèce. C'était le branle-bas dans l'hôpital. Ils s'étaient enchaînés aux tables, comme des merdes. Ils venaient nous insulter dans les chambres alors que le moment était très mal choisi. Ils criaient sous nos fenêtres. Ils envoyaient des menaces de mort aux médecins. Ils nous promettaient l'Enfer. Toutes autant que nous étions. J'en gardais un mauvais souvenir. Ils brandissaient des pancartes avec des fœtus. Ceux qui étaient enchaînés dans les salles chantaient des cantiques pendant qu'on était partis chercher des pinces coupantes.
«Bon, suis-moi, lui ai-je dit en me levant. On va causer en chemin, si ça ne t'ennuie pas. Lève-toi.»
Il avait décidé de sauver Jennifer Brennen. Une mission. Cette pauvre fille. Quand il avait compris de quoi il retournait, il s'était lancé dans la bataille. Il s'était donné pour mission de la sauver.
«Tu voulais te la faire?
– Comment? Quoi? Qu'est-ce que vous dites?»
Chemin faisant, nous sommes arrivés aux abords de la cafétéria qui attirait les étudiants comme un point d'eau attire les bêtes par grande chaleur et les réunit en cercle. Ils se reposaient. Ils avaient leur sac à dos à leurs pieds. Ils n'arrivaient pas à se quitter. Ils hésitaient à franchir la barrière de leur enclos. Ils prenaient le soleil. Ils étaient collés à leur portable. Ils envoyaient des messages. Ils se tortillaient. Ils buvaient des sodas. Quelques radins remplissaient des gobelets à la fontaine. J'ai pris mon tour devant le distributeur de sandwiches. Pendant que le jour baissait, j'ai cherché de l'argent dans mes poches.
«Passe-moi des pièces» je lui ai demandé.
Il a eu l'air interloqué.
«Merde, j'ai soupiré. Passe-moi des pièces. Sois un peu charitable.»